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LIBRO - Le Tour Du Monde en 80 Jours

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LIBRO DEL VIAJE AL MUNDO EN 80 DIAS

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  • Jules Verne

    Le tour du monde en 80 jours

  • Phileas Fogg.

  • I

    DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RECIPROQUEMENT L'UN COMME

    MAITRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE

    En l'anne 1872, la maison portant le numro 7 de Saville-row Burlington Gardens - maison dans laquelle Sheridanmourut en 1814 -, tait habite par Phileas Fogg, esq.,l'un des membres les plus singuliers et les plusremarqus du Reform-Club de Londres bien qu'il sembltprendre tche de ne rien faire qui pt attirer l'attention. Al'un des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre,succdait donc ce Phileas Fogg, personnage nigmatique, donton ne savait rien, sinon que c'tait un fort galant homme etl'un des plus beaux gentlemen de la haute socit anglaise. Ondisait qu'il ressemblait Byron - par la tte, car il taitirrprochable quant aux pieds -, mais un Byron moustaches et favoris, un Byron impassible, qui auraitvcu mille ans sans vieillir. Anglais, coup sr, Phileas Fogg n'tait peut-tre pasLondonner. On ne l'avait jamais vu ni la Bourse, ni la Banque,ni dans aucun des comptoirs de la Cit. Ni les bassins ni lesdocks de Londres n'avaient jamais reu un navire ayant pourarmateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne figurait dans aucuncomitd'administration. Son nom n'avait jamais retenti dans uncollge d'avocats, ni au Temple, ni Lincoln's-inn, ni Gray's-inn. Jamais il ne plaida ni la Cour du chancelier, ni au Banc dela Reine, ni l'chiquier, ni en Cour ecclsiastique. Iln'tait ni industriel, ni ngociant, ni marchand, niagriculteur. Il ne faisait partie ni de l'Institution royalede la Grande-Bretagne, ni de l'Institution de Londres, ni del'Institution des Artisans, ni de l'Institution Russell, ni de

  • l'Institution littraire de l'Ouest, ni de l'Institution duDroit, ni de cette Institution des Arts et des Sciencesrunis, qui est place sous le patronage direct de SaGracieuse Majest. Il n'appartenait enfin aucune desnombreuses socits qui pullulent dans la capitale del'Angleterre, depuis la Socit de l'Armonica jusqu' laSocit entomologique, fonde principalement dans le butde dtruire les insectes nuisibles. Phileas Fogg taitmembre du Reform-Club, et voil tout. A qui s'tonneraitde ce qu'un gentleman aussi mystrieux comptt parmiles membres de cette honorable association, on rpondraqu'il passa sur la recommandation de MM. Baring frres,chez lesquels il avait un crdit ouvert. De l une certainesurface , due ce que ses chques taient rgulirementpays vue par le dbit de son compte courantinvariablement crditeur. Ce Phileas Fogg tait-il riche ? Incontestablement. Maiscomment il avait fait fortune, c'est ce que les mieux informsne pouvaient dire, et Mr. Fogg tait le dernier auquel ilconvint de s'adresser pour l'apprendre. en tout cas, iln'tait prodigue de rien, mais non avare, car partout o ilmanquait un appoint pour une chose noble, utile ougnreuse, il l'apportait silencieusement et mmeanonymement. en somme, rien de moins communicatif quece gentleman. Il parlait aussi peu que pplusmcontente,cherchait au-del.possible, et semblait d'autant plus mystrieux qu'il taitsilencieux. Cependant sa vie tait jour, mais ce qu'il faisaittait si mathmatiquement toujours la mme chose, quel'imagination, mcontente, cherchait au-del. Avait-il voyag ? C'tait probable, car personne nepossdait mieux que lui la carte du monde. Il n'taitendroit si recul dont il ne part avoir une connaissancespciale. quelquefois, mais en peu de mots, brefs etclairs, il redressait les mille propos qui circulaient dansle club au sujet des voyageurs perdus ou gars; il indiquait

  • les vraies probabilits, et ses paroles s'taient trouvessouvent comme inspires par une seconde vue, tantl'vnement finissait toujours par les justifier. C'tait unhomme qui avait d voyager partout, - en esprit, tout aumoins.Ce qui tait certain toutefois, c'est que, depuis delongues annes, Phileas Fogg n'avait pas quitt Londres.Ceux qui avaient l'honneur de le connatre un peu plus queles autres attestaient que - si ce n'est sur ce chemindirect qu'il parcourait chaque jour pour venir de sa maisonau club - personne ne pouvait prtendre l'avoir jamais vuailleurs. Son seul passe-temps tait de lire les journaux etde jouer au whist. A ce jeu du silence, si bien appropri sanature, il gagnait souvent, mais ses gains n'entraient jamaisdans sa bourse et figuraient pour une somme importante son budget de charit. D'ailleurs, il faut le remarquer, Mr.Fogg jouait videmment pour jouer, non pour gagner. Le jeutait pour lui un combat, une lutte contre une difficult, maisune lutte sans mouvement, sans dplacement, sans fatigue, etcela allait son caractre.On ne connaissait Phileas Fogg ni femme ni enfants, -ce qui peut arriver aux gens les plus honntes, - niparents ni amis, - ce qui est plus rare en vrit. Phileas Foggvivait seul dans sa maison de Saville-row, o personne nepntrait. De son intrieur, jamais il n'tait question. UnSeul domestique suffisait le servir. Djeunant, dnant auclub des heures chronomtriquement dtermines, dans lamme salle, la mme table, ne traitant point sescollgues, n'invitant aucun tranger, il ne rentrait chez luique pour se coucher, minuit prcis, sans jamais user deces chambres confortables que le Reform-Club tient ladisposition des membres du cercle. Sur vingt-quatreheures, il en passait dix son domicile, soit qu'il dormt,soit qu'il s'occupt de sa toilette .S'il se promenait, c'taitinvariablement, d'un pas gal, dans la salle d'entre parqueteen marqueterie, ou sur la galerie circulaire, au-dessus de

  • laquelle s'arrondit un dme vitraux bleus, que supportentvingt colonnes ioniques en porphyre rouge. S'il dnait oudjeunait, c'taient les cuisines, le garde-manger, l'office,la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient satable leurs succulentes rserves; c'taient les domestiquesdu club, graves personnages en habit noir, chausss desouliers semelles de molleton, qui le servaient dans uneporcelaine spciale et sur un admirable linge en toile deSaxe - c'taient les cristaux moule perdu du club quicontenaient son sherry, son porto ou son claret mlangde cannelle, de capillaire et de cinnamome; c'tait enfin laglace du club- glace venue grands frais des lacs d'Amrique - quientretenait ses boissons dans un satisfaisant tat defracheur. Si vivre dans ces conditions, c'est tre un excentrique,il faut convenir que l'excentricit a du bon ! La maison de Saville-row, sans tre somptueuse, serecommandait par un extrme confort. D'ailleurs, avec leshabitudes invariables du locataire, le service s'y rduisait peu. Toutefois, Phileas Fogg exigeait de son uniquedomestique une ponctualit, une rgularit extraordinaires.Ce jour-l mme, 2 octobre, Phileas Fogg avait donn soncong James Forster - ce garon s'tant rendu coupable delui avoir apport pour sa barbe de l'eau quatre-vingt-quatredegrs Fahrenheit au lieu de quatre-vingt-six -, et ilattendait son successeur, qui devait se prsenter entreonze heures et onze heures et demie. Phileas Fogg, carrment assis dans son fauteuil, les deuxpieds rapprochs comme ceux d'un soldat la parade, lesmains appuyes sur les genoux, le corps droit, la tte haute,regardait marcher l'aiguille de la pendule, - appareilcompliqu qui indiquait les heures, les minutes, lessecondes, les jours, les quantimes et l'anne. A onzeheures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant saquotidienne habitude, quitter la maison et se rendre au

  • Reform-Club.En ce moment, on frappa la porte du petit salon dans lequelse tenait Phileas Fogg. James Forster, le congdi, apparut.Le nouveau domestique , dit-il. Un garon g d'unetrentaine d'annes se montra et salua.Vous tes Franais et vous vous nommez John : lui demandaPhileas Fogg. - Jean, n'en dplaise monsieur, rpondit le nouveauvenu, Jean Passepartout, un surnom qui m'est rest, et quejustifiait mon aptitude naturelle me tirer d'affaire. Je croistre un honnte garon, monsieur, mais, pour tre franc, j'aifait plusieurs mtiers. J'ai t chanteur ambulant, cuyerdans un cirque, faisant de la voltige comme Lotard, etdansant sur la corde comme Blondin; puis je suis devenuprofesseur de gymnastique, afin de rendre mes talentsplus utiles, et, en dernier lieu, j'tais sergent de pompiers, Paris. J'ai mme dans mon dossier des incendiesremarquables. Mais voil cinq ans que j'ai quitt la France etque, voulant goter de la vie de famille, je suis valet dechambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place etayant appris que M. Phileas Fogg tait l'homme le plusexact et le plus sdentaire du Royaume-Uni, je me suisprsent chez monsieur avec l'esprance d'y vivretranquille et d'oublier jusqu' ce nom de Passepartout... - Passepartout me convient, rpondit le gentleman. Vousm'tes recommand. J'ai de bons renseignements sur votrecompte. Vous connaissez mes conditions : - Oui, monsieur. - Bien. quelle heure avez-vous : - Onze heures vingt-deux, rpondit Passepartout, en tirantdes profondeurs de son gousset une norme montre d'argent. - Vous retardez, dit Mr. Fogg. - Que monsieur me pardonne, mais c'est impossible. - Vous retardez de quatre minutes. N'importe. Il suffit de constater l'cart. Donc, partir de cemoment, onze heures vingt-neuf du matin, ce mercredi 2

  • octobre 1872, vous tes mon service. Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de lamain gauche, le plaa sur sa tte avec un mouvementd'automate et disparut sans ajouter une parole. Passepartout entendit la porte de la rue se fermer unepremire fois : c'tait son nouveau matre qui sortait; puisune seconde fois : c'tait son prdcesseur, James Forster,qui s'en allait son tour. Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row.

  • Jean Passepartout.

  • II

    OU PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL

  • expressifs des passions. Phileas Fogg tait de ces gens mathmatiquement exacts,qui, jamais presss et toujours prts, sont conomes deleurs pas et de leurs mouvements. Il ne faisait pas uneenjambe de trop, allant toujours par le plus court. Il neperdait pas un regard au plafond. Il ne se permettaitaucun geste superflu. On ne l'avait jamais vu mu nitroubl. C'tait l'homme le moins ht du monde, mais ilarrivait toujours temps. Toutefois, on comprendra qu'ilvct seul et pour ainsi dire en dehors de toute relationsociale. Il savait que dans la vie il faut faire la part desfrottements, et comme les frottements retardent, il ne sefrottait personne. Quant Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris,depuis cinq ans qu'il habitait l'Angleterre et y faisait Londres le mtier de valet de chambre, il avait cherchvainement un matre auquel il pt s'attacher. Passepartout n'tait point un de ces Frontins ouMascarilles qui, les paules hautes, le nez au vent, leregard assur, l'oeil sec, ne sont que d'impudents drles.Non. Passepartout tait un brave garon, de physionomieaimable, aux lvres un peu saillantes, toujours prtes goter ou caresser, un tre doux et serviable, avec une deces bonnes ttes rondes que l'on aime voir sur lespaules d'un ami. Il avait les yeux bleus, le teint anim, la figure assezgrasse pour qu'il pt lui-mme voir les pommettes deses joues, la poitrine large, la taille forte, unemusculature vigoureuse, et il possdait une forceherculenne que les exercices de sa jeunesse avaientadmirablement dveloppe. Ses cheveux bruns taient unpeu rageurs. Si les sculpteurs de l'Antiquit connaissaientdix-huit faons d'arranger la chevelure de Minerve,Passepartout n'en connaissait qu'une pour disposer lasienne : trois coups de dmloir, et il tait coiff. De dire si le caractre expansif de ce garon

  • s'accorderait avec celui de Phileas Fogg, c'est ce que laprudence la plus lmentaire ne permet pas.Passepartout serait-il ce domestique foncirement exactqu'il fallait son matre ? On ne le verrait qu'a l'user. Aprsavoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspiraitau repos. Ayant entendu vanter le mthodisme anglais etla froideur proverbiale des gentlemen, il vint chercherfortune en Angleterre. Mais, jusqu'alors, le sort l'avait malservi. Il n'avait pu prendre racine nulle part. Il avait faitdix maisons. Dans toutes, on tait fantasque, ingal, coureurd'aventures ou coureur de pays, - ce qui ne pouvait plusconvenir Passepartout.Son dernier matre, le jeune Lord Longsferry, membre duParlement, aprs avoir pass ses nuits dans les
  • Des timbres lectriques et des tuyaux acoustiques lamettaient en communication avec les appartements del'entresol et du premier tage. Sur la chemine, une pendulelectrique correspondait avec la pendule. de la chambre coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaientau mme instant, la mme seconde. Cela me va, cela me va ! se dit Passepartout. Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice afficheau-dessus de la pendule. C'tait le programme du servicequotidien. Il comprenait - depuis huit heures du matin,heure rglementaire laquelle se levait Phileas Fogg,jusqu' onze heures et demie, heure coiffure de dix heuresmoins vingt, etc. rglementaire laquelle se levait Phileas Fogg, jusqu' onzeheures et demie, heure laquelle il quittait sa maisonpour aller djeuner au Reform-Club - tous les dtails duservice, le th et les rties de huit heures vingt-trois, l'eaupour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure dedix heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie dumatin minuit - heure laquelle se couchait le mthodiquegentleman -, tout tait not, prvu, rgularis.Passepartout se fit une joie de mditer ce programme etd'en graver les divers articles dans son esprit. Quant lagarde-robe de monsieur, elle tait fort bien monte etmerveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou giletportait un numro d'ordre reproduit sur un registred'entre et de sortie, indiquant la date laquelle, suivant lasaison, ces vtements devaient tre tour tour ports. Mmerglementation pour les chaussures. En somme, dans cette maison de Saville-rowqui devaittre le temple du dsordre l'poque de l'illustre maisdissip Sheridan -, ameublement confortable, annonantune belle aisance. Pas de bibliothque, pas de livres, quieussent t sans utilit pour Mr. Fogg, puisque leReform-Club mettait sa disposition deux bibliothques,l'une consacre aux lettres, l'autre au droit et la

  • politique. Dans la chambre coucher, un coffre-fort demoyenne grandeur, que sa construction dfendait aussibien de l'incendie que du vol. Point d'armes dans lamaison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout ydnotait les habitudes les plus pacifiques.Aprs avoir examin cette demeure en dtail,Passepartout se frotta les mains, sa large figures'panouit, et il rpta joyeusement : Cela me va ! voil mon affaire ! Nous nous entendronsparfaitement, Mr. Fogg et moi ! Un homme casanier etrgulier! Une vritable mcanique ! eh bien, je ne suis pasfch de servir une mcanique !

  • >.

  • III

    OU S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER A PHILEAS FOGG.

    Phileas Fogg avait quitt sa maison de Saville-row onzeheures et demie, et, aprs avoir plac cinq cent soixante-quinze fois son pied droit devant son pied gauche et cinqcent soixante-seize fois son pied gauche devant son pieddroit, il arriva au Reform-Club, vaste difice, lev dans Pall-Mall, qui n'a pas cot moins de trois millions btir. Phileas Fogg se rendit aussitt la salle manger, dont lesneuf fentres s'ouvraient sur un beau jardin aux arbres djdors par l'automne. L, il prit place la table habituelle oson couvert l'attendait. Son djeuner se composait d'un hors-d'oeuvre, d'un poisson bouilli relev d'une reading saucede premier choix, d'un roastbeef carlate agrment decondiments mushroom , d'un gteau farci de tiges derhubarbe et de groseilles vertes, d'un morceau de chester, -le tout arros de quelques tasses de cet excellent th,spcialement recueilli pour l'office du Reform-Club. A midi quarante-sept, ce gentleman se leva et sedirigea vers le grand salon, somptueuse pice, orne depeintures richement encadres. L, un domestique lui remitle Times non coup, dont Phileas Fogg opra le laborieuxdpliage avec une sret de main qui dnotait une grandehabitude de cette difficile opration. La lecture de cejournal occupa Phileas Fogg jusqu' trois heures quarante-cinq, et celle du Standard - qui lui succda - dura jusqu'audner. Ce repas s'accomplit dans les mmes conditions que ledjeuner, avec adjonction de royal british sauce . A six heures moins vingt, le gentleman reparut dans legrand salon et s'absorba dans la lecture du MorningChronicle.

  • Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur entre et s'approchaient de la chemine,o brlait un peu de houille. C'taient les partenaireshabituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui enrags joueurs dewhist : l'ingnieur Andrew Stuart, les banquiers JohnSullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanaqan,Gauthier Ralph, un des administrateurs de la Banqued'Angleterre, - personnages riches et considrs, mme dansce club qui compte parmi ses membres les sommits del'industrie et de la finance. Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, o en estcette affaire de vol, - Eh bien, rpondit Andrew Stuart, la Banque en sera pourson argent. - j'espre, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nousmettrons la main sur l'auteur du vol. Des inspecteurs depolice, gens fort habiles, ont t envoys en Amriqueet en Europe, dans tous les principaux portsd'embarquement et de dbarquement, et il sera difficile ce monsieur de leur chapper. - Mais on a donc le signalement du voleur ? demandaAndrew Stuart. - D'abord, ce n'est pas un voleur, rpondit srieusementGauthier Ralph. - Comment, ce n'est pas un voleur, cet individu qui asoustrait cinquante-cinq mille livres en bank- notes ? ( 1 million 375 ooo francs) ? - Non, rpondit Gauthier Ralph. - C'est donc un industriel ? dit John Sullivan. - Le Morning Chronicle assure que c'est un gentleman. Celui qui fit cette rponse n'tait autre que Phileas Fogg,dont la tte mergeait alors du flot de papier amass autourde lui. En mme temps, Phileas Fogg salua ses collgues, quilui rendirent son salut. Le fait dont il tait question, que les divers journaux duRoyaume-Uni discutaient avec ardeur, s'tait accompli

  • trois jours auparavant, le 29 septembre.Une liasse de bank-notes, formant l'norme somme decinquante-cinq mille livres, avait t prise sur la tablettedu caissier principal de la Banque d'Angleterre. A qui s'tonnait qu'un tel vol et pu s'accomplir aussifacilement, le sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait rpondre qu' ce moment mme, le caissier s'occupaitd'enregistrer une recette de trois shillings six pence, etqu'on ne saurait avoir l'oeil tout. Mais il convient de faire observer ici - ce qui rend lefait plus explicable - que cet admirable tablissement deBank of england parat se soucier extrmement de ladignit du public. Point de gardes, point d'invalides,point de grillages!L'or, l'argent, les billets sont exposs librement et pourainsi dire la merci du premier venu. On ne saurait mettre ensuspicion l'honorabilit d'un passant quelconque. Un desmeilleurs observateurs des usages anglais raconte mmececi : Dans une des salles de la Banque o il se trouvait unjour, il eut la curiosit de voir de plus pris un lingot d'orpesant sept huit livres, qui se trouvait expos sur latablette du caissier il prit ce lingot, l'examina, le passa sonvoisin, celui-ci un autre, si bien que le lingot, de main enmain, s'en alla jusqu'au fond d'un corridor obscur, et ne revintqu'une demi-heure aprs reprendre sa place, sans que lecaissier et seulement lev la tte. Mais, le 19 septembre, les choses ne se passrent pastout fait ainsi. La liasse de bank-notes ne revint pas,et quand la magnifique horloge, pose au-dessus dudrawing-office , sonna cinq heures la fermeture desbureaux, la Banque d'Angleterre n'avait plus qu' passercinquante-cinq mille livres par le compte de profits etpertes. Le vol bien et dment reconnu, des agents, desdtectives , choisis parmi les plus habiles, furent envoysdans les principaux ports, Liverpool, Glasgow, au Havre,

  • Suez, Brindisi, New York, etc., avec promesse, en casde succs, d'une prime de deux mille livres (5o ooo F) etcinq pour cent de la somme qui serait retrouve. enattendant les renseignements que devait fournir l'enquteimmdiatement commence, ces inspecteurs avaient pourmission d'observer scrupuleusement tous les voyageurs enarrive ou en partance.- Or, prcisment, ainsi que le disait le Morning Chronicle,on avait lieu de supposer que l'auteur du vol ne faisait partied'aucune des socits de voleurs d'Angleterre. Pendant cettejourne du 29 septembre, un gentleman bien mis, debonnes manires, l'air distingu, avait t remarqu, quiallait et venait dans la salle des paiements, thtre du vol.l'enqute avait permis de refaire assez exactement lesignalement de ce gentleman, signalement qui fut aussittadress tous les dtectives du Royaume-Uni et ducontinent. quelques bons esprits - et Gauthier Ralph taitdu nombre - se croyaient donc fonds esprer que le voleurn'chapperait pas. Comme on le pense, ce fait tait l'ordre du jour Londreset dans toute l'Angleterre. On discutait, on se passionnaitpour ou contre les probabilits du succs de la policemtropolitaine. On ne s'tonnera donc pas d'entendre lesmembres du Reform-Club traiter la mme question, d'autantplus que l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvaitparmi eux. L'honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du rsultatdes recherches, estimant que la prime offerte devraitsingulirement aiguiser le zle et l'intelligence desagents. Mais son collgue, Andrew Stuart, tait loin departager cette confiance. La discussion continua doncentre les gentlemen, qui s'taient assis une table dewhist, Stuart devant Flanagan, Fallentin devant PhileasFogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, maisentre les robres, la conversation interrompue reprenaitde plus belle.

  • Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont enfaveur du voleur, qui ne peut manquer d'tre un habile homme! - Allons donc! rpondit Ralph, il n'y a plus un seul paysdans lequel il puisse se rfugier. - Par exemple! - O voulez-vous qu'il aille ?- Je n'en sais rien, rpondit Andrew Stuart, mais, aprs tout,la terre est assez vaste. - Elle l'tait autrefois... , dit mi-voix Phileas Fogg. Puis :A vous de couper, Monsieur , ajouta-t-il en prsentant lescartes Thomas Flanagan. La discussion fut suspendue pendant le robre.Mais bientt Andrew Stuart la reprenait, disant : Comment, autrefois! Est-ce que la terre a diminu, parhasard ? - Sans doute, rpondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis deMr. Fogg. La terre a diminu, puisqu'on la parcourt maintenantdix fois plus vite qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans lecas dont nous nous occupons, rendra les recherches plusrapides. - Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur! - A vous de jouer, monsieur Stuart! dit Phileas Fogg- Mais l'incrdule Stuart n'tait pas convaincu, et, la partieacheve : Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous aveztrouv l une manire plaisante de dire que la terre adiminu! Ainsi parce qu'on en fait maintenant le tour entrois mois... - En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg - - En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal etAllahabad a t ouverte sur le Great-Indian peninsularrailway , et voici le calcul tabli par le Morning Chronicle :

  • De Londres Suez par le Mont-Cenis etBrindisi, railways et paquebots 7 joursDe Suez Bombay, paquebot 13 -De Bombay Calcutta, railway 3 -De Calcutta Hong-Kong ( Chine), paquebot

    13 -De Hong-Kong Yokohama ( Japon), paquebot 6 -De Yokohama San Francisco, paquebot 22 -De San Francisco New York, railroad 7 -De New York Londres, paquebot etrailway 9 - Total 80 Jours

    - Oui, quatre-vingts jours ! s'cria, Andrew Stuart, qui parinattention, coupa une carte matresse, mais non compris lemauvais temps, les vents contraires, les naufrages, lesdraillements, etc. - Tout compris, rpondit Phileas Fogg en continuant dejouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus lewhist. - Mme si les Indous ou les Indiens enlvent les rails! s'criaAndrew Stuart, s'ils arrtent les trains, pillent les fourgons,scalpent les voyageurs! - Tout compris , rpondit Phileas Fogg, qui, abattant sonjeu, ajouta : Deux atouts matres. Andrew Stuart, quic'tait le tour de faire, ramassa les cartes en disant : Thoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg,mais dans la pratique... - Dans la pratique aussi, monsieur - Je voudrais bien vous y

  • voir. - Il ne tient qu' vous. Partons ensemble. - Le Ciel m'en prserve! s'cria Stuart, mais je parieraisbien quatre mille livres (1oo ooo F) qu'un tel voyage, faitdans ces conditions, est impossible. - Trs possible, au contraire, rpondit Mr. Fogg. - eh bien, faites-le donc! - Le tour du monde en quatre-vingts jours ? - Oui. - Je le veux bien. - Quand ? - Tout de suite. - C'est de la folie! s'cria Andrew Stuart, qui commenait se vexer de l'insistance de son partenaire. Tenez!jouons plutt. - Refaites alors, rpondit Phileas Fogg, car il y amaldonne. Andrew Stuart reprit les cartes d'une main fbrile;puis, tout coup, les posant sur la table: - eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatremille livres!... - Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous.Ce n'est pas srieux. - Quand je dis : je parie, rpondit Andrew Stuart,c'est toujours srieux. - Soit! dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collgues : J'ai vingt mille livres (5oo ooo F) dposes chez Baringfrres. Je les risquerai volontiers... - Vingt mille livres! s'cria John Sullivan. Vingt mille livresqu'un retard imprvu peut vous faire perdre! - L'imprvu n'existe pas, rpondit simplement PhileasFogg. - Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n'estcalcul que comme un minimum de temps! - Un minimum bien employ suffit tout. - Mais pour ne pas le dpasser, il faut sauter

  • mathmatiquement des railways dans les paquebots,et des paquebots dans les chemins de fer! - Je sauterai mathmatiquement. - C'est une plaisanterie ! - Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s'agit d'unechose aussi srieuse qu'un pari, rpondit Phileas Fogg. Jeparie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai letour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille deux centsminutes. Acceptez - vous ? - Nous acceptons, rpondirent MM. Stuart, Fallentin,Sullivan, Flanagan et Ralph, aprs s'tre entendus. - Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part huitheures quarante-cinq. Je le prendrai. - Ce soir mme ? demanda Stuart. - Ce soir mme, rpondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-ilen consultant un calendrier de poche, puisque c'estaujourd'hui mercredi 2 octobre, je devrai tre de retour Londres, dans ce salon mme du Reform-Club, le samedi 21dcembre, huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoiles vingt mille livres dposes actuellement mon crditchez Baring frres vous appartiendront de fait et de droit,messieurs. - Voici un chque de pareille somme. Un procs-verbal du pari fut fait et sign sur-le-champ par les sixco-intresss. Phileas Fogg tait demeur froid. Il n'avaitcertainement pas pari pour gagner, et n'avait engag cesvingt mille livres - la moiti de sa fortune - que parce qu'ilprvoyait qu'il pourrait avoir dpenser l'autre pourmener bien ce difficile, pour ne pas dire inexcutableprojet. quant ses adversaires, eux, ils paraissaient mus,non pas cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils sefaisaient une sorte de scrupule de lutter dans cesconditions. Sept heures sonnaient alors. On offrit Mr. Fogg desuspendre le whist afin qu'il pt faire ses prparatifs dedpart.

  • Je suis toujours prt! - rpondit cet impassiblegentleman, et donnant les cartes : Je retourne carreau, dit-il. A vous de jouer, monsieurStuart.>>

  • Une pauvre mendiante.

  • IV

    DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT SON DOMESTIQUE

    A sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, aprs avoir gagnune vingtaine de guines au whist, prit cong de seshonorables collgues, et quitta le Reform-Club.A sept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa maisonet rentrait chez lui. Passepartout, qui avaitconsciencieusement tudi son programme, fut assez surprisen voyant Mr. Fogg, coupable d'inexactitude, apparatre cette heure insolite. Suivant la notice, le locataire deSaville-row ne devait rentrer qu' minuit prcis. Phileas Fogg tait tout d'abord mont sa chambre, puis ilappela :Passepartout. Passepartout ne rpondit pas. Cet appel nepouvait s'adresser lui. Ce n'tait pas l'heure. Passepartout >>, reprit Mr. Fogg sans lever la voixdavantage.Passepartout se montra.C'est la deuxime fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg. - Mais il n'est pas minuit, rpondit Passepartout, sa montre la main. - Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pasde reproche. Nous partons dans dix minutes pour Douvres etCalais. Une sorte de grimace s'baucha sur la ronde face du Franais.Il tait vident qu'il avait mal entendu. Monsieur se dplace : demanda-t-il. - Oui, rpondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour dumonde. Passepartout, l'oeil dmesurment ouvert, la paupire etle sourcil surlevs, les bras dtendus, le corps affaiss,prsentait alors tous les symptmes de l'tonnement

  • pouss jusqu' la stupeur. Le tour du monde! murmura-t-il. - En quatre-vingts jours, rpondit Mr. Fogg. Ainsi, nousn'avons pas un instant perdre. - Mais les malles :... dit Passepartout, qui balanaitinconsciemment sa tte de droite et de gauche - Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deuxchemises de laine, trois paires de bas.Autant pour vous. Nous achterons en route. Vousdescendrez nom mackintosh et ma couverture de voyage.Ayez de bonnes chaussures. D'ailleurs, nous marcherons peuou pas.Allez. Passepartout aurait voulu rpondre. Il ne pt. Ilquitta la chambre de Mr. Fogg, monta dans la sienne,tomba sur une chaise, et employant une phrase assezvulgaire de son pays : Ah! bien se dit-il, elle est forte, celle-l! Moi quivoulais rester tranquille!... Et, machinalement, il fit ses prparatifs de dpart.Le tour du monde en quatre-vingts jours! Avait-il affaire un fou ? Non... C'tait une plaisanterie ?On allait Douvres, bien. A Calais, soit. Aprs tout, cela nepouvait notablement contrarier le brave garon, qui,depuis cinq ans, n'avait pas foul le sol de la patrie.Peut-tre mme irait-on jusqu' Paris, et, ma foi, ilreverrait avec plaisir la grande capitale. Mais,certainement, un gentleman aussi mnager de ses pass'arrterait l... Oui, sans doute, mais il n'en tait pasmoins vrai qu'il partait, qu'il se dplaait, ce gentleman, sicasanier jusqu'alors! A huit heures, Passepartout avait prpar le modeste sacqui contenait sa garde-robe et celle de son matre; puis,l'esprit encore troubl, il quitta sa chambre, dont il fermasoigneusement la porte, et il rejoignit Mr. Fogg. Mr. Fogg tait prt. Il portait sous son bras leBradshaw's continental railway steam transit and gnral

  • guide, qui devait lui fournir toutes les indicationsncessaires son voyage. Il prit le sac des mains dePassepartout, l'ouvrit et y glissa une forte liasse de cesbelles bank-notes qui ont cours dans tous les pays. Vousn'avez rien oubli ? demanda-t-il. - Rien, monsieur. - Mon mackintosh et ma couverture ? - Les voici.- Bien, prenez ce sac. Mr. Fogg remit le sac Passepartout. Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livresdedans ( 5oo ooo F). Le sac faillit s'chapper des mains de Passepartout, commesi les vingt mille livres eussent t en or et pesconsidrablement. Le matre et le domestiquedescendirent alors, et la porte de la rue fut ferme doubletour. Une station de voitures se trouvait l'extrmit deSaville-row. Phileas Fogg et son domestique montrentdans un cab, qui se dirigea rapidement vers la gare deCharing-Cross, laquelle aboutit un des embranchementsdu South-Eastern-railway. A huit heures vingt, le cab s'arrta devant la grille de lagare. Passepartout sauta terre. Son matre le suivit etpaya le cocher. En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant lamain, pieds nus dans la boue, coiffe d'un chapeau dpenaillauquel pendait une plume lamentable, un chle en loquessur ses haillons, s'approcha de Mr. Fogg et lui demandal'aumne. Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guines qu'il venait degagner au whist, et, les prsentant la mendiante : Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vousavoir rencontre! Puis il passa. Passepartout eut comme une sensation d'humidit autour de

  • la prunelle.Son matre avait fait un pas dans son coeur.Mr. Fogg et lui entrirent aussitt dans la grande salle de lagare. L, Phileas Fogg donna Passepartout l'ordre deprendre deux billets de premire classe pour Paris. Puis,se retournant, il aperut ses cinq collgues du Reform-Club. Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposssur un passeport que j'emporte cet effet vouspermettront, au retour, de contrler mon itinraire. - Oh! monsieur Fogg, rpondit poliment Gauthier Ralph, c'estinutile. Nous nous en rapporterons votre honneur degentleman ! - Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg. - Vous n'oubliez pas que vous devez tre revenu ?... fitobserver Andrew Stuart.- Dans quatre-vingts jours, rpondit Mr. Fogg, le samedi 21dcembre 1872, huit heures quarante cinq minutes du soir.Au revoir, messieurs. A huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestiqueprirent place dans le mme compartiment. A huit heuresquarante-cinq, un coup de sifflet retentit, et le train se miten marche. La nuit tait noire. Il tombait une pluie fine. PhileasFogg, accot dans son coin, ne parlait pas. Passepartout,encore abasourdi, pressait machinalement contre lui le sacaux bank-notes. Mais le train n'avait pas dpass Sydenham,que Passepartout poussait un vritable cri de dsespoir! Qu'avez-vous ? demanda Mr. Fogg. - Il y a... que... dans ma prcipitation... mon trouble.. j'aioubli... - Quoi ? - D'teindre le bec de gaz de ma chambre! - Eh bien, mon garon, rpondit froidement Mr. Fogg, ilbrle votre compte !

  • Il ntait pas un lecteur...

  • V

    DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAIT SUR LA PLACE DE LONDRES

    Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait gure,sans doute, du grand retentissement qu'allait provoquerson dpart. La nouvelle du pari se rpandit d'abord dans leReform-Club, et produisit une vritable motion parmi lesmembres de l'honorable cercle. Puis, du club, cette motionpassa aux journaux par la voie des reporters, et desjournaux au public de Londres et de tout le Royaume-Uni. Cette question du tour du monde fut commente,discute, dissque, avec autant de passion et d'ardeurque s'il se ft agi d'une nouvelle affaire de l'Alabama. Les unsprirent parti pour Phileas Fogg, les autres - et ilsformrent bientt une majorit considrable - seprononcrent contre lui. Ce tour du monde accomplir,autrement qu'en thorie et sur le papier, dans ce minimumde temps, avec les moyens de communication actuellementen usage, ce n'tait pas seulement impossible, c'taitinsens ! Le Times, le Standard, l'Evening Star, le MorningChronicle, et vingt autres journaux de grande publicit, sedclarrent contre Mr. Fogg. Seul, le Daily Telegraph lesoutint dans une certaine mesure. Phileas Fogg futgnralement trait de maniaque, de fou, et ses collguesdu Reform-Club furent blms d'avoir tenu ce pari, quiaccusait un affaiblissement dans les facults mentales de sonauteur. Des articles extrmement passionns, mais logiques,parurent sur la question. On sait l'intrt que l'on porteen Angleterre tout ce qui touche la gographie. Aussin'tait-il pas un lecteur, quelque classe qu'il appartnt,qui ne dvort les colonnes consacres au cas de Phileas

  • Fogg. Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux -lesfemmes principalement - furent pour lui, surtout quandl'illustrated London News eut publi son portrait d'aprs saphotographie dpose aux archives du Reform-Club.Certains gentlemen osaient dire : H! h! pourquoi pas,aprs tout? On a vu des choses plus extraordinaires !C'taient surtout les lecteurs du Daily Telegraph. Mais onsentit bientt que ce journal lui-mme commenait faiblir. En effet, un long article parut le 7 octobre dans leBulletin de la Socit royale de gographie. Il traita laquestion tous les points de vue, et dmontra clairement lafolie de l'entreprise. D'aprs cet article, tout tait contre levoyageur, obstacles de l'homme, obstacles de la nature.Pour russir dans ce projet, il fallait admettre uneconcordance miraculeuse des heures de dpart et d'arrive,concordance qui n'existait pas, qui ne pouvait pas exister. A larigueur, et en Europe, o il s'agit de parcours d'une longueurrelativement mdiocre, on peut compter sur l'arrive destrains heure fixe; mais quand ils emploient trois jours traverser l'Inde, sept jours traverser les Etats-Unis,pouvait-on fonder sur leur exactitude les lments d'un telproblme? Et les accidents de machine, les draillements,les rencontres, la mauvaise saison, l'accumulation desneiges, est-ce que tout n'tait pas contre Phileas Fogg?Sur les paquebots, ne se trouverait-il pas, pendant l'hiver, la merci des coups de vent ou des brouillards ?est-il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignestransocaniennes prouvent des retards de deux ou troisjours? Or, il suffisait d'un retard, un seul, pour que la chanede communications ft irrparablement brise. Si PhileasFogg manquait, ne ft-ce que de quelques heures, ledpart d'un paquebot, il serait forc d'attendre lepaquebot suivant, et par cela mme son voyage taitcompromis irrvocablement.

  • L'article fit grand bruit. Presque tous les journaux lereproduisirent, et les actions de Phileas Fogg baissrentsingulirement. Pendant les premiers jours qui suivirent le dpart dugentleman, d'importantes affaires s'taient engages surl'ala de son entreprise. On sait ce qu'est le monde desparieurs en angleterre , monde plus intelligent, plus relevque celui des joueurs.Parier est dans le temprament anglais. Aussi, nonseulement les divers membres du Reform-Club tablirent-ils des paris considrables pour ou contre Phileas Foggmais la masse du public entra dans le mouvement. PhileasFogg fut inscrit comme un cheval de course, une sortede studbook. On en fit aussi une valeur de bourse, qui futimmdiatement cote sur la place de Londres. Ondemandait, on offrait du Phileas Fogg ferme ou prime,et il se fit des affaires normes. Mais cinq jours aprsson dpart, aprs l'article du Bulletin de la Socit degographie, les offres commencrent affluer.Le Phileas Fogg baissa. On l'offrit par paquets. Pris d'abord cinq, puis dix, on ne le prit plus qu' vingt, cinquante, cent! Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique,Lord Albermale. L'honorable gentleman, clou sur sonfauteuil, et donn sa fortune pour pouvoir faire le tour dumonde, mme en dix ans ! et il paria cinq mille livres ( 1oo ooo F) en faveur de Phileas Fogg. et quand, en mmetemps que la sottise du projet, on lui en dmontraitl'inutilit, il se contentait de rpondre : Si la chose estfaisable, il est bon que ce soit un Anglais qui le premier l'aitfaite! Or, on en tait l, les partisans de Phileas Fogg se rarfiaientde plus en plus; tout le monde, et non sans raison, semettait contre lui; on ne le prenait plus qu' cent cinquante, deux cents contre un, quand, sept jours aprs sondpart, un incident, compltement inattendu, fit qu'on ne

  • le prit plus du tout. en effet, pendant cette journe, neuf heures du soir, ledirecteur de la police mtropolitaine avait reu unedpche tlgraphique ainsi conue : Suez Londres. Rowan, directeur police, administration centrale, Scotlandplace. Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. envoyez sans retardmandat d'arrestation Bombay (Inde anglaise ). Fix, dtective.

    L'effet de cette dpche fut immdiat. L'honorablegentleman disparut pour faire place au voleur de bank-notes. Sa photographie, dpose au Reform-Club aveccelles de tous ses collgues, fut examine.elle reproduisait trait pour trait l'homme dont lesignalement avait t fourni par l'enqute. On rappela ce quel'existence de Phileas Fogg avait de mystrieux, sonisolement, son dpart subit, et il parut vident que cepersonnage, prtextant un voyage autour du monde etl'appuyant sur un pari insens, n'avait eu d'autre but que dedpister les agents de la police anglaise.

  • Linspecteur de police.

  • VI

    DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME

    Voici dans quelles circonstances avait t lance cettedpche concernant le sieur Phileas Fogg. Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures dumatin, Suez, le paquebot Mongolia, de la Compagniepninsulaire et orientale, steamer en fer hlice et spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes etpossdant une force nominale de cinq cents chevaux. LeMongolia faisait rgulirement les voyages de Brindisi Bombay par le canal de Suez. C'tait un des plus rapidesmarcheurs de la Compagnie, et les vitesses rglementaires,soit dix milles l'heure entre Brindisi et Suez, et neufmilles cinquante-trois centimes entre Suez et Bombay, illes avait toujours dpasses. En attendant l'arrive du Mongolia, deux hommes sepromenaient sur le quai au milieu de la foule d'indigneset d'trangers qui affluent dans cette ville, nagure unebourgade, laquelle la grande oeuvre de M. de Lessepsassure un avenir considrable. De ces deux hommes, l'un tait l'agent consulaire duRoyaume-Uni, tabli Suez, qui - en dpit des fcheuxpronostics du gouvernement britannique et des sinistresprdictions de l'ingnieur Stephenson voyait chaque jourdes navires anglais traverser ce canal, abrgeant ainsi demoiti l'ancienne route de l'Angleterre aux Indes par le cap deBonne-Esprance. L'autre tait un petit homme maigre, de figure assezintelligente, nerveux, qui contractait avec une persistanceremarquable ses muscles sourciliers. A travers ses longscils brillait un oeil trs vif, mais dont il savait volontteindre l'ardeur. En ce moment, il donnait certaines

  • marques d'impatience, allant, venant, ne pouvant tenir enplace. Cet homme se nommait Fix, et c'tait un de ces dtectivesou agents de police anglais, qui avaient t envoys dans lesdivers ports, aprs le vol commis la Banque d'Angleterre.Ce Fix devait surveiller avec le plus grand soin tousles voyageurs prenant la route de Suez, et si l'un d'euxlui semblait suspect, le filer en attendant un mandatd'arrestation. Prcisment, depuis deux jours; Fix avait reu dudirecteur de la police mtropolitaine le signalement del'auteur prsum du vol. C'tait celui de ce personnagedistingu et bien mis que l'on avait observ dans la salle despaiements de la Banque. Le dtective, trs allch videmment par la forte primepromise en cas de succs, attendait donc avec uneimpatience facile comprendre l'arrive du Mongolia. Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour ladixime fois, que ce bateau ne peut tarder ? - Non, monsieur Fix, rpondit le consul. Il a t signal hierau large de Port-Sad, et les cent soixante kilomtres ducanal ne comptent pas pour un tel marcheur. Je vousrpte que le Mongolia a toujours gagn la prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaqueavance de vingt-quatre heures sur les temps rglementaires. - Ce paquebot vient directement de Brindisi ?demanda Fix. - De Brindisi mme, o il a pris la malle des Indes, deBrindisi qu'il a quitt samedi cinq heures du soir. Ainsiayez patience, il ne peut tarder arriver. Mais je ne saisvraiment pas comment, avec le signalement que vous avezreu, vous pourrez reconnatre votre homme, s'il est borddu Mongolia. - Monsieur le consul, rpondit Fix, ces gens-l, on lessent plutt qu'on ne les reconnat. C'est du flair qu'il fautavoir, et le flair est comme un sens spcial auquel

  • concourent l'oue, la vue et l'odorat. J'ai arrt dans ma vieplus d'un de ces gentlemen, et pourvu que mon voleur soit bord, je vous rponds qu'il ne me glissera pas entre les mains. - Je le souhaite, monsieur Fix, car il s'agit d'un volimportant. - Un vol magnifique, rpondit l'agent enthousiasm. Cinquante-cinq mille livres ! Nous n'avons pas souvent depareilles aubaines! Les voleurs deviennent mesquins! Larace des Sheppard s'tiole!On se fait pendre maintenant pour quelques shillings ! - Monsieur Fix, rpondit le consul, vous parlez d'une tellefaon que je vous souhaite vivement de russir; mais, jevous le rpte, dans les conditions o vous tes, je crains quece ne soit difficile. Savez - vous bien que, d'aprs lesignalement que vous avez reu, ce voleur ressembleabsolument un honnte homme. - Monsieur le consul, rpondit dogmatiquementl'inspecteur de police, les grands voleurs ressemblenttoujours d'honntes gens. Vous comprenez bien que ceuxqui ont des figures de coquins n'ont qu'un parti prendre,c'est de rester probes, sans cela ils se feraient arrter. Lesphysionomies honntes, ce sont celles-l qu'il fautdvisager surtout. Travail difficile, j'en conviens, et quin'est plus du mtier, mais de l'art. On voit que ledit Fix ne manquait pas d'une certainedose d'amour-propre. Cependant le quai s'animait peu peu. Marins dediverses nationalits, commerants, courtiers, portefaix,fellahs, y allaient. L'arrive du paquebot tait videmmentprochaine. Le temps tait assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est.Quelques minarets se dessinaient au-dessus de la ville sousles ples rayons du soleil. Vers le sud, une jete longue dedeux mille mtres s'allongeait comme un bras sur la rade deSuez. A la surface de la mer Rouge roulaient plusieursbateaux de poche ou de cabotage, dont quelques-uns ont

  • conserv dans leurs faons l'lgant gabarit de la galreantique. Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par unehabitude de sa profession, dvisageait les passants d'unrapide coup d'oeil. Il tait alors dix -heures et demie. Mais il n'arrivera pas, ce paquebot! s'cria-t-il enentendant sonner l'horloge du port. - Il ne peut tre loign, rpondit le consul. - Combien de temps stationnera-t-il Suez ? demandaFix. - Quatre heures. Le temps d'embarquer son charbon. DeSuez Aden, l'extrmit de la mer Rouge, on comptetreize cent dix milles, et il faut faire provision decombustible.- Et de Suez, ce bateau va directement Bombay ? demandaFix. - Directement, sans rompre charge. - Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et ce bateau,il doit entrer dans son plan de dbarquer Suez, afin degagner par une autre voie les possessions hollandaises oufranaises de l'Asie. Il doit bien savoir qu'il ne serait pas ensret dans l'Inde, qui est une terre anglaise. - A moins que ce ne soit un homme trs fort, rpondit leconsul. Vous le savez, un criminel anglais est toujours mieuxcach Londres qu'il ne le serait l'tranger. Sur cette rflexion, qui donna fort rflchir l'agent,le consul regagna ses bureaux, situs peu de distance.L'inspecteur de police demeura seul, pris d'une impatiencenerveuse, avec ce pressentiment assez bizarre que sonvoleur devait se trouver bord du Mongolia, - et en vrit, sice coquin avait quitt l'Angleterre avec l'intention degagner le Nouveau Monde, la route des Indes, moinssurveille ou plus difficile surveiller que celle del'Atlantique, devait avoir obtenu sa prfrence. Fix ne fut pas longtemps livr ses rflexions. De vifs

  • coups de sifflet annoncrent l'arrive du paquebot.Toute la horde des portefaix et des fellahs se prcipitavers le quai dans un tumulte un peu inquitant pour lesmembres et les vtements des passagers. Une dizaine decanots se dtachrent de la rive et allrent au-devant duMongolia. Bientt on aperut la gigantesque coque du Mongolia,passant entre les rives du canal, et onze heures sonnaientquand le steamer vint mouiller en rade, pendant que savapeur fusait grand bruit par les tuyaux d'chappement. Les passagers taient assez nombreux bord.quelques-uns restrent sur le spardeck contempler lepanorama pittoresque de la ville; mais la plupartdbarqurent dans les canots qui taient venus accoster-le Mongolia. Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaientpied terre. En ce moment, l'un d'eux s'approcha de lui, aprs avoirvigoureusement repouss les fellahs qui l'assaillaient deleurs offres de service, et il lui demanda fort poliments'il pouvait lui indiquer les bureaux de l'agent consulaireanglais. Et en mme temps ce passager prsentait unpasseport sur lequel il dsirait sans doute faire apposerle visa britannique. Fix, instinctivement, prit le passeport, et, d'un rapidecoup d'oeil, il en lut le signalement. Un mouvement involontaire faillit lui chapper.La feuille trembla dans sa main. Le signalement libell surle passeport tait identique celui qu'il avait reu dudirecteur de la police mtropolitaine.
  • personne aux bureaux du consulat afin d'tablir son identit. - Quoi ! cela est ncessaire ? - Indispensable. - et o sont ces bureaux ? - L, au coin de la place, rpondit l'inspecteur - en indiquant une maison loigne de deux cents pas. - Alors, je vais aller chercher mon matre, qui pourtantcela ne plaira gure de se dranger! L-dessus, le passager salua Fix et retourna bord dusteamer.

  • Aprs avoir vigouresement repouss...

  • VII

    QUI TEMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITE DES PASSEPORTS EN

    MATIERE DE POLICE

    L'inspecteur redescendit sur le quai et se dirigearapidement vers les bureaux du consul. Aussitt, et sur sademande pressante, il fut introduit prs de cefonctionnaire.

  • Londres un mandat d'arrestation. - Ah! cela, monsieur Fix, c'est votre rpondit le consul,mais moi, je ne c'est votre affaire, rpondit le consul,mais moi, je ne puis... Le consul n'acheva pas sa phrase. en ce moment, on frappait la porte de son cabinet, et le garon de bureauintroduisit deux trangers, dont l'un tait prcisment cedomestique qui s'tait entretenu avec le dtective. C'taient, en effet, le matre et le serviteur. Le matreprsenta son passeport, en priant laconiquement le consulde vouloir bien y apposer son visa. Celui-ci prit le passeport et le lut attentivement, tandisque Fix, dans un coin du cabinet, observait ou pluttdvorait l'tranger des yeux. Quand le consul eut achev sa lecture : Vous tes Phileas Fogg, esquire ? demanda-t-il. - Oui, monsieur, rpondit le gentleman. - et cet homme est votre domestique?- Oui. Un Franais nomm Passepartout.- Vous venez de Londres :- Oui.- Et vous allez :- A Bombay.- Bien, monsieur. Vous savez que cette formalit du visaest inutile, et que nous n'exigeons plus la prsentation dupasseport :- Je le sais, monsieur, rpondit Phileas Fogg, mais je dsireconstater par votre visa mon passage Suez.- Soit, monsieur. Et le consul, ayant sign et dat le passeport, y apposason cachet. Mr. Fogg acquitta les droits de visa, et, aprsavoir froidement salu, il sortit, suivi de son domestique. Eh bien : demanda l'inspecteur.- Eh bien, rpondit le consul, il a l'air d'un parfait honntehomme! - Possible, rpondit Fix, mais ce n'est point ce dont il

  • s'agit. Trouvez-vous, monsieur le consul, que ceflegmatique gentleman ressemble trait pour trait auvoleur dont j'ai reu le signalement: - J'en conviens, mais vous le savez, tous lessignalements... - J'en aurai le coeur net, rpondit Fix. Le domestique meparat tre moins indchiffrable que le matre. De plus,c'est un Franais, qui ne pourra se retenir de parler. Abientt, monsieur le consul. Cela dit, l'agent sortit et se mit la recherche dePassepartout.Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire,s'tait dirig vers le quai. L, il donna quelques ordres son domestique; puis il s'embarqua dans un canot, revint bord du Mongolia et rentra dans sa cabine. Il prit alors soncarnet, qui portait les notes suivantes : Quitt Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir. Arriv Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin. Quitt Paris,jeudi, 8 heures 40 matin. Arriv par le Mont-Cenis Turin, vendredi 4 octobre, 6heures 35 matin. Quitt Turin, vendredi, 7 heures 20matin. Arriv Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir.Embarqu sur le Mongolia, samedi, 5 heures soir. Arriv Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin.Total des heures dpenses : 158 1/2, soit en jours : 6jours 1/2. Mr. Fogg inscrivit ces dates sur un itinrairedispos par colonnes, qui indiquait - depuis le 2 octobrejusqu'au 21 dcembre - le mois, le quantime, le jour, lesarrives rglementaires et les arrives effectives enchaque point principal, Paris, Brindisi, Suez, Bombay,Calcutta, Singapore, Hong-Kong, Yokohama, San Francisco,New York, Liverpool, Londres, et qui permettait dechiffrer le gain obtenu o la perte prouve chaqueendroit du parcours. Ce mthodique itinraire tenait ainsi compte de tout, etMr. Fogg savait toujours s'il tait en avance ou en retard.

  • Il inscrivit donc, ce jour-l, mercredi 9 octobre, sonarrive Suez, qui, concordant avec l'arriverglementaire, ne le constituait ni en gain ni en perte. Puis il se fit servir djeuner . dans sa cabine.Quant voir la ville, il n'y pensait mme pas, tant de cetterace d'Anglais qui font visiter par leur domestique lespays qu'ils traversent.

  • >

  • VIII

    DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ETRE QU'IL NE

    CONVIENDRAIT

    Fix avait en peu d'instants rejoint sur le quai Passepartout,qui flnait et regardait, ne se croyant pas, lui, oblig nepoint voir. Eh bien, mon ami, lui dit Fix en l'abordant, votrepasseport est-il vis ? - Ah! c'est vous, monsieur, rpondit le Franais. Bien oblig.Nous sommes parfaitement en rgle. - Et vous regardez le pays ? - Oui, mais nous allons si vite qu'il me semble que jevoyage en rve. Et comme cela, nous sommes Suez ? - A Suez. - En gypte ? - En gypte, parfaitement.- Et en Afrique ? - En Afrique. - En Afrique! rpta Passepartout. Je ne peux y croire.Figurez-vous, monsieur, que je m'imaginais ne pas aller plusloin que Paris, et cette fameuse capitale, je l'ai revue toutjuste de sept heures vingt du matin huit heures quarante,entre la gare du Nord et la gare de Lyon, travers les vitresd'un fiacre et par une pluie battante! Je le regrette!J'aurais aim revoir le Pre-Lachaise et le Cirque desChamps-elyses! - Vous tes donc bien press ? demanda l'inspecteur depolice. - Moi, non, mais c'est mon matre. A propos, il faut quej'achte des chaussettes et des chemises! Nous sommespartis sans malles, avec un sac de nuit seulement.

  • - Je vais vous conduire un bazar o vous trouverrez tout cequ'il faut. - Monsieur, rpondit Passepartout, vous tes vraimentd'une complaisance!... Et tous deux se mirent en route. Passepartout causaittoujours. Surtout, dit-il, que je prenne bien garde de ne pasmanquer le bateau! - Vous avez le temps, rpondit Fix, il n'est encore que midi! Passepartout tira sa grosse montre. Midi, dit-il. Allons donc! il est neuf heures cinquante-deux minutes! - Votre- montre retarde, rpondit Fix. - Ma montre! Une montre de famille, qui vient de monarrire-grand-pre! elle ne varie pas de cinq minutes par an.C'est un vrai chronomtre!- Je vois ce que c'est, rpondit Fix. Vous avezgardl'heure de Londres, qui retarde de deux heures environ surSuez. Il faut avoir soin de remettre votre montre au midi dechaque pays. - Moi! toucher ma montre! s'cria Passepartout, jamais! - Eh bien, elle ne sera plus d'accord avec le soleil. - Tant pis pour le soleil, monsieur! C'est lui qui aura tort! Et le brave garon remit sa montre dans sou gousset avec ungeste superbe. Quelques instants aprs, Fix lui disait:
  • - Ah! c'est un original, ce Mr. Fogg ? - Je le crois. - Il est donc riche ? - Evidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, enbank-notes toutes neuves! Et il n'pargne pas l'argent enroute ! Tenez ! il a promis une prime magnifique aumcanicien du Mongolia, si nous arrivons Bombay avec unebelle avance! - Et vous le connaissez depuis longtemps, votre matre ? - Moi! rpondit Passepartout, je suis entr son service lejour mme de notre dpart. On s'imagine aisment l'effet que ces rponses devaientproduire sur l'esprit dj surexcit de l'inspecteur de police.Ce dpart prcipit de Londres, peu de temps aprs levol, cette grosse somme emporte, cette hte d'arriver endes pays lointains, ce prtexte d'un pari excentrique, toutconfirmait et devait confirmer Fix dans ses ides. Il fitencore parler le Franais et acquit la certitude que ce garonne connaissait aucunement son matre, que celui-ci vivaitisol Londres, qu'on le disait riche sans savoir l'origine desa fortune, que c'tait un homme impntrable, etc. Mais, enmme temps, Fix pt tenir pour certain que Phileas Foggne dbarquait point Suez, et qu'il allait rellement Bombay. Est-ce loin Bombay ? demanda Passepartout. - Assez loin, rpondit l'agent. Il vous faut encore une dizainede jours de mer. - Et o prenez-vous Bombay ? - Dans l'Inde. - En Asie ? - Naturellement. - Diable! C'est que je vais vous dire... il y a une chose qui metracasse... c'est mon bec! - quel bec ? - Mon bec de gaz que j'ai oubli d'teindre et qui brle mon compte. Or, j'ai calcul que j'en avais pour deux

  • shillings par vingt-quatre heures,juste six pence de plus que je ne gagne, et vous comprenezque pour peu que le voyage se prolonge... Fix comprit-il l'affaire du gaz ? C'est peu probable.Il n'coutait plus et prenait un parti. Le Franais et lui taientarrivs au bazar. Fix laissa son compagnon y faire sesemplettes, il lui recommanda de ne pas manquer le dpartdu Mongolia, et il revint en toute hte aux bureaux de l'agentconsulaire.Fix, maintenant que sa conviction tait faite, avait repristout son sang-froid. Monsieur, dit-il au consul, je n'ai plus aucun doute. Jetiens mon homme. Il se fait passer pour un excentrique quiveut faire le tour du monde en quatre-vingts jours. - Alors c'est un malin, rpondit le consul, et il compterevenir Londres, aprs avoir dpist toutes les polices desdeux continents! - Nous verrons bien, rpondit Fix. - Mais ne vous trompez-vous pas ? demanda encore unefois le consul. - Je ne me trompe pas. - Alors, pourquoi ce voleur a-t-il tenu faire constaterpar un visa son passage Suez ? - Pourquoi ?... je n'en sais rien, monsieur le consul,rpondit le dtective, mais coutez-moi. Et, en quelques mots, il rapporta les points saillants desa conversation avec le domestique dudit Fogg. En effet, dit le consul, toutes les prsomptions sontcontre cet homme. Et qu'allez-vous faire? - Lancer unedpche Londres avec demande instante de m'adresser unmandat d'arrestation Bombay, m'embarquer sur leMongolia, filer mon voleur jusqu'aux Indes, et l, sur cetteterre anglaise, l'accoster poliment, mon mandat la mainet la main sur l'paule. Ces paroles prononces froidement,l'agent prit cong du consul et se rendit au bureautlgraphique; De l, il lana au directeur de la police

  • mtropolitaine cette dpche que l'on connat. Un quartd'heure plus tard, Fix, son lger bagage la main, bien munid'argent, d'ailleurs, s'embarquait bord du Mongolia, etbientt le rapide steamer filait toute vapeur sur les eauxde la mer Rouge.

  • Il faisait escale Steamer-Point.

  • IX

    OU LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES

    AUX DESSEINS DE PHILEAS FOGG

    La distance entre Suez et Aden est exactement de treizecent dix milles, et le cahier des charges de la Compagniealloue ses paquebots un laps de temps de cent trente-huitheures pour la franchir. Le Mongolia, dont les feux taientactivement pousss, marchait de manire devancerl'arrive rglementaire. La plupart des passagers embarqus Brindisi avaientpresque tous l'Inde pour destination. Les uns se rendaient Bombay, les autres Calcutta, mais via Bombay, cardepuis qu'un chemin de fer traverse dans toute sa largeur lapninsule indienne, il n'est plus ncessaire de doubler lapointe de Ceylan. Parmi ces passagers du Mongolia, oncomptait divers fonctionnaires civils et des officiers detout grade. De ceux-ci, les uns appartenaient l'armebritannique proprement dite, les autres commandaient lestroupes indignes de cipayes, tous chrement appoints,mme prsent que le gouvernement s'est substitu auxdroits et aux charges de l'ancienne Compagnie des Indes :sous-lieutenants 7 ooo F, brigadiers 6o ooo, gnraux 1oo oooF. 1. Le traitement des fonctionnaires civils est encore pluslev.les simples assistants, au premier degr de la hirarchie,ont 12 ooo francs; les juges, 6o ooo F; les prsidents de cour,25o ooo F; les gouverneurs, 3oo ooo F, et le gouverneurgnral, plus de 6oo ooo F. (Note de l'auteur).On vivait donc bien bord du Mongolia, dans cettesocit de fonctionnaires, auxquels se mlaient quelquesjeunes Anglais, qui, le million en poche, allaient fonder au

  • loin des comptoirs de commerce. Le purser , l'homme deconfiance de la Compagnie, l'gal du capitaine bord,faisait somptueusement les choses. Au djeuner du matin, aulunch de deux heures, au dner de cinq heures et demie, ausouper de huit heures, les tables pliaient sous les platsde viande frache et les entremets fournis par la boucherie etles offices du paquebot. Les passagres - il y en avaitquelques-unes - changeaient de toilette deux fois par jour.On faisait de la musique, on dansait mme, quand la mer lepermettait. Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop souventmauvaise, comme tous ces golfes troits et trop souventmauvaise, comme tous ces golfes troits et longs. Quandle vent soufflait soit de la cte d'Asie, soit de la citd'Afrique, le Mongolia, long fuseau hlice, pris par letravers, roulait pouvantablement.Les dames disparaissaient alors; les pianos se taisaient;chants et danses cessaient la fois. Et pourtant, malgrla rafale, malgr la houle, le paquebot, pouss par sapuissante machine, courait sans retard vers le dtroit deBab-el-Mandeb. Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps ? On pourraitcroire que, toujours inquiet et anxieux, il se proccupaitdes changements de vent nuisibles la marche du navire,des mouvements dsordonns de la houle qui risquaientd'occasionner un accident la machine, enfin de toutes lesavaries possibles qui, en obligeant le Mongolia relcherdans quelque port, auraient compromis son voyage ? Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait ces ventualits, il n'en laissait rien paratre. C'taittoujours l'homme impassible, le membre imperturbable duReform-Club, qu'aucun incident ou accident ne pouvaitsurprendre. Il ne paraissait pas plus mu que leschronomtres du bord. On le voyait rarement sur le pont. Ils'inquitait peu d'observer cette mer Rouge, si fconde ensouvenirs, ce thtre des premires scnes historiques de

  • l'humanit. Il ne venait pas reconnatre les curieusesvilles semes sur ses bords, et dont la pittoresque silhouettese dcoupait quelquefois l'horizon. Il ne rvait mmepas aux dangers de ce golfe Arabique, dont les ancienshistoriens, Strabon, Arrien, Arthmidore, Edrisi, onttoujours parl avec pouvante, et sur lequel lesnavigateurs ne se hasardaient jamais autrefois sans avoirconsacr leur voyage par des sacrifices propitiatoires. Que faisait donc cet original, emprisonn dans leMongolia: D'abord il faisait ses quatre repas par jour, sansque jamais ni roulis ni tangage pussent dtraquer unemachine si merveilleusement organise.Puis il jouait au whist. Oui! il avait rencontr des partenaires, aussi enragsque lui : un collecteur de taxes qui se rendait son poste Goa, un ministre, le rvrend Dcimus Smith, retournant Bombay, et un brigadier gnral de l'arme anglaise, quirejoignait son corps Bnars.Ces trois passagers avaient pour le whist la mmepassion que Mr. Fogg, et ils jouaient pendant des heuresentires, non moins silencieusement que lui. Quant Passepartout, le mal de mer n'avait aucune prise sur lui. Iloccupait une cabine l'avant et mangeait, lui aussi,consciencieusement. Il faut dire que, dcidment, cevoyage, fait dans ces conditions, ne lui dplaisait plus. Il enprenait son parti. Bien nourri, bien log, il voyait du payset d'ailleurs il s'affirmait lui-mme que toute cettefantaisie finirait Bombay. Le lendemain du dpart de Suez, le 20 octobre, ce ne fut passans un certain plaisir qu'il rencontra sur le pont l'obligeantpersonnage auquel il s'tait adress en dbarquant enEgypte.Je ne me trompe pas, dit-il en l'abordant avec son plusaimable sourire, c'est bien vous, monsieur,qui m'avez sicomplaisamment servi de guide Suez ?et ils jouaient pendant des heures entires, non moins

  • silencieusement que lui. Quant Passepartout, le mal de mern'avait aucune prise sur lui. Il occupait une cabine l'avantet mangeait, lui aussi, consciencieusement. Il faut dire que,dcidment, ce voyage, fait dans ces conditions, ne luidplaisait plus. Il en prenait son parti. Bien nourri, bien log,il voyait du pays et d'ailleurs il s'affirmait lui-mmeque toute cette fantaisie finirait Bombay. Le lendemain du dpart de Suez, le 20 octobre, ce ne fut passans un certain plaisir qu'il rencontra sur le pont l'obligeantpersonnage auquel il s'tait adress en dbarquant enEgypte.Je ne me trompe pas, dit-il en l'abordant avec son plusaimable sourire, c'est bien vous, monsieur,qui m'avez si aurezle temps de visiter le pays ? - Je l'espre, monsieur Fix. Vous comprenez bien qu'il n'estpas permis un homme sain d'esprit de passer sa vie sauterd'un paquebot dans un chemin de fer et d'un chemin de ferdans un paquebot, sous prtexte de faire le tour du monde enquatre-vingts jours! Non. Toute cette gymnastiquecessera Bombay, n'en doutez pas. - Et il se porte bien, Mr. Fogg ? demanda Fix du ton leplus naturel. - Trs bien, monsieur Fix. Moi aussi, d'ailleurs.Je mange comme un ogre qui serait jeun. C'est l'air de lamer. - Et votre matre, je ne le vois jamais sur le pont. - Jamais. Il n'est pas curieux. - Savez-vous, monsieur Passepartout, que ce prtenduvoyage en quatre - vingts jours pourrait bien cacherquelque mission secrte... une mission diplomatique, parexemple! - Ma foi, monsieur Fix, je n'en sais rien, je vous l'avoue, et,au fond, je ne donnerais pas une demi-couronne pour lesavoir. Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix causrentsouvent ensemble. L'inspecteur de police tenait se lier

  • avec le domestique du sieur Fogg.cela pouvait le servir l'occasion. Il lui offrait donc souvent,au bar-room du Mongolia, quelques verres de whisky ou depale-ale, que le brave garon acceptait sans crmonie etrendait mme pour ne pas tre en reste, - trouvant,d'ailleurs, ce Fix un gentleman bien honnte. Cependant le paquebot s'avanait rapidement. Le 13, oneut connaissance de Moka, qui apparut dans sa ceinture demurailles ruines, au-dessus desquelles se dtachaientquelques dattiers verdoyants.Au loin, dans les montagnes, se dveloppaient de vasteschamps de cafiers. Passepartout fut ravi de contemplercette ville clbre, et il trouva mme qu'avec ces murscirculaires et un fort dmantel qui se dessinait commeune anse, elle ressemblait une norme demi-tasse. Pendant la nuit suivante, le Mongolia franchit le dtroitde Bab-el-Mandeb, dont le nom arabe signifie la Portedes Larmes, et le lendemain, 14, il faisait escale Steamer-Point, au nord-ouest de la rade d'Aden. C'est lqu'il devait se rapprovisionner de combustible. Grave et importante affaire que cette alimentation du foyerdes paquebots de telles distances des centres deproduction. Rien que pour la Compagnie pninsulaire, c'est unedpense annuelle qui se chiffre par huit cent mille livres(2o millions de francs). Il a fallu, en effet, tablir desdpts en plusieurs ports, et, dans ces mers loignes, lecharbon revient quatre-vingts francs la tonne. Le Mongolia avait encore seize cent cinquante milles faire avant d'atteindre Bombay, et il devait rester quatreheures Steamer-Point, afin de remplir ses soutes. Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune faon auprogramme de Phileas Fogg. Il tait prvu. D'ailleurs leMongolia, au lieu d'arriver Aden le 15 octobreseulement au matin, y entrait le 14 au soir. C'tait un gainde quinze heures. Mr. Fogg et son domestique descendirent terre.

  • Le gentleman voulait faire viser son passeport. Fix lesuivit sans tre remarqu. La formalit du visa accomplie,Phileas Fogg revint bord reprendre sa partieinterrompue. Passepartout, lui, flna, suivant sa coutume, au milieu decette population de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs,d'Arabes, d'Europens, composant les vingt-cinq millehabitants d'Aden. Il admira les fortifications qui font decette ville le Gibraltar de la mer des Indes, et demagnifiques citernes auxquelles travaillaient encore lesingnieurs anglais, deux mille ans aprs les ingnieursdu roi Salomon. Trs curieux, trs curieux! se disait Passepartout enrevenant bord. Je m'aperois qu'il n'est pas inutile devoyager, si l'on veut voir du nouveau. A six heures du soir, le Mongolia battait des branches de sonhlice les eaux de la rade d'Aden et courait bientt sur lamer des Indes. Il lui tait accord cent soixante-huitheures pour accomplir la traverse entre Aden et Bombay. Dureste, cette mer indienne lui fut favorable. Le vent tenaitdans le nord-ouest. Les voiles vinrent en aide la vapeur. Le navire, mieux appuy, roula moins. Les passagres, enfraches toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et lesdanses recommencrent. Le voyage s'accomplit donc dans les meilleuresconditions. Passepartout tait enchant de l'aimablecompagnon que le hasard lui avait procur en la personnede Fix. Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance dela cte indienne. Deux heures plus tard, le pilote montait bord du Mongolia. A l'horizon, un arrire-plan decollines se profilait harmonieusement sur le fond du ciel.Bientt, les rangs de palmiers qui couvrent la ville sedtachrent vivement.Le paquebot pntra dans cette rade forme par les lesSalcette, Colaba, lphanta, Butcher, et quatre heures et

  • demie il accostait les quais de Bombay. Phileas Fogg achevait alors le trente-troisime robre dela journe, et son partenaire et lui, grce une manoeuvreaudacieuse, ayant fait les treize leves, terminrent cettebelle traverse par un chelem admirable. Le Mongolia ne devait arriver que le 22 octobre Bombay. Or, il y arrivait le 20. C'tait donc, depuis sondpart de Londres, un gain de deux jours, que Phileas Fogginscrivit mthodiquement sur son itinraire la colonnedes bnfices.

  • Passepartout, lui, flna suivant sa coutume.

  • Les bayadres Bombay.

  • Il renversa deux de ses adversaires.

  • X

    OU PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ETRE QUITTEEN PERDANT SA CHAUSSURE

    Personne n'ignore que l'Inde - ce grand triangle renversdont la base est au nord et la pointe au sud comprend unesuperficie de quatorze cent mille milles carrs, surlaquelle est ingalement rpandue une population de centquatre-vingts millions d'habitants. Le gouvernementbritannique exerce une domination relle sur une certainepartie de cet immense pays. Il entretient un gouverneurgnral Calcutta, des gouverneurs Madras, Bombay, auBengale, et un lieutenant-gouverneur Agra. Mais l'Inde anglaise proprement dite ne compte qu'unesuperficie de sept cent mille milles carrs et unepopulation de cent cent dix millions d'habitants. C'est assezdire qu'une notable partie du territoire chappe encore l'autorit de la reine; et, en effet, chez certains rajahs del'intrieur, farouches et terribles, l'indpendance indoue estencore absolue. Depuis 1756 - poque laquelle fut fond le premiertablissement anglais sur l'emplacement aujourd'hui occuppar la ville de Madras - jusqu' cette anne dans laquelleclata la grande insurrection des cipayes, la clbreCompagnie des Indes fut toute puissante. Elle s'annexait peu peu les diverses provinces, achetes aux rajahs au prixde rentes qu'elle payait peu ou point; elle nommait songouverneur gnral et tous ses employs civils oumilitaires; mais maintenant elle n'existe plus, et lespossessions anglaises de l'Inde relvent directement de lacouronne. Aussi l'aspect, les moeurs, les divisions ethnographiques

  • de la pninsule tendent se modifier chaque jour. Autrefois,on y voyageait par tous les antiques moyens de transport, pied, cheval, en charrette, en brouette, en palanquin, dos d'homme, en coach, etc. Maintenant, des steamboatsparcourent grande vitesse l'Indus, le Gange, et un chemin defer, qui traverse l'Inde dans toute sa largeur en seramifiant sur son parcours, Met Bombay trois joursseulement de Calcutta. Le trac de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite travers l'Inde. La distance vol d'oiseau n'est que de mille onze cents milles, et des trains, anims d'une vitessemoyenne seulement, n'emploieraient pas trois jours lafranchir; mais cette distance est accrue d'un tiers, aumoins, par la corde que dcrit le railway en s'levantjusqu' Allahabad dans le nord de la pninsule. Voici, en somme, le trac grands points du GreatIndian peninsular railway . En quittant l'le de Bombay, iltraverse Salcette, saute sur le continent en face de Tannah,franchit la chane des Ghtes-Occidentales, court au nord-est jusqu' Burhampour, sillonne le territoire peu prsindpendant du Bundelkund, s'lev jusqu' Allahabad,s'inflchit vers l'est, rencontre le Gange Bnars, s'encarte lgrement, et, redescendant au sud-est parBurdivan et la ville franaise de Chandernagor, il fait tte deligne Calcutta. C'tait quatre heures et demie du soir que lespassagers du Mongolia avaient dbarqu Bombay, et letrain de Calcutta partait huit heures prcises. Mr Fogg prit donc cong de ses partenaires, quitta lepaquebot, donna son domestique le dtail de quelquesemplettes faire, lui recommanda expressment de setrouver avant huit heures la gare, et, de son pas rgulierqui battait la seconde comme le pendule d'une horlogeastronomique, il se dirigea vers le bureau des passeports. Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait rien voir, ni l'htel de ville, ni la magnifique bibliothque, ni

  • les forts, ni les docks, ni le march au coton, ni lesbazars, ni les mosques, ni les synagogues, ni les glisesarmniennes, ni la splendide pagode de Malebar-Hill, ornede deux tours polygones. Il ne contemplerait ni les chefs-d'oeuvre d'Elphanta, ni ses mystrieux hypoges, cachs au sud-est de la rade, ni les grottes Kanhrie de l'leSalcette, ces admirables restes de l'architecturebouddhiste! Non! rien. En sortant du bureau des passeports, PhileasFogg se rendit tranquillement la gare, et l il se fitservir dner. Entre autres mets, le matre d'htel crutdevoir lui recommander une certaine gibelotte de lapindu pays , dont il lui dit merveille. Phileas Fogg accepta la gibelotte et la gotaconsciencieusement; mais, en dpit de sa sauce pice, illa trouva dtestable. Il sonna le matre d'htel. Monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, c'est dulapin, cela ? c'est du lapin, cela ? - Oui, mylord, rpondit effrontment - Oui, mylord,rpondit effrontment le drle, du lapin des jungles. - Et ce lapin-l n'a pas miaul quand on l'a tu ? - Miaul! Oh! mylord! un lapin! Je vous jure... - Monsieur le matre d'htel, reprit froidement Mr. Fogg,ne jurez pas et rappelez-vous ceci : autrefois, dans l'Inde,leschats taient considrs comme des animaux sacrs. C'taitle bon temps. - Pour les chats, mylord ? - Et peut-tre aussi pour les voyageurs! Cette observationfaite, Mr. Fogg continua tranquillement dner. Quelques instants aprs Mr. Fogg, l'agent Fix avait, luiaussi, dbarqu du Mongolia et couru chez le directeur de lapolice de Bombay. Il fit reconnatre sa qualit de dtective, lamission dont il tait charg, sa situation vis--vis de l'auteurprsum du vol.

  • Avait-on reu de Londres un mandat d'arrt ?... On n'avait rien reu. Et, en effet, le mandat, parti aprsFogg, ne pouvait tre encore arriv. Fix resta fort dcontenanc. Il voulut obtenir dudirecteur un ordre d'arrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa. L'affaire regardait l'administrationmtropolitaine, et celle-ci seule pouvait lgalementdlivrer un mandat. Cette svrit de principes, cetteobservance rigoureuse de la lgalit est parfaitementexplicable avec les moeurs anglaises, qui, en matire delibert individuelle, n'admettent aucun arbitraire. Fix n'insista pas et comprit qu'il devait se rsigner attendre son mandat. Mais il rsolut de ne point perdrede vue son impntrable coquin, pendant tout le tempsque celui-ci demeurerait Bombay. Il ne doutait pas que Phileas Fogg n'y sjournt, et, on le sait,c'tait aussi la conviction de Passepartout, - ce qui laisseraitau mandat d'arrt le temps d'arriver. Mais depuis les derniers ordres que lui avait donns sonmatre en quittant le Mongolia, Passepartout avait biencompris qu'il en serait de Bombay comme de Suez et de Paris,que le voyage ne finirait pas ici, qu'il se poursuivrait aumoins jusqu' Calcutta, et peut-tre plus loin. Et ilcommena se demander si ce pari de Mr. Fogg n'tait pasabsolument srieux, et si la fatalit ne l'entranait pas, luiqui voulait vivre en repos, accomplir le tour du mondeen quatre-vingts jours!En attendant, et aprs avoir fait acquisition de quelqueschemises et chaussettes, il se promenait dans les rues deBombay. Il y avait grand concours de populaire, et, aumilieu d'Europens de toutes nationalits, des Persans bonnets pointus, des Bunhyas turbans ronds, des Sindes bonnets carrs, des Armniens en longues robes, desParsis mitre noire. C'tait prcisment une fte clbrepar ces Parsis ou Gubres, descendants directs dessectateurs de Zoroastre, qui sont les plus industrieux,

  • les plus civiliss, les plus intelligents, les plus austres desIndous, - race laquelle appartiennent actuellement lesriches ngociants indignes de Bombay. Ce jour-l, ils clbraient une sorte de carnavalreligieux, avec processions et divertissements, danslesquels figuraient des bayadres vtues de gazes rosesbroches d'or et d'argent, qui, au son des violes et au bruitdes tam-tams, dansaient merveilleusement, et avec unedcence parfaite, d'ailleurs. Si Passepartout regardait ces curieuses crmonies, si sesyeux et ses oreilles s'ouvraient dmesurment pour voiret entendre, si son air, sa physionomie tait bien celle dubooby le plus neuf qu'on pt imaginer, il est superflu d'yinsister ici. Malheureusement pour lui et pour son matre, dont ilrisqua de compromettre le voyage, sa curiosit l'entranaplus loin qu'il ne convenait. En effet, aprs avoir entrevu ce carnaval parsi,Passepartout se dirigeait vers la gare, quand, passant devantl'admirable pagode de Malebar-Hill, il eut lamalencontreuse ide d'en visiter l'intrieur. Il ignorait deux choses : d'abord que l'entre decertaines pagodes indoues est formellement interdite auxchrtiens, et ensuite que les croyants eux-mmes ne peuventy pntrer sans avoir laiss leurs chaussures la porte. Ilfaut remarquer ici que, par raison de saine politique, legouvernement anglais, respectant et faisant respecterjusque dans ses plus insignifiants dtails la religion dupays, punit svrement quiconque en viole les pratiques. Passepartout, entr l, sans penser mal comme un simpletouriste, admirait, l'intrieur de Malebar-Hill, ce clinquantblouissant de l'ornementation brahmanique, quand soudainil fut renvers sur les dalles sacres. Trois prtres, leregard plein de fureur, se prcipitrent sur lui,arrachrent ses souliers et ses chaussettes, etcommencrent le rouer de coups, en profrant des cris

  • sauvages. Le Franais, Vigoureux et agile, se releva vivement. D'uncoup de poing et d'un coup de pied, il renversa deux de sesadversaires, fort emptrs dans leurs longues robes, et,s'lanant hors de la pagode de toute la vitesse de sesjambes, il eut bientt distanc le troisime Indou, qui s'taitjet sur ses traces, en ameutant la foule. A huit heures moins cinq, quelques minutes seulementavant le dpart du train, sans chapeau, pieds nus, ayantperdu dans la bagarre le paquet contenant ses emplettes,Passepartout arrivait la gare du chemin de fer. Fix tait l, sur le quai d'embarquement. Ayant suivi lesieur Fogg la gare, il avait compris que ce coquin allaitquitter Bombay. Son parti fut aussitt pris del'accompagner jusqu' Calcutta et plus loin s'il le fallait.Passepartout ne vit pas Fix, qui se tenait dans l'ombre, maisFix entendit le rcit de ses aventures, que Passepartoutnarra en peu de mots son matre.j'espre que cela ne vousarrivera plus, rpondit simplement Phileas Fogg, en prenantplace dans un des wagons du train. Le pauvre garon, pieds nus et tout dconfit, suivit sonmatre sans mot dire. Fix allait monter dans un wagon spar, quand une pense leretint et modifia subitement son projet de dpart. Non, je reste, se dit-il. Un dlit commis sur le territoireindien... Je tiens mon homme. En ce moment, la locomotive lana un vigoureux sifflet, etle train disparut dans la nuit.

  • La vapeur se contournait en spirales.

  • L, ils se trouvrent en prsence dun animal...

  • XI

    OU PHILEAS FOGG ACHETE UNE MONTURE A UN PRIX FABULEUX

    Le train tait parti l'heure rglementaire. Il emportaitun certain nombre de voyageurs, quelques officiers, desfonctionnaires civils et des ngociants en opium et enindigo, que leur commerce appelait dans la partie orientalede la pninsule. Passepartout occupait le mme compartiment que sonmatre. Un troisime voyageur se trouvait plac dans lecoin oppos. C'tait le brigadier gnral, Sir Francis Cromarty, l'un despartenaires de Mr. Fogg pendant la traverse de Suez Bombay, qui rejoignait ses troupes cantonnes auprs deBnars. Sir Francis Cromarty, grand, blond, g de cinquante ansenviron, qui s'tait fort distingu pendant la dernirervolte des cipayes, et vritablement mrit laqualification d'indigne. Depuis son jeune ge, il habitaitl'Inde et n'avait fait que de rares apparitions dans son paysnatal. C'tait un homme instruit, qui aurait volontiers donndes renseignements sur les coutumes, l'histoire,l'organisation du pays indou, si Phileas Fogg et t homme les demander. Mais ce gentleman ne demandait rien.Il ne voyageait pas, il dcrivait une circonfrence.c'tait un corps grave, parcourant une orbite autour du globeterrestre, suivant les lois de la mcanique rationnelle. ence moment, il refaisait dans son esprit le calcul desheures dpenses depuis son dpart de Londres, et il seft frott les mains, s'il et t dans sa nature de faire unmouvement inutile. Sir Francis Cromarty n'tait pas sans avoir reconnu

  • l'originalit de son compagnon de route, bien qu'il ne l'ettudi que les cartes la main et entre deux robres. Il taitdonc fond se demander si un coeur humain battaitsous cette froide enveloppe, si Phileas Fogg avait une mesensible aux beauts de la nature, aux aspirations morales.Pour lui, cela faisait question. De tous les originaux quele brigadier gnral avait rencontrs, aucun n'taitcomparable ce produit des sciences exactes. Phileas Fogg n'avait point cach Sir Francis Cromartyson projet de voyage autour du monde, ni dans quellesconditions il l'oprait. Le brigadier gnral ne vit dans cepari qu'une excentricit sans but utile et laquellemanquerait ncessairement le transire benefaciendo quidoit guider tout homme raisonnable. Au train dontmarchait le bizarre gentleman, il passerait videmment sansrien faire , ni pour lui, ni pour les autres. Une heure aprs avoir quitt Bombay, le train,franchissant les viaducs, avait travers l'le Salcette etcourait sur le continent. A la station de Callyan, il laissasur la droite