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1 Ligue des Droits de l’Homme et du citoyen de Nouvelle-Calédonie CONFERENCE-DEBAT Mercredi 1er août 2007 à 18 h. à la F.O.L. ETRE CITOYEN en Nouvelle-Calédonie Elie Poigoune, président LDHNC Mathias Chauchat, Jean-Paul Caillard, Pascal Hébert, Gérard Sarda ------------- LA CITOYENNETE CALEDONIENNE MATHIAS CHAUCHAT Professeur à l’Université de la Nouvelle-Calédonie [email protected] Directeur du Laboratoire d’Etudes Juridiques et Economiques de l’UNC Publié en ligne sur le site du LARJE http://larje.univ-nc.nc/ « Individu, national, citoyen et électeur ». Ces mots, couramment confondus puisque le plus souvent réunis dans la même personne, ne se recouvrent pourtant pas. Ils se hiérarchisent et la Nouvelle-Calédonie y amène sa singularité. La distinction du national et de l’étranger est la base de la construction des Nations et la nationalité conditionne l'exercice de la citoyenneté. Cependant, c'est une condition qui n’est pas toujours nécessaire comme en témoignent les débats sur la citoyenneté européenne ou le droit de vote des étrangers. C'est une condition non suffisante. Tous les nationaux n'ont pas toujours les mêmes droits ; ainsi le droit de vote des femmes n’a été reconnu que tardivement ou encore celui des jeunes mineurs. Et on peut perdre sa citoyenneté par une condamnation, sans pour autant devenir apatride. Déjà l’histoire calédonienne diverge. Comme le souligne Dominique Colas, « la démocratie française, fière de sa fondation par une Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, n'a eu de cesse, au long de son histoire - notamment coloniale -, de manquer à sa parole et de soigneusement distinguer les deux : l'homme, le citoyen. Au prétexte que la citoyenneté

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1

Ligue des Droits de l’Homme et

du citoyen

de Nouvelle-Calédonie

CONFERENCE-DEBAT

Mercredi 1er août 2007 à 18 h. à la F.O.L.

ETRE CITOYEN

en Nouvelle-Calédonie

Elie Poigoune, président LDHNC

Mathias Chauchat, Jean-Paul Caillard, Pascal Hébert, Gérard Sarda

-------------

LA CITOYENNETE CALEDONIENNE

MATHIAS CHAUCHAT

Professeur à l’Université de la Nouvelle-Calédonie [email protected]

Directeur du Laboratoire d’Etudes Juridiques et Economiques de l’UNC

Publié en ligne sur le site du LARJE http://larje.univ-nc.nc/

« Individu, national, citoyen et électeur ». Ces mots, couramment confondus puisque le plus

souvent réunis dans la même personne, ne se recouvrent pourtant pas. Ils se hiérarchisent et la

Nouvelle-Calédonie y amène sa singularité.

La distinction du national et de l’étranger est la base de la construction des Nations et la

nationalité conditionne l'exercice de la citoyenneté. Cependant, c'est une condition qui n’est

pas toujours nécessaire comme en témoignent les débats sur la citoyenneté européenne ou le

droit de vote des étrangers. C'est une condition non suffisante. Tous les nationaux n'ont pas

toujours les mêmes droits ; ainsi le droit de vote des femmes n’a été reconnu que tardivement

ou encore celui des jeunes mineurs. Et on peut perdre sa citoyenneté par une condamnation,

sans pour autant devenir apatride.

Déjà l’histoire calédonienne diverge. Comme le souligne Dominique Colas, « la démocratie

française, fière de sa fondation par une Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, n'a

eu de cesse, au long de son histoire - notamment coloniale -, de manquer à sa parole et de

soigneusement distinguer les deux : l'homme, le citoyen. Au prétexte que la citoyenneté

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procurerait, ou exigerait, une élévation et une grandeur, dont seuls les Français seraient les

détenteurs »1. Les Kanak ont ainsi été longtemps absents de l’histoire institutionnelle. Ils ne

sont devenus universellement électeurs que le 7 mai 1946.

La nation française, c’est le « vouloir vivre ensemble » collectif. Rien ne remplace les mots de

Renan : « Une nation est une âme, un principe spirituel. (…) Une nation est une grande

solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a fait et de ceux qu'on est disposé

à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent, par un fait

tangible : le désir clairement exprimé de continuer la vie commune... (…) Je me résume.

L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves,

ni de la direction des montagnes. Une grande réunion d'homme saine d'esprit et chaude de

coeur, crée une conscience morale qui s'appelle une nation »2.

A l’opposé, l’identité kanak se fonde d’abord sur la terre à laquelle on appartient, comme le

rappelle le préambule de l’accord de Nouméa3 : « L'identité kanak était fondée sur un lien

particulier à la terre. Chaque individu, chaque clan se définissait par un rapport spécifique

avec une vallée, une colline, la mer, une embouchure de rivière, et gardait la mémoire de

l'accueil d'autres familles. Les noms que la tradition donnait à chaque élément du paysage,

les tabous marquant certains d'entre eux, les chemins coutumiers structuraient l'espace et les

échanges ».

Le terme « citoyenneté » a eu des hauts et des bas. « Jugé passéiste il y a 20 ans, il est

aujourd’hui comme un nouveau talisman que l’on brandit pour appuyer toute revendication.

Le terme a pourtant un sens historiquement précis : l’appartenance à une communauté

politique autonome, définissant des droits et des devoirs », nous rappelle Dominique

Schnapper4. Il a l’avantage aujourd’hui d’être « un terme juridique affectivement neutre »

5. Il

laisse ouverte la question du national. La dissociation citoyenneté et nationalité devient

possible. Et le mot continue de porter avec lui la notion de participation à la vie de la cité, la

notion de droits politiques. Citoyenneté et droit de vote ont une relation nécessaire.

Est-ce tout et seulement cela ?

La tradition britannique est fondée sur l’idée que, pour assurer la véritable liberté des hommes

contre le pouvoir qui risque toujours de devenir arbitraire, il faut respecter la diversité des

appartenances et des attachements particuliers. Le citoyen à la française, héritier de

l’absolutisme royal qui avait construit une relation directe entre le roi et ses sujets, est d’abord

un démocrate disposant de la liberté politique par la participation à la souveraineté collective.

On oppose ainsi traditionnellement le pluralisme de la tradition libérale anglaise, qui fait sa

place aux ordres, aux corps, aux classes et aux groupes particuliers à la conception unitaire et

totale de la citoyenneté qui s’est imposée brutalement en France par la révolution6.

Pour Anicet Le Pors, « la France apparaît comme une Nation fortement politique, et c’est

pourquoi, plus que partout ailleurs, elle a affirmé le principe de citoyenneté dans une

1 Colas (Dominique) Citoyenneté et nationalité Gallimard Folio histoire 2004.

2 Renan (Ernest), Qu'est-ce qu'une nation ? Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882.

http://www.19e.org/documents/troisiemerepublique/nation/renan.htm 3 Accord sur la Nouvelle-Calédonie, signé à Nouméa le 5 mai 1998, J.O.R.F. n° 121 du 27 mai 1998, page 8039.

4 Schnapper (Dominique) Qu’est-ce que la citoyenneté ? Gallimard Folio actuel 2000.

5 Oriol (Paul) La lettre de la citoyenneté n° 64 juillet août 2003.

6 Schnapper (Dominique) Ibid, p. 39 et suivantes.

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production politique et philosophique abondante, mais aussi par de grandes manifestations

collectives concernant, notamment, la laïcité, le service public, l’intégration et la

souveraineté nationale »7.

La citoyenneté ne saurait ainsi s’identifier au seul droit de vote. L’accord de Nouméa8 est à la

croisée de la tradition du Pacifique, anglo-saxonne et libérale qui sait reconnaître les

différences, et de la philosophie politique française. L’accord fait la part belle à « l’identité

kanak », dont la graphie invariable montre l’éloignement même des règles orthographiques les

plus établies de l’Académie. On y confirme la reconnaissance d’un état-civil particulier, le

« statut coutumier », évidemment distinct du statut de droit commun. Le « peuple kanak » y

est explicitement reconnu dans le préambule de l’accord dont on sait qu’il a acquis

aujourd’hui valeur constitutionnelle9. Nous sommes pleinement aux antipodes de la remarque

du Conseil constitutionnel sur le peuple corse10

. L’accord rend possible l’émergence de droits

culturels, économiques et sociaux liés à cette citoyenneté concrète.

La position constitutionnelle de la Nouvelle-Calédonie confirme enfin son originalité et

même, d’un mot plus fort, son étrangeté. Celle-ci ne relève pas des dispositions permanentes

du titre XII de la Constitution « Des collectivités territoriales », mais du titre XIII dont le

caractère transitoire est clairement affiché « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-

Calédonie ». Le Conseil d’Etat vient clairement de rejeter la tentation d’un double

rattachement constitutionnel du « Pays », principal au titre XIII et supplétif au titre XII, en

refusant de considérer que la Nouvelle-Calédonie puisse être une collectivité territoriale au

sens de l’article 72 de la Constitution11

. La Calédonie est ainsi « ailleurs », pas encore

souveraine, mais déjà plus collectivité territoriale, faisant revivre le spectre de la

Communauté française de 1958.

En réalité, comme le souligne le constitutionnaliste Guy Carcassonne12

, « il s'agit moins de

dispositions constitutionnelles particulières que d'une autre Constitution, celle de la

Nouvelle-Calédonie, que notre texte de 1958, bien accueillant, abrite dans son titre XIII ».

La citoyenneté calédonienne qui en est issue assume d’abord le lien évident avec le droit de

vote et la restriction ainsi apportée au corps électoral. Elle organise ensuite, de manière

progressive, la dissociation des statuts de résident français et citoyen calédonien.

7 Le Pors (Anicet) La citoyenneté Que sais-je ? PUF1999.

8 Le 8 novembre 1998, avec près de 72 % de "oui" et un taux de participation de plus de 74 %, en progression de

11 points sur le précédent référendum de 1988, la population calédonienne a été favorable à cet accord qui

entérine l’évolution à long terme vers l’autodétermination. Le "oui" a été massif dans les deux provinces à

majorité kanak et indépendantiste et solide dans le Sud (62,99 %), un résultat qui tranche avec la réserve

négative de 1988. 9 Sur le plan juridique, la mention particulière selon laquelle l’article 77 de la Constitution stipule que la loi

organique détermine « dans le respect des orientations définies par cet accord et selon les modalités nécessaires

à sa mise en oeuvre » les transferts de compétence, règles d’organisation, citoyenneté, régime électoral ou

emploi a pour effet de constitutionnaliser l’accord dans sa lettre et dans son esprit. Il s’agit donc d’obligations

constitutionnelles et pas de formules creuses. 10

Conseil constitutionnel, décision n° 91-290 DC du 9 mai 19991, Loi portant statut de la collectivité

territoriale de Corse. 11

Conseil d’Etat n° 279323 du 13 décembre 2006 M. Genelle, AJDA 19 février 2007, p. 363. 12

Cité par le député René Dosière lors de son intervention devant le congrès de Versailles le 19 février 2007,

sur le projet de loi constitutionnelle modifiant l’article 77 de la Constitution.

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I – LE LIEN NECESSAIRE DE LA CITOYENNETE ET DU

CORPS ELECTORAL

Citoyenneté et droit de vote ont une relation nécessaire. Le citoyen, c’est celui qui vote. Et

cette définition sommaire prend un tour particulièrement brutal en Nouvelle-Calédonie,

puisque l’accord de Nouméa a organisé une déconnection « transitoire » entre nationalité

française et citoyenneté calédonienne. C’est la question du droit de vote (A).

Le constituant est même intervenu une seconde fois, par la révision constitutionnelle du 19

février 2007 pour geler ou cristalliser le corps électoral calédonien. Ce gel se présente comme

un acquis institutionnel définitif (B).

A - La déconnection « transitoire » de la citoyenneté calédonienne

et de la nationalité française : la question du droit de vote

Si la citoyenneté européenne offre « quelque chose en plus », la citoyenneté calédonienne se

présente, au moins pour un nouveau résident, comme « quelque chose en moins ». Les

conditions historiques du peuplement de la Nouvelle-Calédonie, aujourd’hui insérée dans un

processus de décolonisation par le double effet de la résolution 41/41 A du 2 décembre 1986

de l’Assemblée Générale des Nations Unies et des accords de Matignon et Nouméa,

l’expliquent amplement. Mais c’est cette déconnection, même « transitoire » selon les termes

mêmes du titre XIII de la Constitution, entre nationalité française et citoyenneté calédonienne

qui suscite un certain émoi.

1 – les corps électoraux calédoniens

L’accord de Nouméa distingue deux corps électoraux différents, le corps électoral des

consultations sur l’accession à la pleine souveraineté, qui relève de l’article 218 de la loi

organique, et le corps électoral des élections au congrès et aux assemblées de province, issu

de l’article 188 de cette même loi organique. Ceux qui ne votent pas à ces consultations sont

les résidents. Ils forment le « tableau annexe ». Il peuvent s’exprimer par le vote aux élections

présidentielles, législatives, européennes, aux référendums nationaux ainsi qu’aux

municipales, dans la mesure où le congrès ne leur vote pas un statut propre13

. Suivant la

logique indépendantiste, Français et non citoyens, ils votent aux seules élections qui les

concernent. Suivant la logique opposée, ils sont privés d’un droit fondamental14

.

Deux corps électoraux ; une seule citoyenneté. Il reste à répondre à cette ambiguïté potentielle

sur le corps électoral qui doit être pris en compte pour la citoyenneté. Est-ce celui du vote de

sortie ou celui des provinciales ? C’est l’article 4 de la loi organique qui tranche

définitivement la question et le Conseil constitutionnel n’a rien trouvé à y redire : « Il est

institué une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie dont bénéficient les personnes de

nationalité française qui remplissent les conditions fixées à l'article 188 », soit le corps des

électeurs provinciaux. Le citoyen, c’est très clairement l’électeur des provinciales.

13

Accord de Nouméa, point 2.2.1 : « Le corps électoral restreint s'appliquerait aux élections communales si les

communes avaient une organisation propre à la Nouvelle-Calédonie ». 14

Gohin (Olivier) Quand la République marche sur la tête, AJDA 16 avril 2007, p. 800.

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5

Pour voter sur l’accession du Pays à la pleine souveraineté, il faut pouvoir justifier d’une

relation particulière avec la Nouvelle-Calédonie. La restriction apportée au corps électoral

débute avec l’accord de Matignon où il fallait dix ans. Elle se prolonge avec l’accord de

Nouméa. Ceux qui ont voté lors du référendum local sur l’accord de Nouméa du 8 novembre

1998 pourront voter à la consultation de « sortie ». On y ajoute ceux qui n’étant pas inscrits

sur la liste électorale auraient pu l’être et voter. C’est essentiellement ici un critère de

résidence, fondé sur le droit du sol.

Mais l’origine calédonienne est également prise en compte : Avoir eu le statut civil coutumier

(kanak) ou, né en Nouvelle-Calédonie, y avoir eu le centre de ses intérêts matériels et moraux

; ou bien encore avoir l'un de ses parents né en Nouvelle-Calédonie et y avoir le centre de ses

intérêts matériels et moraux. C’est essentiellement ici un critère d’origine, fondé sur le droit

du sang.

On y ajoute deux dispositions balais qui règlent les problèmes divers :

- Celui des personnes arrivées après Matignon, mais avant Nouméa, et qui résident

encore en Calédonie à la sortie de l’accord. C’est une concession politique

supplémentaire des indépendantistes. Il faut à ces personnes justifier d’une durée de

20 ans de domicile continu en Nouvelle-Calédonie à la date des consultations et « au

plus tard le 31 décembre 2014 ». Il faut donc être résident au plus tard depuis le 31

décembre 1994 pour voter à ces consultations.

- La question des enfants qui, fils de métropolitains ou de couples mixtes, ne

connaissent que le Pays ; ces enfants nés en Nouvelle-Calédonie ou dont l’un des

parents est né en Nouvelle-Calédonie, ayant atteint l‘âge de la majorité et ayant le

centre de leurs intérêts matériels et moraux en Nouvelle-Calédonie, pourront

également voter.

Ce corps électoral est donc déjà bien identifié. Hormis les jeunes qui accèdent à la majorité,

c’est pratiquement celui des provinciales de mai 2004. Fondé pourtant à la fois sur la

résidence et l’origine, il alimente un débat polémique sur le droit du sang calédonien…

Ce corps électoral de sortie est bien « gelé » par l’accord de Nouméa, sans contestation depuis

sa signature par les partenaires le 5 mai 1998, en ce qu’il n’inclut pas de nouveaux arrivants

depuis 1994, quelle que soit d’ailleurs la date réelle des consultations qui peuvent

s’échelonner de 2014 à 2018.

L’autre corps électoral, des « provinciales », et partant du congrès qui est la réunion des trois

assemblées de provinces, à quelques sièges près, suit une définition différente.

Il est bien entendu composé de ceux qui votent aux consultations de sortie. Qui peut le plus

peut le moins. Mais sa définition est moins rude. Le seuil est fixé à 10 ans de résidence

continue. L’article 188 dit très exactement ceci : « Etre inscrits sur le tableau annexe et

domiciliés15

depuis dix ans en Nouvelle-Calédonie à la date de l'élection au congrès et aux

15

En outre, afin en effet de tenir compte de certaines contraintes liées à l'insularité et à l’éloignement, le

législateur organique a prévu que « les périodes passées en dehors de la Nouvelle-Calédonie pour accomplir le

service national, pour suivre des études ou une formation ou pour des raisons familiales, professionnelles ou

médicales ne sont pas pour les personnes qui y étaient antérieurement domiciliées, interruptives du délai pris en

considération pour apprécier la condition de domicile » Articles 188 II et 218 in fine de la loi organique n° 99-

209 du 19 mars 1999. L’interprétation de cette disposition a été en question devant la Cour de Cassation (Cour

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6

assemblées de province ». On notera particulièrement l’expression « à la date de l’élection »,

expression reprise dans l’accord lui-même au point 2.2.1, et non pas « à une certaine date »

qui serait par hypothèse précisée. C’est l’origine immédiate de l’imbroglio du corps électoral

et de la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel : « Doivent (…) participer à

l'élection des assemblées de province et du congrès les personnes qui, à la date de l'élection,

(…) sont domiciliées depuis dix ans en Nouvelle-Calédonie, quelle que soit la date de leur

établissement en Nouvelle-Calédonie, même postérieure au 8 novembre 199816

».

Son interprétation fait corps avec le texte interprété. Le corps électoral est devenu

« glissant ». Ainsi, une personne arrivée en 2003, après approbation de l’accord de Nouméa

le 8 novembre 1998, aurait pu voter aux provinciales de 2014 par la condition de résidence

continue de 10 ans, sans pouvoir d’ailleurs s’exprimer sur la consultation de sortie. Cette

réserve d’interprétation a été vigoureusement et immédiatement dénoncée par les partis

indépendantistes, vite rejoints par l’Etat.

Demeure une interrogation plus lourde. Les personnes résidentes, figurant sur le tableau

annexe, sont-elles privées, d’une manière déraisonnable, d’un droit fondamental ?

2 – Restriction du corps électoral et droits fondamentaux

Avec la restriction du corps électoral, on déroge immédiatement à l’article 3 de la

Constitution qui dispose que « sont électeurs tous les nationaux français ». On semble

toucher également à des textes internationaux solennels applicables localement et invocables

dans un procès de droit interne17

. La justice internationale a tranché la controverse.

Le Pacte international relatifs aux droits civils et politiques, dit de New York du 19 décembre

1966, comme la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés

fondamentales sont bien applicables18

localement et bénéficient en outre de l’effet direct. On

dispose ainsi d’un socle de garantie internationale des droits fondamentaux très fourni. Ces

restrictions au droit de vote peuvent-elles être interprétées comme « déraisonnables » selon la

terminologie de l’article 25 du Pacte ou entrent-elles dans le champ d’application des

« nécessités locales » pour l’Outre-mer résultant de la réserve française à la ratification de la

convention européenne ?

La question a été éludée par le Conseil d’Etat dans l’arrêt Sarran19

en proclamant la

supériorité des dispositions impératives de la Constitution sur le droit international, comme

par la Cour de Cassation dans l’arrêt du 2 juin 2000 Fraisse20

, qui, à la nuance près du droit

communautaire, reprend le même raisonnement.

de Cassation n° de pourvoi : 05-60166 du 26 mai 2005, Kilikili, AJDA 24 octobre 2005 p. 2014, commentaire

Carine David). 16

Conseil constitutionnel, décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, Loi organique relative à la Nouvelle-

Calédonie 17

Chauchat (Mathias) « L’accord de Nouméa condamné par le droit international ? » Dalloz, n° 44 du 17

décembre 1998. 18

article 63 : « (...) la convention s’appliquera (...) aux Territoires désignés dans la notification (...). Dans

lesdits Territoires les dispositions de la présente convention seront appliquées en tenant compte des nécessités

locales ». 19

Conseil d’Etat, assemblée n° 200286 du 30 octobre 1998, M. Claude Sarran. 20

Cour de Cassation, assemblée plénière n° 99-60274 du 2 juin 2000, Melle

Fraisse.

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7

Le comité des droits de l’homme des Nations unies a rendu ses constatations en date du 15

juillet 200221

. Il commence par rappeler deux évidences : ces scrutins s'inscrivent dans le

cadre d'un processus d'autodétermination des populations de Nouvelle-Calédonie ; toute

différenciation ne constitue pas en elle-même une discrimination, si elle est fondée sur des

critères objectifs et raisonnables et si le but visé est légitime au regard du Pacte.

Le comité finit par conclure que les critères établis sont raisonnables dans la mesure où ils

s'appliquent strictement et uniquement à des scrutins s'inscrivant dans un processus

d'autodétermination.

La Cour européenne des droits de l’homme a également été saisie. Elle a rendu son arrêt le 11

janvier 200522

. Le recours était cette fois centré sur le corps électoral provincial. La Cour

constate également que le statut actuel de la Nouvelle-Calédonie correspond à une phase

transitoire avant l'accession à la pleine souveraineté et s'inscrit dans un processus

d'autodétermination. Il s'agit d'un « système inachevé et transitoire » et elle estime, en

conséquence, « que l'histoire et le statut de la Nouvelle-Calédonie sont tels qu'ils peuvent être

considérés comme caractérisant des nécessités locales de nature à permettre les restrictions

apportées au droit de vote du requérant ».

L’épineuse question d’une violation alléguée des droits de l’homme étant, au moins

provisoirement surmontée, la contestation demeurait sur la réserve d’interprétation du Conseil

constitutionnel et prenait localement parfois un tour violent.

Tout le débat porte en effet sur l’interprétation à donner au « tableau annexe » des résidents de

moins de 10 ans. S’il reste identique à celui de 1998, ne pourront voter à partir de 2009 que

les personnes arrivées en Nouvelle-Calédonie avant 1999. Le corps électoral serait donc figé.

Au contraire, la mise à jour annuelle du tableau permettrait d’inclure tous les nouveaux

arrivants depuis 1999. Le corps électoral deviendrait alors glissant. C’est l’interprétation du

Conseil constitutionnel.

Et pour surmonter l’interprétation du Conseil, il fallait une révision constitutionnelle. Ce sera

le gel du corps électoral.

B - Le gel « définitif » du corps électoral

Le préambule, qui donne tout son sens à l’accord lui-même, recèle une ambiguïté. Il indique

que le corps électoral sera restreint aux personnes établies en Nouvelle-Calédonie « depuis

une certaine durée » : il n’est pas question d’une certaine date. La réforme va trancher. Ce

sera le gel. Et cette réforme est irréversible.

1 – La réforme constitutionnelle de 2007

Le clivage politique est net, dans un Pays qu’on présente couramment comme celui « du non

21

Le Pacte ne confère au comité des droits de l’homme qu’un pouvoir d’adresser des constatations à l’Etat

intéressé et au particulier. 22

Cour européenne des droits de l’homme, arrêt no 66289/01 du 11 janvier 2005, Py Bruno c/ France. Les

constatations du comité des droits de l’homme des Nations unies du 15 juillet 2002 figurent dans les faits

rappelés dans la décision.

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8

dit »23

, et il recouvre l’attitude face aux flux migratoires venus de la Métropole et aujourd’hui

aussi du reste de l’outre-mer. La définition du corps électoral aurait été l’ultime compromis.

Pascal Naouna, au nom de l’Union calédonienne, l’une des composantes du FNLKS, avait

développé méticuleusement le point de vue indépendantiste, à l’occasion du boycott actif et

mouvementé du troisième comité des signataires24

, lors de la visite du président de la

République à Koné, la capitale du Nord, en juin 2003 : « Je rappellerai que les « indigènes »

de la Calédonie, à l’instar des femmes françaises, n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1946 ;

que la circulaire Messmer de 1969 organisait la colonisation de peuplement en préconisant «

un accroissement de l’immigration venue de Métropole afin d’éviter qu’à terme les

autochtones ne soient majoritaires et se laissent tenter par l’indépendance » ; qu’à Nainville-

les-Roches, nous avons néanmoins pris en compte « les victimes de l’histoire » dans les

populations intéressées par le devenir de notre Pays ; que, lors de l’accord de Matignon de

1988, nous avons accepté une notion encore plus large du corps électoral basée cette fois-là

sur 10 ans de résidence ; que, lors de l’accord de Nouméa signé en 1998, nous avons encore

accepté de considérer les 8000 nouveaux électeurs inscrits sur les listes électorales, issus de

l’immigration des 24 000 personnes entrées sur le Territoire depuis 1988. Tout ceci pour dire

que son ultime concession de 1998 relative au corps électoral, fondant une souveraineté

partagée dans une communauté de destin, a été actée et figée par la Constitution française en

son article 76 alinéa 2 ».

Pour les indépendantistes, colonisation et peuplement sont deux notions étroitement mêlées.

Si on décolonise, on arrête le peuplement. Pour les non indépendantistes, les deux

mouvements paraissent pouvoir être disjoints. Le compromis de 1998 a alors justement porté

sur la restriction apportée au corps électoral. La formulation, sans doute volontairement

ambiguë, contenue dans l’accord avait été le dernier point d’achoppement avant sa signature

par le Rassemblement pour la Calédonie dans la République et la réserve d’interprétation du

Conseil constitutionnel avait alors révélé publiquement les arrière-pensées.

Le gouvernement français avait également rapidement réagi et proposé une alternative à la

réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel du 15 mars 1999, la révision

constitutionnelle. L’Assemblée nationale, le 10 juin 1999, et le Sénat, le 12 octobre 1999,

avaient ainsi adopté en termes identiques un projet de loi constitutionnelle destiné à compléter

l'article 77 de la Constitution sur la question du corps électoral calédonien. Toutefois, le texte

du projet de révision adopté par les deux assemblées comportait, en ses articles 2 à 4, une

réforme du statut de la Polynésie française. Le décret de convocation du Congrès du 3

novembre 1999 comprenait en sus une autre révision relative au Conseil supérieur de la

magistrature. L’échec politique de cette réforme, la divergence en période de cohabitation

portant sur le degré d’indépendance des magistrats du parquet général, a entraîné l’abrogation

le 20 janvier 2000 par le Président de la République du décret de convocation.

On attendra 7 ans. Tout a dû être repris. Le nouveau projet, proposé le 29 mars 2006 par le

gouvernement, sera voté en termes identiques par l’Assemblée nationale le 13 décembre 2006

et par le Sénat le 16 janvier 2007. Il est soumis rapidement au vote des deux assemblées

réunies en Congrès à Versailles le 19 février 2007.

23

Barbançon (Louis-José) Le Pays du Non-Dit, Regards sur la Nouvelle-Calédonie, 1992, 133 p. 24

Le point 6.5. de l’accord de Nouméa précise « qu’un comité des signataires sera mis en place pour prendre en

compte les avis qui seront formulés par les organismes locaux consultés sur l'accord ; participer à la

préparation des textes nécessaires pour la mise en oeuvre de l'accord ; veiller au suivi de l'application de

l'accord ».

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9

Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois du Sénat, rapporteur sur le projet de

loi constitutionnelle au Congrès, et qui rapportait déjà sur la loi organique de 1999, au surplus

membre de l'Union pour un Mouvement Populaire, a fidèlement retracé les deux principaux

arguments échangés. Le premier est relatif à la cohérence et à la compréhension de l’accord

lui-même et le second est relatif à la parole donnée par l’Etat.

Cette disposition interprétative, qui contredit formellement la réserve d’interprétation du

Conseil constitutionnel, figure ainsi à l’article 77 nouveau dernier paragraphe de la

Constitution : « Pour la définition du corps électoral appelé à élire les membres des

assemblées délibérantes de la Nouvelle-Calédonie et des provinces, le tableau auquel se

réfèrent l'accord mentionné à l'article 76 et les articles 188 et 189 de la loi organique n° 99-

209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie est le tableau dressé à l'occasion du

scrutin prévu audit article 76 et comprenant les personnes non admises à y participer ».

La lecture est aride et la réforme a quelque chose de byzantin.

Le tableau annexe, visé au point 2.2.1 de l'accord de Nouméa et auquel fait ensuite référence

l'article 188 de la loi organique, doit donc être arrêté à la date de la consultation du

8 novembre 1998, celle de l’approbation de l’accord de Nouméa et qui est mentionnée par

l’article 76 de la Constitution.

Traduits en mots simples, les conséquences en sont les suivantes : le corps électoral provincial

est « gelé » au 8 novembre 1998. Ceux qui sont arrivés après cette consultation sur l’accord

de Nouméa ne voteront ni aux provinciales de 2009, ni à celles de 2014, ni aux consultations

sur l’accession à la pleine souveraineté. Ce sont les « résidents ». Il peuvent s’exprimer par le

vote aux élections présidentielles, législatives, européennes, aux référendums nationaux ainsi

qu’aux municipales.

Pour les personnes arrivées avant le 8 novembre 1998, et qui ne remplissaient pas encore la

condition de 10 ans, le corps électoral demeure « glissant ». Ces personnes atteindront 10 ans

de résidence continue au plus tard le 8 novembre 2008. Ainsi, une personne résidente de

manière continue depuis juillet 1997, qui n’a pu voter aux provinciales de mai 2004, pourra

ainsi voter à celles de 2009. Elle ne fera toutefois pas partie du corps électoral de sortie, lui-

même gelé au 31 décembre 1994.

Cette réforme a un caractère irréversible.

2 – Le caractère irréversible du gel du corps électoral

Cette irréversibilité est rarement avouée, parce qu’elle joue de la confusion entre les

expressions « transitoire et provisoire », qui ne sont en rien synonymes. Ensuite, cette

irréversibilité est constitutionnellement garantie.

Ce corps électoral figé apparaît lié aux deux mandats du congrès commençant en 2009 et

2014, ainsi qu’aux consultations sur l’accession à la pleine souveraineté qui pourront

s’échelonner de 2014 à 2018. Et on entend un discours dédramatisant. Ainsi du Premier

Ministre Dominique De Villepin devant le congrès de Versailles : « le projet de loi dont vous

êtes aujourd'hui saisis concerne exclusivement la période transitoire qui couvrira les

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élections provinciales et territoriales de 2009 et, le cas échéant, de 2014. Ces dispositions

sont donc strictement limitées dans le temps et dans leur objet ».

L’illusion du provisoire, dont on abreuve localement les nouveaux arrivants, relève de la

dénomination même du titre XIII de la Constitution qui qualifie le système applicable à la

Nouvelle-Calédonie de « transitoire ». Or, il ne faut pas s’illusionner sur les mots : il faut bien

lire « transitoire avant l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté ». Il

convient donc de distinguer avec soin « provisoire » et « transitoire » qui ne sont en rien

synonymes. Penser qu’après l’échec du référendum d’autodétermination, les compteurs du

corps électoral, voire même des institutions, seront remis à zéro comme si de rien n’était, par

l’effet d’un caractère provisoire, relève d’un vœu pieux.

Bien sûr, rien n’est éternel en ce monde et on ne peut pas tout garantir par des barrières de

papier. Mais l’accord de Nouméa précise que « si la réponse est négative, les partenaires

politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée. Tant que les consultations

n’auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l’organisation politique

mise en place par l’accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d’évolution, sans

possibilité de retour en arrière, cette « irréversibilité » étant constitutionnellement garantie ».

Bien sûr, le texte ne parle pas explicitement des listes électorales, ce qui peut faire débat…

Mais le gel du corps électoral n’est-il pas une condition essentielle de l’organisation politique

mise en place par l’accord de Nouméa ?

Cette irréversibilité est « constitutionnellement » garantie. Il faudra ainsi nécessairement une

révision de la Constitution pour acter d’un nouvel équilibre politique, consensuel et par

hypothèse dans la France, si l’indépendance n’était pas retenue. Trouvera-t-on une majorité

des Kanak et des indépendantistes pour acter de leur « noyade » démocratique sous l’afflux

des nouveaux arrivants européens ? Trouvera-t-on une majorité des 3/5 du Parlement français

pour tout bousculer en modifiant la Constitution ? Ce que le constituant a fait, il peut certes le

défaire, mais cette hypothèses est la plus improbable. Ce n’est pas le moindre des

enseignements du débat sur le gel du corps électoral et « le respect de la parole donnée par la

France », dont l’expression inondait les débats.

Pierre Frogier, député de la Nouvelle-Calédonie dans la discussion à l’Assemblée nationale,

ne s’y est pas trompé : « il ne s’agit pas d’une disposition transitoire : des milliers d’électeurs

seraient définitivement privés du droit de vote. En effet, en 2018, si l’indépendance est

choisie, ceux dont on n’aura pas encore reconnu la citoyenneté resteront des étrangers, et si

elle ne l’est pas, l’accord de Nouméa prévoit que la structure politique existante soit

constitutionnellement garantie sans possibilité de retour en arrière, en attendant la fondation

ultérieure d’un nouveau système ».

Finalement, ceux qui aujourd’hui misent sur le caractère temporaire du gel du corps électoral

parient ainsi sur une nouvelle concession politique kanak comme en 1998. Les autres

demeurent campés sur une ligne pure et dure d’irréversibilité constitutionnelle… Il s’agit de

frontières, sinon de positions de négociation, très classiques.

La citoyenneté doit alors compter pour s’enraciner sur une autre dynamique que la seule

agrégation du corps électoral. Cette citoyenneté de l’accord de Nouméa se veut concrète et

détone par les droits politiques, culturels, économiques et sociaux qu’elle institue. Sa

reconnaissance progressive devrait nécessairement entraîner une dissociation des situations,

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sinon des statuts, de résident français et de citoyen calédonien ; ce sera sans doute l’un des

enjeux politique et juridique majeurs des prochaines années.

II – LA DISSOCIATION PROGRESSIVE DU CITOYEN

CALEDONIEN ET DU RESIDENT FRANÇAIS

L’accord de Nouméa, au travers de la mise en place d’une citoyenneté calédonienne, dont la

vocation est de pouvoir s’ériger en nationalité, vise à fonder une nation calédonienne, même

si l’expression n’y figure pas expressément. L’objectif est souvent présenté, dans le langage

imagé courant des indépendantistes, et parfois d’autres, comme « la construction d’une

grande case commune25

». Comme dans la citoyenneté européenne, la citoyenneté précède la

nation. Il s’agit progressivement de remplacer la coexistence d’ethnies, d’origines et

d’histoires diverses, et même opposées, par un même sentiment d’appartenance à « la

communauté de destin choisie » de l’accord de Nouméa. Suivant les termes exacts du

préambule de l’accord de Nouméa, « au cours de cette période, des signes seront donnés de la

reconnaissance progressive d'une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, celle-ci devant

traduire la communauté de destin choisie et pouvant se transformer, après la fin de la

période, en nationalité, s'il en était décidé ainsi ».

Cette citoyenneté n’est pas nécessairement homogène et assimilatrice, comme on l’imagine en

France, mais sans doute plus diverse, plus respectueuse des identités et des représentations

intermédiaires comme peut l’être le modèle anglo-saxon. Elle a un contenu social affirmé,

bien au-delà des seuls droits politiques qu’elle fonde (A). Sa transformation potentielle en

nationalité exige qu’on s’interroge sur « la sortie » de l’accord de Nouméa (B).

A – La citoyenneté sociale

Dans l’accord, les mots ne sont pas neutres. Il sait utiliser des expressions fortes auxquelles

chacun s’accoutume avec le temps, « le Pays » au lieu du Territoire, la « loi du pays », le

« peuple kanak », mais aussi évite celles qui seraient inutilement blessantes, « pleine

souveraineté » plutôt qu’indépendance. On utilise la périphrase de « communauté humaine

affirmant son destin commun » pour éviter de dire une nation calédonienne et chacun finit pas

les utiliser. Le « destin commun » est devenu très usité. Le statut prépare ainsi les esprits à

une dissociation en douceur des notions de résident et de citoyen.

Cette citoyenneté concrète se mesure à l’aune des droits politiques, culturels, économiques et

sociaux qu’elle institue. « Les langues kanak sont, avec le français, des langues

d'enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie ». La rupture est de taille avec la tradition

française d’indivisibilité rappelée par le Conseil constitutionnel en 1999 à propos de la Charte

européenne des langues régionales ou minoritaires26

». Nous ne sommes ni en Corse, ni à la

Réunion, ni même en Polynésie, où le simple usage du Reo Maohi en 2006 à l’assemblée

territoriale, alors dominée par une coalition indépendantiste, a déclenché un scandale et

25

Gorodey (Dewe), vice-présidente UNI-FLNKS du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, au congrès le 11

avril 2007 à propos de la constitution du comité de pilotage sur les signes identitaires. 26

Conseil constitutionnel décision n° 99-412 DC du 15 juin 1999 Charte européenne des langues régionales ou

minoritaires

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nécessité l’intervention du Haut-commissaire de la République27

!

Les dérogations constitutionnelles qui suivent sont de même ampleur. « La taille de la

Nouvelle-Calédonie et ses équilibres économiques et sociaux ne permettent pas d'ouvrir

largement le marché du travail et justifient des mesures de protection de l'emploi local ». On

mesure dans cette accumulation la véritable originalité de la citoyenneté de l’accord de

Nouméa.

Faute de pouvoir différencier notablement, en raison du partage en commun de la nationalité

française, les statuts de résident français et de citoyen calédonien, l’accord assure en théorie

une différenciation notable en matière de droits économiques et sociaux au bénéfice des

citoyens. C’est sous cet aspect novateur de la « discrimination positive » que le statut du

citoyen calédonien peut prêter à la polémique.

1 - L’enjeu de la discrimination positive au bénéfice des citoyens calédoniens

C’est à cause de son inconvenance que la réflexion sur le statut du résident, habituellement

réservé aux étrangers, s’est arrêtée. Il lui a été préférée l’inexistence. Et la question a été

contournée par une redéfinition très novatrice du principe d’égalité.

Par tradition républicaine, seuls les droits politiques sont spécifiquement liés à la citoyenneté

française. En effet, un résident, étranger par nature en Métropole, bénéficie des autres libertés

et droits fondamentaux, comme les droits sociaux, et doit s’acquitter des mêmes obligations.

Et le résident continue à bénéficier d’un statut personnel, notamment familial, lié à sa

nationalité d’origine28

.

Là encore, l’ancienne société coloniale, dont est directement issue la Nouvelle-Calédonie,

diverge du modèle. Le « statut personnel » qui était un puissant facteur de protection pour les

émigrants français partis à la conquête de territoires lointains, était devenu parallèlement un

élément local d’exclusion. Le refus de donner aux peuples colonisés la citoyenneté française

se traduisait par le maintien du statut personnel et confessionnel traditionnel auquel étaient

soumis les autochtones. La Calédonie, du fait de l’histoire, vit ainsi à fronts renversés de la

tradition française : les métropolitains aux antipodes vivent en Calédonie de la solution

américaine comme des immigrants, puisqu’on leur applique les lois de résidence. Et le statut

personnel divise les citoyens calédoniens, puisque statut coutumier kanak et statut de droit

commun cohabitent.

Cette absence de dissociation du statut personnel entre citoyens calédoniens et résidents

français peut être illustrée par l’affaire du PACS, le pacte civil de solidarité. Les nouveaux

arrivants métropolitains s’étonnaient que le PACS ne puisse être reconnu en Nouvelle-

Calédonie. Classique interprétation du statut personnel français qu’on emporte, contrairement

au mot de Danton, à la semelle de ses souliers… On pouvait ainsi se « pacser » au consulat de

France à Sydney, mais pas à la mairie de Nouméa… La loi du 23 juin 2006 portant réforme

des successions et des libéralités, entrée en vigueur le 1er

janvier 2007, a modifié cette

situation puisque la quasi-totalité du dispositif relatif au PACS est devenu applicable en

27

CE n° 299649 du 22 février 1987 Fritch et autres, RFDA n° 2/2007 p. 425. 28

La loi du 5 mars 1803 a inséré à l’article 3 du code civil : « les lois de police et de sûreté obligent tous ceux

qui habitent le territoire. (…) Les lois concernant l'état et la capacité des personnes régissent les Français,

même résidant en pays étranger ». Ce principe adopté pour les Français s’applique ainsi par réciprocité aux

étrangers en France.

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Nouvelle-Calédonie. L’aspect fiscal, de compétence locale, a été réglé par la loi du pays n°

2007-3 du 16 janvier 2007 portant diverses dispositions d’ordre fiscal à l’impôt sur le revenu

et à l’impôt sur les sociétés. Résidents et citoyens en bénéficieront dorénavant. Mais, on ne

manquera pas de noter que le PACS ne concerne que les personnes relevant du statut de droit

commun, celles de statut coutumier kanak continuant d’être régies par la coutume.

Sans doute ne faut-il pas ajouter encore de la complication en permettant aux résidents

français de conserver leur statut personnel métropolitain en Nouvelle-Calédonie, mais cette

piste de réflexion ne peut pas être ignorée pour l’avenir.

Il existe pourtant curieusement un statut de « résident », mais réservé pour les seuls

fonctionnaires de l’Etat et qui leur permet de rester sans limitation de séjour en faisant valoir

un « rattachement » au pays. Ce sont les intérêts moraux et matériels, les fameux IMM qu’il

faudrait entièrement repenser. ». Les surrémunérations29

versées lors des séjours outre-mer

n’y sont pas étrangères… Mal précisé, mal identifié, ce statut permet surtout à l’Etat de

justifier d’économies de bout de chandelle au détriment de la nécessaire mobilité de ses

personnels30

. Le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a utilement contribué à cette

réflexion31

en liant parfois IMM et citoyenneté. Si, a priori, la catégorie juridique des IMM

reconnue par le décret de 1996, antérieur à l’accord de Nouméa, paraît étrangère à la notion

de citoyenneté, rien n’empêcherait aujourd’hui la jurisprudence comme l’administration d’en

faire un élément déterminant du lien au Pays, à défaut qu’il puisse être exclusif.

Faute d’un statut de résident, l’optique de l’accord de Nouméa a été de favoriser le citoyen

calédonien, ce qui pose d’une manière renouvelée la question de l’égalité.

Autant le principe d’égalité est identifié, autant celui de la discrimination positive apparaît

incertain32

.

Depuis la décision « Taxation d’office » de 197333

, le principe d’égalité a fait l’objet de

plusieurs centaines d’application par le juge constitutionnel. C’est le motif

d’inconstitutionnalité le plus invoqué. Le Conseil s’appuie principalement tant sur l’article 1er

de la Constitution par lequel « la France assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens »

que sur l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen suivant lequel la loi

« doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Comme l’égalité

absolue n’est pas concevable, le juge constitutionnel affirme, selon un considérant désormais

classique, que « le principe d’égalité ne s’oppose, ni à ce que le législateur règle de façons

différentes des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des motifs d’intérêt

général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en

rapport avec l’objet de la loi qui l’établit »34

. Il ne s’agit pas d’une formule « de langue de

bois » : la progressivité de l’impôt, à la différence de sa proportionnalité, constitue ainsi une

29

Chauchat (Mathias) Vers un développement citoyen ; perspectives d’émancipation pour la Nouvelle-Calédonie

PUG 2006, p. 137 et suivantes. Les traitements sont majorés du coefficient 1,73 à 1,94 en Nouvelle-Calédonie et

les pensions d’Etat, alors même qu’aucun impératif de qualité de recrutement ou même d’intérêt général n’est

opposable, de 1,75. 30

Avis n° 10/7 SSR du Conseil d’Etat du 22 mars 1999. 31

Tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie n° 9900082 du 16 septembre 1999, M. Daniel Quere. 32

Le Pourhiet (Anne-Marie) Pour une analyse critique de la discrimination positive, revue Le Débat, n°114,

mars-avril 2001 http://www.esethi.com/ 33

Favoreu (Louis), Philip (Loïc), les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz. 34

Conseil constitutionnel, décision n° 98-403 DC du 29 juillet 1998 Loi d'orientation relative à la lutte contre

les exclusions

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distinction justifiée par un motif d’intérêt général, qui est la réduction des inégalités35

. D’une

manière générale, l’application que fait le Conseil constitutionnel du principe d’égalité à la loi

est moins rigide que celle qu’effectue Conseil d’Etat à l’égard de l’acte administratif, car il y a

des garanties dans la norme législative.

Devant le Conseil d’Etat36

, l’égalité est relativisée de trois manières : soit, elle est la

conséquence nécessaire d’une loi parce que le Conseil d’Etat, serviteur de la loi, ne dispose

pas (encore ?) de l’exception d’inconstitutionnalité ; soit, elle repose sur une différence de

situation appréciable. On peut multiplier à l’infini les différences de situation, mais si on

multiplie trop, le principe d’égalité disparaît et le juge apprécie cette différence de situation ;

soit, elle résulte d’une nécessité d’intérêt général en rapport avec la mesure.

La discrimination positive, parfois encore présentée sous l’appellation de droit à la différence,

va très loin. Venue de la politique d’affirmative action du président Kennedy, à l’origine à

l’égard des afro-américains, le mot « discrimination » conserve cependant, dans le contexte

français, une connotation extrêmement négative. La tentation est parfois d’utiliser l'expression

« égalité réelle des chances » pour désigner autrement cette politique. D'autres estiment

encore que l'on devrait plutôt employer l'expression « action positive », traduction littérale de

l'expression américaine.

En posant à son article 1er

que « la République assure l’égalité devant la loi de tous les

citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », la Constitution n’interdit pas

seulement les discriminations, c’est-à-dire les distinctions qui désavantagent une catégorie de

citoyens par rapport à une autre, mais bien toute « distinction ». Cette règle solennelle a pu

être qualifiée de « principe de cécité volontaire »37

.

L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ajoute que « tous les

citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et

emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de

leurs talents », ce qui fonde la règle « méritocratique ».

Présentée comme un corollaire moderne du principe d’égalité, la discrimination positive

s’appuie d’abord sur le « droit à la différence ». Celui-ci signifierait, dans une première

acception liée à la différence de situation, « l’interdiction d’établir une assimilation entre des

personnes se trouvant dans des situations différentes ». Cette interdiction reviendrait à

reconnaître aux usagers « un droit à la création de catégories différentes, dès lors qu’ils

pourraient justifier de la particularité de leur situation »38

. La discrimination, de facultative,

devient alors obligatoire.

Le Conseil constitutionnel ne reconnaît guère ce droit, se limitant le plus souvent à sa position

traditionnelle : à situations semblables, règles égales. Mais une affaire au moins a conduit le

Conseil au-delà de cette limite. Lors de la tentative d’abrogation implicite de la loi Falloux en

1994, dont l’article 69 limitait à 1/10ème

des dépenses annuelles de l’établissement privé les

35

Question soulevée plus récemment à l’occasion du taux unique de cotisation sociale généralisée (CSG) ;

Conseil constitutionnel, décision n° 90-285/DC du 28 décembre 1990, loi de finances pour 1991. 36

CE, 9 mars 1951, Société des concerts du Conservatoire et Denoyez et Chorques du 10 mai 1974 in Long

(Marceau), Weil (Prosper), Braibant (Guy), les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz. 37

Biville (Yves), Armées et populations à problèmes d’intégration. Le cas des jeunes français d’origine

maghrébine, Ministère de la défense ; Rapport de la documentation française 1990. 38

Carbajo (Joël), Droit des services publics, Mémentos Dalloz.

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subventions qu’il pouvait recevoir des pouvoirs publics, le Conseil constitutionnel a déclaré

l’article 2 de la loi contraire à Constitution, en jugeant qu’elle ne comportait pas « de

garanties suffisantes pour éviter que ces établissements d’enseignement privé puissent se

trouver dans une situation plus favorable que celle des établissements publics, compte tenu

des charges et obligations de ces derniers »39

. En faisant « obligation » au législateur de tenir

compte d’une différence de situation, c’est-à-dire en l’espèce de servitudes plus lourdes pour

l’école publique que pour l’école privée, le juge constitutionnel est allé au-delà du point

d’équilibre traditionnel40

. Ce raisonnement, dès lors qu’il a été admis une fois, pourrait

trouver de nombreux autres points d’application.

Le Conseil d’Etat reste méfiant : la différence de situation n’oblige pas l’administration à

soumettre les usagers à des règles différentes. Au contraire, l’existence d’un traitement

identique entre deux catégories empêche que soit invoquée une méconnaissance du principe

d’égalité41

. Il a d’ailleurs confirmé sa position à propos d’une subvention à un établissement

privé agricole postérieurement à la décision du Conseil constitutionnel. Suivant sa

jurisprudence, dans le silence des textes, une collectivité est libre d’accorder une aide à un

établissement d’enseignement situé hors du champ de la loi Falloux et il n’a pas à imposer de

tenir compte d’une éventuelle différence de situation42

.

Dans une seconde acception du principe d’égalité, connectée plus directement à la notion

d’intérêt général, l’appartenance à un groupe particulièrement identifié43

, par exemple

socialement, culturellement ou historiquement défavorisé, conférerait un avantage pour tendre

vers une plus grande égalité de fait. L’intérêt général justifierait alors l’atteinte à l’égalité

formelle au profit de l’égalité réelle.

Mais le Conseil d’Etat reste très réticent à différencier les droits des individus. Il est d’autant

plus vigilant qu’il ne leur reconnaît pas d’appartenance collective ou communautaire, dans la

lignée de l’unicité du peuple français rappelée par le Conseil constitutionnel44

. Son attitude est

justifiée « par le souci particulier de protéger chaque individu contre les risques de son

appartenance à sa propre communauté »45

.

C’est donc la loi qui a été utilisée en France, à quelques reprises et malgré les contraintes

constitutionnelles peu engageantes, pour tenter de concrétiser ce principe de discrimination

positive. On notera ainsi, sans prétendre à l’exhaustivité, la loi du 10 juillet 1987 en faveur de

l'emploi des travailleurs handicapés46

qui impose ainsi à toute entreprise de 20 salariés ou plus

d'employer au moins 6 % de travailleurs handicapés. Ou encore, dans l’éducation, la loi

d’orientation du 10 juillet 1989 sur les zones d’éducation prioritaires (ZEP)47

qui autorise des

39

Conseil constitutionnel, n° 93-329 DC du 13 janvier 1994, Loi relative aux conditions de l'aide aux

investissements des établissements d'enseignement privés par les collectivités territoriales. 40

Rapport public 1996, in Etudes et documents du Conseil d’Etat, la Documentation française, le principe

d’égalité, égalité et équité, p.93. 41

Conseil d’Etat n° 79162 du 13 février 1970 Dame Vigan, Krasnick et autres. 42

Conseil d’Etat, n° 102922 du 28 avril 1995, Mme Diard et M. Tessier. 43

Jouanjan (Olivier) Egalité in D. Alland, S. Rials, Dictionnaire de la culture juridique, PUF Lamy 2003, p.

585-589. 44

Conseil constitutionnel n° 91-290 DC, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse, « (13) la

mention faite par le législateur du "peuple corse, composante du peuple français" est contraire à la Constitution,

laquelle ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de

race ou de religion ». 45

Rapport public 1996, in Etudes et documents du Conseil d’Etat, la Documentation française, précité, p.73. 46

Loi n° 87-517 du 10 juillet 1987 en faveur de l'emploi des travailleurs handicapés. 47

Loi n° 89-486 du 10 juillet 1989 d’orientation sur l’éducation.

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moyens renforcés, comme la loi du 17 juillet 2001 qui, en vue de permettre la diversification

de l'accès des élèves du second degré aux formations dispensées par l'Institut d'études

politiques de Paris, a permis à des lycéens issus d'une zone d'éducation prioritaire d'intégrer

cette grande école sans avoir à passer le même concours d'admission48

ou encore la loi n°

2003-400 du 30 avril 2003 relative aux assistants d'éducation et la priorité d’emploi aux

boursiers49

.

L’autorité administrative n’est ainsi jamais affranchie du respect de la règle méritocratique

issue de l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme. Comme l’avait rappelé déjà par le

passé le Conseil constitutionnel, elle doit s’assurer, au minimum, de ce que « le choix des

candidats soit effectué en fonction des capacités nécessaires à l’exercice des attributions qui

[leur] seront confiées »50. Le juge administratif y veille également51. Cette règle a pour

conséquence que les mesures de discrimination positive ne sont constitutionnellement

admissibles qu’à la condition de s’appliquer « à mérites égaux », ce qui représente

indéniablement un contrepoids très fort à une telle politique.

Plus récemment, une loi contrôlée par le Conseil constitutionnel a permis d’accéder à de

nouveaux indices : la loi sur l’égalité salariale entre les hommes et les femmes52

. Le sexe était

pourtant devenu depuis la révision constitutionnelle du 8 juillet 1999 une possibilité de

distinction, puisque le constituant a inséré dans l’article 3 de la Constitution que « la loi

favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions

électives ». Mais cette mention ne concernait que les élus. Le titre III sur l’accès des femmes à

des instances délibératives et juridictionnelles de la loi sur l’égalité salariale imposait une

proportion contraignante de femmes et d’hommes dans de nombreux organes publics ou

privés (conseils d’administration et de surveillance des établissements publics, représentants

aux comités d’entreprise ou délégués du personnel, conseils des prud’hommes, organismes

paritaires de la fonction publique). Le Conseil constitutionnel l’a nettement refusé53

.

A l’inverse, les autres dispositions de la loi qui ne fixaient qu’une obligation de moyens

« favoriser un accès équilibré » et non pas de résultat, a montré, au contraire, « les

discriminations positives autorisées54

». Pour résumer, les quotas, les priorités absolues et

inconditionnelles sont interdits. Les discriminations positives ne peuvent tendre qu’à l’égalité

des chances55

. Et encore plus simplement, oui aux obligations de moyens, non aux obligations

de résultat.

Il est sans doute difficile d’aller très loin dans le contexte métropolitain, tant l’égalité abstraite

est fondatrice.

Dans un contexte calédonien différent, puisque le fondement de la discrimination positive va

pouvoir être recherché dans des normes explicites à valeur constitutionnelle, la jurisprudence

48

Loi nº 2001-624 du 17 juillet 2001 art. 14 et loi nº 2005-380 du 23 avril 2005 art. 43, sur l’article L 621-3 du

code de l’éducation. La décision du Conseil constitutionnel n° 2001-450 est du 11 juillet 2001. 49

Conseil constitutionnel, décision n° 2003-471 DC du 24 avril 2003, Loi relative aux assistants d’éducation,

cons. 10. 50

Conseil constitutionnel, décision n° 84-179 DC du 12 septembre 1984, Loi relative à la limite d'âge dans la

fonction publique et le secteur public, cons. 17. 51

CE Assemblée n° 77713 du 16 décembre 1988, Bléton. 52

Loi n° 2006-340 du 23 mars 2006 relative à l'égalité salariale entre les femmes et les hommes. 53

Conseil constitutionnel, décision n° 2006-533 DC du 16 mars 2006 Loi relative à l'égalité salariale entre les

femmes et les hommes. 54

Geslot (Christophe) Egalité devant la loi sociale et discriminations positives, AJDA n° 35/2006, p. 1963. 55

Ibid, p. 1967.

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17

pourrait bien se construire différemment et avancer concrètement en Nouvelle-Calédonie sur

deux des objectifs de l’accord de Nouméa : la citoyenneté calédonienne et « le rééquilibrage

économique, social et culturel56

» en faveur des Kanak au sein même de la population

calédonienne. Cette jurisprudence novatrice serait alors l’occasion d’introduire un contrôle de

proportionnalité rigoureux sur les discriminations ainsi opérées, en utilisant la mise en balance

des coûts et des avantages, comme la doctrine l’a déjà suggéré57

.

Il est maintenant temps de recenser « les signes qui seront donnés de la reconnaissance

progressive d'une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie », mais aussi de mesurer parfois leur

ambiguïté.

2 – les signes de la reconnaissance progressive d'une citoyenneté de la Nouvelle-

Calédonie

Les grands domaines de la reconnaissance, au delà du seul droit de vote, de la citoyenneté de

la Nouvelle-Calédonie, relèvent de l’économique et du social avec l’emploi local et la

formation, de la culture avec les langues et les signes identitaires et enfin de la souveraineté

avec l’association des Calédoniens aux compétences régaliennes. Mais le débat est parfois allé

au-delà des seuls domaines visés dans l’accord, pour donner un contenu concret à la

citoyenneté, mais sans pouvoir aboutir jusqu’à présent. Dans l’ensemble, c’est une impression

de lenteur, mais pas d’immobilisme, qui prédomine dans la mise en œuvre de la citoyenneté.

Si pour l’accord de Nouméa, l’emploi local s’effectue au bénéfice de ses « habitants » et

« des personnes durablement établies », la citoyenneté est « une référence pour la mise au

point des dispositions qui seront définies pour préserver l'emploi local », la loi organique

l’organise « au bénéfice de ses citoyens », mais en y ajoutant la notion de « personnes

justifiant d’une durée suffisante de résidence ».

L’expression « personnes justifiant d’une durée suffisante de résidence » est couramment

sollicitée pour nier tout lien avec la citoyenneté et donner des assurances aux nouveaux

arrivants. Cette interprétation n’est assurément pas la bonne. D’abord, parce que l’article 24

utilise expressément le mot « citoyen », même s’il n’est pas exclusif ; ensuite, parce que la

cohérence politique peut être recherchée par rapport à la définition même de la citoyenneté.

Le corps électoral étant glissant pour les personnes établies avant le 8 novembre 1998, il

paraît raisonnable de les inclure dans la protection de l’emploi local, puisque, à échéance de

10 ans de résidence continue, elles vont bénéficier de la citoyenneté.

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, avait néanmoins

soulevé une réserve d’interprétation sur cet article 24 de la loi organique : « qu'il appartiendra

aux "lois du pays" prises en application de l'article 24, et susceptibles d'être soumises au

contrôle du Conseil constitutionnel, de fixer, pour chaque type d'activité professionnelle et

chaque secteur d'activité, la "durée suffisante de résidence" (…) en se fondant sur des critères

objectifs et rationnels en relation directe avec la promotion de l'emploi local, sans imposer de

restrictions autres que celles strictement nécessaires à la mise en oeuvre de l'accord de

56

Le mot irrigue l’accord de Nouméa et est un des éléments d’évaluation des politiques publiques. Le

rééquilibrage vise à mettre à terme à une inégalité historique entre les communautés. La loi organique y consacre

son titre VIII. 57

Le Pourhiet (Anne-Marie) Discriminations positives ou injustice ? Revue française de droit administratif

1998, p. 523. Elle suggère un contrôle inspiré de la jurisprudence du Conseil d’Etat Ville nouvelle Est du 28 mai

1971.

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18

Nouméa ».

La durée ne saurait ainsi excéder les 10 ans. Mais cette interprétation paraît s’éloigner de

l’impératif de citoyenneté en liant étroitement la durée de résidence avec la promotion de

l’emploi local et en semblant faisant l’impasse sur la notion de citoyenneté. Le renvoi en

deuxième partie de phrase aux « restrictions strictement nécessaires à la mise en oeuvre de

l'accord de Nouméa » qui n’exclut pas la nécessité de respecter d’autres normes ou principes

de valeur constitutionnelle, tel le principe de l’égal accès des citoyens aux emplois publics,

paraît montrer une hiérarchisation inverse des priorités dans les choix politiques à accomplir

sur l’emploi local. Il est vrai que l’affaire du corps électoral a déjà démontré que

l’interprétation que le Conseil donne de l’accord ne coïncidait pas toujours avec la volonté des

trois partenaires politiques qui en sont à l’origine.

Un premier projet de loi du pays a néanmoins été transmis au Conseil d’Etat pour l’avis

préalable obligatoire. L’idée générale était de réserver l’accès aux concours de la fonction

publique de la Nouvelle-Calédonie pour les catégories B, C et D aux citoyens ou à ceux

justifiant de 10 ans de résidence et de leur donner une priorité de nomination pour les

catégories B+ (dont le niveau de diplôme requis est supérieur au baccalauréat) et A. Le

dispositif était élargi aux conjoints de citoyens calédoniens. Le Conseil d’Etat a rendu son

avis le 17 novembre 200558

.

Il a estimé que l’exclusion totale pour les catégories B, C et D allait au-delà des restrictions

strictement nécessaires à la mise en œuvre de l’accord. Il ajoute qu’elles seraient

incompatibles avec l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui

protège « l’accès aux fonctions publiques ». La priorité de nomination des citoyens dans les

emplois de catégorie A et B+ ne serait conforme aux exigences constitutionnelles qu’à égalité

de mérites. L’épuisement nécessaire d’une liste des citoyens ou assimilés par recrutement

avant de puiser dans la réserve « métropolitaine » risquerait ainsi de contredire l’ordre de

mérite individuel. Enfin, il ajoute que la protection du conjoint d’un citoyen n’a aucun

fondement dans l’accord. Il suggère néanmoins l’organisation de concours doubles, dotés de

jurys communs et de quotas justifiés et invite à permettre à ce que le jury puisse modifier la

répartition des quotas en fonction des résultats obtenus.

Le Conseil d’Etat, dans son avis sur la loi, reprend finalement l’analyse assez classique de la

discrimination positive, en veillant à rappeler la règle méritocratique et la prohibition des

interdictions absolues. Toutefois, sa prise en compte de l’impératif constitutionnel est réelle,

bien qu’elle relève de l’implicite. En ne s’interrogeant pas sur l’objectif de tendre vers une

égalité des chances entre les deux groupes de citoyens et non citoyens, le Conseil respecte la

règle constitutionnelle particulière à la Nouvelle-Calédonie. Ce point a été tranché et il relève

d’une logique politique et historique de construction d’un pays plus que d’une volonté de

réduire les inégalités.

L’emploi local devrait également toucher le secteur privé. Du fait du nouveau boom du nickel

et de la construction des usines, l’emploi se diffuse dans l’économie et engendre un

phénomène d’immigration conséquent. Les métropolitains font valoir diplôme, expérience et

motivation. Leur extériorité aux solidarités sociales, familiales et syndicales leur procurent un

avantage d’embauche paradoxal. Les tensions sont vives sur la question de l’emploi local et la

majorité des conflits sociaux débutent sur ce thème.

58

Conseil d’Etat, avis n° 372237 du 17 novembre 2005 relatif au soutien et à la promotion de l’emploi local dans

les fonctions publiques de Nouvelle-Calédonie.

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19

Les entreprises calédoniennes avaient souhaité élaborer leurs propositions librement par le

dialogue social. Un moratoire d’un an leur avait été concédé par le gouvernement élu en 2004.

En août 2006, le forum social, organisé par l’Institut National du Travail, de l’Emploi et de la

Formation Professionnelle, sous le double patronage de l’Etat et du gouvernement, relançait

la discussion des partenaires. L’idée est de s’appuyer sur une loi du pays, qui fixerait le cadre

général et les bénéficiaires de la protection de l’emploi local, en s’appuyant sur la référence à

la notion de citoyen et assimilé, et sur un dispositif partenarial au niveau de chaque branche

pour la mise en oeuvre. La problématique juridique est similaire à celle de l’emploi public,

mais les difficultés sont plus grandes, par le triple effet de la variété des emplois, de l’égalité

de mérites et de la liberté de l’entrepreneur.

Les signes de reconnaissance de la citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie concernent, après

l’économique et le social, le culturel et l’identitaire.

L’accord de Nouméa, en son point 1.5. consacré aux symboles, déclare : « Des signes

identitaires du pays, nom, drapeau, hymne, devise, graphismes des billets de banque devront

être recherchés en commun pour exprimer l'identité kanak et le futur partagé entre tous. La

loi constitutionnelle sur la Nouvelle-Calédonie prévoira la possibilité de changer ce nom, par

« loi du pays » adoptée à la majorité qualifiée. Une mention du nom du pays pourra être

apposée sur les documents d'identité, comme signe de citoyenneté ». La loi organique l’a

traduit à l’article 5 et précisé la majorité des 3/5ème

des membres du congrès. Une procédure

de navette est expressément mise en place avec le sénat coutumier par l’article 142.

Les choses bougent avec lenteur. La constitution du gouvernement, à l’issue des élections de

2004, avait donné un tout premier signe. Mme Déwé Gorodey, vice présidente UNI- FNLKS

du gouvernement, est chargée « de la culture, des affaires coutumières, de la condition

féminine et de la citoyenneté ». Le congrès a solennellement lancé le 11 avril 2007 une

démarche de réflexion progressive. Un « comité de pilotage des signes identitaires » a été

créé, sans qu’il y ait lieu à une délibération formelle du congrès. Ce comité comprend 5

collèges : celui des politiques, des coutumiers, des communautés, de la société civile et des

experts. Les critiques du communautarisme noteront que le métissage n’est guère pris en

compte59

. L’objectif est d’aboutir à des propositions concrètes au gouvernement, puis au

congrès, en décembre 2008.

Depuis la déclaration de politique générale de la présidente du gouvernement, Marie-Noëlle

Thémereau le 17 août 2004, où la proposition avait été formalisée, la mise en place de la

« carte d’identité du citoyen calédonien » est au point mort. Il est vrai que l’Etat et le

Rassemblement avaient semblé découvrir, à cette occasion, le point 1.5 de l’accord de

Nouméa.

Enfin, s’agissant des langues kanak, la délibération n° 265 du 17 janvier 2007 du congrès a

créé et organisé une académie des langues kanak sous la forme d’un établissement public qui

a pour mission de fixer les règle d’usage et de concourir à la promotion et au développement

de l’ensemble des langues et des dialectes kanak. Il existe 8 académiciens, un pour chacune

des aires coutumières et 8 sections régionales de l’académie.

La citoyenneté calédonienne déborde aussi ce cadre et on ne cesse de voir surgir de nouvelles

59

Un particularisme de la Nouvelle-Calédonie est la faiblesse du métissage culturel. Le métis s’intègre pour

l’essentiel à une communauté.

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occasions de donner un contenu concret à la citoyenneté calédonienne. S’agit-il alors d’une

avancée citoyenne ou d’un encouragement aux discriminations ?

Ces tentatives ne sont pas issues de lois du pays, mais plus simplement de délibérations du

congrès ou des assemblées de provinces.

L’affaire de la continuité territoriale a été la toute première escarmouche, dans un domaine

ultrasensible, celui du lien à la Métropole. La loi n° 2003-660 du 21 juillet 2003 avait créé

une dotation de continuité territoriale, « destinée à faciliter les déplacements des résidents de

ces collectivités entre celles-ci et le territoire métropolitain » et qui « contribue à financer

une aide au passage aérien des résidents dans des conditions déterminées par la

collectivité ». L’instauration de cette aide et d’autres similaires avait quelque chose de

triplement provoquant : financée par un Etat désargenté sur le seul déficit public60

, pouvant

bénéficier à tous sans aucun critère social, elle favorise les flux entre la Métropole et un pays

d’outre-mer que l’Etat s’est engagé dans l’accord de Nouméa à accompagner vers

l’émancipation… Le congrès de la Nouvelle-Calédonie avait alors cru opportun de limiter

l’octroi de cette aide aux personnes physiques justifiant de 10 ans de résidence. Le vote avait

été multiethnique et parfois même enthousiaste. Ce sera annulé par le tribunal administratif de

Nouvelle-Calédonie au motif « que le législateur n’a entendu attribuer compétence aux

collectivités concernées que pour déterminer les conditions du versement de l’aide au

passage aérien aux résidents et qu’il ne leur a pas reconnu en outre le pouvoir de restreindre

le champ des résidents bénéficiaires de cette aide ».61

. Le président du congrès a fait appel,

puis s’est désisté de l’instance en avril 2007.

Le gouvernement, puis le congrès, dans le souci de ne pas interrompre le versement de l’aide

ont alors délibéré en urgence en août 2005 en supprimant la clause de 10 ans. Mais les

majorités ont été clairement inversées : d’un côté le Rassemblement, l’Avenir ensemble et le

Front national, c’est-à-dire les partis « loyalistes », le mot ayant opportunément réapparu dans

les Nouvelles calédoniennes du 12 août, et de l’autre, les trois partis indépendantistes (UNI-

FLNKS, UC et LKS). A quelques exceptions près, un vote qui a réparti le congrès par couleur

ethnique.

Cette première expérience permet de comprendre la règle juridique applicable pour ces

prochaines années. Sans le secours explicite de la loi, la référence à la citoyenneté risque de

n’être pas considérée par le juge comme une nécessité d’intérêt général en rapport avec la

mesure. Le juge ne saurait accepter de priver de tout droit les résidents. Il faut alors revenir au

principe d’égalité. L’appréciation portée sur le principe d’égalité devrait d’abord résulter de la

différence de situation, puis s’appuyer sur l’intérêt général pour, si nécessaire, déroger à

l’égalité, en le déduisant d’une situation globale à laquelle il convient de remédier (une

inégalité de fait, par exemple). Or, la Calédonie, qui est un pays particulièrement inégalitaire,

se prêterait bien à ce retour vers l’égalité réelle. En ciblant bien les objectifs, en diminuant les

inégalités, en assurant une politique plus solidaire, on construit aussi la communauté de destin

citoyenne. Elle prêterait alors bien moins le flan aux critiques et à l’accusation de « préférence

nationale ».

60

On se reportera pour l’anecdote à l’examen le 13 mars 2007 par la commission des finances de l’Assemblée

nationale d’un rapport d’information sur le passeport mobilité, qui est une aide similaire (M. Michel Bouvard,

Rapporteur). Compte rendu n° 37 disponible sur le site de l’Assemblée (http://www.assemblee-nat.fr/) 61 Tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie, affaire n° 04358, 04364, 04400, 04438 du 4 août 2005 « Jean-

Michel Barnathan, Georges Favero et autres ».

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21

Il serait également possible, sinon souhaitable, d’assortir cette approche nouvelle d’une

discrimination positive en faveur des populations kanak, là où cela s’avérerait expressément

nécessaire dans le souci du rééquilibrage. A la grande différence de la Métropole, le texte

aujourd’hui constitutionnel reconnaît explicitement « le peuple kanak », et l’accord fait

mention des autres « communautés »62

. Il n’existe ainsi pas d’impossibilité à reconnaître

juridiquement ces appartenances collectives, qui peuvent être le fondement de la

différenciation des droits des individus, pourvu que ces mesures de discriminations positives,

même adoptées par la voie d’actes administratifs, ne tendent qu’à l’égalité des chances et ne

fixent pour l’essentiel que des obligations de moyens, en évitant les interdictions et autres

mesures inconditionnelles. Ce serait même un devoir suivant le point 4 de l’accord de

Nouméa : « l'accession des kanak aux responsabilités demeure insuffisante et doit être accrue

par des mesures volontaristes ». Même si la question doit être longuement débattue au plan

local, ce raisonnement juridique pourrait être élargi aux wallisiens et futuniens63

qui partagent

parfois avec les kanak des difficultés similaires.

Le principe d’égalité, par le rééquilibrage, est ainsi la réponse paradoxale à la question

citoyenne, pour ces domaines qui ne sont pas expressément mentionnés par l’accord de

Nouméa. C’est une autre manière de construire la citoyenneté au travers du partage des

richesses et de la solidarité concrète entre les communautés.

La transformation potentielle de la citoyenneté en nationalité, qui mettrait fin à une

déconnection transitoire, exige qu’on s’interroge sur « la sortie » de l’accord de Nouméa

B – La sortie de l’accord de Nouméa ; la transformation

potentielle de la citoyenneté en nationalité

Le droit de la décolonisation, qu’il ne faut pas écarter sommairement d’un revers, s’applique

toujours à la Calédonie. C’est à partir de ces bases que peut s’écrire l’avenir de la citoyenneté,

intimement lié à celui du Pays.

1 - L’environnement juridique international de la Nouvelle-Calédonie

L’environnement international de la Nouvelle-Calédonie est constitué des résolutions de

l’assemblée générale des Nations unies sur la décolonisation. Il ne s’agit pas ici d’un

quelconque militantisme. L’accord de Nouméa lui-même, c’est-à-dire aujourd’hui le droit

constitutionnel de la France, reconnaît ce phénomène historique et juridique de la

décolonisation pour la Nouvelle-Calédonie. Notre droit constitutionnel s’établit donc ainsi,

sans incertitude juridique et sans nécessairement repentance, dans le cadre d’un mouvement

historique de colonisation qu’il constate et proclame la nécessité contemporaine de la

décolonisation.

L’assemblée générale des Nations unies, dont la compétence, aux termes de l’article 10 de la

62

Accord sur la Nouvelle-Calédonie, point 4. « La décolonisation est le moyen de refonder un lien social

durable entre les communautés qui vivent aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie ». 63

La communauté wallisienne et futunienne est la troisième communauté du Pays, dont une partie, d’installation

récente, ne dispose pas de la citoyenneté calédonienne.

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Charte, s’étend à « toutes les questions ou affaires relatives au buts et principes des Nations

unies » énumérés à l’article 1er

et dans lequel on trouve justement « le droit des peuples à

disposer d’eux-mêmes », est à la fois le lieu du contrôle du droit relatif aux territoires et

peuples dépendants et celui de l’affirmation du droit à la décolonisation. En témoigne la

résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960, sous-titrée « déclaration sur l’octroi de

l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux », qui affirme le droit à la libre

détermination des peuples colonisés et reste interprété comme un droit à l’indépendance.

La Nouvelle Calédonie a été réinscrite sur la liste des territoires non autonomes par la

résolution 41/41 A du 2 décembre 1986 de l’assemblée générale des Nations Unies. Cette

résolution relative à la réinscription renvoie explicitement à la déclaration 1514, et déclare

qu’il incombe au gouvernement français de communiquer des renseignements sur la

Nouvelle-Calédonie en application du chapitre XI de la Charte.

L’accord de Nouméa, en ses points 5 et 3, apporte deux garanties essentielles, l’organisation

d’un vote d’autodétermination à une période donnée et l’assurance que « le cheminement vers

l'émancipation sera porté à la connaissance de l'ONU ».

Il faudra sans doute bien bouger entre 2014 et 2018. Le système politique, indépendamment

de son irréversibilité constitutionnelle, pourra difficilement rester figé en l’état. Un risque

juridique demeure en effet pour les indépendantistes et il est lié aux flux migratoires. Tous

n’en ont pas encore pleinement conscience, alors que sa concrétisation est attendue de certains

non indépendantistes. La Cour européenne des droits de l’homme, on le sait, a rendu son arrêt

sur la question du corps électoral le 11 janvier 200564

et il semblait bien qu’une durée de 10

années lui paraissait longue.

Imaginons la situation en 2020. Les référendums auraient abouti par hypothèse à un rejet de la

question posée et la situation demeurerait en l’état, faute d’une solution politique et en vertu

du principe d’irréversibilité constitutionnellement garanti. Une personne, arrivée en 1999 et

résidant de manière continue sur le Caillou, resterait privée de son droit de vote. 20 ans se

seront pourtant écoulés pour elle. Et si elle demandait au juge judiciaire son inscription sur la

liste électorale spéciale et que, toujours par hypothèse, les recours juridictionnels de droit

interne échouent, alors, elle saisirait la Cour européenne dans un contexte nouveau. Même les

paisibles retraités, qui semblent si inoffensifs au regard de l’emploi local, représentent

potentiellement alors une menace politique sur le système. La violation serait là et elle

pèserait politiquement sur la sortie de l’accord, donnant des arguments forts pour trouver une

solution dans un nouvel élargissement du corps électoral. Cette perspective est de nature à

ranimer les craintes et l’agitation politique. Ce sont toujours sur des questions

démographiques que les affrontements se sont noués en Calédonie.

Sans doute faut-il plutôt s’interroger sur le contexte des relations futures avec la France ?

2 - La Calédonie avec la France

Peut-on, à ce jour, voir au-delà des dispositions « transitoires » du titre XIII de la

Constitution ? Celle-ci serait prête juridiquement, si les Calédoniens y consentent, à accueillir

une forme rénovée d’indépendance. C’est le titre XIV et son article 88 unique : « La

République peut conclure des accords avec des Etats qui désirent s'associer à elle pour

64

Précité, affaire Py c/ France.

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23

développer leurs civilisations ».

De ce point de vue et par incidente, les déclarations suivant lesquelles, en ce qui concerne la

France, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne peut s’inscrire dans le cadre du droit

international public pour la simple et bonne raison que les peuples dont la France a pris la

charge ne sont plus colonisés depuis 1946, voire ont choisi librement de rester français en

195865

, sont passées de mode et ne reflètent plus, au moins pour la Nouvelle-Calédonie, le

droit positif. Le statut de département, parfois proposé comme signe d’une décolonisation

réussie dans la France, est pour la Nouvelle-Calédonie une incongruité.

La question a de fortes chances d’être posée dans un autre contexte international et national.

L’analyse du contexte particulier de la situation calédonienne a déjà été faite66

et les courbes

économiques sont faites pour ne pas être prolongées indéfiniment. La Calédonie connaît

actuellement un triple pic qui tend à fausser une perception rationnelle de la réalité : sommet

des cours du nickel, sommet des transferts de l’Etat aux particuliers, sommet de la bulle

immobilière. Cette situation, couplée à la concrétisation des grands chantiers de Prony énergie

et de Goro nickel, se traduit par une activité exceptionnelle, des recettes fiscales abondantes et

jamais atteintes et une amélioration de la situation de l’emploi, qu’il est facile d’attribuer au

contexte politique.

L’Etat n’a pas encore cherché à réformer l’outre-mer et les aides publiques se sédimentent les

unes aux autres, sans arbitrage ni remise en cause. La Nouvelle-Calédonie n’échappe pas à la

règle pour ses propres politiques67

. En cas de retournement de conjoncture, la perception des

réalités risque d’être brutalement modifiée. La question de la sortie de l’accord de Nouméa

doit ainsi être préparée et accompagnée de réforme économiques et sociales.

Suivant le point 5 de l’accord de Nouméa, « au cours du quatrième mandat du Congrès, une

consultation électorale sera organisée. La date de cette consultation sera déterminée par le

Congrès, au cours de ce mandat, à la majorité qualifiée des trois cinquièmes ». Et trois fois

de suite, s’il le fallait, selon l’accord de Nouméa. C’est donc le congrès qui jettera les bases de

la fameuse question, à la majorité renforcée des trois cinquièmes. A défaut, l’Etat y pourvoira.

Et on ajoutera qu’il n’y a pas lieu de reposer la question de la sécession d’un territoire aux

Français, puisqu’ils y ont consenti en 1988 dès l’accord de Matignon… Cette question est du

seul ressort des Calédoniens.

Certains éléments de rupture doivent être conservés à l’esprit. Le contrôle des flux migratoires

notamment sera un des enjeux de la solution statutaire. Certains éléments, au contraire, de non

rupture paraissent envisageables : la Calédonie n’aura pas raisonnablement la capacité

d’exercer convenablement les compétences régaliennes (défense, police, justice, monnaie et

même diplomatie). Comme micro Etat du Pacifique, elle aura du mal à s’assumer seule

économiquement. Ces Etats n’ont souvent que le choix entre une puissance tutélaire et

l’assistance internationale.

Dès lors, une réflexion sur certains compromis peut s’engager. Il ne doit pas être exclu que le

congrès délibère du texte d’une question complexe qui donnerait des signes contradictoires

65

Gohin (Olivier, précité, AJDA 2007, p. 800. 66

Chauchat (Mathias) Vers un développement citoyen ; perspectives d’émancipation pour la Nouvelle-

Calédonie, PUG 2006. 67

Chauchat (Mathias), les niches fiscales à l’IRPP in Vers un développement citoyen, précité, PUG 2006, p. 100

et suivantes.

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aux communautés : acceptation des compétences régaliennes et signature conjointement d’un

accord avec la France pour les exercer pendant au moins 20 ans. Rien ne change pour que tout

change. On en donnera ici simplement les prémisses.

Pascal Naouna, président de l’Union calédonienne et composante du FNLKS, proposait en

2006 lors du 37ème

congrès du plus vieux parti calédonien68

« l’idée d’un Etat associé à la

France, pour tenir compte des réalités de la mondialisation ». L’idée générale serait de

conclure un accord avec la France qui serait alors un accord de droit international, c’est-à-dire

« extrait » de la Constitution française et fondé sur son titre XIV. Les relations entre les deux

Etats seraient basées sur un accord qui en fixerait les modalités, particulièrement la pérennité

d’une aide financière de la France pour la gestion de certaines compétences, l’exercice par la

France des compétence régaliennes au titre de la coopération, le maintien aux citoyens de la

double nationalité française et calédonienne…

Paul Néaoutyine, pour le Palika, composante également du FNLKS, tient dans un livre

d’entretiens69

, des propos assez proches.

De l’autre côté de l’échiquier politique, Pierre Brétégnier, du Rassemblement-UMP, plaide

pour un Etat fédéral : « Dans un Etat fédéré, on s’associe avant le terme du processus

d’indépendance, et des compétences fédérales demeurent. C’est ce à quoi on aboutirait avant

les derniers transferts de compétences dans notre statut actuel, mais avec ce quelque chose en

plus qui s’appellerait « Etat ». C’est un pas vers les indépendantistes et en même temps une

manière de conforter notre ancrage dans la France ».

Il ne faudrait ainsi pas voir dans la situation actuelle la perspective d’une prorogation à l’infini

d’un statut transitoire, malgré les nombreuses de garanties de stabilité qu’il contient. Sans

doute bien des Calédoniens n’ont-ils accepté l’Accord de Nouméa que pour que rien ne

change. Mais l’immobilisme dans un monde qui bouge est une politique impossible. Un pari

constitutionnel raisonnable de la citoyenneté calédonienne, gage de la construction d’une

communauté de destin, a été engagé. Il sera en passe d’être gagné lorsque la citoyenneté

deviendra une valeur partagée, « le désir clairement exprimé de continuer la vie

commune70

»...

68

Les Nouvelles calédoniennes, 9 novembre 2006. 69

Néaoutyine (Paul) L’indépendance au présent ; identité kanak et destin commun, entretiens avec Jean-François

Corral et André Némia, Syllepse 2006, p. 68 et 74. 70

Renan (Ernest), Qu'est-ce qu'une nation ? Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882, précitée.