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Classiques Contemporains & LIVRET DU PROFESSEUR établi par CLAUDIA JULLIEN professeur de lettres en classes préparatoires P IERRE B RUNEL professeur à la Sorbonne Éric-Emmanuel Schmitt La Nuit de Valognes

LIVRET DU PROFESSEUR - Editions Magnard | Tout … · 2015-01-25 · Classiques & Contemporains LIVRET DU PROFESSEUR établi par CLAUDIA JULLIEN professeur de lettres en classes préparatoires

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Classiques Contemporains&

LIVRET DU PROFESSEURétabli par

CLAUDIA JULLIEN

professeur de lettres en classes préparatoires

PIERRE BRUNEL

professeur à la Sorbonne

Éric-Emmanuel SchmittLa Nuit

de Valognes

SOMMAIRE

DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRELe théâtre d’aujourd’hui dans la liberté de la modernité 3

Remarques pour une interprétation ................................................. 3

Des textes pour approfondir certains aspects de l’œuvre 5

POUR COMPRENDRE :quelques réponses, quelques commentaires

Étape 1 Un théâtre dans tous ses états ................................ 7Étape 2 Un nouvel avatar du mythe de Don Juan ............ 9Étape 3 Don Juan à la recherche de lui-même :

sincérité, duplicité, complicité ................................ 10Étape 4 Le libertinage dans la dramaturgie

de sa problématique ...................................................... 12Étape 5 Don Juan traître à lui-même ou la mort

d’un surhomme ................................................................... 16Étape 6 Une dramaturgie de l’inconscient ......................... 17Étape 7 Stratégies du discours :

digression et symbole.................................................... 18Étape 8 Stylisation des personnages et incarnation

des idées.................................................................................. 23

Conception : PAO Magnard, Barbara TamadonpourRéalisation : Nord Compo, Villeneuve-d’Ascq

DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE

Le théâtre d’aujourd’hui dans la liberté de la modernitéOn manque de repères pour caractériser le théâtre d’Éric-Emmanuel

Schmitt qui est, dans l’évidence de son succès, un théâtre d’aujourd’hui. Onentend parler parfois, d’une manière générale, de théâtre populaire chic ou dethéâtre élitaire pour tous. Aucune étiquette n’est satisfaisante. Ceci devraitavoir de quoi satisfaire un auteur qui se situe volontiers hors de tout confor-misme, mais à l’intérieur d’une culture de la réflexion, dans un langage suffi-samment actuel pour être entendu par tous. Les oreilles les plus affinées seréjouiront de reconnaître les soubassements philosophiques ou littéraires quipermettent la nouvelle construction, les autres jouiront par « les oreilles »,comme ces femmes évoquées par la Duchesse et dont on laissera l’humourprovocateur à la responsabilité de l’auteur (II, 1, dernière réplique) !

Remarques pour une interprétationPour aller plus loin dans une lecture attentive de La Nuit de Valognes, il

faut rappeler que c’est la première pièce de l’auteur admise à la scène offi-cielle. En tant que telle, elle pourrait bien contenir et les prémices desœuvres à venir, et un certain lien intime avec le moi de l’auteur. On sait quec’est souvent le cas pour les premières œuvres. On pourrait y voir alors unedémarche quasiment expérimentale mise à l’épreuve de la scène théâtraledont on dit qu’elle rejoint la scène du monde. On découvre en effet que leDon Juan de Schmitt suit un cheminement en quelque sorte initiatique.Don Juan apparaît, dès la scène avec Sganarelle, comme un chercheur desens. Une insatisfaction profonde le hante. « Qui suis-je ? » se demande-t-il. Au milieu de sa vie, il s’interroge. Son ego (son moi) correspond à sapartie ou âme (anima, « ce qui l’anime ») passionnelle, celle des régionsbasses, strictement terrestres (instincts, envies, désirs à satisfaire dans l’im-médiat...). Dans cette scène, Sganarelle représente un peu le « blâme », celuiqu’au niveau le plus superficiel les femmes savent s’adresser pour rester soli-

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daires. Mais Sganarelle touche un domaine plus intérieur, le valet connaîtson maître par cœur. Il en est un peu la conscience blâmante si l’on peutdire, à l’instar de ce petit personnage qui apparaît dans le joli conte dePinocchio dont on a oublié l’auteur (Carlo Collodi, 1826-1890) mais queWalt Disney immortalisa. On pourrait chercher si l’âme blâmante apparaîtbien dans le conte, mais la question n’est pas là. Elle est plutôt de savoircomment l’âme blâmante de Don Juan (incarnée par Sganarelle) réussit,dans La Nuit de Valognes, à dominer les passions de Don Juan, à devenirune espèce d’âme philosophale qui touche finalement à l’essentiel, le cœur(on ne savait pas que Don Juan en eût un !), et à le pacifier. Car, au boutde la trajectoire, à la fin de la pièce, c’est bien un Don Juan à l’âme pacifiéeque l’on découvre, l’âme d’un « petit homme ».

Cette pacification est fondée sur une mystique de l’amour. Le texte le dità plusieurs reprises (II, 3 ; III, 9...). Il faudrait peut-être mettre une majus-cule à cet « Amour ». La religion traditionnelle est écartée. L’amour fait lefond d’une spiritualité sans dogme qui réunit, alors que la religion de laReligieuse, présentée comme un ensemble de règles, sépare. Certes, le per-sonnage simplifié, caricaturé, de la Religieuse peut choquer, mais noussommes ici dans le jeu du « conte philosophique » qui ne saurait se passerde polémique pour grossir ce que l’auteur veut mettre en évidence. La ques-tion de l’homosexualité recule aussi au profit d’une désexualisation.L’amour gagne une dimension ontologique, c’est l’être même que chacunporte en soi, la clé de l’harmonie universelle qu’il faut découvrir pour vivrepleinement en paix avec soi, le monde et les autres. Ici, c’est un personnage,un être de fiction qui le découvre et, qui plus est, un être que tout sépare,à l’origine, de cette découverte. Mais le théâtre permet à toutes les illusionsd’exister, au moins le temps d’une représentation. C’est peut-être le sensprofond de cette conversion mystique de Don Juan, conversion sans dogmeet sans religion. La constellation métaphorique de la naissance (dernièrescène) insiste sur l’innocence, sur l’esprit nouveau du personnage qui com-mence sa nouvelle vie. Don Juan n’est plus alors un simple objet de désirou de haine, deux faces intimement mêlées, mais un sujet responsable. Il nesent plus le soufre, il n’est pas non plus un « saint » (ne serait-ce que par sonpassé !) et ne sent pas « le cierge éteint », comme le dit un sarcasme de la

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Comtesse qui n’a rien compris à la spiritualité. Don Juan a enfin comprisque les autres et le temps comptent dans l’itinéraire de sa quête de soi et desagesse. Se débarrasser de sa part de boue pour trouver sa part de lumièren’est pas simple. Pour Schmitt, de nombreux chemins s’ouvrent, les erreurssont possibles (voir Don Juan). La Nuit de Valognes ne donne aucune« recette » mais traite le héros en sujet d’expérience. Les œuvres plusrécentes d’Éric-Emmanuel Schmitt (celles de la trilogie, L’Évangile de PoncePilate) pourraient peut-être corroborer en partie les propos ci-dessus.

Des textes pour approfondir certains aspects de l’œuvreOtto Rank s’intéresse dans son étude sur le Double au rapport de l’âme

(symbolisée par l’ombre et par le Double) avec le sentiment de la culpabi-lité, de l’angoisse et du désir de mort. Dans la perspective littéraire, un hérospeut se débarrasser de la responsabilité de certains actes et en charger sonDouble qui personnifie, symbolise ou incarne alors les tendances refouléesdont le héros se libère grâce au transfert symbolique. Dans certains cas, leDouble devient la « conscience » du héros et lui sert de conseiller (cf. OscarWilde, Le Portrait de Dorian Gray, 1890). Dans un passage de l’étude, l’au-teur précise le lien du Double avec la mort à travers l’idée du suicide.

« Un motif qui trahit un certain rapport entre la crainte de mourir et ladisposition au narcissisme, est le désir de rester toujours jeune. Il se manifested’un côté par le désir qu’a l’individu de se maintenir à un certain stade de sonévolution, d’un autre côté par la crainte de vieillir qui, en dernier lieu, n’estpas autre chose que la crainte de mourir. Après l’exclamation de Dorian Gray,chez Wilde : “Si je m’aperçois que je vieillis, je me tue”, nous touchons ausujet si important du suicide par lequel les nombreux héros poursuivis parleur Double terminent leur vie. À première vue, entre le suicide auquel recou-rurent ces héros et la crainte de la mort que nous constatons chez eux, il n’ya qu’une contradiction apparente. Mais en étudiant de près les situations, onvoit que le suicide est autant une manifestation de leur crainte de mourir quede leur disposition au narcissisme ; car ces héros et leurs auteurs (dans lamesure où ces derniers se sont réellement suicidés [Raimund, Maupassant],ou ont tenté de se suicider) ne craignent pas la mort : ce qui leur est insup-

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portable, c’est l’attente de leur sort inévitable. Aussi Dorian dit-il : “Je n’ai paspeur de la mort, c’est seulement son approche qui m’effraye. ” La pensée nor-malement inconsciente de la destruction future du moi (le meilleur exemplede refoulement d’une notion insupportable) martyrise ces malheureux en leurreprésentant leur disparition complète pour toute éternité. Seule la mort peutles débarrasser de ce martyre. Ainsi s’explique le fait paradoxal que pour sedébarrasser d’une angoisse insupportable de mourir on se précipite volontiersdans la mort. […]

[…] L’assassinat si fréquent du Double, par lequel le héros cherche à segarantir contre les persécutions de son propre moi, n’est pas autre chosequ’un suicide sous la forme indolore de la mort d’un autre moi. Cet actedonne à son auteur l’illusion inconsciente qu’il s’est séparé d’un moi mau-vais et blâmable, illusion du reste qui paraît être la condition de chaque sui-cide. Le personnage qui veut se suicider ne peut pas écarter par un suicidedirect la peur de la mort que provoque en lui le danger qui menace son nar-cissisme. Il a bien recours à l’unique libération possible, le suicide, mais ilest incapable de l’exécuter autrement qu’en tuant le fantôme du Doubleredouté et haï. Il aime trop son moi, il l’estime trop pour lui faire du malou pour réaliser l’idée de sa destruction. Un individu présentant une telledisposition narcissique ne peut plus quitter une certaine phase à laquelle estarrivé son moi. Cette disposition le poursuit toujours et partout et com-mande à ses actions. Le Double se montre alors comme signification sub-jective de ce fait psychologique. […] » (Otto Rank, Don Juan et le Double,1914, trad. fr. 1932, Petite Bibliothèque Payot, 2001, Ire partie, Le Double,ch. VII, « La croyance à l’immortalité du moi », p. 128-129 et 133-134).

On voit que Schmitt n’est pas enfermé dans une théorie et qu’il utiliselibrement les données de la psychanalyse. Il transpose, substitue, ajoute,retranche, en un mot réécrit de manière à rejoindre le mythe donjuanesque,dont les origines et l’universalité permettent toutes les expériences de réécri-ture, et à s’en séparer pour donner à sa création sa note personnelle etintime. Il s’agit moins pour l’auteur de suivre une théorie ou un mythe desorigines que de recréer, à travers la multiplication de significations offertes,un texte original qui sera aussi son propre miroir où se refléteront un peude lui-même et de ses obsessions.

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POUR COMPRENDRE : quelques réponses,quelques commentaires

Étape 1 [Un théâtre dans tous ses états, p. 114-115]1 La nuit est l’élément de Don Juan comme le montrent de nombreuses

œuvres dont il est le héros (Tirso de Molina, opéra de Mozart/livret de DaPonte…). Molière semble faire exception, mais les scènes nocturnes exis-tent. Schmitt insiste sur l’opposition entre le noir et le blanc (voir plusloin), mais tout se passe dans des lieux sombres (scènes d’intérieur), au-dehors l’orage gronde et les scènes importantes sont réglées par les effets denuit (ombres du passé, présence de silhouettes, mystères nocturnes, non-dit, angoisse de Sganarelle (acte III)). Toute la pièce se déroule dans letemps d’une nuit. Dans la dernière scène, « le jour n’est pas encore levé » etcurieusement le jour « brouille tout » comme si Don Juan ne pouvait vivreque dans la nuit. Le titre à lui seul est donc le programme ordinaire du per-sonnage. En outre, le titre réunit l’espace nocturne à un lieu réel qui peutavoir des connotations historiques (Valognes, ville du débarquement desAlliés, en 1944 ; là aussi, l’orage s’est transformé en aurore...).

10 Remarques sur le mot « temps » : sa racine indo-européenne, tem,signifie « couper ». Cette coupure du temps évoque une séparation, unedivision qui affecte l’être de l’individu. D’où l’idée que le temps est faitd’instants et de durée. La coupure, la séparation suggèrent à la fois les deuxaspects du temps. Le temps est ce qui coupe et ce qui passe, il divise etexclut, et en même temps il rassemble et réunit. Le temps est un thèmeimportant de la pièce puisque la plupart des personnages subissent sesatteintes. Les signes explicites du temps sont nombreux. La première didas-calie est riche en indications : « meubles anciens », « tapisseries défraîchies »,« poussière », « toiles d’araignée ». On apprend que la maison est inhabitéedepuis trente ans, une odeur de renfermé se dégage du lieu. Après le décor,les personnages : le thème éclate avec la Duchesse et l’histoire du paon :« Oui, nous avons vieilli […]. » Le paon présente des signes inquiétants de

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vieillesse. Il a déclenché une angoisse de mort et un retour sur soi qui moti-vent la réunion et ce qui se prépare. Il s’agit de réparer pour chaque « vic-time » la coupure, la division, en réunissant ce qu’il est possible de réunir :le mariage de Don Juan et d’Angélique a valeur de réparation symboliquepour les cinq femmes.

15 Entre « effet de surprise » théâtral et « coup de théâtre », la différenceest de degré plus que de nature. Le second est le plus spectaculaire : c’estune action imprévue qui modifie la situation, le déroulement ou l’issue del’action. Le dramaturge y recourt en prenant cependant le soin d’y prépa-rer le spectateur (Dictionnaire du théâtre, A. Colin, 2002). Au XVIIIe siècle,Diderot en donnait déjà une définition : un « incident imprévu qui se passeen action et qui change subitement l’état des personnages ». Diderot opposeau « coup de théâtre » le « tableau », vision picturale et statique de la scènedramatique. L’effet de surprise permet en général de résoudre un conflitgrâce à une intervention extérieure (Entretiens sur le fils naturel, 1757, citédans le Dictionnaire du théâtre).

À l’acte I, on distingue deux effets de surprise et c’est à leur intersectionque se joue le « coup de théâtre ». Il s’agit de l’entrée fracassante de Don Juan(scène 6, p. 35), et de son changement d’attitude en entendant le nom de« Chiffreville » (scène 6, p. 47). L’orage renforce l’intensité dramatique deces deux moments qui semblent contradictoires. Don Juan arrive en hérosd’opéra, ce qui est bien dans la tradition héroïque et dramatique du person-nage tel qu’il est connu et attendu. Mais le trouble très fort (voir les didas-calies, p. 47) qui l’envahit est une nouveauté et la Duchesse croit d’ailleursque Don Juan joue un nouveau rôle. Ces deux effets de surprise qui se ren-forcent mutuellement en s’opposant ne permettent pas de résoudre le conflitmais posent une énigme : le héros passe de la gloire à la faiblesse. Le fait queDon Juan accepte l’idée du mariage ne crée pas la surprise, c’est dans l’habi-tude du personnage (voir Molière ou Mozart/Da Ponte).

La seconde arrivée de Don Juan confirme l’effet de surprise : Don Juana perdu sa superbe (acte III, scène 3, p. 84). À partir de là, les effets de sur-prise et les paradoxes se multiplient et l’on se trouve face à un nouveau DonJuan qui brouille toutes les cartes connues de son mythe : il devient la vic-time de celui qu’il fut, des femmes et de son valet qui refusent sa méta-

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morphose en homme de bien. Il apprend à ses dépens que son « mythe »l’emprisonne, qu’il ne peut faire reconnaître « sa vérité », bref, qu’il ne peutêtre le témoin de son propre changement (p. 88). Le spectateur est enquelque sorte appelé à juger par lui-même de la sincérité et de la nouvelledimension du personnage au cours de la pièce.

Étape 2 [Un nouvel avatar du mythe de Don Juan, p. 116-117]1 Les « lois de la nature humaine » ne doivent pas être confondues avec

les « lois de la nature » et il ne faut pas projeter ici le vieux débat « natureet culture » (rôle de l’inné et de l’acquis dans nos comportements sociaux,etc.). La Duchesse évoque plutôt les ressorts de l’« honneur » féminin, quise met à couvert derrière les codes moraux. Elle ramène les « protestations »des personnages à leur niveau élémentaire et les force à voir la réalité enface. Elle a balayé d’un coup les douleurs de leur amour-propre et elle réus-sit à établir par là des relations saines dans le groupe.

3 La didascalie invite l’acteur à « jouer » l’hypocrisie par un signe exté-rieur qui fait du « dit » le masque parodique d’un « non-dit ». On est loindes « caractères » de personnages connus (Tartuffe de Molière ou LaReligieuse de Diderot). On touche à la fonction de l’acteur qui doit « fairesentir » ce qui se trame derrière ce qu’il joue tout en « ne sentant pas » (sen-timentalement) ce qu’il énonce. On peut remonter à Diderot (Le Paradoxesur le comédien, 1778). Ou bien l’acteur-comédien fusionne avec son per-sonnage et joue « d’âme ». Ou bien l’acteur maîtrise cet élan fusionnel,garde sa distance critique, joue « de réflexion » tout en puisant « ainsi quele poète […] dans le fonds inépuisable de la nature » (cas de Mlle Clairon).Le débat n’est pas clos (Louis Jouvet, Bertolt Brecht...). Schmitt va, commesouvent, au-delà de la reprise d’un ancien débat et ramène à une satire pluspersonnelle : sa Religieuse porte le masque d’une religiosité choisie mais elles’est mentie à elle-même et le masque tombera (III, 11). Ce comportementn’est pas sans rappeler une tirade de Don Juan où la femme évoquée portele masque d’une courtisane en train de se pâmer d’amour mais ne sent rien(III, 10). On sait que les traits au théâtre doivent être forcés pour passer la

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rampe mais les personnages de Schmitt ressemblent souvent à des auto-mates dont le mécanisme dépend de nombreux ressorts (émotionnel, idéo-logique, satirique, philosophique, comique...).

5 Croyance et certitude reposent sur une certaine idée que l’on se fait dela « vérité » et qui engage soit l’opinion que l’on a à propos d’une chose oud’une personne (domaine subjectif et variable selon les sentiments de chaqueindividu), soit la connaissance que l’on a d’une chose ou d’une personne(domaine fondé sur l’expérience et les faits). Ces deux notions permettent dedistinguer des oppositions qui, au départ, sont nettes (bonté/méchanceté,beauté/laideur...) mais qui deviennent vite relatives selon les contextes où onles considère (on sait bien ce qu’est la cruauté et la bonté, mais qu’est-ce quela laideur ? la beauté ?). Le personnage de la pièce joue sur les mots. Il est« certain » que mademoiselle de la Tringle ne connaissait pas Don Juan puis-qu’elle est tombée dans son piège, mais elle a tort de « croire » que Don Juanne l’a pas connue puisqu’il a justement su abuser de sa sincérité naïve.

Étape 3 [Don Juan à la recherche de lui-même : sincérité,duplicité, complicité, p. 118-119]

1 On peut trouver plusieurs solutions et s’aider d’expressions du texte.Mais il faut rappeler que, dans le temps de l’action, Don Juan a déjà vécul’expérience du Jeune Homme depuis quelques mois.

1re étape (jusqu’à « On ne peut mieux ») : À la recherche de soi. Lesdeux personnages échangent des propos amicaux sur la manière dont ilss’envisagent eux-mêmes. Ils font leur autoportrait intérieur : l’un cherche àse connaître, l’autre croit se connaître. L’un descend dans « l’obscur et dansl’impénétrable » de son âme (son moi), l’autre ne se pose pas de questionsur les « mystères de l’humanité ». La formule de Don Juan sur « le som-meil » et la « veille » suggère l’obsession du personnage.

2e étape (jusqu’à « Chacun de son côté ») : Les plaintes de Don Juan.La complaisance de Sganarelle est contraire au rôle qu’il se donne. Uneconscience authentique permettrait à Don Juan de voir plus clair en lui.

3e étape (jusqu’à la fin de la scène) : « Don Juan n’est plus Don Juan ».Discussion autour d’un changement plus que surprenant. Sganarelle amené son enquête !

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2 « Narcissisme » : le mot renvoie au mythe de Narcisse puni par lanymphe Écho pour avoir été insensible à l’amour qu’elle lui portait. Ladéesse de la vengeance Némésis s’en mêlant, il en mourra. Le mythe a ins-piré des œuvres célèbres (notamment, d’Oscar Wilde, Le Portrait de DorianGray). Il a pris une place particulière chez Freud et dans la psychologie pro-fonde de manière générale. En psychanalyse, le narcissisme désigne l’atta-chement excessif et obsessionnel de la personne à elle-même. Elle construitainsi une image idéale d’elle-même qui peut mener à la névrose, ce queLacan appelle « le stade du miroir », le moment décisif de la constructionde la personne (Encyclopédie des symboles, Librairie générale française, LeLivre de poche, La Pochothèque, 1996).

3 Sganarelle se livre à une pantomime burlesque. L’« oracle étonné » : lesmots sont disproportionnés par rapport à la situation (comiques de geste etde situation). La didascalie propose à l’acteur de mimer l’ancienne prêtressegrecque (la pythie de Delphes) qui proclamait, sur son trépied, au milieudes fumerolles, un avenir ambigu. La scène évoque le monde magique deSganarelle, celui des croyances occultes, et le monde matérialiste mais insa-tisfaisant de Don Juan. Le texte fait en somme la satire de ces deux mondes.

11 Rêves, songes, avenir... Sganarelle évolue dans l’irrationnel, proche,malgré ses dires, de l’obscur et de l’impénétrable. Plus loin (III, 4), ses réac-tions et les propos de Don Juan ajoutent l’idée de la superstition.Tremblements, angoisse devant une « apparition », sentiment de culpabilitéà l’idée d’une « vengeance » montrent que le monde intérieur de Sganarelleest peuplé de croyances dualistes (Dieu et le diable) qui posent de manièresimpliste le problème du mal. Tout cela n’empêche pas Sganarelle d’êtrepragmatique (confiance en lui, rationalisme pratique). Chez lui, raison etdéraison se côtoient, mais ce représentant du commun des mortels n’essaiepourtant pas, comme Don Juan, d’éclaircir ses « replis ». Sa fonction dra-maturgique (comme chez Molière) est de « raisonner » avec son maître (surl’âme, la conscience), de mimer le mystère qui l’entoure, de pressentir undrame qui se prépare.

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Étape 4 [Le libertinage dans la dramaturgie de sa problématique, p. 120-121]

1 Attaques misogynes de l’un (du grec misein, « haïr », et gynê,« femme »), contre-attaques provocatrices de l’autre : c’est une guerre demots. Chaque partenaire défend sa position, revendique sa liberté. On peutdouter de la maturité de ce drôle de couple ! Tous deux se portent, à tra-vers les mots, des coups bas qui renvoient à des faits très ordinaires. Pas desentiment dans cet échange. Angélique en est bien consciente mais sonamour-propre est touché (elle pleure). Don Juan qui pratique obsession-nellement l’amour de soi a-t-il encore de l’amour-propre ? On peut faire undétour par Pascal qui voit dans l’amour-propre une « puissance trom-peuse » : « La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimerque soi et de ne considérer que soi. […] Car n’est-il pas vrai que nous haïs-sons la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu’ils se trom-pent, à notre avantage, et que nous voulons être estimés d’eux autres quenous ne sommes en effet ? » (Pensée 100, classement Brunschvicg). QuandAngélique cesse de « jouer » (didascalie p. 73) et que les personnages revien-nent sur la question importante (le cœur, les sentiments, dans la suite de lascène), un dialogue sincère redevient possible.

4 La tirade pose le problème de la « morale sexuelle » dans une sociétémoderne et la place de l’interdit (voir Jean-Claude Guillebaud, La Tyranniedu plaisir, Points/Seuil, 1998, p. 9). Don Juan prône la liberté sexuelle à unmoment où il a compris qu’elle était la preuve d’un « non-amour ». Son dis-cours est donc fallacieux et provocateur. Le théâtre et le sujet permettent deposer la question sans détour. La réponse est implicite. « L’amour est enfantde Bohême » (voir Carmen), libre dans le sens où il n’est pas volontaire etn’est pas forcément réciproque (ex. : Don Juan/le Jeune Homme ou DonJuan/Angélique). Mais Schmitt dépasse ces données en donnant à l’amourune dimension spirituelle à tendance mystique : le corps sensuel reste surterre, l’âme s’élève vers le « sublime » (amour/dieu/harmonie). À la fin,Angélique refusera ce Don Juan mystique.

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14 Le champ lexical du mot « libre » comprend des mots très prochesou très éloignés par le sens, comme « libre » (liber) et son dérivé né au XIXe

siècle, « libertaire » (libertas). Une société libre désigne, au sens étroit, uneassociation (en latin, societas) de personnes dont aucune n’appartient à uneautre. Dans un sens plus large, les membres d’une société libre ont le pou-voir d’agir et de décider par eux-mêmes. Mais cela implique que la notionde « liberté » soit comprise, avec des réserves. La liberté est un bien parti-culier qui, dans une société « libre » composée d’individus fort différents,ne peut s’exercer qu’en considération du bien général. Il faut dépasser lanotion de liberté et la faire entrer dans un cadre admissible pour tous, d’oùla nécessité de distinguer domaines privé et public. Une pensée libre peutparticiper à la recherche d’une liberté gouvernée par une raison en quête deraisonnable. Dans le texte de Schmitt, Don Juan, héros de la démesure, esttransformé à la fin en un « petit homme », c’est-à-dire en une personnedevenue responsable, le citoyen « idéal » d’une société libre. À l’inverse,dans l’acte II, scène 3, son éloge de la liberté dépasse les bornes du librearbitre par sa démesure et se retourne en aliénation, en folie anarchique. Ilprône en irresponsable une société « libertaire » d’où toute mesure est ban-nie. C’est l’anarchie au sens de « pagaille ». On pourrait opposer à cette uto-pie celle de Rabelais (Gargantua, ch. 55).

17 ∑∑ DéfinitionsSelon les définitions premières, la liberté est l’état d’une personne parti-

culière qui n’est soumise à aucune contrainte. Au niveau d’un citoyen quivit dans un État de droit, c’est le pouvoir qu’il a de faire ce qu’il veut, sousla protection des lois et dans les limites de celles-ci.

Il peut être bon de rappeler l’article 6 de la Constitution de l’an I(1793) : « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire toutce qui ne nuit pas aux droits d’autrui : elle a pour principe la nature ; pourrègle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est dans cettemaxime : Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait. »

Remarque : cette maxime se trouve formulée positivement dans l’Évan-gile de Matthieu (ch. VII, verset 12) : Tout ce que vous voudriez que leshommes fassent pour vous, faites-le donc aussi pour eux.

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La fidélité (du latin fides, « foi ») est la qualité de celui qui est fidèle à sesdevoirs et à ses engagements, parfois à un serment. L’idée de la foi établitun lien entre le sujet (le fidèle ; au Moyen Âge, le féal devait fidélité à sonseigneur...) et l’objet de sa fidélité (une personne, femme ou homme, uneparole, un roi, une constitution, un souvenir...).

Il semble que chaque notion se situe d’abord sur un plan différent(état/qualité) ; mais, à un degré plus personnel, on peut dire que ces deuxnotions correspondent à une manière d’être, une disposition, un « état d’es-prit » vis-à-vis de l’existence. C’est à ce niveau-là que se situe l’échange depoints de vue entre Don Juan et Angélique dans la scène 3 de l’acte II. Cetéchange commence par une brutale opposition et se termine par la recon-naissance que liberté et fidélité finalement peuvent ne faire qu’un.

∑∑ Une opposition radicale et une argumentation spécieuseDans la scène examinée, les deux points de vue sont d’abord diamétrale-

ment opposés : Don Juan revendique la liberté de faire tout selon son (bon)plaisir, sans aucune contrainte, c’est-à-dire dans l’absence d’interdits ou latransgression des tabous... « Prenez du plaisir et faites ce qui vous plaît »,semble dire Don Juan (p. 68-69). Angélique n’a qu’un mot d’abord à oppo-ser : le mot « fidèle » (p. 69), qu’elle met dans la perspective du « sujet »humain (« les êtres humains ne sont pas des pommes... », ibid.). Un secondtemps de la discussion présente des arguments qui prétendent défendre unefidélité hors de toute idée de lien affectif entre le sujet et l’objet (p. 72). Lecaractère spécieux des arguments apparaît dans l’amalgame entre raison(pacte, contrat) et sentiment (mariage d’amour). Angélique faisant la diffé-rence, elle éclate en sanglots. Les arguments de Don Juan deviennent gro-tesques lorsqu’il prétend régler, avec un sens aigu de la provocation, la ques-tion de l’amour par des « articles » scabreux qui la réduisent à un « droit »unilatéral ou à un pari sur l’avenir (« tu auras le droit de coucher avec qui tuveux […] je m’engage à ne jamais coucher avec une autre femme », p. 72).

∑ La résolution du conflitLes pleurs d’Angélique font cesser le jeu cruel de Don Juan et suscitent

une remarque qui le dévoile : « Le plaisir me lasse » (p. 73). Un second aveuest encore plus révélateur : « j’ignore ce qu’est l’amour » (p. 75). Dans cette

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nouvelle phase, la discussion fait apparaître, en même temps que les limitesdes arguments qui précèdent, la nature mystérieuse de l’amour qui met enharmonie l’être qui l’éprouve avec tout l’univers. Une série d’images peutêtre relevée (p. 75-76). Ces images convergent toutes vers la découverted’une dualité et d’une tension : « Quelque chose vous attache à la vie […]Il n’y aura plus d’indépendance. Vous êtes esclave. Vous ne vous appartenezplus. Mais ces chaînes vous libèrent » (p. 76). Ce paradoxe final rétablitl’échelle de valeurs que niait l’argumentation fallacieuse de Don Juan. Enmême temps, il relie l’amour à tous les grands mystères auxquels l’êtrehumain qui cherche à donner un sens à sa vie est confronté : mystères del’amour, de la foi, de Dieu... Angélique vient de révéler à Don Juan la valeurd’une expérience dont il n’avait pas tiré l’essentiel et que le spectateur neconnaîtra que plus tard (acte III, scènes 4 à 9). Dans la scène 10 del’acte III, Don Juan est devenu un être conscient. Il n’a plus cette « amné-sie » et cette « irresponsabilité » que lui reprochait la Duchesse (acte I, scène6, p. 39). Il devient responsable de ses actes, capable d’aimer un autre êtreque lui et d’agir en dehors de l’égoïsme destructeur qui, jusque-là, a faitnaître sur son passage les larmes et le malheur (voir acte III, scène 3, la der-nière réplique de Sganarelle, p. 91).

∑∑ Liberté et fidélité (histoire et littérature, quelques exemples)Il y a un aspect paradoxal à cette dialectique liberté/fidélité qui entre

dans la perspective d’une sublimation de l’amour humain, et qui touche àla notion de responsabilité, parfois de sacrifice ou de folie... Les quelquesexemples donnés (chaque professeur aura les siens qui pourront offrir uneorientation différente) permettent d’élargir la réflexion et se situent à ceniveau où la liberté n’est plus ressentie comme une griserie mais commeune incitation pressante à faire ce qui s’impose à l’esprit, par devoir, senti-ment, foi ou engagement, par exemple :

– Une étude comparative du Don Juan de Schmitt et de celui de Molière(même collection, n°62) peut s’avérer très judicieuse.

– On peut aller aussi vers d’autres horizons :Sur le plan historique : fidélité librement consentie à un idéal, qu’il soit

religieux ou laïc (de Jeanne d’Arc à Charlotte Corday).

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Sur le plan littéraire : Romans de la Table ronde (fidélité du chevalier à saDame, ses épreuves) ; Hugo, Quatre-vingt-treize (le duel Gauvain/Cimourdain : conflit des valeurs et fidélité) ; Camus, La Peste (le sens de laresponsabilité chez Rieux...) ou Les Justes (le paradoxe de l’idéal révolution-naire et du geste terroriste...) ; Anouilh, Antigone (duel Créon/Antigone,raison d’État et raison du cœur...).

Étape 5 [Don Juan traître à lui-même ou la mort d’unsurhomme, p. 122-123]

4 Dans le contexte (procès, métamorphose du personnage), la répliquede la Comtesse appelle plusieurs remarques :

– Grammaire et style : la phrase est fondée sur un balancement (« nonpas… mais ») et sur le glissement de l’adjectif possessif (« votre vérité ») aupronom qui renforce le lien d’appartenance (« la vôtre »). Ce procédé gram-matical est redoublé par les répliques de Don Juan qui sont aussi, dans lecontexte, dans un rapport d’opposition (« Je dirai tout ce que vous vou-drez »/« Je le jure »).

– Dramaturgie : l’intervention de Mme Cassin met en garde contre latransparence qui fait entrer le héros d’un mythe dans la sphère du réel : fairele procès du Don Juan traître à lui-même conduit à la disparition du per-sonnage sinon de la personne.

– Théâtre et vérité : le procès de Don Juan est un moment clé de lapièce. Si Don Juan échappe au temps par la disparition de ce qui le rendait« éternel », c’est que la pièce traite d’une question tout autre que de DonJuan comme mythe. Schmitt traverse le miroir (du mythe) pour dire unevérité qui est la sienne.

8 Sganarelle est à la fois témoin à charge et témoin de la défense, c’est-à-dire juge et partie ! Cette situation, interdite dans un procès, fait partiede la licence ou liberté théâtrale et aboutit à un raisonnement pervers(contraire au bon sens ou à la morale). Pour sauver la « mécanique » duséducteur, Sganarelle (marionnette dont l’auteur tire les ficelles) nie un évé-nement daté dans le temps (il y a cinq mois et vingt-huit jours). Les argu-

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ments se font suspects par leur subjectivité et leur logique fallacieuse (« ilest déplaisant à vos yeux […] donc il vous trahit » ; « il ne vous a pas aban-données puisqu’il vous abandonne encore »). Le jeu d’embrouille entre lacause et l’effet suscite une tonalité comique. Le mythe du séducteur estsérieusement mis à mal. L’auteur joue sur deux plans : le texte et la mise ensituation du texte.

11 Proposition de résumé : Le procès de Don Juan se prépare mais sonapparition provoque un choc car il a perdu son aura de séducteur : il avieilli. Pour échapper à cette réalité, les femmes replongent un instant dansleur passé. La Duchesse décide alors que le procès sera celui du séducteurtraître à son image. Cependant, les données s’embrouillent et le procèsdevient impossible malgré les efforts de Sganarelle qui tâche de faire fusion-ner la nouvelle image de Don Juan avec l’ancienne.

Étape 6 [Une dramaturgie de l’inconscient, p. 124-125]14 ∑ Le thème de l’automate détourne et renouvelle le mythe et sa dra-

maturgie. Cette reprise ironique de la statue du Commandeur (Tirso deMolina, Molière, Mozart/Da Ponte…) n’a rien du deus ex machina et deson fantastique. Sganarelle, terrorisé, reprend un discours connu (inter-texte) mais la situation a changé. On passe du surnaturel au mystère. Lascène se présente comme une descente dans le passé, un retour à un événe-ment étrange et anodin, la rencontre avec un jeune homme qui ne laisse pasDon Juan indifférent. Or, on apprend dans la scène 5 que Don Juan « nehaïssait rien tant que la compagnie des hommes ». On remarque aussi queles éléments religieux forment un amalgame confus et vite écarté : DonJuan réduit la question à deux mots, « Dieu » et le « diable », et met dansle même sac superstitions, croyances mystiques et théologie.

∑ L’automate permet aussi de poser la question de l’inhumain lié au« mécanique ». Qui est Don Juan : un homme ou une mécanique ? Le cou-plet de l’automate décrit une « apparence d’homme » auquel il manque le principe de vie, « l’âme » (en latin, anima). Mais cette « apparenced’homme » associe un jugement de valeur (« à l’intérieur tout est faux ») à

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une constatation d’ordre physique (« c’est entièrement mécanique »). Onglisse ainsi de la description de l’automate à un portrait pouvant s’appliquerà Don Juan. Le pivot de ce glissement est le mot « cœur », organe biolo-gique et siège (métaphore, symbole) des sentiments. Le couplet sur l’auto-mate reflète donc, au sens propre et au sens figuré, l’être qu’est Don Juan,une « mécanique » incapable d’éprouver les sentiments qui font l’hommehumain. Il est mort, au sens figuré sinon au sens propre.

∑ L’automate fait ainsi des deux personnages en présence des doubles. Cequi vaut pour l’un vaut aussi pour l’autre. Tous deux sont hantés par laquestion de la connaissance de soi : « Qui suis-je ? » Le Jeune Homme uti-lise les mêmes termes que Don Juan : « chaque matin je me retrouve » cor-respond à la tirade de Don Juan (II, 2, p. 56) : « Se retrouver perpétuelle-ment en compagnie de soi […]. » On assiste au dédoublement en miroirdu personnage type (Don Juan) par l’intermédiaire de son « ombre », imagearchaïque de l’âme et de l’inconnu. Sganarelle rappelle une ancienne super-stition : avoir peur de son ombre suggère la peur de la mort. Dans la scène4, l’ombre équivaut davantage à un mystère et à un choix. On peut la sup-primer en vivant dans la nuit (éteindre) ou en s’élevant pour se détacherd’elle. Le Jeune Homme esquive le choix en se tournant vers le vin(« Chacun sa nuit ! ») et en invitant Don Juan à le suivre.

Étape 7 [Stratégies du discours : digression et symbole,p. 126-127]

1 La digression sur le paon (comme celle sur le chien, III, 9) joue sur lesliens implicites avec l’histoire générale de la pièce, les personnages et la plu-ralité symbolique de l’animal.

L’histoire du paon se greffe d’abord de manière artificielle sur l’histoireprincipale (I, 5) mais les deux histoires ont finalement des liens entre elles(III, 1-2) : le « gâtisme » de la Duchesse rejoint l’intuition du lien entre ladestruction des êtres et des choses dans le temps. L’arrivée de Don Juan cor-robore cette « intuition » et établit le lien entre les divers destins : rien dece qui vit n’échappe à la loi du temps.

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Se greffent sur cette idée générale des idées particulières qui renvoient àla dualité des personnages. Le symbolisme du paon touche au domaine dela beauté et de la laideur (I, 5, p. 28). Le paon symbolise aussi l’orgueil etla vanité de cet orgueil : tout se dégrade dans le temps. Mais si l’on pense àla fin de la pièce, il faut remarquer que le paon est aussi un symbole derenaissance : ses plumes tombent et se renouvellent régulièrement. Le textene le dit pas mais, dans le parallélisme entre cet aspect symbolique du paonet le destin de Don Juan qui naît de nouveau, il le laisse entendre (voirquestion 11).

L’histoire du paon permet aussi à l’auteur d’entretenir le mélange destons : le comique parfois burlesque associé à l’histoire du paon équilibre lecôté sérieux du thème de la vieillesse et de la mort.

3 ∑ L’araignée est liée à la peur irrationnelle. La Duchesse s’en fait « uneidée effrayante ». L’araignée est une tisseuse de toile au pouvoir paralysant(« je ne pouvais pas bouger un bras ni crier », II, 4) mais elle oblige aussi àregarder en face la peur fantasmatique et à la dominer : « nous noussommes regardées longuement ». On peut creuser davantage et voir dans ceface-à-face (comme dans celui de Don Juan et du Jeune Homme étudiédans l’étape 6) une confrontation de la Duchesse avec son Double.

∑ La Duchesse, comme l’araignée, tisse la toile destinée à paralyser DonJuan (mort symbolique) en le mariant sous la contrainte. Dans ce cas, laDuchesse apparaît comme la femme fatale, la « femme-araignée ».

∑ L’araignée est aussi un symbole initiatique car le face-à-face avec lemonstre libère le sujet regardant de sa peur fantasmatique. L’analogie avecle « peuple » rappelle que l’action est située au XVIIIe siècle. Finalement,tuer l’araignée devient un meurtre symbolique. Les mobiles du crimepeuvent renvoyer au désir de se débarrasser de la peur du monstre (sur leplan de l’inconscient, le monstre est ce qui est caché au fond de l’êtrehumain : ses fantasmes, ses désirs ou son inhumanité) mais aussi au désird’affirmer sa liberté fondamentale et de se reconstruire. Le coupleDuchesse/araignée ressemble au couple Don Juan/Jeune Homme. Onretrouve dans les deux cas une même structure profonde du Double. (Voirquestion 11.)

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10 ∑ Dans la pièce de Shakespeare, le roi de Danemark a été empoisonnépar son frère Claudius qui a usurpé sa couronne et épousé sa veuve, la reineGertrude. Hamlet s’étonne du prompt remariage de sa mère mais il ignorele crime perpétré contre son père. Le spectre de son père lui apparaît, luiraconte l’assassinat et le pousse à la vengeance. Pour démasquer le coupable,Hamlet demande à une troupe de comédiens ambulants de jouer, devant lecouple royal, le drame de Gonzague, histoire qui reproduit les circonstanceset les gestes du crime dont le roi a été victime (acte III, scène 2). La troupes’exécute. Claudius assiste à la représentation, entend les déclarationsamoureuses de l’héroïne à son premier époux, assiste au sommeil de l’épouxet au geste criminel du meurtrier. À ce moment, il ne peut plus supporterle spectacle et s’en va. Ce spectacle second (représentation théâtrale inséréedans la trame de l’action) mis « en abyme » dans le spectacle premier (repré-sentation de Hamlet) est une digression qui sert de miroir à la vérité.Hamlet le dit au début de la scène 2 de l’acte III : le but de tout spectacleest « de présenter, si on peut dire, le miroir à la nature, de montrer à la vertuses propres traits, au vice sa propre image et à l’âge même et au corps dutemps sa forme et sa semblance » (Hamlet, trad. de Marcel Schwob etEugène Morand, Pocket, 1993, p. 63) ou, dans la langue de Shakespeare :« […] to hold as’twere the mirror up to Nature ; to show Virtue her own fea-ture, scorn her own image, and the very age and body of the time, his form andpressure ». Cette mise en abyme a une fonction dramatique et explicative.En outre, elle est précédée d’une pantomime représentant tous les gestes del’assassinat. Cette pantomime alerte le spectateur et concentre son attentionsur la compréhension de ce qui suit.

∑ Jacques le Fataliste de Diderot se présente comme un long dialogueentre Jacques et son maître. Ils voyagent, mais on ne sait ni d’où ils vien-nent, ni où ils vont, l’essentiel étant le dialogue lui-même, constammentinterrompu par des digressions très diverses (récits secondaires, rencontres,incidents, aventures). Le dialogue est également interrompu par l’auteurqui interpelle très souvent le lecteur, lui faisant partager ses hésitations surce qu’il va faire dire ou faire faire aux personnages. Cette technique de larupture multiplie les effets de surprise ou d’attente, les retours en arrière oules hypothèses qui seront délaissées aussitôt qu’émises pour d’autres propo-

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sitions. Le lecteur passe ainsi sans cesse du statut de lecteur du roman àcelui de critique des procédés de ce roman. De plus, la lecture s’effectuesimultanément sur deux plans : la ligne philosophique déterministe quicorrespond à la pensée de Diderot, et la ligne ludique du récit des amoursde Jacques que celui-ci propose dès la première page et que son maître sol-licite régulièrement, mais qui est sans cesse retardé par les digressions.

Jacques le Fataliste fait donc un large usage de la digression qui « devientparadoxalement l’un des facteurs unificateurs du roman, dont elle rythmele déroulement à sa manière, c’est-à-dire par saccades. » (voir l’édition deBarbara K.-Toumarkine, GF Flammarion, 1997, p. 23). L’unité de l’œuvreest assurée par la récurrence du thème des « amours de Jacques », laréflexion sur la vie et la bonne humeur générale du livre. L’histoire de Mmede La Pommeraye est la digression la plus romanesque (un véritable romandans le roman). L’hôtesse d’une auberge raconte à Jacques et à son maîtrecomment cette dame veuve se venge d’un amant dont elle a perdu l’amour,sinon l’amitié, en le mystifiant jusqu’à lui faire épouser une jeune courti-sane qu’elle a fait passer pour une dévote. Le récit plein de rebondissementsse termine bien puisque le marquis, comprenant un peu tard combien ilavait été naïf et aveuglé par sa passion, accepte finalement sa situation.

11 Dictionnaires utilisés : Jean Chevalier et Alain Gheerbrant,Dictionnaire des symboles, R. Laffont/Jupiter, éd. de 1982 ; MichelCazenave (dir. pour l’éd. française), Encyclopédie des symboles, LaPochothèque, 1996.

Le texte de Schmitt contient tout un bestiaire symbolique dans lequel lesanimaux cités correspondent à deux fonctions essentielles : ce sont soit dessujets (actifs) de la narration (paon, araignée, chien), soit de simples méta-phores dont la valeur symbolique est alors plus limitée (renard, loup,lapin...). Nos remarques se concentreront sur le premier groupe.

D’une manière générale, la représentation animale symbolique s’enracinedans l’imaginaire primitif et instinctif de l’homme. Elle est présente aussibien dans les totémismes archaïques que dans les mythologies très élaborées(égyptienne, gréco-romaine, ou indienne des Indes en particulier). On saitaussi que le symbolisme animal est présent dans toutes les religions et toutes

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les cultures. Cependant, un même symbole peut avoir des significations dif-férentes selon la religion ou la culture. D’autre part, à l’intérieur d’une mêmereligion ou d’une même culture, le symbole peut avoir des sens différents etparfois contradictoires. On ne peut donc pas attribuer systématiquementune valeur universelle à un symbole. Il est polysémique par essence, et s’ilouvre un champ de significations dans un texte littéraire, c’est en fonctiondu contexte particulier de ce texte. Il ne s’agit donc pas de recopier le dic-tionnaire mais, après l’avoir consulté, d’établir quelques repères intéressantspermettant de creuser le sens du texte qui met le symbole en situation. Dansce cadre, le paon, l’araignée et le chien sont des figures animales symboliquesimportantes chez Schmitt et elles invitent à quelques remarques.

∑ Le paon est présent dans de nombreuses mythologies (indienne etgréco-romaine en particulier). Il symbolise la roue solaire et l’immortalité,mais aussi l’orgueil et la vanité des choses qui passent et que leur éphémé-rité rend illusoires. Le texte de Schmitt insiste sur cet aspect de la symbo-lique du paon : sa décrépitude (p. 28) et sa mort, à la fois burlesque et tra-gique (p. 81-82). C’est pourtant à travers ces aspects négatifs que laDuchesse prend conscience de la vanité illusoire de sa vie mondaine etqu’elle cherche à mettre désormais ses affaires en ordre (p. 29). Le paon jouealors le rôle symbolique de médiateur ou d’initiateur à la vieillesse et à lamort, il invite à dépasser l’apparence des choses pour aller vers ce que l’onpourrait appeler « une sagesse ». La Duchesse accomplit un premier pasdans cette direction.

∑ L’araignée a une valeur symbolique négative ou positive selon les tradi-tions culturelles. Dévalorisée par la légende que raconte Ovide dans LesMétamorphoses, elle est spiritualisée dans la mythologie indienne où elle estconsidérée comme l’artisan du tissu du monde qui est en même temps le voiledes illusions. Sa toile représente en quelque sorte l’illusion à laquelle l’êtrehumain se laisse prendre et dont il doit se libérer s’il veut s’élever au-dessusdes contingences. C’est un peu ce qui arrive à la Duchesse lorsqu’elle tuel’araignée (acte II, scène 4). Elle se libère ainsi du fil qui la retient prisonnièrede sa peur. De même, Don Juan a vieilli et porte les fils du temps sur sonvisage (p. 87). Mais la mort du Chevalier (dont la figure n’est pas sans analo-gie avec celle de l’araignée) renouvelle sa vision des êtres et de l’amour.

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∑ Symbole de confiance et de fidélité, sachant pressentir les dangers, lechien est associé, dans les grandes mythologies, au monde infernal, en tantque guide ou gardien (Anubis le dieu-chacal ou Cerbère, par exemple).Mais sa symbolique est vaste et polyvalente. Il peut devenir une créaturenéfaste ou servir de « bouc émissaire ». (L’Ancien Testament dit commentun bouc était, au cours d’un rite, chargé symboliquement du poids desfautes du peuple et expulsé au désert pour y subir un châtiment. Un autrebouc était sacrifié à Dieu (voir Lévitique, XVI, 5-10)). Dans le texte deSchmitt, le récit qui met le chien en situation (p. 103) prend la forme d’uneparabole dans laquelle la figure du chien coïncide symboliquement avec lafigure du Chevalier : fidèle à ceux auxquels il s’est attaché, il est rejeté,devient méchant, se venge et finit par être tué par ceux dont il cherchait àobtenir l’amour. La figure du chien donne sens au geste suicidaire duChevalier qui devient, pour Don Juan, l’initiateur et le libérateur.

Ces quelques remarques permettent de déceler quelques points com-muns entre ces différents symboles qui ont finalement tous une valeur ini-tiatique. (Voir aussi, même étape, questions 1 et 3.)

Étape 8 [Stylisation des personnages et incarnation des idées, p. 128-129]

12 Dans la scène 8, Don Juan démasque sa part d’ombre déjà annoncéepar l’automate (III, 4). Les didascalies (« inquiétant », « mauvais », « rireaigre ») insistent sur sa diabolisation. Angélique découvre la haine du« regard du loup ». La tirade de la révolte contre Dieu est grossièrementanti-religieuse. Les images corporelles réduisent l’amour à la « mécanique »du sexe. Toute dimension spirituelle lui est déniée. Don Juan devient unefigure du nihilisme en amour et en religion. Du côté de la Religieuse (III,11), la révolte contre Dieu éclate tout aussi fort. Le regard mauvais de laReligieuse sur le Ciel rappelle celui de Don Juan sur Angélique. Dans lesdeux cas, Dieu est accusé d’indifférence et de non-existence (cf. Rimbaud,« Le Mal »). L’athée nie Dieu, ce que font les deux personnages, mais leurénorme coup de colère traduit plutôt une déception envers un absolu quileur échappe. Chaque personnage partira sur un nouveau chemin. Seulcelui de Don Juan commence sous les yeux du spectateur.

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13 Don Juan est traditionnellement un « héros » de la nuit, et c’est para-doxalement dans la nuit de ses faits et gestes (transgressions, crimes, pas-sions, haines) qu’il est le plus transparent. Or, Schmitt le met en contra-diction avec lui-même. La Nuit de Valognes propose un Don Juan qui gardecertains traits de ses origines (intertexte) et les conjugue à d’autres (réécri-ture). Une problématique est posée : comment peut-on renouveler le mythesi connu de Don Juan en lui conservant son essence (mélange de séductionet de cruauté) tout en en dégageant une dimension « morale », au sens larged’une réflexion sur l’homme ? Schmitt répond en réintégrant Don Juandans la sphère humaine de l’amour des autres (humanisme) qui s’inscritdans un mystère régénérateur de l’être auquel chacun pourra donner lenom qui lui convient : conversion, révélation, connaissance ou co-naissance(philosophie du mystère).

14 La première version de la pièce de Molière se terminait sur l’excla-mation de Sganarelle : « Mes gages, mes gages, mes gages ! » Mais cetteréplique fut censurée dès les premières représentations et remplacée par uneautre (voir Molière, Dom Juan, même collection, n°62). Schmitt reprend laréplique en ajoutant : « Il me les a donnés ! » L’étonnement de Sganarellesuggère que c’est peut-être la première fois que Don Juan paie ses dettes àson valet. Or, dans la tradition du mythe, Don Juan ne rembourse pas sesdettes, quel que soit celui auquel il les doit (chez Molière : Sganarelle,Charlotte et Mathurine, la Statue, M. Dimanche, Elvire, etc.). Ici, il rem-bourse sa dette à fonds perdus si l’on peut dire. Il est donc devenu unhomme « honnête ». Étrange Don Juan qui a perdu l’esprit du potlatch(voir Dom Juan, même collection, p. 155) pour obéir à de nouvelles valeursoù n’entrent ni rivalité ni désir mais seulement un esprit d’équité et de pro-bité. Quelle métamorphose !

Remarque : on peut signaler que l’auteur Nikolaus Lenau a créé lui aussi,en 1842, un Don Juan qui paie ses dettes. Voir le Dictionnaire de Don Juan(Pierre Brunel, dir.), Robert Laffont/Bouquins, art. de J.-Y. Masson sur« Lenau », p. 544-552.

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