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L'IMPOSI îION DE LA FORTUJ>Œ: (1) F K Introduction C'est pour moi à la fois un honneur et un plaisir d'avoir été invité par le Comité de Direction de notre Institut à faire un exposé sur l'Imposition du Patrimoine, objet du congrès de l'Institut international de Finances publiques qui s'est tenu à Ziirich du 8 au 10 septembre dernier. A vrai dire, je ne suis pas un spécialiste des questions fiscales. Je suis allé à Ziirich bien plus pour m'instruire que pour porter un jugement sur les travaux des personnalités éminentes qui ont apporté leur concours à ce congrès. Je serais donc reconnaissant à ceux d'entre vous qui, comme moi, y ont participé, de compléter ou de rectifier tout à l'heure certains passages de mon exposé. En vous disant que je suis surtout allé au congrès de Ziirich pour m'instruire, je ne recours pas à une simple for mule de style. Ces assises internationales, dirigées et animées comme d'habitude par son éminent Président, M. le Profes seur Maurice MASOIN, ont été effectivement pour moi une source d'enrichissement des plus précieuses. Sur le plan humain d'abord, elles m'ont permis de ren forcer des liens d'amitié avec de nombreux congressistes venus d'Europe et d'Amérique. Ceux qui participent réguliè rement à ces congrès, ne me démentiront certainement pas (1) Communication faite à l'Institut belge de Finances publiques par M. FRANK, Inspecteur des Finances, le 9/11/1960. 213253 /<<;•-

L'IMPOSIîION K Introduction

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Page 1: L'IMPOSIîION K Introduction

L'IMPOSIîION D E L A FORTUJ>Œ: (1) F K

I n t r o d u c t i o n

C'est pour moi à la fois un honneur et un plaisir d 'avoi r été invité par le Comité de Direction de notre Institut à faire un exposé sur l ' Imposition du Patr imoine, objet du congrès de l 'Institut in ternat ional de F inances publiques qui s'est tenu à Ziirich du 8 au 10 septembre dernier .

A vrai dire, je ne suis pas un spécialiste des questions fiscales. Je suis allé à Ziir ich bien plus pour m'instruire que pour por ter un jugement sur les t ravaux des personnal i tés éminentes qui ont appor té leur concours à ce congrès. Je serais donc reconnaissant à ceux d 'ent re vous qui, comme moi, y ont participé, de compléter ou de rectif ier tout à l 'heure certains passages de mon exposé.

En vous disant que je suis surtout allé au congrès de Ziirich pour m'instruire, je ne recours pas à une simple for ­mule de style. Ces assises internationales, dirigées et animées comme d 'hab i tude par son éminent Président , M . le Profes ­seur Maur ice M A S O I N , ont été effect ivement pour moi une source d 'enr ichissement des plus précieuses.

Sur le plan humain d 'abord , elles m'ont permis de ren­forcer des liens d 'amit ié avec de nombreux congressistes venus d ' E u r o p e et d 'Amér ique . Ceux qui part icipent réguliè­rement à ces congrès, ne me dément i ront cer ta inement pas

(1 ) C o m m u n i c a t i o n fa i t e à l ' Ins t i tut b e l g e de F i n a n c e s p u b l i q u e s par M . F R A N K ,

I n s p e c t e u r des F i n a n c e s , le 9 / 1 1 / 1 9 6 0 .

213253 /<<;•-

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si je vous dis qu'il s'est créé autour de l 'Institut international une véri table famille de chercheurs ayan t des ramifications dans la plupart des pays.

Mon déplacement à Zur ich m'a également permis de mieux comprendre la Suisse dont le revenu national par tête d 'habi tan t est le plus élevé d 'Europe et où en même temps chaque centime garde toute sa valeur. A une époque où beaucoup d 'hommes d 'E ta t et maints économistes s 'a t tendent à des effe ts miraculeux de la création de grands espaces économiques, il n'est pas mauvais d 'é tudier les institutions sociales, économiques et politiques de cette petite nation, où l 'efficience du travail humain et la recherche du perfection­nement individuel paraissent être les préoccupations domi­nantes.

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I. - L ' I M P O S I T I O N D U P A T R I M O I N E .

a) Considérat ions générale3.

C'est évidemment sur le plan de l 'étude des f inances publiques que le congrès de Ziir ich a été le plus instructif. Sous cet angle-là il a p rovoqué sur plus d'un participant un véritable effet de choc.

Je voudrais immédiatement m'expliquer à ce sujet. Le simple énoncé des termes « imposition du patrimoine » éveille en Belgique l'idée de spoliation du capital privé, d 'une fuite éperdue de capitaux à l ' é t ranger et d 'une atteinte à certaines de nos institutions tradit ionnelles les mieux assises. Eh bien. Mesdames, Messieurs , je me suis aperçu à Ziirich qu 'avec les Français , nous sommes les seuls parmi les pays évolués de l 'Occident à r anger encore l'imposition sur le patrimoine dans la catégorie des inst ruments de politique économique a t t en ta to^cs à la solidité du régime capitaliste.

A en croire le Professeur BICKEL, de l 'Universi té de Ziirich, la Suisse conservat r ice est at tachée à sa Vermôgens -steuer comme à une véri table tradition, comme à ses cars postaux, ses tunnels et son industrie horlogère.

D 'après le Professeur A L B E R S , rapporteur pour l'Alle­magne fédérale, l ' imposition du patrimoine — relativement lourde dans ce pays — a été un facteur de concentration du capital !

Mr . J. G. D E T I G E R . Chef du Service de Législation à l 'Administration néer landaise des contributions directes, ex­prime de son côté l 'avis que, sous l 'angle économique, un impôt permanent sur le patrimoine, à taux réduit, n'est de na ture à porter a t te inte ni à l 'épargne en général, ni aux investissements des entreprises en particulier.

Enfin, le Professeur D U E , venu des U. S. A., voit dans cette forme d'imposition un correctif heureux au barème par t rop progressif de 1' « Income tax » des nations anglo-saxon­nes . . . Et je pourrais al longer la l i s te!

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Pour comprendre cette situation, apparemment para­doxale, il s ' indiquer d 'appor ter une précision importante. D a n s tous les pays où il existe un impôt permanent sur le patrimoine, le taux en est très faible : il atteint un demi, trois quar t s ou 1 %, rarement davantage . Là oïi, comme en Suisse, les tarifs sont progressifs, le taux ne dépasse pas, pour les t ranches supérieures. 2 à 3 /r . Pour le surplus, des minima exonérés sont prévus en vue de mettre tant bien que mal à l 'abri de cet impôt les patrimoines des petites gens.

Cela signifie donc que l'impôt dont il s 'agit est suscep­tible — dans la grande majorité des cas — d'être acquit té au moyen des revenus courants des particuliers ou des entre­prises. Et puisqu'il en est ainsi, on peut se demander si l 'appellation « Impôt sur le patrimoine » est bien appropriée. N e s'agit-il pas plutôt d 'une forme particulière de taxation des revenus du capital ou mieux encore d 'une technique plus nuancée pour déterminer la capacité contributive que ne le permettent les impôts ordinaires sur les revenus ? Je ne m'at­ta rdera i pas sur ce problème car les questions de définition et de classification des impôts n'ont guère retenu l 'at tention des congressistes.

E n disant que l'impôt permanent sur le patrimoine ne constitue, somme toute, qu 'une modalité particulière d 'établir la capaci té contributive, j 'aborde un point fondamental des t ravaux de Ziirich, Ce point constitue à la fois la raison d 'ê t re et la justification principale de l 'imposition du patri­moine.

b) Impôt sur le patr imoine et capacité contributive.

L 'unanimité s'est faite nu congrès autour de l'idée que la capaci té contributive d 'une personne ne dépend pas seule­ment de son revenu, mais également de l ' importance de son patrimoine, voire de celle de ses loisirs.

Sans aucun doute — fait remarquer le Professeur D U E .— le bien-être économique d 'une personne — sa capacité de jouir des fruits de la production — dépend principalement du revenu qu'elle perçoit , . . Mais ce bien-être est aussi in­fluencé par ce qui peut être appelé son « pouvoir d 'achat

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potentiel » dérivant de valeurs héri tées ou précédemment accumulées. Deux personnes ayan t des charges familiales de même importance, chacune avec un revenu annuel de 10.000 dollars, ne sont pas également riches sous l 'angle de la capa­cité contributive, si l 'une possède une for tune de 25.000 dol­lars et l 'autre de 1.000 dollars. La première se sentira moins portée à épargner et par tant peut se permet t re de dépenser une plus grande partie de son revenu ; elle peut même, si elle le désire, dépenser plus que son revenu en puisant dans sa fortune. La simple possession d 'un patrimoine est donc en elle-même une source de prest ige et d 'un sentiment de sécurité.

Cet te idée, qui n'est évidemment pas neuve, on la re­t rouve exprimée sous une forme ou sous une autre dans tous les rapports . Cer ta ins rappor teurs font cependant remarquer qu 'avec le développement des lois sociales d 'une part, les nombreuses atteintes apportées à la propriété privée d 'au t re part , la différence qualitative ent re les revenus du capital et les revenus du travail tend à s 'estomper, sans disparaî tre pour autant .

Pour tenir compte de la capaci té contributive addit ion­nelle que confère la possession en elle-même d 'un patrimoine, il est f réquent à défaut d 'un impôt spécifique sur la fortune, de taxer plus lourdement les revenus du capital que les reve­nus du travail . Mais, fait remarquer le Professeur D U E , la ligne de démarcat ion entre ces deux types d'impôts n'est pas très nette et en prat ique devient même arbitraire. O n ne saurait , pour le surplus, recourir à cette solution quand la for tune consiste en biens ne produisant pas de revenus mo­nétaires.

Le Rappor teur général. Bent H A N S S E N , de l 'Univer­sité de Stockholm, a eu l 'heureuse inspiration de formuler économétr iquement l 'idée que la capaci té contributive d 'une personne ne dépend pas seulement de son revenu. Voici en abrégé le cheminement de sa démonst ra t ion : •— soit la fonction d'Util i té ( U ) a y a n t comme variable in­

dépendante le revenu (Y) , le patr imoine ( W ) et les loisirs (L) :

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u (Y. W , L)

l 'Utilité finale est donc fonction de Y, de W et de L ;

— soit k le montant des impôts fixés par le Gouvernement .

Pour maximaliser U lorsqu'on fait intervenir les impôts, on a dans le chef d 'une personne isolée :

U (Y — T y , W — T w . L — Tl )

La maximalisation de l 'Utilité finale ou encore du « W e l -fare » de l 'ensemble des conribuables est fournie par l 'ex­pression :

U (Y — Ty , W — T w , L — Tl ) étant entendu que :

T y + T w + Tl = k

Cela signifie donc qu'il faut en matière de taxation des personnes, tenir compte à la fois de leurs revenus ( Y ) , de leur patrimoine ( W ) et de leurs loisirs (L) .

O n voit que T y , T w et T l ne constituent pas trois taxes indépendantes . Chacune d'elles est influencée à la fois par Y, W et L. O n ne peut donc pas vraiment parler de taxe sur les revenus, de taxe sur le patrimoine et de taxe sur les loisirs qui seraient indépendantes les unes des autres ; il s'agit, selon l 'expression même du Professeur Bent H A N S -S E N , d 'une « mixture ».

Pour tenir compte de la capacité contributive, Bent H A N S S E N en vient à préconiser soit un impôt unique tenant compte des trois facteurs Y, W et L, soit de trois taxes parallèles, ayan t respectivement pour assiette Y, W et L. /

J'ai posé à Zur ich la question de savoir ce qui était pré­férable :

— un système où k = T y H- T w ( 1 )

•— ou encore un système dans lequel k — T y -f- w (2)

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Le Professeur Bent H A N S S E N a convenu que la solu­tion ( 1 ) était à conseiller car elle permettrai t mieux que la solution (2) , d ' adapter les barèmes d' impôts en fonction d 'au t res facteurs susceptibles d ' in tervenir dans la taxation, tels que : a) la situation familiale des contr ibuables ; b) le revenu minimum exonéré ; c) le patrimoine minimum exonéré, e tc . . .

La question des avan tages respect ifs d 'un impôt unique tenant compte à la fois des revenus et du patrimoine ou de deux impôts séparés f rappant l 'un les revenus, l 'autre le patrimoine, est d 'ordre technique et je ne voudrais pas m'y a t ta rder . Par contre, il est très important voire essentiel de retenir des t ravaux de Ziirich que les revenus sont, à eux seuls, insuffisants pour établir la capacité contributive et ce même dans le cas où. comme en Grande-Bre tagne , l'impôt unique opère une discrimination entre revenus gagnés et revenus fondés.

c) Les effets économiques des impôts sur le patrimoine.

J'en viens maintenant à un aut re problème important : les effets économiques des impôts sur le patrimoine.

Plusieurs rappor teurs se sont préoccupés de l ' incidence de ces impôts. D 'une manière générale, ils ont été d 'avis que les possibilités de translation de la charge de l'impôt sur le patr imoine paraissent réduites lorsqu'il f rappe un particulier, encore que dans certaines circonstances l'impôt puisse être répercuté assez facilement, comme dans le cas des loyers et des intérêts hypothécaires. Pa r contre, les possibilités de t ranslat ion de la charge de l 'impôt seraient plus grandes lors­qu 'on a af fa i re au capital des entrepr ises et plus particuliè­rement à celui des grandes sociétés occupant sur le marché une place dominante (oligopole).

C 'est en Allemagne fédéra le que les observat ions les plus intéressantes ont pu être fai tes dans le domaine de l'in­cidence de l'impôt sur le patrimoine, car dans ce pays son

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taux est relativement élevé et il y f rappe à la fois les biens patrimoniaux des particuliers et ceux des entreprises. D 'après le Professeur A L B E R S . une g rande part ie de la charge de l'impôt sur le patr imoine des entreprises a pu être incorporée dans les prix. S'il n 'en n 'avai t pas été ainsi, on ne s'expli­querait pas — dit-il — comment il se fait que dans la Bundesrepubliek où le taux de l'impôt sur le patrimoine est particulièrement élevé, le taux de la formation du capital soit également un des plus forts que l'on connaisse dans les pays occidentaux.

Ce seraient surtout les grandes sociétés occupant sur le marché une situation monopolistique ou oligopolistique qui auraient la possibilité de faire supporter par le consommateur la charge de l'impôt. L'impôt sur le patrimoine — note le Professeur A L B E R S — aurait ainsi eu l 'effet paradoxal de favoriser les grandes entreprises par rapport aux petites et d 'avoir été un aiguillon dans la voie de la concentrat ion du capital.

Les rappor teurs nationaux se sont éiendus sur d 'autres aspects des effets économiques de l'imposition du patrimoine. C'est ainsi que cet impôt aurait la propriété d 'exercer une influence moins défavorable sur la productivité que les im­pôts sur le revenu, car il existerait un lien moins direct entre le patrimoine et l 'effort individuel d 'une période déterminée, qu 'entre les revenus et cet effor t . L'impôt sur le patrimoine, a-t-on encore fait remarquer , pénaliserait moins fortement les revenus élevés des capitaux à risques que l'impôt sur le revenu. L'impôt sur le patrimoine aurait également pour con­séquence de consti tuer un stimulant pour le t ransfert des capitaux investis dans les secteurs les moins productifs de l 'économie vers les secteurs plus productifs.

Mais ces mêmes auteurs font valoir à l 'encontre de l'impôt sur le patrimoine, que celui-ci exercerait un frein sur le développement de la productivité dans la mesure où celle-ci résulte de la substitution du travail humain par de l'équi­pement : l 'équipement étant f rappé par l'impôt, le travail hu­main ne l 'étant pas. Sous cet angle l'imposition du capital aurait le caractère d 'un véri table impôt sur les moyens de production.

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Le Professeur A L B E R S reproche à l'impôt ur le patri­moine de cont recar rer la politique anticyclique des gouverne­ments en raison de la stabilité plus grande de la valeur du patrimoine par rappor t aux revenus de celui-ci.

Ce point a cependant été contesté par le Rappor teur suisse, le Professeur BICKEL, de l 'Universi té de Zur ich . L' intéressé cite dans son rapport des chiffres a f fé ren ts au Canton de Ziir ich, qui dénotent une assez for te élasticité du produit de l ' impôt sur le patr imoine en fonction des mou­vements de la conjoncture .

d) De quelques problèmes de technique fiscale.

Sur le plan de la technique fiscale, j 'ai retenu trois con­sidérat ions essentielles. E n premier lieu, l'impôt sur le patr i ­moine consti tuerait un complément utile à l'impôt progressif sur les revenus. La perception de ce dernier impôt se heurte, en effet, à une résis tance de plus en plus forte, au fur et à mesure que l 'on passe des t ranches inférieures aux t ranches supérieures de ressources.

Le Professeur D U E en conclut qu'il vaut mieux a t ténuer la progressivité de l 'impôt sur le revenu, mais en compen­sation taxer le patrimoine. Le résultat financier serait le même pour l 'Etat , mais on éviterait ainsi les effets psycho­logiques fort désagréables qu 'entra înent certains taux d' im­pôt par trop élevés.

Plusieurs rappor teurs , dont celui des E ta t s -Unis et de la France , ont fait valoir par ailleurs que l ' imposition du patr imoine impliquait l 'établissement du cadastre des for­tunes. Ce cadas t re donne l 'occasion d 'opérer des recoupe­ments précieux en matière de déclarat ions de revenus, de sorte que dans un système fiscal comportant à la fois un impôt sur le patr imoine et un impôt sur le revenu, chacun des deux impôts permet d 'exercer un contrôle eff icace sur l 'autre. Cet effet réciproque, écrit le Professeur B L A N C H E T , de la Facul té de Droi t de Paris, réduit les risques de f r aude que présente chaque impôt pris isolément.

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En regard de ces deux avan tages d 'ordre technique, plusieurs rappor teurs opposent les difficultés d 'ordre admi­nistratif qu 'occasionne la perception d 'un impôt sur la for­tune. O n vient de voir que celui-ci implique l 'établissement du cadas t re des fortunes. L'établissement et la tenue à jour d 'un pareil recensement soulèvent, est-il besoin de le sou­ligner, de nombreuses difficultés. Ces difficultés avaient déjà paru en son temps suffisantes à P I G O U pour se prononcer contre l'imposition du patrimoine. Les adversaires de cet impôt opposent, en outre, aux complications et aux charges adminis t ra t ives qu'il entraîne, son faible rendement.

L ' importance relative du produit de l'imposition du patr imoine n'est certes pas élevée, quoiqu'il faille à cet égard opérer une distinction entre les pays où l'on se limite à l'im­position permanente du patrimoine des particuliers, comme aux Pays-Bas , et ceux où l'on taxe également les biens patri­moniaux des entreprises, comme en Allemagne fédérale, au G r a n d - D u c h é de Luxembourg et en Suisse.

Aux Pays-Bas , la Vermogensbelas t ing ne dépasse pas 1,5 % du produit fiscal total. En Allemagne fédérale, les recettes cumulées de la Vermôgenss teuer et de la V e r -môgensabgabe des Lastenausgleichs instaurées après la der­nière guerre, at teignent à l 'heure actuelle près de 11 % des recettes fiscales totales du Bund, des Lânder et des Com­munes, En Suisse, le produit de la Vermôgens teuer repré­sente en moyenne l / 6 e du produit des impôts directs perçus pa r les cantons. La proportion est d'ailleurs variable selon les régions. Dans certains cantons elle ne dépasse pas 12,9 %, dans d 'autres , comme les Grisons, on enregistre un chiffre de 31 2 9f.

Ces quelques données ne doivent cependant pas nous inciter à minimiser l ' importance directe et surtout indirecte de l 'imposition du patrimoine. E n effet, celle-ci fait en quel­que sorte office de complément à l'impôt sur le revenu et serait de ce point de vue un impôt marginal. En outre, grâce aux recoupements que l'impôt sur le patrimoine permet de réaliser dans le domaine des déclarat ions af férentes aux revenus et aux valeurs successorales, il est de nature à en-

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t raîner indirectement un surplus de recettes fiscales dépassant de loin le montant de la recette directe.

Avan t d 'en terminer avec les problèmes de la technique fiscale, je voudrais évoquer la quest ion de savoir s'il s ' indique que le taux de l'impôt permanent sur le patrimoine soit pro­port ionnel ou progressif.

Des avis divergents ont été émis à ce sujet par les rap­por teurs :

— Le Professeur B I C K E L a justifié le système suisse où l'impôt est progressif. D ' ap rès lui, la capacité contributive croit en effet plus que proport ionnel lement à la hauteur du patr imoine et du revenu de celui-ci. Voici, à titre documen­taire pour des patrimoines de 20.000 f rancs suisses, d 'une part , de 5 millions de f rancs suisses, d 'au t re part, le taux de cet impôt dans un certain nombre de cantons :

Genève néant 7,0 %„ St. Gall 1,1 6.0 » Zur ich 1,8 5,6 » Berne 2,5 6,2 » Bâle 0,5 9,0 » Solothurn 2,3 7,7 »

• Sarnen 7,0 15,0 » Coir 5,8 18,7 »

— Par contre, Ivl. D E T I G E R , Chef du Service de Législation à l 'Administration néer landaise des Contributions directes, a défendu le système de son pays où, comme vous le savez, le taux est proport ionnel (0,5 % en temps ordi­naire, 0,6 % dans l ' après -guer re ) .

L 'argumentat ion néer landaise est la suivante :

Lorsque l ' impô: sur le pat r imoine fait office d'un impôt addit ionnel devant f rapper le revenu consolidé, c 'est-à-dire le « Unea rned income », alors le taux de cet impôt devrait ê t re proport ionnel car le revenu consolidé n 'augmente pas en tant que tel du fait que le montant absolu du revenu du patrimoine ou de ce patr imoine lui-même s'accroît.

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Si, par contre, on estime que le patrimoine est. sous l 'angle de la capacité contributive, un facteur indépendant , une certaine progressivité du taux de l'impôt peut se justifier par analogie à la progressivité introduite dans les impôts sur le revenu.

M. D E T I G E R a cependant évoqué dans son rapport les inconvénients psychologiques qu 'entraîne un impôt pro­gressif sur le patrimoine venant s 'ajouter à un impôt forte­ment progressif sur le revenu. Aussi l ' intéressé se prononce-t-il en définitive en faveur d'un tau.x d'imposition modéré et proportionnel du patrimoine.

— Le Professeur A L B E R S estime, de son côté, que la question de savoir si le taux de l'impôt sur le patrimoine doit être progressif ou proport ionnel dépend du rôle que cet impôt doit jouer sur le plan de la redistribution du patrimoine. Lorsqu'on assigne à l 'impôt un tel objectif, il se justifie qu'il soit progressif. Dans le cas contraire, c'est la solution de l'impôt proport ionnel qui s'impose.

IL - LES D R O I T S D E S U C C E S S I O N .

L'étude de l'imposition du patrimoine mise à l 'ordre du jour du congrès de Ziirich comprenait également les droits de succession. Il a été. en fait, très peu question de ceux-ci au cours des discussions mêmes du congrès.

Le Professeur Alan T A I T , du Tr in i ty Collège de Dublin, avait pourtant rédigé à ce sujet un rapport très fouillé. Je voudrais me borner à évoquer ici un point de ce rapport qui m'a paru particulièrement intéressant : l 'effet des droits de succession sur la réparti t ion des patrimoines.

Il est bien connu que la fonction non fiscale de ces droits consiste essentiellement à réaliser une meilleure répar­tition du patrimoine entre les citoyens ou, si l 'on veut, à démanteler les fortunes par trop importantes. C'est au Royaume-Uni , où les taux des droits de succession at teignent pour les grosses for tunes le niveau le plus élevé, qu'on aurait

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pu s 'a t tendre à l 'action la plus marquée dans ce sens. Or , le Professeur T A I T montre, chif f res à l 'appui, que, dans la réalité, l 'effet redis tr ibuteur des droits de succession a été, somme toute, fort a t ténué (ses investigations portent sur les années 1911-1913, 1936-1938 et 1950). Ce résukat assez surprenant s 'expliquerait par deux facteurs :

1") le rythme d 'accroissement très rapide des valeurs en capital ;

2") la non-taxat ion des donat ions intervenant avant les cinq dernières années qui précèdent le décès.

En ce qui concerne le premier point, le Professeur T A I T fait valoir qu'en supposant un taux de profit moyen de 3 % et une rotation moyenne du patrimoine tous les 30 ans, une fortune a des chances d 'augmenter dans la proport ion de 1 à 2,4 au cours d 'une générat ion de propriétaires et ce en l 'absence même de toute dépréciation monétaire. Il s 'ensuit que même en présence de droits de succession de l 'ordre de 50 %, aucune a t te inte n 'est appor tée à la conservat ion d 'un patrimoine, pourvu que la durée de vie de son détenteur ne descende pas en-dessous du délai moyen de 30 ans.

A ce premier fac teur jouant dans le sens de la conser­vation des patrimoines, vient s 'a jouter l 'échappatoire des donations. La c i rconstance que les donations effectuées 5 ans avan t le décès sont exonérées de droits constitue évidemment une faille très grossière dans le système br i tannique des droits de succession, apparemment si drastique. En fait, les droits fort élevés qui f rappent certaines grosses successions en Grande-Bre tagne ne devraient constituer en réalité que des « accidents » imputables soit à une mort accidentelle ou à la guerre, soit à l 'avar ice de quelques fortunés proprié­taires. Ce sont, bien entendu, ces cas-là que la presse met en exergue et non pas les donat ions qui échappent au fisc bri tannique.

En Grande -Bre t agne donc les droits de succession ont failli à leur objectif de servir d ' ins t rument de nivellement de la propriété privée. A fortiori en doit-il être ainsi dans les pays oii l 'on ass igne ce même objectif à l'impôt permanent sur le patrimoine. N o u s avons vu que celui-ci peut générale-

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ment être acquitté au moyen de revenus courants . On a donc de bonnes raisons de penser que cet impôt ne porte pas a t te inte à la substance même du capital.

III. - L ' IMPOSITION D U P A T R I M O I N E E N BEL­G I Q U E .

J'en arr ive ainsi à la dernière partie de mon exposé : le rappor t qui a été présenté au congrès de Ziirich concernant les impôts sur le capital en Belgique. Je me bornerai à évo­quer très rapidement les points qui me paraissent les plus impor tants de ce rapport que j'ai eu l 'honneur de rédiger. Ces points sont au nombre de six :

1") La réduction excessive du produit des impôts sur le capital par rapport au total des recettes fiscales ;

2") La modicité des taux des droits de succession ; 3") L ' impor tance de la sous-estimation fiscale des valeurs

successorales ; 4") La pénalisation sur le plan fiscal des mutations à titre

onéreux des biens immeubles, par rappor t aux mutations à titre gratuit par voie de donation ou de succession ;

5") L 'oppor tuni té de majorer les droits de succession ; 6") L 'opportuni té d ' instaurer en Belgique un impôt perma­

nent sur le capital.

1") Réduction excessive du produit des impôts sur le capital par rapport au total des recettes fiscales :

Les impôts sur le capital accusent, en valeur relative, une diminution très sensible. Dans le total des recettes fis­cales, ils tombent de 14,6 Çc en 1913 à 5,0 % en 1958.

Cet te évolution est un phénomène normal, que l 'on ren­contre dans la plupart des pays économiquement avancés et qui ont développé un système d'imposition des revenus et du ch i f f re d 'affaires . Mais en Belgique ce facteur ne suffit pas, à lui seul, à expliquer la régression constatée. N o u s en

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voyons la preuve dans le fait que le rapport entre le produit des impôts sur le capital et le capital fixe du secteur privé est actuellement, lui aussi, moindre qu 'avant la guerre.

Il y a là pour le moins un indice que dans notre pays on serait allé trop loin dans le sens du ménagement du capital privé par rapport aux au t res sources de l'impôt. Ce point mériterait un examen at tent i f . Bornons-nous à répéter que, du point de vue économique et social, il n 'y a pas plus de raisons de rejeter cer taines formes d'imposition du capital — comme les droits de succession, par exemple — que bon nombre de modalités d ' imposit ion des revenus ou des biens et services.

2" ) Modicité des taux des droits de succession :

Grâce au jeu des aba t tements et des réductions, les taux réels des droits de succession se situent, en Belgique, à un niveau sensiblement plus bas que les taux théoriques auxquels on se référé habituellement. O n constate avec une certaine surprise que pour des actifs nets de 1 à 4 millions, qui repré­sentent déjà une for tune relat ivement importante, le taux réel des droits de succession n'est que de 2,6 % en ligne directe et de 12,5 Oc en ligne collatérale.

U n e comparaison internat ionale citée dans le rappor t du Professeur T A I T , conf i rme la modicité des taux des droits de succession belges. Voici , en effet , quels sont ces taux dans différents pays pour une succession de 1 million de £, dans l 'hypothèse où 40 % de la succession passent à la veuve, 15 % à chacun des trois fils ou filles du decujus et les 5 % restants aux trois f rères ou soeurs.

Royaume-Uni 75,0 % Italie 61,5 % Ir lande 53.0 % France 28,0 % Pays -Bas 18,5 % Belgique 13,5 % Al lemagne fédérale 10,0 %

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A noter que la modicité relative des taux al lemands et néer landais s'explique par l 'existence dans ces pays d'un impôt permanent sur le patrimoine, impôt qui n'existe pas en Belgique.

3") Importance de la sous-estimation fiscale des valeurs successorales :

D a n s mon rapport , j'ai fait allusion à cette question. Il suff i ra de dire ce soir que pour l 'année 1950, j 'évalue à 40 /Y le taux de la sous-estimation fiscale des valeurs successorales.

4") Pénalisation sur le plan fiscal des mutations à titre oné­reux des biens immeubles, par rapport aux mutations à titre gratuit en cas de donation ou de succession ;

Lorsqu'on compare les taux moyens des principaux droits qui atteignent le capital, on constate que les droits qui f rappent les transmissions à titre onéreux de biens immeu­bles (droits d 'enregis t rement) sont sensiblement plus élevés que ceux ayan t pour assiette leur transmission à titre gratuit (droi ts de succession ou de donat ion) . Les premiers sont de l 'ordre de 9 Çir, les seconds de l 'ordre de 7,2 %.

Cet te pénalisation des mutations à titre onéreux par rappor t à celles à titre gratuit se justifie-t-elle ? O n peut se le demander . En effet, l 'acquisition de biens immeubles neufs et la libre circulation entre vifs de ceux déjà existants, cons­tituent des t ransact ions essentielles au bon fonctionnement de not re régime économique. P a r contre, à l 'heure actuelle, une large fraction de l 'opinion publique ne conteste plus à l 'Eta t le droit de prélever une certaine dîme sur la dévo­lution de la propriété pour cause de mort. Si donc une discri­mination dans les taux d' impôts devait s ' avérer nécessaire, ne serait-il pas plus conforme à l ' intérêt économique, voire social, d ' imposer davan tage les t ransfer t s par héri tage que les mutations à titre onéreux ?

5") Opportunité de majorer les taux des droits de succession :

D a n s mon rapport , j'ai émis l 'avis que parmi les diffé­rents impôts sur le capital, les droits de succession et acces­soirement les droits sur les donat ions sont probablement ceux

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dont le rendement pourrai t ête sensiblement accru avec le moins d ' inconvénients pour l 'économie du pays et sans bles­ser la justice distributive.

C'est ainsi qu 'une augmenta t ion d 'un milliard de f rancs du produit de ces droits pourra i t parfa i tement aller de pair avec le maintien de l ' immunisation plus ou moins complète dont bénéficient, à l 'heure actuelle, les successions d 'un mon­tant peu élevé. Il suffirait , par exemple, de doubler les taux d'imposition réels des dévolut ions en ligne directe de 1 mil­lion et plus (qui var ient actuellement entre 2,6 et 7,2 % ) et des dévolutions en ligne collatérale de 500.000 francs et plus (qui se situent en ce moment en t re 10,7 et 21,8 %). U n taux minimum de 15 % pour les successions en ligne directe de 10 millions et plus, et de 45 % pour celles en ligne colla­térale d'un même import ne para î t avoir rien d'excessif si l 'on songe qu'en Grande-Bre tagne les taux atteignent 75 % pour les grosses fortunes.

6°) Opportunité d'instaurer en Belgique un impôt permanent sur le capital :

En ce qui concerne la Belgique, c'est dans le « précieux moyen de cOiitrôle des déclara t ions en matière d'impôt sur le revenu » qu'on t rouverai t la justification principale à l 'ins­taurat ion d 'un impôt permanent sur la fortune. La sous-esti­mation fiscale des revenus et de la for tune atteint en effet dans ce pays de telles propor t ions et fausse à ce point le principe de la justice distributive, qu'elle appelle, de la par t du législateur, des mesures de redressement en rapport avec l 'ampleur du mal à combat t re .

Le but serait atteint, même si l 'impôt auquel nous son­geons était d'un taux très modique (0,5 à 1 % ) et compor­tait des minima exonérés confor tables (notamment en faveur des familles nombreus2s) , de manière à pouvoir être acquitté sans difficultés par les revenus couran t s des contribuables.

En prenant comme po.!nt de comparaison l'impôt sur la for tune des Particuliers aux Pays-Das , on peut estimer à 1,5 milliards de f rancs le produi t d 'un impôt correspondant en Belgique. Si, par contre on se réfère à l'impôt sur la for-

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tune en Allemagne fédérale et au Grand-Duché de Luxem­bourg, qui f rappe à la fois les Particuliers et les Sociétés, le produit d'un impôt correspondant en Belgique pourrait a t te indre environ 2 milliards de francs.

U n deuxième argument fondamental qu'on peut invo­quer en faveur de l ' instauration d 'un impôt permanent sur le capital consiste dans le fait que cet impôt constitue un com­plément naturel à l 'impôt sur les revenus, qu'il s 'agisse d'un système d' impôts cédulaires, comme en Belgique, ou d 'un impôt synthétique, comme en Grande-Bre tagne ou aux Pays-Bas et en Allemagne. Nous avons vu, en effet, que les reve­nus sont, à eux seuls, insuff isants pour établir la capacité contributive. Ceci reste vrai même dans le cas où l'impôt opère une discrimination entre les revenus du travail et les revenus du capital.

Dans mon rapport de Ziirich, je ne me suis pas pro­noncé sur le point de savoir si l 'impôt sur le patr imoine devrai t f rapper en Belgique à la fois le patrimoine des Pa r ­ticuliers et celui des Entrepr ises . Je voudrais profi ter de l 'occasion qui m'est of fer te aujourd 'hui pour combler cette lacune. Tou te réflexion faite et compte tenu notamment des taux élevés qui f rappent les revenus des sociétés, mes pré­férences vont nettement en faveur de la seule imposition du patr imoine des Particuliers. L'extension de cet impôt au capital des sociétés ne me paraî t pas économiquement sou­haitable.

En guise de conclusion, je vous dirai que le congrès de Ziirich a renforcé ma conviction qu'il existe en France et en Belgique un ensemble d ' idées absolument surranées en ce qui concerne la portée et les effets de l'impôt permanent sur le patrimoine. Cet impôt, je le répète, n'est a t tentatoire ni à la propriété privée, ni à l 'expansion économique. Il y a même de bonnes raisons de penser que sous cet angle, l 'im­position du patrimoine présente moins d ' inconvénients que différentes autres formes de taxation acceptées tant bien que mal comme une nécessité par les économistes et les hommes d 'E ta t .

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M o n exposé aura été sans doute t rop bref et t rop incom­plet pour vous amener à par tager mon opinion ; aussi vou-drais-je vous engager à remonter aux sources, à étudier les brillants rappor ts é t rangers qui ont été introduits sur le pro­blème que j'ai traité ce soir. Peut-être serez-vous alors éga­lement gagnés à l ' idée que l'imposition du patr imoine est un « bon » impôt, comme a été gagné à cette idée le Professeur L A U F E N B U R G E R . Celui-ci a fait à ce sujet une profes­sion de foi très remarquée : il nous a dit à Zurich, avec toute l 'éloquence qu'on lui connaît, qu'il avai t toujours combattu le principe de l ' imposition du patrimoine, mais que les t ra ­vaux du congrès lui avaient révélé qu'il avai t fait fausse route.