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L'INVENTION FRANÇAISE DU « PSYCHOLOGISME » EN 1828 Jean-François Braunstein Armand Colin | Revue d'histoire des sciences 2012/2 - Tome 65 pages 197 à 212 ISSN 0151-4105 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-des-sciences-2012-2-page-197.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Braunstein Jean-François, « L'invention française du « psychologisme » en 1828 », Revue d'histoire des sciences, 2012/2 Tome 65, p. 197-212. DOI : 10.3917/rhs.652.0197 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.27.178 - 06/03/2013 17h11. © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.27.178 - 06/03/2013 17h11. © Armand Colin

L'Invention Française Du Psychologisme em 1828

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Artigo do filósofo-historiador Jean-François Braunstein sobre a "querela do psicologismo"

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L'INVENTION FRANÇAISE DU « PSYCHOLOGISME » EN 1828 Jean-François Braunstein Armand Colin | Revue d'histoire des sciences 2012/2 - Tome 65pages 197 à 212

ISSN 0151-4105

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Braunstein Jean-François, « L'invention française du « psychologisme » en 1828 »,

Revue d'histoire des sciences, 2012/2 Tome 65, p. 197-212. DOI : 10.3917/rhs.652.0197

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197Revue d’histoire des sciences I Tome 65-2 I juillet-décembre 2012 I 197-212

L’invention françaisedu «þpsychologismeþ» en 1828

Jean-François BRAUNSTEIN *

Résuméþ: La plupart des dictionnaires de langue française font daterle terme de psychologisme de 1906 ou 1907. Ce terme serait traduitde l’allemand et refléterait ainsi les débats sur le psychologisme,autour de Gottlob Frege et Edmund Husserl, que Martin Kusch a biendécrits dans son livre, Psychologism. En fait, les dictionnaires igno-rent que ce terme se rencontre en français dès 1838, sous la plumede Pierre Leroux, avec un sens très particulier, voire plus avantencore chez Auguste Comte, qui se flatte, dès 1828, avec l’aide deFrançois-Joseph-Victor Broussais, de «þtuer le psychologismeþ». Nousnous efforcerons de préciser dans quel contexte est apparu ce termede psychologisme, quel sens lui est accordé, et dans quelle mesure ilserait possible de parler, à propos des années 1820-1830, d’une«þpremière querelle du psychologismeþ», qui comporterait un certainnombre de similitudes, mais aussi de différences, avec la grande que-relle allemande de la fin du XIXeþsiècle. Une telle étude historiquenous paraît utile dans une période où l’on constate un regain d’inté-rêt pour le psychologisme.

Mots-clésþ: psychologismeþ; Théodore Jouffroyþ; Victor Cousinþ; François-Joseph-Victor Broussaisþ; Auguste Comteþ; Pierre Leroux.

Summaryþ: Most French language dictionaries have the term «þpsy-chologismþ» date back to 1906 or 1907. This term would have beentranslated from German and would thus reflect the debates on psy-chologism, around Gottlob Frege and Edmund Husserl, which MartinKusch minutely described in his book, Psychologism. In fact the dic-tionaries are unaware that this term can be found in French since1838, in the writings of Pierre Leroux, with a very particular meaning,and even earlier in Auguste Comte’s work, who flatters himself, asearly as 1828, «þto kill psychologismþ», with the assistance of FrançoisBroussais. We will endeavour to specify in which context the term«þpsychologismþ» appeared, the meaning it had, and up to what ex-tent it is possible to speak, in relation to the years 1820-1830, of «þan

*þJean-François Braunstein, Université Paris-I –þPanthéon-Sorbonne, Département de philo-sophie, 17, rue de la Sorbonne, 75005 Paris.E-mailþ: [email protected]

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early quarrel over psychologismþ», which would comprise both simi-larities and differences, with the great German quarrel of the end ofthe 19th century. Renewed interest in psychologism today calls forsuch a historical study.

Keywordsþ: psychologismþ; Théodore Jouffroyþ; Victor Cousinþ; FrançoisBroussaisþ; Auguste Comteþ; Pierre Leroux.

Il existe actuellement un renouveau d’intérêt pour la question dupsychologisme, à la fois d’un point de vue historique et d’unpoint de vue conceptuel. En témoignent le livre de Martin Kusch,Psychologism 1, sur l’histoire de la «þquerelle du psychologismeþ»qui a divisé l’Université allemande autour de 1900, celui de Pas-cal Engel, Philosophie et psychologie 2, qui se propose de réhabi-liter un «þpsychologisme raisonnableþ», ou le numéro de la Revuephilosophique de 1997 consacré à «þla question du psycho-logismeþ» 3. Tous ces travaux renvoient évidemment à la querelleallemande du psychologisme lorsque Gottlob Frege puis EdmundHusserl protestaient contre l’envahissement de la logique et desmathématiques, mais aussi de la philosophie, par la psychologie.On se souvient de la pétition en 1913 de 107þprofesseurs de phi-losophie allemands, autrichiens et suisses demandant que plusune chaire de philosophie ne soit attribuée aux psychologuesexpérimentaux, pétition à laquelle Wilhelm Wundt répondit lamême année par son pamphlet La Psychologie en lutte pour sonexistence 4. Cette querelle, on l’a montré récemment 5, renvoie àune hostilité plus ancienne des défenseurs de la «þphilosophiepureþ» à l’égard d’une psychologie qui affichait son admirationpour les sciences de la nature. C’est dans ce contexte que seraitapparu en allemand le mot Psychologismus, autour de 1870, sousla plume de Johann Eduard Erdmann qui désignait ainsi la psy-chologie empirique de Friedrich E. Beneke 6.

Si l’on en croit la plupart des dictionnaires, le mot psychologismeserait apparu en français dans la continuité de cette querelle1 - Martin Kusch, Psychologismþ: A case study in the sociology of philosophical knowledge

(Londresþ: Routledge, 1995).2 - Pascal Engel, Philosophie et psychologie (Parisþ: Gallimard, 1996).3 - Numéro thématique, Psychologismeþ?, Revue philosophique de la France et de l’étran-

ger, 122/2 (1997).4 - Wilhelm Wundt, Die Psychologie im Kampf ums Dasein (Leipzigþ: Alfred Kröner, 1913).5 - Léo Freuler, La Crise de la philosophie au XIX

eþsiècle (Parisþ: Vrin, 2003).6 - Ibid., 168.

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allemande du psychologisme du début du siècle. Le Lalande 7 et leLarousse étymologique 8 datent l’apparition du mot psychologismede 1906, le Wartburg 9 choisit la date de 1907. Le mot dateraitd’un article du logicien Louis Couturat, en 1906, qui s’élève contreles menaces que le «þpsychologismeþ» ferait courir à la logique età la philosophie, contre la «þprétention de la psychologie à absor-ber la philosophie ou tout au moins à lui servir de fondementþ» 10.Il nous paraissait, pour avoir un peu fréquenté la philosophie et lapsychologie françaises du XIXeþsiècle, que ce mot était en fait d’unemploi beaucoup plus ancien en français, ce que note le seul Tré-sor de la langue française 11, qui fait remonter le premier emploi duterme à 1840. Nous avons en fait pu retrouver des occurrences plusanciennes de ce terme, notamment un premier usage en 1828.Cette rectification ne nous semble pas être qu’un détail lexicogra-phique, mais elle nous permet de mieux comprendre la significa-tion même de la question du psychologisme, dans la mesure où sedéveloppa en France, dans les années 1830 et 1840, une «þpre-mière querelle du psychologismeþ», qui ne se réduit pas à unesimple controverse scientifique.

L’offensive psychologiste en 1826þ: Jouffroy et Cousin

Il est possible de choisir la date de 1826 comme début de cettepremière querelle du psychologisme. C’est en effet cette année-là que paraissent deux œuvres fondatrices de la psychologiefrançaise, la longue préface de Théodore Jouffroy aux Esquissesde philosophie morale de Dugald Stewart 12 et les Fragments

7 - André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 11eþéd. (Parisþ:PUF, 1972), 857.

8 - Albert Dauzat, Jean Dubois, Henri Mitterand, Nouveau dictionnaire étymologique ethistorique (Parisþ: Larousse, 1964), 613.

9 - Walther von Wartburg, Französisches etymologisches Wörterbuchþ: Eine Darstellungdes galloromanischen Sprachschatzes, Bd. 9 (Baselþ: R. G. Zbinden, 1988), 502.

10 - Louis Couturat, La logique et la métaphysique contemporaines, Revue de méta-physique et de morale,þXIV/1 (1906), 318-341, ici 319.

11 - Institut national de la langue française (CNRS), Trésor de la langue françaiseþ: Dictionnairede la langue du XIX

e et du XXeþsiècle, 1789-1960 (Parisþ: Gallimard, 1988), t.þXIII, 1435.

Cette datation est reprise par la plupart des dictionnaires étymologiques ultérieurs.12 - Théodore Jouffroy, Préface du traducteur, in Dugald Stewart, Esquisses de philosophie

morale (Parisþ: Johanneau, 1826), I-CLII. Sur Jouffroy et la fondation de la psychologiefrançaise, voir Laurent Clauzade, La philosophie écossaise et la fondation de la psycho-logie, de Jouffroy à Garnier et Lélut, in Elisabetta Arosio, Michel Malherbe (éd.), Philo-sophie écossaise et philosophie française, 1750-1850 (Parisþ: Vrin, 2007), 151-177.

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philosophiques de Victor Cousin 13. Jouffroy, disciple de Cousin,présente une sorte de manifeste de la psychologie commescience indépendante tandis que Cousin montre l’intérêt quepeut présenter la «þméthode psychologiqueþ» pour fonder sonéclectisme philosophique.

Dans un cas comme dans l’autre, l’utilisation du terme de psy-chologie apparaît en réaction à l’usage alors dominant du termed’«þidéologieþ» pour désigner la science de la pensée. C’est cequ’explique clairement Jouffroyþ:

«þCette science des faits de conscience, distincte de la physio-logie, par son instrument et son objet, doit porter un nom quiexprime et constate cette différence. Celui d’idéologie est tropétroitþ; car il ne désigne que la science d’une partie des faitsinternes. Celui de psychologie, consacré par l’usage, nous paraîtpréférable, car il désigne les faits dont la science s’occupe, parleur caractère le plus populaire, qui est d’être attribués à l’âmeþ;et comme le principe de ces phénomènes est encore indéter-miné, il importe fort peu qu’on l’appelle âme ou autrementþ: lemot ne préjuge rien sur la question, même dans l’opinionpublique, qui sait bien que c’est une question 14.þ»

Il faut dire que les Idéologues eux-mêmes, une vingtained’années auparavant, avaient choisi de manière très délibérée leterme d’«þidéologieþ» contre celui de «þpsychologieþ». AntoineDestutt de Tracy notait ainsiþ:

«þLa science de la pensée n’a point encore de nom. On pourraitlui donner celui de psychologie. Condillac y paraissait disposé.Mais ce mot qui veut dire science de l’âme, paraît supposer uneconnaissance de cet être que sûrement vous ne vous flattez pasde posséderþ; et il aurait encore l’inconvénient de faire croireque vous vous occupez de la recherche vague des causes pre-mières, tandis que le but de tous vos travaux est la connaissancedes effets et de leurs conséquences pratiques. Je préféreraisdonc de beaucoup que l’on adoptât le nom d’«þidéologie ou descience des idéesþ» 15.þ»

13 - Victor Cousin, Fragments philosophiques (Parisþ: Sautelet, 1826).14 - Jouffroy, op. cit. in n. 12, CXXXVIII.15 - Antoine Destutt de Tracy, Mémoire sur la faculté de penser, in Mémoires de l’Institut

national des sciences et des arts pour l’anþIV de la Républiqueþ: Sciences morales etpolitiques, t.þI, thermidor anþVI (aoûtþ1798), 283-450, ici 324.

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De même, selon Dominique-Joseph Garat, le choix du terme depsychologie ne «þsemblerait point heureuxþ», car «þpar sonétymologie, il remonte à l’idée de l’âme plutôt qu’à l’idée desopérations de l’esprit humainþ» 16. Il y a là un véritable conflitautour du mot de psychologie.

Jouffroy se présente comme un disciple de Cousin, qui est lepremier à avoir compris la «þnécessité d’appliquer la méthodeexpérimentale à la science des faits internes 17þ». Comme lui,Jouffroy veut prendre modèle sur les sciences positives et il citesouvent François Magendieþ: la psychologie doit utiliser l’obser-vation et l’expérimentation, comme le fait le «þphysiologisteþ»,«þavec son microscope et son scalpelþ» 18. Il n’y a pas de dif-férence entre l’«þobservation interne, qu’on appelle aussiconscience ou sens intime 19þ» et l’observation extérieure. L’uneet l’autre permettent d’établir des loisþ: «þTout ce qui a été tentéet consommé sur les faits sensibles peut également, et d’unemanière aussi solide et non moins scientifique, être exécuté surces faits d’une autre nature.þ» Il s’agit de reconnaître les lois desfaits internes et, «þces lois reconnues, d’en tirer des inductionspour toutes les questions qui s’y rapportentþ» 20. En un sens,l’observation interne est même plus aisée et plus sûreþ: les expé-riences en psychologie «þoffrent beaucoup plus de facilité dansl’exécution, et permettent beaucoup plus d’exactitude dans leursrésultatsþ» que les sciences naturelles, dans la mesure où chaquehomme représente en lui-même toute l’espèce humaine 21. Cer-taines conditions sont nécessaires pour permettre une meilleure«þobservation intérieureþ»þ: «þC’est ainsi, d’une part, que lesilence qui laisse en repos notre oreille, que l’obscurité qui nousdébarrasse des perceptions de la vue, que la solitude qui noussépare du mouvement et des intérêts de la vie sociale, nousramènent naturellement au sentiment de ce qui se passe ennous 22.þ» Selon Jouffroy, cette psychologie ne peut se réduire àla physiologie, comme le voudrait Magendie, mais elle ne doitpas non plus se prononcer sur des questions métaphysiques.16 - Cité par Georges Gusdorf, La Conscience révolutionnaireþ: Les Idéologues (Parisþ:

Payot, 1978), 359.17 - Jouffroy, op. cit. in n. 12, CXLVI.18 - Ibid.,ÞXXI.19 - Ibid.,ÞXVII.20 - Ibid., XXXVIII.21 - Ibid., XL.22 - Ibid.,ÞXXIX-XXX.

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Cousin en revanche, dans la préface à ses Fragments philoso-phiques de 1826, n’hésite pas à rapprocher psychologie etmétaphysique. Selon lui, la «þnouvelle philosophieþ» qu’il pré-tend fonder est essentiellement caractérisée par «þl’application,de plus en plus rigoureuse, de la méthode psychologique 23þ». Lapsychologie a ainsi une fonction d’introduction à la philo-sophie, ce qu’il énonce dans une formule souvent reprise àl’époqueþ: «þLa psychologie est donc la condition et comme levestibule de la philosophie 24.þ» En effet, cette psychologie luipermet de fonder sa «þthéorie de la raison impersonnelleþ» et sa«þthéorie de l’activité libre, ou du moiþ», raison et libre-arbitreétant selon lui directement constatables par l’observation inté-rieure. Cousin souligne d’ailleurs que, dès ses cours à l’Écolenormale en 1817 et 1818, il avait enseigné, dans l’ordre, la psy-chologie rationnelle, la logique, puis l’ontologie. Cette impor-tance de la psychologie comme introduction à la philosophiesera rendue manifeste dans le fameux «þnouveau programmeþ»de philosophie de 1832, dont Cousin est l’auteur, et qui pèseratrès longtemps sur l’enseignement de la philosophie dans leslycées. L’influence de ce programme est appréciée par Jouffroy,dans l’avertissement à la deuxième édition, en 1833, desEsquisses de Stewartþ:

«þDepuis que la première édition de ce livre a été publiée, unchangement notable s’est opéré dans l’enseignement de la Phi-losophie. Les programmes de tous les Cours de philosophie quise font en France, déposés à l’Université, témoignent quepresque partout, de dogmatique qu’elle était, la méthode quipréside à ces Cours est devenue psychologique, et que la plu-part des maîtres sont entrés dans cette voie d’observation de lanature humaine qui seule peut conduire à la connaissance deslois qui la gouvernent, et, par cette connaissance, à la solutionscientifique des grandes questions que la Philosophie agite sivainement depuis son origine 25.þ»

23 - Cousin, op. cit. in n. 13,þXIII. Sur les rapports entre psychologie du «þmoiþ» et méta-physique chez Cousin, voir Jan Goldstein, The Post-revolutionary selfþ: Politics andpsyche in France, 1750-1850 (Cambridge-Londresþ: Harvard University Press, 2005).

24 - Ibid.,ÞXII.25 - Théodore Jouffroy, Avertissement, in Dugald Stewart, Esquisses de philosophie

morale, 2eþéd. (Parisþ: Johanneau, 1833), n.þp.

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La riposte des physiologistes en 1828þ: Broussais et Comte

Il est possible de dater de 1828 les premières critiques qui sontfaites de ces tentatives de fondation de la psychologie, en parti-culier par le médecin François-Joseph-Victor Broussais, quipublie en 1828 son livre le plus célèbre, De l’irritation et de lafolie 26, livre polémique et violent, spécialement consacré à cri-tiquer les «þpsychologistesþ» et «þkanto-platoniciensþ», commeJouffroy et Cousin, qui veulent empiéter sur le domaine de lamédecine et tentent d’importer la métaphysique allemande enFrance. Broussais estime qu’il faut «þsauver la jeunesse fran-çaiseþ» et «þpréserver la médecine du mal que peut lui faire unesecte philosophique essentiellement envahissanteþ» 27. La méde-cine doit défendre son autonomieþ: elle «þne doit pas être tribu-taire de la métaphysiqueþ» et «þil n’appartient qu’aux médecinsphysiologistes de déterminer ce qu’il y a d’appréciable dans lacausalité des phénomènes instinctifs et intellectuelsþ» 28. Euxseuls savent «þrapporter les phénomènes de l’intelligence àl’action de la matière nerveuse 29þ».

Pour ce faire, Broussais ridiculise la méthode d’observation inté-rieure des psychologistesþ:

«þIls disent qu’il faut écouter le langage de la conscience, etpour cela se recueillir, se placer dans le silence et l’obscurité,afin qu’aucun sens ne travailleþ; s’abstraire de tous les corps dela nature, en un mot, s’écouter penser. Ils affirment sérieuse-ment que lorsqu’on s’est longtemps exercé à ce genre de rêve-rie, on découvre une perspective incommensurable, un mondenouveau, peuplé d’une foule de faits, chacun les plus admi-rables et liés entre eux par des rapports naturels dont on peutsaisir les lois 30.þ»

Il leur explique alors que s’ils veulent vraiment développer leursobservations intérieures, «þils peuvent augmenter leur richesseen prenant, à la manière des Orientaux une certaine dose26 - François-Joseph-Victor Broussais, De l’irritation et de la folie, rééd. (Parisþ: Fayard,

1986).27 - Ibid., 11-12.28 - Ibid., 19.29 - Ibid., 449.30 - Ibid., 426.

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d’opium combiné avec des aromates. Ils se trouveront alors,comme Mahomet, en rapport avec tout ce qu’il y a de plusextraordinaire dans l’empyrée 31þ». Il montre en outre, critiquequi sera reprise par Théodule Ribot et bien d’autres, qu’une telleméthode, si même elle existait, serait très limitative, puisqu’ellene vaudrait que pour «þl’homme adulte, éveillé, bien portant,ayant longtemps exercé ses sens 32þ».

C’est aussi en 1828 qu’Auguste Comte fait un compte renduparticulièrement élogieux de ce livre de Broussais. Dans son«þExamen du Traité de Broussais sur l’irritation et la folieþ»,repris dans le Système de politique positive 33, Comte apprécieque Broussais ait osé s’en prendre aux «þquelques hommes […]qui ont essayé depuis dix ans de transplanter parmi nous lamétaphysique allemande et de constituer sous le nom de psy-chologie une prétendue science entièrement indépendante de laphysiologie, supérieure à elle, et à laquelle appartiendrait exclu-sivement l’étude des phénomènes spécialement appelésmoraux 34þ». Il félicite Broussais d’avoir mis en évidence «þlevide et la nullité de la psychologie 35þ». Et il reprend ses critiquesde l’observation intérieure et l’argument selon lequel celle-ci selimite à l’homme adulte et parfaitement sain, en faisant totale-ment abstraction des animaux, de l’enfant ou du fou. Il auraitcependant aimé que Broussais développe davantage l’argumentde l’impossibilité logique de l’introspectionþ: «þIl lui est évidem-ment impossible de s’observer dans ses propres actes intellec-tuels, car l’organe observé et l’organe observant étant, dans cecas, identiques, par qui serait faite l’observation 36þ?þ» C’est aussià l’occasion de sa lecture du traité de Broussais que Comte estle premier à employer le terme de «þpsychologismeþ». Dans unelettre du 9þdécembre 1828, il joint à son ami Gustave d’Eichthalson article sur «þle nouvel ouvrage de Broussais, qui tue ici lepsychologisme 37þ». Comte reprendra et développera par la suite31 - Broussais, op. cit. in n. 26, 427.32 - Ibid., 435-436.33 - Auguste Comte, Examen du Traité de Broussais sur l’irritation et la folie, in Id., Sys-

tème de politique positive (Parisþ: Société positiviste, 1929), t.ÞIV, 216-228.34 - Ibid., 218.35 - Ibid., 219.36 - Ibid., 220.37 - Auguste Comte, Correspondance générale et confessions, t.þIþ: 1814-1840, textes éta-

blis et présentés par Paulo E. de Berrêdo Carneiro et Pierre Arnaud (Paris –þLa Hayeþ:Mouton, 1973), 205.

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son argumentation dans la première et dans la quarante-cinquième leçon du Cours de philosophie positive. SelonComte, le premier des quatre «þprincipaux avantagesþ» de laphilosophie positive est qu’elle permet de montrer la nullité dela «þprétendue méthode psychologiqueþ» en mettant en évi-dence les lois logiques de l’esprit humain, tel qu’il se manifestedans les sciences 38. La psychologie n’a pas sa place dans laclassification des sciencesþ: elle doit être remplacée, d’un côté,par l’étude de l’organe de la pensée, donc du cerveau, et, del’autre, par celle des productions de l’esprit humainþ: donc d’uncôté phrénologie, de l’autre philosophie des sciences ou socio-logie, dans la mesure où la sociologie est la discipline qui cou-ronne et termine le cycle des sciences antécédentes.

Il serait possible de montrer que cette critique de la psychologiepar Comte ne renvoie pas qu’à Broussais 39þ: elle est plusancienne chez lui, puisque, dès 1819, dans une lettre à son amiPierre Valat, Comte expliquait qu’«þon ne peut pas partager sonesprit, c’est-à-dire son cerveau, en deux parties, dont l’une agit,tandis que l’autre la regarde faire, pour voir de quelle manièreelle s’y prend 40þ». La cible n’était pas tant ici la psychologie, quin’existait pas encore comme telle, mais plutôt l’Idéologieþ: «þIlrésulte de là que les prétendues observations faites sur l’esprithumain considéré en lui-même et a priori sont de pures illu-sionsþ; et qu’ainsi tout ce qu’on appelle logique, métaphysique,idéologie, est une chimère et une rêverie, quand ce n’est pointune absurdité 41.þ» Là aussi la solution consistait à remplacerl’étude de l’esprit humain par l’étude de ses résultatsþ: «þCe n’estdonc point a priori, dans sa nature, que l’on peut étudier l’esprithumain et prescrire des règles à ses opérationsþ; c’est unique-ment a posteriori, c’est-à-dire d’après ses résultats, par desobservations sur ses faits, qui sont les sciences 42.þ»

Il semblerait que Comte s’inspire ici surtout du philosophecontre-révolutionnaire Louis de Bonald. Celui-ci, dans ses38 - Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Leçons 1 à 45, présent. et notes par

Michel Serres, François Dagognet et Allal Sinaceur, nouvelle éd. revue et corrigée parAnnie Petit (Parisþ: Hermann, 1998), 34.

39 - Voir sur ce point Jean-François Braunstein, Antipsychologisme et philosophie du cer-veau chez Auguste Comte, Revue internationale de philosophie, 203 (1998), 7-28.

40 - Comte, op. cit. in n. 37, 58.41 - Ibid., 59.42 - Ibid.

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Recherches sur les premiers objets des connaissances moralesde 1818, dénonçait la folie de ceux qui veulent «þse penser eux-mêmesþ», ce qui les met «þdans la position d’un homme quivoudrait se peser lui-même sans balance et sans contre-poidsþ» 43. Bonald se moquait aussi, en les comparant à ces «þin-sensés du mont Athosþ» qui, «þles journées entières, les yeuxfixés sur leur nombril, prenaient pour la lumière incréée deséblouissements de vue que leur causait cette situationþ» 44.Bonald reprend aussi, avant Comte, la vieille comparaison del’esprit avec un œil, pour montrer que «þl’homme ne peut pasplus se penser sans un moyen qui le rende sensible et enquelque sorte extérieur, que l’œil ne peut se voir 45þ». SelonBonald, l’homme pensant ne peut se connaître que par l’hommeparlant. Il ne peut en effet pour lui y avoir de pensée quesociale et non individuelle, et Dieu est celui qui donne le lan-gage à l’homme. Il y a évidemment ici une intention anti-indivi-dualiste dans la critique bonaldienne ou comtienne de lapsychologie. La psychologie sera d’ailleurs dénoncée par Comtecomme une discipline «þprotestanteþ», c’est-à-dire, dans sonlangage, individualiste. Enþ1851, il écrit dans le Système depolitique positiveþ: «þDéjà les psychologues proprement dits ontessentiellement succombé avec la royauté constitutionnelle,d’après l’intime affinité de ces deux importations protes-tantes 46.þ» C’est ce même point de vue anti-individualiste quiinspire la critique de la psychologie qui sera celle de saint-simo-niens comme le médecin Philippe Buchez, qui rend compte demanière favorable du livre de Broussais dans le Journal des pro-grès des sciences et des institutions médicales en 1828 et rejette,lui aussi, la «þméthode psychologiqueþ» et l’éclectisme «þqui n’apas d’autre base que la raison individuelleþ» 47.

Avec Broussais, le terme, fortement dépréciatif, de «þpsycho-logisteþ» s’est imposé dans le langage courant, et avec Comteapparaît brièvement le terme de «þpsychologismeþ». Une véri-table «þquerelle du psychologismeþ» se développera dans les43 - Louis de Bonald, Œuvres complètes (Parisþ: À la propagande des bons livres, s.þd.),

t.þIII, col. 34.44 - Ibid., col. 35.45 - Ibid., 169.46 - Comte, op. cit. in n. 33, t.þI, 73.47 - Philippe Buchez, De l’irritation et de la folie par F.-J.-V. Broussais, Journal des progrès

des sciences et institutions médicales en Europe, en Amérique, etc.,þX (1828), 79-89,ici 85.

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années qui suivront, notamment entre deux journaux, Le Globedes cousiniens et les Annales de la médecine physiologique deBroussais. Elle opposera surtout le philosophe cousinien Jean-Philibert Damiron et Broussais. La querelle se transporte alorssur un terrain plus directement philosophique, opposant le«þspiritualismeþ» au «þmatérialismeþ», qui affirme que la pensée«þdépendþ» du cerveau.

Les transformations de la querelle en 1838þ: Jouffroy, Broussais et Leroux

Il est possible de choisir comme troisième date notable cellede 1838. Elle marque en effet la fin de la querelle entre lespsychologistes et les physiologistes, opposant une dernière foisles deux vieux adversaires, Jouffroy et Broussais, qui meurtcette année-là, autour cependant de nouveaux arguments.Mais c’est aussi la date du début d’un usage continu du termede psychologisme, sous la plume de Pierre Leroux, qui va luidonner un nouveau sens et engager un autre type de critiquedu psychologisme.

Jouffroy, dans un article de 1838, repris dans ses Nouveauxmélanges philosophiques, insistait plus encore qu’auparavantsur «þla légitimité de la distinction de la psychologie et de laphysiologie 48þ». Il soulignait la nécessité de cette distinctionþ:«þLe sentiment d’une double nature dans l’homme apparaît sousune forme ou sous une autre dans les opinions de tous lespeuples 49.þ» Les physiologistes ont eu tort de vouloir lesconfondreþ: «þEn comparant les phénomènes psychologiques etles phénomènes physiologiques, on met en parallèle, non deschoses de même ordre, et qui puissent être légitimementcomparées, mais des choses d’ordres tout différents, et qui nepeuvent avoir entre elles aucune ressemblance 50.þ» En effet,selon Jouffroy, l’homme «þa conscience en lui d’autre chose queles phénomènes […], il atteint le principe qui les produit, lacause qui le constitue et qu’il appelle moi 51þ».48 - Théodore Jouffroy, De la légitimité de la distinction de la psychologie et de la physio-

logie, in Théodore Jouffroy, Nouveaux mélanges philosophiques, 2eþéd. (Parisþ:Hachette, 1861), 163-203.

49 - Ibid., 165.50 - Ibid., 187.51 - Ibid., 200.

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Devenu pour sa part phrénologiste, Broussais se sert de l’argu-ment de la pluralité des facultés contre la notion de moi uni-taire, dans sa dernière communication avant sa mort en 1838,«þDu sentiment d’individualité, du sentiment personnel et dumoi, considérés chez l’homme et les animaux 52þ». Broussais ydénonce «þl’importance qu’a prise de nos jours ce moiþ», qui«þse trouve substitué à l’âme des vieilles écolesþ; c’est lui qui estdevenu l’esprit par excellence pour plusieurs psychologistes desécoles philosophiques actuellesþ» 53. Or, selon Broussais, ce moine caractérise pas l’hommeþ: il réduit le moi au «þsentimentd’individualitéþ» et note qu’on le retrouve chez les animaux lesplus élevés, dotés d’un cerveau, et, d’autre part, qu’il n’existepas toujours chez l’homme. Dans notre espèce, il n’y a trace dece sentiment d’individualité ni chez l’embryon, ni chezl’enfantþ: l’enfant met fort longtemps à «þdire moiþ»þ; «þil ne sedésignera pas de premier abord par cette expressionþ» 54. Chezl’adulte enfin, le «þsentiment du moiþ» ne vient que de l’igno-rance des causes qui nous font agirþ: «þEn s’observant, il a remar-qué les faits de spontanéité, de volonté, de libertéþ; il en a senti lacause en lui, sans pouvoir, en raison de son ignorance en physio-logie, la saisir par aucun de ses sens, et il a insensiblement, etcomme malgré lui, transporté son moi à cette cause 55.þ»

Broussais reprend ici des arguments qu’il avait déjà avancésdans son «þMémoire sur l’association du physique et du moralþ»,lu en 1834 à l’Académie des sciences morales et politiques, etpublié dès 1835 dans le Journal de la Société phrénologique deParis 56. Selon Broussais, «þnon seulement le sentiment du moin’existe pas dans l’embryon et dans une foule de maladiesþ; ilest encore sujet à l’aberration quand il est présent 57þ». Les psy-chologistes commettent une erreur quand «þils ne graduent pas[…] et fractionnent encore moinsþ» cette entité 58. De même,52 - François-Joseph-Victor Broussais, Du sentiment d’individualité, du sentiment person-

nel et du moi, considérés chez l’homme et les animaux, Mémoires de l’Académie dessciences morales et politiques, 2eþsérie,þIII (1841), 91-146.

53 - Ibid., 3-4.54 - Ibid., 13.55 - Ibid., 14.56 - François-Joseph-Victor Broussais, Mémoire sur l’association du physique et du moral,

lu à l’Académie des sciences morales et politiques, les 16 et 23þaoût 1834, Journal dela Société phrénologique de Paris (1835), 3eþannée, 257-277.

57 - Ibid., 265.58 - Ibid., 270.

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enþ1836, dans son Cours de phrénologie 59, il avait adhéré à laphrénologie, qu’il avait auparavant critiquée, car l’idée de plu-ralité des facultés lui permettait de combattre efficacement laconception d’un moi unitaire, qui tendait à s’imposer sousl’influence de Cousin. La phrénologie est en effet presque plussouvent utilisée à l’époque pour son contenu antiunitaire quepour ses arguments matérialistes. Selon Broussais, «þle signe moiest un signe de pure conventionþ» et il n’est pas possible d’enfaire la caractéristique de l’hommeþ: «þL’homme ne peut pas êtreconstitué homme par un phénomène qui ne se montre en luiqu’à des périodes intermittentes 60þ». Le moi n’est qu’un résultatpossible, toujours fragile, de l’activité humaineþ: «þLe moi nedirige point le moral humain comme on l’a cruþ; il n’est quetémoin dans bien des cas 61.þ» Ce phénomène disparaît en parti-culier dans la folie et pourtant «þjamais un médecin ne croiraavoir affaire à un animal, quand il traitera un fou, un frénétique,un apoplectique, un asphyxié, etc. Il ne le croira pas davantagelorsqu’il examinera un enfant, un embryon 62.þ»

Mais 1838 est aussi la date à laquelle la querelle du psycholo-gisme change de forme, avec l’intervention dans le débat deLeroux, qui publie cette année-là l’article «þÉclectismeþ» del’Encyclopédie nouvelle 63, repris l’année suivante dans sa Réfuta-tion de l’éclectisme 64. Très hostile à Cousin, Leroux reprendl’argument désormais classique de l’impossibilité de l’observationintérieure pour critiquer ce qu’il appelle ici «þpsychologismeþ»þ:«þRéfutant ailleurs ce que j’appellerais volontiers l’hallucinationdu psychologisme, je n’avais rien trouvé de plus fort, pour mon-trer aux psychologues le vice de leurs leçons d’expérimentalismeappliqué à la vie intérieure, que de leur opposer le sujet etl’objet, le parterre et la scène, se confondant nécessairement dansleur système 65.þ» Cette comparaison avec le théâtre lui semblebien montrer le ridicule de l’observation intérieureþ: «þCette59 - François-Joseph-Victor Broussais, Cours de phrénologie (Parisþ: Baillière, 1836).60 - Ibid., 51.61 - Ibid., 91.62 - Ibid., 53.63 - Pierre Leroux, «þÉclectismeþ», in Pierre Leroux et Jean Reynaud (dir.), Encyclopédie

nouvelle, ou Dictionnaire philosophique, scientifique, littéraire et industriel, offrant letableau des connaissances humaines au dix-neuvième siècle par une société desavants et de littérateurs (Parisþ: Gosselin, 1838), t.þIV, 465-558.

64 - Pierre Leroux, Réfutation de l’éclectisme (Parisþ: Slatkine, 1979).65 - Ibid., 160.

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creuse idée, […] paraîtra un jour aussi bizarre que serait celle decomédiens à qui il prendrait envie, au milieu d’une pièce, de sevoir jouer eux-mêmes tous ensembleþ; les voilà qui quittent lascène, ils vont aux loges, au parterreþ; ils regardent, ils écoutentþ:mais ils ne voient et n’entendent rienþ: la pièce a disparu et lascène est déserte 66.þ» Leroux s’étonne d’autant plus que Cousinn’ait pas vu l’absurdité d’une telle comparaison, et l’ait aucontraire reprise à son compte, et que Jouffroy semble lui nonplus «þne pas apercevoir la moindre difficulté à concevoir que leprincipe intelligent ou le moi soit à la fois le sujet et l’objet del’observation psychologiqueþ», se contentant de noter qu’il s’agitd’une propriété «þspécialeþ» de la psychologie 67.

Ailleurs, notamment dans l’article «ÞConscienceþ», publié dès 1837dans l’Encyclopédie nouvelle, Leroux va développer une critiquedifférente du psychologisme 68. Le psychologisme est alors consi-déré comme caractéristique d’une époque qui a perdu le sens dela tradition et qui pour cette raison s’enfonce dans le spleenþ:«þC’est la rupture avec la tradition de l’humanité qui a causé cegrand désordre, cette sorte de cessation de la vie qui se révèleaujourd’hui par l’art comme par la philosophieþ» alors que «þlemoi ne peut se comprendre et se perfectionner qu’en s’observantdans ses actes antérieurs, dans sa vie passée, dans son histoire,dans l’histoire de l’humanitéþ» 69. «þDe là […] le développementactuel d’une immense subjectivité sans nourriture et sans objetþ;de là le spleen et la tristesse morale de notre époqueþ; de là enfinla poésie désolée et le psychologisme 70.þ» De ce point de vue, lepsychologisme est en effet le trait distinctif de toute la littératurede l’époqueþ: «þLa psychologie, comme on la définit et commeon l’enseigne aujourd’hui dans nos écoles, n’aura donc d’autremérite aux yeux de la postérité, que de fournir un nouvel échan-tillon de notre tristesse morale. C’est une sorte de spleen, unevariété de spleen, comme celui de Werther, d’Oberman, deRené, d’Adolphe, de Joseph Delorme, de Lélia. Le psychologueest le contemporain de tous ces infortunés, il est leur philo-sopheþ: il n’a foi à rien, ne croit rien, n’affirme rien, il s’observeþ:eux aussi s’observent mourir. Sa doctrine est comme leur poésie,66 - Leroux, op. cit. in n. 64., 160-161.67 - Ibid., 161.68 - Pierre Leroux, «þConscienceþ», in Leroux et Reynaud (dir.), op. cit. in n. 63, t.þIII, 795-813.69 - Ibid., 804-805.70 - Ibid., 811, note de bas de page.

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elle renferme implicitement la négation de la vie et le sui-cide 71.þ» En effet, «þdès que nous nous observons vivre, nouscessons de vivre 72þ».

Leroux voit dans «þDescartes, transformé par les métaphysiciensallemandsþ», l’origine de ce psychologismeþ: «þDescartes est lepremier qui ait posé le moi indépendamment de l’humanitéantérieure 73.þ» Mais le moi des psychologues est encore plusvide que celui de Descartesþ: «þDescartes donnait à ce moi desidées innées. Les psychologues n’ont pas même retenu cela delui. Ils font consister l’essence du moi dans la volonté et laliberté […]. Quand on demande au psychologue ce que son moia pour connaître […] le psychologue répond fièrement, commela Médée de Corneilleþ: «þMoi seul, et c’est assez 74.þ» En ce sens,le psychologue peut être comparé «þà un homme qui ayant unefaim dévorante tenterait de se manger lui-mêmeþ: et [écritLeroux] je comparerais le matérialiste condillacien à un hommequi, dans le même cas, imaginerait de manger des pierres 75þ».

Contre ce psychologisme, Leroux, qui s’inspire de Bonald etd’auteurs catholiques moins connus, comme le baron Ferdinandd’Eckstein, propose de revenir aux «þdogmes profonds du chris-tianisme 76þ». Ce type de critique du psychologisme se retrouverachez des «þchrétiens de gaucheþ», des chrétiens «þhumani-tairesþ», comme le médecin Philippe Buchez ou Louis Cerise,médecin de salles d’asiles. C’est d’ailleurs Cerise qui introduirale terme de psychologisme dans la langue savante en 1843, dansun numéro des Annales médico-psychologiques dans lequel ilpublie l’«þExamen de la doctrine de Maine de Biran sur les rap-ports du physique et du moral de l’homme par M. Royer-Collard 77þ». Dans une note, où l’on voit qu’il a le sentimentd’introduire un mot nouveau, Cerise explique que, contre «þladoctrine de Condillacþ» qui fait de l’homme une «þmachine71 - Leroux, art. cit. in n. 68, 804.72 - Ibid., 799.73 - Pierre Leroux, «þConsentementþ», in Leroux et Reynaud (dir.), op. cit. in n. 63, t.þIII,

813-819, ici 815.74 - Ibid., 815 (c’est Leroux qui souligne).75 - Leroux, «þConscienceþ», in Leroux et Reynaud (dir.), op. cit. in n. 63, t.þIII, 805.76 - Ibid., 811.77 - Louis Cerise, Examen de la doctrine de Maine de Biran sur les rapports du physique

et du moral de l’homme par M. Royer-Collard, Annales médico-psychologiques,þII(1843), 1-45.

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organiséeþ», Biran fait appel à «þl’observation et l’expériencepersonnelle de chacunþ» qui ont pour «þinstrument laconscience, qui, présentée par l’école éclectique comme philo-sophique par excellence, a donné naissance au psychologisme(qu’on nous pardonne cette expression) dont se compose le fondde la doctrine officiellement enseignée dans l’Universitéþ» 78.

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On peut constater qu’il y eut diverses étapes dans cette querelledu psychologisme, comme il y eut des «þvariétésþ» de psycholo-gisme dans la querelle allemande 79. Il ne s’agit cependant pasici d’un conflit disciplinaire, relativement simple, entre philoso-phie et psychologie, puisqu’il y eut au moins trois acteurs danscette querelle. Elle oppose d’abord les physiologistes et méde-cins aux psychologues, avec Broussais contre Jouffroy, puis lesmédecins aux philosophes, avec Broussais contre Cousin, etenfin les philosophes entre eux, avec Comte contre Cousin, puisLeroux contre Cousin. Ces conflits disciplinaires s’appuierontsur des arguments qui ne sont pas toujours les mêmesþ: débatssur les limites de la physiologie d’abord, puis discussions sur lapossibilité d’une observation intérieure, débats sur l’unité ou lapluralité du moi, appuyés sur la phrénologie, et enfin oppositionentre tradition et individualisme, avec des références à la littéra-ture, lorsque Leroux s’en prend au psychologisme. Dans la der-nière période, lorsque l’hostilité au psychologisme se fonde surune dénonciation de la psychologie comme science individua-liste, chez Comte et Leroux, apparaît même un quatrièmeacteur, la sociologie naissante, avec la référence à Bonald. Cettequerelle a été en outre, à travers la presse de l’époque et lesencyclopédies, largement relayée auprès d’un public non spé-cialisé. Elle prend enfin des aspects politiques et religieux nonnégligeables, notamment chez Cousin, Broussais, Comte ouLeroux, qui mériteraient d’être étudiés plus en détail. La ques-tion du psychologisme est en tout cas loin d’être une questionpurement psychologique.

78 - Cerise, art. cit. in n. 77, 4.79 - Kusch, op. cit. in n. 1, 95-121.

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