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L'INDUSTRIALISATION DU LECTEUR Alain Giffard Association Médium | Médium 2012/3 - N° 32 - 33 pages 342 à 355 ISSN 1771-3757 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-medium-2012-3-page-342.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Giffard Alain, « L'industrialisation du lecteur », Médium, 2012/3 N° 32 - 33, p. 342-355. DOI : 10.3917/mediu.032.0342 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Association Médium. © Association Médium. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Laurentian University - - 142.51.1.212 - 12/03/2013 17h46. © Association Médium Document téléchargé depuis www.cairn.info - Laurentian University - - 142.51.1.212 - 12/03/2013 17h46. © Association Médium

L'industrialisation du lecteur

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L'INDUSTRIALISATION DU LECTEUR Alain Giffard Association Médium | Médium 2012/3 - N° 32 - 33pages 342 à 355

ISSN 1771-3757

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-medium-2012-3-page-342.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Giffard Alain, « L'industrialisation du lecteur »,

Médium, 2012/3 N° 32 - 33, p. 342-355. DOI : 10.3917/mediu.032.0342

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Distribution électronique Cairn.info pour Association Médium.

© Association Médium. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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du lecteur

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Pour situer la relation du lecteur et de la copie à l’âge de la lecture

numérique, il faut rappeler d’entrée la situation paradoxale du lecteur, triomphant en un lieu, les théories littéraires, mais totalement oublié dans les analyses et textes juridiques. Depuis Barthes, l’école de la réception, les cultural studies, le lecteur triomphe à l’université.

Mais il est purement et simplement ignoré par le droit. Consulter l’index du Code de la propriété intellectuelle est un exercice instructif : le lecteur y est relégué à l’arrière-plan, représenté, du moins le suppose-t-on, sous diverses espèces (le « cercle de famille », « l’usager des bibliothèques »), mais il ne figure pas explicitement sur la liste des sujets juridiques. Stricto sensu, il n’y a pas de droit du lecteur. La relation traditionnelle, aujourd’hui devenue conflictuelle, du lecteur et de la copie est active : le lecteur copie le texte ou le livre. Notre époque semble considérer que le lecteur ne copie pas l’auteur. Seul un auteur pourrait copier un auteur. On a pu penser autrement, comme l’indiquent les catégories de l’imitation, de l’implication ou de l’inspiration.

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Il est vrai que la copie du texte par le lecteur est toujours une écriture. La « copie dans le cœur » du Moyen Âge est écriture de la mémoire (memoria) qui elle-même pourra être relue en tant que mémoire de lecteur (anamnesis, reminiscentia). Hugues de Saint-Victor semble bien avoir cru en une sorte d’économie de la lecture selon laquelle on pouvait écrire dans l’exacte mesure du souvenir conservé des lectures. La fécondité intellectuelle suivait cette règle d’une distribution égale de la vertu de « copiosité » sur les deux versants de la lecture, activité première, et de l’écriture, activité seconde. Le lecteur pratique aussi des copies extérieures, à titre d’aide-mémoire. Il peut copier des citations, des extraits, et finalement tout le texte: le livre manuscrit recopié est aussi un aide-mémoire. Lorsque Luciano Canfora traite du « copiste comme auteur », il vise un scribe, un copiste qui est passé de la lecture à l’écriture.

Bref, le lecteur est copiste ou copieur.

Je ne traiterai pas ici de cette forme traditionnelle de la relation du lecteur et de la copie, relation active du lecteur copiste ou copieur avec le texte ou le livre, mais de sa forme contemporaine. Il s’agit d’une relation passive, dans laquelle la lecture est copiée, d’abord comme acte de lecture, puis comme pratique ou exercice, le stade ultime étant celui de la copie du lecteur lui-même.

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Les inDustRies De LeCtuRe

Ce sont les industries de lecture et les « lectures industrielles » qui ont ouvert cette nouvelle condition passive de la lecture et du lecteur copiés1.

Les industries de lecture, qui comprennent des entreprises comme Google, Amazon, voire Apple, apparaissent comme de « nouvelles industries culturelles », des distributeurs ou des éditeurs d’un nouveau genre. Ce sont aussi des industries de l’information, du passage de l’informatique au numérique, et de « l’économie de l’accès ». Enfin, ce sont des industries du marketing, non parce qu’elles feraient de la publicité pour leurs produits ou services, mais parce qu’elles vendent des produits et services de marketing. Il est intéressant de les envisager comme industries de lecture, précisément pour mieux rendre compte de cette mutation essentielle que représente l’industrialisation de la lecture : dans le cadre des anciennes industries culturelles identifiées par Adorno, l’industrialisation se situait du côté de l’« offre », de l’éditeur. Mais l’industrialisation de la lecture n’est pas en soi leur but ; elle est plutôt l’entrée qui leur permet d’envisager de structurer l’économie numérique et de dominer une part grandissante de l’économie en général.

1. Je me permets de renvoyer à l’essai Des lectures industrielles publié dans Bernard Stiegler, Alain Giffard, Christian Fauré, Pour en finir avec la mé-croissance, Fayard, 2009.

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Les industries de lecture se distinguent des éditeurs de livres sur plusieurs points.

D’abord, elles s’inscrivent franchement dans la tendance économique générale du xxe siècle à transformer la culture et l’information en produits d’appel pour l’ensemble de la consommation. Aussi déplacée que puisse apparaître cette perspective, du point de vue du marketing, le livre et la lecture sont compliqués à produire et difficilement rentables, mais ils sont d’excellents supports de publicité. À la différence de la presse et de l’industrie musicale, l’édition de livres a toujours limité ses activités de publicité à ses besoins propres, et d’ailleurs, en France, dans un cadre limité par la loi. En revanche, le modèle économique de Google, dans son ensemble, et celui d’Amazon, pour une part grandissante, reposent sur la transformation de la lecture et du livre en produit d’appel pour la consommation et en vecteur de marketing. Ensuite, bien qu’elles interviennent non seulement dans la distribution et la vente, mais aussi dans la numérisation et l’édition, les industries de lecture sont étrangères à la chaîne habituelle du livre, de l’auteur au lecteur : elles opèrent au stade de la lecture et produisent de la richesse à partir de la lecture et en s’appuyant sur le lecteur envisagé comme consommateur.

Les industries de lecture ont trois secteurs d’activité. Le premier est celui de la production de moyens de lecture : matériels, logiciels, textes numérisés. Le deuxième est celui de la production

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d’actes de lecture. Le dernier secteur, stratégiquement le plus fondamental puisqu’il permet de faire remonter la valeur, est celui de la commercialisation des lectures et des lecteurs.

J’appelle « lectures industrielles » le produit de l’activité des industries de lecture qui engage l’activité de lecture numérique humaine dans le sens d’une relation industrielle.

Les LeCtuRes inDustRieLLes et La CoPie

À partir de l’exemple de Google, on peut repérer les différentes activités de copie caractéristiques des lectures industrielles.

Cependant, il faut d’abord remarquer que la technologie du Web dans son ensemble est celle d’un gigantesque archivage, reposant sur les nécessités de la « copie technique ». Une des toutes premières modifications de la propriété littéraire – et d’ailleurs une des premières dispositions législatives suscitées par le numérique – a consisté à introduire une exception au droit d’auteur pour copie technique en faveur des intermédiaires de l’internet. Le robot de Google scanne les textes numériques du Web ; les ayant copiés, il les lit et effectue à partir de ces lectures des opérations d’indexation et de repérage des liens hypertextuels. Pour le classement des résultats, il interprète – à la faveur d’une comparaison avec les citations – l’abondance des liens adressés vers une page comme l’indice d’une certaine quantité de lecture potentielle.

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Je ferai remarquer que cette situation de « lecture avec les robots » est proprement inouïe, totalement nouvelle dans l’histoire de la lecture. Nous sommes la première génération à l’expérimenter. Elle fait donc logiquement l’objet d’une forte dénégation. Nombreux sont les lecteurs qui lisent les textes des robots et les lectures des robots comme s’il s’agissait du produit de l’activité humaine, par exemple comme si les pages de réponse de Google étaient l’équivalent d’un catalogue informatisé. En tout cas, la copie du texte numérique et son traitement par le robot servent à préparer la deuxième phase. Elle dynamise l’espace du Web pour préparer la commercialisation des lectures et des lecteurs. Cette deuxième phase, qui suppose donc d’être dans l’environnement d’une industrie de lecture donnée, par exemple, dans l’« environnement Google », correspond à la copie des lectures et des lecteurs. Lors de cette étape sont produits des tables statistiques de connexion (les lecteurs qui s’intéressent à tel sujet se dirigent vers tels sites), c’est-à-dire des copies de lecture, et des profils individuels de lecture (tel lecteur qui a consulté tels sites est susceptible de s’intéresser à tel sujet), c’est-à-dire des copies de lecteurs.

L’acte de lecture est enregistré comme un « hit », transformé industriellement en hit. Cette copie de la lecture déconstruit et décompose la lecture : elle associe un identifiant (une adresse Internet) et un fichier qui est le produit du codage d’un texte, et que nous continuons à appeler texte, comme nous continuons à parler de lecture, bien qu’il s’agisse d’enregistrement d’empreintes qui forment

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le passage vers la commercialisation. Il faut insister sur ce point : la lecture numérique humaine, telle qu’elle est comprise et transformée par la lecture industrielle, n’est rien de plus que l’expression d’une contiguïté entre le code d’un nom propre et celui d’un texte. Rien ici qui s’apparente à un « clonage » informatique de l’activité de lecture, à une traduction algorithmique des manipulations du texte ou à une représentation de son interprétation.

De la même manière que ce rapprochement entre un lecteur et un texte est très éloigné de l’acte de lecture, le cumul de ces rapprochements dans des tables ne produit aucune image valable des parcours de lecture, et encore moins de l’exercice de lecture. Au contraire, elle s’en éloigne encore plus en produisant l’artifice d’un consommateur présumé par une lecture elle-même présumée.

La lecture industrielle ajuste ainsi les deux espaces ou étapes : la copie de l’espace public des textes numériques copiés et lus, et l’espace commercial des copies de lectures et de lecteurs. Cet ajustement produit des résultats eux aussi inouïs, dont je donne quelques exemples.

Le lecteur est assimilé à son adresse Internet, confondu avec son ordinateur. S’il change d’ordinateur, en vertu de la personnalisation des résultats, il n’obtiendra pas les mêmes réponses à ses requêtes. Le programme de numérisation de livres et de revues de Google introduit de la publicité dite contextuelle dans la marge de chaque

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page. Sur ce principe, les pages de publicité figurant dans les numéros de Life des années 50 qui montraient des mannequins, aujourd’hui plus âgés que nos grand-mères, vantant les mérites de produits disparus, servent de support pour des publicités contemporaines. Le marketing mort produit d’appel du marketing vif, tel est le miracle des lectures industrielles.

Un autre exemple très prometteur de cet ajustement est le « moteur de recommandations », dans lequel Amazon excelle (« ceux qui ont acheté tel livre ont aussi acheté tel autre livre ou tel autre produit »). Le moteur de recommandations est une technologie centrale de l’économie de l’attention.

La place et les caractéristiques de la copie au cœur du processus des lectures industrielles sont ainsi identifiées. Pour approfondir les effets de cette activité de copie sur la lecture elle-même, il faut maintenant introduire le thème du « conflit des attentions ».

CaPteR L’attention

L’économie de l’attention (Herbert Simon) pose que l’information consomme une ressource rare : l’attention. Une surabondance d’informations se traduirait par une diminution de cette ressource. Empiriquement, il est remarquable que l’environnement numérique n’ait pas permis le développement, sur une base économique viable, d’une nouvelle activité éditoriale

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dite « de contenus », ni le passage facile au numérique des éditeurs de livres ou de presse. Les secteurs qui trouvent leur modèle économique sont l’accès (télécoms ou matériel), le commerce électronique et l’économie de l’attention.

Il y aurait économie de l’attention lorsque : 1) le destinataire de l’information, face à la surcharge informationnelle, cherche un système de tri pour s’orienter ; 2) une industrie lui propose un dispositif attentionnel qu’elle pilote, tel un moteur de recherche ou de recommandations ; 3) elle revend l’attention ainsi captée au marketing. Les économistes disent que l’économie de l’attention est une « économie de plate-forme » ou une « économie bi-faces ».Les lectures industrielles sont donc au centre de cette captation de l’attention. La copie des lectures et des lecteurs n’est rien d’autre qu’un processus de transformation industrielle.

L’espace de la lecture numérique est fondamentalement différent de l’espace de la lecture du livre ou de la presse, cette combinaison d’espace public et privé, voire intime, organisé autour de ce que Kant appelait l’Offenlichkeit, le principe de publication, et s’appuyant sur le savoir-lire du public. L’abstention de la puissance publique, notamment pour la formation au numérique, renforce cette situation. L’espace des lectures industrielles est l’agencement de divers espaces publics commerciaux. La lecture y est publique, dans le sens où les actes de lecture sont connus par l’industrie. Néanmoins, chaque espace est privatif dans la mesure où il est

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circonscrit et piloté par une industrie. Enfin, ces différents espaces publics et commerciaux sont rivaux (Google versus Amazon versus Apple). Une telle situation des espaces des lectures industrielles explique directement l’absence d’une technologie de lecture numérique satisfaisante. Par satisfaisante, on peut entendre une technologie qui permettrait à la fois de répondre aux exigences de la lecture classique et de tirer parti du numérique. Une telle technologie est au programme de l’informatique depuis le Memex de Vannevar Bush, en 1945. Elle n’a rien d’utopique ; tous les éléments en sont disponibles. En l’absence d’une telle technologie de lecture numérique, il revient au lecteur numérique de faire advenir une technologie-mouvement pour combler ponctuellement les défauts de la technique, ce qui suppose, paradoxalement, un lecteur particulièrement bien formé à la lecture classique. Dans le cas contraire, se développe une situation de lecture sans savoir-lire.

En résumé, la copie des lectures et des lecteurs ne revient pas seulement à orienter un certain acte de lecture vers la publicité, à la transformer en « hit », mais bien à détourner l’activité de lecture et son sujet, le lecteur, d’une lecture « classique-numérique » vers une lecture industrielle.

Le ConFLit Des attentions

La copie des lectures et des lecteurs, en tant qu’opération de détournement de la lecture, est à l’origine d’un conflit des

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attentions caractéristique des lectures industrielles. Avec son livre Internet rend-il bête ?, Nicholas Carr a ouvert le débat sur la question de l’attention dans la lecture numérique2. Le grand mérite de Carr est d’avoir placé la lecture au centre de l’évaluation des pratiques numériques dans leur dimension culturelle et cognitive, et, plus précisément, d’avoir centré le débat sur l’articulation de la lecture et de la réflexion. Il s’appuie sur les travaux des psychologues de la lecture, autour des notions de plasticité du cerveau et de surcharge cognitive.

La surcharge cognitive caractéristique de la lecture numérique crée toutes sortes d’obstacles à une lecture concentrée, soutenue, nécessaire notamment dans le cadre d’une lecture d’étude. Cette surcharge cognitive provient des difficultés de visibilité et de lisibilité du texte numérique, renforcées par l’absence d’une technologie de lecture numérique satisfaisante. Elle pèse finalement sur l’association de la lecture et de la réflexion. La mélètè, l’attention des Grecs, a été traduite par les Latins en meditatio. À partir d’Augustin (et jusqu’à Proust), la lecture, pratique et savoir des commencements, exercice de préparation, prend son sens d’être orientée par et vers la réflexion, la vie de l’esprit, la méditation. L’association de la lecture et de la réflexion (lectio et meditatio) est au fondement de la lecture comme technique de soi (Foucault) ou exercice spirituel (Hadot), mais elle est présente dans toutes les formes de lecture

2. Nicholas Carr, Internet rend-il bête ?, Robert Laffont, 2011. Voir aussi : Alain Giffard, « Critique de la lecture numérique. À propos du livre The Shallows de Nicholas Carr », Bulletin des Bibliothèques de France, n° 5, 2011.

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d’étude. Elle ne doit pas être envisagée seulement au stade de l’acte de lecture, mais, plus généralement, par le truchement de la memoria, mémoire du lecteur, à l’exercice et à l’activité de lecture propre au lecteur. Le triangle classique de l’art de lire combine lecture, mémoire et réflexion. Mélétè signifie attention et exercice. L’exemple traditionnel de mélétè-exercice est la préparation d’une intervention orale en imaginant le public : culture de soi, et non pas culture du moi.

La lecture est aussi un tel exercice. On peut circonscrire la définition de la copie à son produit ; on l’opposera alors à l’original. C’est ce que fait le droit. Mais la copie comme activité s’oppose à l’exercice. L’incompréhension des jeunes qui pratiquent le copier -coller devant les reproches qui leur sont adressés sous la forme d’une sommation d’écriture originale provient en grande partie de cette ignorance sur ce qu’est l’exercice en général, comme régime intellectuel et cognitif, et ce que sont l’écriture ou la lecture comme exercices particuliers et réguliers. La difficulté d’associer lecture et réflexion m’apparaît être un produit du conflit des attentions. Le conflit des attentions, lorsqu’il devient un phénomène social ou générationnel, naît du conflit des cultures. C’est le conflit des cultures entre la culture « classique », s’appuyant notamment sur la lecture du livre imprimé, et la culture industrielle, intégrant de manière contradictoire le numérique, qui forme le cadre général à ce conflit des attentions.

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Il prend deux formes.

La première oppose purement et simplement l’attention et la distraction, strictement définie comme un déficit d’attention. La lecture numérique se développe en effet sur un fond de diminution des pratiques de lecture de livre et de presse, ainsi que de baisse des performances de lecture. Elle n’est pas à l’origine de ces deux tendances, quantitative et qualitative, apparues plus anciennement ; mais elle ne peut éviter de les croiser. Dans cette opposition de l’attention et de la distraction vont se conjuguer la faiblesse du savoir-lire classique, la passivité et l’interactivité caractéristiques de la « culture de l’écran », l’absence de véritable formation au numérique, une lecture numérique sans savoir-lire, sans exercice, et la soumission aux lectures industrielles, c’est-à-dire au détournement de la lecture. Mais le conflit des attentions peut prendre une autre forme, qui voit l’opposition entre deux types d’attention : une attention orientée vers le texte, telle que l’autorise la lecture du livre qui, précisément, sait se faire oublier comme médium au profit du texte, et une attention orientée vers le médium, son déchiffrement, sensible à la situation de communication, à l’aventure sémiologique que la lecture numérique et les lectures industrielles constituent. On peut toujours reprocher aux nouvelles générations qui adorent le décryptage des médias de verser dans l’aventurisme sémiologique en oubliant de lire le texte. Mais il est vain de vouloir échapper à ce deuxième conflit des attentions.

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Il y a une histoire de l’attention ; elle n’est pas seulement un phénomène psychologique, ou un problème générationnel. Dans les premiers siècles de notre ère, le conflit entre la culture chrétienne naissante et les cultures juive et antique s’est traduit par un conflit des attentions, des catena. La catena est à la fois chaîne de représentations et espace juridictionnel intime ; la référence ici est Cassien. Diverses propositions furent faites pour régler le problème des attentions, parmi lesquelles la méthode d’Augustin, constituée autour du triangle lecture-mémoire-méditation. Mais il fallut six siècles pour que la méthode de lecture augustinienne rencontre le nouvel ordre des textes de la réforme grégorienne, articulé autour du droit canon et du droit romain. Il revint à Hugues de Saint-Victor de réaliser cette translation, assurant ainsi le succès de l’art de lire, consigné notamment dans son Didascalicon. Je suis un lointain et obscur disciple du chanoine augustinien, qui s’est donné pour tâche d’élaborer un art de la lecture numérique.

aLaIn gIFFaRD, directeur du groupement d’intérêt scientifique Culture & Médias numériques, a été responsable de la conception de la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France et président de la mission interministérielle pour l’accès public à l’Internet. Il est un des animateurs de l’association Ars Industrialis, créée par Bernard Stiegler, et président d’Alphabetville. Travaille plus particulièrement sur le livre numérique et les lectures industrielles.

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L’industrialisation du lecteur aLain giFFaRD

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