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L'île de la Réunion (ancienne île Bourbon). Avec 17

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Bourbon, île charmante, Amphitrite, ta mère, N'environne point d'île à ses yeux aussi chère : Paphos, Gnide, ont perdu ce renom si vanté. C'est chez toi que l'amour, la grâce et la beauté, La jeunesse ont fixé leurs demeures fidèles. Berceau délicieux des plus belles mortelles, Tes cieux ont plus d'éclat, ton sol plus de chaleur; Ton soleil est plus pur, plus suaves tes fleurs.

ANDRÉ CHÉNIER. (Elégies)

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L'Ile de La Réunion (Ancienne Ile Bourbon)

PAR H IPPOLYTE FOUCQUE, RAPHAËL BARQUISSAU

et HUBERT-JACOB DE CORDEMOY AVEC

Introduction de MARJUS-ARY LEBLOND

OUVRAGE PUBLIÉ SOUS LES AUSPICES DE

M. ESTÈBE Gouverneur de La Réunion

ET AVEC LE CONCOURS DE

M. DE FONTBRUNE Administrateur en Chef des Colonies

Commissaire de La Réunion à l'Exposition Coloniale de Marseille de 1922

Avec 17 reproductions photographiques, 2 caries hors-texte el une noie sur les Iles Kerguelen, Saint-Paul et Amsterdam

PARIS V ÉMILE LAROSE, LIBRAIRE-ÉDITEUR

11 , RUE VICTOR-COUSIN, 11

1923

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INTRODUCTION

La Beauté de l'Ile. — La poésie de sa Nature. — Le Charme des Races diverses. — Leur Harmonie

Celui-là même qui a admiré en Europe les Pyrénées, les Alpes et les Carpathes, en Afrique les fauves montagnes enserrant le Nil ou les dramatiques bossélements du Transwaal, reste sur- pris d'une admiration supérieure devant la beauté de l'île de La Réunion ou Bourbon. Comme certains d'entre les hommes, il est des pays qui ont du génie. Au cœur de l'Océan Indien, l'île des Poètes apparait prédestinée. Que l'on appelle génie, selon la formule de Buffon, la synthèse la plus harmonieuse accomplie avec amour des éléments les plus opposés, ou, au con- traire, selon l'hallucination nordique du Romantisme, un ful- gurant accord de contrastes pathétiques, il apparaît à qui visite La Réunion qu'elle en porte la marque dans ses monts d'une volcanique sublimité, dans ses raz-de-marée barbares assail- lant ses promontoires antiques, dans ses cieux de cyclone et d'extase, dans ses paysages grandioses et langoureux, dans ses dix races ardentes et tendres, dans ses poètes caressants et farouches, dans ses jeunes filles passionnées et fidèles, dans le visage altier de sa personnalité expansive.

Les navigateurs du XVIII siècle l'appelaient Eden. Sa splen- deur n'est point écrasante mais très simplement auguste, dou- cement éblouissante : paradisiaque. L'île est ensemble petite et grandiose. On a vraiment l'impression que là — et nulle part autant — la nature a dû se recueillir pour signifier sur un très étroit espace sa majesté et sa variété. Comme l'Arche provi- dentielle sauva du Déluge un couple de chaque espèce animale,

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toutes les altitudes et tous les climats y sont représentés au point que, si le reste de l'Univers se trouvait englouti, l'île de La Réu- nion suffirait à faire survivre la complexité puissante et exquise de la Terre : sur des diamètres de 65 à 85 kilomètres elle exhausse plusieurs replis de plus de 2 et 3.000 mètres ; sa végétation est tropicale jusqu'en des zones tempérées comme la France où la fougère arborescente essaime ses rosaces ; le ciel équa- torial de ses côtes est sans cesse éventé par la fraîcheur marine au lieu de se charger de vapeur écrasante, comme à même lati- tude en Afrique et en Australie ; le soleil n'y tue point ainsi qu'à Madagascar (1) ; des espèces vénéneuses au Mozambique y deviennent comestibles ; les plantes les plus diverses y pros- pèrent fraternellement. Dans de pareilles conditions, tout ce qu'il y a d'excès s'élimine vite ; la nature est harmonieusement contrainte au chef-d'œuvre : l'île est parfaite. Elle représente parmi les îles ce que la rose figure entre les fleurs. Elle est, très exactement, une corolle de montagnes. En effet, dès qu'elle sort des flots, elle s'élève selon une ligne ronde et palpitante jusqu'à 2.000 mètres, pour se creuser ensuite en un cirque trilobé au sein duquel, comme un pistil, se dresse le Piton des Neiges. Par là vous imaginez quel relief, continûment modelé par la caresse des alizés, l'étreinte des cyclones ! De loin les nua- ges viennent s'enlacer à ses flancs, s'y enroulent et pelotonnent, et donnent à la majesté du granit et des basaltes la forme voluptueuse des cumulus. Quand de mer on découvre La Réunion, la vision est d'une forme si pure, d'un coloris si sou- riant, qu'on pense avec enthousiasme aux montagnes sacrées des plus esthétiques civilisations : grecque et indienne.

Nous avons si souvent exprimé dans nos romans l'admira- tion qui montait de nos cœurs vers l'île natale avec l'encens du souvenir que nous éprouvons la crainte de nous répéter ; mais, d'autre part, comment se dérober devant l'insistance avec laquelle on nous convie à cet hommage dû ? Ce qui importe ici, c'est de marquer les principaux caractères du pays pour en lais- ser quelques images synthétiques : nous concentrerons donc

(1) Félix Le Dantec a noté que les espèces animales y blondissaient.

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simplement, en les formules raccourcies qui seyent à des pages d'introduction, les visions multiples qui châtoient à nos yeux. Ces lignes ne sont point de circonstance pour la propagande, fût-ce la plus légitime, d'une Exposition Universelle : dans leur spontanéité la plus fidèle, nous les empruntons à une étude des- tinée à nos amis étrangers où, pour les faire jouir d'une imagina- tion exacte, nous avions composé leur vision des comparaisons qui s'étaient à nous-mêmes imposées après nos voyages en leurs pays :

« Sous la colonnade mouvante de ses palmiers asiatiques, La Réunion est une île hellénique par l'architecture olympienne de ses montagnes, la vénusté de ses ciels et l'érection de ses caps sur l'indigo marin, le rythme de ses filles aux belles tresses et le dessin de ses idylles dans la fresque des mœurs souvent archaïques. C'est une Insulinde qui merveilleusement survit du continent immergé de Lémurie : infiniment plus douce que les mêmes latitudes de Madagascar, elle offre l'originalité fauve- ment colorée de cette grande Terre dans une corolle suave, flo- raison alpestre de ce Continent semi africain, semi indien. C'est une Helvétie tropicale et une Calédonie africaine. 0 gens d'Europe, imaginez une Suisse sauvage et veloutée, qu'ombra- gent des fougères arborescentes, dans la ceinture perpétuelle- ment frémissante d'une mer australe indigo et argent. Colons du Cap africain qui regrettez les Ecosses où se berça primitive- ment votre race, vous retrouverez dans nos Brûlés les bru- meuses vallées où vos légendes se diâprèrent de la rosée céleste. En cet Eden que les navigateurs du XVIII siècle, avant de l'avoir vue, reconnaissaient au loin par l'odeur des orangers flottant au-dessus des lames, les eaux sont les plus pures de la terre : c'est que de cime en col elles retombent continûment en des rivières de cascades, sans cesse mêlées d'air et d'azur.

« Salazie, Cilaos, Maffatte : ces cirques sont célèbres dans l'hémisphère. Jusque de Dar-es-Salam les Allemands vinrent les inspecter, et si l'île eût appartenu à la Germanie, depuis longtemps, les touristes des Deux Mondes eussent été dirigés avec méthode et livrets illustrés vers ses sanatoria et ses îlettes paradisiaques. Du moins avons-nous pu fonder le Syndicat

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d'Initiative qui, sous la présidence du Docteur Manès, se préoc- cupe de déterminer les compagnies de navigation anglaise à y faire escale aux rades de l'île, sur les routes de l'Inde et de Chine, de Natal ou de l'Australie. »

La côte est plutôt rude. A peu près seule, la baie de Saint- Paul est molle. Presque partout ailleurs se hérissent des récifs argentés, des caps anguleux qui ont un caractère provençal ou hellénique. Du flot à la base des monts s'étendent quelques kilomètres de champs plats où la canne scintillante pointe ses flèches, où la vanille enlace de ses thyrses le tronc noir des filaos. Assez également disséminées, se disposent les villes, spacieuses parce qu'elles se constituent de jardins enclosant des villas d'un seul étage. Celles-ci présentent souvent de rus- tiques et élégantes colonnades et s'égaient de jets d'eau et des jets, plus élancés, des palmiers que la brise retrousse soyeuse- ment. Parterres de roses, de bégonias, de songes, d'orchidées, de grenadiers, de volcamerias, de lauriers, d'hibiscus, de gré- villéas, déploiement éblouissant sur les hauts arbres des blan- ches lianes de mai ou des bougainvilliers magenta.

Aux environs immédiats de ces villes — qu'on appelle quar- tiers — les habitants aisés ont créé, sur les points-de-vue des collines, quelques bosquets de villas où ils passent l'été. Durant l'hiver on fait de gaies « parties » de pêche aux gorges caver- neuses des principales rivières, occasion de s'assembler à trois ou quatre familles — plus fleuries de jeunes filles que des ro- siers, — pour savourer riz-jaunes au salé, caris de bichiques servis sur feuilles de bananes, choux de palmistes et gâteaux de patates. Le fracas harmonieux des cascades enivre les jeunes cœurs sensitifs à la grâce.

Avant de gravir les montagnes et d'y pénétrer le secret de notre île, je souhaite au voyageur de connaître quelques-unes de ces familles. En tout pays les femmes se conforment à la beauté de nature qui lui est particulière, et qui ne les a appréciées risque souvent de ne pas aussi vivement et subtilement comprendre ensuite le caractère des sites. Puis dans un pays l'atmosphère n'est-elle point l'âme même du paysage, sa palpitation ? Or, la

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population n'en est-elle point l'atmosphère morale ? Voyageur européen, respire avec lenteur les belles familles de cette île fortunée. Puisqu'elles ont pour toi, qui es étranger, le mystère nécessaire aux plus grandes émotions, elles doivent avoir plus d'arôme encore que pour l'insulaire.

La jolie race, peut-être plus élégante et fine que robuste, langoureuse sans mollesse ! De grands yeux doux et chauds com- me café — et le café de l'île est toute liqueur. Des cheveux in- tenses auxquels il arrive d'avoir la fragrance de la vanille. Une âme encore plus rêveuse que le visage. Volontiers de la coquet- terie, mais qui n'est qu'un apprentissage souriant de la fidé- lité. Elevées presque toutes en musiciennes, les jeunes filles ne pensent qu'au mariage. Dira-t-on avec certains que c'est par défaut d'intellectualité ? Gageons plus justement qu'elles ont le goût du bonheur sur les lèvres ; et tous ceux qui connaissent le pays certifieront qu'elles trouvent là l'occasion d'épanouir leur fierté, leur grâce et leur courage, tout à la fois leur besoin de plaire et leur désir de nouveauté, d'action, d'autorité. Peu de métiers s'offriraient aux individualistes.

La vie est peu active, bien des affaires ne se font point au- tant par le défaut de décision que par l'éloignement des grands centres — La Réunion ne se trouve plus et pas encore sur les routes principales du commerce ; — la civilisation n'est pas assez intellectuelle : les théâtres sont honteux ; les philharmo- niques, fort aimables, s'exercent sans esprit de suite et sans suffisante connaissance de la musique contemporaine ; autre- fois les familles cultivées se fréquentaient assez assidûment pour que l'émulation artistique s'en entretînt, mais la politi- que a gâché la vie créole : La Réunion, qui jadis pouvait être citée en exemple aux autres colonies, tend à s'assimiler à Haïti. Sur cette question si grave, les responsabilités sont inextricablement mêlées ; la plus pesante ressortit au Minis- tère des Colonies. Nous devons ici simplement constater ce qui en résulte pour le voyageur : une agitation pittoresque jusqu'au dramatique au moment des élections ; à ce moment même il ne court aucun danger, car malgré les pires excita- tions et l'anarchie déterminée par la faiblesse d'autorité et de

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moralité politique qu'y ont montrée quelquefois les hauts fonctionnaires depuis une vingtaine d'années, la population noire n'a commis que le vingtième des méfaits auxquels elle pouvait se livrer impunément et elle a toujours respecté l'étran- ger. Il faut le dire pour répondre à la réputation que depuis quelque temps on tente de faire à La Réunion. Tous les Euro- péens qui ont vécu dans cette île même aux heures les plus troublées en ont gardé un souvenir charmant.

Quand de ses côtes écumeuses l'on monte aux cimes par les entonnoirs des vallées où ruissellent des gaves cristallins, quelle musicale émotion ! La ronce des Mollusques fait chatoyer du plus tendre vert la base des mornes, des pitons fourchus, des basaltes ravinés. Dans une atmosphère irisée, mille et une cas- cades s'échevèlent au flanc des routes que suivent les autos. La civilisation n'a rien fait perdre de sa grâce primitive, de sa fraîcheur édénique au paysage. Les hôtels modernes qu'on veut bientôt construire à Salazie et à Cilaos ne tacheront point les panoramas majestueux : ils se déroberont dans la luxuriante végétation. A cent mètres des villages, c'est le silence de la grande nature : non tant sauvage que fière, solennelle mais ten- dre, suavement éternelle. Partout on est au bord de gouffres vastes, mauves, dominés — en face — par des parois vertigi- neuses de montagnes nues, azurées, altières, radieuses qui con- fondent l'admiration par la pureté quasi classique d'un contour cependant toujours original : même les déchiquetures les plus bizarres ont un prestige de sublimité sur le ciel bleu et doré comme miel que fait le voisinage blondissant de la mer aux plus hautes montagnes.

L'île de La Réunion peut être appelée l'île des Poètes. Eva- riste Parny et Bertin au XVIII siècle ; au XIX Leconte de Lisle et Léon Dierx au-dessous desquels végétèrent aimablement Dayot, Lacaussade, Azéma. Tous, du lycéen amoureux au vieux cafre fumant sa pipe, les jambes pendant au-dessus d'un pré- cipice, y ont l'âme rêveuse et caressante. Cela est dû à l'élan- cement azuré des monts, à l'harmonie de l'air où flottent, diffuses, la sonorité des lames brisées sur les récifs et la poudre nacrée des cascades, à la tendresse idéaliste de la race qui boit

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l'eau la plus pure du monde. J'invite donc à aller dans l'île parnassienne de l'hémisphère austral tous ceux qui ont besoin de faire cure de poésie.

MARIUS-ARY LEBLOND.

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Comme complément à l'Introduction, les pages suivantes mon- trent quelques-uns des tableaux essentiels de la Colonie.

L'île vue de haut : le rivage

La terre tropicale, par gradins de nuances, descend au rivage comme un verger fortuné où les bananiers près des palmiers, les cocotiers se perchant au-dessus des papayers, laissent avec des scintillements d'oiseaux retomber leurs feuilles longues en forme de plumages entre les masses de letchys sombres et ver- nies comme l'Afrique, les manguiers bronzés de l'Inde, les takamakas malgaches, les girofliers des Moluques et les man- goustans soyeux de la Chine. Un encens de lumière mordoré voile d'une poussière de paillettes ces feuillages divers et insé- parables, où les toits des maisons, toutes bâties de bois du pays, n'apparaissent que roux comme des écorces, grisâtres, onduleu- sement, comme des lichens, ou parfois du rose poreux des grappes de letchjs. Les yeux sont aveuglés de cette beauté confuse et souriante aux teintes permanentes de printemps et d'aurore. On ne voit plus ; on entend un bruissement changeant et incessamment matinal. A l'entour sifflent les bengalis d'Asie, les perruches et les colibris, et soudain, dans le silence humide et crépitant comme la rosée, un bœuf de Tamatave pousse un mugissement caverneux ; puis tout retombe dans le mystère des mélodies infinies où toutes les rumeurs se roulent dans le grondement lointain des flots. L'âme est confondue d'harmonie et de mutisme. Par les ondulations de l'air se propage l'émana- tion mielleuse des fleurs de liane, se répand l'odeur des sucreries. L'enfant mobile sous les bosquets aspire délicieusement les senteurs locales, il marche dans l'exhalaison des orangers et des bigarradiers. Mais il s'avance au bord des terrasses d'où l'on domine l'étendue, les bruits et les parfums de la terre ne lui par-

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viennent plus que comme une brume de sons et de soleil, tout se confond dans une universelle évaporation. Car, par delà le rivage au sable noir qu'argente le ressac d'une vague droite, la mer des Indes, vermeille, en s'élevant vers le ciel, comble l'horizon. Rien ne peut détacher les yeux de l'Océan. Tandis que le regard dérive à la sinuosité des courants nacrés, la pensée, dans un éblouissement, se projette, palpite et plane sur la mer — splendide et déserte ainsi qu'au commencement de la vie.

Leconte de Lisle, Essai sur le Génie Créole (Mercure de France, éditeur.)

Un cirque de l'intérieur : Cilaos

Nulle ascension n'est plus propre à attacher le jeune homme, grandi sur le littoral, à l'âme de son île : en remontant le cours d'une des plus caverneuses rivières du pays, il s'élève, par le précipice des eaux en cascades vers la mer, jusqu'aux contre- forts des monts qui émergèrent les premiers des flots indiens. A mesure qu'il oublie la plage et les villes, au bourdonnement éternel de la ravine dans les sonjes, sous la coulée blanche des nuages au flanc des Mornes qui se referment hautement, aux odeurs des roches mouillées sous les arceaux de daturas en fleurs, aux cris des merles, le cœur créole, refoulé au silence des premiers jours, aspire une fierté sauvage ! Elle souffle comme un courant d'air frais des solitudes boisées. L'exaltation de la montée grise le cerveau ; et, par cette vantardise de bon mar- cheur grâce à quoi tout créole ne se sent jamais plus content de lui-même que dans la nature, il siffle aux oiseaux, il chante aux échos !

Le sentier, flânant d'abord dans les corbeilles d'or de la vallée, comme un pêcheur d'anguilles glissait de bassins verts en bas- sins bleus ; jusqu'après le déjeuner il traîna sur un sable tiède, broyé fin par les crues des hivernages. L'après-midi, sur des ponts d'aloès, le raidillon traversa des îlettes qui verdoient comme des pans de forêts charriés là par des cyclones. Ensuite

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le raccourci grimpa comme un chasseur de merles aux versants de chocas et de palmistes rouges, pour y ramper à l'ombre dégouttelante des noirs basaltes. A pic il descendait passer le courant sur des roches marbrées ; puis il fallait remonter, attraper le soleil de quatre heures sur le Cap Rouge, à la pointe des oliviers.

Au soir, Alexis arriva pour y dormir au Pavillon des Ponts et Chaussées. L'écume de la rivière sur les galets brillait clair, dans les ténèbres, le long du sommeil, comme les étoiles aux bassins noirs du ciel... Trois coups dans sa porte et la tasse de café brûlant servie par l'aubergiste l'éveillèrent de bon matin. Il recommença de monter. Rose, l'aube tombait en rosée sur la crête sinueuse des monts ; leurs longs flancs bruns palpitaient hors de la nuit ; l'un après l'autre, soudain, les pitons des Trois Salazes, encore dans l'ombre, rougeoyaient ; des brumes endor- mies contournaient les vallées où les rivières s'éveillaient en pétillant. D'un vol, le soleil d'or se posait sur les plateaux, dans le flamboiement pourpre des forêts. Alexis, énivré de fraîcheur, frissonnant d'enthousiasme, regardait, se penchait aux corni- ches pour voir plus large, se retournait vivement, embrassait du cœur toute la nature scintillante, dans l'élévation de la plus grandiose admiration qui l'eût ému ! Avec des cris perlés, des oiseaux verts, s'élançant des bibassiers aux grappes d'aurore, allaient s'enfoncer dans les fissures boisées des immenses rem- parts nus. Alexis, de Petit-Serré en Grand-Serré, s'élevait.

Sitôt le soleil au-dessus du défilé des eaux diaphanes, une chaleur brillante commença de se réverbérer du lit de la rivière. La plante des pieds, chauffée par les galets, cuisait : enchantée par la sourdine éternelle des ravines, la tête tournait ; l'obscurité des tunnels suintants glaçait soudain comme un bain. Mais, au sortir, quel éblouissement de ciel!... Dans l'humidité radieuse du matin, les montagnes, se nouant et se dénouant comme de gigantesques racines de pierre, verdies par la mousse vaporeuse des forêts, s'embrassaient l'une par dessus l'autre ; et les longues cascades blanches ainsi que des lianes d'argent, tombant des défrichés rougeâtres, mesuraient à pic la profondeur des gouf- fres... Le besoin de grimper aux plus hautes cimes de son île,

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qui a passionné de tout temps le créole, gonflait de hardiesse la poitrine d'Alexis : « Mes camarades et moi, — se disait-il, — maintenant que nous ne sommes pas encore mariés, au lieu de paresser sur la côte, nous devrions, à chaque vacance, partir en bande et remonter ainsi l'une après l'autre les rivières de notre pays, jusqu'aux sommets ! »

Par moments, le cœur alarmé soudain de se sentir seul, il s'arrêtait, criait : « Balzamet !... Balzamet !... » L'écho des rem- parts prolongeait sa voix en l'étendant dans le silence volup- tueux des montagnes. Et, content comme d'avoir gravé son nom sur un grand tronc dans la forêt, il attaquait la pente du Bras-Sec.

« Voilà Cilaos ! » Dans l'éclat du soleil, sur le plateau de terre rouge, une allée

de jolies petites maisons en bois, et tout autour, parmi des ébou- lis de roches, des paillottes plantées sur des carreaux de maïs tendre. Du piton des neiges, là-haut, des rayons d'air vif comme l'azur semblaient glisser. Des pintades chantèrent aux parois des ravines, et des appels de voix sourdaient au pied des Mornes d'où s'évaporait la fumée des charbonniers... Ivre de faim, Alexis passa devant les premières cases grandes ouvertes. Des hommes et des femmes, de loin, lui disaient bonjour. Il était persuadé que tout le monde de ce village niché dans le ciel, prévenu de son arrivée, se tenait sur le pas des portes pour lui souhaiter la bienvenue. Le sang de sa jeunesse palpitait à son visage durci de froid. Et déjà il était sûr qu'il se ferait aimer de tous !

Le Miracle de Race, (Albin Michel, éditeur).

La formation du pays

On avait continué de marcher, à flanc de montagne, sous le couvert des jamrosas et des fanjans mouillés.

— Ces grands cirques, mon garçon, — reprit M. Vertère —

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auxquels je n'ai trouvé d'équivalents ni dans la région des volcans éteints de Madagascar, ni en Auvergne, et que des savants de France sont venus exprès étudier, nous présentent un intérêt doublement passionnant. Ils n'ont pas été seule- ment le théâtre des péripéties volcaniques à travers lesquelles dans les âges s'établit l'assise géologique de notre île, mais celui de bouleversements historiques où s'est fondée notre société créole... Les premiers Français qui, sous Louis XIV, Louis XV, colonisèrent Bourbon, furent à peu près tous comme ceux de Flaccourt à Fort-Dauphin, des reîtres plutôt que des colons : ils choyaient beaucoup plus l'espingole que la pioche !... Leurs esclaves africains et malgaches eurent ici tout à endurer de leur violence ! Dis-toi que des escouades de ces pauvres diables, choisissant des nuits sans lune, volaient les chaloupes de la Compagnie des Indes et à la rame tâchaient de mettre le cap sur Tamatave. Ceux-là s'engloutissaient vite dans les tempêtes !... Aussi la plupart préféraient-ils se sauver au mar- ron dans le pays même. Par le corridor des rivières ils remon- taient jusque sur ces plateaux, et là ils vivaient de tortues, de cabris, de porcs, de patates. En bandes organisées, tout comme les Fahavalos qui dévastent en ce moment Madagascar, ils obéissaient à des chefs... Ce fut tout un grand roman d'aven- tures. Du sommet des pitons ils communiquaient la nuit par des feux avec les esclaves de la côte. Si un négrier débarquait de nouveaux convois, ils maraudaient sur le rivage pour enga- ger les derniers venus à déserter. En 1748, sur six mille esclaves, plus de deux mille brigandaient à l'état sauvage !...

« Et quand nos grands-pères, en bas, au bord de la mer, dormaient sur les deux oreilles dans leurs cases en paille qui n'avaient que des portes de rotin, aussi vite que la ravine en temps de pluie les mutins descendaient des cirques, ils massa- craient des familles, écorchaient les domestiques fidèles, arra- chaient bijoux, argenterie et robes de foulard pour leurs Dul- cinées, puis à l'aube ils s'engouffraient dans leurs cavernes !... Trois fois la race blanche courut dans l'île le danger d'être anéantie à jamais par de cruelles conspirations entre nègres de la côte et nègres de l'intérieur... Et songe à ceci : nos grands-

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pères avaient en outre à se défendre quotidiennement, du côté de la mer, contre les forbans et les Anglais !...

« Pour mater les noirs des montagnes qu'il fallait contenir sans cesse par des expéditions, ils durent former une milice. Guidés par des serviteurs tout juste sûrs, ils pénétrèrent par des gorges inextricables jusqu'aux derniers replis de ces cirques, et ils réduisirent par le mousquet les rebelles qui du haut des pitons les criblaient de sagaies empoisonnées...

« Hein ! — cria M. Vertère en battant sur l'épaule de M. Croiselles, — comme tout ça est loin !... Du cratère qui a brûlé ici et qui devait flamboyer à des milles et des milles en mer, je n'ai pu vous indiquer que quelques pâles traces de feu ; de toutes ces escarmouches entre Européens défendant l'avenir de leur race et négroïdes d'Afrique pressés de peupler l'ile à eux seuls, que reste-t-il ?... rien que des noms malgaches par-ci, par-là. Aujourd'hui, Dieu soit loué, noirs et blancs vivent ici d'accord comme de toute éternité. Ce n'est pas ainsi aux Antilles ; sous notre ciel, à nous, il y a quelque chose qui répand de l'harmonie entre les races comme entre les plantes... »

(Le Miracle de la Race).

Dans un verger de vanille

Dès le lendemain, je constatai à mon réveil comme ma cou- sine aidait sa mère dans son travail. Pour que je fusse auprès d'elle, je devais ne pas rester à la maison mais la suivre dans la propriété. Elle s'agenouillait devant chaque pignon d'Inde, cherchant pour les féconder les fleurs de la vanille qui y grimpe serpentine et verte ; elle les élevait à peine vers elle et d'une épine en piquait le pistil. Celles qu'elle avait fécondées bou- geaient encore derrière ses mains comme de larges papillons blancs. Elle s'était déjà agenouillée devant un autre « tuteur » et sur de grandes distances elle procédait ainsi. Je me tenais toujours un peu loin d'elle pour ne point la gêner, comme si

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elle disait sa prière. Sa tresse pendait noire, de la couleur même et du parfum des longues gousses de vanille quand elles ont mûri ; sa peau ambrée se duvetait finement à sa joue et à son cou. Anicette était en pleine croissance. Quand elle se mettait à genoux, les corolles vibraient devant ses lèvres entr'ouvertes et, quand elle se penchait trop, ses cheveux tombaient de son front et elle les relevait d'un coup de coude pour que sa vue fût claire sur l'opération délicate. Il fallait en effet ne point bru- taliser la corolle et la baisser sur la liane, car c'est à cette con- dition qu'on en recueille les magnifiques balais de gousses... Jusqu'ici je ne connaissais que les fleurs dont la beauté est d'être cueillie, et ma petite cousine qui passait au milieu de ces orchidées, attentives, au contraire, à ne pas les détacher de la plante, m'apprenait que l'on cultive aussi la fleur, que toutes les fleurs n'existent pas seulement pour mourir entre nos mains, que certaines, laissées sur la tige, détiennent une richesse qu'il importe d'attendre dans la patience de la rêverie...

Anicette et Pierre Desrades, (Fasquelle, éditeur).

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Notions Générales

Découverte vraisemblablement par Diégo Fernandez Pereira, le 9 février 1507, et non par don Pedro Mascarenhas, le 9 février 1528, comme on l'a cru longtemps, l'île de La Réunion appar- tient à la France depuis 1642.

Dénommée d'abord Santa-Apolonia, puis Mascareigne ou grande Mascareigne, elle se vit donner par Flacourt le nom d'île Bourbon. La Convention changea cette domination en celle de La Réunion, pour commémorer, la réunion qui s'était effectuée, le 10 août 1792, entre les Marseillais et la garde nationale chargée de la défense des Tuileries. L'île porta, sous le premier Empire, le nom d'île Bonaparte, reprit celui d'île Bourbon sous la Restauration, et est redevenue enfin, depuis 1848, l'île de La Réunion.

Avec Maurice (ancienne île de France) et Rodrigue, La Réu- nion fait partie de l'archipel des Mascareignes, situé à l'est de Madagascar. Elle se trouve par 20° 50' 40" de latitude Sud et 53° 10' 00" de longitude : 6.200 milles marins la séparent de Marseille. Sa superficie est de 251.160 hectares dont 35 % de terres cultivées et 65 % de bois et forêts.

Elle peut être comparée, a-t-on dit, à une île de Corse, plus chaude, plus petite, plus lointaine, et peut-être plus intéres- sante à cause de son volcan.

Constituée par deux massifs montagneux de 2.000 à 3.000 mètres d 'altitude que relie un plateau de 1.600 mètres d'élé- vation moyenne, l'île a 208 kilomètres de tour. Son sommet le

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plus élevé est le « Piton des Neiges » (3.069 mètres), situé à peu près au centre du pays ; aux pieds de ce géant s'ouvrent trois abîmes qui l'entourent et qui dévergent du Gros Morne comme les feuilles d'un trèfle : ce sont les cirques de Salazie, de Cilaos et de Mafatte. Le Piton des Neiges est la plus haute montagne de l'archipel français de l'Océan Indien.

Dans l'E.-S.-E., le sommet le plus élevé est le cratère Dolom- mieu ou Piton de la Fournaise (2.625 mètres) ; volcan encore en activité (1). Entre ces deux pitons s'étend une chaîne de montagnes qui divise l'île en deux parties dites partie du Vent (N.-N.-E.) et partie sous le Vent (S.-S.-O.) ; au centre se ren- contrent des cirques de toute beauté (Cilaos, Salazie, Mafatte). Grandioses et d'un pittoresque achevé, ils présentent d'énormes échancrures par lesquelles s'échappent des rivières que la sai- son des pluies transforme en torrents.

Ce sont : la rivière Saint-Etienne, qui descend de Cilaos, la rivière Dumas, qui traverse le cirque de Salazie et se jette à la mer entre le Bras Panon et Saint-André, la rivière des Galets, qui prend naissance dans les hauts du cirque de Mafatte et atteint la mer au sud du Port de la Pointe des Galets. Toutes trois sont donc alimentées par le Piton des Neiges, ainsi que la rivière des Marsouins qui baigne Saint-Benoît.

Enfin, plus au Sud, l'on remarque la rivière de l'Est : la route de ceinture la traverse sur un pont suspendu qui cons- titue un des plus beaux ouvrages d'art du globe (2).

Leconte de Lisle (Les Poètes contemporains : Victor Hugo), dans les lignes qui suivent, donne une idée fort exacte du régime des eaux de la Colonie :

... « Quand les pluies de la zone torride ont cessé de tomber par nappes épaisses sur les sommets et dans les cirques intérieurs de (1) Il est situé dans l'intérieur du « Grand Enclos », plaine de laves, qui a été justement comparée à une mer dont les vagues agitées se seraient subitement solidifiées. La paroi du Grand Enclos a de 250 à 300 mètres de hauteur et est peut-être unique au monde, par son étonnante régularité. La superficie du Grand Enclos est environ de 100 kilomètres carrés et le développement de son mur d'environ 45 kilomètres. (2) En 1825, M. de Freycinet, gouverneur, fit venir d'Angleterre et mettre en place les deux premiers ponts suspendus, avant même que ce système fut employé en France. Ils ont été l'un et l'autre emportés par les eaux.

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l'île où je suis né, les brises de l'Est vannent au large l'avalanche des nuées qui se dissipent au soleil et les eaux amoncelées rompent brusquement les parois de leurs réservoirs naturels. Elles s'écou- lent par ces déchirures de montagnes qu'on nomme des ravines, escaliers de six à sept lieues, hérissés de végétations sauvages, bou- leversés comme une ruine de quelque Babel colossale. Les masses d'écume, de haut en bas, par torrents, par cataractes, avec des rugissements inouïs, se précipitent, plongent, rebondissent et s'engouffrent. Ca et là, à l'abri des courants furieux, les oiseaux tranquilles, les fleurs splendides des grandes lianes se baignent dans des petits bassins de lave moussue, diamantés de lumière. Tout auprès, les eaux roulent, tantôt livides, tantôt enflammées par le soleil, emportant les îlettes, les tamariniers déracinés qui agitent leurs chevelures noires et les troupeaux de bœufs qui beuglent. Elles vont, elles descendent, plus impétueuses de minute en minute, arrivent à la mer, et font une immense trouée à travers les houles effondrées. »

Sur la presque totalité du littoral une plaine, qui atteint par- fois dix kilomètres de profondeur, s'étend de la montagne au rivage et constitue la zone principale des cultures. Là se con- centre presque toute l'activité industrielle de la colonie : grâce au chemin de fer qui, sur 126 kilomètres, suit le bord de l'Océan et traverse de riches et vastes plantations, les usines à sucre, distilleries, féculeries, etc., prennent à pied d'œuvre les matières premières, les transforment et, ce travail terminé, acheminent vers la port de la Pointe des Galets et parfois aussi vers celui de Saint-Pierre, les denrées coloniales de première nécessité dont on admire les échantillons dans le Pavillon de la Colonie à l'Exposition de Marseille.

La réputation de ces produits n'est plus à faire. Le sucre de La Réunion, son tapioca, son café, sa vanille, ses épices, ses rhums et liqueurs, ses essences aromatiques, sont de longue date connus et appréciés sur nos marchés et sur ceux plus loin- tains de l'Amérique (1). L'on peut dire que leur réputation est mondiale : un coup d'œil jeté sur les spécimens présentés par les producteurs de la colonie suffit pour convaincre les visiteurs de l'Exposition que cette vieille renommée est bien justifiée.

(1) Avant la guerre, les vanilles et cafés de La Réunion étaient aussi très recherchés en Russie.

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Si cette réputation a toujours triomphé des assauts de la concurrence commerciale, c'est qu'elle est assise sur des bases solides : fécondité d'un sol incomparablement riche qui per- met de magnifiques récoltes, expérience deux fois séculaire des cultivateurs et des usiniers qui assure la bonne préparation des produits, vaillance et énergie d'une population qui, par une lutte de tous les instants, a su résister aux épreuves d'ordre divers : cyclones, épidémies, crises économiques et, chaque fois, ramener le pays à un degré de prospérité que l'on croyait à tout jamais irréalisable.

Et puisque nous parlons de la population, disons tout de suite que La Réunion est la seule parmi ses colonies que notre pays, au moment de la prise de possession, ait trouvé dépourvue de toute population autochtone.

Fin 1665, quand Colbert conçut l'idée de constituer à Bour- bon un important entrepôt sur la route des Indes, une « échelle », l'île ne possédait guère, comme habitants, que deux Français (1) et une dizaine de Malgaches amenés par ces der- niers. Le privilège de la Compagnie des Indes venait alors d'être étendu à Bourbon : la flotte de la Compagnie, ayant à son bord M. de Baussée, avec le titre et les pouvoirs de Directeur, quit- tant l'île le 8 août 1665, après y avoir séjourné un mois, y laissa vingt ouvriers sous le commandement d'Etienne Regnault (2) : ces ouvriers, auxquels se mélèrent plus tard les officiers et les agents de la Compagnie, presque tous gentilhommes et cadets de familles, devinrent les souches d'où sortirent les premières familles. Les vingt orphelines que Colbert fit envoyer de la Métropole restèrent à Madagascar et deux seulement arrivè- rent à Bourbon ; les débris de la colonie française de Fort-Dau- phin, échappés au massacre du 4 décembre 1672, ne tardèrent

(1) Un de ces Français se nommait Louis Payen, homme bien fait et de bonne compagnie, l'autre était sous ses ordres, dit la France Pittoresque, éditée sous le règne de Louis-Philippe. (2) Louis Payen ne tarda pas à rentrer en France, où il mourut ermite. Ses goûts de solitude avaient été troublés par l'arrivée des vingt et un habitants nouveaux.

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pas à les renforcer (1). Enfin, au début du XVIII siècle, eut lieu, de Brest d'abord, de Lorient ensuite, un mouvement de colo- nisation assez prononcé vers l'île Bourbon et, avec les nou- veaux arrivants, presque toutes les provinces de la vieille France se trouvaient représentées.

C'est donc une race vraiment française (2) qui prit naissance dans cette île fortunée et dont les rameaux s'étendirent, par la suite, dans tout l'Océan Indien et jusque dans le Pacifique.

Les principales localités sont : Saint-Denis, 21.518 habitants ; Saint-Pierre, 27.895 habitants ; Saint-Paul, 19.456 habitants ; Saint-Louis, Saint-Benoît, Saint-Leu et Saint-André.

La colonie est reliée à la Métropole par la T. S. F. et par deux câbles télégraphiques. Toutes les communes sont reliées entre elles et avec les grandes exploitations industrielles et agricoles par le téléphone.

Saint-Denis, la capitale, possède une Académie, un Musée d'Art (le Musée Léon Dierx, fondé par MM. Marius-Ary Leblond), un Muséum d'Histoire naturelle, une très riche Bibliothèque municipale, etc.

(1) Un siècle plus tard, la population blanche atteignait près de 6.000 habi- tants ; les esclaves étaient 30.000, les hommes libres de couleur un millier. En 1822, la population blanche dépassait 15.000 habitants, la population libre de couleur 5.000, les esclaves étaient environ 5.000. En 1832, l'Estafette du Havre estimait la population de Bourbon à 100.000 habitants. Aujourd'hui, cette popu- lation est de 173.190 habitants : elle est en grande majorité catholique et l'île forme un diocèse à la tête duquel se trouve un évêque, suffragant de l'archevê- ché de Bordeaux, c'est à l'heure actuelle Monseigneur Bonin de la Boninière de Beaumont.

(2) « Au moral, la différence avec l'Européen n'est pas plus grande. Certains auteurs se sont plu à nous dépeindre le créole de La Réunion comme un homme paresseux, indolent, allangui par une température excessive, enclin à la mollesse. Rectifions cette erreur. Et d'abord, ainsi que nous l'avons vu dans un précédent chapitre, la chaleur est très supportable, tempérée qu'elle est par les brises du Sud-Est ; ensuite, nous pouvons affirmer que les créoles possèdent l'énergie, l'activité, l'ardeur de nos méridionaux ; la lecture de l'histoire de Bourbon suf- fit pour montrer que toutes les qualités, toutes les vertus qui forment le carac- tère distinctif de notre race se retrouvent chez nos compatriotes de La Réunion : braves jusqu'à la témérité, chevaleresques, enthousiastes, capables de tous les dévouements, de tous les héroïsmes, ils se sont toujours montrés dignes de leur origine. Leurs titres de gloire s'appellent Pondichéry, Mahé, Madras, le Grand Port ; les volontaires de Bourbon ont combattu dans l'Inde avec Dupleix, Labourdonnais, Lally-Tollendal : montés sur les vaisseaux de Collet, de Ville- neuve, de Bouvet, de Philibert, des créoles de Bourbon, eux aussi, ils ont fait aux Anglais une guerre acharnée et tout dernièrement encore, n'avons-nous pas vu les fils de ces vaillants solliciter de la France l'honneur d'aller à Madagascar, combattre à côté des soldats et des marins de la France. »

Fernand HUE : La Réunion et Madagascar.

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Voici une description de Saint-Denis due au créole Edouard Hervé, de l'Académie française : elle date de 1879, c'est-à- dire qu'elle est antérieure à l'inauguration du Port de la Pointe des Galets :

« Lorsqu'on arrive à l'île de La Réunion, on vient ordinairement mouiller à l'extrémité septentrionale de l'île, dans une rade foraine mal abritée contre le vent et la vague. C'est la rade de Saint-Denis... En face de soi, on a une jolie ville, construite au milieu de jardins. C'est Saint-Denis, le chef-lieu de l'île et l'une de ses trois villes commerçantes. La population atteint environ trente mille âmes. La ville s'élève en pente douce à partir du rivage. Presque toutes les rues se coupent régulièrement à angle droit. La ville présente donc l'aspect d'un vaste damier, mais d'un damier dont chaque case porterait un bouquet de verdure et de fleurs. C'est du milieu de ces bouquets que jaillissent les maisons, presque toutes en bois, élevées d'un ou deux étages au plus, sur un rez-de-chaussées, ordi- nairement muni d'une véranda.

La rue principale, autrefois rue Royale, aujourd'hui de Paris, part presque du rivage pour aller jusqu'à la partie haute de la ville. On la voit donc se développer devant soi, dans sa longueur lors qu'on est en rade. C'est le long de cette voie que sont groupés la plupart des édifices publics : près du rivage, à droite de la rue de Paris, l'Hôtel du Gouverneur ; un peu plus loin, la vieille église qui sert de cathédrale ; un peu plus loin, l'hôpital militaire, puis l'Hôtel de Ville... Tout à fait à l'extrémité de la rue de Paris, se trouve le Jardin des Plantes et à peu de distance de là, le Lycée colonial... Au delà, commencent les premières assises d'un massif de montagnes qui, s'élevant rapidement d'étage en étage, jusqu'à la région des neiges éternelles, borne la vue et ferme l'horizon. Parfois seulement, derrière cette barrière de 3.000 mètres, le ciel s'illumine le soir, de la lueur rougeâtre d'un volcan encore en acti- vité, le piton de Fournaise, placé à l'autre extrémité de l'île. »

En une étude spéciale, le docteur Jacob de Cordemoy nous dira plus loin, en détail et avec l'autorité qui s'attache à son nom, ce qu'il faut connaître de la vie et de l'évolution écono- miques de l'île de La Réunion.

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Mais il est tout de même nécessaire de rappeler ici quelques notions générales sur l'agriculture, le commerce et l'industrie.

L'île Bourbon a toujours été une colonie essentiellement agricole. Grâce à la diversité de climats qui est son apanage, elle voit prospérer sur son sol les espèces propres aux pays tempérés, comme aussi celles appartenant aux régions tropi- cales.

Dès le début du XVIII siècle, le blé, la vigne, le dattier y avaient été introduits si bien que, pendant les guerres de l'Inde, l'île produisait assez de froment, non seulement pour assurer sa propre consommation, mais encore pour ravitailler l'île de France et les équipages des escadres opérant dans l'Océan Indien. La culture du riz y devint également très florissante ainsi que celle du cotonnier : ce dernier, importé d'Amérique, fut l'origine de grandes fortunes à Bourbon, mais ne se rencon- tre plus qu'à l'état d'individus isolés. On récoltait aussi l'orge et l'avoine : ces dernières légumineuses ne sont guère cultivées qu'en petites quantités sur les hauteurs.

La canne à sucre fit son apparition vers 1644 et le manioc un siècle plus tard : Labourdonnais en avait pris, d'après les uns, des boutures à son passage à Rio-de-Janeiro, en 1742, et elles réussirent si bien que l'on en obtînt à Bourbon une variété dite « manioc doux » : cette variété peut être impunément absorbée sans avoir été préalablement cuite ; par conséquent elle ne con- tient aucun élément toxique, ce qui n'est pas le cas du manioc amer. D'après Trouette, c'est le 10 septembre 1738 que la Compagnie des Indes annonça au Conseil supérieur de Bourbon l'envoi des boutures de manioc.

Les premiers plans de café, venu de Moka (1), furent intro- duits de 1717 à 1720. M. Leroy en introduisit, un siècle plus tard, une variété particulière qui porte son nom.

Quant aux épices : le poivre, le girofle, la muscade, la can- nelle, le gingembre, le safran, c'est à Poivre, un de nos premiers Intendants, que nous les devons. Il les introduisit en 1770.

(1) D'après Davelu, qui a laissé des « Notes » sur l'île Bourbon, il y avait deux plants dont l'un fut cultivé chez M. Houbert, curé de Sainte-Suzanne ; les premiers grains se vendirent à raison de seize pour une piastre.

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L a R é u n i o n é c o n o m i q u e , d ' a p r è s G e o r g e s J O U T E L

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