Lire le Coran aujourd hui

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    1/11

    Lire le Coran aujourdhui

    Lettre parue in Lettres un jeune marocain , choisies et prsentes par Abdellah Taa,

    Editions Le seuil, aot 2009.

    ParRachid Benzine

    Chre Fatima-Ezzahra,

    Ce dont je veux te parler, Chre Fatima-Ezzahra, cest de notre Coran, ce bien si prcieux qui

    fait partie de notre tre le plus intime, nous Marocains. Ce Coran source de vie, dnergie,

    de rflexion, qui marque notre faon de nous tenir dans le monde, qui a faonn et qui

    imprgne notre intelligence comme notre sensibilit. Ce Coran que le croyant accueille en son

    coeur comme parole rvle. Peut-tre seras-tu tonne que je veuille aborder ce sujet avec

    toi ? Nest-il pas trop grand pour nous ? Ne demande-t-il pas des comptences ou des qualits

    que nous navons pas? Et puis, ny a-t-il pas beaucoup dautres questions plus urgentes qui seposent aux gens de notre pays ? La grande misre dans laquelle reste confine une si large

    part de nos concitoyens. Les rapports de violence que lon trouve tous les chelons de la

    socit, dans les familles comme dans les cercles du pouvoir politique. Les restes de

    fodalisme et les nouveaux mcanismes dexploitation ou dexclusion. Les ingalits en

    matire de sant et dducation. Notre relation trs complexe lOccident, o alternent amour

    et haine, attirance et rpulsion. Linstrumentalisation de lislam des fins politiques ou

    mercantiles. Toutes ces questions, en effet, ne peuvent pas tre oublies.

    Mais compte-tenu de la place du Coran dans notre existence personnelle et collective, dans

    notre histoire comme dans notre prsent, il me parat prioritaire de revenir au Livre et ce

    quil peut signifier. De revenir la rupture quil a reprsente et quil peut reprsenter encore

    aujourdhui. Aux clats de sens neufs que nous pouvons certainement y trouver. Il se pourrait,

    dailleurs, que tous les grands problmes de notre pays, limpossibilit dans laquelle nous

    nous trouvons de les rgler, aient quelque chose voir avec notre relation au Coran !

    Quelle lgitimit ai-je te parler du Coran ? Pas davantage et pas moins que toi ! Pas plus et

    pas moins que tout musulman. Et mme : pas plus et pas moins que tout tre humain capable

    de souvrir la richesse de ce texte. Le Coran, jen suis absolument certain, appartient toute

    lhumanit, au mme titre que tous les grands livres qui ont surgi dans lhistoire humaine et

    lui ont donn du sens, se montrant capables (et cest rare!) de nourrir et denrichir lme et

    lintelligence dhommes appartenant des poques et des cultures trs diffrentes : lesVdas, la Bible, lIliade et lOdysse...

    Il y a des gens qui diront : Touche pas mon Coran ! . Mais au nom de qui ou de quoi se

    sont-ils octroys le droit de proprit sur ce texte qui, par sa nature mme de livre destin

    lhumanit, doit pouvoir devenir un bien prcieux pour tout tre humain quel quil soit?

    Disant cela, je ne nie pas quil existe des personnages savants en sciences religieuses, et

    particulirement en sciences coraniques, qui ont eu une lgitimit particulire pour interprter

    le texte coranique. Je pense cependant quun des problmes du savoir coranique, en notre

    temps, est de redfinir les critres dun savoir dpoussir, novateur, exigeant par rapport

    notre culture moderne. Par ailleurs, il y a ceux qui nont aucun savoir, aucun souci dacqurir

    les outils de la recherche et de la comprhension, et qui prtendent imposer, de leur propreautorit ou par violence, le bon sens du texte coranique.

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    2/11

    Nous avons besoin de spcialistes multiples du Coran, mais cette parole est de nature parler

    tout tre. Il ne sagit pas que chacun ou chacune se pense capable de proclamer le bon ou

    le seul vrai sens qui simposerait tous: il sagit que chacun ou chacune puisse se saisir

    pour lui-mme, pour elle-mme, du texte et y trouve une parole libratrice. En ce qui me

    concerne, jai acquis ces quinze dernires annes une fabuleuse passion pour le texte

    coranique comme pour le texte biblique. Et si je dois me dfinir, ce sera tout simplementcomme un humble chercheur en hermneutique coranique, lhermneutique tant la science

    (ou lart) de linterprtation.

    La tentation ftichiste des fondamentalistes littralistes

    Depuis une trentaine dannes, on parle beaucoup des fondamentalismes religieux, quils

    soient juifs, chrtiens, hindous ou musulmans. Par rfrence au systme pileux de la plupart

    de leurs acteurs masculins, je cde la facilit de prciser : des fondamentalismes de tous

    poils ! Quelle que soit leur appartenance religieuse, ces fondamentalistes (quon appelle

    aussi intgristes ) ont en commun de faire des lectures littrales de

    leurs textes sacrs. Cest--dire quils lisent le texte la lettre , sans prendre la moindredistance rflexive par rapport ce quils lisent mot mot, verset par verset. Ils ont,

    finalement, une conception magique de la rvlation : toute lettre, tout mot, toute phrase

    ne peut tre accueilli(e) que comme sacr(e) et intouchable, parce que rput(e) issu(e) de

    la bouche mme de Dieu. Chacun des mots et des versets coraniques serait, selon les

    littralistes musulmans, solide comme un thorme mathmatique, et insaisissable par la

    critique rationnelle.

    Le Coran incr nest-il pas depuis toujours dans les cieux auprs de Dieu, existant, avant

    mme sa dlivrance au prophte Muhammad, exactement tel que nous le connaissons

    aujourdhui? Ne serait-il pas tomb ( et ne continuerait-il pas de tomber ) sur les

    musulmans comme une suite doracles directs et indiscutables, sa lettre exigeant dtre

    applique sans souci dinterprtation critique? De quoi ont-ils donc peur, ces

    fondamentalistes ? Que ce Coran reu avec le lait du sein maternel ne finisse par leur

    chapper ? Mais en agissant envers lui comme ils font, ils le ptrifient ! Ils lasschent!

    Ils lui interdisent de continuer sexprimer en jaillissement de sens! Ils lui dnient sa

    capacit laisser vivre de multiples significations. Leur conception sacrale du texte

    coranique transforme celui-ci, de parole vive et donc toujours surprenante, en objet

    didoltrie. Ils font du Coran un ftiche! Un veau dor, comme jadis les Isralites qui

    avaient besoin de pouvoir toucher Dieu , de pouvoir le soumettre leurs dsirs. A travers

    un Coran devenu objet divin , ils cherchent mettre Dieu leur service. Ils croient pouvoir

    faire main basse sur le Coran et sur Dieu !

    Les littralistes ou fondamentalistes, au demeurant, se trompent eux-mmes. Ils se montrent

    aveugles quant leur propre faon de se saisir du texte coranique. Car il ny a pas

    dinterprtation ternelle du Coran qui surgirait toute faite , immuable, du seul texte.

    Les littralistes, invitablement, interprtent le texte autant que tout lecteur du Coran. Toute

    lecture, y compris la plus fondamentaliste, nest quune lecture et une comprhension parmi

    dautres.

    Consciemment ou pas, nimporte quel lecteur fait le choix de certains critres de lecture au

    dtriment dautres, et cela induit dj une interprtation. Il ny a pas de lecture nave ; les

    prsupposs sont dautant plus envahissants quils sont nis au lieu dtre analyss.

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    3/11

    Le Coran comme rvlation aux hommes, comme sens apport leur vie, est dabord un

    discours, un langage humain pour des hommes qui parlent. Nous ne pouvons chapper aux

    signes du langage, parce que cest notre condition humaine qui est parlante. Nous venons

    vritablement lhumanit quand nous parlons. Cest pourquoi celui que nous appelons

    Dieu est pass par la mdiation du langage pour se rvler. Parce que, au VII me sicle

    de lre commune, le messager choisi a t un homme vivant en Arabie, le message a tdlivr en arabe ( comme, par le pass, il avait pu tre dlivr en hbreu par Mose et en

    aramen par Jsus ). Mais ce qui importe, cest le message dans llment du langage humain,

    et non dans llment de la langue arabe. Si belle soit-elle, si importante soit-elle pour

    lhistoire de lislam et du monde arabe, cette langue, comme toute langue, est contingente. On

    ne saurait lidoltrer elle non plus.

    Je nignore pas que, la recevant comme langue divine au sens plein de cette expression,

    des groupes de musulmans scrutent de manire mystique la langue du Coran et font tout un

    travail sotrique partir des lettres arabes. Cela, bien entendu, est lgitime et fcond et

    passionnant lire, mais le choix libre des uns ne peut pas simposer tous. Et le mystique et

    lsotrique, par dfinition, ne sont peut-tre pas destins toute la communaut ! Aucune

    interprtation, aucune manireparticulire de lire un texte, ne saurait dailleurs tre impose quiconque. Cela est impossible, sinon par la violence, par le hors langage . Toutes les

    interprtations ne se valent certainement pas. Mais cest dans le dialogue que cela doit

    apparatre. La discussion seule compte entre hommes qui se parlent et se respectent, et

    respectent les raisons des autres. Ma conviction profonde est que les sens du discours

    coranique sont inpuisables, et que le langage du Coran nous appelle ltude, au travail du

    texte. Pour cela doivent tre utilises toutes les mthodes disponibles, anciennes et nouvelles.

    Le moment littral constitue un moment ncessaire de toute lecture, mais on ne peut pas

    sy arrter. Linterprtation littrale se rvle souvent trs pauvre. Des croyants, je le sais,

    croient pouvoir se glorifier de cette approche dnue de distance critique et savante. Ils en

    font un tmoignage de leur totale obissance, de leur totale soumission la Parole de Dieu.

    Mais comment croire quAllah se rjouisse davoir devant lui des adorateurs servilement

    soumis, se complaisant dans des attitudes o leur intelligence nest pas mise contribution ?

    Personnellement, je ne peux pas imaginer que Dieu trouverait son compte dans linculture,

    lignorance de ses dvots ! Dans notre histoire, nous les Arabes et les Berbres, nous avons eu

    une trs grande tradition intellectuelle, philosophique, rationnelle voire rationaliste, et nous

    devons en tre fiers. Mais il savre ncessaire de la retrouver et de la rinventer pour notre

    temps. Il faut inventer aujourdhui la tradition du nouveau (toute vraie tradition est

    cration, transmission dune nouveaut partir de lancien).

    Approches pitistes et comportements mutilateurs

    Je viens de te parler de lapproche du Coran que font les fondamentalistes. Il existe dautres

    manires rductrices dobjectiver le Coran en le chargeant dannoncer lavance tout le

    contenu des vnements historiques (biologique, physique, astronomique, historique),

    comme si la prophtie qui est la nature mme du Coran tait rduite des petites

    prophties sur tout. Selon cette dmarche, tout serait contenu dans ses quelque six mille deux

    cents

    versets : la dmocratie, la libration des femmes, les dcouvertes de la science

    moderne, etc. Eh bien non! Tout ce qui fait la vie concrte des hommes dans leur histoire

    nest pas contenu dans le texte coranique. Parmi tous les versets du Coran, on peut toujours

    trouver ce quon a envie dy trouver. On peut toujours prendre un verset isol de son contexte,et lui faire dire ce quon a besoin de lui faire dire. On peut toujours voir dans telle ou telle

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    4/11

    vocation, une allusion quelque chose qui ne pouvait pourtant pas tre connu lpoque de

    la rvlation. Mais le Coran na pas plus annonclinvention de la bombe atomique et

    lpidmie du sida, que la marche des hommes sur la lune et le dveloppement dinternet !

    Avec cette manire de lire les versets en y cherchant tout et nimporte quoi, manire quon

    trouve plutt chez des gens lislampitiste et traditionaliste, le Coran est ni dans sonhistoricit. On oublie que son surgissement sest accompli dans lhistoire, dans un temps et

    dans une aire culturelle donns. On fait du Coran un livre hors du temps et hors de lhistoire,

    hors humanit. En le situant hors sol , les gens qui ont cette approche soustraient le Coran

    toute possibilit de lecture moderne. Ils empchent que le Coran se retrouve vritablement

    en dialogue avec le monde contemporain. Car contrairement ce quils peuventprofesser, il

    ny a pas adquation entre le monde culturel du Coran et notre monde culturel. Le monde

    moderne actuel interroge les musulmans, avec toutes les nouveauts qui ne cessent

    dapparatre: nouveauts scientifiques, techniques, culturelles, politiques, morales... Cest

    partir de cette ralit du monde dans lequel nous sommes plongs que nous nous interrogeons

    et que nous pouvons nous laisser interroger par le message coranique. L se trouve lhorizon

    de linterprtation. Et, personnellement, cest cela que je trouve passionnant : le Coranquestionne, donne du sens notre existence, mais il ne fournit certainement pas de solutions

    toutes faites. On ne saurait justifier laujourdhui partir du Coran, en y cherchant ce qui ne

    sy trouve pas!

    A ct des dmarches littraliste et pitiste, il y a une troisime manire biaise

    dapprocher le texte coranique: celle que je qualifie de mutilatrice . Ds lors quon a

    constat la distance qui existe entre le monde culturel du Coran et le monde actuel, on peut en

    venir considrer que de nombreux versets sont devenus caduques. Parce quils posent

    problme notre temps, notamment ltat des moeurs, on choisit tout simplement... de les

    mettre de ct. On dcide de ne plus en tenir compte ! De les regarder comme de

    simples vestiges dun pass rvolu... Beaucoup de musulmans fonctionnent ainsi. Ils

    cherchent transformer le Coran en Coran light ! Mais quelle est la lgitimit de ces

    coupes ? Qui peut sarroger ainsi le droit de tronquer ou de censurer le texte qui nous a t

    transmis ? Une religion qui saffiche comme rvle peut-elle dcider que ce qui a t

    rvl par le pass et qui a t conserv comme parole vive durant des sicles a fait son

    temps ?

    Les versets difficiles sont l. Ils font partie du texte, de sa cohrence et de son unit. On ne

    doit pas les censurer. Car ils conservent une ou plusieurs fonction(s). Dune part, ils font

    partie de lquilibre littraire du texte, de ldifice architectural de celui-ci, et leur prsence

    contribue mettre en valeur dautres versets qui leur sont lis. Dautre part, ils attestent delhistoricit du texte coranique, de son enracinement dans une culture prcise. Ils soulignent

    tout ce que le texte contient de ralit humaine. Car la rvlation coranique est vrai reflet de

    ce qui fait lhumanit. Il ne sagit pas dune rvlation qui ne ferait qu effleurer le vcu

    des hommes. Cette rvlation est porteuse de la chair et du sang des humains, de leur

    intelligence et de leur aveuglement, de leur gnrosit et de leur violence, de leurs instincts de

    vie comme de leurs instincts de mort ; elle sadresse lhomme dans ses limites. Cest ce que

    nous dit la tradition, quand elle nous enseigne que le Coran a t rvl au prophte par

    morceaux, en fonction des vnements qui survenaient. Cest aussi ce dont tmoigne la vieille

    science coranique dite la science des circonstances de la rvlation (mme si on peut se

    demander si beaucoup de circonstances nont pas fait elles-mmes lobjet de constructions

    littraires qui ne correspondent pas ce que nous entendons aujourdhui par sciencehistorique rigoureuse).

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    5/11

    Se confronter au texte

    Dans notre situation de modernit intellectuelle, nous avons, Chre Fatima-Ezzahra, la chance

    de disposer, commejamais auparavant, doutils modernes dinvestigation, de comprhension,

    dinterprtation. Grce ceux-ci, il nous est permis de dcouvrir et de comprendre le texte

    coranique de manire renouvele. Nous devons savoir mobiliser toutes ces ressources pourlire le texte dans tous les sens possibles pour nous, ici et maintenant. Pour en faire, donc,

    surgir ses sens multiples, contradictoires. Il ne sagit pas de dsacraliser le texte

    coranique, de minimiser son caractre transcendant : il convient de sy confronter avec

    toute notre intelligence contemporaine, toute notre raison, toute notre culture, toutes les

    sciences disponibles.

    Le Coran est reu comme Parole de Dieu rvle dans lhistoire. Ce qui veut dire, comme je

    lai dj relev, quil est survenu en un certain temps, un certain lieu, une certaine culture, une

    certaine langue, un certain contexte politique, religieux et conomique. Parce que la

    dlivrance du message sest produite il y a quatorze sicles, dans une Pninsule arabique trs

    diffrente de tout ce que nous pouvons imaginer, le lecteur daujourdhui doit franchir uneimmense distance historique pour le rejoindre et pour tre rejoint par lui, pour se sentir

    vraiment concern par ce texte. Cependant, ce texte inscrit de manire particulire dans

    lhistoire, est devenu universel, ou potentiellement universel. Comment cela? Quen est-il de

    la dimension universelle de ce discours ? Pour le savoir et le comprendre, il faut se mettre

    tudier le texte, entreprendre un travail.

    Quand on sattelle cette tche enthousiasmante, on commence par dcouvrir que le Coran

    reprsente un certain type de discours, quil appartient une certaine forme de littrature. De

    manire gnrale, on est en prsence dune prose rythme proche du langage potique, ce qui

    fait que le Coran suggre plus quil ne dit rellement. Il contient en lui plusieurs genres

    littraires : le genre apocalyptique, le genre narratif, le genre juridique, le genre thique, le

    genre spirituel, la posie Les passages prescriptifs, cest--dire ceux qui dictent des

    commandements concernant la vie concrte des gens, sont minoritaires alors que beaucoup de

    personnes sattachent surtout eux, leur lettre. La tonalit gnrale du Coran sinscrit

    surtout dans celle des grands textes religieux de lhumanit qui relvent du genre

    apocalyptique ( le dvoilement des fins dernires ), comme lindiquent tous les versets qui

    constituent des avertissements pour ceux auxquels ils sont destins, leur enjoignant

    urgemment de se convertir.

    Pour mieux me faire comprendre, permets-moi, Chre Fatima-Ezzahra, dvoquer un des

    versets les plus difficiles accueillir aujourdhui comme parole vive et vivifiante: le versetdit de lpe (verset 5 de la sourate 9). Je te le cite pour mmoire : Aprs que les mois

    sacrs expirent, tuez les associateurs o que vous les trouviez. Capturez-les, assigez-les et

    guettez-les dans toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent lOffice et

    acquittent limpt, alors laissez-leur la voie libre, car Dieu est Pardonneur et

    Misricordieux .

    De notre temps, nous sommes nombreux estimer que la guerre ne peut plus tre considre

    comme une valeur. Lhumanit a trop souffert des conflits sanglants, des gnocides, des

    campagnes dextermination, des guerres dites de religion . Ce quoi une majorit

    dhommes aspirent, quelle que soit leur religion, cest la paix, la concorde, avec nos

    proches comme avec ceux qui sont parmi les plus diffrents de nous. Alors comment se situer

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    6/11

    en face dunverset coranique qui semble inciter la violence contre les faiseurs de dieux ,

    cest--dire les idoltres, les polythistes ?

    Il faut commencer par prendre le temps de bien lire le texte et chercher saisir son contexte.

    En regardant les versets qui prcdent et ceux qui suivent, on peut facilement constater que ce

    passage sinscrit dans un contexte de violence. Le prophte revient La Mecque do il a tchass quelques annes plus tt. A lvidence (les versets 8, 10 et 12 qui suivent lindiquent )

    un pacte na pas t respect, ce qui, en ces temps -l, tait considr comme extrmement

    grave car menaant lquilibre de la socit.

    Ce contexte de pacte rompu ne suffit probablement pas, pour nous (avec nos mentalits

    daujourdhui), excuser la violence prne par le verset, mais il lexplique. Et lon doit

    aussi observer que, linverse de cette violence, le texte noublie pas de dire que la droiture et

    la repentance suffisent mette fin au conflit et transformer les ennemis en frres en

    religion (versets 7 et 11 de la mme sourate).

    Si je veux aujourdhui faire une application contemporaine de ce verset, je dirai : nous nesommes plus dans le cadre dun pacte cherchant maintenir un quilibre entre musulmans et

    polythistes appartenant des univers de culture guerrire. Nous sommes dsormais dans un

    contexte de rencontre pacifique des religions, un contexte o nous sommes invits dcouvrir

    la foi des autres .Voil qui doit, aujourdhui, interroger notre lecture de la sourate 9! Cest

    partir de notre exprience humaine contemporaine concrte que nous devons chercher ce

    qui, dans le texte coranique, fait encore sens pour nous et peut nous clairer.

    Une faon de lire ce passage coranique peut tre encore de dire : tous les acteurs dont il est

    question dans le texte (non seulement les fidles de Muhammad, mais aussi les polythistes)

    sont des vocations mtaphoriques de ce que nous sommes. Lassociateur qui na pas

    respect le pacte, cest peut-tre moi aussi ! Moi aussi je dois conserver le souci de tuer cet

    associateur qui est en moi, cest--dire cet homme ou cette femme tent(e) par les

    idolesCette lecture l est celle de lintriorisation du discours coranique, celle dune

    assimilation spirituelle de cette parole. (Au fond la parole coranique, comme lpe, ne

    tranche t-elle pas dans cette culture contemporaine qui veut toujours plus acqurir au lieu de

    plus partager ?)

    Le Coran nous questionne plus quil ne nous rpond

    Avec ce petit commentaire dun verset, tu peux dj avoir une ide des critres de lecture qui

    sont les miens. Je vais mefforcer de les prciser davantage. Quand ils lisent le Coran,beaucoup de croyants y cherchent des vrits aussi vraies que deux et deux font quatre.

    Ou encore, ils veulent y trouver des solutions ou des recettes bien ficeles concernant

    leurs questions et leurs problmes concrets immdiats. Or ce nest pas la vocation du Coran !

    Comme la Bible, le Coran est avant tout un texte qui questionne davantage quil ne

    rpond . Il veut ouvrir des vrits infinies et non point finies , des vrits essentielles :

    celles qui concernent le sens de lexistence, celui de la souffrance, celui de la mort...

    Dans la vie, les modes demploi et les solutions ont leur importance : savoir se dfaire

    dune grippe, russir la confection dun repas... Mais lessentiel est bien plus important

    encore : le sourire quune mre adresse son enfant ou que celui-ci lui donne, la visite que tu

    rends un malade sur son lit dhpital ou quon te fait toi quand tu souffres disolement...Le Coran sinscrit, ainsi, dans une logique de lessentiel. Il ne cherche pas tre

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    7/11

    immdiatement utile : il se veut essentiel ... comme lamour que des tres changent

    travers, par exemple, la rose que tu offres ou celle dont on te fait cadeau. En somme, don de

    Dieu, il appelle instaurer une socit du don mutuel, une conomie du don.

    La vrit que nous propose le Coran est une vrit infinie, autrement dit une vrit in-

    atteignable ! Mais cestune vrit quil veut nous rendre dsirable. Et ds linstant o nouscherchons celle-ci, alors elle est dj l en puissance. Cette vrit est dans la qute quon

    entreprend, dans la soif quon en a, dans le chemin quon emprunte pour la trouver. Le dsir

    que nous pouvons avoir de cette vrit nest donc pas vou lchec, condamn la

    frustration. Il est invit sexprimer dans une attitude positive douverture au livre saint et

    la vie quil possde, et cette ouverture est dj une formidable aventu re et une nourriture.

    Le Coran contient des vrits qui sexpriment souvent dans un langage symbolique. Il utilise

    des images qui invitent aller plus loin que la signification prcise et immdiate des mots que

    lon emploie. Le mot symbole , symbolon en grec, voque ce qui relie, ce qui runit.

    Or tel est le Coran : il r-unifie la vie, ltre, lexprience humaine... Il veut, aussi, donner

    plus dampleur lexistence humaine.

    Au sujet de ce langage symbolique, je crois pouvoir prendre les exemples du paradis et de

    lenfer dans le texte coranique. La vie religieuse selon lislam, entend-t-on dire souvent,

    consiste choisir entre deux voies : celle qui peut conduire au Paradis de Dieu, et celle qui

    peut mener lEnfer. Pour la plupart des musulmans, paradis et enfer sont des espaces

    gographiques bien rels situs quelque part dans limmensit de lunivers. Ces mondes ,

    dans le Coran, font dailleurs lobjet de davantage de descriptions dtailles quon nen trouve

    dans toute la Bible. Mais le texte coranique reprend avec eux des concepts et des mages qui

    taient trs prsents auparavant dans la culture perse et dans les antiques religions

    zoroastrienne et manichenne, notamment du 5eau 2esicle avant lre commune. Sagit-t-il

    de ralits, ou seulement dimages? Doit-on les prendre pour des vrits concrtes, ou

    pour des descriptions symboliques ?

    Il me semble que le Coran veut surtout nous dire quil y a un oui de Dieu sur lexistence

    de lhomme, et un non sur cette mme existence. Paradis et enfer me paraissent des

    images pour exprimer un jugement sur le sens et la finalit de lexistence humaine, sens et

    finalit qui ne pouvaient se dire la multitude avec les concepts philosophiques disponibles

    lpoque de la dlivrance duCoran. Je remarque que ces images sont toujours donnes la fin

    dune pricope qui appelle choisir la vie, choisir le bien, choisir lobissance, choisir la

    foi. Elles constituent manifestement une pdagogie celle de la dlivrance davertissement s qui

    ne sont pas des jugements. Car ces images eschatologiques indiquent un jugement dernier quinest pas de lordre dumaintenant . Elles interdisent que soit port un jugement dernier sur

    lhomme dans la seule limite de son existence prsente...

    Lutilisation de ces images par les pouvoirs religieux a surtout contribu faire vivre les

    croyants dans la peur au lieu de la gratitude. Cest devenu trs

    vite, un outil de puissance, de pouvoir. Plus ils seront faibles comme prdicateurs, plus ils

    vont matraquer avec ces images. Plus ils seront incapables de faire choisir une thique

    exigeante aux gens, plus ils vont courir devant avec leur enfer et leur paradis... Ils rptent le

    texte au lieu de linterprter.

    Or ces concepts de paradis et denfer ont peut-tre davantage pour vocation de nous offrirdeux paysages mentaux entre lesquels construire notre existence. Ils ont probablement

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    8/11

    pour intention de nous instituer comme des sujets capables de se situer entre le oui et le

    non de Dieu, cest dire ce quoi Dieu dit oui et non en nous -nous instituer responsables

    dans nos choix thiques.

    Un langage mythique qui dvoile des vrits fondamentales

    Le langage coranique est aussi un langage mythique, cest--dire un langage qui transmet des

    histoires ayant lapparence de rcits historiques mais qui, en fait, sont au-del de lhistoire

    quon pourrait qualifier de relle , de scientifiquement exacte . Les mythes sont des

    rcits, ports lorigine par des traditions orales, qui veulent offrirdes cls de comprhension

    sur des aspects fondamentaux de notre monde et de notre humanit : le surgissement de

    lunivers ( la cosmogonie ), lapparition de lhomme et son dveloppement, les rapports de cet

    tre humain avec le divin, avec la nature, avec ses congnres, la sparation des humains entre

    hommes et femmes et les capacits reproductrices de ceux-ci travers lorganisation de la

    sexualit, lapparition de la violence et sa gestion, etc. Ils tentent de relater les vnements

    primordiaux la suite desquels lhomme est devenu ce quil est, cest--dire mortel, sexu,

    organis en socit, oblig de travailler pour vivre et vivant selon certaines rgles... Lesmythes existent dans toutes les civilisations de lhumanit. Ils racontent des histoires qui ont

    une dimension ternelle, au-del dun temps prcis, et ils savrent performatifs (ils ralisent

    ce quils noncent) pour ceux qui appartiennent la culture dans laquelle ils sont apparus.

    Le Coran contient en son sein les mmes mythes que ceux que lon trouve dans la Bible, ce

    qui montre bien que lunivers religieux coranique et lunivers religieux biblique sont parents:

    le mythe de la cration de ltre humain partir de la glaise, le mythe du Dluge quand aurait

    vcu un certain No, le mythe dun personnage appel Abraham qui se croit destin sacrifier

    son fils an, le mythe dun Mose sauv des eaux, celui de la sortie dEgypte des Isralites

    qui auraient t tenus en esclavage sous Pharaon, etc.

    En faisant cette numration, jimagine les grands yeux ronds qui vont tre les tiens, chre

    Fatima-Ezzahra, quand tu vas me lire ! Toutes ces histoires : celle dAdam, celle de No, celle

    dAbraham, celle de Mose: des mythes ?! Des histoires qui ne seraient pas de vritables

    histoires avec de vritables personnages ? Le Coran nous raconterait-il des histoires , ce

    mot pris au sensde fables , de lgendes , et non point lHistoire avec un grand H ?

    Si je peux me permettre : ne temballe pas trop vite! Les mythes ne sont pas des

    balivernes pour enfants ou pour personnes lesprit simple, des racontars de

    saltimbanques et autres fabricants de rves : ils expriment des choses essentielles. Et les

    personnages qui sont mis en scne dans ces histoires fondamentales ont t construits desorte que leurs personnalits et leurs aventures nous en apprennent plus sur notre humanit

    que tout autre discours ne serait capable de le faire.

    En parlant ainsi, suis-je en dcalage avec la foi musulmane telle quelle est gnralement

    expose ? Dunecertaine faon : oui. Imams et docteurs de la loi seront peut-tre tents de

    maccuser dtre devenu un mcrant , voire : un blasphmateur . Pourtant je ne

    cherche pas remettre en cause les vrits essentielles contenues dans le Coran. Simplement

    je prends en compte les acquis contemporains de la recherche historique et ceux de la critique

    littraire pour comprendre ces vrits essentielles (dailleurs plutt existentielles ). Je ne

    dis pas, au demeurant, que Abraham et Mose nauraient pas rellement exist,car les mythes

    peuvent trs bien tre labors avec des matriaux qui ont une relle historicit. Pour ce quiest dAbraham, ainsi, nous savons quil y a un tombeau, Hbron, qui est vnr depuis une

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    9/11

    lointaine antiquit comme tant celui dun anctre nomm de la sorte. Le rcit sur cette figure,

    hros biblique et coranique, a donc bien un fondement historique. Mais ce que je crois

    treplus important que lexistence historique possible dAdam, de No, dAbraham ou de

    Mose, cest lexistence bien certaine des gens qui se sont raconts ces histoires pour se situer

    dans la vie et le monde, pour se dire do ils venaient, qui ils taient et o ils allaient. En

    somme, qui se sont pos les trois grandes questions de la philosophie : qui suis-je ? Doviens-je ? O vais-je ?

    Quest-ce qui mautorise tenir un tel discours, vas-tu me demander ? Tout simplement les

    acquis des sciences modernes, de lanthropologie, de lhistoire, de la palontologie, de

    larchologie, de lanalyse des textes... Quelques exemples tclaireront, jespre, sur ce que

    veux dire.

    Prenons la datation que donne la Bible pour lge de lhumanit: environ six mille ans. Or les

    conclusions de tous les palontologues et de tous les astrophysiciens convergent pour affirmer

    que lhomme est apparu il y a entre trois et quatre millions dannes, tandis que lunivers

    aurait quelque 13,7 milliards dannes, et le soleil et la terre plus de quatre milliardsdannes! Le rcit ramass que la Bible fait de la cration du monde et de la cration de

    lhomme correspond au savoir partag dans le Moyen Orient ancien au temps o il a t

    compos, disons la premire moiti du premier millnaire avant notre re. Mais son objectif

    nest pas de faire de la science des origines, ni de lastronomie, ni de la palontologie. Il veut

    souligner la grandeur de lunivers, lintelligence qui a prsid et continue de prsider son

    droulement, la place et la singularit de ltre humain au milieu de toutes les espces

    animales, le fait que son existence est et a une vocation originelle.

    Intressons-nous au Dluge dont parlent la Bible (chapitres 6 9 du Livre de la Gense) et le

    Coran (sourate 11, versets 25 49 ). Ce rcit de la destruction par les eaux de la vie animale et

    de la vie humaine sur terre, lexception dun seul couple de chacune des espces animales

    (homme compris), se trouve dj expos pour lessentiel dans une littrature beaucoup plus

    vieille que la Bible :lpope sumrienne de Gilgamesh, dont lorigine remonte presque trois

    mille ans avant notre re. Les auteurs du rcit de la Gense connaissaient cette tradition

    sumrienne (sous sa forme assyrienne en tout cas), et ils ont introduit un rcit de dluge trs

    proche dans leur effort de comprhension et dexplication de lhistoire de lhumanit. A son

    tour, le Coran le rutilise ce mythe ancien pour en dire, dans les circonstances propres de sa

    rdaction, de nouveaux sens possibles, savoir comment lhomme est toujours un rescap au

    bnfice dune alliance avec Dieu dans la Bible, comment Dieu (le mme) est le grand

    pardonneur dans le Coran (voir sourate No). Le dluge est un mythe qui reflte un problme

    essentiel : lide dune disparition possible du monde et de lhomme! Cette ide estomniprsente aujourdhui sous denouvelles formes (bombe atomique, dsastre

    cologique).

    Je pourrais galement te parler de lhistoire de Mose selon cette mme approche critique. Les

    archologues et historiens spcialistes de la Msopotamie et de lOrient ancien nous ont fait

    connatre les rcits qui rapportent la naissance du roi Sargon dAkkad (qui vcut il y a plus de

    quatre mille trois cents ans). On y apprend que la mre de celui-ci le conut et lenfanta en

    secret, puis le confia au fleuve voisin dans une corbeille de joncs. Un puiseur deau le retira

    des eaux, lleva, lui apprit le mtier de jardinier jusqu ce quune desse sprenne de lui et

    le fasse roi... Comment ne pas voir une parent avec lhistoire du bb Mose sauv des eaux

    par la soeur du pharaon ? Quant au rcit de la sortie dEgypte, largement racont dans le livrebiblique de lExode et voqu aussi par le Coran, ses soubassements historiques sont

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    10/11

    largement remis en cause. Car les historiens contemporains connaissent de manire trs

    prcise lhistoire de lEgypte lpoque laquelle les Hbreux sont senss y avoir t

    maintenus en esclavage. Or nulle part (dans les textes comme dans les inscriptions sur des

    matriaux non putrescibles tels que des pierres) on ne trouve trace de cette prsence

    hbraque, de cet esclavage et de la fuite hors dEgypte. La vrit de ces rcits bibliques et

    coraniques est donc chercher dans un au-del de la seule vrit historique. Cest le sensde ces histoires qui est important, bien plus que leur enracinement historique. A savo ir quun

    peuple est n comme communaut libre par la parole cratrice, qui lextrait de ses

    servitudes pour le mettre son serviceet tant pis pour Ramss et son faux pouvoir!

    Une lecture dialogante du texte coranique qui fasse surgir des espaces de vie

    Cette manire de prendre en compte les dcouvertes de lhistoire et dautres sciences pour lire

    le Coran nest pas encore habituelle pour les musulmans, alors que la plupart des exgtes

    chrtiens et certains juifs lont adopt depuis des dizaines dannes pour apprhender la Bible.

    Mais je crois que les musulmans ne vont pas pouvoir rester encore longtemps en dehors de ce

    type de lecture. Par respect pour le livre saint, par respect pour la foi musulmane, nous nepouvons pas continuer aborder le texte coranique avec moins doutils que nous nen

    utilisons pour entrer dans la connaissance dautres grands textes littraires. Les lecteurs du

    vingt-et-unime sicle que nous sommes ont leur disposition des outils linguistiques,

    littraires, anthropologiques, historiques, sociologiques, philosophiques et psychanalytiques

    qui peuvent nous permettre dentrer dans une intelligence plus fine du Coran. Comment

    pourrions-nous penser ne pas devoir les utiliser ? Nest-ce pas, dune certaine faon, manquer

    de considration pour ce texte, pour ce quil a toujours nous apprendre? Dans les premiers

    temps de lislam, les grammairiens arabes avaient leurs outils: ils nont pas manqu de les

    utiliser pour explorer le texte coranique, et ils ont mme eu le souci de forger de nouveaux

    outils ! Pourquoi agirions-nous diffremment deux? De bons outils, pour un vrai travail, au

    service dune foi instruite et rflchie!

    Vois-tu, chre Fatima-Ezzahra, je suis convaincu que les lecteurs (les lectrices !) de demain

    du texte coranique seront des individus qui emploieront toutes sortes de stratgies de lecture

    possibles. Ils accepteront le travail exigeant de linterprtation, celui de lenfantement du sens

    qui ne peut se produire que dans une certaine douleur (la douleur de la scission , comme

    disait Hegel). Ils procderont par dbats : dbat lintrieur deux-mmes, dbat avec

    dautres.

    Lire les Ecritures qui fondent telle ou telle foi au vingt-et-unime sicle, ce ne peut pas tre la

    mme chose que les lire au dix-neuvime sicle... ou au huitime sicle de lre commune. Ily a ce que lon appelle la contingence dela rception , la contingence de la lecture. Ainsi,

    au vingt-et-unime sicle, peut-on faire la lecture dun texte en posant demble son caractre

    transcendantal (a priori) et normatif ? Peut-on entrer dans ce texte sans le discuter partir des

    acquis intellectuels qui sont aujourdhui les ntres? Puis-je adhrer librement au contenu de

    ce texte si je nai pas, aussi, la possibilit den refuser certains aspects, de faire valoir mon

    objection de conscience ou dintelligence, en rclamant le droit de suspendre parfois mon

    jugement ? Je ne le crois pas. Ds lors que nous vivons dans un monde o lesprit critique a

    obtenu droit de cit, o celui-ci apparat mme comme un lment essentiel de lvolution de

    nos socits, je dois pouvoir lire le Coran en faisant valoir aussi mon droit la parole, mon

    droit au libre jugement. Je dois pouvoir sortir dune comprhension au fond matrialiste

    de la sacralit du Coran sans pour autant la renier !

  • 8/12/2019 Lire le Coran aujourd hui

    11/11

    La lecture est, par dfinition, un geste de la libert humaine. En lisant, je suis rendu capable

    dinterprter ce que je lis et de linterprter librement, au moins dans mon for intrieur. Or

    cest en ayant la possibilit de faire la lecture la plus vivante possible du texte coranique, en

    refusant le pouvoir de tous les prsupposs non analyss, que je vais pouvoir prouver que

    cette parole est une parole qui vient dailleurs, une parole qui est dailleurs. Pour que

    cette parole soit pour moi une parole que je reconnaisse comme une parole venant dailleurs,il faut que ma lecture du texte permette que souvrent devant moi des espaces nouveaux o je

    vais trouver plus de vie. Car si cette parole, au contraire, menferme dans des situations

    impossibles grer, autrement dit : me fait mourir, alors je ne pourrai pas la qualifier de

    parole du Vivant , qui fait vivre.

    Finalement, pourquoi le Coran, malgr les sicles couls depuis son surgissement, continue-

    t-il de nous attirer ? Certainement pas parce que ce serait un texte qui nous craserait. La force

    du Coran, en ralit, cestque cest un texte qui, par les questions essentielles quil pose, ne

    cesse dinterroger lhomme. Donne-t-il les rponses ? Il nous incite surtout en trouver nous-

    mmes, dans notre actualit partir de tous les indices quil peut contenir. Le propre du

    Coran, me semble-t-il (comme celui de la Bible), cest que ce texte interpelle ses lecteurs etleur donne la parole. En fait, je suis convaincu quil donne la parole plus quil ne la prend !

    Cest pourquoi, mme si les avis des spcialistes officiels du texte coranique ont leur place

    dans la vie des croyants, mme si nous avons besoin de muftis et autres oulmas pour

    encadrer et organiser nos communauts, je proclame avec force quil ne faut pas pour autant

    que ces hommes nous confisquent la parole ! Ou plutt, ce nest pas parce quils sont muftis

    et oulmas quils peuvent se dispenser du travail: au contraire, leur responsabilit dtre la

    hauteur intellectuellement en est accrue ! Et les nouveaux lecteurs (lectrices) du Coran seront

    de plus en plus cultivs, exigeants, critiques !

    A ses dbuts, chre Fatima-Ezzahra, le Coran a eu des effets subversifs. Il a bouscul les

    situations existantes. Il a donn inventer. Il a rompu avec la rptition de pratiques

    sculaires, mais il a rompu aussi avec la rptition des faons de penser. Pourquoi cela ne

    serait-il plus vrai aujourdhui? Pourquoi le texte ne pourrait-il plus ouvrir de nouveaux

    champs dinterprtation, de nouveaux champs dexpriences?

    Dans lattente de te rencontrer un jour et de poursuivre avec toi cette conversation

    inpuisable, je tassure de toute ma considration.

    Rachid BENZINE