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Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here L'imagination au pouvoir Richard Bodéüs Dialogue / Volume 29 / Special Issue 01 / December 1990, pp 21 - 40 DOI: 10.1017/S0012217300012750, Published online: 13 April 2010 Link to this article: http://journals.cambridge.org/ abstract_S0012217300012750 How to cite this article: Richard Bodéüs (1990). L'imagination au pouvoir. Dialogue, 29, pp 21-40 doi:10.1017/S0012217300012750 Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 17 Nov 2013

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L'imagination au pouvoir

Richard Bodéüs

Dialogue / Volume 29 / Special Issue 01 / December 1990, pp 21 - 40DOI: 10.1017/S0012217300012750, Published online: 13 April 2010

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L'imagination au pouvoir

RICHARD BODEUS Universite de Montreal

Introduction

J'emprunte le titre de cette etude au stock des slogans revolutionnairesrepetes dans les rues de Paris lors desjournees memorables de mai 1968.

Que signifiait au juste ce slogan pour ceux qui l'employaient a l'epoque?II n'est pas facile de le dire avec precision. On devine neanmoins qu'ilexprimait la revendication que fin soit mise a l'usure et a la sclerosesupposees du regime en place, par Finvention de nouveaux modes d'action,de gouvernement, de Iois, peut-etre, et d'institutions inedites.

Si c'est le cas, les revolutionnaires etaient-ils bien inspires d'appeler aupouvoir rimagination? En d'autres termes, l'imagination est-elle ce genrede capacite inventive que requiert une politique a la hauteur de sa mission?

Mon propos, dans les pages qui vont suivre, est de chercher a savoir laposition d'Aristote en presence de ces interrogations.

Ce propos est hasardeux. Car les textes d'Aristote relatifs a l'imagination(phantasia), non seulement sont rares et d'interpretation controversee1,mais, sauf exception2, relevent avant tout d'une preoccupation qu'on peutappeler «naturaliste», d'une etude «physique» de Fame, si Ton prefere, dontl'eventuelle incidence sur les conceptions morales ou politiques du philo-sophe n'est pas immediatement evidente. Ce n'est pas l'effet du hasard oucelui d'une negligence de la part de son auteur, si le recent livre de M. V.Wedin3, qui eclaire tant l'imagination chez Aristote, laisse dans l'ombre laquestion que j'envisage ici. L'etude des comportements humains (dans lesEthiques aristoteliciennes, par exemple) ne contient que de tres breves allu-sions a la phantasia.

Dans ces allusions, qui plus est, la phantasia semble rangee du cote desfacteurs psychologiques qui entravent la perfection humaine, plutot qu'ils nela favorisent. Elle explique le comportement des betes, plutot que le com-portement des hommes4; et, chez l'homme, elle rend compte des egarementsde l'intemperance plutot que des conduites rationnelles5. Bref, la phantasia,

Dialogue XXIX (1990), 21-40

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dans le langage du moraliste, se trouve affectee d'un indice a premiere vuenegatif. L'homme est en quete du bien reel (to on agathon) et son imagina-tion lui represente un bien apparent (to phainomenon agathon)6. Sommetoute, il parait assez logique que l'ethique aristotelicienne, axee sur les exi-gences de la raison droite, evacue l'imagination de ses preoccupations ou, dumoins, la relegue a l'arriere-plan.

Mefions-nous, cependant, des premieres apparences. La phantasia, chezl'homme, est une faculte a la fois plus complexe que chez l'animal et incom-parablement superieure. Bornee a l'apprehension d'objets singuliers (tonkath' hekasta) chez l'animal qui n'atteint pas a la saisie de l'universel etdone ne peut etre intemperant7, la phantasia, chez l'homme, apprehende lesmemes objets, mais ne conduit a l'intemperance que si elle determine, cefaisant, la poursuite de ce qui n'est pas (et que Ton sait n'etre pas) conformea la raison droite8. Or le vertueux n'est pas celui chez qui la raison supplantela phantasia et qui poursuit ce que lui dicte sa raison plutot que de ceder a ceque lui represente sa phantasia. C'est celui chez qui les imperatifs(generaux) de la raison droite coincident avec l'attrait des objets (particu-liers) que lui represente la phantasia. C'est celui pour qui le bien apparent{phainomenon) et le bien reel (on) sont une seule et meme chose. Que lebien apparent puisse etre ou soit souvent un bien illusoire que l'imaginationnous fait poursuivre a tort9, n'implique pas, selon Aristote, que la phantasiaconstitue un obstacle a la vie morale. Elle est, au contraire, une necessite dela vie morale. Et Ton ne poursuit jamais, dans les faits, que ce que la phan-tasia nous represente comme le bien: «[T]out le monde, concede Aristote,poursuit ce qu'il imagine etre le bien» (to phainomenon agathon)^. Autre-ment dit, l'erreur, lorsqu'elle se produit, n'est pas a mettre sur le compte dela phantasia, mais sur le compte de ce qui a conduit la phantasia, dont noussommes responsable, a se fourvoyer. Cette espece de transfert desresponsabilites — de la phantasia (et, par elle, de la connaissance) aux habi-tudes (et au caractere que celles-ci modelent) — implique evidemment quela vie morale soit, autant que son contraire, independante au fond del'imagination. Si la phantasia est necessaire au spoudaiosu et constitue unenecessite de la vie morale, ce n'est done point parce qu'elle sert a determiner(en general) le bien reel a poursuivre (encore que, dans cette determination,son role ne soit pas, peut-etre, totalement nul), mais parce qu'elle sert areconnaitre (dans le particulier) le bien determine qu'il faut poursuivre.

Quoique vague, l'idee d'une phantasia exigee pour la reconnaissance dubien hie et nunc et son evaluation comme bien a poursuivre, est une idee quisuffit a faire deviner la place de l'imagination dans l'oeuvre du politique et,singulierement, du legislateur, qui doit decider souverainement de ce qui estbien dans des circonstances de lieu ou de temps precises. On soupgonnememe que cette place est a la mesure de l'attention qu'Aristote accorde auxexigences du contingent concret (et non de l'absolu abstrait) dans l'oeuvrepolitique.

L 'imagination 23

Le terme «imagination» (comme les autres termes de la meme famillelexicale: «imaginaire», «imaginatif», etc.) evoque volontiers, dans lalangue franchise a tout le molns, les notions parentes de fiction et de fan-taisie, sans doute parce qu'il met l'accent sur la distance qui separe les pro-duits de l'imagination des realites sensibles. Aristote n'ignore pas cette dis-tance entre phantasia et aisthesis — j 'y reviendrai dans un instant. Mais lasaisie (par l'esprit) d'un universel — ce qu'Aristote appelle la hypolep-sisn — est encore, pour Iui, plus eloignee du reel qu'atteint la sensation.L'attention pretee par le philosophe a la phantasia ne traduit done pasl'absence, mais, au contraire, manifeste la presence d'un souci a I'endroit dureel, lorsque cette attention, comme e'est le cas, s'avere corriger ou com-penser celle, trop exclusive, que les philosophes sont tentes de donner al'intelligence abstraite. Insister sur la phantasia, dans ces conditions, e'estramener au reel ce qui risque de s'evader dans la pensee, non inviter al'evasion dans l'imaginaire, ce qui se trouve arrime dans le reel.

II y a, en effet, un realisme qui appelle l'imagination au pouvoir. C'estcelui qui doit faire face aux preventions de l'intelligence a se passer desdonnees empiriques qui l'alimentent et sans lesquelles, paradoxalement, elledonne justement dans l'imaginaire.

Ce n'est pas Aristote, mais Platon, qui semble le mieux correspondre auxaspirations ingenues de nos revolutionnaires modernes en mal d'inedit,ayant invente ou, pour mieux dire, imagine les formules originales de lois etde constitutions que Ton fait. Mais, precisement, il y aurait lieu de sedemander si ces inventions, ces utopies, que n'ont cesse de denoncer sesdetracteurs jusqu'a nos jours — je pense en particulier a K. Popper et a L.Strauss — ne sont pas le produit d'une imagination qui prend sa revanche etqui, evacuee officiellement par la grande porte, fait sournoisement sa rentreepar la fenetre.

Je ne traiterai pas ici de Platon, auquel ses critiques ne rendent d'ailleurspas toujours pleinement justice. Mais j'espere montrer comment, promuealliee de l'intelligence, l'imagination, chez Aristote, constitue I'outil indis-pensable d'une politique soucieuse de procurer le bien reel des hommesqu'elle regit.

II me faut, pour cela, commencer par epingler, parmi les donnees lesmoins aleatoires touchant l'imagination, celles que requiert mon propos.

L'imagination humaine

Aristote, on le sait, distingue, dans la phantasia, plusieurs niveaux. Le pre-mier, le plus elementaire, est le seul auquel se hisse l'animal. Presente cheztous les animaux, ne serait-ce que de fac,on indeterminee13, cette formed'imagination qu'Aristote associe a la motricite, n'est pas, a ce titre, fon-damentalement differente de celle qu'on rencontre au niveau superieur, chezl'homme, bien que la motricite (et Faction) humaine mette aussi en oeuvreautre chose que l'imagination. Aristote est un peu avare de renseignements

24 Dialogue

touchant les caracteristiques de I'imagination a ce niveau proprementhumain, ou le calcul rationnel decide de Faction, sauf a dire, au passage, quel'homme, a la difference de l'animal, est en mesure de former une image apartir de plusieurs, et a nommer «deliberative» (bouleutike), plutot que «sen-sitive» (aisthetike) I'imagination de l'animal qui calcule14.

Sans indiquer comment, cette appellation laisse entendre que I'imagina-tion, chez l'homme, joue un role non accessoire dans la deliberation et,done, qu'elle se trouve impliquee dans tout acte politique, s'il est vrai queFaction politique est essentiellement deliberative15. L'operation del'intelligence politique, dont l'excellence est la phronesis, ne va pas, eneffet, sans deliberation16. II est difficile, a ce stade, d'etre categorique, maisl'idee d'une imagination deliberative semble suggerer, non seulement queI'imagination peut entrer, pour une part, dans le processus deliberatif (quiparait pourtant etre, de soi, une operation de l'intelligence discursive), maisaussi qu'elle s'y trouve en quelque sorte de plein droit, non comme unelement qui interfere avec l'intelligence, mais comme une composanteessentielle, sans laquelle il n'y aurait pas de deliberation. On ne peut verifierceci qu'en essayant de voir aussi comment I'imagination entre en jeu dans ladeliberation de l'intelligence pratique, qui raisonne en vue d'une fin17.

On vient de voir, par ailleurs, que I'imagination propre a l'animal ration-nel semble capable de composer une seule image a partir de plusieurs autres.Si e'est le cas, voila un phenomene, immanent a I'imagination, quis'apparente a celui de la conceptualisation (scientifique ou technique), amoins qu'il n'en soit l'amorce! Qui sait? Aristote a metne pu supposerqu'un meme genre de processus psychique d'unification (ou d'inference) apartir d'une multiplicite de phantasmata produise tantot un concept intelli-gible (noema), tantot une autre image, tantot une idee generate (cf.hypolepsis). Mais ceci n'importe pas. Ce qui compte, en Foccurrence, e'estla capacite de I'imagination a associer plusieurs images pour l'elaborationd'une seule, e'est ce passage de la multiplicite a l'unite, qui aboutit, non aVabstraction d'une forme commune a plusieurs objets sensibles, mais a lacomposition d'une image sur la base de differentes representations, ellesaussi imagees, mais partielles d'un meme objet sensible. Car mieux quetoute autre forme d'unification des donnees de 1'experience sensible, celle-cimanifeste l'exigence de la multiplicite des donnees en question. Aristoten'indique pas la mesure des images partielles requises pour le phenomene,ni surtout la mesure requise pour que l'image (une) produite soit conforme ala realite sensible apprehendee sous differents aspects. Mais il est evidentque cette conformite est directement fonction du grand nombre de cesimages sensibles accumulees. Or cette loi — qui est celle de la connaissanceempirique — est applicable, dans la perspective aristotelicienne, a l'intellec-tion jusqu'a un certain point, s'il est vrai que la demarche intellective,comme celle de I'imagination unificatrice, est tributaire d'images sensibles.Par oil Ton voit que, chez Aristote, les requetes en faveur de I'imagination

L 'imagination 25

peuvent se faire, non aux depens mais en faveur de l'intelligence elle-meme.De meme, en effet, que la collection, en grand nombre, des images n'accroitpoint, mais diminue, au contraire, les dangers de 1'illusion ou de la fictiondans la representation imagee du sensible, de la meme fac,on, la prise encompte des multiples donnees de l'imagination par l'intelligence favorisel'intellection juste, au lieu de l'entraver.

Avant d'essayer de comprendre comment l'intelligence politique peutetre une illustration privilegiee de ce principe, il importe d'eclairer plussoigneusement ce principe lui-meme.

Le De anima (III 3), qui compare entre elles differentes formes de con-naissance hierarchisees, enseigne que la phantasia constitue, en gros, le traitd'union entre, d'une part, la sensation, au sens etroit du terme, qui occupe lerang inferieur, et, d'autre part, les especes superieures de connaissance detype intellectuel. On doit comprendre que le rapport de l'imagination a lasensation est exactement le meme que celui de l'intelligence a l'imagina-tion : «[C]eIle-ci, dit Aristote, ne va pas sans aisthesis et, sans elle, il n'y apas de hypolepsisls.» Ce genre de rapport, qui se trouve signifie ailleursentre d'autres termes, mais dans les memes mots (puk aneu)X9, est celui quidefinit la condition necessaire (non sufflsante). Pour que soit et que s'exercel'intelligence, il faut necessairement que soit et que s'exerce l'imagination.Or l'imagination se trouve liee de la meme maniere a la sensation. Par elle,l'intelligence se trouve done indirectement tributaire de 1'experience sen-sible. Et, dans la perspective aristotelicienne, cela signifie indubitablementque, loin d'etre, en soi, ce qui conduit l'intelligence a se meprendre ou a sefourvoyer, l'imagination, parce qu'elle repose sur l'experience sensible, estau contraire ce qui garantit a l'intelligence d'apprehender quelque chose qui,dans le fond, correspond toujours a une realite objective. Quand bien meme,pour quelque raison que ce soit, l'intelligence echouerait a saisir le reel telqu'il est (ou les principes intelligibles du reel tels qu'ils sont), elle seraitencore, meme la, certaine d'atteindre a quelque chose qui n'est point sansliaison avec lui. Si Aristote peut pretendre par ailleurs que jamais, quoi quel'on pense, 1'on ne rate totalement la verite20, e'est en definitive, on peut ledire ici, qu'il n'y a pas, selon lui, de representation imaginaire qui ne derive,par quelque cote, d'une sensation veritable: il n'y a pas de pure imaginaire.On en a la preuve jusque dans le reve. L'image onirique, en effet, l'un desphantasmata les plus troubles, reste, pour Aristote, le produit d'une sensa-tion veritablement eprouvee21. C'est en faisant de ces images oniriques lesreflets de la pensee que Platon, quant a lui, croyait leur assurer un semblantde verite22. L'opposition des deux philosophes est eclatante sur ce point.

Cette conclusion relative au fondement reel de toute representation ima-ginaire (liee, en ce sens, a la verite) a moins d'importance peut-etre pourl'exercice, par le politique, de son intelligence propre, que pour l'attitudecritique qu'il doit adopter a l'egard des opinions d'autrui. Elle invite, en

26 Dialogue

effet, le politique, dans sa fonction, a prendre en compte les phainomenad'autrui, si pieges qu'ils paraissent par la phantasia. Ainsi procede Aristotelui-meme, quand, pour le politique, il examine certaines questions23.

Reste que l'imagination puisse etre fallacieuse. Et Peventualite qu'ellenous trompe est permanente. L'image qui se forme pendant l'acte de sensa-tion et celle qui persiste apres cet acte, alors que le sensible n'est plus perc.u,sont toujours susceptibles d'induire en erreur24. A plus forte raison, ce queles images permettent de composer ou d'inferer. La defiance que suscitevolontiers l'imagination n'est pas, semble-t-il, sans motif. Mais Aristotesoutient que le danger peut etre conjure. Et la consideration des illusionsproduites dans ou par l'imagination, n'entraine pas, selon lui, son discredit.Au contraire. Le philosophe observe quelque part — et c'est une observationdont, plus tard, les epicuriens et les stoi'ciens feront grand profit dans leursdoctrines respectives de la connaissance — que l'imagination, au contrairede l'opinion, depend de nous (eph' hemin)25. Aristote ne precise pas lasignification ni la portee exactes de son affirmation. Mais que veut-il direfondamentalement, sinon qu'il est en notre pouvoir, en presence d'imagesquelconques, de prendre nos distances sur le plan de la croyance? Touteimage est une representation possible de la realite, mais aucune ne contrainta penser qu'elle correspond adequatement a la realite. Bref, chacun restelibre d'ajouter foi ou non a cette correspondance, le mouvement d'adhesionou de refus etant ce qui constitue l'opinion, laquelle nous lie en quelquesorte, dans un sens ou dans l'autre, comme toute conviction26. Le controlede l'image, qui equivaut en somme a la conscience de l'image en tantqu'image, n'est entame que tres exceptionnellement, par l'emotion forte oula maladie grave notamment27. Hormis ces cas extremes, semble juger Aris-tote, Ton conserve la capacite critique susceptible de denoncer Pillusion quimenace. Ainsi — exemple fameux — echappe-t-on a l'impression quesuggere l'apparence du soleil, selon laquelle celui-ci n'a qu'un pied de gran-deur. Avec une seule image du meme objet et sans l'appui d'une com-paraison avec d'autres cas semblables, Ton peut, cependant, difficilementfaire mieux que suspendre son jugement. Et l'exercice de la faculte critiquesusceptible de denoncer comme simple image une representation qui n'estpas adequate a la realite, est suspendu a la condition de pouvoir opposer acette image une autre representation qui la corrige, voire la contredit, parcertains cotes au moins, et qui entraine, au mieux, la conviction d'un autrecote. Pour que l'image du soleil soit reconnue trompeuse, c'est-a-direvehicule, a notre estime, une representation inadequate de la grandeur del'astre, il faut avoir acquis, du soleil ou d'objets analogues, d'autresrepresentations qui conduisent a une hypolepsis tenue pour vraie28. Onentrevoit de la sorte le principe qui semble commander l'attitude d'Aristotea 1'endroit de l'imagination: le seul bon moyen de conjurer le piege desimages, c'est, a tout prendre, de multiplier les phantasmata. Vouloir sedefendre contre l'illusion, ce n'est pas refuser d'accueillir ou de prendre en

L 'imagination 27

compte les contenus de l'imagination, c'est, au contraire, considerer le pluspossible de ses contenus.

Mutatis mutandis, ce principe qui regit, a l'interieur de l'imagination, lacomposition d'une image correcte de la realite, vaut egalement pour la for-mation de toute idee ou jugement opinatif (particulier ou general) et celle detoute autre operation de l'intelligence, qui se fonde sur des images29. Nereconnaissant a l'intelligence d'autre source que celle-la, Aristote ne pouvaitpas tenir l'imagination (sous ses differentes formes) pour la premiere causede l'erreur, sans, du meme coup, chercher en elle le premier remede al'egarement. Le renfort d'autres images fait aisement sortir des apparencesfallacieuses et de la simple phenomenalite a ce niveau. L'exigence que cons-titue, pour toute intelligence, la prise en compte des phainomena (ou desopinions d'autrui) repose — faut-il le dire? — sur le meme principe.L'experience d'un sujet intelligent se trouve, en effet, par definition, treslimitee. C'est la raison pourquoi celle d'autrui, qui elargit le champ, s'avereutile le plus souvent pour depasser les limites etroites de 1'individu. Le faitne saurait etre trap souligne en politique, la ou les differences, memeconsiderees a l'interieur d'une seule Cite, sont multiples.

L'intelligence politique, cependant, a quelque chose de specifique. II nes'agit pas la seulement de savoir ou de connaltre, mais aussi et en memetemps, de savoir faire et d'agir30. Le politique, a la limite, peut ignorer ceque sont ou deviennent les choses humaines, pourvu qu'il sache ce qu'il doitfaire ou, pour mieux dire, sache faire ce qu'il doit. Or cela, c'est savoir, pourle decider, ce qui sera bon pour la Cite. Le politique prend une decisionparce qu'il mesure dans I'avenir ses effets comme bons. II y a place, dans cegenre d'operation qui consiste a evaluer le bien realisable dans le futur, pourl'intervention de la phantasia. Aristote l'indique lorsqu'il ecrit: «Quand onreflechit et que Ton delibere, c'est comme si Ton voyait le futur en fonctiondu present grace aux images ou concepts que contient notre ame31.» Cetteaffirmation meriterait que Ton s'y attarde. J'en retiens seulement ceci —conformement a mon point de depart — que l'imagination (du futur) consti-tue la condition necessaire de la deliberation et, par elle, de l'intelligencepolitique.

Ce qu'on a vu jusqu'ici permet de dire qu'Aristote releve un defi, mon-trant que l'imagination, non seulement ne contraint pas a l'opinion fausse(elle «depend de nous»), mais offre les moyens d'eviter ce genre d'opinion(en multipliant les images du meme [genre d'jobjet). Source indispensabledes demarches intellectuelles, l'imagination semble l'etre singulierementdans le cas de l'intelligence politique, en raison du caractere specifique decette derniere. Reste a voir comment.

Imagination et intelligence politique

Ce que j'appelle commodement «intelligence politique», c'est, en realite, cequ'Aristote decrit (particulierement dans VEthique a Nicomaque VI) sous le

28 Dialogue

nom de phronesis, excellence dianoetique dont il nous dit qu'elle est essen-tiellement la meme que celle du sujet moral qui agit vertueusement32 et quel'Ecole appelait prudentia.

Cette «sagesse pratique», comme on l'appelle aussi parfois, ne va pas sansanalogie avec cette autre sagesse, speculative quant a elle, que constitue lasophia et qui unit 1'excellence du noils (pour apprehender les principes) etl'excellence de Vepistime (qui demontre a partir des principes)33. Commeelle, en effet, la phronesis implique une saisie (correcte) de la fin et une dis-position permanente a trouver les moyens (propres a realiser cette fin)34.L'analogie peut donner a penser que la phronesis se compose, elle aussi, dedeux excellences distinctes (quoiqu'Aristote n'en fasse point etat): l'une quicorrespond a la recherche intelligente de la fin et l'autre qui correspond a larecherche intelligente des moyens. Je ne reviendrai pas ici sur les faiblessesde cette interpretation, dont j 'ai traite ailleurs35, sinon pour dire qu'ellerompt, contre toute raison, l'unite de la phronesis aristotelicienne et tend arestaurer le modele (idealiste ou platonicien, comme on voudra) d'intelli-gence politique qu'Aristote enseigne precisement a abroger: recherchespeculative ou «theoretique», d'un cote, qui tente de determiner les prin-cipes generaux (ou absolus) du bien, et, de l'autre, recherche «pratique», quivise a deduire de ces principes des applications particulieres. Ce modeleconviendrait a la rigueur pour rendre compte du rapport entre les recherches(speculatives dans leur ordre) du philosophe lui-meme (que consigne, parexemple, la Politique), d'une part, et, d'autre part, les applications que pour-raient en deduire les hommes politiques, n'etait qu'Aristote proscrit ce genrede determination a priori du bien pratique qui se laisserait deduire36. II neconvient certainement pas pour eclairer la phronesis, qui ne s'adossenecessairement a aucune forme de speculation et ou la connaissance en actede la fin est indissociable de la (re)connaissance des moyens, ainsi qu'on vale voir.

Si Ton met a part en raison et que Ton considere ainsi separement lahypolepsis vraie de la fin37 qu'implique la phronesis, Ton peut dire que sesexigences sont du meme ordre que celles de toute intuition intellective etdone qu'elle suppose cette pluralite d'images dont nous avons parle.Mais — on a pu le noter des 1'Introduction — la responsabilite fondamentaledans cette saisie du bien (reel ou illusoire) n'est pas du cote de laphantasia,mais en amont, si Ton ose dire, du cote des habitudes vertueuses et ducaractere, qui determinent l'imagination a regarder dans un sens precis38. Etce n'est pas ici, dans une operation qui n'est pas l'operation intellectuelle dela phronesis en tant que telle, qu'il faut chercher le role decisif de la phan-tasia au service de 1'intelligence politique. Tres significativement, Aristoteobserve d'ailleurs que le legislateur (politique souverain par excellence) nese demande jamais s'il va realiser une bonne legislation39. Ses seules inter-rogations portent sur les moyens de realiser Yeunomia. II se demandequelles lois seront bonnes, e'est-a-dire conformes au bien de la Cite, ou si

L 'imagination 29

telle loi considered repond au bien. Et sa phronesis est revelee par lesdecisions correctes qu'il prend en reponse a ces questions-la. Plus significa-tivement encore, Aristote observe que, dans ce genre d'interrogation queconstitue la deliberation, la fin est donnee40. Pour le legislateur phronimos,en d'autres termes, le bien final ne fait pas l'objet de recherche. II le connaiten un certain sens (potentiellement) des avant de se poser la moindre ques-tion et ne s'interroge, le moment venu, que sur les moyens (sur les lois)propres a le realiser.

Precisons encore: quel est ce bien qu'a en vue le politique qui se proposede legiferer et que Ton suppose connu de lui? La reponse, qui coupe court ade nombreux problemes, tient globalement en deux mots: c'est le bien deceux pour qui il legifere. Ce peut etre un bien plus precis encore (l'enri-chissement de ceux pour qui il legifere par exemple, si l'enrichissement dela Cite s'impose a lui, en l'occurrence, comme un bien). Mais, au niveau leplus general, tel est le bien qu'a en vue le legislateur (constituant): le biendes Atheniens, s'il legifere pour les Atheniens. Devrait-il considerer en sus(ou ultimement) le bien de l'homme en general? Exiger ce genre de normeuniverselle, serait-ce sous pretexte qu'on ne peut connaitre vraiment le biendes Atheniens, qui sont des hommes, sans connaitre le bien de l'homme, estune requete idealiste, qui traduit un apriorisme deductif et que recuse lerealisme aristotelicien: «Tout le monde prie pour avoir et recherche le bienabsolu, mais a tort; il faut prier pour que le bien absolu coincide avec ce quiest bon pour soi et rechercher ce qui est bon pour soi41.» La connaissance del'homme en general, en somme, n'ajoute rien a la connaissance qu'on peutavoir de l'homme athenien, rien qui soit de nature a enrichir ou a corrigercette derniere connaissance. C'est le contraire. Et, sauf a faire ressortir, parcontraste, ce que l'homme athenien presente de specifique42, elle est super-flue. Bref, la connaissance de l'homme athenien peut suffire au legislateurpour proposer des lois en mesure de realiser son bien.

Je viens de dire qu'elle peut suffire, comme s'il s'agissait d'une moindreexigence. En fait, c'est a bien des egards le contraire. Car si Ton s'epargne,d'un cote, la necessite d'atteindre a un plus haut degre de generalite dans laconnaissance, qui est, en realite, synonyme de depouillement des singula-rites de l'objet, Ton s'impose, de l'autre cote, considerant l'espece (athe-nienne) plutot que le genre (humain), un surcroit d'experience specifique.Certes, on ne se maintient pas moins, a ce niveau, sur le plan d'une connais-sance generale: ce que le legislateur doit viser, c'est le bien des Atheniensdans leur ensemble, non celui de telle ou telle faction ni, encore moins, celuide tel Athenien particulier. Mais le degre moindre de generalite auquel laconnaissance s'eleve ainsi, exige la prise en compte des representations indi-viduelles en aussi grand nombre que possible, de maniere a reunir les traitsqui composent Pimage de I'Athenien.

Former une image une a partir de plusieurs..., on a vu plus haut quec'etait la une operation de la phantasia proprement humaine. Le surcroit

30 Dialogue

d'experience specifique exige de celui qui legifere pour le bien des Athe-niens met done necessairement en jeu I'imagination, non a titre accessoire,mais a titre essentiel. L'Athenien, en sa singularite specifique, se dessinedans I'imagination, non dans la pensee, qui se borne a saisir l'homme enPAthenien. Avec la politique, on commence a le deviner, la phantasia setrouve promue, chez Aristote, a un role insigne et privilegie. On va voir quece role est permanent et conditionne l'exercice de la politique.

II suffit, pour s'en rendre compte, d'etre attentif a une dimension capitalede l'ordre politique et des affaires humaines. En effet, bien que circonscritedans l'espace, la realite athenienne se trouve mal fixee dans le temps. Lelegislateur, autrement dit, n'a pas sous les yeux un objet immuable. Au con-traire, celui-ci se modifie au fil du temps et au gre de mille circonstances. Etle bien des Atheniens que doit apprehender le legislateur varie dans la mememesure. Cette fin, que constitue Veunomia, n'a rien d'un absolu intemporel,fixe une fois pour toute et determinable a priori. Elle commande, a l'occa-sion, le changement et la correction des lois43. Et e'est ici que I'imaginationjoue un role veritablement critique au service de 1'intelligence politique.

L'illusion, explique quelque part Aristote en parlant des representationsfantasmatiques44, se denonce si l'on garde, de l'objet represented une con-ception acquise anterieurement, a laquelle on ajoute foi. Mais elle se produit,correlativement, si l'on garde cette conception d'un objet qui a change etdont on a maintenant une nouvelle representation. Mes convictions passeesm'enseignent, la, que cette nouvelle image du reel est fallacieuse, et a raison,parce que le reel est reste le meme. Elles m'enseignent, ici, la meme chose,mais a tort, parce que le reel s'est modifie. II en va de meme pour la visiondu bien des Atheniens, qui est le bien relatif aux Atheniens. L'image desrealites atheniennes dont cette vision procede (comme la conviction qu'elleautorise chez autrui) peut etre denoncee comme illusoire par le phronimosqui conserve, lui, la conception vraie du bien, tiree des images adequates dela realite. Mais si la realite change, la vision du pretendu phronimos quiserait demeuree la meme, se mue alors en illusion, he phronimos n'echappea cette menace qu'engendre le temps, que s'il demeure attentif aux imagesmouvantes de la realite et qu'il en nourrit sa vision du bien. Et e'est a ce prixqu'il est en mesure de juger bonne l'eventuelle modification des lois(institutes en fonction du passe), ou necessaire la reparation de leurslacunes.

On constate ici, avec evidence, pourquoi et comment I'imagination auservice de l'intelligence se trouve naturellement, necessairement et de pleindroit appelee au pouvoir: elle est, en effet, requise pour juger qu'il fautlegiferer. Un tel jugement est impossible ou, pire encore, arbitraire, a defautd'une phantasia qui porte a l'intelligence les realites et le bien que celles-cicommandent imperativement sous peine de voir se deteriorer la situationdans un regime sclerose.

C'est tres precisement dans cet office, me semble-t-il, que la phantasia se

L'imagination 31

trouve la plus exposee aux pieges dont j 'ai parle et que constituent lesfictions non representatives du reel, trop fragmentaires, trop etrangeres (dansl'espace) ou trop eloignees (dans le temps) par rapport a ce reel. En termespolitiques, la fiction imaginative, qui se solde par une representation du biensignificativement decalee par rapport au bien reel, consiste, si je ne m'abuse,en ceci que le legislateur athenien, victime d'un manque d'experiencespecifique, se represente les Atheniens ou meilleurs ou pires qu'ils ne sont.Cet ecart dans la representation, involontaire lorsqu'on est victime de sonimagination, semble correspondre assez exactement, notons-le au passage, acelui qu'Aristote evoque lorsqu'il decrit les deux formes de la fictionpoetique qui, cette fois volontairement (chez l'auteur epique ou tragique etchez l'auteur comique, respectivement), consiste a imaginer des personnagesmeilleurs ou pires que ceux qui existent dans la realite45. Cette analogieinstruit, me semble-t-il, sur les deux penchants auxquels son imaginationexpose le legislateur, lorsque, considerant les hommes de sa Cite, il congoitce qu'est le bien de ces hommes-la, et auxquels il ne peut echapper, commeon Fa note a plusieurs reprises, que par un effort accru et permanent del'imagination.

Un point, ici, doit etre souligne. Congu a partir du reel represente, le biena realiser que le politique a en vue, ne coincide evidemment pas avec ce quiest, mais avec ce qui doit advenir. II est ce que doit devenir ce qui est. II est,pour mieux dire, l'image que devrait prendre dans le futur, le present telqu'on se le represente, pour etre ameliore. Bref, l'imagination, chez le poli-tique, ne se borne pas a saisir le reel tel qu'il est. Forge-t-elle, en outre, uneautre image, sur laquelle il faudrait modeler le present pour ameliorercelui-ci46? Pas exactement. S'il en etait ainsi, cela signifierait que le poli-tique, selon Aristote, pourrait deduire ce qu'il doit faire dans le present, deprincipes absolus, en ce sens qu'ils ne sont pas dictes par la situationpresente. Et il me semble que le realisme aristotelicien repugne a ce genred'imperatifs. L'hypothese que le politique ajoute a l'image du present uneautre image qui commande son action est une hypothese non seulement peuvraisemblable, mais inutile. II suffit de comprendre, en effet, que sil'imagination du politique ne se borne pas a saisir le reel tel qu'il est, c'estqu'en presence du reel, tel qu'il est, elle le saisit du meme coup commeameliorable, par 1'effet d'un sens du bien que, par definition, lephronimosre§oit de ses vertus. Ce genre d'apprehension a, de plus, l'avantaged'eliminer ou de reduire l'espece de dualite qui, sans cela, existerait par ail-leurs entre ce qui doit etre fait et ce qui peut etre fait. Cette dualite, en effet,n'existe pas chez Aristote. Le philosophe connait sans doute la differenceentre le bien absolu (haplos) et le bien relatif (par rapport a nous). Mais,nous l'avons vu, elle ne correspond en rien a la difference entre ce qui doitetre fait et ce qui peut etre fait, pour I'excellente raison que le bien absolu nerepresente pas, a ses yeux, un devoir pratique. Ce qu'il faut faire, pour Aris-tote, c'est toujours ce que Ton peut faire. En d'autres termes, la regie du

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devoir n'est jamais autrement connue que par la connaissance de ce qu'onpeut faire ou de ses propres possibilites. Par consequent, saisir le reelcomme ameliorable, c'est, dans la meme apprehension, saisir et qu'il doitetre ameliore et comment il peut etre ameliore, puisque c'est apprehender cequi, tres precisement, dans le reel, est susceptible de perfection.

J'ai indique plus haut que le phronimos, en raison de sa vertu, connaitpotentiellement le bien qui s'impose a lui comme une fin. On voit main-tenant que cette connaissance est actualisee chaque fois que le politiquephronimos se represente comme ameliorable la situation ou il se trouve. Lebien que prend pour fin le legislateur, par exemple, lui est litteralementdonne comme une fin a poursuivre, parce que c'est la realite qui lui met sousles yeux la tache precise qu'il doit s'assigner, c'est-a-dire ce en quoi larealite presente pourrait etre amelioree dans le futur.

On voit aussi pourquoi, dans la perspective aristotelicienne, il n'y aaucune cesure entre l'apprehension du bien (comme fin) par le politique et larecherche des moyens qui peuvent y correspondre. Et la meme imaginationqui permet l'apprehension de la fin, permet aussi la recherche des moyens.Car le processus de la deliberation, en quoi consiste ceci, est determine parla representation de 1'ameliorable, en quoi consiste cela. Certes, larepresentation du present ameliorable contient en creux celle d'un futurameliore. Mais l'imagination ne dessine de la sorte qu'une hypothese, dontles chances de possibilites reelles sont encore a mesurer. Et c'est la, propre-ment, l'oeuvre de deliberation, destinee a identifier les moyens (dans le casdu politique souverain, par exemple: determiner les lois de nature a procurerl'amelioration necessaire). Deliberer, disait le De anima41, c'est commevoir, en images, le futur en fonction du present. La formule a un sens precis.II ne s'agit pas, en effet, de forger une representation du futur telle que lepresent s'y trouve ameliore. II s'agit de verifier comment le present peutreellement etre ameliore dans le futur. Ce qui, dans le cas du legislateur,signifie: verifier la possibilite d'atteindre, par le moyen d'une loi, l'amelio-ration qu'on se propose. Par consequent, l'imagination n'a point a projeterdans le futur ce que pourrait etre une vision corrigee du present. Elle setrouve requise, en soutien de 1'intelligence, pour une tache autrement capi-tale, que, dans le cas du legislateur, on peut decrire de la maniere suivante48.

La tache est capitale, parce qu'elle consiste moins a inventer des lois, qu'averifier (au sens le plus fort du terme) la possibilite qu'offrent des loisd'atteindre reellement au bien escompte. L'operation consiste, ayant faitl'hypothese d'une loi donnee comme moyen, a imaginer aussi precisementet concretement que possible ses effets futurs sur la Cite dont on veutameliorer l'etat present. Rien ne peut ici remplacer la plus saine imagina-tion, qui aide 1'intelligence a se representer, de point en point, les effets suc-cessifs de la loi, jusqu'au moment ou se trouve produit, de fagon probablesinon necessaire, un effet ultime qui satisfasse aux conditions d'ameliorationvisees. L'imagination faible echoue a se representer la chaine de ces effets

L 'imagination 33

et le legislateur en est alors reduit a compter sur la bonne fortune pour voirse realiser un bien souhaitable. L'imagination puissante, non seulementreussit a suivre le cours des choses modifiees par la loi, mais elle voit claire-ment, de facon anticipative, 1'amelioration realisee. Et le legislateur, avecelle, offre a la Cite la garantie du seul savoir-faire qui mette a 1'abri descoups du sort. Le pouvoir de l'imagination, dans ces conditions, legitimel'aspiration de l'imagination au pouvoir49.

Conclusions

Les analyses qu'on vient de proposer sont, me semble-t-il, de nature a mettreen lumiere les liens etroits, bien que peu visibles a premiere vue, quiunissent la theorie (physique) de la connaissance et la conception de la poli-tique, dans les cadres d'une philosophic generate realiste comme l'est celled'Aristote. La simple prise en compte des principales donnees de la doctrinearistotelicienne relative a la phantasia permet meme, selon moi, de preciserl'originalite de l'idee que le philosophe se faisait de la politique, laquelletourne radicalement le dos, en les denongant, aux illusions des revolution-naires modernes, nourris d'idealisme.

On a vu qu'Aristote ne suppose pas, au fond, d'autres raisons au politiquepour agir et legiferer que l'observation de la realite presente dans sa Cite.C'est elle qui inspire au sens du bien que lui vaut sa vertu, et la possibility etla necessite d'une amelioration. Rien d'autre. Surtout pas quelque idee apriori de progres. C'est sans doute pourquoi le philosophe peut pretendresans contradiction que la Cite elle-meme, qui, pourtant, constitue une insti-tution produite par l'art humain, represente malgre tout quelque chose denaturel50. C'est que son instauration se trouve avoir ete dictee a 1'hommeintelligent par un developpement naturel des choses humaines. Toute oeuvrepolitique correcte apparait ainsi comme la reponse appropriee de 1'hommeet de l'art aux exigences d'un devenir qu'il s'efforce de respecter. Le poli-tique n'est pas un demiurge qui modele a sa guise une matiere a l'imaged'un paradigme emprunte ailleurs.

Dans l'esprit de cette philosophic, l'imagination prend une place capitaleau sein de l'oeuvre politique. Mais ce n'est pas la ou certains seraient peut-etre enclins a la situer. Ce n'est pas, a proprement parler, dans l'inventiondes lois et des institutions, concue comme le projet demiurgique de faire1'homme a l'image d'une idee. La loi, pour Aristote, repond aux vceux de larealite qui s'imposent a l'observation du legislateur. Chez ce dernier,l'imagination se trouve des lors requise, d'un cote, afin de se representerpourquoi la realite exige de legiferer et, de l'autre cote, afin de verifier dansquelle mesure une disposition legale quelconque peut realiser, dans l'avenir,l'amelioration du present. Au jugement historique d'Aristote, elle n'a rien avoir, en principe, avec ce qu'on pourrait appeler la recherche de l'inedit enfait de lois ou d'institutions. Le philosophe considere que, de son temps,toutes les formules legates ou institutionnelles ont en somme deja ete

34 Dialogue

inventees51. II ne reste plus guere, pense-t-il, de nouvelles formules a pro-poser ou de formules inedites a recommander. Cette pensee, qui moqueevidemment les projets revolutionnaires de Platon, ne nie pas, mais au con-traire fixe de fa§on tres precise, la necessite de legiferer a neuf. Car si demultiples formules de lois et d'institutions sont connues, appliquees ici,proposees la — sous la forme de phainomena que Ton peut collecter52 —, ilreste encore a savoir celles qui realisent, dans chaque Cite en perpetuelchangement, le bien des sujets qu'on a en vue, et dans quelle mesure. Si lesmoyens potentiels de realiser le bien partout sont en somme connus, il restepartout a reconnaitre, a chaque epoque, ceux qui sont propres a realiser lebien qui s'impose ici et maintenant. L'imagination inventive du modernismese trouve ici largement deconsideree au profit de l'imagination au service de1'intelligence soucieuse du reel.

J'ai dit, en commenc,ant, la rarete des textes d'Aristote susceptiblesd'indiquer le role de l'imagination en politique. II en est, on Fa vu, qui peu-vent pallier cette lacune en depit du fait qu'ils ne concernent pas la politique,s'il est vrai qu'on y reconnait decrites les memes operations cognitives quecelles dont on a parle comme des exigences de la demarche politique. Envoici encore deux, l'un et l'autre empruntes au traite De la divination par lessonges, que je voudrais epingler en guise de conclusions.

Le premier, qui conclut d'ailleurs ce petit morceau des Parva naturalia,explique les conditions d'un bon jugement porte sur la valeur veridiciste desvisions oniriques.

Le plus adroit a juger des songes selon I'art, dit Aristote, est celui qui a la faculted'observer les ressemblances [ . . . ] . Je parle de ressemblances, parce que lesrepresentations ont quelque chose des images dans les eaux [ . . . ] . Or, si le mouve-ment de l'eau est considerable, l'impression et les images n'ont rien qui ressembleaux objets reels. Est done habile a juger ces impressions, celui qui a la faculte dedistinguer, lorsqu'il embrasse du regard les images emiettees et distordues, qu'ils'agit d'un homme, d'un cheval ou de quoi que ce soit [. . . ]53.

Aristote suppose ici que le reve reflete la realite, mais qu'il donne de larealite une image qui lui correspond mal. Au lieu d'une image fidele, le revefournit des bribes d'image, chacune quelque peu trouble. Et e'est a partir deces morceaux, eux-memes degrades, que le bon juge reconstitue 1'imagefidele, parce qu'il est capable de saisir les ressemblances qu'ils presententpar rapport au reel. Si, dans cette description, nous rempla^ons le bon jugedes reves par le bon politique, et les differents fragments degrades de lavision onirique par les differents phainomena que constituent les opinionsque ce politique recueille autour de lui, nous obtenons alors une descriptiondu bon jugement politique selon Aristote. Ce jugement est, en effet, celui dupolitique qui sait reconstituer fidelement l'image d'une situation reelle atravers les phainomena et les opinions qui rendent maladroitement l'echo dela realite dans laquelle il se trouve. Je pense que cette faculte de reconstitu-tion, a un certain niveau, traduit une puissance imaginative: faire une image

L 'imagination 35

de plusieurs (sans se laisser abuser par la passion aveuglante et en conser-vant le pouvoir de croire ou non a chaque image donnee). Car I'operationn'exige pas que le politique qui reconstitue ainsi le reel, possede, pour sonpropre compte, une image totale ou globale de ce reel. Elle exige seulementqu'a partir des elements, meme partiels et deformes, qu'on lui donne commerefletant celui-ci, il soit capable d'imaginer a coup sur, fort de sonexperience, ce qu'est globalement la realite qui leur ressemble. L'exercicede cette forme d'imagination parait singulierement requise pour1'apprehension juste de la situation politique ou Ton est, done, pourapprecier ce en quoi cette situation reclame, soit une legislation, soit uncorrectif dans la legislation existante, et afin d'appre"cier ainsi le bien a pour-suivre par la legislation. Elle est aussi requise, me semble-t-il, pourapprecier, dans un premier temps, des hypotheses legislatives, e'est-a-diredes moyens propres a servir cette fin, dans la mesure ou les phainomena quele politique recueille, impliquent naturellement volontiers une suggestiontouchant les moyens a mettre en oeuvre pour ameliorer la situation.J'entends par «hypotheses legislatives», le genre de lois susceptibles d'en-gendrer l'amelioration necessaire, a 1'exclusion de celles que suggereraitune vision inadequate de la situation. Car il faut encore, apres cela — et e'estle role de la deliberation — , verifier celles d'entre les hypotheses possiblesqui assureront le plus facilement et au mieux la fin poursuivie.

Le deuxieme passage du De divinatione que je voudrais signaler, con-cerne precisement la deliberation. Aristote, dans ce passage, explique lecaractere divinatoire, a premiere vue incroyable, de certaines visionsoniriques, par le fait que certaines personnes sont capables de prevoir, avecgrande vraisemblance et sans grande reflexion, le comportement futur deleurs familiers. II invoque ensuite le cas des melancoliques, qui, dit-il, «dufait de leur temperament versatile [?], imaginent rapidement ce qui suit54».Le contexte, quelque peu obscur dans le detail, laisse clairement voir d'unefac,on generate qu'Aristote explique ainsi la rapidite avec laquelle lesmelancoliques parcourent en imagination 1'enchainement des consequencesqui decoulent normalement d'un fait donne et voient Tissue a venir d'unesituation. Ce parcours imaginaire est exactement le meme que celui de ladeliberation, par laquelle on cherche a savoir, par exemple, si telle loi consti-tue un moyen propre a une fin visee, en verifiant si son effet ultime sera lebien que Ton poursuit. La rapidite du melancolique a faire, en imagination,le parcours dont nous parlons, est telle qu'avec le reveur doue, le melanco-lique se trouve rapproche, dans YEthique a Eudeme55, de tous les inspiresqui voient juste sans pratiquement deliberer.

On sait que l'un des problemes, dans le recueil du corpus aristotelicumqui porte ce nom, consiste a demander «pourquoi tous les hommes excep-tionnels [notamment dans le domaine de la politique] semblent etre denature melancolique56». Ce n'est peut-etre pas Aristote qui a pose la ques-tion. Mais la reponse d'Aristote touchant la question de savoir a quoi tient,

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en dehors de 1'intelligence et de la vertu, la grandeur des hommes politiquesexceptionnels, aurait sans doute ete qu'ils sont les plus doues d'imagination.

Notes

1 Voir, a ce sujet, les Actes du Symposium aristotelicum, edites par G. E. R. Lloyd etG. E. L. Owens, Aristotle on Mind and the Senses, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 1978; D. Modrak, Aristotle: The Power of Perception, Chicago, University ofChicago Press, 1987, chap. 4; M. C. Nussbaum, Aristotle's De motu animalium,Princeton, Princeton University Press, 1978, essais 4 et 5; K. Lycos dans Mind, vol. 43(1964), p. 496-504; M. Schofield, «Aristotle on the Imagination", dans J. Barnes et al,dir., Articles on Aristotle, Londres, Duckworth, 1979, p. 103-132.

2 Par exemple, dans Met. T 5, 1010bl-3; A 29, 1024bl7-1025a3 (consacre a la notion depseudos); cf. K 6,1062b34 et M 4, 1079all.

3 Mind and Imagination in Aristotle, Yale, Yale University Press, 1988.4 Eth. Nic. VII 5, 1147b3-5 : «S'il n'y a pas d'akrasia chez les betes, c'est qu'elles ne

possedent pas de hypolepsis generale, mais une phantasia et une memoire des chosessingulieres.»

5 Ibid., VII 8, 1150b26-28 : « [ . . . ] ils ne sont pas fideles a la raison (logos), parce qu'ilssont enclins a suivre leur phantasia.» (II est ici question des melancoliques. A leur pro-pos, voir la fin de notre article.)

6 Cf. ibid., VIII 2,1155b25-26.7 Texte cite n. 4. Comparez Met. A 1, 980b25-981b7.8 Texte cite n. 5. Vakrasia (a la difference de Vakolasia) suppose, en effet, du regret

(1150b29-31). Le texte n'implique pas (au contraire, on le verra plus loin) que la phan-tasia, chez l'homme, ne se hisse pas a l'apprehension d'un objet plus general que lesingulier sensible.

9 Sur tout ceci, voir en particulier Eth. Eud. VII 2, 1236b39, 1237a3: «Est objet dechoix, le bien simplement (haplos), mais, pour soi, c'est ce qui est bon pour soi-meme.L'accord obligatoire entre ces choses est le produit de la vertu et la politique veilleprecisement a ce qu'il se produise chez ceux qui ne le manifestent pas encore.» Et,plus haut (1235b25-29): «Est objet de desir et de souhait, soit le bien, soit le bienapparent (phainomenon). C'est pourquoi 1'agreable est aussi objet de desir. Car c'estun bien apparent. Certains en ont, en effet, une opinion, certains autres, une image(phainetai), meme s'ils n'en ont pas d'opinion. Car l'imagination (phantasia) etl'opinion n'ont pas la meme place dans l'ame.»

10 Eth. Nic. Ill 7, 1114a31-32. Aristote ajoute (1114bl-3): «Si done chacun pour soi est,en un sens, responsable de sa fac,on d'etre, il sera aussi, en un sens, responsable person-nellement de son imagination.»

11 Cf. l'allusion dans Eth. Eud. II 1,1219b24-25.12 Cf. Mel. A 1, 981a7; Eth. Nic. VII 5, 1147b4-5; De an. Ill 3, 427bl6. (Cf. Bonitz, 5. v.,

qui note la synonymie entre hypolepsis et doxa.) Le terme, assez vague, designe a peupres ce qu'on appelle, en franqais, l'«assomption». Ce n'est pas generalement la saisieconceptuelle d'un abstrait, qui peut servir de terme dans une proposition, mais, le plussouvent, la saisie, sous forme de jugement, d'une generality, qui peut s'exprimer dansune proposition, vraie ou fausse.

13 De an. Ill 11, 434a4-5. Cf. 10, 433a20-21 (l'imagination et la motricite') et tout lechapitre.

14 Ibid., Ill 10, 433b29-30 et 11, 434a5-10: «L'imagination sensitive, comme on l'a dit,appartient aussi aux animaux irrationnels, mais 1'[imagination] deliberative supposeles animaux rationnels, car [decider] si Ton va agir comme ceci ou comme cela, c'est

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deja Foeuvre du raisonnement, et il faut toujours une seule et meme chose pour [le]mesurer, puisqu'elle poursuit ce qui s'impose le plus. Elle peut, en consequence, pro-duire une seule chose a partir de plusieurs images [ . . . ].» Traduire, c'est, ici, dejainterpreter. II est possible que, dans la derniere proposition, tres elliptique, le sujetenvisage par Aristote ne soit pas I'imagination (mais, par exemple, 1'animal rationnel)et que l'unite produite a partir de plusieurs images ne soit plus une image (mais unepensee). On peut hesiter. L'ambigui'te du texte, cependant, n'est peut-etre pas genanteoutre mesure. Si elle n'est pas levee par Aristote, c'est tres probablement, en effet,parce que le philosophe envisage ensemble Ies deux possibilites et que, pour lui, lapensee qui delibere, est imaginative dans ses operations (sur ceci, voir la suite). En tra-duisant comme je I'ai fait, je ne tranche done pas une alternative, en faveur deI'imagination et aux depens de la pensee.

15 Cf. Eth. Nic. Ill 5, 1112al8-1113al4; VI 5, 1140a30-33, b6-10; 8, 1141b24-28; 9,1142al4-15 (comparez : I 1, 1095a2-3); Eth. Eud. II 10, 1226a27-33, blO sqq.

16 Comparez Eth. Nic. VI8, 1141b23-24 avec b8-10.17 De an. Ill 10, 433a9-10 : «I1 semble que ces deux choses mettent en mouvement: ou le

desir ou l'intellect, si Ton veut bien poser I'imagination comme une sorted'intellection»; et 17-21 : «Raisonnablement, ces deux choses semblent ce qui met enmouvement: le desir et l'intelligence pratique [ . . . ] . L'imagination aussi, lorsqu'ellemet en mouvement, ne le fait pas sans desir.» On voit ici qu'Aristote, tantot rapproche,jusqu'a paraitre Ies fondre ensemble, tantot semble distinguer l'intelligence etI'imagination dans l'operation qui commande l'action. Cf, plus loin, 433bl l -12:«L'objet du ddsir met en mouvement sans etre mu, pour avoir ete pense ou imagined;et, plus haut, 7, 431b6-8, passage sur lequel je reviendrai dans la suite. L'apparentealternative s'explique (cf. n. 14 supra) par le fait que, chez l'homme, I'imaginationpeut decider du mouvement sans l'intelligence (et, parfois, contre elle), tandis que lareciproque est impossible.

18 Ibid., HI 3, 427bl5-16; cf, 428bl2-13 : «L'imagination parait etre une sorte de mouve-ment et ne pas se produire sans sensation»; 7, 431al4-18: «A Tame de l'intelligencediscursive, Ies images sont donnees comme des sensations [ . . . ] . C'est pourquoi,jamais, Fame ne pense sans une image»; 8, 432a7-10: «On ne peut apprendre, nicomprendre, si Ton se passe de sentir; et, lorsqu'on voit [theorei], necessairement, Tonvoit en meme temps une image. C'est que Ies images sont comme des sensations, saufqu'elles sont depourvues de matiere»; et 13-14: «N'est-ce pas que, pour n'etre pas desimages, [Ies pensdes premidres] ne vont pas, malgre' tout, sans images?»; cf. Parv.nfl/.,450al.

19 Par exemple, dans £th. Eud. I 2, 1214bll sqq., la distinction rigoureuse entre ce enquoi consiste le bonheur ou la sante et ce sans quoi le bonheur ou la sante ne peuventexister.

20 Dans \'£th. Eud., encore, ou il justifie 1'utilisation des phainomena (sous la formed'opinions vraies mais obscures) en disant: «Chacun possede, en effet, quelque chosequi le lie intimement a la verite'» (I 6,1216b30-31).

21 Cf. Parv. nat., 459a23-b24 (origine des reves) et 456a26.22 Dans le ceiebre passage de Timee, 71 A-72 C.23 Outre le passage mentionne supra (n. 20), voir Pexamen du plaisir, repute necessaire a

la politique (Eth. Nic. VII 12, 1152bl-3) et effectue par l'examen des legomena a sonsujet (b23), ainsi que l'introduction a Fetude de Yakrasia, qui donne lieu a rfinonce"«classique» de la methode universelle consistant a enoncer d'abord, puis a discuter Iesphainomena (ibid., 1145b2-4). Comparez Eth. Eud. I 7, 1217al8-21; VII 2, 1235bl3-18, qui expriment Ies memes exigences.

24 Aristote insiste clairement sur trois modalite's au moins de l'erreur imaginative. II y a

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d'abord celle, concomitante a l'acte de sensation, qui consiste a indument associer,dans une sorte de jugement predicatif, un sensible propre (telle couleur) et un sensiblecommun (telle grandeur), la representation ainsi obtenue etant inadequate (De an. Ill1, 425a30-b3). Par ailleurs, une image, meme adequate, est sujette, dans la memoire, al'alteration et, dans la reminiscence, elle peut evoquer une chose qui n'est pas celle quiPa effectivement produite (cf. Parv. nat., 450a31-bll; 451a2-12, 30-31). Enfin, danstous les cas, l'image que produisent au principe les sensibles par ebranlement desorganes sensoriels, n'est pas a 1'abri des perturbations que subit le mouvement de lasensibilite, par suite des autres mouvements de la physiologie du sujet: la passion, lafatigue, la maladie troublent l'imagination (voir en particulier Parv. nat., 453al4-blO).

25 De an. Ill 3, 427bl7-21. L'opinion, precise Aristote, n'est pas en notre pouvoir, parcequ'«il faut necessairement qu'elle soit vraie ou fausse.» La «liberte'» qu'impliquel'imagination est done celle de se representer quelque chose sans la necessite de croirea sa realite. Cf. 428al9-21 : «Une opinion implique une croyance [pistis ...] or,aucune bete n'a de croyance, mais beaucoup ont une imagination.» Bien qu'il soitsuperieur a l'animal et puisse se hisser au niveau de la croyance, 1'homme, cependant,peut imaginer sans croire. Cf. Parv. nat., 462al.

26 Cf. Eth. Eud. VII 2, 1235b27-28 (deja cite, n. 9).27 Cf. Parv. nat., 458b25-28 et 460b4 sqq.28 De an. Ill 3, 428b2-4. L'exemple du soleil est mentionne aussi dans les deux passages

signales a la note precedente.29 Le De an. Ill 3, 427bl4 sqq. {cf. De motu an., 6, 700bl5 sqq.) compare la phantasia a

la doxa, Vepisteme, la phronesis,... autant de dispositions psychiques qui supposent laphantasia. Sachant que l'opinion generale (qui pretend au meme niveau de connais-sance que la connaissance scientifique) peut etre vraie ou fausse et, par la, se distinguede la science (toujours vraie), on est enclin a dire que l'opinion generale fausse al'allure d'une assomption faussement generale, qui pose comme general ou essentielce qui est, dans le fait, singulier ou accidentel. Auquel cas, l'intelligence paraitprisonniere d'une image faussement representative de l'ensemble des halite's surlesquelles elle pretend juger. Quant a l'opinion generate vraie, elle parait proce'derd'un petit nombre d'images (voire, d'une seule image), dont la bonne fortune veutqu'elles soient representatives de l'ensemble. Aleatoire, hasardeuse et souvent fragile,ce genre d'opinion ne peut justifier la verite qu'elle exprime, pour la raison qu'ellepresente la meme deficience que l'opinion fausse: elle est prisonniere de trop raresimages et la raison des choses qu'elle affirme lui echappe.

30 Cf. Eth. Nic. VI 11, 1143a8-10 (apropos de \aphronesis); I 1,1095a2-6 (aproposde lapolitique); II 2, 1103b26-30 et X 10, 1179a35-b2 (connaissance et action). ComparezEth. Eud. I I,1214a9-15.

31 De an. Ill 7, 431b6-8. Rappelons ici, conformement a ce qu'on a dit plus haut (n. 17)qu'Aristote n'hesite pas entre «images» et «concepts» (ou «pensees»). Et il n'y a paslieu de penser, comme le suggere la traduction d'E. Barbotin (LBL, 1966, p. 85 : «ouplutot grace aux concepts*) que l'expression e noemasin corrigephantasmasin.

32 Eth. Nic. VI 8, 1141b23-24.33 Ibid., 7,1141al8-20.34 Comparez notamment VI 10,1142b31-33 et 13, 1144all sqq.35 Cf. mon Le philosophe et la Cite. Recherches sur les rapports entre morale et politique

dans la pensee d'Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 60 sqq., ainsi que le pre-mier chapitre d'un autre ouvrage, actuellement sous presses: Politique etphilosophiechez Aristote.

36 Cf. Eth. Nic. V 2, 1129bl-6. A rapprocher de Politique VII 12, 1331bl8-22.37 Notee dans Eth. Nic. VI 10, 1142b33.

L 'imagination 39

38 Cf. Eth. Eud. 1111, 1227bl2 sqq., specialement bl9-36 : «I1 se peut que le but soil cor-rect, mais qu'on se trompe dans les moyens pour l'atteindre. Et il se peut que le but soiterrone, mais qu'on ait les moyens qui tendent correctement a ce but la. Et [il se peut]que ni l'un ni les autres ne soient corrects. Or la vertu fournit-elle le but ou les moyensde l'atteindre? Nous posons que c'est le but, parce que celui-ci ne se deduit pas et nese raisonne pas. II est, au contraire, donne comme un principe qui s'impose. Unmedecin, par exemple, n'examine pas s'il faut soigner ou non, mais s'il faut se pro-mener [ . . . ] . Si done toute rectitude a pour cause ou bien la raison ou bien la vertu, sice n'est pas la raison, c'est la vertu qui rendra la fin droite, mais non les moyens per-mettant de l'atteindre.»

39 Ibid., I 5, 1216bl6-25; Eth. Nic. Ill 5,1112bll-15.40 Eth. Eud. II 10, 1226blO-12; 1227a6-9.41 Eth. Nic. V2, 1229b4-6.42 C'est la, me setnble-t-il, l'un des roles determinants de la philosophic, qui, selon Aris-

tote, la rend utile aux politiques. J'ai traite de cela dans une communication a parattredans les Actes du dernier Symposium aristotelicum (Friedrichshafen, 1987) et dans lesecond chapitre de mon livre (sous presse), signale a la note 35. Je remarque ici que lepolitique, par une philosophie de 1'homme, peut concevoir l'idee que les hommes pourlesquels il doit legiferer sont en quelque sorte deficients sur le plan de l'humanitd et,par la, se sentir le devoir d'achever 1'homme dans ses concitoyens. L'ambition «pro-gressiste» peut aller jusque-la. Faut-il le dire? Aristote n'envisage nulle part cetteeventualite'. On ne peut guere lui en tenir grief, quand on sait les catastrophes ou leprojet de «faire l'homme» a conduit certaines politiques reputees progressistes dansl'histoire recente. Cf, plus loin, n. 50.

43 Cf. Pol. II 8, 1268b25-1289a24.44 Dean. HI 3, 428b4-10.45 Poetique,2, 1448al-5, 16-18.46 Certains textes pourraient donner a le penser, comme Eth. Nic. I 1, 1094a22-24 et 4,

1098b35-1097a3, ou Aristote evoque, en des termes empruntes a Platon, Putilite', pourle politique et chacun d'entre nous, d'avoir sous les yeux une cible, comme les archers,ou un paradigme du bien supreme, qui oriente la conduite. Je pense, cependant, quel'idee des textes en question ne rend justice a Platon que sur un point: l'utilite',lorsqu'on est oriente vers le bien, d'en prendre conscience. L'utilite de connaftre cequi ne nous apparait pas, en realite', comme le bien, est en effet nulle.

47 Texte cite n. 31.48 Pour la description qui suit, je m'inspire de l'analyse de la deliberation proposee en

Eth. Nic. Ill 5, 1112bl5 sqq. HEth. Eud. II 10, 1226a28-1227a30.49 Malgre ses obscurites, la theorie du «syllogisme pratique» (que suggerent De an. Ill

11, 434al6-21 et Eth. Nic. VI 12, 1143a28-bl4) semble pouvoir s'appliquer a l'actionpolitique (du legislateur) d'une maniere assez precise. Le syllogisme en question sup-pose une majeure, sous la forme d'une conception generate («il faut faire ce genre dechoses»), dont se trouve rapprochee une mineure, sous la forme d'une saisie du parti-culier («ceci est ce genre de choses»). Dans le cas du legislateur qui delibere, lamajeure est fournie, au depart, par l'apprehension d'un bien a realiser par la loi («cegenre de choses est un bien pour Athenes, que la loi peut procurer»). La mineure, quanta elle, est obtenue par la vision du bien realise a Athenes par l'effet de la loi, dont onverifie, en deliberant, qu'elle constitue le meilleur moyen pour atteindre ce bien(«cette loi-ci procurera ce genre de choses a Athenes»). La conclusion du syllogismepratique, chez le legislateur, est l'acte par Iequel il propose la loi particuliere en ques-tion.

50 Selon D. Keyt (dans Phronesis, vol. 32 [1987], p. 54 sqq.), Aristote aurait du conclure,

40 Dialogue

comme Hobbes, que l'institution de la Cite est entierement le produit de l'art, non de lanature. Son argument ultime est le suivant: «Finally, Aristotle's idea that there is an artor science of politics implies that the polis is an artifact of practical reason» (p. 79). Cequ'on vient de voir montre qu'un tel argument est sans reelle portee.

51 Cf. Pol. VII 10, 1329a40 sqq. (specialement b33-35).52 Sur la collecte des lois les plus reputees, voir Eth. Nic. X 10, 1181al2 sqq.53 Parv.nat., 464b5-15.54 /W</.,464a33-bl.55 Eth. Eud. VIII 2,1248a29 sqq. (specialement a39-40).56 AR.,ProW.,30, l,953al0-12.

criticaVol. XXI / No. 62 / Mexico, agosto 1989

Articulos

MARCELO DASCAL, Tolerancia e interpretacao

EDUARDO H. FLICHMAN, The Causalist Program. Rational or Irrational Per-sistence?

JOSE ALFREDO AMOR, La Hipotesis Generalizada del Continuo (HGC) y su re-lacion con el Axioma de Eleccion (AE)

SAMUEL M. CABANCHIK, Certeza, duda esceptica y saber

Notas bibliogrdficas

RALPH C.S. WALKER, The Coherence Theory of Truth [Alejandro Tomasini)

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