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L'Impératrice de Mijak

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Le premier chapitre du nouveau roman de Karen Miller !

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L’IMPÉRATRICE DE MIJAK

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RENDEZ-VOUS AILLEURSCollection dirigée par Bénédicte Lombardo

KAREN MILLER

L’IMPÉRATRICEDE MIJAK

Les Seigneurs de guerreVolume I

Traduit de l’anglais (Australie) par Cédric Perdereau

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Titre original :

Empress of Mijak (Godspeaker, Book 1)

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a), d’une part,que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utili-sation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illus-tration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteurou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4).Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon,sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

© Karen Miller, 2007.© 2010, Fleuve Noir, département d’Univers Poche,

pour la traduction française.ISBN : 978-2-265-08682-1

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Pour Dave Duncan, un érudit, un gentleman,et un sacré bon auteur.

Merci pour toutes ces fabuleuses lectures – et les déjeuners.Et à tous les prochains !

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PREMIÈRE PARTIE

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Chapitre un

Malgré ses deux lampes à suif, la cuisine était dans l’obscu-rité, et son atmosphère lourde de la puanteur de beurre dechèvre rance et de viande de bouc gâtée. Des araignées déco-raient les coins de toiles maladives, amassant des nuées demouches et de suce-sang. Un âtre en briques de boue mangeaitla moitié de l’espace entre la porte et l’unique fenêtre. On ytrouvait aussi trois étagères de bois, un tabouret branlant etune table de bois crevassée, presque inouïe dans ce pays où lesarbres s’étaient pétrifiés depuis des siècles.

Accroupie dans les ombres sous la table, la fille sans nomécoutait l’homme et la femme se disputer.

— Mais tu avais promis, geignit la femme. Tu avais dit queje pourrais la garder, celle-là.

Le poing dur de l’homme martela le bois au-dessus de la têtede l’enfant.

— C’était avant la nouvelle mauvaise récolte, garce, avantque deux autres puits s’assèchent dans le village ! Elle est chèreà nourrir, je ne suis pas cousu d’or ! Ne te plains pas, j’auraispu la balancer sur les rochers à la naissance, ou l’abandonnersur l’Enclume !

— Mais elle peut travailler, elle…— Pas autant qu’un fils ! (Sa voix crépitait comme l’éclair,

roulait comme le tonnerre dans la pièce exiguë et enfumée.) Situ m’avais pondu d’autres fils…

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— J’ai essayé !— Pas assez ! (Un autre impact sur le bois.) La mioche

dégage, le dieu seul sait quand les Négociants reviendront.La femme sanglotait, on aurait dit l’agonie d’une chèvre.— Mais elle est si jeune.— Jeune ? Elle saigne. Ça remboursera ce qu’elle m’a coûté,

comme les autres mioches que tu m’as pondues. C’est décidé,femme. Proteste encore une fois et je te bats.

Quand la femme osa désobéir, l’enfant fut si surprise qu’ellese mordit les doigts. Elle sentit à peine cette douleur timide :depuis son premier cri, toute sa vie n’était que douleur, vastecomme les terres arides au-delà du village.

— S’il te plaît. Laisse-moi la garder. Je t’ai donné six fils.— Tu aurais dû m’en donner onze !À présent, la voix de l’homme rappelait celle de ses chiens

étiques, ces bêtes baveuses qui se disputaient les déchets dansla cour.

L’enfant sourcilla. Elle avait presque autant horreur de ceschiens que de l’homme lui-même. C’était une flamme vive,cette haine, cachée au plus profond d’elle. S’il l’avait devinée,l’homme l’aurait tuée, il lui aurait fracassé le crâne contre lapierre la plus proche. Comme il l’avait fait une fois à un chienqui avait osé lui grogner dessus. Les autres animaux avaientlapé sa cervelle puis s’étaient repus de sa carcasse ensanglantéedans le froid de la nuit. Elle s’était endormie dans sa couverturerâpée, sous la table de la cuisine, accompagnée par les bruits deleurs crocs, et avait rêvé que les os qu’ils rongeaient étaient lessiens.

Mais elle refusait d’abandonner cette haine, son seul bienau monde, aussi dangereuse soit-elle. Elle y trouvait le récon-fort, elle lui remplissait le ventre pendant ces nuits où elle nemangeait pas parce que la femme écartait les jambes, terminaitson labeur en retard ou se faisait battre par l’homme, ivre desang de cactus.

D’ailleurs, il commença à la battre, des gifles accompa-gnées de jurons et d’ahanements. En écoutant le souffle excitéde l’homme et les grognements retenus de son épouse, l’enfants’imagina plonger un couteau dans la gorge de l’homme. Elle

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voyait le sang gicler, écarlate, l’entendait éclabousser le soltandis que l’homme s’étranglait et mourait. Elle était certained’y parvenir. Elle avait regardé faire les hommes, avec leursfiers poignards, quand ils coupaient la gorge d’un bouc. Etmême d’un cheval, un jour, qui s’était cassé la jambe et n’étaitplus bon qu’à donner de la viande et des os blanchis par lebouillon.

Il y avait des couteaux dans une boîte sur l’étagère la plusbasse de la cuisine. Elle sentit ses doigts se crisper commeautour de leur poignée d’os, son cœur battre contre ses côtes.La flamme secrète s’aviva, brûla plus fort… et retomba.

Impossible. Il l’attraperait avant qu’elle le tue. Elle ne vain-crait pas l’homme ce jour-ci, ni demain, ni même à laprochaine lune ronde. Elle était trop petite, et lui trop fort.Mais un jour, dans de nombreux cycles de la lune, elle seraitgrande, et lui vieux et ratatiné. Alors, elle jetterait son cadavreaux chiens ; elle rirait et rirait tandis qu’ils lui dévoreraient lesfesses et fourreraient leur langue inquisitrice dans les orbitesvides de son crâne.

Un jour.L’homme frappa à nouveau, si fort que la femme tomba sur

le sol de terre battue.— Tu as empoisonné ma semence cinq fois pour me chier

des gamines, salope. Trois des fils que tu m’as donnés ont vécumoins d’un cycle de lune. Je devrais te maudire ! Te chasser ett’abandonner à l’émissaire du dieu !

La femme sanglotait à nouveau, ses bras couturés de cica-trices croisés devant son visage.

— Pardon… Pardon…En écoutant cela, l’enfant ressentit le mépris. Cette femme

n’avait donc pas de flamme ? Elle n’opposait que larmes et jéré-miades, et c’était exactement ce que désirait l’homme, la voirbrisée et ensanglantée dans la poussière. Elle aurait dû mourirplutôt que de lui faire ce plaisir.

Mais elle était faible, comme toutes les femmes. L’enfantle voyait dans tout le village. Même les femmes qui n’avaientenfanté que des fils, pleines de mépris pour celles qui avaientaussi eu des filles, celles qui aidaient l’émissaire à lapider les

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garces maudites dont le corps n’engendrait que de la chairféminine… même ces femmes-là étaient faibles.

Je pas faible, se dit vivement l’enfant tandis que l’hommeinondait son épouse de venin et de mépris et que la femmepleurait, convaincue. Je jamais supplie.

Du talon, l’homme plaqua la femme à terre.— Tu devrais remercier le dieu. Un autre homme t’aurait

brisé les jambes et chassée depuis plusieurs saisons. Un autrehomme aurait récolté dix fils vivants sur une meilleure chienneque toi !

— Oui ! Oui ! J’ai de la chance ! Je suis bénie ! balbutia lafemme en frottant l’endroit meurtri sur sa poitrine.

L’homme ôta son pantalon.— Peut-être. Peut-être pas. Ouvre-toi, chienne. Donne-moi

un fils vivant dans neuf lunes rondes, ou je jure sur le totem duvillage que je me débarrasserai de toi sur l’Enclume !

Avec un sanglot, la femme obéissante releva son jupondéchiré et écarta ses cuisses maigres. Indifférente, l’enfantregarda l’homme labourer le sillon de la femme avec desgrognements et de la sueur. Il n’avait qu’un petit soc, et lesol de la femme était vieux et poussiéreux. Elle portait sonamulette de croc de chien autour du cou, mais son pouvoirétait mort depuis longtemps. L’enfant ne pensait pas qu’un filssortirait de ces semailles, ni d’une autre. Dans neuf lunesrondes, voire plus tôt, la femme serait morte.

Sa semence enfin écoulée, l’homme se leva et referma sonpantalon.

— Les Négociants seront là demain au Zénith. Il n’enviendra peut-être pas d’autres avant plusieurs saisons. J’ai payél’émissaire pour qu’il nous mette sur la liste des vendeurs, etj’ai suspendu un crâne de bouc à la porte. L’argent nereviendra pas, alors je vends la mioche. Utilise ta ration d’eaupour la nettoyer. Utilise une seule goutte de la mienne et je tetannerai le cuir. Je te pendrai avec une tresse de ta propre peau.Tu comprends ?

— Oui, murmura la femme.Elle paraissait fatiguée et vaincue. Il y avait du sang dans la

terre entre ses jambes.

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— Où est-elle ?— Dehors.L’homme cracha. Il passait son temps à cracher. À gâcher de

l’eau.— Trouve-la. Quand elle sera propre, attache-la au mur

pour qu’elle ne s’enfuie pas comme la dernière.La femme opina du chef. Il lui avait cassé le nez avec son

bâton à boucs, cette fois-là. L’enfant, trois saisons plus jeune àl’époque, avait regardé le flot de sang. À ce souvenir, elle serappela aussi ce que l’homme avait fait à l’autre mioche pourlui faire regretter de s’être enfuie. Des choses qui l’avaient faitgémir mais n’avaient pas laissé de marque, parce que les Négo-ciants payaient moins pour des marchandises abîmées.

Cette mioche avait été bête. Où que les Négociants l’empor-tent, ce serait forcément mieux que le village et l’homme. LesNégociants étaient la seule échappatoire pour les miochescomme elles. Les Négociants… ou la mort. Et elle ne voulaitpas mourir. Quand ils viendraient la chercher avant le Zénithle lendemain, elle partirait volontiers avec eux.

— Je vais l’enchaîner, promit la femme. Elle ne s’enfuirapas.

— Je te le souhaite, grogna l’homme.Puis le claquement de la peau de chèvre sur le bois retentit

quand il écarta la porte de la cuisine et sortit.La femme fit rouler sa tête jusqu’à ce que ses yeux rougis

trouvent ce qu’ils cherchaient sous la table de la cuisine.— J’ai essayé. Je suis désolée.L’enfant sortit de l’ombre et haussa les épaules. La femme

était toujours désolée. Mais le chagrin n’y changeait rien, alorsquelle importance ?

— Négociants bientôt. Laver maintenant.En sourcillant, le souffle court, la femme se cramponna au

pied de la table et se hissa à genoux, puis saisit le plateau et seredressa péniblement. Elle avait des larmes dans les yeux. Desa main rendue noueuse et calleuse par le labeur, elle caressala joue de l’enfant. Les larmes tremblèrent mais ne tombèrentpas.

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Puis la femme tourna les talons et sortit dans le jour brûlant.Sans comprendre, sans s’en soucier, l’enfant sans nom la suivit.

Le soleil était à un doigt du Zénith quand les Négociantsarrivèrent. Pas les quatre de la dernière fois avec leurs robesmiteuses, leurs ânes étiques, leurs bourses faméliques etpresque pas d’esclaves. Non. Ces deux Négociants-là étaientprospères. Assis sur des chameaux blancs et hautains, ornésde breloques et de perles, de pendants d’oreilles et d’amulettessacrées, leur peau sombre brillante d’huiles parfumées et desfourreaux de poignards incrustés à leur ceinture. Derrière euxserpentait la plus longue échine d’esclaves qu’elle ait vue : desfils inférieurs, rejetés, des filles et des femmes. Tous nus, tousenchaînés. Certains étaient nés dans la servitude, d’autres yentraient à peine. La différence se voyait dans leur tresse, lesesclaves de longue date portaient une natte d’un rouge sangprofond, la marque du dieu pour ces hommes devenuspropriété d’autres hommes. Ces nouveaux esclaves porteraientbientôt la même.

Pour garder les esclaves enchaînés, cinq grands hommesavec des épées et des lances. Leur tresse révérencielle à euxportait des amulettes, même leur natte d’esclave était charmée.Il devait s’agir d’esclaves spéciaux. Dans la caravane, on trou-vait aussi des chameaux d’un marron ordinaire, attelés les unsaux autres, chargés de paniers et zébrés de charmes de voyage.Un sixième esclave sans chaîne les menait, à peine adolescent,et sa tresse rouge portait des amulettes. Sur son signal, avecun grognement, les chameaux plièrent leurs genoux calleuxpour s’accroupir sur le sol dur. Les esclaves s’accroupirent àleur tour, silencieux et en sueur.

Enchaînée, la mioche restait calme malgré les grossiersmaillons de fer lourds qui lui irritaient les poignets et leschevilles. L’enfant regardait les Négociants derrière ses sourcilsbaissés tandis qu’ils démontaient et attendaient dans la pous-sière et la saleté. Leurs doigts fins lissèrent leurs robes de soiebrillantes, rangèrent leurs tresses révérencielles luisantes etperlées derrière leurs oreilles. Leurs ongles étaient taillés etsoignés, vernis de couleurs vives assorties à leur tenue : vert et

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violet, écarlate et or. Ils étaient plus grands que le plus grandhomme du village. Plus que l’émissaire, qui se tenait au-dessusdes hommes. L’un d’eux était même gros. L’enfant n’avaitjamais vu de créatures plus magnifiques, et de savoir qu’ilsallaient la soustraire à jamais à la misère et à la médiocrité duvillage et de ses hommes, son cœur battit plus fort, et sespropres ongles cassés et sans vernis mordirent dans ses paumessales et blessées.

Les Négociants regardèrent le sol craquelé, les herbes folleset malingres, la hutte de briques de boue avec son toit d’herbessèches, l’enclos de chèvres et l’homme dont les yeux injectésde sang brillaient d’espoir et d’avidité. Un regard coula entreeux et leurs lèvres rebondies firent la moue. Ils se moquaient.L’enfant se demanda d’où ils venaient, pour être si propres etsupérieurs. Elle avait hâte de voir par elle-même cet endroit sidifférent, de dormir ne serait-ce qu’une nuit derrière des mursqui ne puaient pas la peur et le bouc. Elle porterait cent chaîneset ramperait à quatre pattes sur le sable brûlant de l’Enclumes’il le fallait.

L’homme aussi regardait les Négociants, les yeux écarquillésde stupéfaction. Il dodelinait de la tête, comme un poulet quipicore du maïs.

— Excellences. Bienvenue, bienvenue. Merci de votreprésence.

Le Négociant maigre portait de lourds pendants d’oreille enor ; tatoué sur sa joue droite, du rouge le plus écarlate, un scor-pion au dard dressé. L’enfant se mordit la langue. Il avait assezd’argent pour s’offrir une telle protection ? Et assez de pouvoirpour qu’un émissaire du dieu le laisse faire ? Ooooh…

Il s’avança et toisa l’homme, une main désignant l’enfant.— C’est tout ?Elle était enchantée. Il avait une voix profonde et sombre

comme le cœur de la nuit, et il articulait différemment del’homme. Quand celui-ci répondit, on aurait dit des rochers quiroulaient dans le ravin à sec, les mots étaient laids comme lui.Ceux du Négociant ne l’étaient pas.

L’homme hocha la tête.— C’est tout.

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— Pas de fils inutiles ?— Pardonnez-moi, Excellence, dit l’homme. Le dieu ne m’a

accordé que peu de fils, j’ai besoin de chacun.Avec un froncement de sourcils, le Négociant tourna autour

de l’enfant à pas lents et mesurés. Elle retint sa respiration. S’illa trouvait déplaisante, l’homme pourrait la tuer. Ou sinon, elleserait asservie à un homme du village pour qu’il la rosse et luifasse des fils, pour un dur labeur sans repos. Elle tailladeraitsa chair avec une pierre et laisserait les chiens la goûter, ladéchirer, la dévorer, plutôt que d’accepter ce sort.

Le Négociant tendit la main, et sa paume plate et douce,rose, lui caressa la cuisse, la fesse. Il avait la main chaude etlourde. Il se tourna vers l’homme.

— Quel âge ?— Seize ans.Le Négociant s’arrêta. Son compagnon tira un fouet à

chameaux de sa ceinture en maillons de pierres précieuses etle fit claquer. Les chiens de l’homme, encagés par sécurité,hurlèrent et se jetèrent contre leur prison en lanières de cuirde chèvre tressées. Dans l’enclos à côté, les chèvres bêlèrentet piétinèrent, lâchant d’anxieuses boules d’excréments, leursyeux jaunes plissés et nerveux.

— Quel âge ? insista le Négociant.Ses yeux verts étaient étrécis et froids.L’homme retroussa les lèvres, la tête baissée, les doigts

serrés.— Douze ans. Pardonnez-moi, j’avais mal compté.Le Négociant eut un bruit dubitatif. Il avait fait quelque

chose à ses sourcils. Au lieu d’être une barre épaisse et brous-sailleuse comme ceux de l’homme, ils montaient hautau-dessus de ses yeux en deux demi-cercles d’or solide.L’enfant les regardait, fascinée, tandis que le Négociantpenchait vers elle son visage sombre. Elle avait envie decaresser le scorpion rouge tatoué sur sa joue. De voler un peude sa protection, au cas où il ne l’achèterait pas.

Ses longs doigts fins tirèrent sur le lobe des oreilles de lafille, suivirent la forme de son crâne, de son nez, de ses joues,repoussèrent ses lèvres pour tâter ses dents. Il avait un goût de

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sel et de choses qu’elle ne connaissait pas. Il avait une odeur deliberté.

— Elle a fait son sang ? demanda-t-il avec un coup d’œilpour l’homme.

— Depuis quatre cycles de la lune avatar.— Intacte ?L’homme hocha la tête.— Bien sûr.Le Négociant retroussa la lèvre.— Il n’y a pas de « bien sûr » en ce qui concerne les hommes

et la chair des femmes.Sans prévenir, il enfonça la main entre ses cuisses, les doigts

insidieux, plus haut. Les dents découvertes, les doigtsrecourbés comme de petites griffes, l’enfant feula et se jeta surlui. Ses chaînes auraient pu ne peser que le poids des perles surles poignets fins et élégants du Négociant. L’homme s’avançaavec un cri, le poing dressé, le visage tordu, mais le Négociantn’avait pas besoin de lui. Il écarta la gamine d’un geste. Saisis-sant une poignée de ses cheveux noirs et emmêlés, il la hissa surla pointe des pieds jusqu’à ce qu’elle crie de douleur, et non derage, et que ses mains retombent mollement à ses côtés. Ellesentit son cœur assaillir ses côtes fragiles et le désespoir lui serrala gorge. Elle ferma les yeux, et pour la première fois dont ellese souvienne, elle sentit la piqûre salée des larmes.

Elle avait tout gâché. Il n’y aurait plus de fuite du village. LeNégociant allait la rejeter comme une viande gâtée, et quandson gros ami et lui partiraient, l’homme la tuerait, ou elle seraitforcée de se tuer elle-même. Avec un halètement de bouc dansl’abattoir, elle attendit le coup.

Mais le Négociant riait. Sans la lâcher, il se tourna vers sonami.

— Quelle petite furie ! Sauvage, comme tous les habitantsde cette contrée. Mais vois-tu ses yeux, Yagji ? Son visage ? Lalongueur des os et la finesse du flanc ? Ses doux seins qui pous-sent ?

Tremblante, elle osa le regarder. Osa espérer…Le gros ne riait pas. Il secouait la tête, faisant osciller ses

pendants d’ivoire.

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— Elle est maigrichonne.— Aujourd’hui, oui, admit le Négociant. Mais avec de la

nourriture et des bains pendant neuf cycles… nous verronsbien !

— Tes yeux voient l’invisible, Aba. Les maigrichonnes sontsouvent malades.

— Non, Excellence, protesta l’homme. Aucune maladie.Pas de pus, pas de grosseur, pas de ver. Une bonne chair. Unechair saine.

— Une chair maigre, surtout, dit le Négociant. Elle n’estpas malade, Yagji.

— Mais elle a mauvais caractère, elle est indisciplinée,contra son gros ami. Elle causera des problèmes, Aba.

Le Négociant hocha la tête.— C’est vrai.Il tendit la main et saisit le fouet à chameaux qu’on lui

lançait. Les doigts serrés dans ses cheveux, il fit claquer la tigede cuir sur ses jambes nues, et les petits poids de métal à sonextrémité dessinèrent des motifs sanglants sur sa chair.

Les coups cuisaient comme le feu. L’enfant se mordit lalèvre et regarda sans ciller les yeux attentifs du Négociant. Ilverrait qu’elle n’était pas faible, qu’elle valait son or. Un sangchaud lui coula sur le mollet pour lui chatouiller la cheville. Enquelques secondes, les petites mouches noires du désert arri-vèrent en bourdonnant pour la boire. À ce bourdonnement,le Négociant retint son coup suivant, et rejeta le fouet à sonpropriétaire.

— Première leçon, petite furie, dit-il en lâchant ses cheveuxpour lui caresser l’angle de la mâchoire. Lève la main ou lavoix sur moi, et tu mourras sans jamais connaître les plaisirsqui t’attendent. M’as-tu compris ?

Les mouches noires étaient gourmandes, leur avidité luidonnait la chair de poule. Elle avait vu ce qu’elles pouvaientinfliger à des créatures vivantes si on ne les décourageait pas.Elle essaya de ne pas se dandiner tandis que les mouchesaffolées se querellaient sur ses plaies. Elle comprenait simple-ment que le Négociant ne comptait pas la rejeter.

— Oui.

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— Tant mieux.Il chassa les mouches d’un geste, puis tira de sa poche or et

violette un petit pot de terre. Quand il en ôta le couvercle, ellesentit l’onguent qu’il contenait, épais, riche et étrange.

En la regardant, il posa un genou en terre et étala sur sesjambes en feu la pâte odorante. Ses doigts étaient frais etassurés contre sa peau brûlée par le soleil. La douleur disparut,et elle en fut surprise. Elle ignorait que la main d’un hommepouvait causer autre chose que la douleur.

Elle se demanda ce qu’elle ignorait d’autre.Quand il eut fini, il rempocha le pot et se leva, en la regar-

dant de haut.— Tu as un nom ?Question idiote. On n’avait aucune raison de donner un

nom à une mioche, pas plus qu’aux pierres sur le sol ou auxboucs morts qui attendaient qu’on les dépèce. Elle ouvrit labouche pour le lui dire, puis la referma. Le Négociant souriaitpresque, et il avait dans l’œil un regard qu’elle n’avait jamaisvu. Une question. Ou un défi. Il voulait quelque chose. Elle enétait sûre. Si seulement elle pouvait comprendre ce que…

Elle laissa son regard glisser sur le côté, vers la hutte enbrique de boue et sa maigre fenêtre de cuisine, d’où la femmepensait observer l’échange sans qu’on la remarque. La femmequi n’avait pas de nom, rien que des descriptions insultantes.Chienne. Garce. Fente. Puis elle regarda l’homme, qui trem-blait d’avidité et attendait son argent. Comme il enragerait sielle se donnait elle-même un nom…

Mais elle ne trouvait rien. Son esprit était un sable vierge,comme l’Enclume. Qui était-elle ? Elle n’en savait rien. LeNégociant lui avait donné un nom, pourtant, n’est-ce pas ? Ill’avait appelée… comment déjà… ?

Elle leva le menton pour pouvoir le regarder dans ses yeuxverts et étincelants.

— Fu… lie, dit-elle en trébuchant sur ce mot inconnu et lafaçon chantante dont il parlait. Moi. Nom. Fulie.

Le Négociant éclata de nouveau de rire.— Il fera bien l’affaire, et d’autres t’iraient moins bien.

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Il leva la main, deux doigts dressés ; son gros ami lui lançaune grosse bourse de cuir rouge.

L’homme s’avança, la faim dans ses yeux noirs.— Si vous aimez tant cette mioche, je vous en ferai

d’autres ! Mieux que celle-ci, deux fois plus précieuses.Le Négociant eut un soupir d’amusement.— C’est déjà un miracle que tu aies engendré celle-ci. Ne

tente pas le dieu avec tes fanfaronnades, de peur que tasemence tarisse totalement.

Les narines pincées, il lâcha la bourse dans les mainstendues de l’homme.

Il tira sur les lacets, si maladroitement que son contenu sedéversa au sol. Avec un cri de détresse, il se jeta à genoux surles cailloux pointus, sans se soucier des blessures, et commençaà ramasser les pièces d’argent. Il s’écorcha les doigts, mais neremarqua ni le sang ni les mouches noires qui vinrent le boire.

Le Négociant le regarda un instant en silence, puis lui écrasales doigts dans la poussière.

— Ton argent ne s’envolera pas. Ôte les chaînes de l’enfant.L’homme le regarda bouche bée, le visage tordu de douleur.— Lui ôter…Le Négociant sourit ; cela fit dresser les pinces du scorpion.— Tu es sourd ? À moins que tu souhaites le devenir ?— Excellence ?La main gauche du Négociant se posa sur le couteau long à

son flanc.— Sans sa tête, un homme n’entend rien.L’homme dégagea ses doigts et se releva précipitamment.

Haletant, il déverrouilla les chaînes, sans regarder l’enfant. Ilavait les yeux tremblants, comme s’il avait été piqué par unscorpion.

— Viens, petite Fulie, dit le Négociant. Tu m’appartiens, àprésent.

Elle le suivit jusqu’au train des esclaves, persuadée qu’il luipasserait ses propres chaînes aux poignets et aux chevilles, pourqu’elle rejoigne les esclaves accroupis. Au lieu de cela, il lamena à son chameau et se tourna vers son ami.

— Yagji, une robe.

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Le gros Négociant Yagji soupira et tira un vêtement jaunepâle d’un des paniers des chameaux de bât. Le souffle presquecoupé, l’enfant regarda le Négociant maigre tirer son couteauet fendre le vêtement, pour le raccourcir à sa taille. Avec unsourire, il lui passa la robe sur la tête et guida ses bras vers lesmanches, lissa ses plis sur sa peau nue. Elle était stupéfaite. Elleaurait aimé que les fils de l’homme soient là pour la voir, maisils étaient au travail. À faire danser des serpents et soigner deschèvres.

— Voilà, dit le Négociant. Et maintenant, nous repartons.Avant qu’elle ait pu parler, il la souleva et la déposa sur la

selle.L’air siffla entre les dents du gros Négociant.— Dix pièces d’argent ! Fallait-il vraiment lui donner tant ?— Donner moins aurait été une insulte au dieu.— Pah ! C’est de la folie, Abajai ! Tu le regretteras, et moi

aussi !— Je ne pense pas, Yagji, répondit le Négociant. C’est le

dieu qui nous a guidés ici, il veillera sur nous.Il se hissa sur le chameau et le piqua pour qu’il se lève. Avec

un juron étouffé, le gros Négociant grimpa sur sa monture et letrain des esclaves repartit, laissant derrière eux l’homme et lafemme et les chèvres et les chiens.

Assise sur le chameau blanc du Négociant, la tête droite,Fulie ne se retourna pas.