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Éléments de compréhension du poème ILION de Sri Aurobindo Livre Un Le Livre du Héraut Claude de Warren Octobre 2018 1

Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

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Éléments de compréhension

du poème

ILIONde Sri Aurobindo

Livre Un

Le Livre du Héraut

Claude de Warren

Octobre 2018

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Brise les moules du passé, mais garde intactsson génie et son esprit, sinon tu n’as pas d’avenir.

Sri Aurobindo(Aphorisme 238)

PREFACE

Jusqu’à présent, le poème Ilion a été quasiment ignoré par tous ceux qui

s’appliquèrent à étudier l’œuvre de Sri Aurobindo pour la simple raison

que celui-ci ne donna jamais les clefs nécessaires à sa compréhension ni la

moindre indication sur le contenu symbolique du poème.

Il pose cependant une question essentielle dans le grand tournant spirituel

que vit l’humanité actuelle, à savoir ce qui peut être conservé des

structures et des réalisations supportant les efforts les plus avancés des

anciens yogas vers davantage de consécration, de dévotion et de

connaissance du Divin et ce que seront les bases du nouveau yoga

Sri Aurobindo avait acquis lors de ses années d’études en Angleterre une

connaissance très approfondie de la culture grecque et pouvait composer

des poèmes en grec ancien. De plus, nous pouvons déduire de ses paroles

qu’il avait acquis une compréhension intuitive profonde du sens des

mythes lors de son séjour en prison à Alipore. Il entreprit alors de

confirmer de façon imagée, ce qui avait été « vu » par Homère il y a près

de trois mille ans : Troie devait être impitoyablement rasée et tous ses

habitants tués. Or la ville de Troie représente les structures établies à

partir d’un accès permanent au mental illuminé pour soutenir les yogas et

les réalisations les plus avancées. En revanche, la coalition achéenne qui

lui est opposée a pour base le mental supérieur, plan auquel l’humanité

dans son ensemble devra accéder dans les siècles ou millénaires à venir, à

commencer par la réalisation de son unité.

Pour les aventuriers se pose cependant le problème des bases du nouveau

yoga. Homère y a répondu en plaçant les seuls survivants de Troie, Énée et

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son fils Anchise, dans la lignée d’Assarakos, dont le nom signifie

« égalité ». Ils sont les ancêtres de la lignée qui devra fonder la Troie

future sur la base d’une progression dans l’amour, car Énée est le fils

d’Aphrodite, la déesse qui veille à la progression de l’amour dans

l’humanité. Homère n’en dit pas plus dans l’Iliade, explicitant seulement

dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de

direction.

Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant qu’aucun yoga ne pouvait

être entrepris si n’était réalisé au préalable une parfaite égalité ou

équanimité. Et pour ce faire, une purification approfondie devait être

réalisée. Car, nous dit-il, l’Amour ne pourra croître que sur une base de

Vérité, alors que c’est encore en grande partie le mensonge qui règne sur

le monde. Ce que les humains appellent amour n’est en effet le plus

souvent que son contraire ; non pas forcément la haine qu’on lui oppose

mécaniquement mais la manifestation du mouvement de possession et de

toutes ses expressions complexes qui vont jusqu’à prendre parfois

l’apparence du dévouement, du sacrifice ou de la charité.

Sri Aurobindo a posé les bases du nouveau Yoga de façon très claire, yoga

dont les grandes lignes sont :

- un don de soi total entre les mains de la Mère divine ou Shakti, la

puissance de réalisation du Divin ; un don de soi au Divin ou à Cela,

quel que soit le nom que l’on choisisse (aussi appelé « surrender »

ou consécration)- une puissante aspiration qui doit devenir progressivement constante

et inébranlable (un « besoin » d’autre chose, de plus de vérité, plus

de joie…)- une égalité ou équanimité

Selon Sri Aurobindo, « Posséder l’égalité, c’est avoir un mental et un

vital tranquilles et immuables ; c’est n’être ni touché ni dérangé par

ce qui vous arrive, ce que l’on vous dit ou vous fait, mais regarder

toutes ces choses en face, sans aucune des déformations

qu’engendre le sentiment personnel, et essayer de comprendre ce

qui est derrière elles, pourquoi elles se produisent, ce que vous

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pouvez en apprendre ; ce qui, en vous-même, est l’objet de leurs

assauts et quel profit, quel progrès intérieur vous pouvez en tirer ;

c’est avoir la maîtrise des mouvements vitaux : colère,

susceptibilité, orgueil, mais aussi désir et le reste ; c’est ne pas les

laisser s’emparer de l’être émotionnel, ni troubler la paix intérieure ;

ne pas parler, ne pas agir précipitamment sous leur impulsion, ne

pas parler, n’agir que mû par un calme équilibre intérieur de l’esprit.

L’entière et parfaite possession de cette égalité n’est pas facile à

acquérir, mais il faut dans relâche essayer de fonder de plus en plus

sur elle l’état intérieur et les mouvements extérieurs ».- une sincérité progressive

Sincérité que Mère a défini comme une soumission progressive de

toutes les parties de l’être au Divin : « Ne permettre à rien, nulle

part, de nier la vérité de l’être, c’est cela la sincérité. » (17-10-58) ;

« Être sincère, c'est unifier tout son être autour de la suprême

Volonté intérieure » (Agenda de Mère 14-7-1965) ; « L’unification

complète de tout l’être autour du centre psychique est la condition

essentielle pour réaliser une sincérité parfaite » (9-02-1972).

Les anciens initiés grecs, en sus de la lignée d’Assarakos (l’égalité), ont

illustré ces bases par les héros qui revinrent vivants en Grèce : ce sont les

épopées appelées « Retours » dont la plus célèbre et la seule qui nous soit

parvenue est celle d’Ulysse contée dans L’Odyssée. Elle décrit le

processus de réalisation d’une parfaite transparence qui doit permette aux

courants de conscience-énergie divines de réaliser la transformation.

Hormis ce héros, ceux qui revinrent nous sont connus. Voici les

principaux : Agamemnon, roi de Mycènes (symbole d’une puissante

aspiration et volonté intelligente), Ménélas, roi de Sparte (celui qui est

fidèle à la vision du Nouveau), Nestor (la croissance de la sincérité et

rectitude), Diomède (la volonté d’union avec le Divin), quelques devins (la

croissance de la sensibilité et de la réceptivité dans différentes parties de

l’être), Idoménée (celui qui désire l’union), Énée (l’évolution) et aussi bien

d’autres héros secondaires.

Mentionnons également qu’en dehors des bases du nouveau yoga, Sri

Aurobindo aborde dans Ilion un problème fondamental, la place de la

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souffrance dans le nouveau yoga, illustré par les rapports d’Achille avec

l’amazone Penthésilée.

***

Selon Sri Aurobindo lui-même, Ilion, dont le titre était alors « La chute de

Troie, Épopée », fut « commencé en prison en 1909, repris et complété à

Pondichéry en avril et mai 1910 », donc quelques années avant qu’il ne

commence Savitri. En effet, le premier manuscrit connu de Savitri est daté

de 1916. (Les informations relatives à la composition d’Ilion sont tirées de

deux ouvrages : « A commentary on Sri Aurobindo’s Poem ILION » de

V.Murugesu, et « Ilion ou La Chute de Troie », traduction annotée de

Raymond Thépot.)

On ignore si, manquant de quoi écrire en prison, « il le confia à sa

mémoire » comme il dit l’avoir fait pour d’autres poèmes, ne le notant sur

papier qu’après sa libération. Sri Aurobindo avait en effet une mémoire

hors du commun comme en atteste de nombreux témoignages.

Entre 1910 et 1917, il transforma ces premiers vers en un poème épique

comprenant plusieurs livres, tout en donnant la priorité à la revue

mensuelle Arya et à Savitri.

Dans les « Notes » de « Collected poems », on peut lire : « Pendant les

années vingt et trente, Sri Aurobindo travailla sur Ilion de temps à autre.

Et même jusqu’en 1935, il se plaignait non sans humour de ne pouvoir

distraire de sa correspondance ne serait-ce qu’une heure chaque jour : en

trois ans, Savitri, Ilion et je ne sais encore combien plus seraient alors

réécrits, complétés, terminés à la perfection. En fait, il ne trouva jamais le

temps de terminer Ilion, mais en 1942 il révisa le début du premier livre

qui devait servir d’illustration à son étude de l’hexamètre quantitatif, un

essai qui fut publié en 1942 sous le titre On Quantitative Metre dans

Collected Poems and Plays (SABCL, vol. 5, pp. 341-387) ainsi que dans une

brochure séparée parue la même année. Il admirait en effet ce type de

versification utilisé par Homère et, insatisfait des essais de son époque

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d’adaptation à la langue anglaise, proposa sa propre théorie et solution à

ce problème. Cet aspect d’Ilion - la théorie de la quantité vraie - ne sera

pas abordé dans la présente étude.

Ce passage révisé de 371 vers fut la seule partie d’Ilion diffusée sous

forme imprimée durant sa vie. Une note de bas de page indiquait alors

« un poème laissé inachevé ». Le texte complet de près de 5000 vers fut

transcrit à partir des manuscrits de Sri Aurobindo et publié en 1957. Une

nouvelle édition vit le jour en 1989 ; elle incorporait les corrections

chronologiques de l’auteur et le début du neuvième livre qui ne fut jamais

terminé. »

Sri Aurobindo, lors de ses années d’études en Angleterre, avait étudié le

grec ancien. Il avait même reçu du directeur de la St. Paul’s School de

Londres, surpris par les facilités de son élève, des leçons particulières de

grec. S’il est probable qu’il pouvait lire couramment Homère dans le texte

original grec, il est certain qu’il connaissait parfaitement les œuvres de cet

auteur. De plus, alors qu’il avait été emprisonné à la suite de ses activités

pour la libération de l’Inde, il en eut une compréhension intuitive comme il

nous le dit lui-même : “A moment’s illumination in Alipore jail opened my

vision and since then I have understood with the intuitive perception and

vision”.

Cependant, à notre connaissance, Sri Aurobindo ne donna jamais aucune

indication concernant le sens profond d’Ilion ni même ne dévoila le

symbolisme de la guerre de Troie et des différents héros qui y

participèrent. Les éléments de compréhension donnés dans cet essai

reposent donc sur une interprétation de la mythologie grecque effectuée

pendant plus de vingt ans par l’auteur en relation avec les écrits de Sri

Aurobindo. Cette interprétation a été publiée en trois volumes sous le titre

Mythologie grecque, Yoga de l’Occident. Ces ouvrages sont disponibles en

français et au fur et à mesure de leur traduction, en anglais, sur le site

web : greekmyths-interpretation.com.

Bien que rien ne permette à priori d’affirmer que toutes les hypothèses et

résultats de cette interprétation puissent être appliqués à Ilion, tant

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d’indices à la fois dans ce poème et dans Savitri vont dans ce sens que

nous pensons juste de les appliquer au décryptage d’Ilion.

Toutefois, la signification du nom de certains personnages mis en scène

par Sri Aurobindo nous reste obscure. Comme nous pensons que rien dans

ses écrits n’était « gratuit », que tout avait une raison d’être, il est

probable qu’il ait pu utiliser des clefs de codage que nous ignorons encore.

Les bases de l’interprétation et la description générale du chemin spirituel

ne sont pas reprises ici. Est seulement indiqué dans ce qui suit le sens

général des principales lignées.

Celle du Titan Japet concerne l’ascension des sept plans de la conscience

mentale représentés par les Pléiades, enfants d’Atlas, et les expériences

qui y sont reliées. Atlas, condamné par Zeus à porter le ciel sur ses

épaules, est le symbole de la force qui sépare l’esprit de la matière mais

doit aussi les relier lorsque le chercheur – et l’humanité à sa suite – gravit

ces sept plans.

Dans cette lignée, la branche troyenne s’inscrit dans la descendance

d’Électre, la cinquième Pléiade, correspondant au stade du mental illuminé

selon la progression indiquée par Sri Aurobindo. Régnant à l’extrême Est

de ce qui était la grande Grèce, en Troade - actuellement l’Anatolie -, elle

représente la réalisation la plus avancée des anciens yogas marquée à

plusieurs reprises par un manque de sincérité et de consécration totale du

chercheur (tel par exemple le refus de Laomédon d’honorer la promesse

faite aux dieux lors de la construction de la citadelle de Troie). La sincérité

dont il est question ici n’est pas celle évidente de ne pas dire de

mensonge, mais celle définie par Mère comme étant la soumission

intégrale de toutes les parties de l'être au Divin.

Hélène, symbole de « la vraie direction évolutive vers la Liberté »,

appartient au plan suivant, celui du mental intuitif, où figurent également

Castor et Pollux - symboles de la réalisation la plus avancée de

« force/pouvoir (maîtrise absolue du vital) » et « douceur » combinées -

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ainsi que Clytemnestre, symbole de l’une des plus hautes réalisations

mentales.

Dans cette lignée de Japet, les expériences s’inscrivent à l’intérieur de

deux branches différentes : d’une part dans la descendance d’Hellen (à ne

pas confondre avec Hélène) – symbole du chercheur qui œuvre « vers plus

de liberté » -, et d’autre part dans celle de Protogénie « ceux qui marchent

en avant » pour les aventuriers de la conscience.

Dans la première figurent des héros tels Nestor « la progression dans la

rectitude ou sincérité » et Ulysse, celui qui œuvre pour réaliser en lui une

complète « transparence » à l’influence des courants de

conscience/énergie qui relient les mondes de l’esprit et la matière. Dans la

seconde figure Diomède « celui qui a le dessein d'être divin ».

La seconde lignée majeure est celle d’Océanos qui concerne le processus

de purification/libération. Les branches des jumeaux Agénor et Bélos en

détaillent les accomplissements nécessaires avec la lutte contre la peur

illustrée par le combat de Persée contre la Gorgone et le chemin de

purification/libération indiqué par les travaux d’Héraclès. Les deux

premiers travaux illustrent la victoire sur l’ego et sur le désir jusqu’à la

racine du mouvement de captation.

Une insistance particulière est apportée à la grande erreur spirituelle qui

consiste à élaborer une construction mentale autour d’une expérience

spirituelle vraie : c’est l’histoire du labyrinthe où se tient le Minotaure,

conséquence des amours de Pasiphaé et du Taureau de Minos, lequel sera

tué par Thésée.

Dans cette seconde lignée majeure figure Achille « celui qui accomplit la

libération dans la profondeur du vital », sans la participation duquel la

coalition achéenne n’aurait pu emporter la victoire lors de la guerre de

Troie telle qu’Homère l’a chantée dans l’Iliade. Cette guerre devait décider

de la direction évolutive à suivre pour conquérir une plus grande liberté

selon la vérité de l’évolution (Hélène).

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Les leaders du camp achéen contre les Troyens appartiennent à une autre

lignée, celle de Tantale, symbole de « l’aspiration ». Dans sa descendance

figurent deux frères, Agamemnon et Ménélas. Agamemnon « une très forte

aspiration » (Homère nous dit que c’est le plus « cupide » de tous les

achéens) est roi de Mycènes « une violente ardeur », ville fondée par

Persée, le vainqueur de la peur : il est donc le symbole d’une construction

intérieure qui s’oppose à la « tiédeur », celle d’un chercheur « libre » de

toute peur.

Son frère Ménélas représente « celui qui est fidèle à sa vision du Nouveau

vers plus de Liberté » (ou « la volonté tendue vers le but » ou encore

« l’aspiration à voir »). Jusqu’à l’enlèvement de son épouse Hélène, il est

le symbole d’un chercheur avançant en accord avec la vérité évolutive.

La compréhension du nom Ménélas est difficile. Parmi les sens que nous

proposons ici nous privilégions « celui qui est fidèle à sa vision (du

Nouveau vers plus de Liberté) » car c’est un guerrier (aimé d’Arès), et

surtout Homère nous dit à plusieurs reprises qu’« il a les cheveux blonds ».

Sa vision concerne le Nouveau car il est roi de Spartes « ce qui surgit », et

aussi la Vérité évolutive vers la Liberté car c’est l’époux d’Hélène.

Pour ceux qui sont intéressés par le problème de la réalité de la guerre de

Troie et du site lui-même, nous renvoyons le lecteur à ce qu’en dit Thépot

dans la seconde annexe : Guerre de Troie et origine troyenne de Rome.

Pour nous, cette guerre est symbolique dans sa totalité.

Si l’Iliade décrit la première étape du renversement des anciens yogas - le

refus de séparer l’esprit de la matière - ce poème était accompagné dans

l’Antiquité de plusieurs autres dont nous n’avons que des résumés : Les

Chants Cypriens, L’Éthiopide, La Petite Iliade et Le Sac de Troie. Pour ceux

qui sont intéressés par le problème de la réalité de la guerre de Troie et du

site lui-même, nous renvoyons le lecteur à ce qu’en dit Thépot dans la

seconde annexe : Guerre de Troie et origine troyenne de Rome. Pour nous,

cette guerre est symbolique dans sa totalité.

Plusieurs autres poèmes traitaient des Retours des héros de la coalition

achéenne ayant survécu à la guerre, « Retours » qui illustrent les

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processus d’intégration dans la matière qui suivent toute « ascension » et

correspondent à un élargissement de la conscience. Nous avons évoqué

plus haut L’Odyssée qui raconte le retour d’Ulysse. Les aventures de ce

héros mettent en image un vaste processus de purification. Celui-ci

entraîne en son stade ultime le renoncement aux états de sagesse et de

sainteté qui ne peuvent être absolus que pour un chercheur hors du

monde, et ceci afin de trouver le Divin dans la vie, dans la matière. Ces

états de sagesse et de sainteté sont représentés par les deux principaux

« prétendants » à la main de Pénélope - l’épouse d’Ulysse -, les divins

Antinoos « un esprit puissant » et Eurymaque « le grand guerrier »,

confirmant que « le meilleur de l’ancien » est toujours le plus grand

obstacle au nouveau. Il est en effet très difficile pour un chercheur de

renoncer à ses plus belles réalisations.

Le yoga futur est alors préparé par Néoptolème « les nouveaux combats »,

fils d’Achille, qui achèvera la purification du vital profond. Rappelons en

effet qu’Achille est fils de Thétis, elle-même fille de Nérée « le vieillard de

la mer », divinité symbole des réalisations correspondant aux débuts de la

vie hors de la matière, à la conscience cellulaire.

Et c’est dans ces profondeurs des mémoires archaïques que se livreront

alors les grands combats du yoga du futur, au niveau des mémoires de la

matière cellulaire. Ce yoga du futur sera entrepris par les fils qu’Ulysse eut

respectivement de Pénélope « la vision de la trame » et de Circé « la vision

discernante de la Vérité dans tous les détails » : il s’agit de Télémaque

« les combats du futur » et de Télégonos « ce qui naît au loin, dans le

futur ».

Ce sont des travaux de yoga qui poursuivront le travail de transparence

pour permettre l’action des forces divines dans le corps. Il ne s’agit plus

alors d’un yoga individuel mais d’un yoga qui a des répercussions sur

l’humanité toute entière, car à ce niveau, tout est Un.

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Un dernier poème, la Télégonie « ce qui doit naître dans le futur », dont

nous n’avons que les résumés très succincts de Proclus et d’Apollodore,

clôturait le cycle troyen.

Il chante des unions croisées, le fils issu de l’une des compagnes d’Ulysse

épousant l’autre compagne de son père : le fils de Circé, Télégonos,

épousa Pénélope tandis que le fils de celle-ci, Télémaque, s’unit à Circé.

La vision de la « trame » (ce qui à la fois « couvre » et protège l’accession

aux états de conscience primitifs, symbolisé par Pénélope) déjà abordée

par le chercheur (par son union avec Ulysse) se poursuit par la quête d’un

discernement issu de la lumière supramentale : Télémaque s’unit à Circé

qui est en effet une fille d’Hélios, le soleil, symbole de la lumière

supramentale.

Et inversement, le processus de compréhension de la « trame »

s’approfondit du fait de la vision discernante de la Vérité déjà acquise :

Télégonos « ce qui naît dans le futur », fils de Circé, s’unit à Pénélope.

L’Agenda de Mère est une narration jour après jour pendant treize ans,

de la sortie hors de cette « trame ». Nous ne citerons ici que des extraits

des textes figurant au dos des pages de couvertures des Tomes 2 et 8

annonçant les volumes suivants :

Agenda de Mère, Tome 2 :

(…) c’est l’année où Mère, dans son corps, émerge dans une troisième

position qui n’est plus la vie ni la mort que nous connaissons, un envers de

la trame où les lois physiques ne jouent plus et qui ressemble

étrangement au monde sub-quantique des « trous noirs » : le temps

change, l’espace change, la mort change. Et si c’était le lieu de la Matière,

dans le corps, où les lois du monde se renversent – qui n’étaient que les

lois de notre tête – et où l’évolution débouche sur une liberté corporelle

impensable, une troisième position qui sera la position de la prochaine

espèce sur terre ?

Agenda de Mère, Tome 8 :

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Comme si la terre était enfermée dans un bocal, prisonnière d’une

« fausse Matière » : C’est comme une trame sur toute la terre, et on

apprend au corps à sortir de là… Petit à petit la conscience des cellules

sort de cette emprise.

Sri Aurobindo a repris avec Ilion la description du chemin à partir des

évènements décrits dans L’Éthiopide, poème qui suivait immédiatement

L’Iliade et traitait de l’engagement de l’amazone Penthésilée et des

évènements situés entre L’Iliade et L’Odyssée. Quintus de Smyrne, poète

latin du 3e ou 4e siècle après J.-C. en a proposé une version dans « La suite

d’Homère » ou « Posthomériques ». Tandis que cet auteur fait mourir

Penthésilée dès le premier chant, elle est toujours vivante à la fin d’Ilion

mais l’on comprend qu’elle sera tuée par Achille en combat singulier.

Signalons enfin que, comme pour Savitri, chaque vers est important et

revêt une signification particulière pour le yoga. L’interprétation qui est

faite ci-dessous ne peut donc à elle seule révéler toute la richesse de ce

poème.

Enfin, et sous toute réserve, nous pouvons imaginer que le cadre de la

mythologie grecque ne laissait pas à Sri Aurobindo assez de liberté pour

exprimer ses visions, ses expériences et ses réalisations. Surtout, elle

impliquait un décodage du symbolisme de cette mythologie qui privait le

lecteur de la possibilité d’une compréhension directe. Comme Sri

Aurobindo se refusait à donner la moindre indication sur ce symbolisme,

nous supposons que c’est l’une des raisons pour lesquelles il abandonna

Ilion au profit de Savitri, poème qui ne nécessite aucune connaissance

mythologique préalable.

***

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Page 13: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Ce travail a été réalisé sur la base de la traduction de Raymond Thépot,

Éditions Latin Pen, Fraternité, Auroville à partir du texte original Ilion publié

par Sri Aurobindo Ashram Trust.

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LE CONTEXTE DE LA GUERRE DE TROIE

L’analyse symbolique de la Guerre de Troie figure dans le troisième volume

de l’étude Mythologie grecque, yoga de l’Occident et ne peut vraiment

être comprise qu’après assimilation des éléments donnés dans le chapitre

correspondant et ceux qui précédent. Seuls les éléments les plus

importants de cette étude seront repris ici.

Le récit de la Guerre de Troie, tel qu’il nous est parvenu dans L’Iliade, est

une description de la difficulté à opérer le renversement entre les anciens

yogas et le yoga du futur, tant « le meilleur de l’ancien constitue toujours

le plus grand obstacle au nouveau ». En effet, les anciens yogas qui

proposaient des voies d’union avec le Divin ou la Suprême Réalité en

l’Esprit, avaient renoncé à rechercher cette union également dans la

matière. Les initiés d’alors s’étaient en effet heurtés à des obstacles qui

leur paraissaient infranchissables dans le processus de transformation en

vue de la divinisation totale de l’homme, y compris de son corps physique.

Ils ne visaient donc qu’à entraîner à leur suite l’humanité dans la seule

« libération » individuelle, le plus souvent en s’isolant de la vie matérielle

pour explorer les paradis de l’esprit. Quel que fût le niveau d'implication

matériel et social des êtres « réalisés » dans les yogas "anciens", il ne

s'agissait toujours que d'accomplissements personnels qui laissaient

inchangée l'humanité dans son ensemble.

La guerre de Troie illustre le refus de ce seul accomplissement personnel -

représenté par la coalition troyenne - et la quête d’une vérité plus haute

incarnée par Hélène, héroïne issue de la coalition achéenne. Nous parlons

de coalition troyenne et achéenne et non de troyens et de grecs, non

seulement parce qu’il s’agissait dans chaque camp de véritables alliances

de troupes de différentes provinces, mais aussi parce que l’on peut

considérer que les troyens appartenaient à l’empire grec. Il s’agit en fait

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d’une guerre civile, symbole d’un conflit intérieur chez l’aventurier de la

conscience. Le niveau que représente la coalition troyenne est aussi

représentatif des forces qui seront utilisées dans un yoga du futur - la Troie

future que fondera Énée – mais après que l’humanité ait compris que la

matière ne peut être dissociée de l’esprit, que l’évolution implique une

transformation intégrale de la nature humaine en vue de sa divinisation. Si

cette guerre retrace une lutte intérieure, elle exprime donc aussi le plus

probablement une opposition entre les divers courants de la spiritualité

grecque de cette époque, opposition qui perdure encore très largement de

nos jours. En effet, rares sont les spiritualités - sans même parler des

religions – qui proposent la vision et la réalisation progressive d’une vie

divine dans la réalité matérielle de cette terre.

L’ensemble des participants à cette guerre de Troie caractérisent donc un

chercheur parvenu aux limites généralement admises de l’expérience

spirituelle, limites représentées par les états de sagesse et de sainteté. En

fait, le renoncement à la sagesse - au pouvoir, à la puissance de

l’intelligence – et le renoncement à la sainteté (à la puissance de la vie et

à ses pouvoirs) qui sont pour l’homme le signe de la perfection, pour

s’abandonner totalement au pouvoir du Divin dans la matière, dans le

corps ne sera vraiment acquis qu’au terme du périple d’Ulysse, lorsqu’il

tuera les deux prétendants à la main de Pénélope, Antinoos et Eurymaque,

symboles respectifs des états de sagesse et de sainteté (Cf L’Agenda de

Mère, Tome 7, page 65 de l’édition française). C’est tout le problème de la

libération de la soumission aux trois modes d’action de la nature, les guna,

qui est ainsi posé. Car, comme le dit Sri Aurobindo dans le commentaire

de la strophe 35 de la Bhagavad Gîta, « l’ego est là, caché dans le mental

du saint comme dans celui du pécheur ».

Hélène, l’enjeu de la guerre, appartient à la lignée de Sparte, celle du

« surgissement du nouveau », issue de Taygète - la sixième Pléiade - qui

représente, selon la classification de Sri Aurobindo, le stade du mental

intuitif ou intuition, situé entre le mental illuminé et le surmental. Si l’on

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adopte la version dans laquelle elle est fille de Zeus et Léda, et non de

Tyndare et Léda, elle serait même issue d’une influence surmentale. Elle

appartient donc au processus général d’ascension des plans de conscience

dans le mental décrite par la lignée du Titan Japet. Du conflit mortel qui

opposa ses deux frères à ses deux cousins, symboles des réalisations aux

frontières de la non-dualité – ses frères Castor « le pouvoir que confère la

maîtrise » et Pollux « celui qui lutte par l’extrême douceur », et ses

cousins Idas « la vision d’ensemble » et Lyncée « la vision dans le détail »,

tous deux éléments du discernement exact, il ne subsiste qu’une immense

compassion, Pollux « celui qui est parfaitement doux », symbole de la

victoire sur les dualités.

La lignée troyenne

Nous allons reprendre ici les éléments principaux de la lignée troyenne

afin d’avoir une idée claire des réalisations du chercheur lorsque

commence la guerre de Troie. Le symbolisme des autres lignées sera

rappelé ultérieurement.

(Cette lignée figure sur la Planche 16.)

La ville de Troie ou Ilion est située dans la province de l’empire grec située

le plus à l’Est, en Phrygie « qui brûle », symbole donc des structures du

yoga qui ont permis les réalisations les plus avancées (située le plus à

l’Est, du côté du soleil levant) et le « besoin » le plus ardent, le feu

intérieur - Agni - le plus fort (en Phrygie).

La lignée royale troyenne illustre l’état le plus avancé de la progression

spirituelle dans l’ascension des plans de conscience, car elle issue de la

Pléiade Électre qui représente le plan du mental illuminé.

Le fondateur de la lignée est Dardanos qui symbolise l’état d’union avec le

Divin en l’esprit. Le roi de Phrygie, Teucer « l’élargissement en l’esprit » lui

donna pour épouse sa fille Batéia, symbole d’un chercheur qui développe

son yoga vers « tout ce qui est accessible ». Il fonda sur les pentes du

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mont Ida (la montagne des « voyants »), la ville de Dardania dont le nom

est probablement lié au don de soi.

Son fils Érichthonios « celui qui va profondément sous terre (dans

l’inconscient) » représente le travail dans l’inconscient vital corporel,

descente permise par l’accès plus ou moins stabilisé au mental illuminé.

Le chercheur a alors développé de nombreux pouvoirs dans le domaine de

la force vitale car Érichthonios « était le plus opulent de tous les hommes

et possédait trois mille juments avec leurs poulains »", symboles de très

nombreux "pouvoirs". Borée, le vent du Nord, symbole de l’ascèse

yoguique, « prenant l’apparence d’un étalon à crinière bleue, engendra

avec ces juments douze pouliches qui couraient sur les épis sans les

courber et bondissaient sur le large dos de la mer en se jouant des

brisants » : l’utilisation de ces pouvoirs ne modifiaient en rien les fruits de

l’ascèse yoguique, ni n’étaient soumis aux perturbations vitales. Sri

Aurobindo nous dit en effet que si les pouvoirs ne doivent pas être

recherchés, le chercheur ne doit non plus les refuser systématiquement

lorsqu’ils se manifestent. Le « Journal du Yoga » de Sri Aurobindo décrit

tous les accomplissements qui peuvent être réalisés à ce stade. La crinière

bleue de l’étalon nous évoque la couleur de l’aura de Sri Aurobindo

exprimant le pouvoir du surmental.

Érichthonios a deux frères, Ilos et Zakinthos, qui représentent peut-être la

transformation psychique.

Érichthonios, uni à Astyoché « qui concentre les capacités de l’être », eut

un fils, Tros dont Homère nous dit qu’il fut le roi des Troyens, donc de tout

ce qui travaille dans les plus hauts plans de la conscience. Lui-même

« engendra à son tour trois fils parfaits, Ilos, Assarakos et Ganymède ».

Ilos, le fis aîné, symbole du travail en vue de la seconde transformation

« la libération en l’esprit » est le fondateur de la cité qui prendra son nom,

Ilion. Suivant les ordres intérieurs et une illumination (une vache), la partie

la plus éclairée du chercheur se positionne en Phrygie, et donc dans un

endroit où brûle Agni, le feu intérieur.

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Après avoir fondé la cité, Ilos demanda à Zeus un signe en confirmation.

Au lever du jour, il vit une statuette en bois qui était tombée du ciel à

l’effigie de Pallas-Athéna, le Palladion. Mais en réponse à la prière d’Ilos,

Zeus avait également précipité l’erreur, Até, en même temps que le

Palladion. Ilos construisit un temple dans Troie pour y installer la statue qui

constituait, tant qu’elle restait dans les murs, une protection pour Troie.

La cité est fondée cette fois-ci dans la plaine : le chercheur s’éloigne donc

des hauteurs de l’union en l’esprit, de l’état de « voyant » (le mont Ida où

l’aïeul d’Ilos, Dardanos, avait établi la première ville, Dardania). L’erreur

originelle d’orientation, marquée par l’envoi simultané du Palladion et

d’Até (Zeus précipita l’erreur, Até, en même temps que le Palladion) est

soulignée par Apollodore qui précise que « la vache se coucha sur la

colline d’Até (de l’erreur) ».

Toutefois, il semblerait bien que ce soit (ou plutôt que cela ait été au

temps des anciens grecs) une erreur inévitable. En effet, le chercheur

demande confirmation à son supraconscient de l’exactitude de la direction

choisie et reçoit en retour un « signe » qu’il considère comme une

validation (le Palladion). Mais le supraconscient envoie à la fois le symbole

de « la paix de la libération » et « l’erreur » (Zeus envoie le Palladion et

Até).

Si l’on considère que le nom Até est construit autour de la lettre T (Tau) et

qu’elle est selon Homère la fille aînée de Zeus, elle pourrait indiquer une

tension vers une réalisation dans les hauteurs du surmental. Elle ne

représenterait alors une « erreur » que dans la mesure où le temps de

l’ascension spirituelle touche à sa fin.

Une autre compréhension serait que le surmental étant le premier plan de

la dualité lorsque l’on passe la frontière du supramental, il porte en lui les

opposés, aussi bien une certaine vérité que l’erreur.

Le soutien ultérieur de plusieurs dieux majeurs au camp troyen (Arès,

Aphrodite et Apollon) souligne la difficulté du discernement alors que le

chercheur aspire à une confirmation du chemin évolutif. A ce stade,

l’erreur n’est encore que potentielle, et le supraconscient semble bien

encourager cette voie avec la protection d’Athéna. C’est-à-dire que la

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quête des hauteurs de l’esprit ne constitue pas au départ une erreur.

L’erreur viendra plus tard d’un manque de consécration totale.

Les autres fils de Tros sont Assarakos « celui qui travaille à l’équanimité, à

l’égalité » et Ganymède « celui qui œuvre pour parvenir à la joie », celle

du surmental, car Zeus en fera l’échanson des dieux.

Mère décrit parfaitement le niveau de réalisation atteint ici lorsque dans

un entretien du 17 octobre 1956, Elle décrit une joie au-delà de celle

symbolisée par Ganymède :

« En fait, cette Joie-là est au-delà des états que l’on considère

généralement comme les états les plus élevés au point de vue yoguique,

comme, par exemple, l’état de sérénité parfaite, d’égalité d’âme parfaite,

de détachement absolu, d’identité avec l’infini et l’éternel Divin, qui vous

soulève nécessairement au-dessus de toutes les contingences. Parallèle à

cet état, on peut en avoir un autre, qui est un état d’amour parfait,

intégral, universel, qui est l’essence même de la compassion et qui est

l’expression la plus parfaite de la Grâce qui efface les conséquences de

toutes les fautes et de toutes les ignorances. Ces deux états-là ont

toujours été considérés comme le sommet de la conscience ; ils sont ce

que l’on pourrait appeler la frontière, l’extrême limite de ce que la

conscience individuelle peut atteindre dans son union avec le Divin. Mais il

y a quelque chose qui est au-delà ; c’est justement un état de joie parfaite

qui n’est pas statique : la joie dans une manifestation progressive, un

déroulement parfait de la suprême Conscience. Le premier des deux états

dont j’ai parlé mène presque toujours à une abstraction hors de l’action,

un état presque statique, et très facilement il conduirait au Nirvâna (en

fait, cela a toujours été le chemin préconisé pour tous ceux qui sont à la

recherche du Nirvâna). Mais cet état de joie dont je parle, qui est

essentiellement divin, parce qu’il est libre, totalement libre de toutes les

possibilités d’oppositions et de contraires, ne détache pas de l’action ; au

contraire, il mène à une action intégrale, mais parfaite dans son essence

et complètement libérée de toute ignorance et de tout esclavage à

l’ignorance. On peut, sur le chemin, lorsqu’on a fait un progrès, lorsqu’il y

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a une compréhension plus grande, une ouverture plus totale, une union

plus intime avec la Conscience divine, on peut éprouver cette Joie comme

quelque chose qui passe et colore la vie, et lui donne son vrai sens, mais

tant que l’on est dans une conscience humaine, cette Joie se déforme très

facilement et se change en quelque chose qui ne lui ressemble plus du

tout. Par conséquent, on ne pourrait guère dire que si l’on perd la joie on

descend dans sa conscience, parce que... la joie dont je parle est quelque

chose qui ne peut plus se perdre. Si l’on est arrivé par-delà les deux états

dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est-à-dire l’état de détachement parfait et

d’union étroite, et l’état d’amour et de compassion parfaits, si l’on est allé

au-delà de ces deux états et que l’on a trouvé la Joie divine, il est

pratiquement impossible de descendre de là. Mais dans la vie pratique,

c’est-à-dire sur le chemin du yoga, si l’on est touché même d’une façon

fugitive par cette Joie divine, il est évident que, si elle vous quitte, on a

nécessairement l’impression que l’on est descendu d’un sommet dans une

vallée assez obscure. Mais la Joie sans le détachement serait un don très

dangereux, qui pourrait se fausser très facilement. Ainsi, rechercher la Joie

avant d’avoir réalisé le détachement ne paraît pas être une chose très

sage. Il faut d’abord être au-dessus de tous les contraires possibles ; au-

dessus justement de la peine et du plaisir, de la souffrance et du bonheur,

de l’enthousiasme et de la dépression. Si l’on est au-dessus de tout cela,

alors on peut aspirer à la Joie en sécurité. Mais tant que ce détachement

n’est pas réalisé, on peut facilement confondre la Joie avec un état exalté

du bonheur humain ordinaire, et ce ne serait pas du tout la vraie chose, ni

même une falsification de la chose, parce que la nature des deux est

tellement différente, presque opposée, que de l’une on ne peut pas passer

à l’autre. Alors, si l’on veut être en sécurité sur le chemin, il me semble

que la recherche de la paix, de la tranquillité parfaite, de l’égalité parfaite,

de l’élargissement de la conscience, de la compréhension plus vaste et de

la libération de tout désir, de toute préférence, de tout attachement est

certainement une condition préliminaire indispensable. C’est la garantie

de l’équilibre, intérieur et extérieur. Et sur cet équilibre, sur cette

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fondation qui doit être très solide, alors on peut bâtir tout ce que l’on veut.

Mais il faut que la fondation soit là, inébranlable, d’abord. »

Ce texte permet de comprendre pourquoi la Troie future sera bâtie par les

descendants d’Anchise et de son fils Énée, dans la filiation d’Assarakos,

« l’égalité parfaite » et non dans celle de son frère Ilos. Car c’est à partir

de Laomédon, fils d’Ilos, que vont se produire les déviations dans le yoga.

Après une longue période de purification et de « renversement » du yoga,

l’aventurier de la conscience, et à sa suite l’humanité, pourront reprendre

le chemin de l’ascension des plans de conscience dans la poursuite de

l’amour (Énée est fils d’Anchise et d’Aphrodite) dans un monde de Vérité.

Mais auparavant, comme le dit Sri Aurobindo, les forces de Vérité doivent

s’incarner afin de permettre une illumination de la matière. (Si Virgile, pour

rattacher la lignée des Empereurs romains à la Grèce, a repris les

indications données par Homère sur la Troie future pour l’histoire de la

fondation de Rome, ce fut à notre avis sans compréhension profonde du

symbolisme de l’Iliade, uniquement pour glorifier les empereurs romains.)

Tros a également une fille, Cléopâtre « les célèbres ancêtres » qui

montrent que l’aventurier de la conscience retrouve les nombreuses

« réalisations » des anciens maîtres de sagesse d’époque passées de

l’humanité. La lecture des biographies de Sri Aurobindo et de Mère jusqu’à

leur rencontre, ainsi que celle du Journal du yoga de Sri Aurobindo en font

largement état.

C’est en raison de la progression vers cette triple réalisation que le plus

grand des héros troyens est appelé par Homère « le divin Hector ».

Ce niveau de réalisation a permis l’acquisition d’un certain pouvoir (dans

le vital), d’une certaine force, mais ce n’est pas encore un pouvoir de

transformation absolu venant du monde de l’unité, du supramental, car les

chevaux de Tros ne sont pas immortels. Hormis ceux des dieux, seuls

seront immortels les chevaux d’Achille.

Ilos a deux enfants. Son fils Laomédon « celui qui gouverne le peuple » -

c’est-à-dire « celui qui œuvre à la maîtrise totale des éléments de son

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être » -, va être la cause de la déviance du yoga. Sa fille Thémiste « la loi

juste du yoga » représente le juste but évolutif, et sera donc bien

évidemment la femme de Kapys (grand-père d’Énée), et symbole du lieu

d’où devra reprendre le yoga du futur après la réalisation de l’unité esprit-

matière.

Mais il y eut un moment dans le yoga où un manque de consécration, de

don de soi, s’est introduit, qui a orienté le yoga dans une mauvaise

direction, symbolisé par le double refus de Laomédon : en premier lieu

celui d’honorer sa promesse faite aux dieux Apollon et Poséidon de leur

donner le salaire convenu. Ces dieux - respectivement dieux de la lumière

psychique et du subconscient - l’avaient aidé à construire la muraille de

Troie, sa citadelle ; en second lieu son refus de céder à Héraclès les

chevaux qu’il avait promis en échange de la délivrance de sa fille Hésione.

Même si le chercheur a tenté de redresser la barre (avec Priam « le

racheté »), il s’est finalement orienté vers le rejet de sa nature extérieure

(Pâris-Alexandre), se focalisant essentiellement sur une ouverture aux

mondes de l’esprit afin d’acquérir une encore plus grande maîtrise (Hector

est uni à Andromaque qui lui donna Astyanax « le maître de la ville – de la

nature inférieure »).

Dans la voie troyenne qui a dévié à un certain moment en séparant l’esprit

de la matière, il ne peut plus y avoir d’aspiration à « devenir » puisque le

but est l’être immuable, intemporel, impersonnel, dans le Soi ou le

Brahman.

Cette voie de l’ascension des plans de conscience - qui non seulement

n’est pas en elle-même une impasse, mais qui est aussi une donnée

fondamentale de l’évolution humaine - ne pourra se poursuivre qu’après le

redressement de l’erreur et l’instauration d’un état de Vérité (Énée, seul

héros rescapé fuyant la ville avec son père Anchise sur le dos, est à

l’origine de la lignée fondatrice de la Troie future).

Dans le camp opposé est la coalition achéenne : soutenue par

« l’aspiration » ou « le manque » (la branche de Tantale), elle représente la

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volonté de poursuivre le processus de libération dans l’action (Ménélas,

dans la lignée d’Atrée, uni à Hélène). Mais l’élément directeur de cette

coalition, l’aspiration la plus forte (Agamemnon), est encore en quête

d’une amélioration de l’homme actuel vers une sagesse supérieure

(Clytemnestre) et ne conçoit pas encore que le nouveau yoga doive

s’orienter vers une transformation radicale de la nature humaine. Car c’est

bien d’une mutation vers une humanité supramentale dont il s’agit, et non

d’une amélioration de l’homme mental, aussi saint et aussi sage puisse-t-il

être.

Cette transformation doit s’opérer par une plongée dans les racines de la

conscience à l’origine de la vie pour en purifier les mémoires évolutives,

afin de parvenir à la Vérité de la Matière, celle contenue dans les cellules

du corps. Dans un premier temps, ce doit être l’accomplissement de la

libération vitale, qui conduit à une parfaite « égalité » (par l’acceptation

d’Achille - fils de la Néréide Thétis et donc petit fils du « vieillard de la

mer » -, et de ses bataillons de Myrmidons de s’engager dans le combat).

Mais pendant longtemps, le chercheur ne prend pas la mesure de

l’importance de la nécessaire transformation de l’être extérieur dans les

profondeurs du vital pour être capable de percevoir le sens de l’évolution

(c’est la « grève » d’Achille, principal sujet de l’Iliade, qui dura près de dix

années). Plus exactement, la puissante aspiration de l’aventurier de la

conscience, tournée vers une compréhension supérieure, s’est appropriée

des éléments de lumière psychique qui devaient orienter vers ce travail

d’égalité dans les profondeurs (Agamemnon s’est appropriée Briséis qui

revenait de droit à Achille).

Dans le camp achéen, certains autres personnages méritent d’être cités :

Diomède qui représente, pour un chercheur établi dans un certain silence

mental et comme conséquence du travail pour acquérir l’ivresse divine, le

dessein de se fondre dans l’Absolu.

Nestor, le symbole de la rectitude, de la sincérité ou de l’intégrité, qui est

l’un des piliers du yoga depuis ses débuts : il est de loin le plus vieux des

héros.

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Patrocle, « les ancêtres glorieux », qui incarne les réalisations passées

d’union avec le Divin dans le cadre de l’ascension des plans de

conscience.

Lorsque le chercheur est parvenu à faire passer l’être psychique au-devant

de l’être, lorsqu’il a accepté de descendre dans les profondeurs pour

purifier la nature extérieure (lorsque cesse la grève d’Achille, fils de la

Néréide Thétis), lorsqu’il a réussi à mettre à leur juste place les

réalisations passées (les funérailles de Patrocle), lorsqu’il est devenu

familier des puissances du surmental, lorsqu’il a renoncé aux anciennes

structures, aux « moules du passé » (après que Troie soit rasée), alors peut

commencer la réorientation du yoga.

En résumé, le chercheur est ce que l’on appelle un « libéré vivant ». Il a

réalisé la « psychisation » de l’être, laquelle œuvre à « la transformation

de la nature inférieure qui amène la juste vision dans le mental, la juste

impulsion et le juste sentiment dans le vital, le juste mouvement et la

juste habitude dans le physique ». La tradition voulait que trente années

d’un yoga soutenu soient nécessaires pour que le psychique passe au

premier plan, réalisation qui consacre le travail de l’égalité, car le signe

certain en est un état de conscience stable, immobile dans lequel l’être est

parfaitement unifié.

Le chercheur est également parvenu à la seconde réalisation, celle du Soi

Cosmique, la « transformation spirituelle qui est la descente, stabilisée,

d'en haut, de la paix, la lumière, la connaissance, la puissance, la

béatitude, la prise de conscience du Soi, du Divin, d'une conscience

cosmique supérieure et la transformation en cela de toute la conscience. »

S’il est libre du désir et en partie de l’ego, il n’est pas toutefois libéré des

limites et des lois de la Nature, des trois gunas.

Pour suivre la complexité du récit, il est donc utile de garder en mémoire le

symbolisme des forces en présence qui se battent pour « la vérité

évolutive vers la libération de toute limitation » (Hélène) et se souvenir

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Page 25: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

que la Guerre de Troie n’est rien d’autre qu’une lutte contre les vieilles

formes spirituelles qui refusent de disparaître.

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LES PRÉMICES DE LA GUERRE

La légende veut que la chute de Troie ait déjà été inscrite dans sa

fondation. En effet, nous avons vu que dans l’une des versions de la

légende, « Até (déesse de l’égarement ou de l’erreur) fut précipitée sur la

terre par Zeus à Troie en même temps que le Palladion – une statue à

l’effigie d’Athéna - lorsqu’Ilos, le père de Laomédon, fonda Troie ». En

outre, cette erreur de compréhension de la nouvelle orientation du

chemin spirituel, envoyée par les dieux, c’est-à-dire issue du plus haut du

surmental (Zeus), fut accentuée par le fait qu’une « illumination » se

développa sur une base fausse : « Ilos avait suivi une vache (symbole

d’illumination) qui se coucha sur la colline d’Até (de l’égarement), lui

désignant ainsi l’endroit où il devait fonder la ville de Troie ».

Toutefois, Troie ne pouvait être définitivement conquise tant que le

Palladion, demeurait dans l’enceinte de Troie, c’est-à-dire tant que le

Maître du Yoga soutenait l’évolution correspondante et tant que la

purification des profondeurs du vital n’avait pas été réalisée (l’implication

d’Achille dans la guerre).

Nous avons identifié Athéna au Maître du Yoga, mais n’étant que le

symbole de la plus haute sagesse issue du surmental, de la tête de Zeus,

elle est assistée dans ce rôle par le psychique, Apollon et Artémis. Cette

identification est justifiée par le fait qu’elle naquit tout en armes » : ce

n’est donc pas une puissance qui se développe, mais une force de

conscience, qui, lorsqu’elle se manifeste dans le chercheur, est déjà

totalement formée et active.

Les anciens yogas défendus par les « libérés vivants » (les héros troyens)

avaient érigé comme but suprême « la paix de la libération en l’esprit » ou

« la perfection de l’égalité négative » (représentée par le Palladion), et

aucune évolution n’était possible tant que le chercheur persistait à

considérer la sortie de la vie terrestre comme la seule possibilité de

perfection divine. Cet état est bien décrit par Mère (Agenda Tome 1, 16

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Page 27: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

mai 1960) : « On peut aller tout en haut de sa conscience et de là-haut

balayer les difficultés (il y a un moment de la sâdhanâ où vraiment les

difficultés n’existent plus ; il suffit d’attraper la vibration indésirable et

c’est fini, on la pulvérise.) Et tout là-haut, on est très bien ; mais en

dessous, c’est le grouillement. (…) Il faut que la maîtrise soit une VRAIE

maîtrise, une maîtrise très humble, très austère, qui part de tout en bas et

qui, pas à pas, établit le contrôle. En fait, c’est une bataille contre des

petites choses, toutes petites : des habitudes d’être, des façons de

penser, de sentir, de réagir. »

C’est le stade de « l’indifférence sattvique » issue de la connaissance qui

survient lorsque le monde est perçu comme une illusion. (Sri Aurobindo,

Journal du Yoga, Udasinata, p. 67

Pâris-Alexandre

Dans la suite du récit, le lecteur devra se souvenir que les héros

sont des symboles de travaux de yoga tandis que les femmes

représentent les buts de ces travaux, c’est-à-dire les réalisations

correspondantes. Elles représentent aussi parfois ce sur quoi le

héros peut s’appuyer pour son travail de yoga, ou encore son

complément.

Pâris est l’un des fils de Priam qui selon Homère en eut cinquante, nombre

qui exprime une totalité de réalisation. Il se situe donc dans la lignée de la

Pléiade Électre, symbole du « mental illuminé ».

Son arrière-grand-père est Ilos, le fondateur de Troie qui donna son nom à

la ville - Ilion - et symbolise le travail de « la libération en l’esprit ». Ses

arrière-grands-oncles et tantes sont Assarakos « celui qui n’est troublé par

rien » ou « égalité », Ganymède « celui qui a pour but la joie » et

Cléopâtre « les célèbres ancêtres ou réalisations du passé ». Sri Aurobindo

explique que les « pouvoirs » ne doivent pas être rejetés

systématiquement mais que leur usage peut devenir une épreuve

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Page 28: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

dangereuse dans une nature insuffisamment purifiée. (Cf. Journal du Yoga,

p.48, Vijnanachatusthaya.)

Son grand-père est Laomédon, celui qui par deux fois refusa d’honorer ses

promesses, symbole du chercheur qui refuse de tenir jusqu’au bout ses

engagements spirituels d’une totale consécration, d’un don de soi

(surrender) de toutes les parties de l’être. Sa grand-tante est Thémisté,

« qui agit selon ce qui est juste » ou « selon la loi divine de la rectitude ».

Son père Priam « le racheté » fut ainsi nommé car il fut « racheté » par sa

sœur Hésione, captive donnée par Héraclès à Télamon après son

expédition punitive contre Troie. Le chercheur manque encore de

considérer que ce n’est pas lui qui agit mais qu’il est seulement un

instrument du Divin.

En effet, dans les Essais sur la Gîtâ, Sri Aurobindo explicite les trois degrés

de progression dans le yoga proposé par la Gîtâ. Lors du premier degré,

« il faut que, par le renoncement au désir et une parfaite égalité d’âme,

l’homme, tant qu’il se croie l’auteur de l’acte, accomplisse les œuvres

comme un sacrifice, un sacrifice à une divinité qui est le seul et suprême

Moi, quoiqu’il ne l’ait pas encore réalisé en lui-même. » Lors du second

degré « on doit ensuite abandonner non seulement le désir du fruit des

œuvres, mais aussi la prétention d’en être l’auteur, et reconnaître que le

Moi est le principe toujours égal, inactif, immuable, et que toutes les

œuvres sont de simples opérations de la force universelle, de l’âme de la

Nature, de Prakriti, la puissance inégale, active et muable. » (Le Yoga de la

Bhagavad Gîtâ, adaptation de Philippe B. Saint-Hilaire, p 61).

Par son refus d’honorer la promesse faite aux dieux, Laomédon est le

symbole d’un chercheur qui n’a pas accompli totalement ce second degré.

Après une première purification réalisée par Héraclès, le chercheur a

progressé dans ce second degré. Il lui est donc donné une seconde

chance, la possibilité de se « racheter ».Priam est le « racheté ». Mais

celui-ci épousera Hécube « ce qui est hors de l’incarnation », orientant de

nouveau le yoga verts les hauteurs de l’esprit dans un rejet de la matière.

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En prenant de l’ampleur - avec la croissance de Pâris - la libération en

l’esprit, l’égalité, la joie et les siddhis (pouvoirs) se développent,

entraînant plus de « vérité » et de « pouvoir » (Pâris l’emportait sur

beaucoup en beauté et en force).

Mais bientôt, « il fut renommé Alexandre parce qu’il repoussait les

brigands et préservait les troupeaux ».

Le nouveau nom donné à Pâris – Alexandre -, signifie « l’homme qui

repousse », c’est-à-dire dans notre interprétation, « celui qui rejette sa

nature extérieure », tout au moins les impulsions, les mouvements

mécaniques, archaïques, qui proviennent de cette nature avant qu’elle ne

soit métamorphosée (les brigands) au lieu de chercher à la transformer, et

ceci afin de préserver ses acquis (il préservait ainsi les troupeaux).

Devenu adulte, il fut choisi par Zeus pour arbitrer une querelle :

Lors du mariage de Thétis et de Pélée, Éris suscita une querelle entre

Héra, Athéna et Aphrodite, car il s’agissait de déterminer qui était la plus

belle. Zeus demanda à Hermès de conduire les déesses sur l’Ida pour que

le litige soit tranché par Pâris. Athéna offrit la gloire (le succès dans la

bataille), Héra une souveraineté absolue (ou la royauté sur toute l’Asie), et

Aphrodite lui promit qu’il serait entre tous beau et désirable (chez certains

auteurs, elle lui promit l’amour d’Hélène).

Le sujet du litige est de déterminer laquelle des puissances spirituelles

appartenant au plan du surmental est le but qui conduira le plus près de la

Vérité divine (laquelle des déesses est la plus belle) : le guide intérieur

vers la Connaissance (Athéna), le mouvement juste dans l’esprit (Héra) ou

l’amour en évolution (Aphrodite). Rappelons qu’Aphrodite, selon Homère,

est fille de Zeus et Dioné, et représente donc « l’amour en évolution dans

la période mentale de l’humanité » et non le plus haut de l’Amour tel que

décrit par Hésiode lorsque la puissance fécondante de l’esprit vint au

contact de la vie, lorsque les organes génitaux tranchés d’Ouranos

tombèrent dans le flot marin, Pontos.

Lorsque qu’une partie du chercheur se décide enfin à travailler sur les

profondeurs de son vital (Thétis est une fille de Nérée « le vieillard de la

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Page 30: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

mer »), la puissance de « discorde » intervient pour éloigner le chercheur

de ce chemin de transformation (Éris suscita la querelle lors du mariage

de Thétis et Pélée). La partie mentale la plus évoluée – celle qui est

parvenue à l’égalité dans le mental illuminé, Pâris – choisit alors de

considérer l’amour en évolution tendant vers un état d’amour et de

compassion parfait, intégral, universel, comme le premier but du yoga,

ainsi que proposé par Aphrodite. Ou bien le surmental fait en sorte que ce

but apparaisse à ce qui dans le chercheur est en quête de « la vérité

évolutive », Hélène, comme le chemin le plus évident (que Pâris soit le

plus désirable). Ainsi, le chercheur choisit la voie de l’amour au lieu de

choisir celle du juste mouvement ou du maître intérieur.

En fait, ce sont les dieux – les forces du surmental - qui en quelque sorte

ont imposé ce choix car Aphrodite a promis à Pâris la réalisation la plus

vraie, Hélène étant « la plus belle des mortelles » et donc symbole de la

direction évolutive la plus juste vers la liberté. C’est aussi Zeus, le

supraconscient, qui a demandé que l’arbitrage se tienne sur l’Ida, la

montagne de Troie, symbole de l’Union avec le Divin en l’esprit. Le plus

haut du surmental supraconscient fait ainsi en sorte que s’ouvrent de

nouveaux chemins d’évolution et que soient dépassées les limites des

spiritualités passées (Zeus voulait déclencher la guerre).

Ainsi, dans une première phase qui se révèlera assez longue, le

supraconscient se retire à l’arrière-plan et remet le choix de la nouvelle

orientation entre les mains du chercheur parvenu à « l’égalité », une

« égalité » qu’il juge suffisamment établie (Zeus décide de laisser

l’arbitrage à Pâris). Cette égalité est en effet alors la plus haute réalisation

spirituelle du chercheur car Hector, frère aîné de Pâris, ne symbolise que la

quête vers les hauteurs de l’esprit. Mais cette « égalité » est aussi issue de

la voie la plus encline à nier la possibilité de transformation de la nature

inférieure (Pâris est aussi Alexandre). (En fait, l’origine du nom Pâris est

assez incertaine. Ce nom peut être formé à partir de Παρ+ισος ou de

Παρ+ιημι, soit avec le sens de "presque égal" et/ou de "relâchement".

Dans la lignée d’Ilos où figure Pâris, c’est la libération personnelle qui est

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primordiale. Ce sera dans la lignée de son frère Assarakos « l’égalité »,

l'ancêtre d'Enée, que se développera le nouveau yoga.)

C’est le surmental qui guide le chercheur vers l’obligation du choix en vue

d’un approfondissement de l’union en l’esprit (Zeus envoie Hermès pour

guider Pâris vers l’Ida).

On pourrait penser que la promesse d’Aphrodite de donner Hélène à Pâris

invite à considérer que la déesse induit le chercheur en erreur en

soutenant la voie troyenne, car on peut considérer que l’épouse doit suivre

son mari, le futur couple devant alors résider à Troie. Il serait alors légitime

pour le chercheur d’admettre que pendant une longue période la quête de

l’Amour et le rejet de la nature inférieure est une juste voie d’évolution

vers l’union avec le Divin (le mont Ida). À moins que cette promesse n’ait

pour but que de mener à terme la purification menant à la « sagesse » et

à la « sainteté » puis à son dépassement qui sera le sujet de l’Odyssée.

Rappelons qu’Hélène est unie par le mariage à Ménélas représentant

« celui qui se tient à sa vision vers plus de liberté sur une base nouvelle »

(ou « une volonté inébranlable tendue vers le but ») dans la lignée de

l’aspiration, de la volonté de progrès et de l’endurance (Ménélas

appartient à la lignée de Tantale).

Alors que Ménélas était en voyage, Pâris vint à Sparte et persuada Hélène

de partir avec lui. Hélène était pleinement consentante puisqu’elle dira

plus tard qu’elle fut aveuglée par l’amour. Tous deux s’embarquèrent de

nuit pour Troie avec une grande partie des trésors de Ménélas.

Nous devons noter ici un élément important : ce « glissement » de la

vérité évolutive se produit dans une certaine inconscience car « ils

s’enfuirent dans la nuit ». Mais le chercheur conserve nombre des

réalisations obtenues par son yoga (ils emportent une grande partie des

richesses de Ménélas.

Or les prétendants à la main d’Hélène avaient fait la promesse de soutenir

celui qui serait choisi pour être son époux s’il était lésé dans son mariage.

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Page 32: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Agamemnon et Ménélas allèrent donc d’abord trouver Nestor, symbole du

travail de « l’intégrité » ou de « l’évolution juste de la rectitude ou

sincérité », qui les accompagna pour rassembler les héros et leurs troupes.

Deux évènements marquèrent leur périple : la « folie » d’Ulysse et le

« déguisement » d’Achille.

Rappelons qu’Achille symbolise le chercheur qui achève la purification du

vital dans les profondeurs et qu’Ulysse représente le travail de

transparence qui doit permettre la libre circulation des courants esprit-

matière dans le corps. Tous deux sont encore assez jeunes avant que la

guerre ne commence, signe de travaux de yoga à peine commencés.

Si le chercheur regimbe mentalement devant l’engagement de ce qu’il

pressent (Ulysse simulant la folie), il met aussi très peu d’empressement à

inclure dans le yoga le travail dans les profondeurs du vital. En effet, la

puissance spirituelle (Thétis) qui a initié ce travail des profondeurs « sait »

que s’il participe au mouvement de renversement, la « gloire » obtenue

par la totale libération mentale et vitale ne pourra durer (Thétis savait que

son fils Achille aurait une vie glorieuse mais courte s’il s’engageait pour

Troie). Elle fait donc en sorte que soit dissimulé à la conscience le

mouvement qui permet d’opérer le renversement (elle dissimula Achille).

Le chercheur peut donc faire le choix de rester longtemps un libéré vivant

« sans gloire », c’est-à-dire sans qu’il n’apporte de nouvelle pierre à

l’évolution. Mais s’il s’engage dans le combat, il ne pourra profiter

longtemps des avantages résultant de l’accès à la non-dualité et de la

libération en l’esprit, car un autre yoga l’attend, plus difficile encore qu’il

ne peut l’imaginer à ce moment-là.

La mort d’Achille peut sans doute représenter ce moment où Mère, fin

1926, suivant les indications de Sri Aurobindo, déconstruisit en quelques

heures une nouvelle création du Surmental déjà élaborée dans les plans

subtils et prête à se manifester sur la terre.

Aussi ce mouvement est-il « dissimulé » parmi les réalisations potentielles

de ce qui « se préoccupe de la lumière » : le travail d’ « accomplissement

de la libération » est maintenu orienté vers les hauteurs de l’esprit, parmi

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Page 33: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

les objectifs de réalisation d’un esprit « éclairé » (et donc inopérant pour la

transformation de l’être extérieur).

Selon Hygin, le chercheur possède en effet dès ce stade une très forte

connexion avec la lumière issue du surmental, car Achille a les cheveux

roux. Cela confirmerait l’installation du chercheur dans le surmental, du

moins en partie, car, rappelons-le, d’une part Ulysse est lié à ce plan par

son arrière-grand-père Hermès, et d’autre part Homère dit aussi de lui que

« sa pensée en fait l’égal de Zeus ».

Mais la nature fondamentale du chercheur - guerrier de la lumière -

l’emporte sur tout : une fois qu’il a pris la décision irrévocable de

consacrer sa vie au yoga, il ne peut plus ignorer la puissance de son

engagement (Achille ne peut résister à l’appel des armes, même lorsqu’il

est tenté de s’éloigner du combat).

A ce stade du chemin, le chercheur est en passe de terminer son travail de

maîtrise : avec Déidaméia « celle qui passe au-delà de la maîtrise (celle

qui tue ce qui soumet au joug) », Achille engendra Néoptolème « les

nouveaux combats », héros qui participa à la destruction finale de Troie.

Cette naissance symbolise donc la fin du yoga personnel et le début de

l’action directe des forces spirituelles dans un être transparent

mentalement et vitalement.

Il s’écoula toutefois beaucoup de temps avant que le chercheur ne

s’engage dans une réorientation du yoga. Il doit encore subir une longue

période de purification (dix années, soit la totalité d’un cycle d’évolution

qui culmine avec le sacrifice d’Iphigénie).

Les chefs achéens qui sont nommés dans le chant deux de l’Iliade aussi

appelé « Catalogue des Vaisseaux », représentent chacun un travail de

yoga particulier nécessaire à ce stade du chemin et le nombre de leurs

bateaux et de leurs hommes indique le plus probablement le degré

d’achèvement exigé.

Le premier débarquement en Mysie

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Page 34: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Il est à noter qu’aucune des deux tentatives manquées de départ pour

Troie n’est mentionnée par Homère. Elles furent sans doute ajoutées par la

suite pour préciser certaines errances initiales de la grande mutation du

yoga. Homère ne mentionne jamais Iphigénie. La première version du

mythe nous est donnée dans le Catalogue des Femmes, telle qu’elle a pu

être reconstituée à partir d’un manuscrit comportant de nombreuses

lacunes.

Les Achéens lancèrent la première expédition deux ans environ après le

rapt d’Hélène. Lorsqu’ils atteignirent les rivages d’Asie mineure, les héros

découvrirent une ville de Mysie et la mirent à sac, croyant qu’il s’agissait

de Troie. Le roi des Mysiens, Télèphe, fils d’Héraclès, constatant que son

territoire avait été mis à feu et à sang, arma son peuple et poursuivit les

Hellènes jusqu’à leurs navires ; il tua nombre d’entre eux, parmi lesquels

Thersandre, le fils de Polynice, qui avait opposé résistance. Mais quand

Achille l’attaqua, refusant de faire front, il prit la fuite. Dans sa fuite, il

trébucha sur un sarment de vigne et fut blessé à la cuisse d’un coup de

lance.

Cette expédition est étroitement liée à une confusion du chercheur

concernant la nature des « lumières » qu’il perçoit au loin (Télèphe « ce qui

brille au loin, dans le futur »), de la Vérité entraperçue, car il y a encore

mélange avec les anciennes vérités du yoga qui établissent les

fondements de la sainteté et de la sagesse. Au lieu de considérer qu’une

purification plus poussée dans les profondeurs de l’être (Télèphe est fils

d’Héraclès) est une nécessité sur le chemin de la victoire contre Troie – et

donc de faire des Mysiens des alliés – le chercheur rejette violemment

cette purification. Le feu intérieur disparaît alors (Thersandros « l’homme

qui brûle » est tué).

(Sous toutes réserves, cela permettrait de comprendre la phase ultime

décrite par la mystique Bernadette Roberts qui évoque cette brusque

cessation du feu intérieur après qu’il se fut développé en une torche, et

s’étonne de n’en trouver aucune trace dans les écrits mystiques de St Jean

de la Croix.)

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Page 35: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Le second rassemblement à Aulis et le sacrifice d’Iphigénie

Agamemnon, uni à Clytemnestre, avait engendré Iphimédeia (Iphigénie)

aux belles chevilles et Électre dont la beauté rivalisait avec celle des

déesses.

Les Achéens rassemblés à Aulis ne pouvaient prendre la mer en raison de

vents violents dont le devin Calchas révéla la cause : Agamemnon s’était

prétendu supérieur à Artémis pour la chasse, provoquant la colère de la

déesse. Pour l’apaiser, les Achéens devaient sacrifier Iphigénie. Ils

égorgèrent alors la jeune fille sur l’autel d’Artémis, ou plutôt sacrifièrent à

sa place un « eidôlon », Artémis lui ayant substitué une biche.

Puis la déesse rendit Iphigénie immortelle et éternellement jeune, et

l’emmena chez les Taures où elle devint sa suivante.

Nous sommes ici en présence d’un mythe qui évoque un autre impératif :

« la puissante volonté tournée vers les hauteurs de l’esprit » encore

orientée vers « la célèbre sagesse » doit renoncer à poursuivre dans cette

voie (Agamemnon uni à Clytemnestre doit accepter le sacrifice de leur fille

Iphigénie "Ce qui naît avec force"). Il ne s’agit pas en effet d’une

amélioration de l’homme actuel vers plus d’intelligence et de sagesse

mais de sa transformation.

Les auteurs, pour lesquels n’est sacrifié qu’un simulacre, voulurent insister

sur le fait que seule la forme personnelle du dessein doit être abandonnée,

et non son essence qui doit être laissée à la direction du Divin : ce qui doit

être entrepris (l'acte) doit être déterminé par le divin et non par l'ego.

C’est une parfaite consécration qui est demandée : ce qui doit apparaître

doit être du ressort de la non-dualité et appartenir à l’éternel présent

(Iphigénie est rendue immortelle et éternellement jeune).

De plus « ce dessein qui ne demande qu’à émerger » doit se mettre en

premier lieu au service de la force qui veille à la purification (Iphigénie est

emmenée en Tauride pour être une suivante d’Artémis).

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Page 36: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Toutefois, Pindare et Eschyle s’accordent à dire qu’Iphigénie mourut

effectivement à Aulis. Ils optèrent donc pour un abandon pur et simple de

tout dessein personnel hormis celui de suivre à chaque instant le dessein

divin.

L’ambassade à Troie

Les Achéens envoyèrent alors à Troie une ambassade composée de

Ménélas et d’Ulysse pour demander qu’Hélène et les trésors de Ménélas

leur soient rendus. L’assemblée troyenne, sous l’influence d’Antimachos,

rejeta les demandes des Achéens.

Avant que ne s’engage la lutte intérieure finale vers le renversement du

yoga, le chercheur tente de concilier les deux voies, espérant profiter de

ses anciennes réalisations en vue de la perfection de l’homme actuel tout

en tentant de répondre au « besoin d’autre chose » qui le presse.

Autres évènements précédant la guerre.

Un certain nombre d’autres évènements notables se produisirent durant

les neuf premières années de guerre que nous ne détaillerons pas ici. Ils

furent le fait d’Achille alors que c’est justement la « grève » de ce dernier

qui constitue le pivot de la guerre de Troie. Autrement dit, cela tendrait à

indiquer que le chercheur initie un mouvement de travail dans les

profondeurs du vital puis l’arrête pendant une longue période, le temps de

la « grève », afin que les autres parties de l’être se hissent au même point

d’évolution.

Il s’agit des principaux évènements suivants :

« La première ambassade envoyée à Troie » qui indique une première

tentative de concilier l’ancien et le nouveau, les anciens yogas et le

nouveau yoga.

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Page 37: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

« Le sac des cités d’Asie » : qui décrit une remise en question de

structures secondaires établies par les yogas anciens les plus avancés qui

doivent être démolies en tout premier.

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Page 38: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

LA GUERRE DE TROIE

Nous avons consacré plus de cent pages à la guerre de Troie dans notre

étude sur la mythologie grecque. Il y faudrait en fait plusieurs volumes

pour donner le sens de tous les détails. Nous ne reprendrons ici que les

grandes lignes.

Au départ, il y a la prise de conscience intérieure que la Vérité évolutive

vers une liberté plus intégrale (Hélène) ne peut être le but d’une voie qui

refuse la matière et prône seulement une perfection de maîtrise et d’union

avec le divin en l’esprit par le renoncement au monde (les Troyens). La

guerre de Troie exprime le conflit intérieur qui agite alors l’aventurier de la

conscience qui ne sait, pour l’évolution future, ce qui doit être conservé

des formes et des réalisations des anciens yogas.

Pendant très longtemps, l’aventurier de la conscience pense pouvoir

trancher ce conflit sans descendre dans les couches profondes de l’être,

car la grève d’Achille ne se termine qu’au chant XX de l’Iliade, vers la fin

de la dixième année de guerre, lorsque le yoga bascule définitivement

dans la nouvelle direction.

Le refus de descendre dans les profondeurs vient du fait que l’aspiration à

plus de sagesse (Agamemnon) prétend être mieux à même de poursuivre

le but dans ce combat. Or ce but doit être recherché par la poursuite du

travail dans les profondeurs et non dans les hauteurs de l’esprit.

(Agamemnon s’est emparée de la captive Briséis « la puissance » qui

échut en partage à Achille lors de ses raids.)

Bien sûr, prétendre être la voie privilégiée de la vérité évolutive était le

fait de nombreux yogas (les prétendants à la main d’Hélène) mais c’est

« l’aspiration à plus de liberté », ou le travail de « celui qui demeure fidèle

à sa vision » ou encore « la volonté tendue vers le but » qui est le plus

légitime (c’est Ménélas qui l’emporta et devint l’époux d’Hélène). Hélène

appartient à la lignée du mental intuitif qui vient après le mental illuminé,

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Page 39: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

et donc le niveau dans le mental le plus à même de percevoir la vérité

évolutive.

Lorsque le chercheur s’élance dans la voie de ce nouveau yoga, il n’a pas

la moindre idée de ce qui l’attend. Sri Aurobindo dira même qu’il ne s’y

serait pas engagé avec autant d’enthousiasme s’il avait su ce qui

l’attendait (A.B. Purani, Evening talks with Sri Aurobindo). Mais il a reçu

une confirmation intérieure du succès de sa « mission » (Nestor rappela à

tous que Zeus leur avait promis la victoire au moment du rassemblement

à Aulis « par un signe indiscutable »).

Au départ, il ne comprend pas vraiment que ce grand bouleversement

nécessite une réorientation radicale, et non un arbitrage minimum entre

certaines réalisations, en l’occurrence entre une « égalité » qui rejette la

nature extérieure et « ce qui poursuit la vision » (Les deux camps pensent

résoudre le conflit par un combat singulier, après que Ménélas eut défié

Pâris-Alexandre). Mais les puissances du surmental - les dieux - ne

l’entendent pas ainsi et c’est alors « la violation des serments », une

imposition de la vérité surmentale contre les lois établies par l’usage.

Après avoir insisté sur la nécessité de l’ascension des plans de conscience

(Athéna voulait distinguer Diomède), mis en avant la « sincérité » dans

tous les plans de l’être (les entretiens de Nestor), fait une pause dans le

yoga en confrontant la réalisation d’union en l’esprit à la plus haute

conscience (Hector contre le grand Ajax), le renversement du yoga semble

si prêt d’échouer que des puissances du surmental sont prêtes à intervenir

dans la lutte. Mais elles sont arrêtées dans leur mouvement (Zeus interdit

aux dieux d’intervenir). Le chercheur refuse toutefois de considérer la

descente dans les profondeurs de la conscience corporelle tant que la

situation dans le yoga n’est pas désespérée (Achille n‘accepta de

s’engager que lorsqu’Hector serait parvenu aux baraques et aux nefs des

Myrmidons).

Pour affronter cette longue épreuve, l’aventurier a dû se protéger des

attaques hostiles dans sa nature extérieure en « construisant un mur », la

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Page 40: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

citadelle de Troie, qui sera détruit par les puissances du surmental bien

après le basculement du yoga.

Alors, les forces supraconscientes qui veillent au juste chemin d’évolution

se mobilisent pour forcer le renversement du yoga (Au Chant XIV, Héra

décida d’endormir Zeus) : le chercheur permet alors que certaines

puissances du surmental lui apportent leur aide dans la lutte, en fermant

l’accès aux plus hauts plans de l’esprit (Zeus est endormi). Le chercheur a

pris conscience que les yogas du passé sont parvenus à une impasse

évolutive en ce qui concerne le processus fondamental de croissance de

l’amour.

Les puissances du surmental participent alors de plus en plus à la lutte,

d’abord de façon subconsciente puis de plus en plus consciemment (C’est

d’abord l’intervention de Poséidon, puis celle d’Apollon qui se dévoile

devant Hector).

Vient un moment où les anciennes réalisations ne sont plus d’aucun

secours (mort de Patrocle).

Jusqu’au dernier moment, le plus haut du supraconscient surmental (Zeus)

retarde le basculement du yoga, jusqu’à ce que tout soit prêt. De

nouvelles « protections » sont alors offertes au chercheur pour lui

permettre une purification des profondeurs dans laquelle il s’engage (les

nouvelles armes d’Achille). Il constate que les puissances du surmental

sont très actives dans son yoga, mais dans des directions opposées

(certains dieux supportent le camp troyen – ce qui veut concilier le

meilleur des anciennes réalisations avec une amélioration de l’homme -,

d’autres les achéens – l’aspiration pour « autre chose »).

À ce tournant du yoga, le chercheur est de plus en plus proche des forces

du surmental. Aussi les dieux vont-ils se manifester toujours davantage à

visage découvert. Le fait qu’ils se répartissent dans les deux camps

indique que le surmental est encore un plan de dualité où les forces

peuvent s’affronter, car toutes ont même légitimité à poursuivre la ligne

qui leur est propre. Et si certaines défendent une option qui semble

indéfendable - ici la position troyenne - elles ne sont pas pour autant dans

l’erreur. Seule notre vision limitée peut en donner l’impression, car toutes

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Page 41: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

n’ont en fait pour but que de contribuer à une plus grande perfection

humaine. Les forces qui supportent l’ancien yoga ne font que permettre un

total achèvement du mouvement évolutif précédent. D’autres anticipent le

nouveau.

Le chercheur est alors ébranlé par le subconscient jusque dans les

profondeurs du physique, et la puissance qui veille au travail de l’union

dans le corps craint même un moment que ne soient dévoilées trop tôt -

ou que le corps ne puisse supporter - les horreurs de l’inconscient profond

ou la Vérité est corrompue (Hadès craint que Poséidon « ne fasse éclater

la terre dans le ciel et n’ouvre aux yeux des mortels et des immortels

l’effroyable demeure de la corruption dont les dieux mêmes ont horreur »).

Finalement, les puissances du surmental se retirent, à l’exception du dieu

de la lumière psychique (Apollon).

C’est alors la fin du mouvement qui s’élance vers les plus hautes

réalisations dans les plans de l’esprit (niveau de l’intuition) en se séparant

de la nature extérieure. Cela annonce la fin prochaine de la libération ou

universalisation vitale (Hector mourant annonce la mort prochaine

d’Achille).

Pour l’aventurier des profondeurs, avoir mené un yoga en séparant l’esprit

de la matière est une faute évolutive impardonnable (Achille refuse de

rendre le corps d’Hector et le traîne derrière son char). En effet, le fait

d’empêcher que le défunt ne soit enterré selon les rites indique que le

chercheur n’a pas encore une compréhension juste de ce que ce

mouvement représentait et de sa place dans l’évolution.

A l’inverse, même en considérant qu’elles ne seront plus utiles dans le

nouveau Yoga, il rend grâce pour les anciennes réalisations qui ont permis

l’union en l’esprit (Achille honore la mémoire de Patrocle).

Finalement, il accepte de considérer que le processus évolutif a nécessité

cette phase de séparation. Une partie de lui-même, encore attachée aux

anciens yogas, lui rend grâce (Achille accepte de rendre le corps d’Hector

en l’honneur de qui des funérailles grandioses sont célébrées).

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Page 42: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

C’est à ce moment précis de la guerre qui marque également la fin de

l’Iliade que commence le poème de Sri Aurobindo, Ilion. D’autres poèmes

du « Cycle épique » mentionnent l’arrivée de Penthésilée, une fille d’Arès

d’origine Thrace, pour lutter aux côtés des Troyens. Cette héroïne tiendra

une place très importante dans Ilion.

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Ilion – un poème épique en hexamètres quantitatifs

Livre Un

Le Livre du Héraut

Ilion est le nom ancien de la ville de Troie dans la mythologie.

Comme absolument tous les détails donnés dans la mythologie ont une

raison d’être, nous allons d’abord nous arrêter sur la situation

géographique de ce nom, son origine et sa signification symbolique. Nous

ne traiterons pas le problème de la composition du poème en hexamètres

quantitatifs qui constitue à lui seul un vaste sujet étranger à notre étude.

Les lecteurs intéressés par ce problème de l’adaptation du vers

hexamétrique à la langue anglaise pourront se référer au livre de Sri

Aurobindo traitant de ce problème : Volume 26 de The complete works of

Sri Aurobindo, The Future Poetry with On Quantitative Meter.

Ilion se situe dans la partie occidentale de la Turquie actuelle appelée Asie

Mineure ou Anatolie « le pays du soleil levant ». C’était la province la plus

Orientale de l’empire grec : elle représentait donc symboliquement les

réalisations spirituelles les plus avancées tant dans l’ascension des plans

de conscience que dans la purification des profondeurs de l’être et la

transformation psychique.

Au temps d’Homère, cette région comportait plusieurs provinces dont la

principale était la Phrygie, du grec Φρυγω : faire griller, brûler, symbole

d’un ardent feu intérieur (Agni).

C’est en cette province que déjà eut lieu un premier cycle de progression

qui a été décrit dans La quête de la Toison d’Or par Jason et son équipe

d’Argonautes. Ceux-ci suivirent les côtes de la Mer Noire jusqu’au royaume

de Colchide situé à son extrémité orientale. Ce premier cycle de yoga est

surtout dirigé par le subconscient en réponse à l’aspiration du chercheur.

C’est également en cette province, beaucoup plus tard sur le chemin,

que se situe le neuvième Travail d’Héraclès : le héros doit rapporter à son

oncle Eurysthée La ceinture de la reine des Amazones. Cette peuplade de

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femmes guerrières avait sa capitale à l’embouchure du fleuve

Thermodon « la chaleur (ou l’ardeur) de l’union » qui marque la phase

ultime de la progression vers l’union avec le Divin (souvent appelée « vie

unitive »). Comme ce sont des femmes, c’est une réalisation et non un

travail. Certains auteurs les dépeignent comme des cavalières

accomplies, ce qui démontre une parfaite maîtrise vitale : le chercheur

est non seulement « maître en sa demeure », mais il est aussi un sage et

un saint accompli. Cette réalisation ouvre les portes aux pouvoirs de la

vie qui seront totalement acquis dans le travail suivant Les Troupeaux de

Géryon. Dans le yoga de Sri Aurobindo, cela correspond à peu près à la

fin de la transformation spirituelle qui suit la transformation psychique.

C’est dans cette « région » de la progression spirituelle que seront

érigées par Héraclès les fameuses « Colonnes » qui marquent la limite

que les initiés d’alors pensaient ne pas pouvoir dépasser (la

transformation du mental physique). La plus ancienne mention de ces

colonnes se trouve dans les œuvres de Pindare, un poète du Ve siècle

avant J.-C., qui affirme qu’il n’est plus possible d’aller plus loin dans le

yoga sans pour autant préciser la place de ces limites dans les travaux :

« Il n’est plus facile désormais de traverser plus avant la mer

infranchissable au-delà des colonnes d’Héraclès, elles que le Héros-Dieu a

posées comme témoins de la navigation la plus lointaine ; il a dompté les

bêtes monstrueuses au large, et il a sondé précisément les courants des

bas-fonds vaseux, et il est descendu jusqu’à obtenir la vision qui conduit

au retour, et il a fait connaitre (la nature) de la terre. (Pindare, Troisième

Néméenne (traduction adaptée par l’auteur). (Cf. à ce sujet l’Agenda de

Mère Tome 1 p 235.) Ci-après la traduction d’Ernest Falconnet 1838 « Ne

te flatte point de franchir à travers les flots d’une mer inabordable ces

colonnes qu’Hercule érigea comme les témoins éclatants de sa navigation

aux extrémités du monde. Ce dieu-héros avait déjà dompté les monstres

de l’Océan, sondé ses abîmes et ses courants profonds, jusqu’en ces

lointaines plages où le pilote trouve enfin le terme de ses fatigues et le

commencement du retour ; il avait en un mot assigné à l’univers des

bornes inconnues aux mortels. »

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Ces auteurs affirment donc qu'un initié des temps jadis a « repéré » les

courants de conscience/énergie à la racine de la vie et a même « vu » le

chemin qui conduit à l'union esprit-matière, et donc à la divinisation de la

matière.

Il est intéressant de s’arrêter quelques instants sur les noms des terres,

étendues maritimes et détroits, lorsque, quittant l’Argolide, on s’éloigne

des côtes de la Grèce pour se diriger vers cette fameuse Colchide, le lieu

« de l’ouverture de la conscience à la liberté essentielle ». Cette dernière

province était appelée Ééa ou Aia au temps d’Homère, « le lieu de la pleine

Conscience », royaumes d’Aiétès « la vision d’ensemble » et de la magicienne Circé

« la vision dans tous les détails ». Mère mentionne cette réalisation ultime du yoga

ou les deux visions sont simultanées et absolues : « Le résultat de la création

est une multiplication détaillée de la conscience. Quand s’uniront dans

une conscience active la vision du tout et la vision de tous les détails, la

création aura atteint sa perfection progressive. » (Agenda, 12-01-1972)

Tout d’abord, partant de l’Argolide, « la province des chercheurs de Vérité,

de lumière et de pureté », le voyageur devait longer l’Achaïe, lieu d’une

progressive capacité de « concentration ».

Argos signifie « brillant, blanc, lumineux, rapide ». Il est un autre sens

« qui ne travaille pas », que nous pouvons imaginer provenir du fait que

ceux qui se consacraient à la vie spirituelle « ne travaillaient pas » au sens

ordinaire du terme.

Il vaut de noter qu’Achaia (αχαια) était en attique le nom de la déesse

Déméter « la mère de l’union », la puissance du surmental qui veille dans

le chercheur à la perfection de sa nature extérieure. Par ailleurs, Homère

nommait « achéens » les habitants de la plupart des provinces formant la

coalition contre Troie, ce qui laisse entrevoir l’importance qu’il donnait à la

« concentration ».

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Page 46: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Puis le voyageur doit traverser le détroit de Corinthe, ville fondée par

Sisyphe, qui implique de travailler sur l’intellect pour le rendre libre des

opinions et préjugés, de se former une pensée indépendante.

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Page 47: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Puis le chercheur doit passer entre la Béotie, région symbolique de ceux

qui commencent puis poursuivent le travail de purification, et l’Attique, la

province de ceux qui « s’élancent impétueusement » dans le yoga.

La dernière province terrestre est l’Eubée, symbole d’une vaste

incarnation, d’une base matérialiste solide. Bien sûr, les provinces

environnantes donneront aussi en temps voulu des indications sur le Yoga.

Alors le chercheur peut commencer la navigation (le yoga ou sâdhanâ) et

progresser à travers la mer Égée, l’Hellespont, la Propontide, le Bosphore

et le Pont-Euxin. Ce périple décrit une progression dans la purification du

vital, de plus en plus profondément.

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Page 48: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Tout d’abord, la traversée de la mer Égée – nom qui provient de la chèvre,

animal qui s’élance vers les hauteurs - est le symbole d’une progression

de l’aspiration vers l’union avec le Divin. Vient un moment où le chercheur

pénètre dans la mer de Thrace, lieu de l’ascèse ou souffle Borée, le vent

du Nord.

Puis vient le premier détroit, l’Hellespont, qui marque une toute première

expérience sur le chemin spirituel. Il tire son nom d’Hellé, sœur de Phrixos.

Lorsque ces deux enfants, martyrisés par leur belle-mère, s’enfuirent de

Grèce sur le dos d’un bélier volant à la toison et aux cornes d’or envoyé

par Zeus, Hellé ne put maintenir sa prise, tomba dans la mer à cet endroit

et s’y noya. Cette histoire illustre une première expérience de sensibilité

lumineuse, bien avant que le chercheur ne se mette en route

consciemment. La chute et la noyade d’Hellé indique aussi la limite du

processus d’individuation, la réalisation d’une personnalité équilibrée et

accomplie (Hellé).

L’Hellespont est aussi appelé « détroit des Dardanelles », en référence à

Dardanos, le fondateur de Dardanie « les structures d’une juste évolution

vers l’union ». Ce détroit illustre le fait que le yoga est « une voie étroite ».

La construction de Dardanie au flanc de l’Ida, la montagne de « l’union »,

anticipe celle de Troie. Tros, le petit-fils de Dardanos, sera le fondateur de

la ville de Troie située aux pieds de l’Ida dans la plaine. La ville prit le nom

d’Ilion sous le règne d’Ilos, fils de Tros. C’est à partir de Laomédon, fils

d’Ilos, que se produira le manque de consécration. L’insistance du

chercheur sur les yogas des hauteurs de l’esprit dans l’optique d’une

libération personnelle se fait au détriment de la progression de l’ensemble

de l’humanité – c’est la lignée d’Ilos qui se développe au détriment de

celle de son frère Assarakos « l’équanimité ». Ce sera seulement après la

chute de Troie, lorsque la conscience mentale la plus haute prendra pour

but une sincérité absolue – y compris dans le corps – que pourra reprendre

la quête vers les hauteurs de l’esprit : lorsque Kapys, fils d’Assarakos

« l’équanimité » s’unit à Themisté « la loi de la rectitude ou sincérité »,

fille d’Ilos, il engendra Anchise, père d’Énée.

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Page 49: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Il est important de noter que Dardanos est le fils de la Pléiade Électre, ce

qui indique que toute cette lignée travaille à perfectionner le

positionnement dans le mental illuminé. Toutefois, des accès au mental

intuitif et au surmental sont déjà présents car la chaine montagneuse de

l’Ida a « ses pics hantés des dieux ».

S’étant aventuré sur la voie étroite, le chercheur aborde alors la

purification du vital et les confrontations aux forces qui règnent sur ce

plan : il entre dans la Propontide « pro Pontos ». Rappelons que les deux

principales lignées mythologiques sont issues respectivement de Pontos et

d’Ouranos, et expriment, pour la première, la croissance de la vie, et pour

la seconde, la croissance de la conscience humaine mentale (au sens

large). À la fin de cette purification s’ouvre le passage vers le mental

lumineux, le Bosphore « qui porte la vache », la vache étant dans les

Védas symbole d’illumination, de lumières issues du plan de Vérité.

Enfin, le chercheur pénètre dans les eaux profondes du vital, le Pont-Euxin

« le vital très étrange, inhospitalier » dont les rivages sont peuplés par des

tribus sauvages parmi lesquelles les Amazones. Selon notre interprétation,

le sens habituellement donné au Pont-Euxin : « La mer hospitalière », est

donc erroné. Ce yoga descendant dans les profondeurs du vital pour une

purification approfondie ou « libération de la nature », il est probable que

c’est cela qui lui valut le surnom de « Mer Noire ».

La ville de Troie, située en Phrygie et probablement située

symboliquement sur les rivages de la Mer Noire, représente donc les

structures sur lesquelles se fondent les réalisations les plus avancées des

anciens yogas qui cherchaient toujours davantage d’union avec le Divin à

partir du feu intérieur Agni, dans une poursuite de l’ascension des plans de

conscience et un retrait du monde.

(La localisation (symbolique) de Troie sur la côte occidentale de l’Asie

mineure ne nous semble pas correspondre à cette phase du yoga. Nous

aurions tendance à la localiser à l’extrémité du Bosphore, sur le début des

côtes de la Mer Noire ou juste avant, sur les côtes de la Propontide.)

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Dans quelle mesure ces structures devront-elles être détruites pour

aborder le nouveau yoga, tel est le problème examiné par Sri Aurobindo

dans Ilion.

Le nom Ilion est construit autour des deux lettres structurantes Lambda

(Λ) et Iota (Ι). La première, par son graphisme, indique un déploiement du

Divin dans la manifestation. C’est donc un symbole de multiplicité,

diversité et aussi de séparation, individuation, liberté. La seconde, Iota,

indique le principe d’existence-conscience actif dans tous les plans de la

manifestation. Ce mot exprime donc les structures (une ville) qui sont

établies pour la libération de la conscience. Comme Ilos est un fils de Tros,

il s’agit de cette libération au sommet de l’esprit. Tros, construit autour

des lettres Tau et Rho, indique un juste mouvement vers les hauteurs de

l’esprit. La lignée des Atrides, du nom d’Atrée, père d’Agamemnon et

Ménélas qui dirigeront la coalition contre Troie, est à l’inverse un

mouvement qui ne s’élance pas vers les hauteurs : a-TR.

Le Livre du Héraut

Résumé

Alors que les évènements décrits dans l’Iliade d’Homère se déroulent

durant approximativement un mois (en fait une période de six jours suivie

par les funérailles d’Hector douze jours après, soit dix-huit jours) durant la

dernière année d’une guerre qui se poursuit depuis dix longues années -

un cycle complet de maturation dans le yoga - ceux décrits dans Ilion se

déroulent le tout dernier jour de la guerre. Sri Aurobindo ne s’intéresse

donc dans Ilion qu’aux obstacles majeurs qui s’opposent en dernier ressort

au basculement vers le nouveau cycle d’évolution, celui de la descente

dans le corps.

A ce stade de la guerre, de très nombreux héros sont déjà morts de part et

d’autre, indiquant soit que les mouvements correspondants sont arrivés à

leur terme ou ont été abandonnés, ou encore que le chercheur ne peut

plus s’appuyer sur les réalisations correspondantes. Mentionnons en

particulier, le divin Hector, du côté troyen, qui incarnait le travail le plus

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Page 51: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

avancé dans les hauteurs de l’esprit. Du côté achéen, citons Patrocle « les

ancêtres glorieux », qui illustre les anciennes réalisations « retrouvées »,

mais qui ne peuvent plus être utiles. Comme le dira Mère à de nombreuses

reprises, le chemin est désormais inconnu.

Dans ce premier livre, Sri Aurobindo évoque une ultime tentative de

l’aventurier de la conscience de concilier les structures et les réalisations

les plus avancées des anciens yogas avec une progression évolutive.

Les achéens délèguent en effet un héraut pour proposer un armistice aux

Troyens qui leur permettrait de garder la tête haute, tout en rendant

Hélène – c’est-à-dire en acceptant une réorientation de la vérité évolutive

– ainsi qu’un trésor de guerre. L’assemblée troyenne en débattra dans les

deux livres suivants pour finalement rejeter la proposition : le chercheur

ne peut donc faire l’économie du combat intérieur qui devra

obligatoirement conduire à oublier ou abandonner certaines réalisations

passées.

Si l’on parle d’une « ultime tentative », c’est parce que le chercheur a déjà

tenté à plusieurs reprises de concilier les anciens yogas avec une

progression évolutive. Au Chant III de l’Iliade, Pâris-Alexandre offrit de se

battre en combat singulier avec Ménélas, ce qui fut accepté par les

Achéens. Cela aurait permis d’éviter de trancher.

La proposition qu’Hector transmit aux Achéens : si Ménélas était

vainqueur, les Troyens garderaient Hélène et tous les trésors de son mari

qu’elle avait emporté avec elle, et les Achéens repartiraient ; dans le cas

inverse, les Achéens prendraient Hélène et les richesses de Ménélas et

auraient droit en outre à une indemnité conséquente.

Mais à l’issue du combat, les accords ne furent pas respectés. Au chant VII,

les Troyens à nouveau proposèrent de rendre les trésors de Ménélas

emportés par Hélène mais les Achéens repoussèrent l’offre. Encore au

chant XXIIII, Hector songea un instant à rendre Hélène aux Achéens avec

de nombreux trésors. Alors que se dessine un changement radical de la

direction évolutive, ces tentatives illustrent la profonde incertitude dans

laquelle se trouve l’aventurier quant à la voie juste.

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Page 52: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Sri Aurobindo prolonge donc avec Ilion le poème d’Homère l’Iliade, comme

l’avait déjà fait Quintus de Smyrne, un poète des premiers siècles de l’ère

chrétienne (Τα μετα τον Ομηρον, Suite d’Homère, parfois

appelée Posthomériques).

Le cadre de l’action se situe après la mort d’Hector lors de l'arrivée

de Penthésilée et de ses Amazones en soutien des Troyens. Cette héroïne

met en déroute les Achéens, mais le poème Ilion s’interrompt avant qu’elle

ne soit tuée par Achille, en accord avec la tradition. C’est donc Déiphobe

« celui qui a vaincu la peur » que Sri Aurobindo présente comme le

principal chef troyen (cf. Livre de l’homme d’état, vers 262). À ses côtés se

tient l’amazone Penthésilée « celle qui est libre de la souffrance »,

symbole d’un chercheur qui, par la maîtrise et la séparation esprit-matière,

se tient dans les hauteurs de la joie (elle demeure dans une contrée où le

raisin s’élève aux nues). Elle incarne des réalisations figurées par les trois

enfants de Tros : la libération en l’esprit (Ilos), l’équanimité (Assarakos) et

la joie (Ganymède).

Héroïne majeure d’Ilion, reine ou seulement fille d’une reine des

Amazones, elle est donc le symbole d’une réalisation qui, par une

élimination progressive de la souffrance, révèle la nature lumineuse de

l’être. Rappelons que ce peuple de femmes guerrières réside au-delà de la

Propontide « le travail avancé sur le vital (Pro-Pontos) », à l’embouchure

du fleuve Thermodon « le feu de l’union ». Son royaume étant situé encore

plus à l’Est que Troie, Penthésilée symbolise le point le plus avancé de

l’expérience spirituelle, le maximum de la réalisation sattvique, mais non

le dépassement des trois guna comme nous allons le voir.

Cependant, le grand renversement du yoga a été décrété dans le

supraconscient avec le transfert du flambeau évolutif. Il s’agit de

progresser depuis la libération en l’esprit qui rejette l’incarnation vers un

yoga de plus grande libération. La puissance qui en est le levier appartient

au plan supramental, car Éos, déesse de l’aube et donc du « Nouveau »,

est fille d’Hypérion - le Titan qui incarne le plus haut plan des forces de

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Page 53: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

création - et donc sœur d’Hélios - le soleil, symbole de la lumière

supramentale. (La déesse Éos, indifférente au sort de Troie, transmit le

fardeau de la Lumière et son énigme et son danger à l’Hellade). Il s’agit

tout autant d’un renversement sur le plan individuel que sur celui de

l’humanité dans son ensemble.

À ce stade de l’évolution du chercheur, les forces du surmental sont

parfois clairement présentes à sa conscience (les dieux dévoilent leur

grâce et leur puissance à la vision ou à l’ouïe des héros). Les réalisations

du mental illuminé (les Troyens sont issus de la Pléiade Électre)

apparaissent alors comme les sommets de la spiritualité humaine, tant en

ce qui concerne le développement mental que l’ouverture psychique (le

palais de Priam, vision de Laomédon et rêve de la harpe d’Apollon),

l’harmonie que le pouvoir (la cité redoutable de puissance et splendide

d’harmonie). Elles ont permis la libération en l’esprit et la victoire sur la

peur mais ont conduit au rejet de l’incarnation (les fils de Priam ont

maîtrisé la peur mais se sont éloignés de la vie et des choses humaines,

aveuglés par le ciel). Rappelons en effet que Priam s’est uni à Hécube « ce

qui est hors de l’incarnation ».

Sri Aurobindo poursuit l’affirmation d’Homère que le mental illuminé, une

fois le yoga redressé dans une juste direction d’union esprit-matière, devra

reprendre à terme la direction du yoga. Comme Homère avec l’ambassade

à Troie, il affirme qu’un redressement du yoga serait possible si le mental

ne s'arcboutait pas de toutes ses forces sur « sa » vérité, d’autant plus

que le chercheur veut conserver les effets (ou pouvoirs) de cette

réalisation (Achille ne veut pas la ruine de Troie, d’autant plus qu’il est

amoureux de Polyxène ; mais les Troyens veulent garder Hélène).

(Talthybios est ici le messager d’Achille et non plus celui d’Agamemnon

comme chez Homère, et Anchise est fils de Bucoléon au lieu de Capys.)

Ce redressement impliquerait de rendre la primauté à l’aspiration,

associée au travail dans les détails du quotidien, tout en reconnaissant

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Page 54: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

l’importance de la libération en l’esprit (Achille propose d’unir l’Asie à la

Grèce, les Troyens devant pour cela rendre Hélène).

Mais le chercheur, stimulé par une réalisation qui l’a libéré de la

souffrance, ne veut pas abandonner la certitude qu’il est dans le chemin

juste, au niveau même du surmental, malgré cet avertissement d’une

autre partie de lui-même (Penthésilée se réjouit alors de pouvoir enfin

affronter Achille et stimula les chefs troyens qu’elle considérait égaux aux

dieux).

Cette libération a été obtenue par une longue ascèse menée en douceur

et dans la joie, mais le chercheur l’a considérée à tort comme une

réalisation ultime à laquelle il devait s’attacher contre vents et marées

(Penthésilée a méprisé sa tâche - les travaux de la maison et le silence -

seulement attirée et aveuglée par son désir personnel du combat). Cette

réalisation, bien que proche de la vérité, appartient encore à la dualité

(l’amazone est belle, mais belle d’une douceur amère qui se contredit). De

plus, elle laisse la nature inférieure imprimer sa loi à l’âme (les monarques

courtisent la populace).

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Page 55: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Analyse détaillée

L’Aurore dans son trajet éternel qui commande le labeur des mortels,L’Aurore initiatrice des choses, avec la nuit pour leur repos ou pour leur terme,Pâle et les lèvres vermeilles, arrivait des brumes et de la fraîcheur glacialede l’Euxin.

Tout comme dans Savitri (Livre 1, Chant 1, L’Aube symbolique), le poème

commence par une évocation de la déesse de l’Aurore qui toujours et

éternellement apporte une lumière Nouvelle, une nouvelle possibilité

évolutive.

Dans la mythologie grecque, le plan le plus élevé du monde des Titans - le

monde de création que nous pouvons associer au Supramental - est celui

d’Hypérion « la conscience qui est au-dessus ». Ce Titan a trois enfants :

- Hélios, le soleil « la lumière supramentale de Vérité » ou principe

illuminateur du Supramental- Séléné, la lune, que nous comprenons comme le principe réalisateur

du Supramental, le Pouvoir de Vérité, peut-être aussi comme la

matière destinée à être supramentalisée.- Éos, la déesse de l’Aube, de l’Éternel Nouveau.

La déesse symbolique de l’Aube apparaît à l’Est, là où se lève le soleil, là

où se manifeste la lumière Supramentale. C’est donc aussi à l’Est que se

situent les réalisations évolutives les plus avancées, et donc la ville de

Troie. En revanche, la coalition achéenne, bien que d’un niveau inférieur

dans la progression des plans de conscience, s’appuie sur un « besoin »,

une puissante aspiration qui se manifeste dans toutes les parties de

l’être : non seulement Agamemnon est le plus « cupide » de tous les

grecs, mais il appartient aussi à la lignée de Tantale qui illustre

« l’aspiration » ou « le besoin d’autre chose » jusque dans le corps (cf. le

châtiment de Tantale dans l’Hadès).

Éos, la déesse de l’Aube, est le symbole de l’Éternel Nouveau. Ses quatre

enfants, les grands « vents », les forces spirituelles qui assistent le

chercheur – Borée, le vent du Nord « l’effort », Eurus, le vent d’Est « le

renouvellement », Notos, le vent du Sud « la patience, l’endurance » et

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Zéphyr, le vent d’Ouest « la purification », travaillent à sa venue. Elle a

toujours été présente à tous les moments où se produit une évolution,

individuelle ou humaine. C’est pourquoi c’est une déesse « qui tombe

constamment amoureuse ». Son amant le plus célèbre est le grand

chasseur de bêtes sauvages Orion, le plus beau des mortels qui peut

marcher sur les eaux, symbole du chercheur qui a réalisé la parfaite

maîtrise vitale.

La lettre Ω (oméga) du nom Éos indique que c’est toujours une action

tournée vers l’incarnation. Homère la nomme « la déesse aux doigts de

rose », exprimant ainsi l’infinie délicatesse avec laquelle le Divin influence

le changement.

Nous avons vu précédemment que l’Euxin – Pontos Euxinos, le vital

inhospitalier – est le lieu des combats les plus avancés dans le yoga, dans

les plans du mental corporel et du vital animal. C’est un chemin qui n’est

plus tracé et qui, par sa difficulté, se rapproche des profondeurs glaciales

de la mort. C’est pourquoi Sri Aurobindo parle « des brumes et de la

fraîcheur glaciale de l’Euxin ». La déesse de l’Aube, la puissance évolutive,

semble donc annoncer pour le yoga à venir une descente dans ces plans

en vue d’une nouvelle lumière.

La terre, délivrée par le feu auroral de la vastitude étoilée et indistincte,S’éveilla à la merveille de la vie, à sa passion et sa tristesse et sa beauté,Soutenant tout sur sa poitrine, Mère patiente et compatissante.Sortant de la vision sans forme de la Nuit, qui a les yeux tournés vers leschoses cachées,Livrée au regard de l’azur elle était étendue dans sa vêture verte,Le front paré de lumière.

En sus de l’image poétique de la terre recevant la première lumière de

l’aube à l’horizon, sur son front bombé, peut-être Sri Aurobindo évoque-t-il

aussi la puissance qui siège au somment de la manifestation et que les

Grecs nommaient « Gaia », la Force exécutrice du Divin qui se manifeste

sous l’aspect de Nature. Unie à l’Esprit – Ouranos – elle enfante les

puissances de création ou Titans. (Cf. planche 1).

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Peut-être aussi annonce-t-il un nouvel éveil de la matière corporelle qui

soutient en nous l’évolution des autres plans de conscience avec patience

et endurance, à partir d’une conscience mentale illuminée (Le front paré

de lumière).

Imposante et muette sous le rayon auroral,Avec ses pics hantés des dieux, l’Ida montait resplendissante demiroitements diamantés,

10L’Ida première des montagnes, avec les chaînes silencieuses au-delà,Le regard fixé sur l’aurore en leur compagnie géante, comme depuis ledébut des âgesElles la fixaient du regard, étayant le Temps sur leurs cimes.La Troade, frileuse sur sa plaine, attendait la grâce de la clarté solaire.

La mythologie grecque comporte plusieurs montagnes symboliques qu’il y

a lieu de distinguer.

Parmi les principales, mentionnons tout d’abord les pics du Caucase,

situées au Nord-Est de la Mer noire. Ce sont probablement les plus

lointaines montagnes auxquelles les anciens grecs pouvaient faire

référence pour le commun des grecs dans la logique de la prolongation du

royaume d’Aiétès et de Circé. C’est là qu’est enchaîné Prométhée. Fils d’un

Titan, il a même rang que les dieux. Il représente l’effort de consécration

soumis aux cycles du vital et du mental. Ce n’est qu’après la libération

mentale et vitale qui permet de sortir de l’influence des cycles – et donc la

fin de tout doute et de toute peur - qu’il pourra être libéré. (Cf. l’histoire de

Prométhée : enchaîné par Zeus sur le Causase, l’Aigle du dieu lui dévore le

foie le jour et celui-ci se reconstitue durant la nuit. Cela illustre

l’alternance des phases de séparation et d’union, principalement dans le

mental. L’Aigle de Zeus sera tué par Héraclès lors de l’un des deux

derniers travaux, c'est-à-dire lorsque le chercheur a découvert les secrets

qui « empêchent l’accès à l’immortalité » (Le chien Cerbère) ou lorsqu’il

devient un « connaissant » absolu, un omniscient (Les Pommes du jardin

des Hespérides).

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Il y a bien sûr l’Olympe, la plus haute montagne de Grèce (2917m)

figurant le plus haut du mental, le Surmental, où résident les dieux. Le

dernier dieu arrivé sur l’Olympe est Hermès qui représente le plan du

surmental, en tant que fils de la dernière Pléiade, Maya. Les jeux

Olympiques sont donc célébrés en l’honneur de ceux qui sont parvenus au

surmental, à la libération en l’Esprit ou réalisation du Soi. Le nom lui-

même semble être construit autour de la lettre Lambda Λ « la libération »

avec le suffixe mpos de localisation. Ces jeux furent instaurés par Héraclès

de l’Ida (mont de l’Union), commémorant la fin des travaux, c’est-à-dire la

fin du yoga personnel par l’Union avec l’Absolu, la fin des phases de

transformation psychique et spirituelle. C’était les quatrièmes célébrés en

Grèce ancienne. Ils étaient précédés par les jeux Isthmiques institués par

Sisyphe (« ceux qui s’élancent sur le chemin »), les jeux Néméens fondés

lors de la première guerre de Thèbes et dont Héraclès accrut la célébrité

lors de sa victoire sur le lion de Némée (ceux qui commencent le travail de

purification et à la fin parviennent à en vue de la mort de l'ego) et les jeux

Pythiques établis en l’honneur d’Apollon qui, à peine né, tua le serpent

Python, symbole du « processus de décomposition » (le premier contact

conscient avec le psychique ou lorsque celui-ci prend la direction de

l’être).

Il y a enfin l’Ida qui domine la plaine de Troie. La lettre structurante de ce

nom (Δ Delta) indique l’union, celle en l’Esprit, au niveau du surmental car

l’Ida a « ses pics hantés des dieux ». Mais le nom vient probablement du

verbe signifiant « voir », et donc l’Ida serait la montagne des « voyants ».

Lors des derniers jours de la guerre, les dieux descendront se mêler au

combat, parfois reconnus par les héros : le chercheur devient alors le

théâtre d’un affrontement de différentes forces du surmental qu’il peut

parfois discerner en lui.

Bien sûr, il ne s’agit pas de nier la valeur de cette réalisation car l’Ida est

resplendissante de miroitements diamantés. Cette montagne représente

l’accomplissement ultime des anciens yogas dans l’Union avec le Divin

(l’Ida première des montagnes), accompagné d’autres très grandes

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réalisations de grand silence résultant de la réalisation de l’égalité dans

l’être (avec les chaînes silencieuses au-delà). Depuis le début des temps,

les hommes les plus avancés ont toujours contemplé en silence ce que

l’Aube apportait de Nouveau (comme depuis le début des âges, elles la

fixaient du regard), bien au-delà de l’échelle de temps de la vie humaine

(étayant (portant au-delà) le Temps sur leurs cimes). L’aventurier de la

conscience, une fois de plus dans l’évolution, attendait la grâce d’une

nouvelle intervention de la manifestation évolutive supramentale (La

Troade, frileuse sur sa plaine, attendait la grâce de la clarté solaire).

Comme un espoir à jamais seul chemine à travers un rêve émeraude,Se coulant vers l’ample étendue plus loin, là glissait le Simoïs languissanten ses courants,Conduisant son fil argenté parmi la verdoyance des roseaux et des herbes.La tête la première, ne pouvant pas souffrir l’Espace et ses limites, leTemps et sa lenteur,Le Xanthe tonitruant se ruait vers les eaux houleuses dans le lointain,Joignant son appel au rugissement à mille voix de la puissante Egée,

20Répondant au cri illimité de la Mer océane comme un lionceau à sa mère.

Dans la mythologie, les fleuves sont des courants de conscience-énergie,

tous enfants du Titan Océanos, qui participent de l’élargissement de la

conscience humaine, non par l’ascension dans les hauteurs de l’esprit

mais par l’intégration : évolution de la concentration (Inachos), de égalité

(Pènée), etc.

Le Xanthe et le Simoïs sont les deux fleuves qui coulent dans la plaine de

Troie et selon l’Iliade, s’y rejoignent.

Ils représentent deux courants de conscience-énergie en quelque sorte

opposés, d’un côté celui de la puissance qui s’élance impétueusement

pour briser les limites, de l’autre celui de la Nature qui prend son temps et

semble paresser en d’infinis méandres.

Dans l’Iliade, Homère précise que le fleuve que les dieux nomment le

Xanthe (Xanthos) « jaune, blond roux ou rouge doré » est appelé par les

hommes Scamandre « l’homme à gauche ». C’est-à-dire que ce courant de

conscience-énergie qui supporte un travail de yoga précis, est vu de façon

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différente selon qu’il est considéré du point de vue du surmental ou de

l’intellect.

Le nom Xanthos est non seulement celui de ce fleuve de Troade, mais

aussi celui d’un des chevaux immortels d’Achille, d’un cheval mortel

d’Hector et de quelques autres personnages secondaires.

Les sources du Scamandre sont décrites par Homère au chapitre suivant :

« Au-delà du figuier sont les deux fontaines d’où jaillissent les eaux du

Scamandre aux tourbillons d’argent. De l’une coule une onde tiède et une

fumée s’en élève comme d’un feu ardent. De l’autre, en plein été, sort un

flot pareil à la grêle, à la neige froide, à l’eau congelée. »

Le Scamandre agit donc par l’intermédiaire de deux mouvements

totalement opposés, que l’on peut associer à la fusion et à la séparation

(de l’un s’élève une fumée comme d’un feu ardent, de l’autre une eau

glacée).

Avec les lettres structurantes, Ξ+ΝΘ, le nom Xanthos « jaune doré »

exprime une évolution intérieure en vue de l’identité haut/bas,

esprit/matière. Au niveau du surmental, le plan des dieux, on voit que cela

est perçu comme une force tendant vers l’unité supramentale, donc d’une

couleur jaune-dorée. Le Xanthe est donc un courant de conscience qui

tend vers l’immortalité telle que la décrit la Gîta, c’est-à-dire « une

suprême perfection, une identification en loi d’être et en nature avec le

Suprême, tout en continuant encore à exister, conscient du mouvement

universel, mais au-dessus de ce mouvement » (Le Yoga de la Bhagavad

Gîta, p 270).

D’un point de vue inférieur, de « l’homme à gauche », du cerveau gauche

qui traite les informations de façon linéaire, logique, et qui sépare pour

distinguer, seule est perçue la composante séparatrice. Le Scamandre est

alors la puissance qui conduit l’homme à aspirer à une immersion totale et

définitive dans l’existence infinie unique.

Symboliquement, le Scamandre peut aussi représenter l’ensemble des

deux courants de conscience-énergie qui animent la structure de l’arbre

des Sephiroth (« le fleuve aux tourbillons d’argent ») et sont figurés par les

deux serpents du Caducée. Ces courants soutiennent le monde des formes

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et assurent le lien entre l’Esprit et la Matière. Dans le corps, ils empruntent

les canaux nommés Ida et Pingala et sont souvent représentés dans le

Caducée par les couleurs opposées noire et blanche.

Ce sont deux courants de nature opposée, traduisant les forces

fondamentales de fusion/fission, éloignement/rapprochement,

fusion/séparation, etc. L’un conduit vers l’individuation et l’éloignement de

l’Absolu, l’autre vers la fusion ardente avec le Divin. Tous deux sont

nécessaires au mouvement du Devenir. Ils prennent leur source dans « les

deux fontaines » qui alimentent de leurs eaux le monde des formes, au

point où se rencontrent la tête des deux serpents. Elles sont situées « au-

delà du figuier », l’arbre de la Connaissance suprême, de la Vacuité où

celle-ci prend sa source, ou encore de l’Unité en laquelle tout se rassemble

(Sans doute ce fruit a-t-il été pris pour symbole en raison des nombreux

pépins de la figue qui donnent l’impression, en coupe, d’être tous reliés

comme les éléments d’une unité) : c’est le niveau de la Sephira occulte

Daat. (Il ne s’agit ici que de l’arbre du mental et du monde des formes, car

selon Homère, le Xanthe est fils de Zeus).

Si ces courants maintiennent la création en équilibre, leur influence sur

certains plans se renforce toutefois selon des cycles cosmiques que les

hommes ignorent, car ils ne perçoivent que l’énergie dans laquelle ils sont

immergés de façon prépondérante. Durant le cycle mental d’individuation

dans laquelle est plongée l’humanité (selon l’auteur depuis treize mille

ans), les hommes ne ressentent clairement que l’influence séparatrice,

celle du côté gauche (du cerveau gauche logique, le Scamandre

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« l’homme qui perçoit par la gauche »). Les dieux qui ont une vision plus

haute, connaissent l’ensemble du cycle et sa raison dans l’évolution.

L’autre fleuve, le Simoïs, serait davantage lié à la conscience de la Nature

qui prend son temps afin que rien ne reste en arrière « là glissait le Simoïs

languissant en ses courants ». Le sens du nom par son étymologie est

indéchiffrable pour nous.

Sri Aurobindo associe le Scamandre à la volonté fondamentale de liberté,

à l’aspiration à briser les limites :

La tête la première, ne pouvant pas souffrir l’Espace et ses limites, le

Temps et sa lenteur, le Xanthe tonitruant se ruait vers les eaux houleuses

dans le lointain

Cette aspiration évolutive rejoint celle qui a mis le chercheur en chemin,

celui qui s’est élancé vers les hauteurs, vers « l’élargissement indéfini de

la conscience » (Océanos) (Joignant son appel au rugissement à mille voix

de la puissante Egée, répondant au cri illimité de la Mer océane comme un

lionceau à sa mère.)

Les forêts levaient les yeux de leurs éclaircies, les ravins devenaient conscientsde leurs ombres.Se rapprochant insensiblement étincelaient les pieds dorés de la déesse.Déployant par-dessus les monts et promontoires sa vêture de splendeur,Fatidique elle venait, regardant toutes choses de ses yeux impartiaux,Porteuse pour l’homme du jour de sa fortune et du jour de sa chute.

Tandis que l’aventurier est de plus en plus capable d’affronter la vision du

Réel nu, il a une perception de plus en plus nette d’un tournant évolutif

issu du supramental et tourné vers la matière (les pieds dorés). La Force

qui se manifeste est une Force divine, issue de régions situées bien au-

delà de la capacité de compréhension de l’humanité. Entre ses mains,

l’homme n’est qu’un jouet.

Pleine de sa mission lumineuse, indifférente au soir prochain et à ses larmes,Fatidique elle s’arrêta, impassible, au-dessus de la grandeur mystérieuse d’Ilion,

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Avec ses édifices qui ressemblaient aux pointes chatoyantes des flammescristallines du matinEt la ligne rythmique et opaline des faîtes de ses tours, notes de la lyre du dieu solaire.

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Les structures du yoga qui soutiennent les réalisations de l’aventurier

expérimentant les plans supérieurs du mental – mental illuminé, mental

intuitif et surmental - sont comme des pointes de lumière cristalline. Et les

structures les plus avancées se développent selon un grand rythme

cosmique, expressions de l’harmonie de la lumière psychique (Apollon). (Il

y a ici une incertitude : la lyre est un attribut d’Apollon, qui dans la guerre

se range du côté des Troyens. Hélios - le soleil, la lumière supramentale –

n’est pas habituellement dépeint avec une lyre. Un peu plus loin, il est fait

mention des « troupeaux dorés du dieu solaire » qui semblent concerner

davantage Hélios du fait de leur couleur dorée.)

Surplombant de haut tout ce qu’une nation avait bâti et son amour et son rire,Eclairant pour la dernière fois les grand-rues et les foyers, les marchés et les temples,Regardant les hommes qui devaient mourir et les femmes destinées à l’affliction,Regardant la beauté que devaient abattre le feu et la faucille du massacre,Fatidique elle éleva le rouleau du Jugement rouge de l’écriture des Immortels,Dans la profondeur de l’air invisible dont les replis enveloppent la race et ses lendemainsLe fixa, et passa, souriant du sourire de ceux qui sont sans chagrin et sansmort, —De mort distributeurs bien qu’ignorant la mort, qui le matinSèment la graine de l’événement pour que la moisson soit prête à la tombée de la nuit.

La force évolutive qui s’apprête à entrer en action (et dont l’aventurier est

conscient) contemple depuis les hauteurs du plan divin les réalisations des

anciens yogas (Cléopâtre « les célèbres anciens » est sœur d’Ilos, grand-

père de Priam) , ainsi que ce qui a été réalisé dans la progression de

l’amour (Anchise, petit-fils d’Assarakos « l’égalité » s’est uni à Aphrodite),

et dans celle de la joie (Ganymède « celui qui a pour dessein la joie »,

l’échanson des dieux, auquel le rire fait référence). L’aventurier sait que le

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Nouveau qui s’apprête à se manifester demande l’abandon de bien des

formes passées (les grand-rues et les foyers, les marchés et les temples),

de bien des sâdhanâ passées (les hommes qui devaient mourir) et de bien

des réalisations et buts de yoga (les femmes destinées à l’affliction).

Tout cela a été vrai en son temps (la beauté est vérité) mais doit

maintenant céder la place sous l’effet d’une volonté intransigeante (la

beauté que devaient abattre le feu et la faucille du massacre).

Le plan Divin, ignoré des hommes, est incontournable (l’air invisible dont

les replis enveloppent la race et ses lendemains).

Ce qui a été semé au commencement d’un cycle évolutif voit maintenant

son mûrissement. Car dans la graine est contenu l’arbre, et dans le tout

premier moment de chaque mouvement est contenu tout son

développement (ceux qui sont sans chagrin et sans mort … sèment la

graine de l’événement pour que la moisson soit prête à la tombée de la

nuit.) De même, on peut voir dans l’action et l’œuvre de Sri Aurobindo le

développement humain pour les millénaires à venir.

Par-dessus l’attente des plaines et la transe millénaire des sommets,40

Sortant du soleil et de ses espaces elle arriva, s’arrêtant tranquille et fatale,Et suivie à distance par les troupeaux dorés du dieu solaire,Transmit le fardeau de la Lumière et son énigme et son danger à l’Hellade.

Le premier vers peut indiquer « l’attente » du commun des mortels des

paradis promis par les différents envoyés divins et les réalisations de ses

initiés vers les royaumes de l’esprit, obtenues uniquement par la transe,

depuis des millénaires.

La déesse-force qui apporte le Nouveau vient du monde supramental et

apporte dans son sillage, pour les millénaires à venir, les pouvoirs et

capacités liés à ce plan, les troupeaux dorés du dieu solaire.

Ouvrir les chemins évolutifs, marcher en avant de l’humanité est toujours

un dur labeur et une avancée dans l’inconnu. Le fardeau qu’ont porté les

êtres les plus avancés, les libérés vivants des derniers millénaires, sont ici

en quelque sorte remerciés pour leur travail tandis que le fardeau de

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l’évolution, le mystère des voies divines et le danger pour soi-même que

représente toute percée évolutive est transmis à d’autres, à une autre

partie de l’être de l’aventurier.

Quand la Vie, comme un char divin le long des rues d’or de l’éther,File avec rapidité, changeant invisiblement la courbe du trajet de l’âme.Et que, alourdi du choix survenu ou du destin appelé puis enduré par l’homme,Le moment avance, poussant le passé vers le futur,Seuls son visage et ses pieds sont visibles, non la charge qu’il transporte.Nous portons le poids de l’événement et de sa surface, mais le sens en estcaché,La terre ne voit pas ; le vacarme de la vie assourdit l’oreille de l’esprit :

50L’homme ne sait pas ; et celui qui sait le moins est le messager choisi pour la sommation.L’homme n’écoute que la voix de ses pensées, le chuchotement ignorant de son cœur,Le sifflement des vents à travers le faîte des arbres du Temps, et le bruissementde la Nature.

Non seulement du fait de la pression de la vie, mais aussi en raison de ses

choix et de ses puissants désirs dont il doit endurer les conséquences, les

uns et les autres résultant de son ignorance, l’homme modifie à son insu

les choix plus profonds de son âme, le trajet que celle-ci s’était fixé avant

l’incarnation. Il n’est alors conscient que de l’expression extérieure des

évènements (le visage du moment) et de leur impact dans la matière (ses

pieds), non ce dont ils sont porteurs en vérité. Au niveau de l’ensemble,

des grands mouvements terrestres, nous endurons sans comprendre :

l’humanité ne saisit pas leur sens dans l’évolution (la terre ne voit pas). De

même, au niveau individuel, l’homme est emporté par ses émotions et ses

pensées, ainsi que par des perceptions lointaines et incertaines : il est

inconscient, il ne « sait » pas, car il n’est plus attentif à la voix qui

chuchote à l’intérieur. (Ou encore : nous ignorons le sens des évènements,

aussi bien d’un point de vue matériel (la terre ne voit pas) que d’un point

de vue spirituel (le vacarme de la vie assourdit l’oreille de l’esprit :

l’homme ne sait pas).

Et c’est la partie la plus inconsciente qui porte l’ultime tentative de

conciliation pour des choses inconciliables. Car si elle était consciente, elle

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verrait que cette tentative n’est pas en accord avec la vérité évolutive

(celui qui sait le moins est le messager choisi pour la sommation).

Le messager aussi se hâtait à présent, conduisant le char de sa mission :Il avait appelé ses coursiers quand l’aurore n’était qu’une lueur à l’est.Encore mal réveillés dans les tourelles de lumière, les guetteurs du matin sursautèrentAu grincement des roues et au trépignement exultant des sabots,Sabots des chevaux de la Grèce galopant vers Troie la Phrygienne,Ils passèrent fièrement, en le piétinant, le Xanthe, bravant l’écume de sa colère ;Hennissant en force comme de mépris, ils franchirent les courants emmêlés du Simoïs,

60Jumeau du Xanthe, ceint de roseaux, rivière douce et paresseuse.Seul et sans armes, le conducteur du char ; ses cheveux blanchissaient, il était racorni,Usé par ses décades. A Pergame avec son enceinte d’une puissance cyclopéenneVieux et seul, insignifiant, il arriva, lui le plus faible des mortels,Portant entre ses mains impuissantes le Destin, et la ruine d’un empire.

Dans cette dernière tentative de conciliation de l’ancien et du nouveau,

l’aventurier s’était préparé et avait mobilisé ses énergies dès qu’il avait

senti que des forces nouvelles allaient se manifester sur la terre. Ces

énergies étaient celles de la coalition achéenne conduite par Agamemnon,

celles du pouvoir de concentration et de l’aspiration.

A ce moment du Yoga, l’aventurier ignore le mouvement du Devenir qui

jusque-là soutenait l’évolution vers les hauteurs de l’esprit : aussi il

« piétine » le Xanthe. Il n’a pas envie non plus d’attendre que l’évolution

se produise avec la lenteur infinie de la Nature, aussi peut-il « mépriser »

le Simoïs, l’autre de ces deux fleuves dont nous avons parlé

précédemment.

La partie de la conscience de l’aventurier qui tente la conciliation est

positionnée au-delà de la dualité : le messager est sans armes. Si nous

nous référons au paragraphe précédent, il représente la partie qui est la

moins consciente du nouveau chemin, probablement toujours pour cette

même raison que le meilleur de l’ancien est toujours le plus grand

obstacle au Nouveau. Ce qui dans l’être de l’aventurier porte la tentative

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Page 67: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

de conciliation existe depuis longtemps (ses cheveux blanchissaient, il

était racorni, usé par ses décades). Mais cette partie n’a aucun pouvoir sur

les forces qui préparent le basculement (il porte « entre ses mains

impuissantes le Destin, et la ruine d’un empire).

Pergame est le nom de la citadelle de Troie, c’est-à-dire la partie fortifiée

de la ville. Ce nom peut signifier aussi « ce qui réalise l’union au-dessus »,

c’est-à-dire dans les hauteurs de l’esprit. Rappelons que ces fortifications

avaient été édifiées par Apollon et Poséidon - respectivement dieux de la

lumière psychique et du subconscient - qui étaient venus en aide à

Laomédon. C’est-à-dire que les puissantes bases et protections des

anciens yogas avaient été élaborées par l’aventurier en contact avec les

forces régissant la lumière psychique et le subconscient au niveau

surmental.

Les Cyclopes sont des géants d’apparence humaine dotés d’un seul œil au

milieu du front, symbole d’une vision élargie et non duelle. Leur nom

signifie « vision sphérique » et inclut donc une idée de totalité. Il y a dans

la mythologie plusieurs niveaux de ce pouvoir de vision élargie. Le plus

haut est représenté par les Cyclopes fils de Gaia et d’Ouranos et donc

frères des Titans. Ils représentent l’Omniscience de l’Absolu (leurs frères

les Hécatonchires ou Cent-bras étant Son Omnipotence et son

Omniprésence).

A un niveau inférieur, le Cyclope le plus connu est celui que dut affronter

Ulysse, Polyphème. Son nom signifie « celui qui rend manifeste ou

perceptible beaucoup de choses ». C’est un fils de Poséidon, le dieu qui

gouverne le subconscient.

Sri Aurobindo, mentionnant l’enceinte de Pergame « d’une puissance

cyclopéenne », nous dit que ce qui constitue les très grandes

« protections » des anciens yogas ont été élaborées par des êtres qui non

seulement avaient réalisé la transformation psychique (l’aide d’Apollon)

mais aussi avaient développé un grand pouvoir de vision.

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Page 68: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Au repos, la tête dressée, Ilion le vit arriver de la mer et des ténèbres.Audible au milieu des faibles et lents mouvements de vie de la cité endormie,Un pas de course s’approcha rapidement, et le cri de la sommationVint battre autour des portes gardant les édifices de la splendeur de Priam.« Gardiens chargés de la nuit, vous qui vous tenez à la grande porte de Laomédon, 70Eveillez les rois iliaques. Talthybios, héraut d’Argos,Se tient pour parlementer devant les portails de Troie dans la grisaille de l’aube. »

Le premier vers de ce passage caractérise un chercheur qui est un

« éveillé » et se maintient dans un état de parfaite détente, donc

d’équanimité. Sa conscience est en permanence en alerte, « la tête

dressée », tandis que tout son corps est détendu mais parfaitement

présent, prêt à bondir s’il le faut. C’est donc un état totalement opposé à

l’endormissement. Le mot anglais traduit ici par « au repos » est

« couchant », un terme utilisé en héraldique. En français, le terme utilisé

est « rampant ».

Cet « éveillé » devient conscient d’un mouvement qui est issu des

profondeurs du subconscient et des ténèbres de l’inconscient (Ilion le vit

arriver de la mer et des ténèbres) mais qui est tout de même perceptible à

la conscience malgré son peu de participation au monde extérieur et donc

son éloignement de celui-ci (Audible au milieu des faibles et lents

mouvements de vie de la cité endormie). Ce mouvement à peine

perceptible au début se transforme rapidement en un pressant

questionnement intérieur (le cri de la sommation). Il se manifeste dans

l’aventurier, aux endroits de la conscience restés ouverts au monde, à une

conscience plus vaste (les portes des remparts de la cité), en particulier à

l’endroit qui a été l’objet d’un manque de consécration, de don de soi (la

grande porte de Laomédon). Cet appel intérieur demande que soient

questionnés les principaux mouvements et les réalisations du yoga qui ont

conduit à cet état de fait, au constat d’impossibilité de rendre la matière

divine (Eveillez les rois iliaques).

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Nous savons peu de choses sur Talthybios sinon qu’il est dans la

mythologie le héraut d’Agamemnon, c’est-à-dire l’expression extérieure

d’une très puissante aspiration à la Connaissance. Ici, il est présenté en

tant qu’héraut d’Argos, des aventuriers qui cherchent la lumière.

Son nom est complexe à déchiffrer. Il pourrait être une association de ce

qui représente la « force » (bi βι) et l’être intérieur (θ), associé à la racine

tala (qui supporte, qui endure), car l’une des formes anciennes de son

nom semble être Talethobios (ταλεθοβιος). Il serait alors le symbole de

« la force intérieure qui supporte, qui endure ». Héraut d’Agamemnon, il

parle au nom de l’aspiration la plus forte en l’être. Il pourrait alors être le

symbole de l’endurance dans l’aspiration de la volonté-intelligente vers

plus de sagesse (Agamemnon unie à Clytemnestre).

Sri Aurobindo précise qu’à ce moment du yoga, le nouveau qui se profile

est encore indistinct (la grisaille de l’aube).

Perçant, insistant fut l’appel. Dans la pénombre et le silence de sa chambre,Conduit loin en char dans ses rêves au milieu de visions de gloire et de terreur,Scènes d’un monde plus intense, - ce monde, une fois brouillé et déformé dans les cellules du cerveau,Est vague et inconséquent, mais là il est riche en couleur, en beauté et en grandeur,-Soudain tiré par la tension de ce fil conscient qu’est le lien terrestreEt averti par son corps des exigences du Temps et du dur travail à lui assigné dans l’impermanence,Déiphobos, rejoint dans ce lointain splendide,Touché par l’intermédiaire des trajets nerveux de la vie branchés sur le cerveau du rêveur,

80Entendit l’appel terrestre, et le sommeil effarouché reculaGlissant comme la rosée de la crinière d’un lion.

L’aventurier ne peut échapper à la question car l’appel intérieur lié à son

incarnation est puissant et insistant. Il est « tiré » hors des mondes de la

conscience que son esprit va explorer, aussi bien les mondes de la lumière

que ceux des ténèbres. Ces mondes où il est emmené (Conduit loin en

char) sont plus vrais (beauté), plus variés (riche en couleur) et ont plus de

grandeur là où l’aventurier les expérimente que ce que le cerveau peut en

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traduire à l’état de veille. Leurs influences ne sont plus alors perceptibles

(ce monde, une fois brouillé et déformé dans les cellules du cerveau, est

vague et inconséquent). Dans l’Agenda, Mère mentionne parfois ces

mondes de terreur qu’elle doit affronter dans sa conscience et l’intrépidité

et le manque absolu de peur qui est alors nécessaire.

Il s’agit ici probablement de transes car ce qui est connu en ésotérisme

comme la « corde d’argent » rappelle l’aventurier dans sa réalité

corporelle (Soudain tiré par la tension de ce fil conscient qu’est le lien

terrestre). C’est sa nature corporelle qui le rappelle aux besoins impérieux

de l’évolution (les exigences du Temps) et à la tâche qui lui a été assignée

dans cette incarnation, dans cette vie terrestre soumise à l’impermanence.

Lorsque les nerfs, supports de la conscience mentale, transmettent à la

conscience la perception du corps (Touché par l’intermédiaire des trajets

nerveux de la vie branchés sur le cerveau du rêveur), l’aventurier sort de

la transe dont il est coutumier.

Déiphobos « celui qui vainc la peur » est un prince troyen, fils de Priam (Le

nom français est Déiphobe mais nous conservons ici les mots utilisés dans

la traduction par Raymond Thépot). A un endroit, il est nommé « divin

Déiphobos » dans l’Iliade, c’est-à-dire représentant un état de non-dualité.

C’est le frère préféré d'Hector, le leader troyen dans la conquête de

l’esprit.

Ce qui est donc interpellé ou éveillé en premier dans ce questionnement,

c’est la partie de l’aventurier qui travaille sur la peur. À ce stade

d’avancement dans le yoga, l’aventurier est libéré de la peur du moins des

peurs mentales et vitales - celles symbolisées par la Gorgone vaincue par

Persée, l’ancêtre d’Héraclès -, mais les peurs cellulaires ne sont pas

vaincues. Mère à la fois évoque dans l’Agenda l’absolue nécessité d’être

sans peur pour s’aventurer dans les mondes où l’on accède par la transe,

mais les très fortes angoisses qu’elle expérimenta au niveau de la

conscience cellulaire.

A contre-cœur il s’en revintDe la lumière des domaines d’outre-mort, des royaumes merveilleux

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Où il avait vagabondé, âme parmi les âmes, dans les régions qui sont delànotre portée,Affranchi du labeur et de l’incertitude, et de la lutte, et du danger.Maintenant, par force, il s’en retournait, quittant le répit accordé à ceux qui sontnés dans le temps,Appelé vers le conflit et les blessures de la terre, appelé vers le fardeaude la lumière du jour.Sur la couche sculptée il dressa sa stature de géant.Eperonné par la hâte il baigna ses yeux et recouvra les souvenirs de la terre,éperonné par la hâte,Ayant revêtu habits et armure il traversa à grands pas la ville de ses pères

90Dont les dieux l’observaient en route vers son destin, en direction des portails de Pergame.

L’aventurier dans ses transes explore des mondes merveilleux où résident

les âmes, les êtres psychiques. Ce sont des plans de lumière, par-delà la

naissance et la mort. Là, il n’y a plus d’effort à faire, tout est connu sans le

moindre doute possible, il n’y a plus de dualité donc plus de lutte, et

même les forces hostiles sont perçues comme faisant partie du plan divin

(Affranchi du labeur et de l’incertitude, et de la lutte, et du danger).

Il sort donc de sa transe « à contre-cœur », car le monde réel a beaucoup

moins d’attrait, étant un monde de dualité marqué par les conflits et la

souffrance.

Le mouvement intérieur se produit avec une conscience-témoin issue du

surmental car « les dieux l’observaient en route vers son destin ». Les

dieux appartiennent en effet aux plus hauts niveaux du plan de formation,

le surmental. Le monde de création est, au-dessus des dieux, celui des

Titans.

Neuf longues années avaient passé et à présent la dixième s’achevait péniblement,Années du courroux des dieux, et l’assiégeant encore menaçait les remparts,Depuis que par un matin tranquille les vaisseaux étaient arrivés après avoir passé TénédosEt que le premier Argien avait été abattu au moment où il sautait d’un bond sur les plages phrygiennes ; Les assaillants attaquaient encore, les défenseurs obstinés de même les repoussaient.

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Dans la mythologie, il y a plusieurs notations symboliques de la durée des

phases de progression dans le yoga. Aucune, bien évidemment, ne

correspond à une durée réelle. Dix années correspondent à une totalité

d’expression, le temps que la progression nécessaire soit vécue et réalisée

sous tous ses aspects. Par exemple, dans le travail de purification-

libération, il fallut dix années à Héraclès pour terminer les douze travaux,

ou encore la guerre des Épigones eut lieu dix ans après la guerre des Sept

contre Thèbes. L’autre façon de noter est la « génération » : ainsi, par

exemple, la quête de Jason pour la Toison d’Or eut lieu près de trois

générations avant la guerre de Troie, et la chasse au Sanglier de Calydon

une génération avant la guerre des Sept contre Thèbes.

Nous sommes donc ici dans les tous derniers moments de cette phase du

yoga durant laquelle les forces du surmental tirent chacune de leur côté,

chacune seulement préoccupée de sa pleine expression, entraînant à leur

suite différentes parties de l’être. Sri Aurobindo nous dit en effet que

toutes les forces dans la création ont un droit égal à poursuivre jusqu’au

bout leur ligne directrice, ce pour quoi elles ont été manifestées.

En fait, ces puissances du surmental supportent chacune une forme

particulière de yôga : celui de la connaissance qui aspire à une immersion

totale et définitive dans l’existence infinie unique, celui de la dévotion et

de l’adoration qui aspire à demeurer dans le Divin, celui des œuvres qui

aspire à l’unité de nature et de puissance d’être (Cf. Le Yoga de la

Bhagavad Gîta, Chant XII, commentaires de la première strophe).

Ainsi, le camp achéen est soutenu par Héra, « le mouvement d’évolution

juste » (selon l’ordre divin), par Athéna « le maître intérieur pour la

croissance de l’intelligence discernante », émanation de l’intelligence

divine qui aide à l’évolution de l’être par les combats du yoga, ainsi que

par Héphaïstos, le dieu qui forge les formes nouvelles.

Même si Poséidon, le dieu du subconscient, semble bien souvent mettre

des obstacles sur le chemin, ce ne sont que des leviers de l’évolution

juste. Tant que la volonté évolutive est tournée vers les hauteurs de

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l’esprit, Poséidon semble offrir son soutien aux Troyens. Rappelons en effet

qu’il a aidé Laomédon lors de la construction des murailles de Troie. Mais

lorsque la dernière année de guerre fut bien entamée, il prit pitié des

Achéens et se plaça définitivement de leur côté.

Hermès enfin, le dieu de la Connaissance surmentale la plus haute,

soutient aussi les Achéens bien qu’il n’intervienne pas au début du conflit.

Représentant le plan le plus élevé du mental, il doit nécessairement faire

la jonction avec le supramental, et donc intervenir à la fin du conflit pour

opérer le retournement définitif. Toutefois, son but étant l’unité, sans

exclusion aucune, il sera compatissant avec les Troyens. En particulier, il

aidera Priam à solliciter la clémence d’Achille.

En soutien au camp troyen, on voit tout d’abord Aphrodite, chez Homère

fille de Zeus et Dioné, symbole de l’amour en évolution. Elle sera obligée

de quitter le champ de bataille après avoir été violemment défaite par

Athéna, car Sri Aurobindo nous dit que l’Amour ne peut être réalisé sur la

terre tant que n’est pas établi le règne de la Vérité.

Arès, le dieu qui détruit les formes périmées, semble au départ indifférent.

Puis il fait la promesse aux déesses Héra et Athéna de soutenir le camp

achéen, mais la rompt bientôt en se rangeant au côté de son amante

Aphrodite.

Le nom Arès est construit autour de la lettre Rho (Ρ) qui est une lettre

double. Arès est donc tout à la fois une force qui « tranche », mais aussi

celle qui « maintient » lorsque le temps n’est pas encore venu. C’est

pourquoi, même s’il promet de soutenir le juste mouvement évolutif (le

camp achéen), il se range quand même du côté troyen - celui de son

amante Aphrodite - et soutient dans un premier temps le parti de ceux qui

séparent l’esprit de la matière. Blessé par Diomède dans les derniers

temps de la guerre, il devra se retirer du combat, permettant que s’opère

le renversement final.

Les Troyens reçoivent aussi le soutien de Léto et de ses deux enfants,

Apollon et Artémis, que nous avons associé à la croissance de l’être

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Page 74: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

psychique. Cela peut se comprendre si l’on considère que ce sont des

forces en évolution qui agissent pour insuffler l’exactitude, le juste, dans

les pensées, les paroles et les actes. Elles doivent donc être présentes

jusqu’à l’achèvement du mouvement divin, celui qui est décrété par Zeus.

En effet, la perception du juste liée au psychique - juste pensée, juste

sentiment, juste action -, se manifeste dans le cadre de cycles ou

mouvements plus vastes d’évolution de l’humanité qui suivent leur propre

développement ou loi d’action jusqu’au bout. Ce qui est juste en un temps

peut ne plus l’être dans la phase suivante. C’est pourquoi Apollon sera le

dernier à quitter Troie.

Durant cette phase du yoga, les forces correspondantes du surmental sont

donc opposées les unes aux autres dans leur mouvement, ce que le

chercheur ressent comme un violent tiraillement intérieur : ce sont donc

des « Années du courroux des dieux ».

Cette phase du yoga a commencé alors que l’aventurier vivait une période

encore très tranquille du Yoga, même si la guerre se préparait.

Pour que le conflit puisse avoir lieu et se résoudre, il faut que les forces en

présence soient sur le même terrain, en l’occurrence devant Troie. C’est-à-

dire que la partie de la conscience qui poursuit une libération plus

complète - les achéens ou argiens - doit s’élever progressivement au

niveau de la partie la plus avancée, de la conscience la plus élevée du

chercheur, là où doit émerger la vérité la plus pure.

Ténédos est une petite île située à l’entrée du détroit des Dardanelles ou

Hellespont (voir la carte ci-dessus). Elle pourrait indiquer une progression

avancée dans la libération en l’esprit - la réalisation du Moi (ou Soi) - qui

est, dans son aspect statique, infini, un, sans mouvement, sans action,

sans dualité, et dans son aspect dynamique, dépend du lieu où

l’expérience est perçue, dans le mental, le vital ou le corps (Cf. Entretiens

avec Sri Aurobindo, Nirodbaran, 3 Janvier 1939). Selon les lettres

structurantes (Tau Τ, Nu Ν , Delta Δ), cette île pourrait indiquer un lieu de

progression vers l’union en l’esprit.

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Page 75: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Sri Aurobindo mentionne une certaine « obstination » de la résistance à

opérer le mouvement vers le Nouveau, à abandonner les plus belles

réalisations de l’ancien yoga (Neuf longues années avaient passé et à

présent la dixième s’achevait péniblement…les assaillants attaquaient

encore, les défenseurs obstinés de même les repoussaient).

Quand la récompense est refusée et qu’interminablement se prolonge le labeur,Le cœur éphémère des mortels se fatigue d’une peine sans fruit.Fatigués du combat, les envahisseurs guerroyant sans feu ni lieulmploraient des dieux leur libération et le retour dans la terre de leurs pères ; 100Fatigués du combat, les Phrygiens assiégés dans leur splendide citélmploraient des dieux la fin du danger et de l’affrontement à mort.Depuis longtemps les vaisseaux, au sec sur le rivage, avaient oublié leur océansans borne.La Grèce semblait ancienne, étrangère, à ses enfants campés sur les grèves,Ancienne comme vie passée de longue date, qu’on se rappelle en ayant peine à y croireSinon comme à un rêve qui s’est produit jadis, ou à l`histoire de quelqu’und’autre.Le Temps par son toucher sans hâte, et la Nature qui change notre substanceAvaient lentement estompé les visages aimés et les scènes autrefois chéries ;Pourtant ce rêve leur était encore cher, à eux qui soupiraient après femmeet enfants,Soupiraient après l’âtre et la glèbe des lointaines vallées de l’Hellade.

110

Ces vers évoquent une période de doute et de grande lassitude pour

l’aventurier pourtant habitué aux durs combats du yoga, car il semblerait

que ce soit toujours à l’extrême limite du supportable que se produit une

ouverture.

Ce qui en lui cherche un nouveau chemin n’a rien sur quoi s’appuyer ni

rien pour le soutenir (les envahisseurs guerroyant sans feu ni lieu…) et a

comme une nostalgie des anciennes réalisations et des états qui

l’accompagnent (…lmploraient des dieux leur libération et le retour dans

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Page 76: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

la terre de leurs pères) (par exemple la Force et le Pouvoir acquis dans la

transformation vitale. Cf. Entretiens avec Sri Aurobindo, Nirodbaran, 7-01-

1939).

Et ce qui en lui est attaché aux plus hautes réalisations craint de les

perdre : les Phrygiens « lmploraient des dieux la fin du danger et de

l’affrontement à mort ».

Les anciens états de conscience et modes d’être que l’aventurier peut

encore observer chez ceux qui l’entourent sont devenus totalement irréels

(La Grèce semblait ancienne, étrangère, à ses enfants campés sur les

grèves, ancienne comme vie passée de longue date, qu’on se rappelle en

ayant peine à y croire sinon comme à un rêve qui s’est produit jadis, ou à

l`histoire de quelqu’un d’autre) : à de nombreuses reprises dans l’Agenda,

Mère évoque les états de conscience dans lesquels elle se trouvait

quelques 20, 30 ou 40 ans en arrière, les jugeant plein d’ignorance,

comme des enfantillages ou comme ceux d’une vie sans rapport avec

l’état de conscience présent. Ils se maintiennent dans la conscience

comme dans un rêve.

Mais le but que l’âme s’est fixée, son svadharma, reste très vivant dans sa

conscience (Pourtant ce rêve leur était encore cher).

Et les deux camps, les parties de l’être en apparence opposées, s’en

remettent au Divin, dans un don de soi, un surrender de plus en plus

intégral.

Sans cesse, telles des vagues engloutissant les galets, s’écroulant et revenant,La marée de la bataille et la ruée de l’assaut grondaient implacablementSur les champs de blé phrygiens. Le Troyen luttait contre l’Argien ;La Carie, la Lycie, la Thrace et, seigneur de la guerre, la puissante AchaïeS’unissaient dans l’étreinte du combat. Mort, panique, blessures et désastre,Gloire de la conquête et gloire de la chute, et le coin du foyer vide,Larmes et force d’âme, terreur, espoir, et la morsure du souvenir,L’angoisse des cœurs, les vies des guerriers, les effectifs des nationsEtaient jetés comme des poids sur les plateaux de la Destinée, mais la balance hésitaitSous la pression de mains invisibles. 120

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Page 77: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Cette transition des anciens yogas au nouveau implique de durs combats

dans les champs de blé phrygiens, c’est-à-dire remettant en cause les

fruits de la maîtrise la plus avancée de la nature extérieure. C’est la

déesse Déméter « la mère de l’union » qui est la déesse de la nature

domestiquée, des cultures, et surtout de la plus noble d’entre elles, le blé.

Elle est donc le symbole de la sâdhanâ, du travail de perfectionnement de

soi, et de ses fruits. Comme ce sont des champs de blé phrygiens (ce qui

« brûle », le feu intérieur troyen), il s’agit des maîtrises concernant les

états les plus avancés de ce que l’on considère comme la sainteté et la

sagesse. En effet, la Nouvelle Conscience telle qu’elle s’est manifestée en

1969, ne demande pas d’aller vers plus de sainteté et de sagesse, mais

vers « autre chose » de complètement nouveau.

La déesse Déméter est active par l’intermédiaire de sa fille Coré qui fut

enlevée par le dieu du monde souterrain Hadès pour être son épouse, le

travail se faisant alors dans l’inconscient corporel. Sous la pression de

Zeus, Hadès accepta de la libérer, mais il lui fit manger un pépin de

grenade dans le monde souterrain, c'est-à-dire qu’elle goûta à « l’essence

de l’Amour Divin qui se répand sur la terre » selon la signification donnée

à la grenade par Mère. Elle ne pouvait plus désormais revenir

complètement à un état de conscience ordinaire, celui de la surface de la

terre. Coré prit alors le nom de Perséphone « celle qui détruit la mort ».

La Carie, la Lycie, la Thrace et, seigneur de la guerre, la puissante AchaïeS’unissaient dans l’étreinte du combat :

Dans le Chant 2 de l’Iliade, sont mentionnées dans le Catalogue des

Vaisseaux plus de quatorze provinces côté achéen et sept du côté troyen,

de très nombreuses villes, des îles ainsi que des peuples. Chaque

province, île, ville et peuple représente un travail de yoga particulier.

(Les provinces du camp achéen : Thessalie, Hellade, Phtie, Béotie,

Phocide, Locride, Eubée, Argolide, Laconie, Messénie, Arcadie, Élide, Étolie,

Achaïe ; des villes telles Salamine et Athènes, des îles d’Asie mineure, de

la mer ionienne, de Crète et de Rhodes

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Page 78: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Les provinces du camp troyen : Carie, Lycie, Thrace, Phrygie, Méonie,

Paphlagonie, Mysie ; des peuples tels Pélasges, Cicones, Péoniens et

Alizones ; et des villes telles Troie et Dardania.)

Les quatre provinces mentionnées ici par Sri Aurobindo figurent sans doute

parmi les travaux de yoga les plus importants.

Les trois premières appartiennent au camp troyen. La Carie symbolise le

travail dans le mental (Car : la tête), la Lycie l’acquisition de la lumière

psychique (Lug lumière) et la Thrace est la province des ascèses très

poussées où souffle Borée le vent du Nord (Apollon, le dieu de la lumière

psychique, se ressource en Hyperborée, c’est-à-dire au-delà de l’ascèse).

La seule province du camp achéen qui est mentionnée a trait au

rassemblement de tout l’être, à la « concentration » (le nom Achaïe est

construit autour du Khi). Cette province borde le golfe de Corinthe au nord

du Péloponnèse. Il semblerait qu’Homère regroupe sous le vocable

« achéens » un grand nombre de provinces passées sous le

commandement d’Agamemnon, roi de Mycènes, tout en distinguant les

Achéens de Phthie peuplée par les Myrmidons d’Achille de ceux du

Péloponnèse. Aussi n’est-il pas étonnant que Sri Aurobindo la qualifie de

« puissante ». L’histoire a retenu une domination progressive des achéens

sur la Grèce antique, qui d’abord chassèrent les Pélasges (ceux qui sont

immergés dans le vital) puis dominèrent la Thessalie, l’Attique et le

Péloponnèse. Symboliquement, il s’agirait d’un développement progressif

des capacités de concentration et de rassemblement de l’être.

Homère utilise aussi pour la coalition contre Troie, selon les passages du

poème, les termes Danaens « ceux qui se donnent » et Argiens « ceux qui

sont en quête de la lumière (de vérité) ».

Sri Aurobindo évoque ensuite les affres que doit subir l’aventurier de la

conscience, non pas seulement dans certaines parties de son être, mais

dans tout l’être (les effectifs des nations). Il s’agit de l’abandon de vérités

et réalisations anciennes (mort), de peurs paniques à la racine du vital et

du corps (panique), de ce qui semble des combats sans fin dans le

subconscient, apportant une solitude extrême (le coin du foyer vide), des

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Page 79: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

souffrances et des désillusions (blessures et désastre, larmes), parfois la

nostalgie des anciens chemins de yoga bien tracés (la morsure du

souvenir), des défaites spirituelles, mais aussi la force d’âme et l’espoir.

On pourrait s’étonner que le mot « gloire » soit affecté aussi bien à la

conquête qu’à la chute. Mais cela nous évoque le poème de Rudyar

Kipling :

« (…) Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite

Et recevoir ces deux menteurs d’un même front, (…) ».

(“If you can meet Triumph and Disaster

And treat those two impostors just the same;”)

Sur un plan plus élevé, concernant les victoires et défaites dans le yoga,

Sri Aurobindo nous dit : « C’est le Divin qui a créé l’opposition et qui vous

envoie la défaite pour que vous puissiez vaincre à l’avenir. Ceci est

nécessaire pour dépasser le sentiment de responsabilité que ressent

l’ego. » (Entretiens avec Sri Aurobindo, Nirodbaran. 1-01-1939).

Tous ces combats, souffrances et difficultés intérieures semblent parfois

inutiles à l’aventurier de la conscience. Jusqu’au dernier moment, il ne lui

est pas révélé si le temps est venu pour le Nouveau, les forces divines

celant leurs intentions (mais la balance hésitait sous la pression de mains

invisibles).

Car non seulement les combattants humains, 120

Héros à demi divins dont les noms sont comme des astres très hauts,Triomphaient et échouaient, tels les vents ou les algues sur la danse des houles,Mais des pics de l’Olympe et des sommets miroitants de l’Ida,Descendaient, étincelants et sonores, les dieux des âges antiques.Cachées à la connaissance humaine, les formes éclatantes des ImmortelsSe confondaient inaperçues à la mêlée, ou quelquefois, merveilleux, sans masque,Des corps d’éternelle beauté et puissance, qui faisaient trembler les fibresdu cœur,Trouant leur voile d’Immortels, franchissaient les frontières de la vision,Aussi distincts lorsqu’ils émergeaient de leur gloire qu’ils l’étaientpour les demi-dieux du temps jadis.

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Page 80: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Audibles par les oreilles humaines, vus par les globes oculaires qui périssent. 130Pleins de puissance ils arrivaient de leurs espaces de liberté et de splendeursans souffrance.

Homère mentionne certains héros qui après leur mort sont devenus des

« demi dieux » (« ἡμίθεοι » hêmítheoi ) sans signifier pour autant que l'un

de leurs parents est divin et l'autre mortel, ce qui fut la compréhension de

certains auteurs plus tardifs.

Dans la mythologie, la caractéristique des dieux, l’immortalité, doit être

comprise comme Sri Aurobindo nous le rappelle dans les commentaires

sur la Gîta Chant II Strophe XV: « Par l’immortalité il ne faut pas entendre

la survivance à la mort – car celle-ci appartient déjà à toute créature

douée d’un mental – mais la transcendance de la vie et de la mort. Cela

signifie cette ascension par laquelle l’homme cesse de vivre comme un

corps animé par le mental, pour vivre enfin comme un esprit et dans

l’Esprit. Quiconque est sujet au chagrin et à l’affliction, quiconque est

l’esclave de ses sensations et de ses émotions, et s’absorbe dans les

contacts des choses transitoires, n’est pas apte à l’immortalité. Tout cela,

il faut le supporter jusqu’à ce que l’on ait conquis, jusqu’à ce que, libéré,

on n’en puisse éprouver aucune douleur, jusqu’à ce que l’on soit capable

d’accueillir tous les évènements du monde extérieur, joyeux ou tristes,

d’une même âme égale, calme et sage, ainsi que les accueille l’Esprit

éternel, tranquille, au plus secret de nous. » et Chant XIV Strophe 2

« L’immortalité est l’état suprême où l’Esprit se sait supérieur à la mort et

à la naissance, non conditionné par la nature de sa manifestation, infini,

impérissable, immuable, éternel – immortel, puisque ne naissant pas, il ne

meurt jamais. » De cela il ressort que la condition de l’immortalité est

l’égalité parfaite, la libération en l’Esprit n’en étant qu’une étape

préalable.

Le qualificatif « demi-dieu » donné par Homère à des héros après leur mort

pourrait désigner des travaux de yoga qui conduisent à l’union avec le

Divin, que ce soit l’union psychique ou l’union en l’esprit (la réalisation du

Moi ou Soi), sans pour autant que l’égalité parfaite soit acquise. En effet,

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Page 81: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

les dieux à part entière d’une part appartiennent au plan du surmental et

d’autre part sont des expressions pures des forces divines.

Ces héros demi-dieux dont les noms sont comme des astres très hauts

sont toutefois l’expression de réalisations qui servent de lumières et de

guides au reste de l’être et sur un plan plus général, au reste de

l’humanité.

Si nous revenons à Homère, nous avons vu dans le court résumé de la

guerre de Troie ci-dessus que Zeus avait d’abord interdit aux dieux

d’intervenir dans le conflit : les puissances du surmental devaient rester à

l’écart du mouvement qui cherchait une autre voie d’évolution qu’un

perfectionnement de l’homme actuel.

Mais les puissances du subconscient n’entendent pas se soumettre aux

ordres du supraconscient : Poséidon était indécis dans les débuts de la

guerre et semblait offrir son soutien aux Troyens. Rappelons en effet qu’il

avait aidé Laomédon lors de la construction des murailles de Troie. D’autre

part, on le verra se plaindre à Zeus du mur que les Achéens érigeront

devant leurs bateaux pour se protéger des attaques troyennes. Mais

lorsque la dernière année de guerre fut bien entamée, il prit pitié des

Achéens et se plaça définitivement de leur côté. Contournant l’interdit, il

descendit les soutenir (chant XIII). La puissance qui régit le subconscient

bascule donc définitivement du côté du « nouveau ». Peut-être peut-on

associer cela au moment où, dans l’Agenda, Mère rapporte que la Nature

s’engagea à collaborer (Agenda de Mère, 1er janvier 1958).

Puis Homère décrit une intervention croissante des forces du surmental

jusqu’à un point culminant où elles s’opposent dans l’aventurier d’une

façon que l’on peut supposer très douloureuse, puisque des « vérités

surmentales » viennent à se contredire deux à deux : le maître du

subconscient et la lumière psychique (Poséidon et Apollon), le mouvement

juste évolutif et la puissance de purification (Héra et Artémis), la puissance

d’amour en évolution et le maître intérieur (Aphrodite et Athéna), etc.

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Page 82: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Tout d’abord, au Chant XIV, Héra endormit Zeus afin de permettre aux

dieux d’intervenir : le mouvement juste évolutif, pour un moment, est en

passe de contourner la force la plus haute du surmental qui veille à ce que

rien ne reste en arrière, à ce que tous les mouvements qui ont été initiés

puissent poursuivre leur développement jusqu’à leur fin selon leur

trajectoire propre.

A son réveil, Zeus décida de limiter l’action de Poséidon et de soutenir les

Troyens en envoyant Apollon.

Puis au chant XVII, il envoya Athéna, le maître du yoga, pour stimuler les

achéens.

Enfin, au chant XX, soucieux d’en finir, Zeus ordonna aux dieux de se

rendre sur le champ de bataille pour porter assistance au camp de leur

choix tandis que lui-même contemplerait le spectacle. Vers les Achéens

partirent donc Héra, Athéna, Poséidon, Héphaïstos et Hermès ; vers les

Troyens, Arès, Apollon, Artémis, Léto, le Xanthe et Aphrodite. Les dieux se

faisaient face deux à deux : Poséidon et Apollon, Ényalé et Athéna, Héra et

Artémis, Léto et Hermès, Héphaïstos et le Xanthe que les mortels

appelaient Scamandre.

Enfin au chant XXI, les dieux, partagés dans leurs cœurs, se ruèrent les

uns contre les autres au grand plaisir de Zeus. Arès se jeta sur Athéna, et

frappa son égide, mais la déesse prit une lourde pierre et en frappa au cou

son frère qui tomba sur le sol. Aphrodite vint le relever, et tandis qu’elle

l’emmenait par la main, elle fut frappée par Athéna que stimulait Héra, et

s’effondra sur le sol avec lui.

Poséidon défia Apollon, le laissant attaquer le premier car il était le plus

jeune. Comme Apollon répugnait à attaquer le frère de son père, Artémis

le prit à partie, ce qui souleva la colère d’Héra qui la frappa au visage.

Artémis s’enfuit en pleurant.

Hermès de son côté dit à Léto qu’il renonçait à l’affronter car elle était

plus puissante que lui. Lorsque l’affrontement fut terminé, les dieux

regagnèrent l’Olympe, sauf Apollon qui pénétra dans Ilion.

Dans les derniers chants, il y eut encore des interventions ponctuelles

d’Athéna, Hermès, Apollon et Aphrodite.

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Les dieux qui s’engagent aux côtés des achéens représentent les forces

qui par nature sont en affinité avec le mouvement évolutif et donc les

premières à répondre dans l’être au « besoin » évolutif, moins

« attachées » si l’on peut dire aux réalisations passées.

- Héra parce qu’elle est la force qui veille à une juste évolution selon

le plan divin, et donc la première à connaître et à supporter ce qui

dans l’être œuvre à un juste mouvement évolutif ; épouse de Zeus,

elle est celle qui contient et limite et agit de façon à ce que

l’évolution se fasse avec le minimum de dégâts.- Athéna parce qu’elle est le maître du yoga, le maître intérieur qui

guide la croissance de l’être intérieur jusqu’à la maîtrise totale de

l’être extérieur, la force qui soutient l’aventurier de la conscience et

le guide de façon sûre s’il sait l’écouter et lui obéir sans discuter. En

effet, Athéna est considérée classiquement sur le plan exotérique

comme la déesse de la raison, mais elle est symboliquement bien

autre que cela. Issue du plus haut de la plus haute puissance du

surmental (la tête de Zeus) et de l’intelligence cosmique (Métis), elle

incarne la suprême « intelligence discernante » du maître intérieur.

Dans Perseus the Deliverer Sri Aurobindo, Prologue (Persée le

libérateur), Sri Aurobindo la fait se décrire ainsi :

Moi, le ToutpuissantMe conçut de Son être pour guider et discipliner L’Esprit immortel de l’homme, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’organisation et à la superbe maîtriseDe tout son être extérieur.

Et plus loin, dans la même pièce de théâtre qui traite de la libération

de la peur, il vaut de noter le dialogue entre la puissance qui

gouverne le subconscient, Poséidon, et le maître intérieur, Athéna :

POSEIDONL’anarchie des mers gigantesques est mienne, O terrible Athéna : jefais gonfler et déferler leurs flots d’un signe de tête. Les pas faiblesde l’homme n’y laissent aucune trace, son destin n’a non plusaucune prise sur le mouvement des vagues. ATHENA Vous l’avez brisé avec vos débordements immesurés, lui dont jesouderais les morceaux pour le rendre un. Mais je le conduirais au-

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dessus de vos eaux, vous le tonitruant sauvage, méprisant vossommets, dans de fragiles arbres creux. Il mettra sa confiance enmoi et défieras les océans incommensurables jusqu’à ce quel’Occident se mélange à l’Inde, et il atteindra les îles du nord quidemeurent sous ma brillante égide dansante, las de la neige. Arméd’un feu retentissant, il s’élancera au-dessus des eaux en colèrelorsque la baleine est sidérée entre deux vagues, et il tuera sonennemi entre les coups de tonnerre. Et donc, je vous ordonne, Ôpuissant Poséidon azuré, de ne pas calmer vos tumultes sauvages :opposez-vous plutôt à sa marche. Car à travers les chocs desdifficultés et de la mort, l’homme atteindra sa divinité.

Dans ce texte, Sri Aurobindo nous dit que l’homme doit avoir une

confiance absolue dans le maître intérieur et sa guidance, en dépit

des dangereuses tempêtes émotionnelles soulevées par le

subconscient. L’homme devra ainsi affronter les profondeurs vitales

sans fond jusqu’à ce que les yogas pour la perfection de la matière

et de l’esprit soient confondus (l’Ouest et l’Inde unis). Et même, le

maître intérieur encourage le subconscient à s’opposer à l’homme

afin que ce dernier parvienne à sa divinité à travers les chocs des

difficultés et de la mort.

- Poséidon parce que le subconscient collabore par ses tempêtes à la

progression et oblige l’aventurier à la purification des profondeurs

vitales ;- Héphaïstos parce qu’il représente la force qui crée les formes

nouvelles ;- Hermès parce qu’il incarne les plus hautes connaissances issues du

surmental par lesquelles l’aventurier a eu la certitude de la direction

du mouvement évolutif. Fils de Maia, la septième et dernière Pléiade,

il représente le plan le plus élevé du mental. Il doit nécessairement

faire la jonction avec le supramental et donc intervenir à la fin du

conflit pour opérer le retournement définitif. Toutefois, son but étant

l’unité, sans exclusion aucune, il sera compatissant avec les Troyens.

En particulier, il aidera Priam à solliciter la clémence d’Achille.

Du côté troyen se rangent les forces qui ont été les plus influentes dans

l’évolution spirituelle humaine des millénaires passés.

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Page 85: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

- Aphrodite, la déesse de l’amour, se rangea du côté troyen. Elle est la

puissance qui conduisait, par le yoga de la dévotion, vers un état

d’amour et de compassion parfait, intégral, universel. Elle est chez Homère fille de Zeus et Dioné, symbole de l’amour en

évolution. C’est elle que Pâris-Alexandre reconnut comme la plus

belle, donc la voie d’évolution la plus juste. Il choisissait ainsi la

primauté de l’amour (encore imparfait) sur l’évolution juste en

vérité, dissociant « la volonté inébranlable » du chercheur de sa

quête pour une plus grande liberté (séparant Ménélas d’Hélène).

L’aventurier de la conscience qui a parcouru tout le chemin vers la

sainteté, a beaucoup de difficulté à admettre que le nouveau yoga

doive être tourné en priorité vers la Vérité et non vers l’Amour. Sri

Aurobindo nous le dit, l’Amour ne pourra s’établir sur la terre que

dans un monde de Vérité. Mais bien évidemment, Troie représente

l’un des plus grands accomplissements des anciens yogas et elle est

la véritable patrie de l’Amour en évolution. Aphrodite s’y maintient

par son union avec Anchise, le père d’Enée, dont les descendants

reviendront fonder la Troie future.

- Arès, le dieu de la destruction des formes, semble au départ

indifférent. Puis il fait la promesse aux déesses Héra et Athéna de

soutenir le camp achéen, mais la rompt bientôt en se rangeant du

côté de son amante Aphrodite. Car tant que la loi d’évolution

supramentale n’est pas installée, la progression humaine se fait

obligatoirement par la destruction des formes anciennes pour

permettre l’apparition de nouvelles plus adaptées. Dans le Tome 2

de l’Agenda, Entretien du 10 janvier 1961, Mère explique que « le

pouvoir de purification qui dissout les mauvaise volontés et est le

maître en quelque sorte des forces adverses, (mais qui) n’a pas le

pouvoir direct de transformation, parce que le pouvoir de purification

dissout D’ABORD pour reformer après, il détruit une forme pour

pouvoir en faire une meilleure, tandis que l’Amour n’a pas besoin de

dissoudre pour transformer : il a le pouvoir direct de

transformation. »

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Page 86: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Arès est tout à la fois la force qui « tranche », mais aussi celle qui

« maintient » lorsque le temps n’est pas encore venu. C’est

pourquoi, même s’il promet de soutenir le juste mouvement évolutif

(le camp achéen), il se range quand même du côté troyen - celui de

son amante Aphrodite, car l’amour progresse par le renouvellement

des formes - et soutient dans un premier temps le parti de ceux qui

séparent l’esprit de la matière. Blessé par Diomède dans les derniers

temps de la guerre, il devra se retirer du combat, permettant que

s’opère le renversement final.

- Les Troyens reçoivent aussi le soutien de Léto et de ses deux

enfants, Apollon et Artémis, les dieux que nous avons associé à la

croissance de la lumière psychique et de la force de purification

psychique. Apollon sera le dernier dieu à quitter Troie. Nous pouvons

comprendre que l’être psychique accompagne jusqu’au bout les

mouvements ou cycles qui soutiennent l’évolution. Mais aussi,

comme Apollon est tourné ainsi qu’Aphrodite vers l’Amour véritable,

Troie est sa véritable patrie. Il ne quittera la ville qu’à regret et il y

reviendra avec les descendants d’Enée dès que l’évolution le

permettra, dans de nouvelles formes, la Vérité étant suffisamment

installée en l’homme.

- Le fleuve de la plaine de Troie, le Xanthe ou Scamandre, se range

aussi dans le camp troyen. Nous avons vu que ce fleuve est

composé de deux courants opposés. Dans sa totalité et vu du

surmental, le Xanthe symbolise un courant de conscience énergie

qui amène une progression de l’être intérieur vers une identité en

nature et de puissance d’être avec le Suprême (Ξ). Mais vu par

l’homme dans son action alternée, il ne représente qu’une puissance

appelant au franchissement des limites vers l’infini et l’éternel, et

donc une aspiration à une immersion totale et définitive dans

l’existence infinie unique, ultime but du yoga exclusif de la

connaissance.

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Page 87: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Revenant au poème Ilion, Sri Aurobindo nous dit que tous ces dieux des

âges antiques descendaient, étincelants et sonores, des pics de l’Olympe

et des sommets miroitants de l’Ida. Ce sont des dieux « des âges

antiques » car ils représentent les forces avec lesquelles les hommes ont

été en contact depuis des millénaires et la façon dont ils les ont

exprimées, depuis que le mental a pris la direction de l’évolution (lorsque

les dieux l’emportèrent sur les Titans), faisant se succéder les créations

surmentales les unes après les autres : religions, influences majeures dans

tous les domaines de l’évolution humaine, etc.

S’ils sont étincelants et sonores, c’est qu’ils peuvent être perçus par les

sens subtils de la vision et de l’ouïe.

Les pics de l’Olympe représentent les hauteurs du surmental et ceux de

l’Ida le domaine des réalisations d’union avec le Divin.

Agissant ordinairement à l’insu des hommes, les puissances du surmental

deviennent pleinement actives à ce moment du Yoga, dans le combat

intérieur, et le chercheur peut percevoir leur présence et leur action par le

sens subtil de la vision (des corps d’éternelle beauté et puissance

franchissaient les frontières de la vision) et par l’être psychique (les fibres

du cœur). Cette perception est très « physique » car ces dieux sont

« audibles par les oreilles humaines, vus par les globes oculaires qui

périssent »

Le plan de conscience où ils résident est le surmental, un plan de liberté

au-delà de toute dualité, au-delà de toute souffrance (leurs espaces de

liberté et de splendeur sans souffrance)

Le poète Hésiode, contemporain d’Homère, décrit dans Les Travaux et les

Jours les cinq races successives qui peuplèrent la terre. Les périodes

pourraient peut-être être rapprochées des « Yugas » indiens dans lesquels

la Vérité disparaît progressivement.

Hésiode commence le poème par une plainte : « Puissé-je n’avoir plus à

vivre parmi les hommes de la cinquième race et être mort avant où né

après ! Car la race d’à présent est une race de fer. »

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Page 88: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

La première race est la race d’or : « Les hommes vivaient alors comme

des dieux, le cœur libre de soucis, à l’abri de toutes misères. Jamais la

vieillesse n’approchait. »

La seconde race est d’argent. Elle peut être associée au développement

du mental vital, comme la race d’or à celle du mental physique.

La troisième race est de bronze : Les hommes de cette race n’avaient

souci que de se battre.

La quatrième race semble être aussi de bronze, bien qu’Hésiode n’en dise

rien. Cependant, « elle était plus juste et plus valeureuse, une race divine

formée de héros, ceux-là mêmes que l’on nomme demi-dieux. Ces héros

se battirent devant Thèbes aux sept portes, sur la terre de Cadmos pour

les troupeaux d’Œdipe, ou encore à Troie au-delà des mers, pour Hélène

aux beaux cheveux. Certains moururent mais d’autres, Zeus les établit en

un royaume différent de celui des autres hommes, aux confins de la terre,

loin des dieux immortels, dans les îles des Bienheureux gouvernées par

Cronos

La dernière est la race de fer à laquelle l’humanité actuelle appartient

encore.

(Cette partie du poème d’Hésiode est étudiée dans Mythologie grecque,

Yoga de l’Occident, Tome 1, Chapitre 3).

C’est donc à la période qui précède immédiatement la nôtre que Sri

Aurobindo fait ici référence, celle des demi-dieux, celle probablement qu’il

nomme « les âges de l’Intuition » et qui correspond aux temps des rishis

Védiques (les demi-dieux du temps jadis).

Dans ces temps de « l’Intuition », les hommes les plus avancés - les Rishis

-, avaient de grandes capacités perceptives et intuitives, ainsi que, nous

pouvons le supposer, de grands pouvoirs sur la matière et sur le vivant.

Ainsi par exemple la connaissance intuitive des pouvoirs de guérison des

plantes, la télékinésie, etc.

Mais on peut supposer que les hommes ordinaires avaient aussi des

capacités bien supérieures à celles de l’humanité actuelle. Hésiode semble

même dire que pour une grande partie, l’humanité était capable de

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Page 89: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

réaliser une certaine unité en harmonie avec les puissances du surmental,

les dieux. Ces demi-dieux pouvaient percevoir les dieux très distinctement

de façon naturelle, ce qui n’est plus maintenant possible qu’à l’issue d’un

yoga très avancé. C’est aussi ce que nous dit Sri Aurobindo : les dieux

étaient « aussi distincts lorsqu’ils émergeaient de leur gloire qu’ils

l’étaient pour les demi-dieux du temps jadis ». C’est aussi ce que nous

raconte la Genèse biblique qui nous dit que Dieu se promenait dans le

jardin d’Eden, visible et audible par le premier couple humain.

On ne peut éviter de se demander pourquoi la Vérité disparaît

progressivement de l’humanité depuis des millénaires (Hésiode, Homère,

et les auteurs de la Genèse sont à peu près contemporains, vers le 8e

siècle avant J.-C.)

Dans un essai intitulé Les cycles du mental dans l’histoire de l’humanité –

l’auteur de la présente étude a énoncé l’hypothèse de très longs cycles

influençant le mental humain, faisant passer le point de concentration de

la conscience d’un hémisphère du cerveau à l’autre au cours d’un cycle de

vingt-six mille ans. (On sait que l'hémisphère gauche traite les

informations de façon linéaire, tandis que le cerveau droit opère d’une

façon qui nous semble anarchique, non linéaire.) D’autres cycles plus

courts mais de même nature influenceraient également le développement

des civilisations, qui oscillent entre les périodes d’humanisme où l’homme

est au centre – périodes de séparation - et les périodes où le sacré est au

centre, périodes d’union nommées Moyen-âges.

Selon cette théorie, il semblerait que le cycle soit actuellement à l’apogée

de la période de séparation et que le germe d’un nouvel âge d’or ait été

déposé.

Les hommes en général et surtout les penseurs conçoivent la pensée

comme une faculté indépendante et progressive, sans concevoir qu’elle

puisse être infléchie dans un sens ou l’autre par des forces qui les

dépassent. Si elle est déterminée par la loi d’alternance des mouvements

de séparation et d’union, sa liberté est relative, du moins tant que l’être

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Page 90: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

ne s’est pas élevé à des niveaux supérieurs de conscience par la

purification et l’universalisation.

Vaste comme l’océan, ayant pour traîne l’ourlet azuré de ses eaux vociférantes,Les paupières bleues, la Nuit pour crinière, Poséidon dévastait pour réaliser l’avenir,Secoueur de la terre dont le trident libère les replis du Dragon,Délivrant les forces non nées emprisonnées dans les cavernes de la Nature.

Dans la répartition du monde de la conscience entre les trois fils de

Cronos, c’est à Poséidon qu’échut la domination sur la mer, c’est-à-dire sur

le subconscient qui est un vaste réservoir enregistrant le moindre

phénomène mental-vital, la moindre sensation. La mer est à la fois une

expression symbolique de la vie et le lieu qui conserve les mémoires de

l’évolution. Poséidon est « Ποντο-μεδων », le roi de la mer. Mais Pontos ne

représente pas la mer physique qui est appelée en grec ancien Thalassa,

Als ou Nau. Si Pontos est symboliquement associé à la haute mer, c’est

parce qu’il est lié aux « profondeurs de la vie » subconsciente, à ses

divinités et à ses monstres.

Poséidon n’est donc pas le subconscient lui-même mais la force du plan

surmental qui le gouverne et œuvre à sa transformation.

Complémentaire de la déesse Déméter « la mère de l’union », son nom

pourrait se comprendre comme « le maître (Ποσει) de l’union (Δ) ». Si la

déesse maintient une tension en vue de la perfection de l’être, Poséidon,

lui, veille à ce que rien ne reste en arrière. Aussi, son action n’est-elle pas

toujours appréciée à sa juste valeur car il met en lumière par des chocs

émotionnels, physiques et mentaux, les nœuds psychologiques et les

imperfections du chercheur.

Comme les manifestations vitales restent le plus souvent hors du contrôle

de l’intellect, il est davantage le dieu des mers agitées que des mers

calmes. Comme les émotions ont un fort retentissement sur le corps,

effets que nous appelons psychosomatiques, il est aussi nommé

« l’ébranleur de la terre » ou « le support de la terre » (la terre étant ici

associée au corps).

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Page 91: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Maître des énergies vitales, il peut tout aussi bien soulever des tempêtes

que sauver des navires en perdition en apaisant les flots déchaînés.

Il fait aussi parfois surgir des taureaux – symboles du « pouvoir du mental

lumineux » - que l’on doit maîtriser (mettre sous le joug) et sacrifier au

Divin.

Mais c’est sa relation au cheval qui est primordiale, car ce dernier est le

symbole de la force vitale disciplinable ou disciplinée et par conséquent du

pouvoir dans le vital. Lorsqu’il travaille à la maîtrise, il est nommé « le

dompteur de chevaux », et attribue parfois au chercheur le cheval

correspondant à son niveau (cf. par exemple les chevaux d’Idas, de Pélops

ou d’Adraste). De même, il engendra Pégase, le cheval ailé qui naquit du

cou tranché de Méduse : lorsque la peur est vaincue, alors le pouvoir vital

est libéré.

Les plans inférieurs de son royaume abritent pulsions, désirs, sensations,

émotions, passions, instinct de possession, colère, peur, avidité,

convoitise, etc.

À la frontière inférieure, jouxtant l’Hadès, le chercheur aborde les plans du

vital ancrés profondément dans la matière, ce qui fait dire à Homère que

les chevaux du chariot de Poséidon ont des sabots de bronze.

Selon Sri Aurobindo, le subconscient, royaume de Poséidon, est la partie

de notre être où il n’y a ni volonté, ni sentiment consciemment éveillé ; il

reçoit et emmagasine les moindres impressions et sensations, ainsi que

toutes nos expériences. Il contient toutes les réactions primitives devant la

vie qui lutte pour émerger de la matière. Tout ce qui est réprimé s’y

enfonce et y demeure, prêt à se manifester à la moindre occasion. De lui,

tout cela ressurgit en rêve ou à l’état de veille, de manière mécanique,

répétitive, obstinée, souvent sans aucun rapport avec la situation en

cours. Il est en grande partie responsable de nos maladies. Ce

subconscient appartient aux trois plans du mental, du vital et du physique.

Il est aussi bien universel qu’individuel.

Bien qu’il soit l’un des obstacles majeurs au progrès dans le yoga, Sri

Aurobindo recommande de ne s’en préoccuper que pour le rejeter comme

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Page 92: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

n’étant pas notre nature essentielle, mais seulement un résultat de

l’action de l’ignorance.

Le tempérament de Poséidon est à l’image de ce qu’il fait surgir en nous,

le plus souvent sous forme de tempêtes émotionnelles incontrôlées : on le

dit bourru, coléreux, jaloux, et toujours insatisfait.

Mais, concernant un dieu, ces caractéristiques ne concernent pas

seulement le nécessaire travail de maîtrise de ces mêmes énergies chez le

chercheur, mais l’attitude à adopter vis-à-vis de la quête : si Poséidon est

bourru, c’est que l’on ne peut se contenter de faux-semblants ou d’un

demi-engagement, car aborder les couches profondes de la conscience est

difficile. S’il est coléreux, c’est que la tiédeur n’est pas de mise et que la

transformation de notre nature vitale ne se fera pas sans de rudes

tempêtes. Et s’il est rancunier, c’est que les mémoires logées dans le

subconscient reviendront un jour ou l’autre à la surface pour être traitées.

C’est donc un dieu très présent dans la phase avancée du yoga durant

laquelle il fait surgir les mémoires évolutives les plus enfouies dans le

subconscient.

Pindare, dans la Troisième Néméenne, parlant des fameuses colonnes

d’Hercule (d’Héraclès), mentionne ces mémoires comme des bêtes

monstrueuses : « Il semble impossible de traverser plus avant la mer

infranchissable au-delà des colonnes d’Héraclès, elles que le Héros-Dieu a

posées comme témoins de la navigation la plus lointaine ; il a dompté les

bêtes monstrueuses au large, et il a repéré exactement les courants des

bas-fonds vaseux, et il est descendu jusqu’à obtenir la vision qui conduit

au retour, et il a fait connaitre la terre. »

Le trident est l’attribut de Poséidon. Il lui fut offert lors de la guerre des

dieux contre les Titans par les Cyclopes « ceux qui possèdent la vision de

vérité », symboles de l’omniscience divine. Un trident est ce qui attrape

les poissons en les tuant. Les poissons ou plutôt les monstres marins sont

les mémoires ou nœuds évolutifs, que ce soit des mémoires personnelles,

familiales ou, à un stade plus avancé, celles de l’humanité. Il s’agit donc

pour Poséidon de purifier le subconscient et il est actif dans toute son

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Page 93: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

étendue (vaste comme la mer). Partout où il passe, il soulève de grands

remous, si ce n’est des tempêtes (il a pour traîne l’ourlet azuré de ses

eaux vociférantes).

Son action dévastatrice aide en fait la purification qui prépare le futur, et

plus le yoga est avancé, plus les tempêtes sont violentes (Poséidon

dévastait pour réaliser l’avenir).

Poséidon à son palais dans les profondeurs de la mer, aussi y a-t-il au-

dessus de lui « un couvercle bleu » (Les paupières bleues sont à notre

avis une erreur de traduction car le mot anglais d’Ilion est blue-lidded, que

nous comprenons comme recouvert de bleu).

La crinière est au cheval ce que les cheveux sont à l’homme, son moyen

de perception des choses cachées aux sens ordinaires. Poséidon ayant la

Nuit pour crinière, est destiné à aider à la perception des choses cachées

dans les grandes profondeurs, dans la nuit du subconscient.

Les trois dents du trident indiquent le plus probablement que l’action du

dieu s’étend dans les trois plans au niveau subconscient : mental, vital et

physique.

Dans les deux derniers vers de ce passage, Sri Aurobindo nous dit que

c’est par un travail de purification du subconscient dans ces trois plans

qu’est libéré le « Dragon ». Le Dragon ou le Serpent est le symbole de la

force évolutive. Ici, il peut s’agir bien sûr de la Kundalini, cette énergie

lovée au bas de la colonne vertébrale, mais aussi d’autres énergies

éternelles qui dorment encore dans les profondeurs de la matière

(Délivrant les forces non nées emprisonnées dans les cavernes de la

Nature).

Ce dernier vers de Sri Aurobindo fait écho à celui d’Homère, dans l’Iliade,

au Chant XXI, lorsque les dieux se jetèrent les uns contre les autres :

Athéna et Arès stimulaient les combattants avec de grands cris, Zeus

tonnait et Poséidon ébranlait la terre au point qu’Hadès en son royaume

prit peur, craignant que Poséidon « n’ouvre aux yeux des mortels et des

immortels les terribles et vastes demeures qui font frissonner les dieux-

mêmes ».

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Page 94: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Le maître du subconscient semble donc être celui qui garde la clef des

terribles profondeurs qui ouvrent la porte à la transformation physique.

Nous pensons alors à Mère, s’adressant à Satprem qui se plaignait de ses

difficultés, lui disant que ses enfers étaient des jeux d’enfant à côté de

ceux qu’elle endurait.

Calmes et impassibles, maintenant le Verbe qui est Destin, et l’ordreArrêté dans la vision d’une Volonté presciente, silencieuse et immuable,Héra envoyée par Zeus et Athéna, de Zeus levant l’égide,Veillaient sur le décret occulte.

Héra est la fille aînée de Cronos, sœur de Zeus et aussi sa femme. Homère

nous dit qu’elle s’unit à lui sur le mont Ida, le lieu de l’union (Δ) : leur

travail au niveau du plus haut du surmental est donc la réalisation de

l’unité. Comme cadeau de mariage, Gaia lui fit présent d’un arbre qui

portait des pommes d’or, symbole de la Connaissance la plus haute.

Son nom construit autour du Rho, comme celui de sa mère Rhéa, exprime

le « juste ou l’exact mouvement » selon la loi divine. Au principe

d’expansion de Zeus, elle apporte sa puissance de limitation à travers les

cycles. Elle poursuivra donc de sa hargne les nombreuses amantes de son

époux. Et si Héra poursuit de sa haine toutes les amantes de Zeus et leurs

enfants illégitimes, c’est bien que son devoir est de combattre tous ceux

qui, aspirant à des espaces plus vastes et plus lumineux, pourraient être

tentés de s’évader du juste processus d’incarnation, ou d’accélérer le

processus évolutif alors que le temps n’est pas encore venu. Car nul ne

peut marcher trop en avant du reste de l’humanité. Son rôle est en effet

que rien ne reste en arrière dans l’évolution.

Ainsi est établi l’équilibre et l’unité du couple qui inclut les contraires

apparents. Elle est donc figurée par une femme aux traits sévères dans les

dessins archaïques.

Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, elle est aussi la gardienne

du mouvement juste qui génère un premier niveau de Joie, car Éros - la

Joie divine ou Ananda -, Rhéa et Héra ont dans leur nom la même lettre

structurante Rho.

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Page 95: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Dans le monde des formes gouverné par les dieux, elle est donc la

gardienne des lois divines établies au niveau supérieur par les Titans et

Titanides, et encore au-dessus par une Volonté qui transcende l’espace-

temps, et encore au-dessus inspirées par le couple Gaia-Ouranos,

matière/esprit.

Elle est donc la puissance du surmental gardienne de la Parole divine, du

Verbe créateur qui régit l’évolution mais qui n’est perçu par l’homme que

comme destin ou fatalité. Ce dernier mot a même racine que le mot

anglais Fate employé par Sri Aurobindo (maintenant le Verbe qui est

Destin). Cet ordre de la manifestation a été arrêté par une Volonté divine

qui connaît le futur et le « voit », autrement dit par l’omniscience et

omnipotence divine. Cette puissance réside dans les hauteurs du silence

et de l’immuabilité, donc hors du Devenir.

Athéna est également gardienne de cette loi divine.

C’est une fille de Zeus et de Métis, la déesse de « l’Intelligence » ou

« Sagesse » divine. Métis est fille du titan Océanos, lequel a généré tous

les courants de conscience-énergie agissant dans la création.

Athéna naquit tout en armes de la tête de Zeus : elle représente une

puissance de Connaissance surgie du plus haut du supraconscient

surmental et immédiatement active dès qu’elle est perçue par le

chercheur. Déesse de la sagesse, nous l’avons associée au maître intérieur

qui œuvre en vue de l’acquisition de l’intelligence discernante, qui a pour

fonction de permettre le contact et l’union avec la Réalité intérieure et le

Suprême au-dessus, et de favoriser la croissance de l’être psychique et la

soumission de la nature extérieure à celui-ci.

La seconde étape, sous la gouverne du second « enfant à naître » (de

Métis), permettra de faire descendre dans les plans inférieurs les forces du

plan divin ou supramental pour qu’elles transforment le mental, la vie et le

corps, pour une vie divine dans un corps divinisé. Il sera « un fils au cœur

plus que violent qui règnera sur les dieux et sur les mortels ». Car ce sera

donc l’action d’une force issue du supramental (régnant sur les dieux)

agissant dans « l’exactitude » et donc plus « intransigeante » aux yeux

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des hommes, en accord avec la lumière d’Apollon et l’intégrité d’Artémis

devenus de plus grands dieux que les enfants d’Héra. Cette force peut le

plus probablement être identifiée avec la « Nouvelle Conscience », la

conscience du Surhomme, telle que décrite dans l’Agenda à partir de

janvier 1969.

L’animal symbolique d’Athéna est la chouette, un oiseau qui voit la nuit :

elle est donc la puissance qui permet de discerner dans l’obscurité (de

l’inconscience).

L’« égide » est une pièce d’habillement peu définie qui peut être une peau

de chèvre, un élément d’armure servant de protection, ou tout aussi bien

une bannière pour effrayer l’ennemi. Dans l’Iliade, Héphaïstos en fit don à

Zeus afin qu’elle inspire la crainte. C’est également un attribut d’Athéna

qui accrocha sur son égide la tête de la Gorgone coupée par Persée,

symbole de la peur vaincue : la victoire sur la peur constitue en effet une

protection absolue pour le guerrier qui part à la conquête de son être

intérieur.

Le nom « égide » vient du grec « αιγιδος, bouclier en peau de chèvre »,

symbole à la fois de l’aspiration, du besoin de grandir (la chèvre) et de la

protection.

Ce mot a aussi pour signification « tempête, ouragan » : pour celui qui a

peur de Dieu ou des dieux, le symbole de leur puissance infinie est

l’ouragan. En agitant son égide, Zeus effraye donc en l’homme tout ce qui,

dans sa relation au Réel, est encore entaché de peurs. Bien que celles-ci

semblent nécessaires dans l’évolution tant que l’homme n’a pas trouvé

son dieu intérieur, ou tant qu’il a besoin de lois extérieures pour diriger sa

vie, le chercheur devra progressivement éliminer toutes les peurs en lui

car elles sont le plus grand obstacle sur le chemin.

Mais en faveur d’Ilion, bruyant comme les flots houleux, Arès l’impétueux incitait le feu dans les cœurs des hommes, et sa passion

140Réveillait dans les profondeurs indistinctes les formes du Titan et du démon :Muets et maintenus par la poigne des dieux dans l’abîme de l’être,

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Page 97: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Formidables, voilés, ils siègent dans la grise pénombre subconsciente,Surveillant le sommeil de l’Erinnys à la chevelure de serpents.

Héphaïstos et Arès sont les deux fils du couple Zeus-Héra, et donc les

deux principes actifs essentiels de la conscience humaine dans la période

où elle est identifiée au mental. Le premier construit les formes, le second

les détruit. Comme les formes évoluent vers la rigidification, il n’y a

d’autre solution que leur destruction pour que l’évolution puisse se

poursuivre à travers des formes neuves, donc plus souples.

Ce renouvellement des formes est indispensable dans l’humanité actuelle

à la progression de l’amour : c’est pourquoi, bien que mariée à Héphaïstos,

Aphrodite est l’amante d’Arès. Aussi, même si ce dernier perçoit la

justesse de la cause de la coalition achéenne, il se range au côté

d’Aphrodite afin d’aider à la progression de l’amour au maximum de ce

que permettent les anciens yogas et/ou à la destruction des formes

périmées dans le camp achéen.

Il est naturellement en affinité avec les périodes séparatrices des cycles

du mental.

Il est l’exécuteur du mouvement juste mais ne l’anticipe pas. Avec sa mère

Héra, il régule le processus évolutif. S’il détruit les formes périmées, il

s’oppose donc également à l’excès d’empressement.

Si les Grecs en ont fait un dieu sanguinaire, c’est parce que les desseins

suprêmes transcendent les considérations morales, ainsi que notre

appréciation de la souffrance et de la tristesse. Or la destruction des

formes est souvent vécue comme insupportable et incompréhensible, car

génératrice de souffrances et d’horreurs perçues comme injustes. C’est

pourquoi les anciens firent d’Arès non pas un jardinier qui élague les

branches mortes, mais le dieu redoutable de la guerre, un dieu « qui se

délecte des bruits furieux de la mêlée, du carnage et de l’odeur du sang ».

Dans la mythologie grecque, les Titans sont les enfants de Gaia et les

parents des dieux. Ils symbolisent les puissances de création qui ont

gouverné l’humanité tant que le mental n’a pas été assez développé en

l’homme pour établir sa suprématie sur le vital. Toutefois, il reste de cette

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période dans la mémoire subconsciente humaine le souvenir d’un âge d’or

sous le règne de Cronos, d’un temps où l’humanité vivait en accord avec

les forces de la nature. Lors de la guerre des dieux contre les Titans - la

progressive domination des forces de la conscience mentale – les Titans

furent reléguées dans le Tartare, cette zone de la conscience appelée

Nescience par Sri Aurobindo, sous la garde des Cent-Bras. La relégation

des Titans dans le Tartare illustre très probablement aussi la disparition de

nombreuses facultés « instinctives » et de « pouvoirs » qui ne furent

progressivement plus accessibles au fil des millénaires.

Les Cent-Bras sont les symboles de grands pouvoirs capables de

contraindre les forces de vie et qui ont permis la victoire de la conscience

mentale (ils avaient été libérés par Zeus pour l’assister dans la guerre). Ils

représentent des pouvoirs d’action du Divin en tous lieux simultanément

(omnipotence et omniprésence). Du fait de leur séjour dans le Tartare et

bien qu’ils soient libres puisque gardiens des Titans, les pouvoirs

correspondants ne sont plus disponibles pour l’humanité. Ils contraignent

désormais les pouvoirs de la nature, les forces de création, à demeurer

dans l’ombre, dans le royaume de la Nescience, jusqu’à ce que le mental,

à son tour, cède la place au psychique puis au supramental. Sri Aurobindo

appelle ici cette zone de la conscience la grise obscurité subconsciente

(the grey subconscient darkness) : « Formidables, voilés, ils siègent dans

la grise pénombre subconsciente ».

Selon Hésiode, le Tartare est une région « aussi éloignée de la terre que la

terre l’est du ciel, car il faudrait neuf nuits et neuf jours à l’enclume de

bronze descendant du ciel pour arriver la dixième nuit à la terre, et il lui en

faudrait tout autant pour descendre de la terre au Tartare. »

C’est pourquoi Sri Aurobindo dit que les Titans sont « Muets et maintenus

par la poigne des dieux dans l’abîme de l’être ».

Lorsqu’Arès détruit les formes périmées mentales, il enlève du même coup

les protections qu’elles assuraient contre l’émergence des forces

profondément enfouies. Si on enlève le contrôle du mental, le carcan de la

morale, des coutumes, des lois sociales, des religions et croyances de

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toutes sortes, toutes les « formes » qui ont été établies en un temps

donné afin de permettre l’évolution humaine, alors on réveille « dans les

profondeurs indistinctes les formes du Titan et du démon ».

Ces forces ou puissances ne doivent pas être considérées du point de vue

de la morale humaine. Elles n’ont pas en elles-mêmes de valeur négative

ou positive.

Pour Sri Aurobindo, les Titans sont des forces qui tendent à faire retourner

la création vers l’inertie de la matière car elles s'opposent à la maîtrise par

le mental et sont donc en quelque sorte rétrogrades. Ce sont chez les

grecs des puissances de création qui furent pleinement actives durant la

phase de croissance vitale de l'humanité.

Si l’on associe le mot anglais « demon » au mot homérique daimon

δαιμων, c’est une divinité. Ce n’est qu’après Homère que le mot est

devenu synonyme de divinité inférieure puis plus tard de mauvais esprit,

de démon. Ici, il y a tout lieu de penser que Sri Aurobindo l’a utilisé dans

ce dernier sens, comme une puissance d’opposition au plan divin.

A l’instar des anciens grecs, Sri Aurobindo nous dit que ces forces

titanesques et démoniaques, réduites au silence, sont maintenues de force

dans l’inactivité dans le subconscient profond par la poigne des dieux, par

les puissances du mental. « Voilées », elles sont ignorées des hommes.

Libérées du contrôle mental, elles peuvent se déchaîner en l’homme. C’est

la raison de l’avertissement répété à plusieurs reprises par Mère

concernant l’assouvissement des désirs : la suppression des lois sociales

et morales n’est pas faite pour l’assouvissement des désirs mais pour

l’obéissance à une loi plus haute.

Dans le dernier vers, Sri Aurobindo nous dit que les Titans et les démons,

dans l’obscurité abyssale du subconscient, surveillent « le sommeil de

l’Erinnys (Érinye) à la chevelure de serpents ».

Les Érinyes nées du sang d’Ouranos (la Conscience, l’Esprit), sont, comme

les Titans, des forces apparues à l’origine de la création. Elles sont

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garantes des évolutions divines justes et participent à peu près de la

même vibration qu’Arès, mais à un niveau supérieur.

« Lorsque Cronos trancha les organes génitaux de son père, des

éclaboussures mêlées de sang tombèrent sur Gaia. Et au long des années,

celle-ci donna naissance aux Érinyes (Alecto, Tisiphone et Mégère), aux

grands géants et aux nymphes des frênes (les nymphes Méliennes ou

Méliades).

Les « éclaboussures » qui jaillirent de la blessure d’Ouranos sont des

particules de « l’essence » de la puissance de l’Esprit, sa partie vivifiante

et créatrice. Lorsqu’elles tombèrent sur la Terre, la fécondant, elles

générèrent les éléments primordiaux de l’alliance Esprit-Matière, ceux que

le chercheur découvrira lors de sa descente vers les racines de la vie.

Ces forces surgirent pour stimuler ou contrebalancer le processus créateur

issu de la limitation de l’Esprit, et apparurent au fur et à mesure de

l’évolution :

elles remettent sur le chemin juste de l’évolution lorsque l’homme

s’en détourne (les Érinyes) elles soutiennent l’émergence de la vie (les Géants) elles incitent à la croissance, étant surtout actives dans les débuts

de l’évolution (les nymphes des frênes ou nymphes Méliennes).

« Les Érinyes sont des esprits vengeurs qui interviennent pour punir les

offenses graves, principalement les parjures et les crimes familiaux. Elles

agissent tantôt par l’intermédiaire de mortels, tantôt directement. »

Les Érinyes sont toujours concernées par les violations du mouvement

essentiel de l’évolution en chacun. Les parjures concernent ceux qui ne

suivent pas la voie que leur âme s’est donnée en cette vie. Les crimes

familiaux, ceux des parents ou des enfants le plus souvent, brisent ce qui

lie le chercheur à son origine divine (les crimes contre les parents sont la

cause la plus fréquente de leur intervention), ou interrompent ce qui en lui

demande à se développer (les enfants).

L’action de ces divinités est totalement incompréhensible pour l’homme

car il n’est pas le plus souvent conscient de son erreur, aussi les Érinyes

marchent-elles dans le noir. De plus, elles sont sans pitié : ce sont des

mouvements inflexibles.

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Même la lumière psychique peut laisser le chercheur s’orienter dans une

mauvaise direction si le psychique juge qu’elle doit être utile à l’ensemble

du chemin : Oreste et Alcméon, incarnant deux travaux assez avancés

dans la quête, furent punis par les Érinyes pour le meurtre de leur mère -

respectivement Clytemnestre et Ériphyle - pourtant perpétré avec le

consentement d’Apollon.

Elles sont représentées munies de torches avec des serpents comme

chevelure : elles sont des symboles de « lumières dans l’obscurité » et de

« puissantes évolutions ». Leur nom, construit autour des lettres Ρ et Ν,

exprime « l’action de la loi supérieure sur l’évolution selon la nature ».

Sri Aurobindo nous dit que cette force divine chtonienne qui a pour

fonction de remettre dans le droit chemin le processus évolutif est

jusqu’alors endormie : les lignes d’évolution spirituelles suivies par

l’humanité devaient pouvoir se développer jusqu’au bout.

Le mouvement de redressement ne peut se produire tant que les

puissances de création sont maintenues dans le subconscient où elles

veillent sur l’immobilité de l’Érinye. Si elles sont revivifiées, alors l’action

divine de redressement peut commencer à agir.

A la fin du poème, au Livre VIII, il est fait mention d’Ananké « l’Érinye

mystique » qui est le bras armé de la plus haute volonté divine, la

puissance qui gouverne le Devenir.

Miraculeux, entouré d’un halo,Visionnaire, magicien et prophète qui voit ce dont la pensée ne peut pas être témoin,Soulevant en nous la divinité plus haut qu’une entreprise humaine ne peutatteindre,Tueur et sauveur, penseur et mystique, du haut de ses pics solaires,Protégeant à Ilion le mur de ses mystères, s’élançait Apollon Delphien.

C’est Hermès, fils de la Pléiade Maia, et non Apollon qui est la puissance

divine en charge de la croissance du surmental. Apollon, fils de Zeus et

Léto, est la manifestation au niveau de la conscience mentale de la

lumière psychique, de cette Lumière de Vérité qui réside dans le temple de

notre âme, ce feu sacré que les anciens sages de l’ère védique, il y a plus

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de cinq mille ans, célébraient sous le nom d’Agni , ce « soleil dans

l’obscurité » qui « est là pour l’homme et se tient au milieu de sa maison »

(Rig Véda III. 39. 5 et Rig Véda I. 70. 2). Ce feu lumineux « soulève en nous

la divinité plus haut qu’une entreprise humaine ne peut atteindre ».

Apollon est donc en tout premier lieu le dieu qui accompagne la lumière

naissante dans l’homme. Aussi lui donnait-on le surnom de « Lukéios »,

mot construit à partir d’une racine ancienne (Λυγ) qui signifie « la lumière

qui précède l’aube » et d’une racine plus récente (Λυκ) qui signifie

« briller », et non à partir du mot « loup » comme on le dit habituellement.

Transmettant une lumière provenant du plan de Vérité, Apollon émet des

prophéties infaillibles, dans la mesure où elles ne sont brouillées ni par le

mental ni par le vital.

En l’homme, la lumière psychique peut faire des « miracles », c’est-à-dire

produire des résultats incompréhensibles. Délégué de l’harmonie

supérieure, il veille bien sûr à la guérison, laquelle est le résultat d’une

purification (lorsque chaque chose à sa place). Apollon est donc

« miraculeux ».

En grec ancien, aura (αυρα) pouvait signifier « aspirations, sentiments de

l’âme ». Dans l’iconographie religieuse, les saints sont représentés avec

une auréole. Apollon «entouré d’un halo » est donc lié à la psychisation de

l’être, qui conduit à l’état de sainteté. « Cette réalisation psychique se

produit lorsqu’est brisé le mur au niveau du cœur, celui qui sépare la

nature extérieure de l’âme ou de l’être psychique. (…) Elle élimine

l’égoïsme mais pas l’ego. Car le psychique, pour agir, s’appuie sur la

nature individuelle. La nature inférieure exerce son emprise sur l’individu

et le psychique agit à travers lui. La réalisation psychique est celle de

l’âme individuelle qui se sent une dans la multiplicité ; l’individualité n’est

pas perdue lors de la réalisation. L’âme individuelle agit dans le mental,

dans le cœur, ainsi que dans les autres parties de l’être ; elle les purifie et

apporte la réalisation et la dévotion du bhakti, de l’amour, etc. Mais l’ego

demeure – c’est l’ego du saint, du bhakta, du sâdhu ou de l’homme

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vertueux. (…) L’ego demeure mais devient inoffensif. » (Entretiens avec

Sri Aurobindo, Nirodbaran, 7-01-1939).

Cette lumière psychique rend celui en qui elle est active « voyant » : il voit

« ce qui est en Vérité ». Les Rishis védiques étaient des « voyants » qui

voient « ce dont la pensée ne peut pas être témoin ».

Elle confère aussi des dons de prophétie, une certaine capacité à recevoir

les signes qui proviennent du feu supramental par l’intermédiaire du

surmental, telles que les transmettaient les Pythies de Delphes. Car

Apollon avait déclaré qu’il annoncerait la volonté infaillible de Zeus, son

père. Pour cela, très jeune, il avait institué un lieu pour son oracle à

Delphes après avoir tué le dragon Python, symbole de « putréfaction » : la

lumière psychique est le premier outil qui se manifeste en opposition à la

« putréfaction », et donc le premier instrument pour parvenir à

l’immortalité. En effet, la divination était dite émaner « du feu de la

terre », car c’est seulement ce feu au centre de la matière qui peut mettre

fin au processus de putréfaction, à la mort. Mère nous dit dans l’Agenda

que mental et vital marchent ensemble, et de même psychique et

physique : c’est par le psychique que l’on serait mieux à même d’aborder

le yoga dans le corps, à partir de la conscience des cellules.

Pour commémorer la victoire d’Apollon sur le Dragon, les jeux Pythiques

furent institués. C’était l’une des quatre grandes célébrations de la Grèce

antique comme nous l’avons vu au tout début de l’analyse détaillée de ce

premier livre.

Apollon est l’aspect lumière et rayonnement du psychique, aussi l’appelle-

t-on souvent Phébus, « le lumineux », du nom de sa grand-mère Phoebé.

C’est ce qui en nous « sait » avec certitude, le monde entier dirait-il le

contraire.

Sa sœur jumelle Artémis est l’aspect Volonté et Pureté. Si c’est un

personnage féminin, c’est parce que cette volonté n’est plus celle de l’ego,

mais celle de l’être psychique : la connaissance intuitive de ce qui doit être

fait et l’action juste qui s’ensuit dans une volonté unifiée, en accord avec

le symbolisme de son arc. Il ne s’agit pas d’un vouloir qui est crispation de

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l’ego, mais de la Volonté qui est connaissance du but, aspiration et

détermination de tout l’être vers sa réalisation

S’il est artisan de la sainteté en l’homme, Apollon est aussi celui de la

magie sacrée, celle des initiés et des occultistes. A ce titre, il est mage,

penseur et mystique : sa connaissance directe de la Vérité en fait un

penseur bien supérieur à la connaissance mentale. C’est pourquoi Hermès

tentera de s’approprier les troupeaux d’Apollon.

Apollon tueur et sauveur semble posséder des caractéristiques

inconciliables. En fait, en tant que lumière et feu psychique, Agni, il est

d’abord “sauveur”. Il n’est “tueur” qu’avec ce qui en l’être abaisse le

psychique ou s’en prend à lui, ainsi qu’avec l’orgueil spirituel. (Apollon

élimina son demi-frère Tityos qui avait tenté de s'en prendre à sa mère

Léto, symbole de l’être psychique. Il massacra de ses flèches ses neveux

et nièces, les fils et filles de Niobé qui avait osé se moquer de sa mère et

fit périr les Aloades quand ceux-ci entreprirent d'escalader l’Olympe et de

défier les dieux.)

C’est lui qui se tient au plus près de la Vérité supramentale, sur les pics

solaires. Il est la force émanée du Divin, qui, à travers le surmental car il

est fils de Zeus, nous soulève vers le Divin, vers des régions inaccessibles

à notre propre volonté mise en œuvre dans le yoga.

Nous avons vu déjà que ce furent les dieux Apollon et Poséidon qui vinrent

en aide à Laomédon et construisirent les formidables murailles de la

citadelle de Troie. Le « mur des mystères » doit être compris semble-t-il

comme la somme des initiations, des expériences et des réalisations.

Les puissances du Ciel, divisées, oscillaient dans le tourbillon de la force de la Terre.Tout ce qui naît et est détruit renaît dans la courbe des âges ;

150La vie, décimale toujours récurrente, répète l’ancien chiffre ;Il semble ne pas y avoir de but pour le ballon qu’au long du Temps poursuivent les équipes du Destin ;Le mal qui a pris fin jadis se reproduit, aucun résultat ne sort de la vie :Seul un Œil invisible peut discerner la trame de ses opérations.Telle paraissait la règle du passe-temps du Destin sur les plaines de Troade;

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Tout reculait et avançait, ballotté dans le va-et-vient du jeu meurtrier.Vaines des héros étaient les fatigues, le sang des Grands était dilapidé,Comme l’embrun sur les falaises lorsqu’inapaisé le ressac gémit, privé de sa récompenseD’un âge infructueux à l’autre. Le jour suivait la piste de la nuit tombante ;La joie succédait au chagrin ; la défaite ne faisait que grandir les vaincus,

160Et la victoire procurait un plaisir vide sans rétribution ni profit.Il n’y avait pas de terme à l’effort, il n’y avait pas de terme à l’échec.

À ce moment du yoga, le chercheur expérimente une grande incertitude

sur le chemin à suivre d’autant plus que les forces du surmental en lui

jouent les unes contre les autres, selon leurs propres lignes de

développement. L’aventurier semble se trouver devant un éternel

recommencement, sans que le but de l’évolution ne soit perceptible. La

« décimale récurrente » fait référence par exemple à l’écriture d’1/3 sous

forme décimale : 0,33333333… et les équipes du Destin jouent sur un

terrain où il n’y a pas de buts, de cages, donc un jeu qui semble absurde,

juste une illusion. Sri Aurobindo semble aborder ici les réalisations du Moi

(ou Soi) où la Conscience entre dans le vide, l’infini et le silence d’un

Néant où il n’y a rien, où il n’y a jamais rien eu et où il n’y aura jamais

rien. Lorsque l’on sort de cet état, (où vu de cet état ?) le monde est perçu

comme une illusion.

Sri Aurobindo, dans les Entretiens rapportés par Nirodbaran (10-01-1939),

explique cette façon de considérer le monde : « les Rishis Védiques, dit-il,

acceptaient la vie et n’avaient pas fait de scission entre l’Esprit et la Vie

matérielle ; cette scission commença au temps des Upanishads puis les

autres voies dissocièrent nettement la vie et la Conscience brahmique.

Cette tendance s’accentua sous l’influence du bouddhisme et Shankara

finit par créer une scission complète entre les deux. Si l’on estime que la

vie n’a aucune finalité divine, il est inutile de vouloir aller au-delà de la

fuite dans le laya (dissolution). On a dès lors tout à fait raison de sortir de

la vie, car du point de vue du Brahman, la vie et le corps sont un

encombrement. Mais ceux qui prêchèrent la fuite n’ont apporté aucune

explication satisfaisante au pourquoi de la vie et du corps. Ils ont attribué

l’existence de la vie et du corps soit à la mâyâ (illusion cosmique), ce qui

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Page 106: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

signifie qu’ils sont inexplicables, soit à la lîlâ (jeu cosmique), ce qui veut

dire que Dieu s’amuse tout simplement à jouer, et l’on ne peut pas

s’attendre à ce qu’un jeu ait un but. »

Sri Aurobindo, en parlant de ces éternels recommencements, fait peut-être

aussi référence aux cycles qui semblent gouverner l’évolution, que ce soit

ceux des Yugas ou d’autres cycles qu’il mentionne sans jamais en donner

ni la nature ni la durée.

Le mental ne voit que les horreurs qui se perpétuent : bien qu’il dise

« jamais plus cela », il est obligé de constater que les vieux démons

transmigrent, se servant de réceptacles humains assez faibles pour les

accueillir et malléables pour devenir leur bras armé. Ainsi, certaines

cruautés que l’on a pu croire disparues de l’humanité réapparaissent sous

des formes qui semblent encore plus barbares : Le mal qui a pris fin jadis

se reproduit.

Et le mental ne peut voir la finalité de la vie. Seule une Vision à laquelle

l’homme n’a pas accès peut percevoir le « fil » de l’évolution et la manière

dont elle opère (Seul un Œil invisible peut discerner la trame de ses

opérations).

Ainsi, à ce moment du yoga, l’aventurier de la conscience voit jouer en lui

des forces opposées qui semblent le conduire nulle part et n’ont d’autres

effets que de l’épuiser sur tous les plans, y compris le physique. Même ses

plus hautes réalisations semblent vaines et perdent de leur puissance (le

sang des Grands était dilapidé) et rien ne semble avancer dans un éternel

recommencement des batailles du yoga dans le subconscient (Il n’y avait

pas de terme à l’effort, il n’y avait pas de terme à l’échec).

Nous avons vu plus haut que victoire et défaite sont trompeuses. Mais plus

encore, c’est davantage par nos erreurs et nos défaites que nous

progressons et non par nos victoires et nos succès (la défaite ne faisait

que grandir les vaincus). Pour entrer dans le nouveau monde, il faut avoir

épuisé toutes les désillusions. Même les conquêtes dans le subconscient

semblaient n’ouvrir sur aucune lumière, avec pour seul gain la satisfaction

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Page 107: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

d’avoir remporté une victoire (Et la victoire procurait un plaisir vide sans

rétribution ni profit).

Le triomphe et l’angoisse changeant de mains à une cadence désespéranteSe faisaient face et tournaient, semblables à un homme et une jeune fillequi, piétinant l’herbe, se font face et tournent,Et rient dans leur joie de la danse et la joie qu’ils ont l’un de l’autre.Les danseurs étaient des dieux, et ils piétinaient des vies. Mais si le Tempsest immortel,Ses œuvres et ses voies sont mortelles, et tant l’angoisse que l’ivresse ontune fin.Artistes de la Nature satisfaits de leur travail dans le plan de l’impermanence,Splendides, impérissables, augustes, les Olympiens se détournèrent du carnage, Laissant l’issue de la bataille déjà décidée, laissant les héros

170Tués dans leur pensée, Troie brûlée, et la Grèce abandonnée à sa gloireet à son effondrement.Ils montèrent dans leurs ciels avec la puissance d’aigles qui s’élèvent,De leurs ailes éventant le monde. Comme les Grands dans leurs manoirs illuminésSe détournent du cri et de l’affrontement, oubliant les blessés et ceux qui sonttombés morts —Calmes ils se reposent de leurs travaux et ils inclinent à la joie du banquet,Observant les pieds des échansons campés, roses, sur le marbre,Emplissant leur cœur de bien-être — ainsi les dieux gagnèrent leur éther serein,Quittant la terre blessée et son air labouré par l’angoisse des hommes ;Calmes ils se reposèrent et leur cœur inclina à la joie et au silence.

Les défaites entraînent dans ce yoga d’insoutenables souffrances, des

angoisses identiques à des agonies. (Le mot angoisse utilisé pour traduire

agony nous parait un peu faible bien que Mère ait aussi mentionné faire

l’expérience de terribles angoisses dans ce yoga.) Elles sont aussitôt

suivies de joies éphémères quand une victoire est remportée. Et le ballet

des unes et des autres est dirigé par les dieux, car c’est leur danse. La vie

dans l’aventurier - la santé de son corps - est foulée aux pieds par les

forces qui jouent en lui (piétinant l’herbe…Les danseurs étaient des dieux,

et ils piétinaient des vies). Rappelons que Sri Aurobindo explique que les

puissances du surmental, les dieux, suivent chacun leur propre ligne de

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Page 108: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

développement. Parfois, cette ligne en contredit une autre et c’est

pourquoi les dieux s’affrontèrent deux à deux.

Mais rien n’est éternel dans la manifestation et tout mouvement né dans

le temps a une fin. Vient donc un moment où les forces du surmental se

retirent : dans l’Iliade, Zeus ordonna tout d’abord aux dieux de se rendre

sur le champ de bataille pour porter assistance au camp de leur choix. Là,

ils s’affrontèrent deux à deux, puis lassés, triomphants ou irrités, se

retirèrent sur l’Olympe (Chant XXI de l’Iliade et dans Ilion « satisfaits de

leur travail dans le plan de l’impermanence, splendides, impérissables,

augustes, les Olympiens se détournèrent du carnage »).

Sri Aurobindo les nomme « Artistes de la Nature », car ils agissent selon

les finalités que leur assigne la Nature, et surtout leur propre nature qui,

dans leur plan, n’est pas évolutive. Pour évoluer, ils doivent s’incarner, car

seul le plan de la matière permet l’évolution.

L’issue de cette phase du yoga a été décrétée par le Divin (l’issue de la

bataille déjà décidée). On peut supposer que l’issue dont il était question

au temps d’Homère était le retournement du Yoga vers la purification des

profondeurs, illustré par le combat mené par Achille puis par les aventures

d’Ulysse. Quelque trois millénaires plus tard, il s’agit d’une toute autre

« issue » que Mère et Sri Aurobindo ont annoncé dès le début du XXème

siècle, à savoir que « cette fois-ci, quelque chose sera fait ; ce qui a été

annoncé par des prophètes dans le passé verra un début de réalisation. »

Juste après ce grand basculement, l’aventurier de la conscience se

retrouve dans un état de vide mental, sans la moindre idée du chemin à

prendre, parvenu au bout de toutes les désillusions, sans aucune structure

spirituelle à laquelle se rattacher, usé par la longue lutte qui a été menée

contre l’ancien qui résistait, mais certain de la victoire divine en lui

(laissant les héros tués dans leur pensée, Troie brûlée, et la Grèce

abandonnée à sa gloire et à son effondrement).

L’aigle a toujours été pris comme symbole du plus haut du mental, le

surmental. C’est l’oiseau de Zeus qui dévore le foie de Prométhée

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enchaîné, selon les cycles du mental : le jour, un aigle lui dévorait le foie

qui se reconstituait durant la nuit.

Les puissances du surmental qui ont œuvré au basculement ou s’y sont

opposées sont donc comparées à des aigles (Ils montèrent dans leurs ciels

avec la puissance d’aigles qui s’élèvent). Désormais, elles vont laisser

l’aventurier trouver par lui-même le nouveau chemin. Aussi reprennent-

elles leur place habituelle dans la structure de la conscience, car

l’aventurier n’est pas encore en mesure à ce stade de supporter

longtemps l’irruption du surmental dans le mental physique. Dans l’un de

ses Aphorismes, Sri Aurobindo nous dit : « Tu dois apprendre à supporter

tous les dieux en toi et ne jamais vaciller sous leur irruption ni te briser

sous leur poids » (Aphorisme N°288, Pensées et Aphorismes, tome 2, Ed.

Buchet-Chastel).

Nous pensons que cette courte implication des dieux dans le yoga précède

l’établissement de la lumière surmentale dans le mental physique que Sri

Aurobindo a réalisé en 1926. Il s’agirait davantage ici de l’illumination du

mental et du vital par la lumière surmentale.

Leur influence toutefois ne disparaît pas car de leurs ailes, ils éventent le

monde.

Dans l’Iliade, ce sont d’abord quelques dieux particuliers qui sont les

échansons des dieux - ceux qui leur servent le nectar. En premier la

déesse Hébé, personnification de la jeunesse éternelle, de l’adaptation au

mouvement du devenir, sans laquelle l’immortalité est vouée à demeurer

dans une forme fixe perdant au fur et à mesure toute réalité (Cf. la

légende d’Eos et Tithonos : Eos demanda à Zeus de conférer l'immortalité

à Tithonos, ce à quoi il consentit, mais elle oublia de demander pour lui la

jeunesse éternelle. Tithonos devint donc un vieillard et se rétrécit de plus

en plus au fil du temps). Ont aussi cette fonction le dieu Héphaïstos qui

construit les formes nouvelles et la déesse Iris, messagère des dieux,

établissant la liaison entre le surmental et les autres plans, dont surtout le

corps et la matière (les pieds des échansons campés, roses, sur le

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marbre). Avec l’établissement de la joie dans l’être, c’est Ganymède

« celui qui veille à la joie », le plus beau des mortels – ce qu’il y a de plus

vrai dans l’être - fils de Tros, qui devient l’échanson : il maintient vivante la

joie surmentale dans l’être, car joie et silence sont les caractéristiques du

surmental (Calmes ils se reposèrent et leur cœur inclina à la joie et au

silence).

Levé fut le fardeau mis sur nos volontés par leur présence aussi brillante que les astres :

180L’homme fut rendu à sa petitesse, le monde à son labeur inconscient.La vie fut soulagée de sa tension vers les hauteurs, les vents délivrés s’exhalèrentplus librement :La lumière fut déchargée de leur flamboiement, et la terre de leur grandeur.Mais leur contentement immortel déserta aussi la lutte titanesque.Vide, le bruit de la bataille gronda comme la mer sur les galets ;Les javelots poursuivirent leur gibier avec fatigue ; la vaillance se laissa abattre ;Avec la marche des mois le silence s’accrut sur les tentes de l’armée assiégeante.Or les Achéens n’étaient pas les seuls sur qui pesât le pas des moments ;Lentement s’épaississait l’ombre sur la puissante et dédaigneuse Ilion :Ses jours passaient en se traînant ; à l’arrière du cœur de ses gens,

190Quelque chose qui savait ce qu’ils n’osaient pas savoir et que le mental serefusaità formulerPortant atteinte à son âme faite de défi, de beauté, de rire,Obscurcissait les heures. Car en son lever sombre et gigantesque, la FatalitéApprochait, assaillant les cieux : son pressentiment vivait dans tous les divertissementsLe temps était talonné par un malaise et une terreur s’éveillait au milieu de la nuit ;Pierres érigées par les dieux, même les remparts sentaient sa venue.Elle en avait fini de badiner et jouer, mais bondissait et se hâtaitA la vue du dénouement devant elle et, imaginant calmement le massacre,Riait, admirait les flammes et se réjouissait de la plainte des captifs.

Comme depuis le début du poème, Sri Aurobindo ne semble pas faire

référence ici seulement à l’aventurier de la conscience mais à l’ensemble

de l’humanité car il emploie le pronom « nos » dans le premier vers de ce

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passage. C’est donc aussi d’une pression sur la terre entière dont il s’agit.

L’humanité doit se transformer ou être dépassée. Toutes les illusions de

changer le monde par l’extérieur doivent être épuisées. Ainsi les idéaux

pour améliorer le sort de l’humanité par des -ismes en tous genre se sont

effondrés par leurs excès et par leurs manques. Seul le capitalisme et

l’individualisme triomphant semblent résister quelque temps encore. Mais

on peut déjà voir que ce règne de la quantité et de la cupidité touche à sa

fin. Déjà il y a près d’un siècle, cela était annoncé par Sri Aurobindo :

« L’âme humaine peut s’attarder quelque temps à un âge commercial

avec son idéal, vulgaire et barbare, de succès, de satisfaction vitale, de

productivité et de possession, afin d’en tirer certains gains et certaines

expériences, mais elle ne peut pas y demeurer de façon permanente. S’il

persistait trop longtemps, la vie serait étouffée et périrait de sa propre

pléthore, ou elle éclaterait sous la tension de sa grossière expansion.

Semblable au Titan trop massif, elle s’écroulerait sous sa propre masse :

mole ruet sua. » (Le cycle humain, p 282 et 284).

De même, doivent aussi disparaître les libérations et nirvanas du passé qui

ont permis à des individus isolés de trouver le Divin mais ont laissé la terre

inchangée. Ainsi par exemple les hauteurs himalayennes des réalisations

du Tibet balayées par le matérialisme le plus intransigeant.

Ceci est suffisamment décrit dans la littérature des auteurs qui ont les

yeux grands ouverts pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’y attarder.

Comment ne pas rappeler que la nuit est la plus noire juste avant l’aube.

Lorsque les puissances du surmental - les dieux - interviennent dans la vie

terrestre, que ce soit au niveau individuel ou collectif, il s’ensuit une très

grande tension dans l’être ou dans l’humanité pour se dépasser, et la

volonté individuelle semble impuissante devant les forces qui la meuvent

(Levé fut le fardeau mis sur nos volontés par la présence des dieux, la vie

fut soulagée de sa tension vers les hauteurs).

Par exemple, cela fut frappant lors des brefs évènements de 1968 en

France et en Europe où la Présence dans l’air était palpable, un air aussi

lumineux, doux, léger et joyeux que des bulles de champagne. Mais la

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conscience humaine est trop peu développée pour s’opposer aux forces

vitales qui profitent du moment pour jouer leur propre jeu. Alors les forces

spirituelles se retirent et tout redevient comme avant, sans joie, avec juste

le souvenir (La lumière fut déchargée de leur flamboiement, et la terre de

leur grandeur, mais leur contentement immortel déserta aussi la lutte

titanesque).

Lorsque les forces du surmental se retirent à l’arrière-plan, alors s’abat sur

le chercheur une lassitude. Ce n’est pas seulement tout ce qui est entraîné

dans le sillage de l’aspiration qui perd de son intensité – la coalition

achéenne – mais aussi la lumière venue des plans de l’esprit et du

psychique ainsi que les plus hautes réalisations – la coalition troyenne.

Parmi les causes de cette descente dans l’ombre figure non seulement la

lassitude de l’effort de celui qui veut changer les choses dans les

profondeurs du subconscient et dans le mental physique et se désespère

de n’obtenir aucun résultat tangible, mais aussi la nécessaire remise en

question de la croyance d’être parvenu aux sommets spirituels de

l’évolution humaine à la fois pour la consécration dans les Œuvres, pour la

dévotion du Bhakti et pour la Connaissance du Divin. Aussi formidable

puissent être les réalisations du passé, elles ne peuvent prétendre à être

le sommet de l’évolution (la puissante et dédaigneuse Ilion). A de

nombreuses reprises, Mère, engagée dans le processus de transformation

supramentale, parleras de ces anciennes années de réalisation comme

d’étapes enfantines.

L’aventurier sait intérieurement que « quelque chose » ne va pas, et il en

connaît la nature. Mais, du fait de ses « attachements » à ses réalisations,

de l’inconnu du chemin, une partie de son mental refuse de voir en face la

Réalité. Il y a « quelque chose » au fond du psychique, assez

profondément (à l’arrière du cœur de ses gens), qui sait le « juste » mais

ne peut venir clairement à la conscience qui objective. Ce « quelque

chose » apporte avec le temps de plus en plus de trouble à son âme qui a

relevé le défi de l’évolution, à son être rempli de joie et de vérité (Portant

atteinte à son âme faite de défi, de beauté, de rire).

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Il y a dans l’aventurier le pressentiment d’un grand bouleversement, de

l’action de quelque chose d’inéluctable qui apportera « ruine et malheur »

à l’ancien. Il ressent qu’une Fatalité, un « destin tragique » (Doom) pour

tout ce qui a été réalisé avant, commence à étendre son ombre.

Cette puissance divine de bouleversement, sombre et gigantesque, qui

agit quand le temps est venu sans souci des conséquences que l’homme

peut voir comme des destructions et des malheurs, s’attaque tout d’abord

aux royaumes de l’esprit en lui : elle assaille les cieux.

L’aventurier vit dans le pressentiment d’un grand bouleversement, dans

un malaise et même dans une terreur quand il perd avec le jour les

protections de la conscience de veille (Le temps était talonné par un

malaise et une terreur s’éveillait au milieu de la nuit).

La déesse de la Fatalité est nommée plus loin par Sri Aurobindo

« Ananké ». Au livre 8, on peut lire : Car même aux dieux dans leurs ciels il

ne reste guère à vivre, s’ils ont regardé la face dévoilée d’Ananké et

entendu les accents néfastes de la Ténèbre qui guette les âges. (Livre VIII,

vers 733)

Même les structures du yoga les plus solides sont ébranlées (Pierres

érigées par les dieux, même les remparts sentaient sa venue).

Ce que l’aventurier pouvait déjà considérer auparavant comme des

drames intérieurs n’étaient que l’effet de son badinage. Maintenant, sa

véritable action allait mettre son être à feu et à sang.

Ce passage nous évoque les commentaires de Sri Aurobindo figurant dans

Essai sur la Gîta, Chapitre 5, mais à un tout autre niveau. Dans la

Bhagavad Gîta, il s’agit d’un « découragement de l’homme forcé de faire

face au spectacle du monde tel qu’il est réellement, une fois que le voile

de l’illusion éthique, l’illusion de la rectitude personnelle est déchiré ».

Regarder l’existence en face, c’est regarder Dieu en face, nous dit Sri

Aurobindo, et tout autant le Dieu d’amour que le Dieu destructeur, c’est, si

on en a le courage, adorer la terrible Kâli dans sa danse sanguinaire de

destruction.

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Ici, il ne s’agit plus seulement de la compréhension profonde que c’est le

Divin qui agit et non le moi, mais d’accepter que le Divin détruise toutes

les formes spirituelles qu’Il a Lui-même contribué à construire au cours de

l’évolution passée. C’est une remise en question beaucoup plus radicale

qui entraîne un abattement beaucoup plus profond. C’est voir Dieu en face

sous son aspect destructeur des « moules » spirituels, une vision que

même les puissances les plus hautes du mental, celles du surmental, les

dieux, ne peuvent supporter longtemps, car cela se passe à la frontière

avec le Supramental.

Dans son ombre, déjà mort pour les immortels qui le regardaient, Déiphobospressait le pas 200Avec un cliquetis d’armes le long des rues de la belle cité insolente,Eclatant, enveloppe rayonnante mais vide, désertée par son génie intérieur.Tel une étoile depuis longtemps éteinte dont la lumière parcourt encore lesespaces,Vue sous sa forme par les hommes, quand elle-même va fuyant, fantomatique,Vide, nulle et effacée à travers la vastitude indifférente et infinie,Tel paraissait-il maintenant aux yeux qui voient toutes choses du point de vue du Réel :Intemporelle, leur vision du Temps crée l’heure au moyen des choses à venir.Porté par une force du passé et non plus par un pouvoir pour réaliser le futur,Puissant et plein d’allant était son corps, mais, floue, la forme de son espritSemblait seulement l’image illusoire de l’être qui avait vécu en lui,

210Fuyante, vague, comme un fantôme qu’on voit au bord des sombres eaux de l’Achéron.

Déiphobe est l’un des fils de Priam, et donc un frère d’Hector, de Pâris-

Alexandre et de Cassandre pour ne citer que les plus célèbres des enfants

de Priam. Selon Homère, Priam eut 50 fils dont 19 avec Hécube. Parmi ses

14 filles, Homère n’en attribue que deux à Hécube : 12 sont mariées et

deux célibataires, Cassandre et Polyxène.

Comme les évènements d’Ilion se déroulent après la mort d’Hector, c’est

Déiphobe « celui qui vainc la peur (par le feu intérieur) » que Sri Aurobindo

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présente comme le principal chef troyen (cf. Livre de l’homme d’état, vers

262). Après la mort de Pâris, il sera l’époux d’Hélène.

Avec la mort d’Hector, « celui qui est au dehors (de l’incarnation) » ou « le

mouvement d'ouverture de la conscience vers l'esprit », le chercheur a

renoncé à séparer l’esprit de la matière. La base de sa sâdhanâ est

désormais « ce qui vainc la peur » ou plus exactement « ce qui détruit en

brûlant ce qui fait fuir ». (Rappelons que dans la formation des mots

composés en grec ancien, le déterminant précède le déterminé.) Il s’agit

ici, à l’aide du feu intérieur, de parfaire l’équanimité par la victoire sur tout

dégoût, toute répulsion, jusqu’à la répulsion même de la manifestation

lorsque l’on est parvenu dans les hauteurs de l’esprit à l’identité avec le

Divin.

Si la fuite dans les paradis de l’esprit n’est plus la solution, alors il faut une

acceptation totale de la manifestation sous tous ses aspects comme étant

l’œuvre de la manifestation progressive du Divin et le dégoût de la

manifestation doit disparaître.

Un héros qui meurt, c’est un travail de yoga qui soit est terminé, soit n’a

plus lieu d’être, soit se poursuit sur un autre plan. Compte tenu de la

description faite par Sri Aurobindo de ce héros, il s’agit le plus

probablement d’un travail qui est accompli mais reste dans la forme

seulement l’objet premier de la sâdhanâ. Seul le « voyant » peut voir que

ce n’est plus l’objet du yoga (Eclatant, enveloppe rayonnante mais vide,

désertée par son génie intérieur, tel une étoile depuis longtemps éteinte).

Du point de vue du Réel ou de la Vérité qui se situe hors du temps, c’est la

vision du futur qui modèle l’instant présent en fonction des choses à venir

(les yeux qui voient toutes choses du point de vue du Réel créent l’heure

au moyen des choses à venir).

Les choses du passé, aussi grandioses puissent-elles avoir été, ne sont

plus alors que coquilles vides, ayant perdu la flamme qui les animait,

même si dans les formes elles semblent encore pour un temps puissantes

et rayonnantes (Puissant et plein d’allant était son corps, mais, floue, la

forme de son esprit).

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Pour comprendre pourquoi Sri Aurobindo mentionne ici l’Achéron, il nous

faut faire une parenthèse pour évoquer les fleuves du monde souterrain.

Rappelons que les trois frères Zeus, Poséidon et Hadès, après leur victoire

sur les Titans, se sont partagés le monde : Zeus gouverne le ciel, le

supraconscient ; Poséidon la mer, le subconscient ; et Hadès le monde

souterrain, l’inconscient. La surface de la terre resta leur domaine

commun.

Afin de bien marquer à la fois les différentes possibilités du devenir des

expériences et réalisations lorsqu’elles descendent dans l’inconscient,

c’est-à-dire après qu’elles aient fini leur temps dans le conscient, Homère

mentionne différents fleuves du royaume d’Hadès : l’Achéron - et son

passeur Charon mentionné dès le sixième siècle avant J.-C. par d’autres

auteurs - le Cocyte, le Pyriphlégéthon et bien sûr le Styx. Charon, dans sa

barque, faisait traverser les ombres contre tribut. Il était décrit comme un

génie brutal et tyrannique. Le nom de Charon comporte les mêmes lettres

symboliques (Χ+Ρ) que ceux du fleuve Achéron et de Chara « la joie ». Il

est donc aussi le symbole du « juste mouvement du rassemblement de

l’être ».

Ces fleuves délimitent plusieurs régions, différentes selon les auteurs : le

champ des Asphodèles, les Champs Élysées aussi nommés « Iles des

Bienheureux », auxquels s’ajoutent (dans les récits de Pausanias) les « Iles

blanches » réservées semble-t-il aux héros de la guerre de Troie. Ces

différentes régions ont pu servir à illustrer les enfers, purgatoires et

paradis des conceptions chrétiennes.

Certains ont décrit le champ des Asphodèles comme un lieu morne,

conception que ne semble pas partager Homère qui en fait notamment le

territoire de chasse d’Orion. Ce dernier y poursuit « les fauves qu’il avait

tués lui-même dans les monts solitaires » car une habitude ou un

comportement chassé du conscient doit ensuite être éliminé du

subconscient où il s’est réfugié (par exemple dans les rêves) et enfin de

ses derniers retranchements dans le corps.

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Page 117: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

L’Asphodèle, loin d’être une fleur morne et déplaisante comme il est

courant d’en voir la description dans les commentaires de la mythologie,

est dans les pays méditerranéens une plante dont la grande hampe florale

se termine par une grappe de grandes fleurs étoilées blanches.

Il est possible qu’Homère ait pu différencier le champ des Asphodèles et

les Champs Élysées en attribuant au premier les expériences liées à une

existence particulière et aux seconds celles qui s’unissent à l’être

psychique et donc transmigrent à travers les vies.

De même, si le royaume d’Hadès est un monde inexorable au sens où la

loi de l’Unité ne souffre rien de « vrillé » ou de « mensonger », il n’est en

aucun cas un lieu de punition ou de récompense. Ceux qui y endurent des

châtiments exemplaires ne sont donc que des éléments indispensables à

l’évolution qui prolongent leur « travail » dans l’inconscient, avant d’être

définitivement détruits (ou plutôt « épuisés »). Ils n’ont donc strictement

rien à voir avec la morale.

Nous voyons par exemple dans l’Odyssée (Chant 24, 10-18) les âmes des

« prétendants » de Pénélope, décrits par ailleurs comme de sinistres

personnages, gagner le champ des Asphodèles. Ils y sont conduits par

Hermès alors même qu’ils représentaient de leur vivant de sérieux

obstacles sur le chemin : cela se comprend mieux lorsque l’on sait qu’ils

représentent le meilleur de l’ancien, la sagesse et la sainteté. Dans les

mythes, le « bien » comme le « mal » apparent concourent à l’évolution.

Dans le même ordre d’idées, le fait que des crimes puissent être punis

dans les enfants ou la descendance signifie seulement que les éléments

correspondants doivent être redressés à une autre étape du chemin. Ce

qui n’est pas incompatible avec le karma trans-générationnel, comme cela

semble se confirmer dans les sciences actuelles - psychologie, génétique,

etc. - qui découvrent que les enfants doivent intégrer et/ou résoudre ce qui

ne l’a pas été par les générations précédentes.

Les idées de réincarnation et de métempsychose n’apparaissent pas dans

les textes d’Homère et d’Hésiode. Elles semblent avoir été introduites à la

charnière des périodes archaïque et classique (entre le 6e et 5e siècle

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Page 118: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

avant J.-C.), charnière marquée par les tragiques, (Eschyle, Sophocle, et

Euripide), les Pythagoriciens, Platon et les premiers Orphiques. C’est de

cette époque que date la confusion entre « l’au-delà » de la vie et

l’inconscient, « royaume d’Hadès », laquelle peut cependant s’expliquer si

l’on considère que « l’au-delà » était - et demeure encore - un royaume de

l’inconscient.

En décrivant l’Hadès comme « la région où se jette dans l’Achéron le

Pyriphlégéthon et le Cocyte dont les eaux viennent du Styx », Homère

précise la relation entre les courants de conscience qui y sont actifs. La

littérature eschatologique, interprétant ces noms, y a vu « l’effroi », « les

lamentations » et « les flammes brûlantes », mais on cernera mieux leur

sens véritable avec les lettres structurantes.

Le Styx, celui « qui fait horreur et qui glace d’effroi » ou « qui est

détestable, haïssable » est le symbole de la barrière ultime pour réaliser

l’unité esprit/matière dans le corps. C’est le courant de conscience-énergie

le plus ancien, car Styx est « la fille ainée » d’Océanos, père des fleuves et

des rivières. Il « redresse tout selon la Vérité, ΣΤ+Ξ », ou « la rectitude (ou

l’intégrité) sur tous les plans de l’être ». Cette absolue mise en ordre est la

nécessité fondamentale pour celui qui s’aventure dans le yoga du corps au

niveau cellulaire.

Les eaux du Styx alimentent le Pyriphlégéthon « le feu qui brûle à

l’intérieur » et le Cocyte, ΚΩ+Κ+Τ, un « élargissement de la conscience

vers l'esprit et vers la matière.

Ces deux derniers fleuves se déversent à leur tour dans l’Achéron, « le

mouvement juste au centre (de la matière) » Χ+Ρ », qui est le fondement.

Ces deux fleuves qui « coulent en sens opposé » sont en relation avec les

deux courants du Caducée. Ils se rejoignent devant « la roche de basalte

noir » tout au fond de la conscience dont parlent les Védas (ainsi que Sri

Aurobindo, Mère et Satprem), qui rend inaccessible à l’homme les

formidables pouvoirs divins tapis au creux de la matière.

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L’aventurier de la conscience doit descendre dans les marais nauséeux où

se rejoignent les deux courants qui alimentent le processus évolutif, celui

du feu brûlant de l’union et celui glacé de la séparation. Notons, à propos

des ailes figurant au sommet du Caducée, que Mère en parle à plusieurs

reprises dans les Tome 9 et 10 de l’Agenda. Par exemple Tome 9 p.18,

après la destruction de l’ego physique, elle mentionne cette grande

vibration en faisant un geste « comme deux grandes ailes qui battent dans

l’infini ».

Selon Hésiode, le Styx est constitué d’un dixième du fleuve Océanos,

tandis que les neuf autres « s’enroulent en tourbillons argentés autour de

la terre et du vaste dos de la mer ». Cette description confirme que c’est

un courant de conscience immédiatement au contact du corps (Théogonie,

789. Le Styx correspond aux énergies qui parcourent la dixième Sephira,

Malkut, celle des énergies les plus denses dans l’Arbre de Vie. Ce sont

elles qui alimentent la matière corporelle).

Premier né d’Océanos, il témoigne que la cessation du « fonctionnement

vrai » fut le premier élément perturbateur qui se manifesta dans

l’évolution et le Styx constitue donc l’ultime barrière sur le chemin du

retour permettant la « libération » du corps, après celles du mental et du

vital.

Parlant de Déiphobe « celui qui vainc la peur par le feu intérieur », Sri

Aurobindo l’associe à une réalisation du passé. C’est pour cela qu’elle peut

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prétendre franchir l’Achéron, comme une réalisation juste qui sera

associée définitivement au psychique.

Cependant, Déiphobos arrivant rapidement de la cité qui s’éveillaitAppela les tours gardiennes qui avaient l’œil sur la grande entrée de Pergame,Et se rabattant lentement, à contre-cœur, les portes énormesOuvrirent Troie toute grande à l’Argien qui entra. Les portails d’IlionSe séparèrent laissant entrer sa destinée, puis avec une plainte morne et métalliqueSe fermèrent. Muet, l’œil menaçant, gris comme un loup, descenditLe vieux Talthybios, étayant ses pas sur le bâton de sa mission ;Faible était son corps, mais le feu qui brûlait en lui lui donnait encore un regard farouche ;Sans un mot, ruminant ses pensées, il contempla la cité haïe et convoitée.

220Voilà que, cherchant le ciel de ses édifices taillés comme pour des Titans,Merveilleuse, rythmique, enfant des dieux ayant le marbre pour vêtement,Frappant la vision par son harmonie, splendide, imposante et dorée,Autour de lui se dressait Ilion retranchée derrière ses défenses gigantesques.Sur la puissance la puissance se haussait, et la grandeur était portée par la grandeur ;Sur ses genoux était assise la beauté. Lointains, hiératiques, immuables,Remplis de ses hauts faits et de ses rêves, ses dieux guettaient l’Argien,Désemparé et muet de haine alors qu’il la contemplait — eux qui, semblables aux mortels,Connaissaient leurs siècles passés, non le lendemain qui les attendait.Terribles étaient ses yeux sur Troie la magnifique, et son visage tel un masquedu Jugement : 230Toute la Grèce regardait à travers eux, haïssait, admirait, prenait peur, devenait implacable.

Les premiers vers indiquent une bonne volonté, certes limitée car les

portes de la citadelle ne s’ouvrirent qu’un court moment, pour écouter une

voix intérieure venue de niveaux inférieurs de la conscience pour se

mettre en rapport avec le mental illuminé, celui de Troie.

Nous avons vu que le héraut d’Agamemnon, Talthybios, pouvait être le

symbole de l’endurance dans l’aspiration. C’est pour cela que sa forme

extérieure est vieille et semble faible, mais le feu intérieur qui anime cette

aspiration est encore très puissant.

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Du point de vue de la personnalité non transformée ou plus généralement

de l’humanité ordinaire, les réalisations des anciens yogas dans les

royaumes de l’esprit, - à la fois désirables et haïs comme tout ce que l’on

ne peut atteindre, comme ce qui se sent inférieur vis-à-vis de plus

puissant que soi -, semblent prodigieuses. Leurs structures s’élèvent dans

l’esprit à des hauteurs inimaginables (cherchant le ciel de ses édifices

taillés comme pour des Titans).

A ce stade du yoga, l’aventurier perçoit et agit selon les vastes rythmes

qui animent la création. Satprem reviendra à de nombreuses reprises sur

cette perception de grands rythmes dans lequel le chercheur doit se

fondre : Ilion est rythmique. Cette réalisation sur le plan du mental illuminé

(dorée), résultat d’une action du surmental (enfant des dieux), est

harmonieuse, puissante, et élaborée à partir des matériaux de

construction (les pratiques du yoga) les plus nobles (le marbre). Mais elle

aussi pourvue de défenses gigantesques, c’est-à-dire extrêmement fermée

à toute autre vérité (Ilion retranchée derrière ses défenses gigantesques).

Dans l’Agenda, Tome 1, en date du 20/9/1960,

Mère explique comment la venue à l’ashram du guru tantrique de

Satprem, a permis d’ouvrir une brèche dans la conscience des disciples

traditionalistes, ceux qui étaient jusqu’alors enfermés dans leurs

certitudes concernant le chemin spirituel.

Loin de dénigrer les réalisations passées les plus hautes dans le domaine

de l’esprit, Sri Aurobindo en fait l’éloge : grandeur, puissance, et beauté -

c’est-à-dire Vérité.

Il nous dit aussi que les dieux, les puissances du surmental, qui veillent sur

ces réalisations (sur Troie), même s’ils évoluent dans un espace-temps

différent du nôtre, ne peuvent connaître leur futur (ils « Connaissaient

leurs siècles passés, non le lendemain qui les attendait »).

A la fin de ce passage, c’est la conscience de l’opposition entre ce qui

n’est pas encore transformé dans l’être et ces très hautes réalisations de

paix, de joie et de dissolution dans l’infini de l’Esprit qui, après avoir

traversé une succession de sentiments opposés, renforcent une très

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puissante détermination chez l’aventurier (Toute la Grèce regardait à

travers eux, haïssait, admirait, prenait peur, devenait implacable).

Mais Déiphobos héla le Grec et ce dernier se détourna de sa fureur,Fixant droit sur le Troyen ses yeux de mauvais augure où le dieu était présent :"Messager, voix de l’Achaïe, dans quel but affrontant l’aubeAs-tu pour venir ici sur ton char abandonné à leur sommeil les tentes qui nousassiègent ?Fatidique, selon moi, la pensée qui, conçue dans le silence de minuit,Fit se lever ton corps âgé de sa couche de repos dans l’immobilité, —Pensées d’un mortel, mais forgées par la Volonté qui se sert de nos membres :Et de ce qu’elle nous souffle notre parole et nos actes sont les outils et l’image.Souvent du voile et de l’ombre ces pensées surgissent comme des étoilesdans tout leur éclat,

240Lumières que nous croyons nôtres, quand elles sont seulement des jetons et des coupons,Signes des Forces qui circulent en nous au service d’un Pouvoir secret.

Dans ce début de dialogue intérieur, ou la vision surmentale se manifeste

à travers des niveaux inférieurs du mental, Sri Aurobindo explique que les

pensées ne sont pas notre propre création, contrairement à ce que croient

la plupart des hommes. Elles appartiennent au plan du vaste mental

subliminal dont notre mental ne peut recevoir que ce à quoi il est ouvert,

ce avec quoi il est en résonnance. Souvent, ces pensées, arrivant de plans

subconscients ou inconscients, surgissent en nous comme des éclats de

lumière, comme des prises de conscience lumineuses que nous nous

approprions, persuadés d’en être les auteurs.

Certaines parmi les pensées qui nous parviennent sont générées par une

Volonté supérieure qui, de derrière, guide aussi notre vie, nos paroles et

nos actes. Les pensées de lumière sont elles aussi le signe de Forces qui

servent un Pouvoir caché. Nous ne sommes en fait les auteurs de notre

propre vie que dans une très faible mesure.

En dehors de cette Volonté supérieure, de nombreuses forces se servent

aussi des hommes pour réaliser leurs propres buts. Certains ont ainsi pu

dire que l’homme était du bétail pour les dieux. C’est ce que suggère ici le

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mental illuminé, mettant en doute le bien fondé des « pensées » qui ont

« réveillé » l’aventurier alors qu’il est de moins en moins certain du

chemin évolutif.

Messager, voix de l’Achaïe, (…)Qu’est-ce qui t’amène au lever du jour à Troie la puissante etl’immémoriale,Maintenant que le Temps s’achève, et que les dieux sont las de la lutte ?O Grec, Agamemnon envoie-t-il aux Troyens un défi, ou bien ses civilités ?"

Rappelons qu’Agamemnon est roi de Mycènes. Cette ville fondée par

Persée, le vainqueur de la peur, est le symbole d’une « puissante ardeur »

et d’une élaboration intérieure qui s’oppose à la « tiédeur ». Mais

Agamemnon, symbole d’un « puissant désir » ou d’une « puissante

volonté au service de l'aspiration » représente une partie de l’être encore

orientée vers plus d’intelligence, vers une plus grande perfection de

l’homme mental (Agamemnon est uni à Clytemnestre) même si elle a

reconnu qu’il était préférable de vouloir acquérir une lumière psychique au

lieu d’une lumière mentale intuitive tournée vers plus de sagesse : en

effet, selon la mythologie, Agamemnon, avec les premières années de

guerre, en était venu à préférer la captive Chryséis, fille du prêtre

d’Apollon, à sa femme Clytemnestre. Mais, suite à un oracle, Agamemnon

dut rendre Chryséis. En compensation, il s’empara de Briséis, la captive

dévolue à Achille, provoquant la grève de ce dernier.

L’aventurier une fois encore pense aborder ce problème évolutif sur un

plan mental (Agamemnon envoie-t-il aux Troyens un défi, ou bien ses

civilités ?), mais immédiatement après, c’est en fait en tant que messager

d’Achille et non d’Agamemnon que Talthybios s’adresse à Déiphobos.

C’est-à-dire que le conflit intérieur change de registre.

Avec la force de l’aquilon la voix fatale d’Achaïe répondit :"Troyen Déiphobos, l’aube, le silence de la nuit et le soirDéclinent et surgissent, et même le vaillant soleil se repose de sa splendeur.Mais pour le serviteur il n’est pas de repos et le Temps ne lui appartient pas,seul est à lui son bûcher funéraire.

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Je ne viens pas de la part du monarque des hommes, ni de l’assemblée enarmure 250Réunie sur le bord venteux de l’océan qui tonne et qui rit.Un être m’envoie, plus grand à lui seul que les rois et les multitudes.Je suis une voix qui sort de la Phthiotide, je suis la volonté de l’Hellène.Dans ma main droite je t’apporte la paix, et dans ma gauche la mort.Troyen, reçois-les fièrement, honore les présents du puissant Achille.

Nous avons déjà évoqué Achille à plusieurs reprises. Nous n’allons

rappeler ici que son ascendance maternelle, celle de Pontos (Cf. Planches

2 et 25). En effet, c’est toujours davantage une référence à sa mère qui

est donnée dans l’Iliade plutôt qu’à son père. Ce dernier, Pélée « celui qui

travaille dans la boue », appartient à la lignée des rois des Myrmidons

« les fourmis », ceux qui s’occupent des infimes mouvements de la

conscience, s’aventurent dans ses profondeurs et y opèrent une

purification approfondie. Les fourmis sont en effet les grandes nettoyeuses

des profondeurs. Son grand-père est Éaque, « celui qui travaille à

l’ouverture de la conscience corporelle ».

Mais selon l’Iliade, sa mère Thétis, une déesse, a été unie contre son gré à

un mortel, bien qu’elle se métamorphosât sans cesse pour échapper au

mariage :

« Seule entre les déesses de la mer, Zeus m'a soumise à un mortel,

l'Éacide Pélée, et fait entrer malgré moi au lit d'un mortel qui traîne en son

palais une vieillesse amère ». (Iliade XVIII 368-467)

Thétis est une Néréide, l’une des filles du Vieillard de la Mer Nérée, lui-

même le premier né de Pontos, et donc symbole de l’émergence de la vie

hors de la matière. Par cette union, l’aventurier de la conscience pénètre

aux origines de la conscience animale cellulaire. Les cinq étapes de la

croissance de la conscience vitale sont explicitées au Chapitre 3, Genèse

et croissance de la vie, Volume 1 de Mythologie Grecque, Yoga de

l’Occident.

Ceci n’est possible qu’à la condition que soit réalisée une parfaite

purification de l’être.

Pour épouser Thétis, il fallait en effet que Pélée arrive à maîtriser

successivement sans faiblir un feu tout puissant, un lion redoutable et

parfois un terrible serpent :

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Page 125: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

- le chercheur devait être capable de supporter le feu tout puissant de

l’esprit qui descend dans le corps. Mère et Satprem décrivent ce feu

comme une foudre compacte qui tuerait instantanément celui qui n’est

pas préparé.

- il devait pouvoir arracher les racines de l’ego,

- enfin, il devait maîtriser le serpent gardien de l’étape actuelle de

l’évolution afin d’en changer le cours.

Thétis, qui avait coutume de plonger ses enfants dès leur naissance dans

le feu ou, selon Le catalogue des femmes, dans un chaudron d’eau

bouillante pour vérifier ou parfaire leur immortalité, aurait voulu faire de

même avec Achille mais aurait été arrêtée par Pélée. L’Iliade de

mentionne rien sur la naissance d’Achille et le décrit comme un fils unique.

Une autre tradition a été popularisée plus tardivement au 1er siècle par le

poète Stace, décrivant Thétis plongeant son fils dans le Styx pour le rendre

invulnérable. Le Styx étant le symbole du dernier barrage, le courant de

conscience énergie le plus profond dont le franchissement donne accès à

l’inconscient corporel, cela suppose que le chercheur accède à

l’immortalité comme définie précédemment. Pour Achille, cette

invulnérabilité est réalisée à l’exception, comme le veut la tradition, d’une

partie qui touche au plus près de la matière cellulaire, le pied (Thétis le

tenant par le pied lorsqu’elle procède à la vérification/purification).

Lorsque Talthybios se dit l’envoyé d’Achille et non d’Agamemnon, c’est

que le yoga dans les profondeurs de la conscience vitale a pris le dessus

sur l’aspiration qui cherche une amélioration de l’ancien, toujours plus

d’intelligence et de sagesse (Agamemnon uni à Clytemnestre).

Dans les premiers vers de ce passage, Sri Aurobindo nous dit que pour

celui qui s’est complètement consacré au service du Divin et qui accomplit

sa « tâche », alors il n’est plus soumis aux rythmes qui régissent l’univers,

même au plus élevé d’entre eux (celui du soleil supramental). Le résultat

de son travail ne lui appartient pas non plus – il accomplit parfaitement ce

pour quoi il s’est incarné délivré de tout désir et de tout attachement et

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Page 126: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

seul il sera en mesure de faire le bilan de son action une fois quitté son

corps (Mais pour le serviteur il n’est pas de repos et le Temps ne lui

appartient pas, seul est à lui son bûcher funéraire).

Parlant du tonnerre et du rire de l’océan, Sri Aurobindo fait référence au

courant de conscience qui dirige la croissance de la conscience humaine

(Océanos), manifestant à la fois la puissance et l’ironie joyeuse dans la

création.

Achille, roi des Myrmidons, règne sur la Phthie (Φθίη). Celle-ci est le

symbole d’une grande conscience intérieure à la fois dans la verticalité et

dans l’horizontalité, aussi bien dans les royaumes de l’esprit que ceux de

la nature.

Dans ce dialogue intérieur, l’expression de l’aspiration à une plus grande

liberté (deux lambda ΛΛ) s’exprime par « je suis la volonté de l’Hellène ».

Mais l’issue en est encore incertaine, car la volonté de concilier les

anciennes réalisations et yogas avec le Nouveau est toujours présente.

Accepte la mort, si Atè te trompe et si la Ruine est ton amante,La paix si ton destin peut tourner et que le dieu en toi choisisse d’écouter.Mon cœur est plein, mes lèvres s’impatientent du discours non délivré.Il n’est pas destiné aux rues ou au marché, ni conçu pour être bassement adresséAux oreilles du commun, mais là où délibération et majesté s’abritent 260 Loin de la foule, dans les salles des Grands, et où la discrétion s’entretient à voix basseAvec la sagesse et la prévoyance, là je parlerai au milieu des princes d’Ilion."

Sri Aurobindo utilise le nom de la déesse de l’erreur ou de l’égarement,

Até, fille aînée de Zeus selon Homère, pour indiquer que la poursuite du

yoga qui rejette la transformation de la nature extérieure est une erreur.

Rappelons que nous avons suggéré que si Até est à la fois une fille de

Zeus, le plus haut du surmental, et la « déesse de l’erreur », c’est parce

que son nom indique symboliquement une tension vers les plus hauts

plans de l’Esprit, alors que le temps en est révolu.

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Page 127: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Mais il n’utilise pas le nom de Moros « destin fatal » et « mort violente »,

ou Oléthros « la destruction », divinités personnifiant l'acheminement vers

un sort implacable, sans doute parce que ces divinités sont moins connues

qu’Até ou bien peut-être surtout parce qu’Homère ne les mentionne pas. Il

leur préfère le terme anglais « doom » (ruine, destin tragique,

destruction).

Il nous dit aussi que c’est au plus haut de la conscience que le débat doit

être tranché et qu’aucune autre considération dans l’être extérieur ne doit

interférer.

"Envoyé," répondit le Laomédontien, "voix d’Achille,Vaine est l’offre de paix qui commence par un prélude menaçant.Pourtant nous t’entendrons. Debout, vous dans l’entrée dont le pied est le plus leste -Toi, Thrasymachos, fais vite. Que les dômes du manoir d’IlosS’éveillent au bruit du défi hellène. Convoque Enée."A peine la parole était-elle retombée dans le silence, qu’ôtant son manteauSe mit sur l’ordre à courir un des Troyens, adolescent au pied agile,Premier à la course et au combat, Thrasymachos fils d’Arétès.

270Dans l’aube il disparut en flèche. Déiphobos, lentement,Sondant le Destin avec ses pensées dans les immensités troublées de son esprit,A travers la cité qui s’animait retourna à la maison de ses pères,Bridant sa puissante enjambée au rythme du pas débile de l’Argien.

Thrasymachos est « celui qui combat hardiment ». Mais l’adjectif « thrasos

(θρασυς ) peut aussi être employé en mauvaise part au sens de

« audacieux, arrogant », ce qui pourrait aussi convenir à l’attitude

psychologique troyenne sûre de détenir la vérité évolutive. Le chemin par

lequel un maître est parvenu à certaines réalisations est le plus souvent

présenté par lui comme le meilleur et souvent le seul moyen d’accéder au

Divin.

Sri Aurobindo le présente comme une action au développement assez

récent qui se positionne toujours en avant dans le dialogue intérieur

(adolescent au pied agile, premier à la course et au combat).

Il est le fils d’Arétès « ce par quoi on excelle », un sénateur Troyen, soit un

développement du yoga déjà bien installé (A condition de retenir

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Page 128: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

l’orthographe Αρετης, ce dont nous ne pouvons être sûr car l’anglais ne

note pas les accents). Développer et utiliser le meilleur de ses capacités,

ce pour quoi on a des compétences particulières, est une recommandation

du yoga intégral, et aussi ce que Mère préconisait pour le développement

d’Auroville.

Déiphobos « celui qui a vaincu la peur » est le principal chef troyen, mais

lorsqu’il s’agit d’un problème concernant l’évolution, c’est Énée « la

conscience en évolution » qui doit en débattre. Énée est en effet le

symbole de l’ascension des plans de conscience à partir du plan du mental

illuminé dans la poursuite de l’amour (Énée est situé dans la descendance

de la pléiade Électre et il est aussi fils d’Aphrodite).

L’aventurier doit redescendre des niveaux élevés de la conscience où il se

situe habituellement pour entendre des voix très anciennes qui se

manifestent en lui (Déiphobos Bridant sa puissante enjambée au rythme

du pas débile de l’Argien).

Cependant, ses pieds habités d’un dieu, Thrasymachos dans sa course rapideParvint aux grandes salles bâties par llos pour la joie de l’œilDans la jeunesse de la cité merveilleuse : il se reposait alors de la guerreEt, triomphateur, régnait adoré par les nations prosternées.

Ilos est le fondateur de Troie et le bâtisseur de sa citadelle. Son fils

Laomédon en construisit les remparts avec l’aide des dieux. Ilos est la cité

de la liberté en l’esprit, de l’union avec le divin en l’esprit, la réalisation du

Soi (ou Moi). La structuration des espaces dans les hauteurs de la

conscience furent établis « pour la joie de l’œil », pour la joie de ceux qui

parvenus à un certain niveau, sont des « voyants » de la Vérité en l’esprit.

Ainsi étaient nommés les anciens Rishis védiques ainsi que les « voyants »

de nombreuses traditions spirituelles.

C’est-à-dire que l’accès à la connaissance ne se fait plus par des processus

mentaux incertains et laborieux mais par le moyen de la vision subtile.

Cette faculté appelée « drishti » en sanscrit, est décrite par Sri Aurobindo

dans « Le journal du Yoga ». Elle inclut la perception de formes invisibles à

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Page 129: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

l’œil ordinaire (rupadrishti) et l’écriture qui se manifeste à la vision

subtile (lipidrishti). De manière plus générale la perception par les sens

subtils (vishayadrishti)), la connaissance du passé, du présent et de

l’avenir (trikaladrishti), la perception du Brahman dans les choses ou les

êtres, la révélation dont la nature est une pénétration intérieure directe de

l’objet par la conscience spirituelle. « Drishti est la faculté par laquelle les

anciens Rishis voyaient la Vérité du Véda, la vision directe de la vérité,

vision qui n’a pas besoin d’observer l’objet, de raisonnement, de preuve,

d’imagination, de mémoire ni d’aucune autre faculté de l’intellect »

(Record of Yoga p.17). « Il ne s’agit pas, comme dans l’intuition, de

regarder dans une personne, un objet ou un groupe de circonstances et

d’en découvrir la vérité ; c’est la vision de la Vérité elle-même, venant

comme une pensée lumineuse, indépendante de toutes circonstances,

objets, etc. » (Record of Yoga p. 1472)

L’éclosion de ces facultés survient lorsque le chercheur accède au mental

illuminé et en établit les bases (Dans la jeunesse de la cité merveilleuse).

Cela est concomitant avec l’établissement de l’aventurier dans la non-

dualité, car Ilos se reposait alors de la guerre. Sri Aurobindo énonce cette

réalisation comme l’une des plus haute des anciens yogas car Ilos

« triomphateur, régnait adoré par les nations prosternées ».

L’expérience de la non-dualité est l’expérience ou l’individualité s’éteint

dans le Soi. C’est un état où il y a la perception que tout est parfait déjà,

que tous les êtres sont déjà réalisés, qu’il n’y a pas lieu de « s’efforcer à »,

nul but à atteindre. Dans cette expérience, il n’y a plus aucun élan pour

participer au mouvement du Devenir. C’est pourquoi, dans le yoga de Sri

Aurobindo, elle ne peut constituer qu’une étape préliminaire. Et dans la

mesure où Troie doit être détruite et l’aventure spirituelle dans les

hauteurs se poursuivre non plus dans la lignée d’Ilos « la libération » mais

dans celle d’Assaracos « l’égalité », lignée où figure Énée, cette

expérience de la non-dualité ne doit plus être recherchée comme la base

du nouveau yoga.

Dans la période d’extrême séparation que traverse l’humanité actuelle et

avec la disparition des maîtres authentiques, les risques sont en effet

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Page 130: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

immenses qu’au lieu de parvenir à la non-dualité, un chercheur s’illusionne

totalement et ne parvienne qu’à renforcer un ego spirituel. Si les Yogis

véritables sont effectivement libérés de l’ego, avec la disparition du

sentiment du « je » séparé, il n’en est pas de même chez ceux qui n’ont

pas purifié leur nature inférieure et l’ont simplement refoulée. Le

chercheur s’illusionne alors lui-même sur son état de libération intérieure,

présentant au monde une façade de paix et de réalisation, mais identifié à

de fausses représentations de l’éveil. Les garants contre de telles dérives

sont bien sûr l’humilité et la sincérité qui ne dissimule rien, pas même

lorsque sont réactivées les vielles mémoires évolutives, trans-

générationnelles et collectives.

A présent que tout touchait à sa finLe dernier de ses possesseurs mortels à parcourir ses jardins en fleur,Le grand Anchise était étendu dans cette lumineuse demeure des anciens

280Qui reposait sa calme vieillesse, — Anchise, vainqueur aux guerres lointaines,Fils du noble Bucoléon et père de Rome par une déesse :Dans sa divine adolescence, alors que solitaire il errait sur l’Ida,Aphrodite la blanche l’avait jadis pris au piège, et avait, quêtant l’amour d’un mortel,Dénoué sa ceinture au parfum d’ambroisie.

Anchise est le père d’Énée. Son nom pourrait signifier « celui qui est

proche de l’homme séparé », autrement dit le compatissant. La

compassion étant le degré le plus élevé de l’amour dans l’humanité

actuelle, il est juste qu’Aphrodite se soit manifestée à lui lorsque la

compassion s’installait (dans sa divine adolescence). La déesse lui donna

Énée « celui qui évolue », symbole de l’évolution future vers davantage

d’amour vrai.

Dans la tradition, Anchise est fils de Kapys et Thémisté et petit-fils

d’Assaracos. Nous ne savons pas exactement pourquoi Sri Aurobindo a

changé son ascendance, le situant dans la lignée de Laomédon comme fils

de Bucoléon (Pour Apollodore, Bucoléon est fils de Laomédon et de la

Nymphe Calybé), et donc signe d’un manque de consécration et de

purification. Sans doute voulait-il ainsi indiquer que la civilisation romaine

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Page 131: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

telle qu’elle s’est développée et telle que nous la connaissons ne pouvait

en aucun cas être la Troie future annoncée par Homère, symbole de

l’élaboration d’un yoga qui développerait l’amour sur une base de Vérité.

Mais la civilisation romaine a du moins permis à la civilisation grecque de

parvenir jusqu’à nous.

En effet, les légendes de la fondation de Rome en -753 avant J.-C. ne

datent que du Ier siècle avant J.-C. et nulle part Homère n’associe « la

Troie future » à cette partie du monde antique déjà connue de lui.

Sur le seuil Thrasymachos fit halte,Cherchant des yeux serviteur ou garde, mais il ne perçut que l’isolementD’un sommeil intériorisant la vision de l’âme, l’éloignant de la vie et des choseshumainesSilencieux, indifférents, les corridors vides se perdaient dans l’obscurité.Aux ombres de la maison et à la rêverie des chevrons résonnantsIl confia son appel à voix haute, et de chambres encore indistinctesdans leur demi-jour 290Le preux Enée en armure et manteau, à la démarche de lion,Le fils d’Anchise, arriva ; car l’aube ne l’avait pas trouvé endormi,Mais il avait quitté dans la nuit sa couche et les bras de Créüse,Sortant du sommeil à l’appel de son esprit qui se tournait vers les eauxSous l’inspiration du Destin et de sa mère, la blanche Aphrodite, qui le guidait.

Thrasymachos « celui qui combat hardiment », approche des quartiers où

réside Énée, symbole du travail évolutif dans le cadre des structures les

plus évoluées des anciens yogas. Si les caractéristiques du sommeil qui

« éloignent de la vie et des choses humaines » sont une évidence pour le

sommeil ordinaire, sans doute est-ce aussi une allusion aux réalisations

des anciens yogas qui ne cherchent pas à diviniser la vie et la matière. Les

corridors vides font aussi sans doute allusion à un manque de vie, à des

yogas ou des idéologies qui ont tué la vie.

Créüse (Κρεουσα), l'épouse d’Énée, est l’une des filles du roi Priam et de

son épouse Hécube. Son nom semble être construit à partir de la racine

signifiant « chair, viande », expression de « la vie tuée ». Le mouvement

évolutif chez les Troyens, avant qu’Énée ne quitte la ville en portant son

père Anchise, serait alors un yoga qui tue la vie. Sri Aurobindo a

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fermement dénoncé les yogas qui étouffent la vie où la réduisent à sa plus

simple expression. Il affirme que les civilisations qui au contraire ont

glorifié la vie ont aussi été le berceau des plus hautes spiritualités. Le vital

doit être purifié et transformé ; il doit effectuer une conversion pour ne

plus servir les désirs et l’ego, mais le psychique, l’âme. Cela a été

longuement développé par Sri Aurobindo dans La Vie Divine.

La démarche de lion d’Énée est l’image d’une attitude à la fois

majestueuse et souple, très sûre de soi. Et ce qui, dans le chercheur

cherche à s’éveiller pour poursuivre l’évolution est un appel de la vie en lui

inspiré par son destin – son Dharma – et par les forces qui veillent à

l’évolution de l’amour dans l’humanité (à l’appel de son esprit qui se

tournait vers les eaux sous l’inspiration du Destin et de sa mère, la

blanche Aphrodite, qui le guidait).

Encor dans l’élan de sa course, Thrasymachos salua Enée :"Héros Enée, que ton pas se porte en hâte au sommet de la colline iliaque.Fais vite, Dardanide ! les dieux sont au travail ; ils se sont levés avec le matin,Chacun de sa couche étincelante, et ils s’y sont mis ardemment. Nous pouvons voirrougeoyer la FatalitéSur leurs enclumes de la destinée, et entendre le fracas de leurs marteaux. 300Là ils forgent quelque chose, se tenant incognito dans le silence éternel :Malheur, bonheur, ils choisiront, eux qui sont des maîtres calmes, irrésistibles ;Ce sont des dieux, et ils réalisent leurs caprices inflexibles.Troie est leur scène, Argos leur décor ; nous sommes leurs marionnettes.Nos voix sont toujours poussées à parler pour une fin que nous ignorons,Nous croyons toujours actionner, mais sommes actionnés nous-mêmes.Acte et impulsion, désir et pensée sont leurs moteurs, notre vouloir est leur refletet leur auxiliaire.Tel maintenant, persuadé qu’il vient dans un dessein formé par un mortel,Flèche du vouloir des dieux décochée sur l’arc de l’assiégeant grec,Eux-mêmes cinglant ses coursiers, Talthybios envoyé d’Achille."

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Sri Aurobindo développe ici plus avant le fait que les hommes sont à leur

insu les jouets des forces surmentales, celles du plan des dieux. Pour en

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devenir libres, l’homme doit accéder lui-même à ce plan et devenir l’égal

des dieux. C’est ce qui se produit lorsque symboliquement un héros peut

se battre avec un dieu. Mais accéder à ce plan n’est pas chose facile et

c’est la raison de l’aphorisme de Sri Aurobindo déjà cité « Tu dois

apprendre à supporter tous les dieux en toi et ne jamais vaciller sous leur

irruption ni te briser sous leur poids ».

On a coutume de dire que l’homme agit sous l’impulsion conjuguée de

l’inné et de l’acquis. Certains acceptent d’y inclure le trans-générationnel

et à l’extrême limite les mémoires cellulaires. Mais peu admettent

l’existence de forces qui nous dépassent et dont les individus aussi bien

que les groupes et les nations seraient les jouets, du moins tant qu’ils n’en

sont pas conscients. Ceci n’implique pas que certains degrés de liberté ne

soient pas accessibles selon les plans.

C’est au niveau des enjeux évolutifs que ces forces sont le plus

concernées car chacune d’entre elles cherche à se réaliser, avec le même

droit que toutes les autres. C’est pourquoi Troie est leur scène privilégiée

pour l’action, et la quête de la vérité le décor ou le contexte (Troie est leur

scène, Argos leur décor (background)).

Rappelons que l’Argolide fut d’abord gouvernée par les Inachides (la

concentration) puis par une lignée où figure Persée (la maîtrise de la peur)

et Eurysthée « une grande force (intérieure) » ou « une grande

détermination » qui ordonna les célèbres travaux à son neveu Héraclès

dont les six premiers travaux se déroulent en Argolide ou à proximité. Lors

de la guerre de Troie, c’est Agamemnon, roi de Mycènes, qui gouverne

l’Argolide. L’adjectif « argos » signifie « brillant, lumineux », « rapide », et

aussi « inachevé ». Le sens à retenir dérive d’un peu tout cela, décrivant

un chercheur qui s’engage sur le chemin en quête de lumière, apprend la

concentration, expérimente rapidement sans s’arrêter à des situations qui

pourraient le faire entrer dans l’habituel, et à la fois progresse sur un

chemin inachevé, toujours poussé par le besoin « d’autre chose ».

Rappelons également que ces forces - les dieux - ne sont pas évolutives,

ou du moins qu’elles doivent s’incarner pour évoluer, ce à quoi elles sont

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réticentes. Elles se servent donc des humains pour atteindre leur but, pour

se réaliser. Ainsi, nos actes, nos pensées, nos paroles, nos désirs et même

notre volonté sont influencés par elles.

Ainsi, dans sa conscience la plus haute, l’aventurier sait que l’appel à la

conciliation des anciens et nouveaux yogas, provenant de l’aspiration à

réaliser la complète transparence dans sa nature extérieure (Talthybios est

l’envoyé d’Achille), n’est pas issu de la seule volonté de son être extérieur

mais bien du plan des dieux, du surmental. Non seulement l’aventurier

agit sans désir et sans attachement, mais il a également réalisé et

pleinement accepté que ce n’est pas lui qui agit mais le Divin à travers lui.

"Les dieux sont toujours occupés, Thrasymachos fils d’Arétès,A tisser le Destin sur leurs métiers, et hier, aujourd’hui et demainNe sont que les cadres charpentés par eux avec le bois d’œuvre de l’Espace et du Temps,Et ne font que circonscrire la danse de leur navette. Quel regard exemptde stupéfaction devant leurs travauxPourra jamais percer à jour où ils demeurent, et dévoiler leur dessein lointain ?Ils peinent en silence, cachés dans les nuées, enveloppés dans la ténèbre de minuit.Pourtant je prie Apollon, l’Archer ami des mortels,Et m’abaisse devant celui qui chevauche le Destin, celui qui manie la foudre,Pour détourner malheur et ruine de la terre de mes ancêtres. Toute la nuit Morphée,Lui qui de ses mains indistinctes entasse erreur et vérité sur les mortels,

320Se tint à mon chevet produisant ses images. Dans mon rêve, impuissant comme un spectre,J’errais dans les rues d’Ilion, environné de toutes parts par le feu et l’ennemi.Rouge, la fumée montait triomphante jusqu’au faîte de la maison de Priam,Le cliquetis des armes des Grecs était dans Troie, et déjouant le fracas métalliqueDes voix criaient et m’appelaient par-delà le violent OcéanAmenées par les vents d’ouest d’une terre où s’abrite Hespéros."

Sri Aurobindo poursuit sa description du surmental, le plan des dieux.

Rappelons que ce n’est pas un plan de création mais seulement de

formation. Ce n’est donc pas dans ce plan que se situe la source de

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l’espace/temps, lequel se manifeste de façon différente selon les plans au

fur et à mesure de la densification. Nous sommes déjà capables de

percevoir la relativité du temps et de l’espace selon notre état intérieur.

Des démonstrations mathématiques en ont aussi été données avec la

théorie de la relativité. La théorie quantique nous fait entrer aussi dans

des univers où le temps s’est inversé, où les particules évoluent comme

en des espaces dédoublés. Ainsi, par exemple, certaines particules

peuvent entrer en collision avant même d’exister.

Mère, dans l’agenda, abordant le plan supramental, décrit un temps

matériel totalement différent selon l’état de conscience dans lequel on se

trouve, où exactement les mêmes choses peuvent être effectuées de

façon surprenante dans un temps beaucoup plus court que l’habituel si

elle se trouve dans le nouvel état de conscience.

Le temps des dieux et leur espace ne sont donc pas du tout ceux des

hommes. Les forces du plan surmental évoluent dans un espace/temps

beaucoup plus étendu que le nôtre. De là, ils peuvent agir dans ce qui

nous apparaît comme le passé ou le futur, tissant notre destin, ce dont

nous sommes totalement inconscients. Pour accéder à ce plan du

surmental et en connaître les forces, il faut déjà qu’il soit familier à

l’aventurier, que rien ne l’étonne dans ses manifestations, que le regard

soit exempt de stupéfaction devant leurs travaux. Pour l’homme ordinaire,

ils sont totalement inaccessibles, demeurant symboliquement au plus

profond de la nuit, dans la ténèbre de minuit.

Nous avons déjà longuement parlé d’Apollon, le dieu de la lumière

psychique. Comme sa sœur Artémis, il est muni d’un arc et de flèches,

symbole de la concentration sur un but éloigné et de purification. Il

soutient le camp troyen. Il est donc logique qu’Énée le prie.

De même, Zeus, force du niveau le plus élevé du surmental, se tient au-

dessus du conflit intérieur et en maîtrise l’issue, tout comme le cavalier

maîtrise sa monture. Il est donc le maître du Destin.

Zeus manie la foudre – l’éclair et le tonnerre - qu’il a reçue des Cyclopes

lors de la guerre contre les Titans : ce sont les symboles de l’instantanéité

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de la lumière illuminatrice du supramental et de sa puissance lorsqu’il agit

par l’intermédiaire du surmental.

A la fin de ce passage, on voit l’aventurier ne pouvant discerner si les

images qu’il reçoit et les paroles qu’il entend intérieurement concernant le

futur évolutif sont véridiques ou de simples illusions. Les images

annoncent un changement radical dans le processus évolutif, les

anciennes structures du yoga étant soumises au feu purificateur.

Et les voix en lui interpellent « ce qui œuvre en vue de l’évolution » (Énée)

pour l’inciter à chercher aux origines de la vie. Hespéros est en effet le

soir, l’occident, là où le soleil se couche. Symboliquement, il représente les

origines de la vie dans la matière, le début de l’évolution, la conscience

cellulaire. Ainsi, c’est au jardin des Hespérides que se trouve la

Connaissance ultime, les pommes que devra aller chercher Héraclès dans

le onzième travail.

Sombres ils se turent, car leurs pensées, soudain muettes, pesaient sur eux.Puis se séparant sur un bref adieu, irréfléchi et inconscient de son sens,Ils se tournèrent vers leurs tâches et leurs vies maintenant proches mais bientôtdissociées :Destiné à périr avant même sa nation périssante,

330Thrasymachos, à toute allure, courut reprendre sa garde à la porte ;A grands pas rapides, mais l’œil absorbé, le regard absent,Chassé le long des avenues par le fouet de ses pensées comme un attelage des dieuxLe héros né d’une déesse se dirigea vers son puissant avenir.C’était un être choisi pour s’élever à la grandeur par la chute et le désastre,Perdeur de son monde par la volonté d’un ciel qui paraissait sans merci et contraire,Fondateur d’un monde plus neuf et plus grand par l’aventure audacieuse.A présent, du pied de la citadelle qui dominait une foule de bourgs,Montant toujours plus haut vers des édifices songeurs et le Palladium mystique,Confronté au rayon du matin et rejoint par les brises de l’océan,

340Le Destin sur ses épaules, le vaillant Enée, pensif, gravissait à grandes enjambéesla pente de Troie.Au-dessous de lui, silencieux, les toits ensommeillés de la cité d’llos

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Rêvaient dans la lumière de l’aurore ; au-dessus, la citadelle, toujours en éveil,faisait le guet,Solitaire et puissante comme une déesse au corps de blancheur qui resplenditsur une éminence,Portant ses regards au loin sur la mer, l’ennemi et le danger qui rôdait.

Le troyen Thrasymachos « celui qui combat hardiment », adolescent au

pied agile premier à la course et au combat, est ce qui représente

l’énergie qui monte à l’assaut des hauteurs de l’esprit. C’est donc l’une

des toutes premières choses qui doit cesser dans le mouvement de

renversement (Destiné à périr avant même sa nation périssante). Peut-

être est-il le symbole d’une certaine « habileté dans les œuvres »

développée par l’aventurier qui a réalisé l’union divine, le Soi.

Énée, symbole de « la conscience qui travaille à l’évolution », doit grandir

par ce qui nous semble une chute et un désastre (C’était un être choisi

pour s’élever à la grandeur par la chute et le désastre). Sri Aurobindo

décrit ce processus comme inéluctable tant que l’homme n’est pas

supramentalisé : la Nature désagrège une structure parvenue à son

maximum de développement et en re-mélange les éléments en vue d’une

perfection plus haute. Ce serait aussi le principe fondamental de la

réincarnation. Cet appel évolutif doit accepter la destruction des formes

anciennes selon les lois édictées par l’esprit qui dirige le processus

évolutif : c’est pourquoi Énée est « Perdeur de son monde par la volonté

d’un ciel qui paraissait sans merci et contraire ». Mais aller vers le

Nouveau implique des êtres prêts à tout abandonner pour la grande

aventure (plus grand par l’aventure audacieuse). Car, comme Mère l’a

abondamment répété, il ne s’agit pas d’un perfectionnement de l’homme

mental actuel, mais d’une nouvelle création qui doit surmonter toutes les

oppositions que dressent sur son chemin tout ce qui est attaché à l’ancien

et veut faire perdurer l’ancien monde. Satprem dira même que « le

meilleur de l’ancien est le plus grand obstacle au nouveau ». Mère a

appelé tous ceux qui ont soif « d’autre chose » à la grande aventure.

137

Page 138: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Mais à ce moment du yoga, ce travail évolutif est encore tourné vers les

hauteurs de l’esprit en des constructions mentales très éloignées de la

matière (des édifices songeurs).

Nous avons déjà parlé du Palladion ou Palladium mystique, statue à

l’effigie de la déesse Athéna qui protégeait celui qui le possédait.

Voici son histoire telle qu’elle est contée dans la Bibliothèque d’Apollodore

et ce que nous pouvons en comprendre.

Quand naquit Athéna, la déesse fut élevée par Triton, fils de Poséidon et d'Amphitrite, qui avait le haut du corps d’un homme et le bas du corps d’un poisson à longue queue. Triton avait une fille, Pallas.Les deux jeunes filles s'entraînaient ensemble aux exercices guerriers. Un jour, comme elles en étaient venues à s’opposer et que Pallas se disposait à frapper, Zeus, inquiet pour Athéna, abaissa son égide pour la protéger ; ainsi Pallas, effrayée, leva les yeux, fut touchée par Athéna et mourut. La déesse, attristée par la mort de son amie, fit une sculpture de bois à sa ressemblance, l’enveloppade l’égide, et la déposa auprès de Zeus.Mais le jour où Électre, poursuivie par Zeus, se réfugia derrière le Palladion, Zeus,furieux, le jeta dans la région d'Ilion en même temps qu’Até. Ensuite Ilos construisit un temple pour le Palladion, et le vénéra. Tant qu’il demeurait à Troie, la cité était inexpugnable.

Triton, fils de Poséidon dieu du subconscient et d’Amphitrite, vivait dans un

palais d’or au fond de la mer. Il représente une force de réalisation à la

racine du vital subconscient qui conduit à la consécration du vital au yoga.

En effet, le vital est normalement si ce n’est réticent, à tout le moins

absolument indifférent au yoga. Il s’agit donc d’un renversement

d’attitude du vital qui implique sa pleine maîtrise. La fille de Triton, Pallas,

représente une réalisation dans ce domaine. Elle est le symbole de la force

qui apporte la stabilité de la double libération mentale et vitale, et donc la

maîtrise de ces plans, soit une certaine « égalité ». Elle implique une

certaine pureté, d’où le sens courant pour παλλαξ de « jeune homme,

jeune fille ».

Lors de la progression dans le yoga de la connaissance (la croissance

d’Athéna), arrive un moment où la recherche de l’égalité entre en conflit

avec le maître intérieur. Ce dernier est protégé par le supraconscient

(Zeus protège Athéna d’un coup de Pallas) et la quête de plus d’égalité ou

d’équanimité n’est plus qu’une image que l’on vénère. Mais tant que

l’aventurier, à partir du mental illuminé, prétend en détenir le monopole,

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Page 139: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

le basculement du yoga ne peut avoir lieu (Troie ne peut être prise tant

que le Palladion reste en ses murs ; avec le retour en Grèce des ossements

de Pélops et la participation de Néoptolème à la guerre, c’est la troisième

condition nécessaire à la prise de Troie).

L’Électre dont il est question dans ce passage est une des filles d’Atlas, et

le symbole du plan du mental illuminé. Lorsque le plus haut du surmental

veut que ce plan devienne un but pour l’aventurier (lorsque Zeus violenta

Électre pour instaurer la lignée Troyenne), ce dernier a tendance à vouloir

faire cadrer le mental illuminé avec l’image qu’il se fait de l’égalité (Electre

se réfugie derrière le Palladion qui était encore auprès de Zeus), ce qui

bien entendu est contraire à la lumière et vérité de ce plan.

Toutefois, le surmental laisse cette erreur se développer dans une

structure spirituelle qui travaille à réaliser le mental illuminé (Troie), mais

qui n’est pas totalement purifiée, pas totalement consacrée (A la fois Até

et le Palladion sont précipités aux abords de Troie).

Sans doute, ce qui était d’abord la pureté au sens originel « chaque chose

à sa place », devient un principe d’exclusion : ceci et pas cela, l’esprit

mais pas la matière, etc. Ce principe d’exclusion, cet attachement à une

vision partielle, à une image de l’accomplissement, de la sagesse et de la

sainteté, devient le rempart inexpugnable auquel se heurte toute nouvelle

élaboration du chemin spirituel : la structure qui possède le Palladion ne

peut être détruite. Mère appelle cet état « la perfection de l’égalité

négative ».

Tant que cet état est sacralisé (le Palladium mystique) et considéré comme

le plus haut accomplissement, aucune évolution vraie ne peut avoir lieu.

C’est pourquoi, Ulysse, débarquant à Ithaque après son long périple de

purification, devra tuer les prétendants Antinoos et Eurymaque, symboles

de la plus haute sagesse et de a plus parfaite sainteté.

Dans la dernière partie de ce passage, « les toits ensommeillés de la cité

d’llos qui rêvaient dans la lumière de l’aurore » font sans doute référence à

de hautes pratiques de yoga qui manquent d’incarnation, seulement

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Page 140: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

tourné vers des « rêves spirituels ». Quant aux formes de yoga les plus

élevées, ce sont celles qui correspondent à ce que la tradition nomme

« éveil » : « au-dessus, la citadelle, toujours en éveil, faisait le gué ». On

peut, semble-t-il, l’associer à la seconde transformation, la transformation

spirituelle, la première étant la transformation psychique, selon la

description de Sri Aurobindo (Cf. Lettres sur le yoga, Volume III, 4ème

partie). Cette seconde transformation commence quand, après la

réalisation du Soi, la conscience supérieure ouvre les chakras de manière

irréversible.

Cela correspond à une dissolution de l’individualité dans le Soi, un état de

connaissance par une vision spirituelle directe de ce qui est, et la

sensation de faire partie du Tout.

Aussi cette réalisation est-elle « Solitaire et puissante comme une déesse

au corps de blancheur qui resplendit ».

Il monta sur la croupe de la colline et vit le palais de Priam,Foyer des dieux de la terre, vision merveilleuse de LaomédonContenue dans la pensée qui familiarisa sa volonté avec une entreprise au-delà du terrestreEt dans le brasier de son esprit qui en imposa la grandeur au ciel,Palais rêvé par la harpe d’Apollon, mélodie sculptée dans le marbre.

350Chant après chant, comme une épopée, il avait surgi de son mental ;Chacune de ses salles était une strophe, ses chambres les vers d’une épode,L’hymne de victoire de la destinée d’Ilion. Préoccupé, et par sa pensée frappéde mutisme,Enée entra dans l’éclatant mégaron peuplé de peintures,Pavé d’une splendeur de marbre, et vit Déiphobos,Fils de l’antique maison, assis près du foyer opulent de ses pères,Et comme un spectre à ses côtés, le gris et sinistre Argien.

Nous avons déjà parlé à plusieurs reprises de Laomédon et de son fils

Priam « le racheté ». Ici, Sri Aurobindo nous dit que les formes les plus

avancées ou « élevées » des anciennes spiritualités sont issues de la

capacité de vision des yogis parvenus à une parfaite maîtrise vitale, au

maximum du feu intérieur. En effet, le premier refus de Laomédon se situe

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Page 141: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

après le 9ème travail d’Héraclès, La ceinture de la reine des Amazones,

peuple vivant à l’embouchure du Thermodon « le feu de l’union ».

La citadelle de Troie, qui inclut le palais désormais occupé par Priam, a été

construite par Apollon « le dieu de la lumière psychique » et Poséidon « le

dieu du subconscient ».

Mère explique dans l’agenda qu’il ne peut y avoir une trop grande

différence entre la progression des aventuriers et le reste de l’humanité.

Peu importe donc les « erreurs » de Laomédon. A ce moment du yoga, les

anciens aventuriers élaborèrent des « structures spirituelles » par leur

capacité de vision et l’assimilation progressive dans la pensée, et

mobilisèrent leur volonté pour des réalisations qui dépassaient de loin les

capacités de l’humanité ordinaire (vision merveilleuse de Laomédon

contenue dans la pensée qui familiarisa sa volonté avec une entreprise au-

delà du terrestre).

Déjà certaines forces des plans de l’esprit semblent avoir manifesté leur

opposition à de telles réalisations.

La réalisation psychique pour laquelle Mère dit qu’il était admis

anciennement qu’il fallait trente années d’un yoga assidu pour y parvenir -

était un appel de la puissance spirituelle de « lumière psychique » (Palais

rêvé par la harpe d’Apollon). Les anciens aventuriers élaborèrent donc

progressivement des pratiques de croissance spirituelle immuables

(mélodie sculptée dans le marbre, chant après chant), très organisées et

très précises (Chacune de ses salles était une strophe, ses chambres les

vers d’une épode).

Peut-être même « la splendeur de marbre » est-elle une indication que les

concepts et les méthodes de yoga au niveau de la matière, du corps,

étaient « splendides » mais aussi extrêmement rigides.

Le « mégaron » était la grande salle d’une maison où se tenaient les

réunions. Dans un temple, c’était la partie la plus sacrée, le sanctuaire.

Énée y retrouva donc Déiphobos et l’envoyé des achéens.

Réjoui par la lumière comme une brillante étoile qui accueille le matin,

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Page 142: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Rayonnant, très beau, resplendissant d’or, les cheveux ornés d’un bandeau précieuxjetant mille feuxPâris, arraché par le défi grec au chant et à la lyre,

360Arriva, le visage et les yeux habités d’une joie inaltérable par le Destin.Enfant de l’aurore toujours à jouer près d’un tournant des routes solaires,Répondant au regard de la destinée avec un rire insouciant de camarade,Égayant en chemin le domaine terrestre par sa vision de beauté et de délice,Il passait à travers son péril et sa peine, en direction de l’Ombre ambiguë.

Sri Aurobindo nous donne ici quelques indications complémentaires sur la

réalisation troyenne symbolisée par Pâris « l’égalité ».

Tout d’abord la joie que procure la lumière provenant du monde de vérité,

une joie stable qu’aucun évènement extérieur ne peut altérer (une joie

inaltérable par le Destin), une joie qui rend celui qui l’abrite rayonnant,

comme vêtu d’or. Nous avons vu que le yoga pour l’obtention de cette joie

avait été entrepris par son arrière-grand-père Ganymède, frère d’Ilos. Au

niveau de Pâris, trois générations plus tard, nous pouvons en déduire

qu’elle est donc bien établie.

De plus, la stabilisation au niveau du mental illuminé fait que « ses

cheveux (sont) ornés d’un bandeau précieux jetant mille feux ».

Le chant et la lyre, attributs d’Apollon (le chant pour célébrer Apollon est

le Péan), démontrent la réalisation psychique. Le psychique est le plus

souvent ouvert chez les petits enfants avant d’être rejeté à l’arrière-plan

par la croissance mentale. Et sa caractéristique est une simplicité joyeuse.

Cela nous évoque l’injonction répétée de Sri Aurobindo aux disciples

« Soyez simple, soyez simple (Be simple, be simple) ». À ce tournant du

yoga, l’aventurier a donc retrouvé une simplicité d’enfant. Le psychique,

artisan d’un éveil détendu, toujours ouvert aux influences du « nouveau »

apportées par le supramental créateur, est le premier informé des

transformations que ce dernier insuffle de loin en loin dans l’humanité

(Enfant de l’aurore toujours à jouer près d’un tournant des routes solaires).

Se sachant immortel, il se rit des évènements extérieurs. La tâche que son

âme s’est donnée ne peut en aucune façon être modifiée par les

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Page 143: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

évènements extérieurs tant est absolue sa certitude intérieure. Ni le doute

ni la peur ne peuvent l’effleurer, ni même ce que les hommes appellent

« la destinée » ébranler sa conviction et sa détermination. Ayant laissé

tomber l’ego, il est devenu le camarade de jeu des évènements : pour lui,

la vie est devenue un jeu où l’on s’oublie, avec la gravité et l’insouciance

joyeuse de l’enfant (Répondant au regard de la destinée avec un rire

insouciant de camarade).

La réalisation de l’égalité est la base fondamentale de toute évolution

spirituelle future. C’est la raison pour laquelle c’est Pâris et aucun autre fils

de Priam qui enleva Hélène, symbole de la vérité évolutive. Toutefois,

l’égalité dont il est le symbole n’a pas été approfondie assez loin dans les

profondeurs du vital et dans le corps. Elle reste attachée à une

représentation, celle du Palladion. C’est pourquoi Pâris devra mourir à Troie

et l’évolution se poursuivre dans la lignée d’Assarakos. Toutefois, à ce

moment du yoga, toujours uni à Hélène, c’est cette égalité imparfaite qui

porte le flambeau évolutif.

Le psychique est également par nature orienté vers la beauté : l’ouverture

au sens du beau, du juste et du vrai est l’un des premiers signes de

l’émergence du psychique.

L’aventurier endure le danger et la souffrance due à sa très grande

sensibilité grâce à sa joie intérieure et sa vision lointaine de la terre

transformée. Il se dirige vers « l’Ombre », vers les profondeurs de son être

qui ne disent pas clairement ce qu’elles recèlent (Égayant en chemin le

domaine terrestre par sa vision de beauté et de délice, il passait à travers

son péril et sa peine, en direction de l’Ombre ambiguë).

La dernière à quitter sa chambre de sommeil où elle était étendue dans la demeure iliaqueAu cœur de la maison avec les filles de Priam à la poitrine profonde,Noble et de haute taille, toute droite nimbée de jeunesse et de gloire,Réclamant le monde et la vie comme le fief de sa vaillance et de son courage,Dans l’encadrement d’une porte qui ouvrait sur des murmureset des rires lointains, 370Capturant l’œil comme un sourire ou un rayon de soleil, se dessina Penthésilée.

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Page 144: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Après Pâris, Sri Aurobindo introduit l’amazone Penthésilée pour achever la

description des réalisations les plus avancées des anciens yogas.

Cette réalisation étant difficile à cerner, Sri Aurobindo va donner

progressivement des éléments de compréhension du problème qu’elle

représente.

Nous allons tout d’abord examiner les éléments donnés par la mythologie

grecque.

Les Amazones y interviennent à plusieurs reprises et en tout dernier, elles

vinrent apporter leur soutien aux Troyens dans les derniers mois de la

guerre de Troie, après la mort d’Hector.

Nous avons déjà mentionné dans l’introduction que Sri Aurobindo a repris

avec Ilion la description du chemin à partir des évènements décrits dans

L’Éthiopide, poème qui suivait immédiatement L’Iliade et précédait

la Petite Iliade, et traitait de l’engagement de l’amazone Penthésilée aux

côtés des Troyens et des évènements situés entre la mort d’Hector et celle

d’Achille, donc avant ceux de L’Odyssée.

Parmi ceux-ci, il y avait les exploits de Penthésilée avant qu’elle ne soit

tuée par Achille qui à son tour était tué par une flèche décochée par

Pâris assisté d'Apollon.

Il y avait aussi dans ce poème l’attribution des armes d’Achille à Ulysse,

c’est-à-dire la désignation du yoga consacré à la purification avancée, à la

réalisation de la pleine transparence aux forces divines comme héritier du

mouvement de libération. Cette purification est traitée dans l’Odyssée.

Comme seulement cinq lignes du poème original nous sont parvenues,

nous possédons assez peu d’éléments mythologiques sur l’héroïne

Penthésilée pour en déduire son symbolisme exact (Le seul résumé

détaillé de l'œuvre dont on dispose provient de Proclos, philosophe du Ve

siècle). Toutefois, nous avons de nombreux éléments concernant les

Amazones ainsi que certaines indications données progressivement par Sri

Aurobindo.

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Page 145: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Les Amazones étaient un peuple de femmes guerrières qui résidait au-delà

de la Propontide « le travail avancé sur le vital (Pro-Pontos) », sur les bords

de la Mer Noire ou Pont Euxin (Euxeinos Pontos) « le travail dans un monde

vital très étrange, inhospitalier », au nord de l’actuelle Turquie, à mi-

chemin de la Colchide. Leur capitale était Thémiskyra, nom désignant ceux

« qui ont en partage la loi divine ». Thémiskyra est un mot construit avec

themis « ce qui est établi comme la règle » ou « loi divine » par opposition

à nomos, « la loi humaine », et kyra « qui a en partage ».

Cette ville était située à l’embouchure du fleuve Thermodon : c'est-à-dire

que la « réalisation spirituelle » représentée par les Amazones se situe au

maximum d’intensité du « feu de l’union », l’Agni des Védas, le feu

psychique. C’est le point culminant de la période qui achève « la

croissance de la vie unitive », associée à la réalisation psychique, l’union

permanente avec le Divin dans le Soi, la perception continue de la

« présence ».

C’est la réalisation la plus avancée des anciens yogas : Penthésilée et ses

capitaines viennent du lointain Orient, d’une contrée située encore plus à

l’Est que Troie.

Nous n’avons aucune certitude sur la construction du mot Amazone. Le

plus probable est qu’il a été construit à partir de αμα (tout à fait) et ζωνη

(ceinture), symbole d’une parfaite maîtrise vitale.

Le nom Penthésilée est construit autour du mot qui signifie principalement

souffrance (deuil, douleur, affliction, souffrance et aussi malheur,

évènement douloureux).

Avec les indications complémentaires données par la mythologie et par Sri

Aurobindo et avec le sens de la lettre structurante Lambda (individuation,

libération) incluse dans le nom Penthésilée, le si faisant office de liaison,

nous pouvons comprendre que c’est la réalisation qui témoigne de la

libération de la souffrance. Il s’agit bien sûr à ce niveau de la souffrance

psychologique, qui accompagne la libération du désir et de tout

attachement, et la réalisation d’une certaine égalité et la réalisation d’une

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Page 146: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

ivresse divine qui aspire (elle demeure dans une contrée où le raisin

s’élève aux nues).

Penthésilée illustre assez bien les strophes 50 et 51 du Chant 2 de la

Bhagavad Gîta :

50 « Celui qui par l’intelligence a atteint l’union (avec le Moi) s’élève dès

ici-bas au-dessus de l’action bonne comme de l’action mauvaise. Aussi

efforce-toi d’atteindre le yôga ; le yôga est l’habileté dans les œuvres. »

51 « Les sages qui par l’intelligence ont atteint l’union (avec le Moi), sont

détachés des fruits de l’action et, délivrés des liens de la naissance, ils

atteignent l’état sans douleur. »

et aussi les strophes 17 et 23 du Chant VI :

17 « Le yôga détruit la souffrance de celui chez qui tout est uni, que ce

soit le sommeil et la veille, la nourriture et le délassement, ou l’attitude

dans l’action. »

23 « Qu’il le sache, cette rupture de l’union avec la souffrance est ce qu’on

appelle le yôga ; ce yôga, il doit le pratiquer résolument et jamais céder au

découragement.

Toutefois, il est possible que Penthésilée symbolise également jusqu’à un

certain point la libération de la souffrance physique, raudrananda,

l’ananda physique associée à la transformation de la souffrance en Ananda

(Cf. Journal du Yoga).

Il est aussi intéressant de noter que Mère, étant née sans ego, avait dès le

début la réalisation correspondante. Mais Elle avait aussi acquis la

capacité de s’abstraire de toute souffrance corporelle. Lorsqu’est

intervenu le renversement pour descendre dans le corps, cette capacité lui

a été « retirée » ou « interdite » afin qu’elle puisse descendre à la racine

du mensonge.

Parmi les autres éléments la concernant, notons que si Penthésilée est

donnée pour une fille d’Arès, c’est parce qu’elle représente une réalisation

dans le sans-forme, Arès étant le destructeur des formes. Fille d’Arès, elle

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représente également une réalisation dans le plan des dieux, dans le

surmental.

Nous parlons de réalisation et non de travail de yoga car Penthésilée est

une femme, donc une réalisation.

Elle incarne donc jusqu’à un certain point ce qui est préfiguré par les trois

enfants de Tros : la libération en l’esprit (Ilos), l’équanimité (Assarakos) et

la joie (Ganymède), réalisations que Sri Aurobindo explicite dans la

Synthèse des Yogas en parlant de la progression dans l’égalité qui peut

être mesurée en soi à l’aune de quatre critères (Chapitre XIII, l’action de

l’égalité) :

- l’égalité au sens le plus pratiquement concret : être libre de toutes

préférences mentales, vitales et physiques, accepter également

toutes les œuvres de Dieu en soi et autour de soi.

- une paix solide et une absence de toute perturbation et de tout

trouble.

- un pur bonheur spirituel et intérieur, une aise spirituelle invariable

en son être naturel.

- une joie claire et le rire de l’âme qui embrasse la vie et l’existence.

Un tel accomplissement cherche à imposer sa loi à la nature extérieure

tout entière : Penthésilée en effet réclame « le monde et la vie comme le

fief de sa vaillance et de son courage ».

Toutefois, s’il s’agit d’un tel accomplissement, on doit comprendre

pourquoi plusieurs héros tels Bellérophon, Thésée, Priam et bien sûr

Héraclès et Achille durent affronter les Amazones.

Bellérophon est le héros qui, monté sur le cheval Pégase, tua la Chimère.

(Voir l’analyse détaillée du mythe au Chapitre 2 du Tome de 2 de

Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident.)

Il symbolise la victoire sur l’illusion, la victoire de la lumière sur l’obscurité.

C’est pourquoi c’est en Lycie, le pays de « la lumière naissante », qu’eut

lieu le combat.

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La Chimère est fille de Typhon « l’ignorance » et de la vipère Échidna

« l’arrêt de l’évolution dans l’union ». C’est une sœur de l’Hydre de Lerne,

du chien Orthros, et de Cerbère. Elle fait donc partie des quatre grands

monstres qui apparurent dans la création lorsque la lumière se transforma

en obscurité et illusion (la Chimère), la Vérité en mensonge (le chien

Orthros), le pouvoir et la vie en impuissance et mort (Cerbère), la

béatitude en désir et souffrance (l’Hydre de Lerne).

La Chimère un monstre dont l’avant du corps était celui d’un lion, l’arrière

celui d’un dragon et le milieu celui d’une chèvre. De sa gueule

s’échappaient d’immenses flammes.

Bellérophon tua la Chimère en faisant confiance aux signes des dieux.

Selon Hésiode, c’est en chevauchant le cheval ailé Pégase qu’il accomplit

son exploit. Comme le héros avait eu du mal à le dompter, Athéna lui avait

procuré une bride en or.

Pégase est le fils de Poséidon et de la Gorgone Méduse. Il est sorti du cou

de celle-ci lorsque Persée le trancha. Il représente une force libre de toute

limitation, de toute peur. C'est-à-dire que l’illusion ne peut être totalement

vaincue tant que subsistent le moindre doute, la moindre peur ou le

moindre dégoût. C’est pourquoi Athéna lui donna une bride en or pour lui

permettre une absolue maîtrise.

Le roi de Lycie, après la victoire sur la Chimère, soumit Bellérophon à

différentes épreuves, dont l’avant dernière était de combattre les

Amazones : il faut alors comprendre que c’est seulement lorsqu’il est

libéré de toute peur et qu’est acquise la parfaite maîtrise vitale que

l’illusion qui entache la très haute réalisation représentée par les

Amazones, l’illusion de la séparation, peut être dépassée.

Thésée est le grand purificateur. C’est lui qui vint à bout du Minotaure

dans le labyrinthe, cette formidable déviation du juste chemin dans le

yoga. Cette déviance est due à la récupération par le mental d’une

illumination spirituelle et au détournement aux fins de l’ego du pouvoir de

réalisation. Nous ne rentrerons pas ici dans l’histoire complexe des

rapports de Thésée avec les Amazones, qui, comme pour tous les héros

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Page 149: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

confrontés à ce peuple, sont empreints d'ambigüité. En effet, c’est une

réalisation que le chercheur doit d’abord atteindre avant de la dépasser.

D’où en général des amours suivis d’un combat à mort. Il s’agit de l’un des

derniers exploits de Thésée, juste avant le rapt d’Hélène.

Pour ce qui concerne Priam « le racheté », nous n’avons qu’une bribe du

mythe dans le Chant 3 de l’Iliade. Nous pouvons seulement supposer qu’à

un moment du yoga, avant la remise en question profonde représentée

par la guerre de Troie, il y a une prise de conscience que la réalisation

symbolisée par les Amazones n’est pas la réalisation ultime.

C’est lors de son neuvième travail qu’Héraclès dut rapporter la ceinture de

la reine des Amazones. (Voir l’analyse détaillée du mythe au Chapitre 6 du

Tome de 2 de Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident). Ce travail, signe

d’une parfaite maîtrise, était la limite extrême que les anciens maîtres de

sagesse grecs considéraient pouvoir atteindre dans le yoga. Car Héraclès,

en route vers le dixième travail, édifia ses fameuses colonnes - que nul, au

dire du poète Pindare, n’était capable de franchir, « elles que le Héros-

Dieu a posées comme témoins de la navigation la plus lointaine ». C’est au

même moment que furent érigés les murs de la citadelle de Troie. (Cf.

Tome 2 Chapitre 6 de Mythologie grecque, Yoga de l’Occident).

En fait, dans ce neuvième travail, il ne s’agissait pas tant d’une ceinture

que d’un baudrier, pièce de l’équipement d’un guerrier servant à

supporter l’épée, et signe d’une parfaite maîtrise.

Les textes les plus anciens mettent l’accent sur la bataille et sur la mort de

la reine des Amazones, alors appelée Antiopé, tuée par Héraclès. Les

versions plus tardives indiquent qu’il y eut d’abord des relations amicales

avant la mêlée meurtrière.

Apollonios (IIIe siècle avant J.-C.), est le premier à mentionner la sœur de la

reine, Mélanippé « une force vitale noire » : Héraclès captura dans une

embuscade Mélanippé, la sœur de la reine (qui est ici nommée Hippolyte),

et l’échangea contre le « baudrier » de celle-ci.

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Avec cette mention d’une force vitale noire est ici introduit l’idée qu’un

manque de purification dans les profondeurs a permis qu’émerge une

puissante ombre dans l’aventurier. Chez d’autres auteurs, il s’agit d’une

libre manifestation de la force vitale, l’inverse de la maîtrise, symbolisée

par Hippolyte « la force déliée », qui doit être tuée par le héros.

Est ainsi illustrée la déviance de certains systèmes de yoga contre laquelle

s’est violemment dressé Sri Aurobindo, en particulier en ce qui concerne le

mélange de la sexualité et du yoga « J'ai observé que le sexe, au même

degré que l'ego (l'orgueil, la vanité et l'ambition) et les convoitises et

désirs radjasiques est l'une des causes principales des accidents spirituels

qui arrivent dans la sâdhanâ. Vouloir le traiter par le détachement, sans

l'extirper totalement, échoue tout à fait; vouloir le "sublimer" comme le

préconisent beaucoup de mystiques modernes en Europe, est une

expérience tout à fait téméraire et périlleuse. Car c'est le mélange du sexe

et de la spiritualité qui cause les plus grands ravages. » ou encore « Mais

nulle erreur ne saurait être plus périlleuse que d'accepter un mélange de

désir sexuel et sa satisfaction sous quelque forme subtile, et de considérer

que cela fait partie de la sâdhanâ. Ce serait la façon la plus efficace de se

diriger tout droit vers la chute spirituelle et de précipiter dans

l'atmosphère des forces qui bloqueraient la descente supramentale et

feraient descendre à leur place des puissances vitales adverses semant le

désordre et le désastre. » (Les Bases du Yoga, chapitre IV. Traduction de la

Mère)

Finalement Penthésilée est tuée par Achille avant que ce dernier ne soit

également tué. En fait il s’agit pour ces deux héros de phases qui

s’achèvent et non de remises en cause radicales de ce qu’ils ont

symbolisé. C’est pourquoi dans L’Éthiopide, Achille tombe amoureux de

Penthésilée lorsqu’il la voit mourir.

Achille représentant la fin du processus d’individuation et de libération de

l’ego au niveau mental et vital, la souffrance psychologique ne peut plus

avoir de prise sur le chercheur. Il s’agit de la fin du yoga personnel et du

début du yoga pour l’humanité.

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Page 151: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Cette réalisation qui conduit à la libération de la souffrance reste

cependant imparfaite car elle implique un refuge dans les paradis de

l’esprit, les Nirvanas. Elle repose donc sur l’opposition esprit/matière.

En effet toutes les réalisations spirituelles des anciens yogas s’appuyaient

d’une manière ou d’une autre sur l’exclusion : l’esprit et pas le corps, le

spirituel et pas le matériel, le mental mais pas la vie débordante, etc. Or il

s’agit maintenant d’une manifestation progressive sans destruction, sans

exclusion, chaque chose à sa place. Mère nous dit : « N'est-ce pas, c'est ce

que j'ai appris: la faillite des religions, c'est parce qu'elles étaient divisées

– elles voulaient que l'on soit religieux à l'exclusion des autres religions; et

toutes les connaissances humaines ont fait faillite parce qu'elles étaient

exclusives; et l'homme a fait faillite parce qu'il était exclusif. Et ce que la

Nouvelle Conscience veut (c'est là-dessus qu'elle insiste): plus de

divisions. Être capable de comprendre l'extrême spirituel, l'extrême

matériel, et de trouver... trouver le point de jonction, là où... ça devient

une force véritable » (Agenda de Mère, Volume 11, 3 Janvier 1970).

Signalons encore qu’il était dit que les Amazones rejetaient les hommes,

signe que le chercheur ne veut plus s’impliquer dans aucun travail de

yoga, persuadé qu’il est parvenu au terme du chemin ; Sri Aurobindo dira

aussi plus loin que Penthésilée a « méprisé sa tâche - les travaux de la

maison et le silence ».

Il faut noter que les Amazones ne se mobilisèrent que tout à fait à la fin de

la guerre, après la mort d’Hector. L’aventurier de la conscience, pendant

une très longue période, refuse donc de même envisager que puisse être

remis en question cette réalisation. C’est seulement quand il est admis

que doit cesser la séparation esprit/matière - la mort d’Hector - qu’elles

interviennent.

Du seuil, en traversant le marbre, royale et souple,Elle cria au héraut, de sa voix puissante et terrible dans sa douceur :

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"Qu’est-ce qui, si rapidement, a chassé ton char des plages troyennes hantées par le vent,Héraut, alors que le soleil hésite encore derrière les montagnes ?Viens-tu à Troie, Talthybios, plus humble aujourd’hui que tu ne vins jadis,Quand les ruisseaux de mon cher Orient chantaient tout bas à mon oreille,et non cet OcéanRetentissant, et que j’errais dans mes montagnes non encore appeléepar la voix d’Apollon ?

Au début de ce passage, Sri Aurobindo nous donne indirectement

quelques indications complémentaires concernant la réalisation incarnée

par Penthésilée qui a une voix « puissante et terrible dans sa douceur ». La

voix qui « nomme » est le niveau créateur de l’être. Cette réalisation -

puissance et extrême douceur - est illustrée dans la mythologie par les

jumeaux Castor et Pollux. Leur histoire détaillée figure au Chapitre 3 Tome

3 de Mythologie grecque, yoga de l’Occident. Nous n’en reprendrons ici

que l’essentiel.

Castor et Pollux, aussi appelés les Dioscures « les jeunes garçons de

Zeus », ont pour père humain Tyndare et pour père divin Zeus. (Cf. Planche

13. Les sources divergent concernant leur ascendance paternelle. Chez

Homère qui les nomment Tyndarides, ils ont au moins comme père humain

Tyndare, tout comme Clytemnestre. Dans le Catalogue des femmes, ils

sont tous deux fils de Zeus, ou bien Castor est le fils de Tyndare et Pollux

celui de Zeus. Pour Homère et Hésiode, Hélène est toujours fille de Zeus et

Léda. Des quatre enfants, seule Clytemnestre n’apparaît chez aucun

auteur comme une fille de Zeus. Pour Apollodore enfin la même nuit, Zeus

et Tyndare s’unirent à Léda. Zeus ayant pris la forme d’un cygne engendra

Pollux et Hélène tandis que Tyndare engendrait Castor et Clytemnestre.)

Par leur père humain, ils descendent de la sixième Pléiade qui, parmi les

sept étapes de l’ascension des plans de conscience dans le mental,

représente le plan du mental intuitif ou intuition précédant le surmental.

Ce plan de l’intuition est décrit en détail dans La Vie Divine ;

essentiellement, les activités du mental passent sous la direction de

l’Intuition qui opère par « un quadruple pouvoir : un pouvoir de vision

révélatrice de la vérité; un pouvoir d'inspiration ou d'audition de la vérité ;

un pouvoir de toucher la vérité ou de saisir immédiatement sa

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Page 153: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

signification - pouvoir qui ressemble assez, par sa nature, à son

intervention habituelle dans notre intelligence mentale - et un pouvoir de

discerner vraiment et automatiquement le rapport exact et ordonné des

vérités entre elles. L'intuition peut donc accomplir toutes les tâches de la

raison, y compris la fonction de l'intelligence logique qui est d'établir le

juste rapport des choses et le juste rapport des idées entre elles, mais elle

le fait par son propre processus supérieur, sans hésitation ni défaillance.

Elle se saisit non seulement du mental pensant, mais du cœur et de la vie,

des sens et de la conscience physique, pour les transformer en sa propre

substance." (La Vie Divine, L’ascension vers le supramental.)

Par leur mère Léda « l’union par la libération », ils appartiennent à la

lignée de Protogénie « ceux qui naissent en avant », celle des aventuriers

de la conscience. (Cf. Planches 9). Ils sont frères d’Hélène, la femme de

Ménélas, et de Clytemnestre, la femme d’Agamemnon.

Ils représentent un travail très avancé dans le mental intuitif avant que le

chercheur ne décide de cesser de se consacrer à l’ascension des plans de

conscience. En effet, il y aura plus tard un conflit mortel entre eux et leurs

cousins Idas et Lyncée. Ces derniers sont fils d’Apharée « celui qui est

sans masques », c’est-à-dire celui qui vit « en vérité », sans rien cacher de

son être. Idas « celui qui voit l’ensemble » est selon Homère « le plus

puissant des hommes de la terre - des hommes d’alors » (Iliade, IX, 557).

Lyncée « le lynx » ou « la vision pénétrante » « se distinguait par une vue

si perçante, qu’il pouvait voir ce qui se trouvait sous terre », soit ce qui est

le plus caché chez les autres, et aussi leur nature essentielle dont ils ne

sont pas mêmes conscients. De ce conflit ne survivra finalement que

Pollux « celui qui est très doux », une extrême compassion.

Il est dit aussi que Zeus permit aux Dioscures, après leur mort, de

demeurer un jour sur deux parmi les dieux, ensemble ou en alternance (Cf.

Chants Cypriens) : l’accès au surmental n’est donc encore installé qu’à

moitié chez l’aventurier.

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Page 154: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Sri Aurobindo parle d’une voix « terrible dans sa douceur », ce qui peut

paraître très contradictoire à première vue. Nous ne pouvons nous

empêcher de rapprocher cela de la « Nouvelle Conscience », la conscience

du Surhomme qui est l’être intermédiaire entre l’homme mental actuel et

l’homme supramental, apparue au tout début de l’année 1969 et dont

Mère décrit à la fois l’extrême bienveillance et le fait qu’elle soit « sans

merci », qu’elle ne se soucie absolument pas des conséquences :

« C'était lumineux, souriant, et si bienveillant par puissance ; c'est-à-direque la bienveillance, généralement dans l'être humain, est quelque chosed'un peu faible, en ce sens que ça n'aime pas le combat, ça n'aime pas lalutte; mais ce n'est pas du tout cela! Une bienveillance qui s'impose (Mèreabat ses deux poings sur les bras de son fauteuil). (…)et 14 mars 1970 : « Et l'action de cette Conscience... (comment dire?) elleest presque impitoyable pour montrer à quel point toute la constructionmentale est fausse – tout, même les réactions qui ont l'air spontanées,tout cela est le résultat d'une construction mentale extrêmementcomplexe.Mais elle est impitoyable.On est né dedans et ça paraît tellement naturel de sentir selon cela, deréagir selon cela, de tout organiser selon cela, que... ça vous fait passer àcôté de la Vérité.C'est dans l'organisation même du corps.Et alors, l'Action semble s'imposer avec une puissance extraordinaire et cequi paraît (ce qui nous paraît) sans merci (Mère frappe son poing dans lamatière), pour que l'on apprenne la leçon. » et « Alors vraiment, j'ai vu –j'ai vu, j'ai compris – que le travail de cette Conscience (qui est SANSMERCI, elle ne se soucie pas que ce soit difficile ou pas difficile, mêmeprobablement elle ne se soucie pas beaucoup des dégâts apparents), c'estpour que l'état normal ne soit plus cette chose si lourde, si obscure et silaide – si basse –, et que ce soit l'aurore... n'est-ce pas, quelque chose quipoint à l'horizon: une Conscience nouvelle. Ce quelque chose de plus vraiet de plus lumineux.Ce que Sri Aurobindo dit là, des maladies, c'est justement cela: lapuissance de l'habitude et de toutes les constructions et ce qui paraît«inévitable» et «irrévocable» dans les maladies; tout cela, c'est comme siles expériences se multipliaient pour montrer... pour que l'on apprenneque c'est simplement une question d'attitude – d'attitude –, de dépasser...dépasser cette prison mentale dans laquelle l'humanité s'est enfermée etde... respirer là-haut. » (Agenda de Mère, Tome 11, 4 janvier 1969)

C’est aussi semble-t-il, la puissance annoncée dans la Bible, Apocalypse

(révélation) de Jean, 12-1 :

« Puis il parut dans le ciel un grand signe: une femme revêtue du soleil, lalune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête.

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Elle était enceinte, et elle criait, dans le travail et les douleurs del'enfantement.Un autre signe parut encore dans le ciel: tout à coup on vit un granddragon rouge ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes, septdiadèmes; de sa queue, il entraînait le tiers des étoiles du ciel, et il les jetasur la terre. Puis le dragon se dressa devant la femme qui allait enfanterafin de dévorer son enfant, dès qu'elle l'aurait mis au monde.Or, elle donna lu jour à un enfant mâle, qui doit gouverner toutes lesnations avec un sceptre de fer; et son enfant fût enlevé auprès de Dieu etauprès de son trône, et la femme s'enfuit au désert, où Dieu lui avaitpréparé une retraite, afin qu'elle y fût nourrie pendant mille deux centsoixante jours. »Ce dernier texte nous évoque également Mère qui, selon la vision des

grands occultistes de Tlemcen, portait dans le plan subtil une couronne de

douze étoiles.

Dans les derniers vers de ce passage, il est rappelé que ce n’est pas la

première fois que le chercheur a tenté de concilier en lui les réalisations

les plus avancées avec une aspiration orientée au départ vers un

perfectionnement de l’homme mental. En effet, bien que situé dans la

lignée de l’aspiration, Agamemnon « celui qui a un puissant désir (pour

réaliser son aspiration) », chef de la coalition achéenne, a pour but un

perfectionnement des hauteurs de l’esprit représenté par sa femme

Clytemnestre « une sagesse renommée ». C’est pour cette raison qu’il

sera assassiné à son retour de Troie.

L’Iliade mentionne une première mission de conciliation menée par Ulysse

et Ménélas avant le début de la guerre de Troie mais, à notre

connaissance, il n’est pas fait mention de Talthybios. Peut-être est-il

mentionné dans l’une des pièces d’Euripide.

Quoi qu’il en soit, en tant qu’héraut d’Agamemnon, il est dit ici qu’il vint

précédemment à Troie, alors que Penthésilée errait dans ses montagnes

non encore appelée par la voix d’Apollon, c’est-à-dire avant que la

« libération de la souffrance » ne soit mise en rapport avec la lumière

psychique.

Apportes-tu la paix à l’œil suave ou bien, plus doux à Penthésilée,Le défi guerrier, quand les javelots pleuvent drus sur les boucliers descombattants, 380

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Page 156: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Qu’en avant les roues s’élancent, légères, en chantant l’hymne d’Arès,Que dans ses champs la Mort besogne, et que le cœur est épris du danger?Que dit Ulysse, l’lthacien aux espoirs frustrés ? Et que dit Agamemnon ?Sont-ils donc fatigués de la guerre, eux qui étaient prompts, hardis, triomphants,Maintenant que leurs dieux rechignent, que la victoire ne fonce pas du haut du cielPour sortir des nuages qui surplombent l’Ida à la tête des légions lumineusesArmées par le Destin, — maintenant que Pallas oublie, que Poséidon sommeille ?Leurs gorges de bronze sonnaient au combat comme fanfare de clairons ;Ignorant toute merci, ils criaient, ils cherchaient leur proie et couraient à latuerieAvec la passion de limiers en chasse, jusqu’au jour où une femme se portaà leur rencontre et les arrêta, 390Et où mon cri de guerre fit retentir la rive du Scamandre. Héraut d’Argos,Que disent les vantards de Grèce à la vierge Penthésilée ? "

Si nous rassemblons les éléments que nous avons sur Penthésilée, nous

commençons à percevoir ce qu’elle représente :

Penthésilée est une femme, donc une réalisation. Son nom signifie « celle

qui est libre de la souffrance ». En tant que fille d’Arès, elle représente, au

niveau du surmental, une réalisation proche du sans-forme, Arès étant le

grand destructeur des formes.

Les Amazones résident au-delà de la Propontide « le travail avancé sur le

vital (Pro-Pontos) », et donc signe d’une grande maîtrise. Leur capitale est

située à l’embouchure du fleuve Thermodon, au maximum du « feu de

l’union ». C’est l’ivresse divine ou l’extase qui dans l’aventurier « aspire »

(elle demeure dans une contrée où le raisin s’élève aux nues).

Leur royaume étant situé encore plus à l’Est que Troie, les Amazones

symbolisent le point le plus avancé de l’expérience spirituelle. C’est une

réalisation qui se situe dans l’ascension des plans de conscience, après le

mental illuminé, et c’est la raison pour laquelle Penthésilée s’est engagée

du côté des Troyens. Elle représente un aventurier ayant réalisé la

transformation psychique (dans sa jeunesse, elle errait dans ses

montagnes non encore appelée par la voix d’Apollon) et jusqu’à un certain

point la transformation spirituelle.

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Page 157: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Mais cette réalisation est imparfaite et ne peut être considérée comme

l’ultime, quoique l’aventurier puisse en penser, car aussi bien Bellérophon,

Thésée, Héraclès qu’Achille durent combattre les Amazones.

En effet, si cette réalisation est « vraie », car l’amazone est très belle, elle

appartient encore à la dualité (l’amazone est belle, mais belle d’une

douceur amère qui se contredit). Elle est nécessaire mais elle doit être

dépassée.

De plus, l’aventurier s’est engagé dans une mauvaise direction. Encore

soumis à l’ego, il a rejeté l’humilité et le travail de purification qui lui

auraient permis de poursuivre son svadharma, « la tâche qui doit être

faite » (Penthésilée a méprisé sa tâche - les travaux de la maison et le

silence - seulement attirée et aveuglée par son désir personnel du

combat). Il ne veut plus s’impliquer dans aucun travail de yoga (Les

Amazones rejetaient les hommes). De plus, il laisse la nature inférieure

imprimer sa loi à l’âme (les monarques courtisent la populace). Enfin, un

tel accomplissement, magnifique mais imparfait, cherche à imposer la loi

de l’absence de souffrance à la nature extérieure tout entière : Penthésilée

en effet réclame « le monde et la vie comme le fief de sa vaillance et de

son courage ».

Elle symbolise un aboutissement du yoga de la connaissance et de l’amour

qui aspire à une immersion totale et définitive dans l’existence infinie

unique, dans le suprême Divin (Brahman), la suprême Vérité ou Réalité,

qui est sans forme, sans attributs, impersonnelle, éternelle et immuable.

Mère en donne une description dans l’Agenda, en juin 1958 :

« Il y avait un temps, pas si lointain, où l’aspiration spirituelle de l’homme

était tournée vers une paix silencieuse, inactive, détachée de toutes les

choses de ce monde, une fuite hors de la vie, justement pour éviter le

combat, pour monter au-dessus de la lutte, pour se libérer de l’effort;

c’était une paix spirituelle où, avec la cessation de la tension, de la lutte,

de l’effort, cessait aussi la souffrance sous toutes ses formes, et c’était

considéré comme la vraie, l’unique expression de la vie spirituelle et

divine. C’était cela que l’on considérait comme la grâce divine, l’aide

divine, l’intervention divine. Et encore maintenant, à cette époque

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Page 158: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

d’angoisse, de tension, de surtension, cette paix souveraine est de toutes

les aides la mieux reçue, la bienvenue, le soulagement que l’on demande

et que l’on espère. Encore, pour beaucoup, c’est le vrai signe de

l’intervention divine, de la grâce divine.

En fait, quoi que l’on veuille réaliser, il faut commencer par établir cette

paix, parfaite et immuable, c’est la base sur laquelle on doit travailler;

mais à moins que l’on ne songe à une libération exclusive, personnelle et

égoïste, on ne peut pas s’en tenir là. Il y a un autre aspect de la grâce

divine, l’aspect de progrès qui remportera la victoire sur tous les

obstacles, l’aspect qui projettera l’humanité dans une réalisation nouvelle,

qui ouvrira les portes d’un monde nouveau, qui fera que non seulement

quelques élus pourront bénéficier de la réalisation divine, mais que leur

influence, leur exemple, leur pouvoir, apportera au reste de l’humanité

une condition nouvelle et meilleure. »

Il faut aussi prendre en compte le fait que Penthésilée ne se bat pas sur

son terrain, à Thémiskyra, mais à Troie : ce n’est pas au niveau du

surmental que se situe le conflit intérieur. L’aventurier qui n’avait pas

voulu mobiliser jusqu’à une période très avancée dans son conflit intérieur

cette réalisation du surmental, - car il ne pensait pas avoir à la remettre en

cause - est obligé de redescendre du surmental au mental illuminé, c’est-

à-dire sur un plan de moindre vérité.

C’est au niveau du dépassement des trois guna que se pose le problème,

autrement dit concernant une réalisation de l’égalité qui est encore

imparfaite.

Dans les Entretiens avec Nirodbaran (p164), Sri Aurobindo nous dit que

« l’expérience de la conscience Brahmique (du Moi) peut se situer

seulement au niveau mental et émotif sans descendre dans le vital et le

physique. Dans ce cas-là, on perd l’expérience dès que le vital devient

actif. » (…) « C’est dans l’ampleur de la réalisation que vient le problème.

La scission a commencé au temps des Upanishad. Shankara a fini par

créer la scission complète entre la vie et l’expérience Brahmique. »

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Nous pouvons faire plusieurs hypothèses pour expliquer que Penthésilée

est une guerrière qui aime le combat (plus doux à Penthésilée le défi

guerrier en chantant l’hymne d’Arès).

Tout d’abord en signe d’une difficile conquête qui a demandé de

nombreuses luttes intérieures.

En second, c’est peut-être du fait que, fille d’Arès, elle représente une

aspiration à se maintenir dans le « sans-forme », et donc un combat

permanent contre toutes les formes qui ne sont qu’illusion.

Enfin, en dernière hypothèse, on peut imaginer que lorsque l’aventurier

quitte le niveau du Moi, rajas se manifeste en lui puissamment.

Sri Aurobindo mentionne ensuite la « perplexité » d’Ulysse (La traduction

de Raymond Thépot du mot « baffled » - aux espoirs frustrés - semble

erronée et nous ne l’avons pas retenue). Ulysse est le symbole du nouveau

yoga que le chercheur va entreprendre une fois la bascule effectuée, après

la victoire des achéens, et qui sera conté dans l’Odyssée. Mais en ce

dernier jour de la guerre, en ce moment qui précède juste la réorientation

du yoga, le chercheur ignore totalement ce que va être ce nouveau yoga.

Il ne sait quel sera le chemin qui le ramènera à son point de départ, à

Ithaque, après un immense travail de purification. Aussi est-il « perplexe »

dans cette partie de lui-même.

La réalisation représentée par Penthésilée indique un chercheur déjà

parvenu, au moins en partie, au niveau du surmental car il peut percevoir

l’action des forces de ce plan en lui. Ni la plus haute intelligence en lui

issue du surmental, ni le subconscient ne semblent plus soutenir le

mouvement de renversement « maintenant que Pallas oublie, que

Poséidon sommeille ? ».

Jusqu’à ce moment, la volonté créatrice ou pouvoir de réalisation de

l’aventurier était inflexible (car les chefs achéens ont des « gorges de

bronze ») et soutenait son ardeur (car elles sonnaient au combat comme

fanfare de clairons). De même son action issue du « besoin d’autre

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Page 160: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

chose » était soutenue par une volonté inflexible (car ils ignoraient toute

merci). C’est-à-dire que l’aventurier n’hésitait pas une seule seconde à

sacrifier ce qui dans sa nature faisait obstacle à ce « besoin ». Il scrutait sa

nature dans ses moindres mouvements et réactions (Avec la passion de

limiers en chasse) : souvent Mère répète que d’infimes mouvements dans

la nature intérieure et extérieure, qui passent totalement inaperçus dans

la vie ordinaire, créent des désordres dont on ne peut imaginer

l’importance.

C’est seulement lorsque ce puissant besoin de transformation et de

connaître le chemin évolutif (récupérer Hélène) se heurte à la réalisation

du Moi qui a permis la libération de la souffrance que le problème se pose

dans toute son importance. Car si l’on reste absorbé dans les Nirvanas où

la souffrance est absente, alors on ne peut entreprendre une purification

plus approfondie de la nature extérieure. Celle-ci suppose en effet de

recontacter les mémoires de l’évolution par un dévoilement progressif afin

de les dissoudre, ce qui ne peut se faire sans souffrance. Mère dira de Sri

Aurobindo que jamais personne n’a autant souffert que lui.

Hautaine fut la réponse de l’Argien face aux puissants de Troie."Princes de Pergame, lionceaux qui cherchez rugissants la mêlée,Souffrez mon discours ! Il résonnera comme un coup de lance sur le cœur des Grands.Ne blâmez pas le héraut ; sa voix sert d’impulsion motrice, d’écho, de chenalTantôt aux tambourins de la paix, tantôt aux tambours du combat.Et je ne viens pas de la part de quelque force prudente ou orateur au cœur tiède :Je viens de la part du Phthien. Il est connu de tous. Superbe est son âme commeses fortunes,Aussi prompts que son épée et sa lance sont la parole et le courroux qui sortentde sa poitrine. 400Je suis son envoyé, je suis le héraut des Argiens conquérants.Qui n’a entendu dans la nuit, lorsque les brises chuchotent et frissonnent,La voix affreuse d’un lion non rassasié et tenaillé par la faim,Réclamant sa proie des dieux ? Car il rôde à travers les ravins des montagnes,Erre telle une lueur inquiétante dans les bois, fatal et silencieux.Ainsi quelque temps il endure, quelque temps il cherche et souffre,

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Encore patient dans sa grâce terrible, comme assuré de son festin ;Mais le manque a été trop long, et voici qu’il dresse la tête et étonné, exaspéré,Rugit vers le ciel avec impatience. Sursautant, les valléesSont terrifiées par l’épouvantable cri d’alarme, le bétail se rue vers l’abri.

410S’armant, les bouviers s’exhortent pour se réconforter et se donner courage."Ainsi parla Talthybios, comme un harpiste qui exprime son préludeUtilise les cordes les plus variées, cherche un accord ;Longtemps il prépare sa tonalité.

Rappelons que Pergame « ce qui réalise l’union au-dessus », c’est-à-dire

dans les hauteurs de l’esprit, est le nom de la citadelle de Troie construite

par les dieux Apollon et Poséidon.

Sri Aurobindo rappelle tout d’abord ici qu’il s’agit de faire confiance à la

voix intérieure, même si considérée des hauteurs de l’esprit elle semble

provenir des niveaux inférieurs de l’être : « Ne blâmez pas le héraut ; sa

voix sert d’impulsion motrice, d’écho, de chenal ».

De même la force qui se manifeste n’est pas encline aux compromis, à la

tiédeur (Et je ne viens pas de la part de quelque force prudente ou orateur

au cœur tiède). Cela à nouveau évoque la nouvelle conscience qui s’est

manifestée en 1969 :

« Le caractère spécial de cette nouvelle conscience, c'est : pas de demi-

mesures et pas d'à-peu-près. C'est son caractère. L'idée : "Oh! oui, nous

ferons cela, et petit à petit nous..." Non, non, pas comme cela : c'est oui

ou non, tu peux ou tu ne peux pas. » (Agenda de Mère, 15 février 1969.)

La voix intérieure qui se manifeste est alors identifiée par la conscience

supérieure de l’aventurier comme étant en relation avec un travail dans

les couches profondes de la conscience vitale, un travail qui n’est pas

enclin à la tiédeur, aux demi-mesures, à l’à-peu-près : Aussi prompts que

son épée et sa lance sont la parole et le courroux qui sortent de sa

poitrine. (Talthybios se présente comme un envoyé d’Achille, roi de

Phthie).

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Suit un long développement où Sri Aurobindo compare « la grève

d’Achille » - soit l’état de l’aventurier avant le grand renversement - au

lion affamé parti en chasse : un état fait d’un grand « besoin » (un lion non

rassasié et tenaillé par la faim), d’endurance, de recherche, de souffrance

(il endure, quelque temps il cherche et souffre), mais aussi de la certitude

du résultat (comme assuré de son festin) et d’une grande impatience pour

trouver les nouveaux chemins d’évolution (le manque a été trop long).

Lorsque la tension approche de son paroxysme, tout l’être est ébranlé

(Sursautant, les vallées sont terrifiées par l’épouvantable cri d’alarme, le

bétail se rue vers l’abri…).

Mais quelqu’un interrompit l’orateur, —Douce était sa voix comme celle d’une harpe, bien qu’elle s’entendît en tête de l’assaut,- Un des fils du Destin, chéri par le peuple dont il causait la perte,En tête au Conseil, en tête au combat, le Priamide, qui dans sa beautéMarchait sans souci en semant les graines d’un désastre titanesque."Sans doute tu as rêvé cette nuit, et tes rêves ne t’ont pas quitté au réveil !N’as-tu pas ourdi tes paroles pour intimider les enfants d’Argos

420Qui, assis dans l’ombre, alarmés, écoutent tout pâles leur nourrice ?Grec, tu te trouves à Ilion, et tu es devant ses princes.Ne dis pas tes mots mais ceux de ton roi. Si l’amitié en est la suave teneur,Nous embrasserons l’amitié d’Achille, mais par notre propre défi nous devanceronstout défi,Rencontrant l’ennemi avant que de lui—même il ne cherche l’affrontement.Telle est la coutume des Troyens depuis que Phryx, s’arrêtant au bord de l’Hellespont,Etablit Troie sur sa colline avec la Mer océane pour camarade et pour sœur."

C’est Pâris - le travail pour l’égalité (il est « celui qui est presque égal »)

qui œuvre pour la libération en l’esprit dans le rejet de la matière (il est

aussi Alexandre) - qui s’exprime alors. Ce travail est au premier rang des

préoccupations de ceux qui cherchent la dissolution dans les Nirvana (En

tête au Conseil, en tête au combat) et la plus recherchée des réalisations

(chéri par le peuple dont il causait la perte). C’est une réalisation qui en

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son temps, a été selon la vérité (Pâris est beau). Comme nous l’avons vu

avec les jumeaux Castor et Pollux, cette égalité se manifeste par une

conjonction de douceur et de puissance (Douce était sa voix comme celle

d’une harpe, bien qu’elle s’entendît en tête de l’assaut).

Dans le dialogue intérieur, le mental illuminé exige d’être mis en rapport

avec un travail qui lui correspond, avec l’expression non déformée par le

mental du travail dans les profondeurs. (Grec, tu te trouves à Ilion, et tu es

devant ses princes. Ne dis pas tes mots mais ceux de ton roi.)

Il faut en effet se souvenir que le yoga se développe selon un processus

d’ascension/intégration. C’est-à-dire qu’il est nécessaire de s’élever à un

certain niveau dans les hauteurs de l’esprit pour pouvoir effectuer le

travail de purification correspondant dans les profondeurs du vital puis du

corps. Faute de quoi de graves désordres peuvent menacer l’équilibre de

l’être.

Ce processus d’ascension/intégration est décrit par Sri Aurobindo dans La

Vie Divine (Deuxième livre, Deuxième partie, Chapitre 18 : Le processus

évolutif : ascension et intégration. Extraits page 749 et 761 de l’édition en

français de l’Ashram). On peut y lire : « L’Esprit s’édifiant évolutivement

sur une base de matière, il est aisé de voir que ce processus de

développement doit présenter, dès l’origine, un triple caractère.

Une évolution des formes de la Matière, organisées de façon de plus en

plus subtile et complexe afin de permettre le jeu d’une organisation de

conscience toujours plus complexe, subtile et efficace, est la base

physique indispensable.

Un progrès évolutif de la conscience elle-même, de degré en degré, une

ascension, telle est la spirale évidente ou la courbe émergeante que, sur

cette base, l’évolution doit décrire.

Enfin une incorporation dans chaque degré supérieur, de ce qui a déjà été

développé, et une transformation plus ou moins complète permettant un

fonctionnement entièrement modifié de tout l’être et de toute la nature,

une intégration, doit aussi faire partie du processus pour que l’évolution

puisse s’accomplir. »

163

Page 164: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

(…) « L’ascension est la première nécessité, mais l’intégration

l’accompagne, correspondant elle aussi à une intention de l’Esprit dans la

Nature. »

Sri Aurobindo énonce ensuite un processus de yoga qui se poursuit depuis

qu’est installé durablement le feu intérieur, Agni, qui marque pour lui le

moment de la fondation de Troie. Prenant quelque liberté avec la

mythologie, il introduit un héros qui ne figure pas dans la mythologie,

Phryx « celui qui brûle », héros éponyme de la Phrygie où est située la ville

de Troie. Il en fait le fondateur de Troie alors que celle-ci est attribuée dans

la mythologie à Ilos, fils de Tros, et la construction des remparts de la

citadelle à Laomédon. Il est en général admis que la Phrygie occupait au

temps d’Homère la partie centrale et nord-ouest de l’Asie Mineure

(Anatolie), incluant la région de Mysie qui elle-même comprenait la Troade.

Cette dernière province était bornée au nord par l’Hellespont (ou

Dardanelles) qui relie la mer Égée à la Propontide (Mer de Marmara).

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Page 165: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Il existe dans la mythologie un héros au nom très proche, Phrixos, que

nous avons mentionné au tout début de l’étude de ce premier livre. La

légende est la suivante : deux enfants, Phrixos et sa sœur Hellé,

martyrisés par leur belle-mère, s’enfuirent de Grèce sur le dos d’un bélier

volant à la toison et aux cornes d’or envoyé par Zeus. Arrivant au-dessus

du bras de mer qui prit par la suite son nom, l’Hellespont, Hellé ne put

maintenir sa prise, tomba dans la mer et se noya, tandis que Phrixos

poursuivait son voyage dans les airs jusqu’en Colchide. (Ce mythe est

étudié dans Mythologie, Yoga de l’Occident, Tome 2, Chapitre 2, avec

Athamas.) Pour nous, cette histoire illustre une première expérience de

sensibilité lumineuse, un premier contact avec le feu intérieur, longtemps

avant que le chercheur ne se mette en route consciemment, très

longtemps avant que ne brûle intensément le feu intérieur, et donc

longtemps avant la fondation de Troie. La chute et la noyade d’Hellé

indique aussi la limite du processus d’individuation, la réalisation d’une

personnalité équilibrée et accomplie (Hellé).

C’est pourquoi sans doute Sri Aurobindo ne retint pas le nom Phrixos afin

d’éviter toute confusion.

Lorsque s’établit ce feu intérieur, le chercheur peut déceler en lui-même

ses fonctionnements mensongers, ses imperfections, ses erreurs avant

même que ce ne soit la vie qui ne le contraigne à les prendre en compte,

souvent de manière plus douloureuse pour lui. S’il constate que c’est un

mouvement favorable à son évolution, alors il le soutient et le renforce. Si

c’est un mouvement qui contrarie son évolution, alors il s’efforce de le

transformer ou de le rejeter avant que celui-ci ne se dresse contre lui dans

la vie extérieure.

(Si l’amitié en est la suave teneur, nous embrasserons l’amitié d’Achille,

mais par notre propre défi nous devancerons tout défi, rencontrant

l’ennemi avant que de lui-même il ne cherche l’affrontement.)

C’est seulement l’ouverture psychique qui s’accompagne d’une perception

du « juste » qui permet ce travail. Auparavant c’est la Nature qui agit

selon ce que Satprem nomme « les chemins du dehors ». Car, nous dit-il :

165

Page 166: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

« Toutes les routes du dehors sont comme doublées d’une route intérieure,

et les obstacles, les ombres, les accidents que nous n’avons pas

surmontés sur la route du dedans reviennent à nous sur la route du

dehors, mais une route infiniment plus dure, plus longue, plus impitoyable

parce qu’elle avale toute une vie pour une seule petite expérience qui

nous fait dire un jour : Ah ! C’est tout ! ». (Par le corps de la Terre ou Le

Sannyasin. Robert Laffont.)

Secouant de colère sa tête aux cheveux noués d’un bandeau, Talthybios répondit :"Princes, vous prononcez les mots dictés par ceux qui vous mènent !Voici ce qu’a dit Achille :Lève-toi, Talthybios, et dans ses espaces va à la rencontre du char du matin : 430Défie les coursiers divins dès leur bond à travers les plaines de Troade.Héraut chargé de ma volonté auprès d’une nation hautaine et obstinée,Hâte-toi, trouve-toi derrière ses remparts avant que le jour se soit vêtu d’or.Enonce dans le palais de Priam la parole du Phthien Achille.Je t’envoie librement, non en vassal du chef, Agamemnon, l’Argien,Mais en souverain de l’Hellade et roi de mes nations.Longtemps j’ai marché à l’écart de la mêlée des dieux en Troade,Longtemps ma lance indolente s’est appuyée au flanc paisible de ma tente,Sourde au langage des trompettes, au geignement strident des chars qui se ruenten avant ;J’ai vécu seul avec mon cœur, indifférent au murmure hellène,

440Grondé la meute de lions du dieu de la guerre quand elle réclamait rugissante la chasse :Jour après jour j’ai marché à l’aube et dans la rougeur du couchant,Longeant au loin l’appel des mers, seul avec les dieux et ma rêverie,Me penchant sur la complainte insatisfaite de mon cœur et les rythmes del ’OcéanQui accompagnaient le chant d’espérances vaines aux lèvres de miel.

Comme à ce moment du récit, Hector est déjà mort, la sentence « Princes,

vous prononcez les mots dictés par ceux qui vous mènent ! » fait le plus

probablement référence aux dieux qui soutiennent Ilion, à savoir Arès,

Aphrodite et Apollon. Ce dernier, dieu de la lumière psychique, permet de

discerner le « juste » qui permet le fonctionnement troyen – au niveau du

mental illuminé - dont nous venons de parler (Rencontrant l’ennemi avant

166

Page 167: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

que de lui-même il ne cherche l’affrontement). Nous avons déjà suggéré

que la perception du juste, liée au psychique, est sur un plan personnel :

juste pensée, juste sentiment, juste action. Mais ce juste se manifeste

dans le cadre de cycles ou mouvements plus vastes d’évolution de

l’humanité qui suivent leur propre développement ou loi d’action jusqu’au

bout. Ce qui est juste en un temps peut ne plus l’être dans la phase

suivante. C’est pourquoi Apollon sera le dernier à quitter Troie.

Le char du matin est celui de la déesse de l’Aurore, Éos « la déesse du

Nouveau ». Jusqu’à présent, dans le chemin évolutif, elle apportait son

soutien aux Troyens, à la quête vers les hauteurs de l’esprit dans un

mouvement de séparation et/ou de renonciation à la matière.

Il s’agit maintenant de la faire changer de direction évolutive sous la

pression de la nécessité de la purification de la nature extérieure. C’est ce

que demande Achille, symbole du yoga de libération dans les profondeurs

du vital, à son messager (Lève-toi, Talthybios, et dans ses espaces va à la

rencontre du char du matin : défie les coursiers divins dès leur bond à

travers les plaines de Troade.)

Sans doute, en raison de la situation terrestre, l’aventurier éprouve-t-il

quelque sentiment d’urgence, aussi Achille demande-t-il à Talthybios de se

hâter.

L’aventurier, dans une partie de sa conscience, sait déjà que ce n’est pas

une amélioration de l’homme mental qui est recherchée, qu’il ne s’agit

plus de formuler pour l’humanité une nouvelle religion inspirée par le

surmental, le royaume des dieux.

C’est pourquoi Talthybios n’est pas l’envoyé d’Agamemnon, qui cherche

encore une amélioration de l’homme, « une sagesse renommée »

(Clytemnestre), mais celui d’Achille qui se déclare « libre » et non sous les

ordres d’Agamemnon (Je t’envoie librement, non en vassal du chef,

Agamemnon, l’Argien, mais en souverain de l’Hellade et roi de mes

nations.)

167

Page 168: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Et c’est pourquoi aussi Agamemnon sera tué dès son retour par Égisthe et

Clytemnestre.

Le processus de purification et libération dans les profondeurs semble

avoir marqué un temps d’arrêt assez long tandis que les forces du

surmental s’affrontaient pour garder le contrôle du processus évolutif

(Longtemps j’ai marché à l’écart de la mêlée des dieux en Troade,

longtemps ma lance indolente s’est appuyée au flanc paisible de ma

tente).

Cela nous évoque, à un autre niveau, le moment décrit par Mère dans

l’Agenda, où avec Sri Aurobindo, ils durent interrompre le yoga durant la

seconde guerre mondiale, car le combat contre les forces de l’Axe leur

demandait une totale concentration.

Pendant ce temps d’arrêt, le chercheur a aussi refusé de considérer la

destruction des formes à laquelle l’appelaient les puissances surmentales

dédiées à cela, les lions du dieu Arès. Il a simplement exploré le passé de

l’humanité et son devenir, développant la connaissance du passé et de

l’avenir, la faculté de trikaladrishti (j’ai marché à l’aube et dans la rougeur

du couchant), sans s’engager dans les profondeurs du vital (Longeant au

loin l’appel des mers), à l’écoute des rythmes de la conscience évolutive

(Me penchant sur les rythmes de l’Océan).

A ce stade, le chercheur doit avoir fait le tour de toutes les désillusions,

des vaines espérances qui lui promettent des douceurs qui peuvent être

un piège pour l’âme (aux lèvres de miel).

Car les frères de PolyxèneSont encor la descendance du Titan Laomédon abattu en pleine grandeur,Machines de Dieu incapables de supporter toute la puissance qu’elles recèlent.Ils ont tancé la crainte qui montait de leur cœur, et notre commune conditionhumaine ne les lie pas ;Ils n’ont aucun soutien chez les dieux qui approuvent, accordant le calme aux mortels :Mais tels les Titans de jadis ils ont étreint la grandeur et la ruine.

450

168

Page 169: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Va donc trouver la race qui se condamne elle-même, les chefs aveugles par le ciel, —Non pas sur l'agora balayée par les vents du débat et les clameurs énormes,Léonines du peuple ! Dans l’altier château seigneurial de Troie,Fais entendre ma parole au héros Déiphobos, qui est en tête de la mêlée,A Pâris qui fait la course de la fatalité, et à l’opiniâtre vaillance d’Enée.

Polyxène, la plus jeune des filles de Priam, est le symbole de

« nombreuses réalisations étranges ». Elle est la sœur d’Hector, de Pâris et

Déiphobos. Laomédon, leur grand-père, est appelé « Titan » car non

seulement il avait commerce avec les dieux - en particulier, il négocia

avec Poséidon et Apollon la construction des murs de la citadelle de Troie -

mais surtout il est le symbole d’un aventurier qui accumule par le yoga de

nombreux pouvoirs ou Siddhi (capacités supra perceptives, maîtrise du

corps hors du commun, puissante volonté, puissante capacité de

concentration permettant la maîtrise de l’environnement et des autres,

etc.). Ces pouvoirs sont symbolisés par Polyxène.

Entre son neuvième et son dixième travail, en rapportant la Ceinture de la

reine des Amazones à Eurysthée, Héraclès traversa la Troade. Là, à la

demande du roi Laomédon, il libéra sa fille Hésione promise en pâture à un

monstre marin. En récompense, Laomédon lui avait promis les chevaux

divins qui avaient été donnés par Zeus à son grand-père Tros en échange

de son fils Ganymède « celui qui veille à la joie ». Mais Laomédon ne tint

pas sa promesse. Aussi Héraclès, après avoir terminé les travaux, mais

avant que ne commence les guerres de Thèbes (avant la purification des

chakras), organisa-t-il une expédition punitive contre Troie durant laquelle

Laomédon fut tué.

Les chevaux divins sont symboles de force et plus particulièrement de

force vitale - disciplinée et maîtrisée ou non - et du pouvoir dans le vital.

Laomédon est donc le symbole d’un initié ayant acquis une très grande

maîtrise et de nombreux pouvoirs (les chevaux divins) qu’il refuse

toutefois d’abandonner au profit d’une purification plus poussée, au-delà

de la maîtrise vitale et de l’intensité maximum du feu de l’union (après le

neuvième travail).

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Page 170: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Cette nécessité d’une plus grande purification (Héraclès ne revient se

venger qu’après la fin des derniers travaux) remet l’aventurier dans le

droit chemin alors qu’il est au faîte de ses réalisations (Laomédon est

abattu en pleine grandeur). Une seconde chance lui est donnée avec son

fils Priam « le racheté ».

Mais, malgré la seconde chance qui lui est offerte, l’aventurier a poursuivi

le yoga dans la séparation esprit/matière et donc dans la séparation entre

le spirituel et le corps (les frères de Polyxène, et en particulier Hector,

Pâris-Alexandre et Déiphobos, sont encore la descendance du Titan

Laomédon).

L’aventurier, moteur divin de l’humanité pour le mouvement évolutif, est

parvenu au point où il a accès à des puissances qui le dépassent, dont il

ne peut garder la maîtrise (Machines de Dieu incapables de supporter

toute la puissance qu’elles recèlent). Il a totalement maitrisé en lui la peur

(Ils ont tancé la crainte qui montait de leur cœur), et n’est donc plus lié

par « notre commune condition humaine ».

Comme il a atteint le plan du surmental, il est devenu égal aux dieux et

n’a donc plus besoin ni de leur soutien ni de leur sanction (Ils n’ont aucun

soutien chez les dieux qui approuvent, accordant le calme aux mortels).

Cet aventurier a conquis des territoires de conscience qui lui apportent à

la fois la grandeur et une ruine à venir inévitable. En effet, lorsque des

hommes (ou une partie de l’humanité) parviennent au sommet d’une

étape évolutive sur un plan donné, ils acquièrent des pouvoirs

exceptionnels liés à ce plan qui leur confèrent « grandeur ». Mais le

passage à la phase suivante entraîne aussi la nécessité d’une certaine

destruction des formes et des structures qui ont permis l’accès au

précédent sommet, car il est nécessaire de trouver des énergies et des

formes nouvelles pour conquérir de nouveaux sommets évolutifs (Mais

tels les Titans de jadis ils ont étreint la grandeur et la ruine).

Les Titans, forces de création qui gouvernèrent la croissance de l’humanité

vitale jusqu’à ses plus hauts sommets et imprégnèrent les aventuriers de

ces temps anciens - Sri Aurobindo identifient ici les seconds aux premiers -

permirent aux aventuriers de développer des pouvoirs immenses en

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Page 171: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

rapport avec la vie et la matière. Mais lorsque le mental affermit sa

suprématie - lorsque les Titans perdirent la guerre contre les dieux et

furent relégués dans le Tartare - l’humanité vit disparaître les pouvoirs

correspondants. On peut supposer que les mégalithes, les Pyramides, la

connaissance du pouvoir de guérison des plantes, etc. en furent les

derniers vestiges

Ces nouveaux Titans, aventuriers des sommets de l’esprit, sont éblouis par

les lumières de ces plans et ne peuvent donc plus discerner avec justesse

le chemin évolutif (chefs aveuglés par le ciel). Mais ils ne peuvent en

rejeter la faute sur quiconque, car, par un manque de plus totale

consécration et purification, ils sont la race qui se condamne elle-même.

C’est au plus haut de sa conscience illuminée et non sur quelque plan

inférieur que l’aventurier doit examiner la situation, dans l’altier château

seigneurial de Troie, et non

sur l'agora balayée par les vents du débat et les clameurs énormes

léonines du peuple !

Ce qui en lui n’a plus aucune crainte et dirige les forces des anciens yogas

(Déiphobos), ce qui a choisi ce qu’il voulait privilégier (Pâris a choisi

Aphrodite parmi les trois déesses) et ce qui travaille avec une puissance

opiniâtre à l’évolution (Énée) doivent entendre ce qui en lui s’est tourné

vers un travail dans les profondeurs du vital et du corps.

Héraut de Grèce, quand tes pieds presseront l’or et le marbre,Lève-toi dans le mégaron iliaque, ne refrène pas le cri qui provoque.Voici ce que tu leur diras, en frappant le sol du bâton symbole de ton défi,Affrontant les foudres de guerre, les insensés, ceux qui jouent avec la ruined’un empire :"Princes de Troie, je me suis assis dans vos salles, j’ai dormi dans vos chambres, 460Je vous ai rencontrés non seulement au combat, en guerrier heureux de ses adversairesEt heureux d’une force compagne de la sienne, mais aussi nous nous sommes rencontrés dans la paix.Etonné je me suis assis dans les grandes salles de mes ennemis, près des poitrinesportant les cicatricesDe mes coups d’épée, sous les yeux que j’avais vus au travers de la bataille ;

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Page 172: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

J’ai mangé, me réjouissant, la chère de l’Orient aux tables de Priam,Servi par les mains les plus gracieuses au monde, par la fille d’Hécube, —Ou, par une nuit insouciante et enivrante, nos âmes réconciliées,J ’ai bu la douceur du vin phrygien, admirant vos corpsSans aucun doute façonnés par les dieux, et mon esprit s’est révolté contre la haine ;S’attendrissant, il compatissait dans toutes ses fibres devant la beauté et la joie de ses ennemis,

470S'affligeait de la mort qui prend par surprise, et de la flamme qui crie et désire,Jusqu’à vouloir sauver enfin, et même à deux doigts de délivrerTroie, ses merveilleux ouvrages, ses fils, ses filles à la poitrine profonde.Averti par les dieux qui révèlent au cœur ce que le mental, rendu sourd par ses pensées,Ne peut écouter, je vous ai offert l'amitié, je vous ai offert la fête nuptiale,L’Hellade pour camarade, Achille pour frère, et pour objet de jouissanceLe monde, conquis par ma lance. Un être entendit mon appel, un être se joignità ma quête.D’où vient, alors, que le cri de guerre ne s’apaise pas sur la rive du Xanthe

?

L’aventurier est maintenant parvenu à un point où quelque chose doit être

fait pour sortir de ce conflit intérieur à la fois usant et interminable, un défi

lancé à lui-même, à ses réalisations les plus hautes qu’il a du mal à

abandonner (ne refrène pas le cri qui provoque).

Il commence alors par se remémorer les moments où le yoga des

profondeurs était, pour un temps, en accord avec les réalisations les plus

hautes, même si le questionnement sur l’orientation du yoga battait son

plein (Achille se rendit à Troie durant une trêve).

Dans ce passage, Sri Aurobindo suit ce que les auteurs tardifs nous ont

transmis d’un poème perdu du cycle troyen Le sac de Troie qui évoquait

les amours d’Achille et de Polyxène. Le héros aurait rencontré cette fille de

Priam lors d’une trêve et l’aurait demandée en mariage à Hector (je vous

ai offert la fête nuptiale). Celui-ci aurait accepté, demandant en échange

qu’Achille trahisse son camp en adoptant le parti troyen, demande qui

révolta ce dernier.

Cette légende pourrait signifier qu’à un moment donné de ce yoga

avancé, l’aventurier aurait aimé allier les réalisations « les plus

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Page 173: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

surprenantes » des conquêtes dans l’esprit (Polyxène), au travail de

purification dans les profondeurs vitales. Mais quelque chose en lui

imposait encore que cela se passe dans un yoga tourné vers les hauteurs

de l’esprit, et non vers la vie ordinaire, la matière et le corps, ce qui était

« révoltant » pour cette part tournée vers la purification.

A ce moment du yoga, l’aventurier considère que ce qui le maintient fidèle

aux structures des anciens yogas est aussi fort que l’aspiration pour une

plus grande libération (Je vous ai rencontrés non seulement au combat, en

guerrier heureux de ses adversaires et heureux d’une force compagne de

la sienne).

Les vers suivants nous évoquent la Bhagavad Gita avec le refus d’Arjuna

de combattre les membres de sa propre famille : par une nuit insouciante

et enivrante, nos âmes réconciliées, j’ai bu la douceur du vin phrygien,

admirant vos corps sans aucun doute façonnés par les dieux, et mon

esprit s’est révolté contre la haine. Est-ce un moment de lassitude de

l’aventurier qui a la nostalgie de la joie des hauteurs de l’esprit, de

l’ivresse divine que procure le feu intérieur, Agni (la douceur du vin

phrygien), la nostalgie des formes parfaites des réalisations passées

façonnées depuis le surmental (vos corps sans aucun doute façonnés par

les dieux), jusqu’à refuser d’entrer dans le combat, dans la nécessaire

destruction des formes passées pour laisser la place au nouveau ? Car,

tant que l’être évolue dans le mental, même jusqu’à ses plus hauts

niveaux, ce processus de renouvellement des formes semble inéluctable.

Comme le dit Mère dans l’Agenda, seul le supramental permettra une

transformation sans destruction.

Ces vers évoquent également la reconnaissance, opérée par cette volonté

de plus grande libération, de la vérité des réalisations et de la joie atteinte

à travers des formes qu’elle est désormais appelée à combattre

(S’attendrissant, il compatissait dans toutes ses fibres devant la beauté et

la joie de ses ennemis). Car la Vérité et l’Ananda des cellules doivent se

révéler plus tard infiniment supérieures à celles de l’esprit.

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Page 174: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

L’aventurier, selon Sri Aurobindo, sous l’influence du psychique et non du

mental, passe très près de la possibilité d’un travail approfondi de

purification sans avoir à détruire les formes des anciens yoga (et même à

deux doigts de délivrer Troie, averti par les dieux qui révèlent au cœur ce

que le mental, rendu sourd par ses pensées ne peut écouter). Pour un

temps, il a envisagé la possibilité d’unir les plus hautes réalisations des

anciens yogas (dans les trois voies, œuvres, dévotion et connaissance) au

travail dans les profondeurs vers une plus grande libération vitale (je vous

ai offert la fête nuptiale). Ainsi seraient accomplis non seulement la

libération mentale, le but du yoga de la volonté intelligente (je vous ai

offert l’Hellade pour camarade), et la libération vitale par une purification

des profondeurs subconscientes (Achille pour frère), mais aussi la

jouissance cosmique (et pour objet de jouissance, le monde conquis par

ma lance).

Rappelons que le problème qui secoue l’aventurier est que les avatars du

passé n’ont permis que des libérations individuelles mais aucune évolution

perceptible au niveau de l’humanité dans son ensemble. Sans doute peut-

on voir dans ces vers que l’aventurier a considéré pendant un temps le

Tantrisme comme une solution à ce problème évolutif. Il s’agit du

Tantrisme tel que Sri Aurobindo en parle dans le premier chapitre du Yoga

de la perfection de soi, cette vaste synthèse qui ajoute à la libération une

jouissance cosmique de la puissance de l’esprit : « Le but de son yoga

(Tantra) inclut non seulement la libération, qui est l’unique préoccupation

maîtresse des divers systèmes spécialisés, mais une jouissance cosmique

du pouvoir de l’Esprit, que les autres yoga accueillent peut-être

incidemment sur le chemin, partiellement, accidentellement,, mais dont ils

évitent de faire un mobile ou un but. (…) La méthode tantrique part d’en

bas et gravit les échelons de l’ascension de bas en haut, jusqu’au

sommet ; ainsi son insistance initiale porte sur l’éveil de la Shakti, sur son

action sur le système nerveux du corps et dans ses centres puisque

l’ouverture des six « lotus » donne accès aux divers niveaux du pouvoir de

l’Esprit. » Le yoga de Sri Aurobindo, à l’inverse, part d’en haut, car sa

« synthèse prend l’homme en tant qu’esprit dans un mental, beaucoup

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Page 175: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

plus qu’en tant qu’esprit dans un corps, et elle suppose qu’il a la capacité

de commencer dès ce niveau à spiritualiser son être par le pouvoir de

l’âme dans le mental, et d’ouvrir directement celui-ci à une force et à une

existence spirituelles supérieures, puis de perfectionner sa nature entière

par cette force supérieure ainsi possédée et mise en mouvement. »

Sans doute cet être qui entendit son appel, se joignit à sa quête est-il

Polyxène, de même que cette fille d’Hécube aux mains les plus gracieuses

au monde : « ces nombreuses choses surprenantes » (Polyxène) sont des

pouvoirs d’action « délicats » (c’est davantage le sens du mot anglais

traduit ici par « gracieuses »), des pouvoirs dont le chercheur se sert avec

une extrême justesse. Elle pourrait donc symboliser « L’habileté dans les

œuvres » par celui qui a atteint l’union divine, avec le Moi, telle que

formulée par la Gîta.

Ceci nous évoque aussi les nombreux pouvoirs de Sri Aurobindo dont il ne

faisait jamais étalage, qu’il gardait le plus souvent ignorés de tous et

utilisait avec une extrême justesse, telles par exemple ses interventions

occultes durant la seconde guerre mondiale et les guérisons rapportées

dans l’Agenda de Mère.

L’aventurier ayant accepté de mener de front un travail dans les

profondeurs qui serait compatible avec les formes qui ont permis les plus

hautes réalisations, ne comprend pas vraiment pourquoi il est toujours

dans un questionnement intérieur en ce qui concerne le Devenir,

l’évolution (D’où vient, alors, que le cri de guerre ne s’apaise pas sur la

rive du Xanthe ?)

Nous ne sommes pas des voix de l’Argolide, des tricheurs lacédémoniens,Brillants, subtils et faux ; nous sommes des diseurs de vérité, nous sommes des Hellènes, 480Hommes de la terre septentrionale, fidèles en amitié et nobles dans la colère,Forts comme nos pères jadis.

Achille tient à se démarquer des deux fils d’Atrée, Agamemnon et

Ménélas. Sans doute a-t-il encore quelque rancune contre Agamemnon qui

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Page 176: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

lui avait ravi Briséis, sa prise de guerre, bien qu’il ait accepté de retourner

au combat.

Agamemnon, chef des Achéens (la concentration), est roi de Mycènes (une

violente ardeur) en Argolide et aussi gouverneur d’Argos (brillant).

Ménélas est roi de Spartes (ce qui surgit), principale ville de Lacédémone

(le divin intérieur qui s’exprime puissamment). Le yoga des profondeurs

tient donc à se démarquer aussi bien de l’aspiration tournée vers une

amélioration de l’esprit (Agamemnon est uni à Clytemnestre) que de la

parole intérieure qui n’est plus en mesure de dire la vérité évolutive

(Ménélas n’est plus avec sa femme Hélène) et d’un yoga agissant par trop

de contrainte.

Il récuse « ce qui brille », car le yoga des profondeurs est quelque chose

de très humble et non un étalage de pouvoirs. Le qualificatif « brillants,

superbes » s’applique aux troupes d’Agamemnon, à ce qui cherche la

gloire de l’esprit, la renommée (Clytemnestre) tandis que les qualificatifs

« subtils (raffinés) » et « faux » s’appliquent aux troupes de Ménélas, roi

de Spartes. En effet, cette cité est considérée aux yeux des historiens

comme dominée par « une civilisation de la honte », c’est-à-dire un lieu où

chacun doit intérioriser des règles et les appliquer sous peine de se voir

exclus de la communauté : maîtrise du corps, des élans amoureux, des

besoins en sommeil et en nourriture, etc. C’est donc la peur de la

transgression qui domine. Mais ceci ne peut être obtenu que par une

contrainte sur la personnalité mentale et vitale, créant ainsi quelque chose

sans doute raffiné (subtil) mais surtout « faux ».

Ce yoga des profondeurs ou de dévoilement se présente comme un yoga

de vérité, car il s’approche de la vérité de la matière, et aussi comme un

yoga qui œuvre à plus de liberté (nous sommes des diseurs de vérité,

nous sommes des Hellènes). Cette quête de vérité se développe

principalement en Thessalie dont sont issus nombre de héros et les

Myrmidons d’Achille, terre septentrionale par rapport au Péloponnèse où

sont situées les villes de Mycènes et Spartes.

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Sans doute la proposition « fidèles en amitié et nobles dans la colère » fait-

elle référence au fait qu’Agamemnon a « trahi » l’amitié que lui portait

Achille en lui prenant la captive Briséis, et à la colère d’Achille qui

s’ensuivit et se manifesta par sa grève du combat. Le yoga des

profondeurs suppose constance et intégrité. Sri Aurobindo nous dit que ce

yoga a déjà été pratiqué par les « anciens », sans doute les rishis des

temps de l’Intuition, et qu’il confère une grande puissance (Forts comme

nos pères jadis).

Mais vous avez répondu à ma vérité en l’éludant,Espérant prendre ce que je ne veux pas céder, et vous avez flatté votre peuple. ·J’ai longtemps attendu que la lumière de la sagesse se lève sur vos natures violentes.J’ai, en solitaire, arpenté les sables, le long des eaux aux gorges innombrables,Priant Pallas la sage que la fatalité s’écarte de vos manoirs,Ravissants édifices, gracieux comme des rythmes, poèmes de marbre,Œuvres des dieux transitoires ; et j’ai ardemment souhaité la fin du fracas guerrierDans l’espoir que la Mort se laisserait fléchir par la beauté des fils des Troyens.

L’exposé du conflit intérieur se poursuit. Le travail des hauteurs veut

ignorer le travail dans les profondeurs (Mais vous avez répondu à ma

vérité en l’éludant), espérant lui faire abandonner sa fidélité au chemin qui

se dessine grâce à son aspiration (Espérant prendre ce que je ne veux pas

céder, la fidélité à son camp exprimée précédemment).

Une part de l’aventurier juge que ce yoga qui a séparé l’esprit de la

matière a considéré avec beaucoup trop d’indulgence les imperfections de

la nature inférieure (vous avez flatté votre peuple).

Sri Aurobindo parle de « natures violentes » pour désigner ce yoga et ces

réalisations sans doute parce qu’il ne veut en rien céder du terrain sur les

croyances correspondantes liées à la séparation esprit/matière.

Longtemps l’aventurier s’est approché des « gorges » prêtes à l’engloutir

dans les profondeurs du vital, sans le soutien d’aucune des autres parties

de l’être, sans savoir où cela le mènerait (J’ai, en solitaire, arpenté les

sables, le long des eaux aux gorges innombrables). Longtemps, il a prié le

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maître intérieur, mobilisé sa plus haute intelligence-sagesse, pour tenter

de conserver intacte ses réalisations passées (Priant Pallas la sage que la

fatalité s’écarte de vos manoirs), leurs formes parfaites, harmonieuses

(Ravissants édifices, gracieux comme des rythmes), mais figées selon une

perfection d’expression (poèmes de marbre), créations du surmental

(Œuvres des dieux transitoires).

Les deux derniers vers de ce passage sont à eux seuls un résumé de

toutes les aspirations humaines pour l’immortalité par le chemin de

l’esprit. Mais seule la certitude de l’immortalité de « quelque chose » qui

se poursuit après la mort est acquise lors de la réalisation psychique ; la

Mort qui règne sur le monde et la matière n’est pas touchée par les

réalisations psychique et spirituelle. Quelle que soit la vérité des

réalisations supérieures dans l’esprit, elles laissent la Mort toute puissante

sur la terre, la Mort ou la Destruction qui menace une fois de plus l’âme de

la terre.

L’aventurier, un moment, a espéré qu’à plus ou moins long terme, la vérité

de l’esprit suffirait à vaincre la Mort, ce processus de retour à

l’inconscience, de destruction des formes qui permet à la Nature de

remélanger les éléments pour faire émerger des formes nouvelles (et j’ai

ardemment souhaité la fin du fracas guerrier dans l’espoir que la Mort se

laisserait fléchir par la beauté des fils des Troyens). Mais cette victoire ne

peut être remportée que par une descente en conscience dans la matière

inconsciente, ce que fera Mère, afin que les formes puissent être

transformées sans être détruites.

Sans doute faut-il rappeler ici ce que Sri Aurobindo entend par

« immortalité ». Dans sa traduction de la Bhagavad Gîta, dans le

commentaire du Chant 2, verset 15, il nous dit :

« Par l’immortalité, il ne faut pas entendre la survivance à la mort – car

celle-ci appartient déjà à toute créature douée d’un mental – mais la

transcendance de la vie et de la mort. Cela signifie cette ascension par

laquelle l’homme cesse de vivre comme un corps animé par le mental,

pour vivre enfin comme un esprit et dans l’Esprit. Quiconque est sujet au

chagrin et à l’affliction, quiconque est esclave de ses sensations et de ses

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émotions, et s’absorbe dans les contacts des choses transitoires, n’est pas

apte à l’immortalité. Tout cela, il faut le supporter jusqu’à ce que l’on ait

conquis, jusqu’à ce que, libéré, on n’en puisse éprouver aucune douleur,

jusqu’à ce que l’on soit capable d’accueillir tous les évènements du

monde extérieur, joyeux ou tristes, d’une même âme égale, calme et

sage, ainsi que l’accueille l’Esprit éternel, tranquille au plus secret de

nous. »

Loin du cri des javelots, loin de la ruée et du rire des essieux, 490Lourd sur moi comme du fer l’intolérable joug de l’inaction pesaitComme un fardeau sur les épaules d’un coureur. Le cri de guerre s’élevaitprès du Scamandre ;Le Xanthe était traversé sur un pont de guerriers tués, et pas par Achille.Souvent je tendais la main vers la lance, car les plages troyennesRetentissaient de la voix de Déiphobos poussant des cris et abattant les Argiens ;Souvent, tel celui d’une mère anxieuse, mon cœur tressaillait pour la Grèceet ses enfants,Car l’air était saturé du rugissement de lion d’Enée.Toujours le soir tombait, ou les dieux protégeaient les Argiens.

Le « travail approfondi de purification » qui se tient à l’écart du conflit

intérieur d’orientation du yoga ne peut pas vraiment avoir lieu tant que

certaines structures du yoga ancien ne sont pas démolies (l’intolérable

joug de l’inaction).

Mais d’un autre côté, elles ne peuvent être détruites sans l’appui de ce

travail de purification, car l’aspiration et la concentration (la coalition

achéenne) ne sont pas suffisantes à elles seules.

Tant que la bascule n’est pas faite, tant que l’aventurier maintient le cap

du yoga orienté vers les hauteurs de l’esprit, et quelle que soit l’aspiration

mobilisée, alors le vrai travail de purification dans les profondeurs est à

l’arrêt.

Dans les deux premiers vers, Sri Aurobindo désigne un même courant de

conscience-énergie, celui qui aspire à briser les limites de l’espace et du

temps tout en agissant dans la dualité par des forces opposées et

complémentaires, sous ses deux noms, Scamandre et Xanthe. Vu par les

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hommes, c’est-à-dire depuis la personnalité, le conflit intérieur se

produisait désormais au niveau ultime de la dualité dans le mental, c’est-

à-dire à la limite de l’union avec la Brahman, dans l’éternité de l’esprit (le

cri de guerre s’élevait près du Scamandre). Rappelons que le Scamandre

est le courant de conscience énergie qui appelle à toujours plus de liberté,

au franchissement des limites, et apporte dans un premier temps la

perception spirituelle de Ce qui est hors du temps, de l’Infini, de la paix

sans nom ni forme qui est au-delà.

Mais du point de vue du surmental, ce franchissement des limites n’est

pas encore possible pour ce qui travaille par la purification des

profondeurs à l’identité esprit/matière, bien que nombre de blocages aient

été levés (le Xanthe était traversé sur un pont de guerriers tués, et pas

par Achille).

Ce qui « avance sans peur » remet en cause le yoga fait par ce qui œuvre

en vue de davantage de pureté (Déiphobos poussant des cris et abattant

les Argiens).

Se positionnant dans l’aspiration au travail de purification, l’aventurier

craint que l’évolution ne s’oriente encore vers les hauteurs (mon cœur

tressaillait pour la Grèce

et ses enfants car l’air était saturé du rugissement de lion d’Enée).

Alors, près du fossé entourant les navires, de ce côté-ci de la plaine du Xanthe,S’éleva une voix nouvelle qui perçoit le tumulte et voguait sur les brises,

500Aiguë, insistante, nette, et clamant un cri de guerre inconnuQui menaçait les peuples de ruine. Une femme avait fait son entrée pour vous aider,Royale et insolente, aussi belle que le matin et aussi féroce que le vent du nord, -Qui, affranchie de la quenouille, empoigne l’épée et fait mépris de la soumission,Enfreignant la loi des dieux. Elle est turbulente, rapide au combat.Faisant sonner sa voix comme celle d’un cygne qui nous mande devant la mortet le désastre,Le pied léger, heureuse, impitoyable, elle court en riant au carnage ;

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Page 181: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Vigoureuse, dans son allure qui séduit, elle s’élance de son char pour mettre à mort,Trempe dans le sang des mains qui ont la douceur du lys. Sous le choc avec elle,L’Europe étonnéeEst, chancelante, rejetée vers l’Océan. Elle est la panique, elle est la mêlée, 510La guerre est son péan, les chars sont la foudre de Penthésilée.

Selon l’Iliade, les navires ont été tirés sur le rivage et les fortifications

édifiées pour les protéger comprenaient une succession de remblais

fortifiés et de fossés avec des points de passage. Lorsque Penthésilée

apporte son soutien aux Troyens, les défenses achéennes sont bien près

d’être enfoncées. Mais à ce moment, le combat se produit encore sur un

terrain de dualité (de ce côté-ci de la plaine du Xanthe).

Sri Aurobindo poursuit alors sa description de la réalisation symbolisée par

Penthésilée.

Jusqu’au dernier moment de ce grand conflit intérieur, l’aventurier n’a

jamais envisagé de remettre en cause cette réalisation, et c’est pourquoi

Penthésilée s’est tenue totalement à l’écart du combat. Mais à ce point du

yoga, il est obligé d’une façon ou d’une autre de tout remettre en cause,

même ce qui lui paraît la plus belle et la plus nécessaire des réalisations.

C’est pourquoi c’est « une voix nouvelle » qui se fait entendre en lui, une

voix qui « s’élève loin au-dessus du vacarme » du conflit intérieur, une

voix faible, à peine audible au début (qui voguait sur les brises), mais qui

veut percer, et qui, très distincte, insiste (Aiguë, insistante, nette). (Nous

ne comprenons pas pourquoi ici Raymond Thépot a traduit « climbed

through the din » par « perçoit le tumulte ».) Cette voix intérieure, qui

s’exprime de façon très différente des autres remises en cause, menace

tout l’édifice du yoga qui suit le mouvement d’aspiration, si l’on considère

que ce sont les peuples attaquant qui sont menacés (clamant un cri de

guerre inconnu qui menaçait les peuples de ruine).

Il ne s’agit plus seulement de travaux de yoga, mais bien d’une très haute

réalisation, sûre de son fait (une femme, royale et insolente), qui exprime

une vérité issue du supramental (aussi belle que le matin). Rappelons que

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son royaume se situe bien au-delà de la Phrygie, et qu’elle est donc

symbole de la réalisation la plus avancée.

Nous avons déjà mentionné à plusieurs reprises le vent du Nord, Borée,

cette force spirituelle qui implique ou impose l’effort pour réaliser un

progrès. La réalisation qui va au-delà de la souffrance est aussi

« implacable » que celle qui exige de se dépasser soi-même dans le yoga

(aussi féroce que le vent du nord). Car la réalisation de la paix parfaite et

immuable qu’elle représente suppose une endurance que requiert aussi

l’effort soutenu symbolisé par le vent du Nord.

Cette réalisation implique également la fin du long labeur sur soi, du yoga

personnel (affranchie de la quenouille). Elle dénote aussi une installation

dans le surmental et donc un jeu égal avec les forces du surmental, celles

du monde des dieux dont elle peut désormais « enfreindre la loi » :

l’aventurier, libéré, (elle fait mépris de la soumission), peut transcender

les lois qui régissent le monde des formes, de l’humanité ordinaire.

Cette réalisation agit rapidement sur tous les éléments de la nature

extérieure (Elle est turbulente - mouvementée -, rapide au combat).

Faisant référence au « chant du cygne » qui désigne la plus belle et

dernière chose réalisée par quelqu'un avant de mourir, Sri Aurobindo en

reprend ici l’image mais l’invitation concerne alors non celle qui chante,

Penthésilée, mais l’adversaire dont elle annonce le désastre et la mort

(Faisant sonner sa voix comme celle d’un cygne qui nous mande devant la

mort).

Dans cette réalisation, ni l’apitoiement sur soi qui compte parmi les

sentiments les plus bas, ni la pitié pour les autres qui est aussi une forme

de faiblesse envers soi-même – très différente de la divine compassion -

n’ont leur place car comme le dit la Gîta, « Les sages ne pleurent ni les

vivants ni les morts » (heureuse, impitoyable). (Bhagavad Gîta, Chant 2,

Verset 11. Cf. commentaires de Sri Aurobindo.)

L’aventurier qui a atteint ce point est à la fois d’une extrême douceur dans

son action et d’une totale inflexibilité car il fait ce qui doit être fait selon

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Page 183: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

l’ordre intérieur vrai (elle trempe dans le sang des mains qui ont la

douceur du lys).

Dans les derniers vers de ce passage, Sri Aurobindo élargit la coalition

achéenne à l’Europe dont le sens est « une vision élargie » et que nous

pouvons associer au mental supérieur. Cette « vision étendue », qui est

encore largement dépendante du mental, perd pied lorsqu’elle est

confrontée à une réalisation bien supérieure appartenant aux plans

supérieurs de l’Esprit, surtout quand il s’agit du surmental - Penthésilée,

rappelons-le, est une fille du dieu Arès. Cette vision doit donc encore

s’élargir par le processus d’ouverture de la conscience (Sous le choc avec

elle, l’Europe étonnée est, chancelante, rejetée vers l’Océan).

Dans cette grande réalisation, l’aventurier, sorti en l’esprit seulement hors

de la dualité, peut s’identifier avec tous les éléments du conflit intérieur,

et aussi avec la nature même de la manifestation qui est conflit (Elle est la

panique, elle est la mêlée, la guerre est son péan, les chars sont la foudre

de Penthésilée).

Dans ces vers, Sri Aurobindo réaffirme la nécessité de partir de la réalité

telle qu’elle est, et non telle qu’on la voudrait, ainsi qu’il l’expose dans les

Essais sur la Gîta au Chapitre 5.

« Mais quelle est donc la nature de la difficulté rencontrée par l’homme

qui veut mener intérieurement la vie spirituelle et qui doit pourtant

prendre le monde tel qu’il est et y vivre ? Quel est l’aspect de l’existence

qui épouvante son esprit éveillé et qui provoque ce que le premier chant

de la Gîta, d’un titre très expressif, appelle le désarroi d’Arjuna, cette

affliction, ce découragement de l’homme forcé de faire face au spectacle

du monde tel qu’il est réellement , une fois que le voile de l’illusion

éthique – l’illusion de la rectitude personnelle – est déchiré et avant

qu’une plus haute réconciliation avec lui-même soit obtenue ? C’est

l’aspect qui est figuré extérieurement par le massacre de Kurukshétra, et

spirituellement par la vision du Seigneur de toutes choses se dressant

sous la forme du Temps pour dévorer et détruire ses propres créatures. »

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Page 184: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

L’intervention de Penthésilée symboliserait donc aussi l’acceptation de

l’aventurier de remettre en question nombre de ses réalisations passées

auxquelles il tient plus que tout, à l’instar de l’attachement qu’Arjuna

éprouvait envers les membres de sa famille.

Il semble que sa venue a été la perte des hommes de l’Ouest et de leurs troupessans nombre ;Ajax repose pour toujours, Mérion gît sur les plages.Ils tombent un par un sous vos yeux, les Grands de l’Achaïe.Sans cesse devant mes navires, comme une procession de fourmis qui furètent,Passent les blessés qu’on emmène ; ils étouffent leurs plaintes à mesure qu’ils approchentEt regardent en silence les multitudes inactives, incriminant Achille au grand renom.

A partir du moment où l’aventurier fait intervenir dans son conflit intérieur

cette haute réalisation pour défendre le yoga qui s’élance vers les

hauteurs de l’esprit en laissant de côté la purification et spiritualisation de

la nature, les éléments qui s’y opposent, issus de l’intelligence et de la

volonté concentrées, perdent de leur force ou sont dépassés (Ils tombent

un par un sous vos yeux, les Grands de l’Achaïe).

La mythologie connaît deux Ajax, le Petit Ajax et le Grand Ajax, symboles

respectivement de la conscience inférieure ou extérieure et de la

conscience supérieure. Lorsqu’on ne précise pas, il s’agit toujours du

« grand » Ajax, fils de Télamon, lequel est « sans peur » selon Pindare.

C’est un cousin germain d’Achille, Télamon étant le frère de Pélée (Cf.

Planche 25). La légende classique de la mort d’Ajax, telle que rapportée

par Pindare, affirme qu’il s’est suicidé car il n’a pas été choisi pour recevoir

les armes d’Achille qu’Agamemnon donna à Ulysse : c’est un processus

pour réaliser une parfaite transparence et non pour davantage de

conscience que l’aventurier devra entreprendre. Une source plus tardive

soutient qu’il a été tué par Pâris. Mais Sri Aurobindo semble suivre une

autre tradition selon laquelle Ajax fut tué par Penthésilée, ce qu’il

confirmera plus loin au vers 618.

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Page 185: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Quoiqu’il en soit, la mort d’Ajax pourrait signifier ici que le maximum que

puisse accomplir la conscience personnelle dans le travail de la maîtrise

vitale a été atteint. En effet, lorsqu’il fut choisi par le sort pour affronter

Hector et que les deux combattants se révélèrent de force égale, il offrit à

Hector une ceinture de pourpre, symbole d’une très haute maîtrise vitale.

Achille, fils d’une déesse de profondeurs, illustre une purification dans les

profondeurs avec l’aide divine, ce qui n’est pas le cas d’Ajax qui n’a pas de

parents divins. Notons toutefois qu’en force et en bravoure, Ajax est

seulement dépassé par Achille.

Mérion est un archer, symbole d’une tension vers le but, qui accompagna

à la guerre son oncle Idoménée, petit-fils de Minos, et donc dans le cadre

d’un mouvement de consécration, de don de soi (surrender). C’est, dit-on,

l’un des combattants les plus valeureux du camp grec, et en effet son nom

semble être lié au mot « cuisse », symbole de force. Au total, c’est le

symbole d’une grande force tendue vers le but. Sa mort pourrait indiquer

que l’aventurier est désorienté en ce qui concerne la direction du

mouvement évolutif.

Pourtant j’ai été indulgent avec vous, j’ai attendu quelque temps, escomptéque vous me feriez mander ;Appelant de mes désirs des torches nuptiales et non la flamme au faîte des maisonsd Ilion,Non le sang répandu dans les chambres de douceur ; non l’incomparable cité de l’amour

520Engloutie par le funeste destin. Je ne me suis pas détourné de la lutte titanesqueDécouragé, ou désespéré, ou soudain las des travaux sous l’effet d’un refluxde mon glorieux courage,Mais sous la poussée de ma compassion devant la ruine des nations sœurs,Mais pour l’amour de celle que désire mon âme : la fille de Priam.Et eu égard à Polyxène j’entends une seule fois vous parler encor comme unqui vous aimeAvant que la Furie, brusquement surgie de l’Erèbe, sourde à vos plaintes,

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Ivre de la joie du massacre, ne s’empare de la richesse et des femmes,Exhortant le Feu dans sa progression tandis que s’écroule Ilion en cendres.Cédez ; car votre sombre destin est impatient.

Pour la dernière fois, l’aventurier de la conscience tente de faire marcher

ensemble les plus hautes réalisations des anciens yogas avec une voie

d’action engagée dans une purification approfondie de la nature

extérieure. Ces hautes réalisations se manifestent entre autres chose par

la dernière-née de Priam et d’Hécube, Polyxène. Ce nom est composé

avec Πολυ (nombreu-x-ses) et ξενη (étrangères, insolites, étonnantes,

surprenantes). Avec les lettres structurantes (Ξ ou ξ + Ν), il s’agirait de la

réalisation d’une identité entre le bas et le haut, entre l’esprit et la

matière, ou aussi, avec la précision donnée par la lettre minuscule, peut-

être d’une certaine descente de l’esprit dans la matière. L’aventurier est

donc désireux d’allier le travail de purification avec les capacités nouvelles

et étonnantes qui lui viennent des plans supérieurs de l’esprit (l’amour de

Polyxène), tout en voulant tenter de sauver parmi les anciens yogas ce qui

lui tient à cœur (les nations sœurs). En particulier les structures qui ont

permis le développement de l’amour par la réalisation psychique

(l’incomparable cité de l’amour). Il faut se souvenir qu’Aphrodite soutient

le camp troyen.

Les Furies sont le nom latin pour les Érinyes. Dans la mythologie, ce sont

des esprits vengeurs qui interviennent pour punir les offenses graves,

principalement les parjures et les crimes familiaux.

Ce sont donc des forces qui remettent sur le chemin juste de l’évolution

lorsque l’homme s’en détourne. Il faut comprendre par « parjure » les

actes de ceux qui ne suivent pas la voie que leur âme s’est donnée en

cette vie.

Les crimes familiaux, ceux des parents ou des enfants le plus souvent,

brisent ce qui lie le chercheur à son origine divine (les crimes contre les

parents), ou interrompent ce qui en lui demande à se développer (les

enfants).

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L’action de ces divinités est totalement incompréhensible pour l’homme

car il n’est pas le plus souvent conscient de son erreur, aussi les Érinyes

marchent-elles dans le noir. De plus, elles sont sans pitié : ce sont des

mouvements inflexibles.

Dans ce passage, l’Érèbe d’où proviendrait l’Érinye est la Ténèbre dans

laquelle s’est précipitée la Conscience divine à l’origine de la

manifestation. L’Érèbe est fils du Chaos, de la Force-Conscience

concentrée en elle-même (Cf. Planche 1).

L’aventurier pressent donc que des forces divines dont il n’a pas la

capacité de sonder l’origine, mais qui sont liées à l’origine et au but de la

Manifestation, pourrait réduire en cendres ses réalisations les plus hautes.

Vos auxiliaires n’accourent plus,Multitudes promptes à répondre à votre appel ; le joug de votre orgueilet de votre splendeur 530Ne pèse pas maintenant sur les nations de la terre comme au temps où la Fortunevous chérissait,Où la force était votre esclave et où Troie, la lionne, rugissant de colèreMenaçait le monde occidental du haut de ses remparts bâtis par Apollon.Joyeux d’être libérés de la servitude qu'ils haïssaient, des entraves insolentesQui subjuguaient leur virilité, les peuples se soulèvent et prient pour votre ruine ;Les dons s’entassent sur leurs autels ; leurs bénédictions aident les Achéens.Memnon vint, mais il repose à jamais, et les visages basanés de sa nationN’enveloppent plus d’une nuée sombre le fracas de tonnerre de l'assaut qui déferle.La Lycie se bat avec lassitude ; loin ont fui les troupes levées en Carie.La Thrace fait retraite vers ses plaines, préférant le sifflement des vents déchainés, 540Ou, aux rives du Strymon, tournoyer sur sa cadence orphéenne,Plutôt que dans l’orgie des glaives et face aux piques des Hellènes.

Au début de ce passage, Sri Aurobindo reprend en quelques vers ce qu’il a

développé au début de La vie divine.

Dans le second chapitre, il traite de « La négation matérialiste » qui part

du principe que la Matière est la seule réalité. Il nous invite tout d’abord à

reconnaître « l’énorme, l’indispensable utilité de la période, si brève, du

matérialisme rationaliste que l’humanité a traversée ». (…) Car il est

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« nécessaire que la Connaissance progressive ait pour base un intellect

clair, pur et discipliné. »

Dans le troisième chapitre, il évoque « Le refus de l’ascète » qui affirme

que l’Esprit est la seule réalité. « Car aux portes du Transcendant se tient

ce simple et parfait Esprit décrit dans les Upanishad : lumineux, pur,

soutenant le monde mais inactif en lui, sans nerfs d’énergie, sans fissure

de dualité, sans cicatrice de division, unique, identique, libre de toute

apparence de relation et de multiplicité – le Moi pur des Advaïtins, le

Brahman inactif, le Silence transcendant. Et quand il franchit ces portes

soudainement et sans transition, le mental est saisi par le sens de

l’irréalité du monde et de la seule réalité du Silence, et c’est là une des

expériences les plus puissantes et les plus convaincantes accessibles au

mental humain. C’est là, dans la perception du pur Moi et du Non-Être

derrière lui, que se trouve la source d’une seconde négation – parallèle et

diamétralement opposée à la négation matérialiste, mais plus complète,

plus irrévocable, plus périlleuse encore dans ses effets sur les individus et

les collectivités qui répondent à son puissant appel vers le désert : le refus

de l’Ascète. » Ce refus de l’ascète, cette révolte de l’Esprit contre la

Matière, a longtemps marqué l’esprit de l’aventurier, imposant sa loi au

reste de l’être, en particulier au mental qui s’intéressait aussi à la réalité

de la matière (Troie, la lionne, rugissant de colère, menaçait le monde

occidental du haut de ses remparts bâtis par Apollon).

Mais l’aventurier ressent un affaiblissement de sa confiance dans les voies

anciennes et les structures qui les soutenaient, ainsi que dans la force qu’il

pouvait jusqu’alors mobiliser (la force était votre esclave).

Nous devons nous arrêter un moment sur la mort de Memnon car elle

explicite symboliquement assez clairement les raisons de la chute de Troie

et de la nécessaire réorientation des anciens yogas afin de pouvoir

commencer le yoga supramental. Pour cela, il faut revenir à la légende

concernant son père, Tithonos.

Celui-ci, dont le nom signifie « l’évolution de l’être intérieur vers le plan le

plus haut », est un fils de Laomédon, et donc un frère de Priam. Il aurait dû

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normalement succéder à son père dans la lignée royale de Troie car,

comme son oncle Ganymède, il était d’une remarquable beauté, donc

symbole du travail de yoga le plus vrai.

De ce fait, la déesse de l’aurore, Éos, en tomba amoureuse, l’emmena en

Éthiopie, et lui donna deux enfants, Memnon et Émathion.

Éos demanda à Zeus de conférer à Tithonos l’immortalité mais elle omit

de mentionner la jeunesse éternelle. Tant que Tithonos resta jeune, ils

vécurent heureux aux frontières de la terre, au bord des courants de

l’Océan. Selon Homère, souvent l’aurore sortait du lit de Tithonos pour

apporter le jour aux dieux et aux mortels.

Puis, comme le temps passait, les ravages de l’âge réduisirent

progressivement Tithonos à une larve qu’Éos enferma dans une chambre

close où depuis il babille éternellement.

Éos, la déesse de l’Aurore, est sœur d’Hélios « la lumière supramentale ».

Elle est le symbole de l’éternel nouveau.

Parmi les enfants de Laomédon, c’est non pas de Priam mais de Tithonos

qu’elle tombe amoureux, le plus beau et donc le plus porteur de Vérité. Le

Divin tente donc une première tentative de réorientation des anciens

yogas par une intervention de la puissance qui apporte le Nouveau, par

une impulsion supramentale.

En effet, bien que nous n’ayons pu en retracer la chronologie exacte dans

les textes, il est évident que l’histoire de Tithonos se déroule avant la

campagne punitive d’Héraclès, le grand purificateur/libérateur, dans

laquelle ce dernier tua tous les enfants mâles de Laomédon à l’exclusion

de Podarcès et de Tithonos (C’est la version de la Bibliothèque

d’Apollodore, mais selon Homère, au moins trois enfants mâles de plus

survécurent.. Podarcès, dont le nom signifie « celui qui écarte le pied »

symbole d’un refus de s’impliquer dans l’action, fut racheté par sa sœur

Hésione et prit le nom de Priam « le racheté ». Le Divin donnait alors

symboliquement une seconde chance au chercheur de réorienter le yoga.

Tithonos, non seulement était en Ethiopie à ce moment-là mais il avait

aussi été rendu immortel, et ne fut donc pas tué par Héraclès avec les

autres fils de Laomédon.

189

Page 190: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

En effet, Éos avait emmené Tithonos « l’évolution de l’être intérieur vers le

plan le plus haut » en Éthiopie, le pays de « la vision enflammée » ou « de

la voix enflammée » - le feu psychique qui se manifeste par le regard et

par la voix - et lui avait donné deux fils, Émathion et Memnon. Sous l’effet

de cette embrasse divine, l’aventurier obtient l’immortalité, c’est-à-dire la

libération de l’ignorance par laquelle il cesse de vivre « comme un mental

dans un corps pour vivre comme un esprit et dans l’Esprit ».

Mais, nous dit la légende, Éos, la puissance du Nouveau, « oublia » de

demander à Zeus de lui donner également la jeunesse éternelle, c'est-à-

dire la capacité « d’adaptation au mouvement du devenir ». En fait, elle ne

pouvait pas le faire, car l’aventurier ne s’est pas encore engagé dans un

processus de purification qui conduira plus tard au « rachat » de Priam,

c’est-à-dire à une nouvelle possibilité de suivre le mouvement du devenir.

L’enjeu de la guerre qui se prépare est en effet un dépassement des états

de sagesse et de sainteté, des libérations du passé pour ouvrir le chemin

au supramental.

Et Mère (Agenda Tome 3, 12 janvier 1962) indique clairement les

conditions du passage dans une note à Satprem à propos de sa question

sur les capacités requises pour accéder au monde supramental :

- « Capacité d’élargissement indéfini de la conscience sur tous les plans,

y compris le matériel

- Plasticité illimitée pour pouvoir suivre le mouvement du devenir

- Egalité parfaite abolissant toute possibilité de réaction de l’ego »

Or si l’aventurier a réalisé la troisième condition et en partie la première, il

y a dans son refus de considérer que la vérité évolutive n’est plus, à ce

moment du yoga, dans les hauteurs de l’esprit, un blocage au niveau de la

seconde condition : car l’éternelle jeunesse correspond à la plasticité

nécessaire pour pouvoir suivre le mouvement du devenir.

Un tel refus d’adaptation produit à terme un enfermement sur ses propres

croyances et un rétrécissement progressif et irrémédiable de la volonté

intelligente qui répète indéfiniment les mêmes choses (Tithonos demeura

cloîtré et réduit peu à peu à l’état de larve).

190

Page 191: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Le premier fils de Tithonos, Émathion, devint roi d’Éthiopie. Il attaqua

Héraclès tandis que ce dernier remontait le Nil après avoir tué le roi

d’Egypte Busiris mais il fut tué par lui. Ceci se passa après les « travaux »,

ou à un moment durant les deux derniers, mais en tout état de cause

avant la campagne de Troie.

Lorsqu’Héraclès vint à Troie pour se venger de Laomédon, Memnon, qui

était encore en Éthiopie ayant succédé à son frère sur le trône, fut donc

sauf. Son nom, Memnon, que nous retrouvons dans celui d’Agamemnon

dans le camp opposé, est construit vraisemblablement sur la racine μεν

« désirer, vouloir » avec l’inclusion de la lettre Mu (μ) indiquant la

réceptivité. Agamemnon est en effet, selon Homère, le plus « cupide » de

tous les achéens. Compte tenu des lignées où figurent ces deux héros,

nous pouvons les associer au yoga de la volonté intelligente (buddhi-

yoga), du discernement allié à la détermination, yoga qui culmine à la fois

dans l’union de l’intelligence (avec le Moi) et l’union (avec le Moi) par

l’intelligence.

Mais Memnon, fils de Tithonos, conserve les caractéristiques de son père

et celles de la lignée. Ainsi il obtiendra d’Éos l’immortalité à sa mort, mais

il hérita aussi du refus ou de l’impossibilité d’adaptation au mouvement du

devenir. Si ce n’était le cas, la lignée troyenne se serait poursuivie dans sa

descendance et non dans celle de Priam « le racheté ».

Selon l’un des textes perdus du cycle troyen, l’Éthiopide, Memnon, vint à

Troie à la tête d'un contingent d'Éthiopiens. Il portait une armure façonnée

par le dieu Héphaïstos. Au cours d'un combat, Memnon tua Antiloque, fils

de Nestor et grand ami d'Achille. Celui-ci se vengea en tuant Memnon, et

Zeus accorda l'immortalité à Memnon à la demande d'Éos.

Memnon est donc le symbole de cette volonté intelligente animée d’un

puissant feu intérieur, mais qui est encore bloquée au niveau de

l’adaptation au mouvement du devenir. Cette volonté intelligente se

manifeste sous des formes nouvelles qui lui assurent protection, car Il

portait une armure façonnée par le dieu Héphaïstos. Mais Achille

également est porteur d’une telle armure !

191

Page 192: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Entre ces deux yogas très avancés qui se disputent la vérité évolutive -

celui de la purification des profondeurs en vue de la libération vitale et

celui de l’intelligence discernante animée d’un puissant feu mais refusant

la vérité évolutive – c’est le yoga de la descente, qui en accord avec le

devenir, l’emporte (Memnon vint, mais il repose à jamais).

Il est possible que les visages noirs attribués dans la mythologie aux

Éthiopiens, et mentionnés ici par Sri Aurobindo (les visages basanés de sa

nation), en sus de la réalité physique, fassent référence symboliquement à

une mauvaise orientation mentale, de même que les pieds noirs indiquent

un défaut d’incarnation.

Dans les derniers vers de ce passage, on apprend que les supports des

anciens yogas ont perdu de leur vigueur. La Lycie et la Carie sont deux

provinces au sud-ouest de la Phrygie, et la Thrace au Nord-ouest, sur

l’autre rive de la Propontide.

La Lycie (dont le nom est construit autour d’une racine archaïque Lug ΛΥΓ)

est la province de « la lumière qui précède l’aube » ; cette lumière fut

192

Page 193: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

pendant des siècles le soutien des anciens yogas mais elle a perdu de son

éclat (La Lycie se bat avec lassitude).

La Carie (province de la « tête ») est le lieu symbolique de la croissance

dans les plans du mental, d’un soutien au mental illuminé troyen. Mais

dans ce conflit intérieur, le mental n’est plus d’aucun secours (loin ont fui

les troupes levées en Carie).

La Thrace où souffle Borée le vent du Nord, est le lieu d’une ascèse

exigeante. Au lieu de poursuivre la difficile ascension vers les hauteurs,

l’aventurier choisit des ascèses plus faciles où cependant se manifestent

les oppositions au yoga (La Thrace fait retraite vers ses plaines, préférant

le sifflement des vents déchainés). Ou bien, il se réfugie dans un yoga au

rythme juste mais répétitif (Ou, aux rives du Strymon, tournoyer sur sa

cadence orphéenne). En effet, Orphée était un roi de Thrace. Dans la

quête des Argonautes conduite par Jason, il est celui qui bat la mesure

pour les rameurs, indiquant « le rythme juste » de ce qui doit être fait. Il

symbolise dans les débuts du chemin l’une des premières perceptions du

rythme juste derrière toutes choses que doit apprendre à suivre le

chercheur. Nous n’approfondirons pas ici le mythe d’Orphée et d’Eurydice

qui est traité en détail dans le Tome 2 Chapitre 5 de Mythologie, Yoga de

l’Occident. Disons seulement ici qu’il parle du désarroi du chercheur qui

perd le chemin juste et doit descendre dans ses profondeurs pour

retrouver le fil qui le conduira sur un nouveau chemin, sans s’attacher à

ce qui était juste pour lui auparavant.

Princes de Pergame, ouvrez vos portes à notre Paix afin qu'elle entrePortant la vie dans ses bras gracieux, et l’oubli, ce tombeau des passions de la terre,Ce guérisseur des plaies et du passé. Dans une entente d’égal à égal, à la manièrehellénique,Unissez l’Asie à la Grèce, - que ce soit un même monde, depuis les fleuvesgelésFoulés par les chevaux des Scythes (Nous avons ici corrigé la traduction deThépot qui indique « du Scythe »), jusqu’aux confins où ondoie le Gange.Renoncez à la Tyndaride Hélène, cause désirable de votre danger,

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Page 194: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Rendez-la à la Grèce depuis longtemps déserte de ses mouvements et de son sourire.Ornez son arrivée en Grèce de richesses ; l’apparat de ses esclaves

550Et des chars sans fin gémissant sous l’or, qui sont porteurs de la rançon des nations.Ainsi la Furie sera pacifiée, elle qui, de Sparte, souffla exultanteDans les voiles du ravisseur troyen pour aider ses rameurs.Ainsi les dieux seront apaisés, et les pensées de leur colère révoquées ;La Justice satisfaite retournera sur ses pas, et à la place des tisons de l’incendieLes torches qui ravissent l’œil feront irruption dans Troie avec les épées des noces.Moi, ainsi qu’un jeune époux, je saisirai, étreindrai, défendrai votre cité,Sauvée de l’envie d’Argos, de la haine lacédémonienne,Sauvée de l'avidité de la Crète et de la rapine brutale du Locrien.

Ce qui dans l’aventurier reconnaît que la descente dans le vital profond

pour le purifier est une tâche incontournable (Achille) essaye de

convaincre ce qui en lui est toujours attaché aux anciennes réalisations

qu’un compromis est possible, à condition d’un lâcher prise, de la

reconnaissance que la vérité évolutive ne va plus ni dans le sens de la

conquête des paradis hors de la terre, ni dans la séparation esprit-matière.

En effet, si Memnon est mort, Priam a été « racheté ». Et l’aventurier sait

qu’il a la capacité d’une plus grande maîtrise vitale (comme Achille l’a

mentionné précédemment : Le monde, conquis par ma lance). Ce que

l’aventurier envisage à ce stade du yoga, c’est une plus grande maîtrise

de son être extérieur avec l’aide du maître intérieur, tout en conservant

les acquis passés. Nous avons vu que cette maîtrise était la fonction de la

déesse Athéna, comme Sri Aurobindo le mentionne dans le Prologue de

Perseus the Deliverer :

« Moi (Athéna), le Tout-Puissant

Me conçut de Son être pour guider et discipliner

L’Esprit immortel de l’homme, jusqu’à ce qu’il parvienne

à l’organisation et à la superbe maîtrise

De tout son être extérieur.

(…)

Il (l’homme) mettra sa confiance en moi et défieras

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Page 195: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Les océans incommensurables jusqu’à ce que l’Occident

Se mélange à l’Inde, et atteigne les îles du nord qui,

Couvertes de neige, demeurent sous ma brillante Égide dansante.

Armé du feu tonnant, il s’élancera au-dessus des eaux furieuses

Quand la baleine est étourdie entre deux déferlantes

Et il tuera son ennemi au milieu des coups de tonnerre.

Mais ce compromis est-il possible, et dans quelle mesure ? L’aventurier

est-il parvenu à la suprême réalisation indiquée dans les derniers versets

de la Gîta telle que Sri Aurobindo en donne la signification : « Me prenant

pour but suprême, abandonne-Moi dans ta pensée consciente toutes tes

actions ; aie recours au yoga de l’intelligence et garde constamment ta

conscience fixée en Moi » ?

C’est la question à laquelle Sri Aurobindo va répondre dans la suite du

poème.

Pour l’instant, l’aventurier se propose de considérer la poursuite du travail

en l’esprit et le travail dans les profondeurs de manière égale (Dans une

entente d’égal à égal, à la manière hellénique), avec la même intensité.

Peut-être Sri Aurobindo nous dit-il ici qu’il n’y a pas lieu de faire une

différence entre les différentes voies, qu’elles soient davantage

matérialistes ou plus spiritualistes, et surtout que la course aux grades

spirituels est un non-sens.

Mais cette alliance, du point de vue de la purification, doit se faire toujours

sous réserve non seulement que tout en lui accepte que la vérité évolutive

aille dans le sens où conduisent les forces d’aspiration représentées par la

coalition achéenne (Renoncez à la Tyndaride Hélène, cause désirable de

votre danger, rendez-la à la Grèce depuis longtemps déserte de ses

mouvements et de son sourire), mais aussi que les réalisations supérieures

participent au yoga de purification (Ornez son arrivée en Grèce de

richesses ; l’apparat de ses esclaves et des chars sans fin gémissant sous

l’or, qui sont porteurs de la rançon des nations).

Ainsi, toutes les parties de l’être avanceraient à l’unisson et participeraient

au yoga évolutif, depuis l’être extérieur mental qui travaille à la pleine

195

Page 196: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

maîtrise jusqu’aux niveaux supérieurs en l’esprit (Unissez l’Asie à la

Grèce). Il est probable que Sri Aurobindo n’ignorait pas que le nom

« Grecs » remplaça celui de « Hellènes » seulement à partir d’Aristote. Par

« Grèce », il entend donc sans doute les sommets de l’homme de raison,

la réalisation d’une harmonie faite de sagesse et de modération telle que

nous apparaît aujourd’hui la civilisation grecque. L’Asie désigne non

seulement la Troade et les provinces alentours, mais aussi tous les

territoires plus à l’Est, indiquant les réalisations spirituelles les plus

avancées.

Sri Aurobindo précise ce qu’il entend par cette unité dans les vers

suivants : l’union de l’extrême matériel à l’extrême spirituel, et cela sans

destruction, dans la Paix de l’égalité qu’apporte le travail d’une libération

avancée (la Paix promise par Achille).

En effet les fleuves gelés parcourus par les chevaux des Scythes, peuple

du Nord de l’Europe, désignent les déserts gelés du plus haut intellectuel

matérialiste qui doute de tout ce qui n’est pas accessible à ses sens et

confirmé par sa raison, tandis que les confins où ondoie le Gange désigne

l’extrême spirituel qui s’est développé jusqu’au refus de l’action par

l’ascète.

Ici sont posées les bases de l’action de la Nouvelle Conscience qui se

manifesta sur la terre début 1969 et que Mère formulera en 1970 (Cf.

Agenda de Mère, Tome 11, 3 Janvier 1970) :

« N'est-ce pas, c'est ce que j'ai appris : la faillite des religions, c'est parce

qu'elles étaient divisées – elles voulaient que l'on soit religieux à

l'exclusion des autres religions; et toutes les connaissances humaines ont

fait faillite parce qu'elles étaient exclusives; et l'homme a fait faillite parce

qu'il était exclusif. Et ce que la Nouvelle Conscience veut (c'est là-dessus

qu'elle insiste) : plus de divisions. Être capable de comprendre l'extrême

spirituel, l'extrême matériel, et de trouver... trouver le point de jonction, là

où... ça devient une force véritable. »

C’est pourquoi dans les derniers vers de ce passage, il est dit que cette

option aurait la faveur des dieux, des forces cosmiques du surmental.

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Page 197: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Les Érinyes (les Furies) sont, comme nous l’avons vu plus haut, des forces

qui remettent l’homme sur le chemin juste de l’évolution lorsqu’il s’en

détourne. Les Troyens symbolisent une spiritualité qui se détourne de la

vie, ce qui fut un temps un chemin incontournable pour la partie de

l’humanité qui voulait s’unir au Divin (La Furie qui, de Sparte, souffla

exultante, dans les voiles du ravisseur troyen pour aider ses rameurs).

Mais, le moment venu, lorsque le renversement du yoga devint

nécessaire, ces Érinyes avaient soutenu le mouvement qui devait conduire

à la guerre. Mais un redressement du mouvement du yoga vers davantage

d’aspiration rend son influence inutile (Ainsi la Furie sera pacifiée).

De même, les forces spirituelles du surmental qui sont partagées entre les

deux tendances évolutives retrouveront une unité (Ainsi les dieux seront

apaisés, et les pensées de leur colère révoquées), et le mouvement juste

de l’évolution humaine reprendra son cours normal, Hélène revenue à

Sparte (La Justice satisfaite retournera sur ses pas) et aucune réalisation

ne sera abandonnée, faisant place à l’union du spirituel et du matériel (et

à la place des tisons de l’incendie, les torches qui ravissent l’œil feront

irruption dans Troie avec les épées des noces).

Enfin, l’être sera réunifié et les mouvements fondamentaux de l’ego

cesseront :

- Le moi inférieur en quête de pureté et de lumière ne sera plus envieux

des réalisations en l’esprit (l’envie d’Argos) car l’illumination lui sera

donnée par le Moi. - Le sentiment de séparation disparaîtra. En effet, la ville de Sparte « ce

qui surgit », a été fondée par Lacédémone « la divinité (intérieure) qui

retentit avec force » dont elle prit le nom. Lacédémone est fils de la

Pléiade Taygète qui incarne le plan du mental intuitif et à l’origine de la

lignée où se situe Hélène, enlevée par le troyen Pâris. Ménélas est roi

de cette ville. La haine lacédémonienne fait sans doute référence à

l’enlèvement de celle-ci alors que Pâris était l’hôte de Ménélas parti en

voyage. En effet, le mental intuitif est encore un plan qui appartient à la

dualité.

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Page 198: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

- Le sentiment du manque disparaîtra car l’être sera comblé par les dons

de l’esprit. La faim (hunger) de la Crète fait référence à cette forte

aspiration vers le haut qui marqua les débuts du chemin et

correspondait à un élargissement de la conscience, symbolisé par

l’enlèvement d’Europe « une large vision » par Zeus qui l’emmena en

Crète.- Le désir fondamental de prédation cessera. En effet, de Locride vint à

Troie un contingent commandé par le « petit » Ajax, c’est-à-dire la

conscience extérieure et son désir de prendre, de posséder, de

s’accaparer qui prend racine dans le mouvement primitif et instinctif de

saisie (la rapine brutale du Locrien).

Mais si de ma voix vous vous détournez et si vous n’écoutez que les grands cris d’Arès

560Réclamant le combat en vous qu’abusent Héra et Pallas,Les houles de la mort féroce auront tôt fait de se refermer sur TroieEt ses remparts construits par les dieux ne seront que chaume et terresous les pieds de l’Hellène.Car à mes tentes je ne retourne pas, j'en jure par Zeus et par Apollon,Maître de la vérité qui siège dans Delphes, méditant, insondable et solitaire,Dans les cavernes de la Nature et écoutant sa rumeur (plutôt : son murmure) souterraine,Et je place sous sa garde muette et intransigeante, à lui qui n’oublie pas,Mon serment de ne pas me reposer du halètement d’Arès, de la lutte corps à corpsQui oppose espoir et mort dans l’empoignade sans merci de la mêlée,Laissant à nouveau (plutôt : encore) les remparts de Troie non escaladés,

570La Grèce invengée, la mer Egée à l'état de lac, et l’Europe, de province !Choisissant l’exil loin de l’Hellade, loin de Pélée et Déidamie,Le champ de bataille pour chambre à coucher, et le combat comme coin du foyer,J’irai guerroyant jusqu’à ce que l’Asie, asservie par mes pas,Sente la marche de Dieu dans la pression de ma sandale sur sa poitrine.Je me reposerai alors, quand les frontières de la Grèce seront en bordure du Gange ;Ainsi le passé paiera sa rançon de Titan, et, la Destinée inversant sa balance,Tout un continent enlevé subira le sort d’Hélène.Voilà ce que j’ai juré, alliant ma volonté à Zeus et à Anankè "

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Page 199: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Nous avons vu qu’Héra est la force qui veille à une juste évolution selon le

plan divin et qu’Athéna est le maître du yoga, le maître intérieur qui guide

la croissance de l’être intérieur jusqu’à la maîtrise totale de l’être

extérieur. Ces deux divinités se sont rangées du côté achéen car ces

forces du surmental travaillent au mouvement de renversement. Elles

savent que la victoire sera en finale du côté achéen, soutiennent le

combat et ne recherchent aucun compromis avec le yoga fondé sur la

séparation esprit/matière.

L’aventurier de la conscience se promet à lui-même que, quoiqu’il arrive, il

poursuivra le chemin de purification et de libération dans les profondeurs

même s’il ne parvient pas à le concilier avec les réalisations des anciens

yogas (Car à mes tentes je ne retourne pas). Car, comme l’a dit Sri

Aurobindo pour lui-même, une libération personnelle qui laisse inchangée

le reste de l’humanité ne pouvait le satisfaire.

Pour cela, l’aventurier s’engage à poursuivre le yoga de purification sans

relâche sur la base de sa connaissance acquise dans le surmental ainsi

que de la lumière psychique symbolisée par Apollon (j'en jure par Zeus et

par Apollon).

Sri Aurobindo, pour expliciter la « lumière ou vérité psychique », fait alors

référence au célèbre oracle d’Apollon qui était situé à Delphes (maître de

la vérité qui siège dans Delphes). En effet, la manifestation extérieure de

la lumière de vérité émanant du feu psychique et perçue intérieurement y

était mise en scène. Il est difficile de se faire une idée précise du

déroulement de l’oracle à l’époque archaïque car beaucoup de choses ont

été décrites de manière fantaisiste par les auteurs anciens. Ainsi la

crevasse au-dessus de laquelle était censée se tenir la Pythie est une

impossibilité géologique. De même, il n’y a jamais eu non plus à Delphes

d’émanations volcaniques. Il est probable que les « fumées » aient été

produites par la combustion de plantes.

Quel que fût la réalité matérielle de la mise en scène, il n’en demeure pas

moins que l’oracle avait une grande renommée. Le consultant posait sa

question à une officiante, la « Pythie », prophétesse d’Apollon, qui se

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tenait sur un trépied, probablement dans une salle souterraine d’un

temple où peu avaient accès. Son nom lui venait du grand serpent Python,

symbole du processus de décomposition et de putréfaction, tué par

Apollon dès la naissance du dieu. En effet, la lumière psychique, émanant

de la partie immortelle de l’être, n’est pas compatible avec le principe de

décomposition. Les prêtres d'Apollon recueillaient alors les paroles de la

pythie, peut-être transmises lors d’extases, et les rédigeaient en vers dont

la signification était volontairement obscure et demandait à être

interprétée.

Il est probable que du fait des cycles du mental, l’Intuition des temps

védiques se soit progressivement affaiblie et que ce qui était initialement

parole de Vérité soit devenue avec le temps une divination plus ou moins

fantaisiste. De même que Sri Aurobindo a évoqué la disparition de

l’Intuition à laquelle l’humanité avait accès au temps des Rishis védiques,

un psychologue et historien américain a décrit magistralement cet

affaiblissement de l’intuition au cours des siècles depuis l’époque

archaïque grecque jusqu’à la cessation totale de la prophétie en 363 après

J.C. lorsque, par la bouche de la dernière prêtresse de Delphes, Apollon

annonça qu’il ne ferait plus de prophéties. (Cf. La naissance de la

conscience dans l’effondrement de l’esprit. Julian Jaynes. PUF 1994.

Toutefois, nous ne nous prononçons pas sur la thèse de cet auteur

concernant le fonctionnement psychologique des anciens.) Cette

prophétie, initialement parole de Vérité, devait déchoir jusqu’à n’être plus

transmise que par l’intermédiaire d’arts divinatoires fantaisistes.

Sri Aurobindo fait alors un parallèle entre la voix intérieure psychique et

l’oracle de Delphes : cette voix apollinienne provient des profondeurs

insondables de l’être, des cavernes souterraines de notre nature d’où elle

se manifeste à la conscience dans un « murmure », da façon assourdie

(méditant, insondable et solitaire, dans les cavernes de la Nature et

écoutant son murmure (sa rumeur) souterrain). La parole psychique est

issue d’un plan de Vérité et la lumière qui en émane est donc stricte ou

intransigeante (sa garde intransigeante). Les « souvenirs » psychiques

sont conservés de vie en vie (à lui qui n’oublie pas).

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Si donc tout ce qui s’accroche aux conceptions et aux réalisations du

passé ne veut pas accepter une autre vérité évolutive, alors l’aventurier

poursuivra son combat pour une purification/libération dans les

profondeurs vitales, refusant d’admettre le maintien des conceptions,

croyances et certitudes des anciens yogas qui se dressent comme des

remparts sur le chemin (laissant encore (à nouveau) les remparts de Troie

non escaladés), résolu à soutenir la vérité de l’aspiration (La Grèce

invengée), refusant de laisser inchangée la nature extérieure sachant que

la descente dans les profondeurs vitales entraînera des remous

émotionnels (refusant de laisser la mer Egée à l'état de lac), et enfin

refusant de limiter l’ouverture de la vision ou de la conscience à un

domaine limité (laissant l’Europe à l’état de province). Le mythe relatif à

Europe dont le nom signifie « large vision » et qui correspond à une

première ouverture de conscience du chercheur est étudié dans

Mythologie grecque, yoga de l’Occident et ne sera pas repris ici.

Ce passage fait écho aux difficultés que Mère rencontra pour ouvrir l’esprit

de ses disciples à une conscience plus vaste que celle à laquelle ils étaient

attachés par leurs traditions spirituelles.

Il résonne aussi avec un passage très important de l’Agenda dans lequel

Mère, après son expérience du « bateau supramental » indique les

capacités requises pour accéder au monde supramental :

- Capacité d'élargissement indéfini de la conscience sur tous les plans, y

compris le matériel.- Plasticité illimitée pour pouvoir suivre le mouvement du devenir.- Égalité parfaite abolissant toute possibilité de réaction d'ego. »

Elle indique plus loin ce même jour l’importance majeure de la capacité

d’élargissement de la conscience : « Les gens qui étaient dans ce bateau,

ce qu'ils avaient, c'étaient ces deux capacités-là: 1) Capacité

d'élargissement indéfini de la conscience sur tous les plans, y compris le

matériel. 2) Plasticité illimitée pour pouvoir suivre le mouvement du

Devenir.

La chose se passait dans le physique subtil. Et les gens qui avaient des

taches et qu'on était obligé de reprendre étaient toujours ceux qui

manquaient de la plasticité nécessaire pour les deux mouvements. Mais il

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s'agissait surtout du mouvement d'élargissement plus que du mouvement

de progression pour suivre le Devenir – ça, ça paraissait être une

préoccupation ultérieure, pour ceux qui étaient débarqués, après le

débarquement. Mais la préparation sur le bateau, c'était cette capacité

d'élargissement. »

Pour réorienter le yoga vers un yoga intégral qui ne sépare plus l’esprit de

la matière, l’aventurier cessera temporairement le yoga entrepris dans les

profondeurs du vital - le père d’Achille est Pélée « celui qui vit dans la boue

(qui plonge dans les profondeurs de l'humain » et qui est uni à la déesse

Thétis, fille de Nérée « le vieillard de la mer » - et arrêtera de poursuivre la

maîtrise de sa nature extérieure - sa femme est Déidamie « celle qui tue

ou achève la maîtrise » - (Choisissant l’exil loin de l’Hellade, loin de Pélée

et Déidamie).

Il s’engage, au plus haut et au plus profond de lui-même, à poursuivre le

yoga d’union jusqu’à ce que ce qui est le plus avancé en lui en l’esprit

perçoive la volonté évolutive divine dans l’incarnation au lieu de

seulement considérer que tout est déjà parfait dans l’instant (jusqu’à ce

que l’Asie sente la marche de Dieu), jusqu’à ce que le yoga le plus avancé

en l’esprit ne fasse plus qu’un avec le yoga dans la vie quotidienne (quand

les frontières de la Grèce seront en bordure du Gange), jusqu’à ce que le

sentiment de séparation ait disparu.

Alors les réalisations du passé contribueront au futur, le sens de l’évolution

s’inversera et toutes les réalisations anciennes - dont surtout l’égalité -

contribueront au nouveau yoga dont elles seront la base (la Destinée

inversant sa balance, tout un continent enlevé subira le sort d’Hélène).

Cet engagement de l’aventurier est fondé à la fois sur la connaissance

surmentale la plus haute et sur la perception de la nécessité évolutive

impérative (Voilà ce que j’ai juré, alliant ma volonté à Zeus et à Anankè).

Le sens du mot Anankè, traduit par « destinée, fatalité » contient

originellement l’idée de « contrainte ». Plus loin dans le poème, Sri

Aurobindo la nomme « l’Érinye mystique », la force qui impose le

mouvement juste divin, la puissance divine qui gouverne le Devenir.

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Ainsi fut énoncé le défi du Phthien. Silencieux, les héros 580Avec stupeur firent retour sur leur passé et scrutèrent la nuit de leur futur.Silencieux, leur cœur sentit une emprise venant des dieux et reçut des suggestionscélestes.Un moment le calme régna dans la pièce, comme si la Destinée essayait sa balanceEn équilibre sur les pensées de ses mortels. A la fin, avec un rire musical,Mélodieux comme les grelots qui tintent aux chevilles bondissant en cadence,La vierge Penthésilée répondit avec force aux dieux :« J’avais de longue date, dans mes lointains royaumes, entendu parler du renom d’Achille,Encore ignorante en un temps où je jouais à la balle et courais dans les dansesAu lieu de penser toujours à la guerre : mais déjà je rêvais du heurt avec le héros.Ainsi, à l’intérieur des terres, un poète imaginant la rumeur de l’Océan

590Brûle de désir pour son soulèvement gigantesque, sa danse de faîtes montagneux,Les hochements de crinière jaune, la marche fauve,Et les voix léonines qui réclament la terre comme proie pour les eaux hurlantes.C’est ainsi qu’à ma venue, j’ai langui après le cri et l’agilité d’Achille.Mais il s’est caché dans ses vaisseaux, il a boudé comme un garçon en colère.A présent je me réjouis que son âme se lève assoiffée de combat,Je m’en réjouis, que, victorieuse, je doive vivre ou, défaite, cheminerà travers les ombres :Une fois que ma javeline aura résonné contre le bouclier du Phthien Achille.Je ne désire pas la paix. Je me suis jointe à une nation hautaine et résolue ;Ils prisent l’honneur et la renommée, non la vie octroyée par un ennemi.

600Fils de l’antique maison qu’Ilion regarde comme des Titans,Chefs que le monde admire, craignez-vous donc le heurt avec le Phthien ?Les dieux, dit-on, ont décidé votre perte. En êtes-vous moins grands ?N’êtes-vous pas des dieux pour révoquer leurs décrets ou les subir sans être ébranlés ?Memnon est mort et les Cariens vous abandonnent ? La Lycie traîne ?J’ai quitté les ruisseaux de mon cher Orient pour me joindre à vous, moi, Penthésilée. »

Il est probable que les trois premiers vers fassent référence à « la vision

des trois temps », Trikaladrishti, que Sri Aurobindo a explicité dans son

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Journal du Yoga (Livre 1, Vijnanachatusthaya) comme étant une faculté

spéciale de jnana. « Jnana désigne le pouvoir de connaissance divine

directe qui opère indépendamment de l’intellect et des sens. (…) La

trikaldrishti est une faculté spéciale de jnana par laquelle ce pouvoir

général s’applique à l’actualité des choses, aux évènements dans leurs

détails, aux tendances, etc. du passé, du présent et de l’avenir du monde,

tel qu’il est, a été et sera dans le Temps. Cette faculté particulière

s’attache aux faits particuliers, alors que jnana s’attache à la vérité

générale. » Cette faculté a besoin pour s’exercer pleinement que soit

réalisé le silence du mental. C’est pourquoi les héros troyens sont

silencieux (Silencieux, les héros avec stupeur firent retour sur leur passé

et scrutèrent la nuit de leur futur). De même l’aventurier sent en lui une

pression des forces du surmental et reçoit des « messages ». Sri Aurobindo

décrit en détail dans son Journal du Yoga les différents modes d’action de

la trikaldrishti, et en particulier les modes de perception directe :

rupadrishti vision des images subtiles, shruti audition de vérité, smriti

émergence de la connaissance cachée alliant intuition et discernement

juste. Peut-être aussi parmi ces « suggestions célestes » figurent la lipi,

écriture vue avec la vision subtile, prakamya (différentes sortes de

perception subtiles liés aux sens conscients), etc. (Silencieux, leur cœur

sentit une emprise venant des dieux et reçut des suggestions célestes).

C’est l’amazone Penthésilée qui alors répond, avec la légèreté et la joie du

détachement (avec un rire musical, mélodieux comme les grelots qui

tintent aux chevilles bondissant en cadence). Mais c’est sur le plan du

surmental que se situe alors le dialogue intérieur car c’est aux dieux

qu’elle s’adresse en tout premier, n’interpellant les chefs achéens qu’à la

fin du passage. L’aventurier, par la bouche de ce qui en lui a vaincu la

souffrance, interpelle avec force les pouvoirs du surmental en lui.

Lorsque le yoga de la libération de la souffrance en était à ses débuts, il se

faisait de façon totalement indépendante du travail de

purification/libération dans les profondeurs mais sans toutefois l’ignorer

(J’avais de longue date, dans mes lointains royaumes, entendu parler du

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renom d’Achille, encore ignorante en un temps où je jouais à la balle et

courais dans les danses). Mais déjà l’aventurier sait intuitivement que les

deux yogas sont incompatibles, celui de la libération de la souffrance qui

maintient l’aventurier dans les royaumes de l’esprit et celui de la

purification des profondeurs vitales puis du corps et qu’un moment

viendra où il lui faudra trancher (mais déjà je rêvais du heurt avec le

héros).

Plus tard, l’aventurier, encore positionné dans les hauteurs de l’esprit où il

est libre de la souffrance, aspire à se confronter aux soulèvements

gigantesques du vital profond, à ses déferlements, et aux puissantes

expressions des « monstres des grands fonds » qui veulent imposer leur

loi au corps. Il ne s’agit plus ici seulement des émotions, peurs ou désirs

habituels, mais des angoisses formidables et des puissants instincts

cachés dans les mémoires vitales et corporelles de notre nature et

qu’ordinairement à notre époque le mental ne peut laisser venir à la

surface. Lorsque les contraintes sociales et mentales se libèrent, on peut

assister aux déchaînements de ces instincts primaires qui offrent des

spectacles d’horreur. Mais si l’aventurier veut conquérir sa nature en vue

de la perfection, alors il doit mettre au jour ces puissances en lui-même

afin de les vaincre. (Ainsi, à l’intérieur des terres, un poète imaginant la

rumeur de l’Océan brûle de désir pour son soulèvement gigantesque, sa

danse de faîtes montagneux, les hochements de crinière jaune, la marche

fauve, et les voix léonines qui réclament la terre comme proie pour les

eaux hurlantes.)

Puis vient le temps de trancher, même si dans un premier temps, le yoga

des profondeurs n’est pas au rendez-vous car l’aventurier aspire à toujours

plus de sagesse - le leader des achéens, Agamemnon, est en effet encore

uni à Clytemnestre - sans se soucier de cette purification, ce qui a généré

la grève d’Achille objet de l’Iliade (Achille s’est caché dans ses vaisseaux,

il a boudé comme un garçon en colère).

L’aventurier a déjà réalisé « l’égalité » dans le mental et le vital, aussi, du

point de vue de sa réalisation la plus haute, il lui est indifférent que

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Page 206: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

l’évolution aille dans un sens ou dans l’autre. Comme la progression des

individus est liée à celle de l’humanité, celle-ci tirant en arrière, il lui est

aussi indifférent que l’humanité soit prête à accompagner le mouvement

de renversement ou non, et son combat est donc solitaire (A présent je me

réjouis que son âme se lève assoiffée de combat, je m’en réjouis, que,

victorieuse, je doive vivre ou, défaite, cheminer à travers les ombres). Le

cheminement à travers les ombres est la descente au royaume d’Hadès,

de l’inconscient corporel, où se poursuivent les mouvements qui ont été

chassés du conscient et du subconscient, ainsi que les yogas qui les ont

combattus.

Les Amazones sont une tribu de femmes guerrières, c’est-à-dire de

réalisations acquises de haute lutte et que l’aventurier n’est pas prêt à

abandonner sans de sérieuses raisons. C’est pourquoi Penthésilée « ne

désire pas la paix ».

C’est l’ultime argument que l’aventurier mobilise pour échapper à la

destruction de ce à quoi il a consacré toute sa vie. Ou bien ses autres

réalisations obtenues par une certitude intérieure et une volonté

inébranlable (Ménélas) sont le juste chemin spirituel et ne peuvent

accepter de compromis, ou bien elles doivent disparaître (Je me suis jointe

à une nation hautaine et résolue ; ils prisent l’honneur et la renommée,

non la vie octroyée par un ennemi).

Ces réalisations, l’aventurier reconnaît avec gratitude et humilité que le

chemin en a été frayé par des êtres immenses, soutenus par des forces

provenant de plans situés au-dessus de celui des dieux, les Titans étant la

génération les précédant (Fils de l’antique maison qu’Ilion regarde comme

des Titans).

Dans les derniers vers, on voit l’aventurier cherchant à remobiliser ses

forces, en rassemblant ses réalisations et ses pouvoirs autour de la

conquête de la souffrance, dussent-ils laisser la place à un autre yoga si

tel est la volonté du ciel. Mais en tout état de cause, il sait que nul ne

pourra jamais nié que ce fut de grandioses réalisations. (Chefs que le

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monde admire, craignez-vous donc le heurt avec le Phthien ? Les dieux,

dit-on, ont décidé votre perte. En êtes-vous moins grands ?)

C’est le surmental qui ainsi parle dans l’aventurier (N’êtes-vous pas des

dieux pour révoquer leurs décrets ou les subir sans être ébranlés ?). Ce

dernier est parvenu au stade décrit dans l’un des aphorismes de Sri

Aurobindo (N°288) :

« Tu dois apprendre à supporter tous les dieux en toi et ne jamais vaciller

sous leur irruption ni te briser sous leur poids. »

"Vierge d’Asie", répondit Talthybios, "le malheur d’une nationT’a amenée à Troie, et ses haïsseurs olympiens ont protégé ta venue,O toi qui vainement nourris les cœurs des hommes d’une espérance que les dieuxont rejetée.Avec ta voix douce la Fatalité donne ses conseils en robe de femme."

610Courroucée contre les paroles de l’Argien, la vierge répondit avec dédain :"N’as—tu pas fait la commission qu’on t’a donnée, envoyé de l’Hellade ?Je ne pense pas que tu sois venu, choisi par Argos pour être notre conseiller,Ni que, épris de Troie, tu aies pressé ton pas amoureux vers elleEt que ton cœur s’afflige de son naturel rebelle. Ce sont la haine et la rapinequi t’envoient,La soif de l’or iliaque et la convoitise pour les femmes phrygiennes.Voix de l’agression achéenne ! C’est vrai, je suis un malheur ; Cnossos peut en témoigner, Salamine parler de mon arrivée fatale,Et Argos se rappeler en silence ses blessures."

Penthésilée, en tant que femme, symbolise une réalisation. Comme celle-

ci est parfaite en elle-même et ne nécessite plus de développements

ultérieurs, elle est ici nommée « vierge » d’Asie. En effet, ce qui mérite

développement se traduit dans la mythologie par une union et des

enfants.

C’est donc un nouveau dialogue intérieur qui s’ouvre entre la réalisation

qui a vaincu la souffrance - Penthésilée - et le messager Talthybios, ce qui

transmet à la plus haute conscience le « besoin » d’évolution.

207

Page 208: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Mais c’est un dialogue de sourd entre le surmental et le mental supérieur,

car comme il est dit au vers 50, « le vacarme de la vie assourdit l’oreille

de l’esprit : l’homme ne sait pas ; et celui qui sait le moins est le messager

choisi pour la sommation. » C’est ainsi que Penthésilée interpelle

Talthybios : tu n’es pas habilité pour me parler.

D’un autre côté, le messager rappelle ce que l’aventurier a perçu

intuitivement, que l’issue du conflit évolutif intérieur est déjà décidée (O

toi qui vainement nourris les cœurs des hommes d’une espérance que les

dieux ont rejetée) comme cela a déjà été affirmé au vers 170 (les

Olympiens se détournèrent du carnage laissant l’issue de la bataille déjà

décidée, laissant les héros tués dans leur pensée, Troie brûlée, et la Grèce

abandonnée à sa gloire et à son effondrement).

Ce qui est le plus avancé dans l’union ne veut pas redescendre dans la

dualité ni laisser les pouvoirs acquis à la discrétion de l’être extérieur, ni

même les réalisations obtenues par le feu intérieur qui lui sont les plus

précieuses (Ce sont la haine et la rapine qui t’envoient, la soif de l’or

iliaque et la convoitise pour les femmes phrygiennes).

Cette haute réalisation, au maximum du feu de l’union, qui s’est rangée du

côté des anciens yogas, a déjà fait cesser dans le chercheur la « grande

force tendue vers le but » représentée par Mérion, comme on l’a vu au

vers 513. Ce dernier est un archer qui vint à Troie depuis Cnossos en

Crète, accompagnant son oncle Idoménée, petit-fils de Minos (Cnossos

peut en témoigner). Nous avons dit que sa mort pourrait indiquer que

l’aventurier est désorienté en ce qui concerne la direction du mouvement

évolutif.

Le chapitre de l’Iliade qui fut dénommé Catalogue des vaisseaux liste les

forces des deux camps, énumérant pour chaque contingent la province

d’origine, les villes concernées, les chefs et le nombre de vaisseaux

emportant chacun cinquante hommes. C’est, selon nous, un état codé du

degré d’achèvement de chaque maîtrise particulière ou de

perfectionnement des différents yogas au moment où commence la guerre

de Troie. Idoménée et Mérion vinrent avec 80 bateaux, soit une presque

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Page 209: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

totalité d’achèvement de la purification contre tous les enfermements

mentaux où trônent un Minotaure et sont le symbole d’une puissance de

réalisation orientée dans le sens de l’ego. (Cf. Tome 2 Chapitre 4 de

Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident )

De même, nous avons vu que Sri Aurobindo attribuait à Penthésilée la

mort du « grand » Ajax, fils de Télamon, venu de l'île de Salamine avec 12

vaisseaux (Salamine parler de mon arrivée fatale). Nous avons vu plus

haut qu’il symbolise la conscience supérieure qui apprend à maîtriser les

infimes mouvements de l’être, non pas en descendant dans les

profondeurs, mais par une imposition d’en haut. Ce travail de yoga était à

peine commencé car il était venu à Troie avec 12 vaisseaux seulement.

Quant aux autres mouvements de yoga que Penthésilée met à mal sans

toutefois les faire cesser, ils relèvent du travail d’aspiration à plus de

vérité, de lumière (Et Argos se rappeler en silence ses blessures).

Mais l’Argien répondit à la vierge :"Ecoute donc, Penthésilée, les paroles de l’Hellène :

620Vierge pour qui les plus vaillants sur terre ne sont que blé sous ta faucille,Lionne fière de ta réputation, toi qui assièges les chemins du combat,N’es-tu donc pas encore rassasiée ? T’es-tu donc abreuvée de trop peu de massacre ?La mort est montée sur ton char ; elle a choisi ta main pour sa moisson.Mais j’ai entendu parler de ton orgueil dédaigneux, du peu de cas que tu fais des Argiens,Et comment tu déplores ton destin qui, toujours contraire à tes souhaits,Cloître le Phthien et met aux prises des femmelettes et Penthésilée.Pas plus la chasse au sanglier d’Ithaque, que celle au chat sauvage qui a sa litièreen LocrideOu aux sauvages taureaux argiens qui ont le pelage lisse, ne m’assouvit, »as-tu dit,« Mon désir est de plonger ma javeline dans le lion de l’Hellade. »

630

Ce n’est plus en son nom propre que Talthybios répond, car il poursuit ici la

transmission du message d’Achille, celui qui cherche une plus grande

liberté, l’Hellène.

Sri Aurobindo continue de préciser ce que représente Penthésilée, la plus

haute réalisation qui comprend à la fois la transformation psychique et la

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Page 210: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

transformation spirituelle, ce qui entraîne une immense compassion pour

l’humanité.

C’est une réalisation qui dépasse de loin tous les yogas classiques (Vierge

pour qui les plus vaillants sur terre ne sont que blé sous ta faucille).

Toutefois, elle veut imposer sa vérité à l’être entier (toi qui assièges les

chemins du combat), et dans ce conflit intérieur, se pose comme le seul

but possible, la seule vérité (j’ai entendu parler de ton orgueil dédaigneux,

du peu de cas que tu fais des Argiens).

Nous avons vu qu’elle représente un aventurier parvenu à l’extrême du

feu de l’union (Thermodon), ayant en partage la loi divine (capitale

Thémiskyra), libre de la souffrance, limite des anciens yogas dans le

travail de maîtrise et de purification (Héraclès, en route vers le dixième

travail, édifia ses fameuses colonnes juste après la conquête de la ceinture

de la reine des Amazones).

Et hormis le yoga des profondeurs dans les infimes détails, rien ne peut

remettre en question cette réalisation (Et comment tu déplores ton destin

qui, toujours contraire à tes souhaits, cloître le Phthien et met aux prises

des femmelettes et Penthésilée).

Mais du fait de la poursuite de la sagesse supérieure par la volonté

intelligente (Agamemnon), cette remise en question n’a pu avoir lieu

jusqu’à présent.

Sri Aurobindo énumère alors certains yogas qui auraient pu

éventuellement s’opposer à la certitude intérieure que cette réalisation

représente la seule libération possible, la seule voie possible de

divinisation dans l’évolution humaine, à savoir la dissolution dans le

Brahman impersonnel.

Tout d’abord il parle d’une chasse au sanglier dans l’île d’Ithaque, celle

d’Ulysse.

La mythologie connaît deux célèbres chasses au sanglier, celle

d’Erymanthe qui fait l’objet du quatrième travail d’Héraclès et celle de

Calydon conduite par Méléagre. À chaque fois il s’agit de la maîtrise et

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purification/libération d’énergies vitales grossières ou archaïques, brutales

et insensibles car la caractéristique du sanglier est de se vautrer dans la

boue et d’avoir une peau épaisse.

Dans le quatrième travail d’Héraclès, il s’agit de ramener le sanglier et

non de le tuer : il s’agit donc d’une prise de conscience du chercheur qui

s’engage sur le chemin plutôt que d’une maîtrise, l’acceptation de se voir

tel que l’on est, y compris dans toutes les couches archaïques de

l’évolution dont nous sommes porteurs. C’est la première reconnaissance

d’une unité humaine qui doit permettre de sortir du jugement en ce qui

concerne le bien et le mal. Ce travail est étudié en détail dans le premier

chapitre du Tome 2, Mythologie Grecque, Yoga de l’Occident.

La chasse de Calydon est la seconde épopée panhéllenique après celle de

la quête de la Toison d’Or conduite par Jason et les Argonautes. Toutes les

forces de l’être doivent être rassemblées pour tuer le sanglier qui

empêche l’union avec le Divin. Le but est aussi bien un détachement que

l’équanimité symbolisée par l’unique femme participant à la chasse,

Atalante, symbole « d’égalité ». Cette chasse est étudiée Tome 3, Chapitre

1.

Sri Aurobindo étend ce travail de purification, qui n’est certes pas terminé

après la chasse de Calydon, à des couches plus archaïques encore de la

conscience dont Ulysse (Odysseus) sera le héros. La patrie d’Ulysse est en

effet Ithaque. L’Odyssée décrit un travail de purification qui doit conduire à

la fin de l’ego et à la circulation des énergies librement dans le corps, du

bas vers le haut (kundalini) et du haut vers le bas, autrement dit la

purification des sept centres d’énergie ou chakras et leur progressive

universalisation.

Si l’aventurier poursuit bien ce travail, il n’est pas toutefois de nature à

détrôner seul la réalisation que représente Penthésilée (Pas plus la chasse

au sanglier d’Ithaque… ne m’assouvit).

Car ce processus d’universalisation des centres (la chasse au sanglier

d’Ithaque) dont Mère parle dans l’Agenda (Tome 1, 21 avril 1959) et qui

suppose un dépassement des limites individuelles sur les plans

correspondants, ne constitue qu’une base de départ : « Là-haut, à partir

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du centre entre les sourcils, le travail est fait, depuis longtemps. C’est

blanc. Depuis des âges et des âges et des âges, l’union avec le Suprême

est établie, constante.

En dessous de ce centre, c’est le corps. Et ce corps a bien la sensation du

Divin, concrète, dans chacune de ses cellules; mais ce qu’il faut, c’est

universaliser ce corps. C’est cela le travail, un centre après l’autre. Je

comprends ce que Sri Aurobindo veut dire quand il répétait: «Elargissez-

vous.» Il faut universaliser tout cela; c’est la condition, la base pour que le

Supramental puisse descendre dans le corps.

Selon les anciennes traditions, on considérait cette universalisation du

corps physique comme la suprême réalisation, mais ce n’est qu’une base,

la base pour que le Supramental puisse descendre sans que tout se

brise. »

En second, il évoque la chasse « au chat sauvage qui a sa litière en

Locride ». Cette province est la patrie du « petit » Ajax, symbole de la

petite conscience, celle de l’ego indiscipliné, qui évite toute remise en

question avec la souplesse du chat sauvage. Même si l’aventurier poursuit

la maîtrise de cette partie indisciplinée de sa nature, ce yoga n’est pas

non plus de nature à remettre en question les certitudes acquises.

Enfin, il mentionne la chasse « aux sauvages taureaux argiens qui ont le

pelage lisse ». La mythologie fait intervenir un taureau à de nombreuses

occasions et principalement : le taureau en lequel se change Zeus pour

enlever Europe, le taureau de Minos auquel s’est uni Pasiphaé donnant

naissance au Minotaure, le Taureau de Crète objet du septième travail

d’Héraclès. Selon Sri Aurobindo, le taureau est le symbole du « pouvoir de

réalisation du mental lumineux ». Ce pouvoir doit être utilisé en premier

lieu pour le vrai travail, pour la « tâche » à remplir en cette vie, pour le

svadharma et non pour l’ego. Mais, selon la Gîta, l’aventurier doit ensuite

abandonner tous les dharma pour prendre refuge dans le Divin seul.

Les taureaux sauvages indiquent donc certains pouvoirs de réalisation du

mental lumineux qui ne sont pas encore organisés ni concentrés, du fait

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d’un manque de sensibilité ou de conscience (taureaux sauvages argiens

qui ont le pelage lisse). Ce travail d’organisation et de concentration qui

doit permettre l’utilisation par l’aventurier de nouveaux pouvoirs est,

encore moins que les autres, susceptible de remettre en question cette

réalisation.

Seule la mise en rapport de cette réalisation avec le travail de purification

dans les profondeurs est capable de changer le cours du yoga (Mon désir

est de plonger ma javeline dans le lion de l’Hellade).

Aveugle et infatuée, n’es-tu pas belle et éclatante comme l’éclair ?Tes membres ne furent-ils pas créés avec art en assemblant douceur et douceur ?Ton rire n’est-il pas la flèche qui surprend les cœurs imprudents ?Le charme est le sceau des dieux sur la femme. La quenouille et les galettes,Le travail de la jarre au puits et le silence de nos chambres les plus secrètes,Voilà ce qui t’a été assigné : mais tu en as fait mépris, ô TitaneQui plus volontiers saisis le bouclier et le javelot. Obéissant à ta nature turbulente,Tu foules aux pieds des lois antiques au nom du plaisir exigé par ton cœur.Incline-toi plutôt devant les Dieux anciens, bien assis et fermes.Toi, tu ne passes que pour toi—même sur cette terre, et pour les éons qu’auras-tu gagné,

640A te confondre, dans leurs travaux, aux hommes, et à priver l’époque de ta beauté ?Femme, tu es belle, mais belle d’une douceur amère et qui se contreditTant dans le cliquetis guerrier que lorsque ta voix rivalise avec la clameurdes assemblées.

Dans l’expérience du Soi, il n’y a plus de volonté de changer quoi que ce

soit puisque tout est parfait de toute éternité. La certitude de la Vérité

habite l’aventurier. La nécessité de l’implication dans le mouvement du

devenir, hormis ce qui relève de la compassion, n’existe pas dans sa

conscience. Aussi peut-on dire qu’il est « aveugle et infatué ». Et pourtant

cette réalisation est Vraie et d’une nature aussi lumineuse que ce qui

provient du supramental par l’intermédiaire du surmental (n’es-tu pas

belle et éclatante comme l’éclair). En effet, le tonnerre et l’éclair ont été

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donnés à Zeus par les Cyclopes, eux-mêmes symboles de l’omniscience de

l’Absolu, après la guerre contre les Titans. Ce sont des symboles de la

puissance et de la fulgurance de la lumière de Vérité supramentale. Ces

attributs ne prennent pas leur source dans le surmental, aussi Zeus n’en a-

t-il que l’usage.

Dans le vers suivant : « Tes membres ne furent-ils pas créés avec art en

assemblant douceur et douceur ? », Sri Aurobindo semble faire référence à

Pollux, dont le nom signifie « tout à fait doux ». Voici en résumé ce qui

concerne la fin de ce héros :

Assez peu de temps avant la Guerre de Troie, il y eut une dispute entre les

Dioscures Castor (le pouvoir que confère la maîtrise) et Pollux (celui qui

est tout à fait doux) et leurs cousins Idas (la vision d’ensemble) et Lyncée

(la vision de détail). Lyncée était posté sur le mont Taygète. Un combat

s’ensuivit et seul Pollux survécut. Ne pouvant supporter la mort de son

jumeau, Pollux implora de Zeus, son père, de mourir aussi. Zeus, touché,

lui offrit l'immortalité et il lui permit de la partager avec Castor. Pollux

n'hésita pas, et les deux frères, simultanément, passent depuis lors un

jour dans la tombe et l'autre dans l'Olympe.

Par immortalité, il faut entendre l’installation par expérience dans un plan

de l’esprit éternel où naissance et mort ne sont que des évènements

superficiels, l’état où l’homme vit comme un esprit dans l’Esprit. Si cet

état peut résulter de la transformation psychique ou de l’accès au plan du

mental illuminé, peut-être même du mental supérieur, générant des demi-

dieux, il semble n’être vraiment installé de façon totale et permanente que

dans le surmental.

Cette dispute marque un premier passage vers la non-dualité, une

transition du mental intuitif (le mont Taygète) au surmental (l’Olympe) où

tout se fond dans l’unité.

Mais dans un premier temps, le seul survivant fut Pollux « le tout à fait

doux ». Puis il partagea avec son frère Castor « le pouvoir que confère la

maîtrise » la possibilité d’action en alternance depuis le surmental et

depuis l’inconscient corporel.

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Page 215: Éléments de compréhension du poème ILION€¦ · dans l’Odyssée les nécessaires transformations au changement de direction. Sri Aurobindo confirma cette vision en affirmant

Parvenu au mental intuitif, l’aventurier est désormais assez souvent dans

le surmental, un plan où il est l’égal des dieux.

Les « lois » humaines étant édictées au niveau du surmental, l’aventurier

n’y est donc plus soumis car il suit alors la seule loi de son être. C’est

pourquoi un peu plus loin on peut lire : « Obéissant à ta nature turbulente,

tu foules aux pieds des lois antiques au nom du plaisir exigé par ton

cœur ». Installé dans le surmental, du moins en partie, il est devenu l’égal

des dieux et sans doute ne leur attache plus autant d’importance

qu’auparavant, ce qui justifie les paroles d’Achille (Incline-toi plutôt devant

les Dieux anciens, bien assis et fermes).

Il a réalisé « une joie claire et le rire de l’âme qui embrasse la vie et

l’existence » Ce rire de l’âme est lié au parfait détachement et à l’égalité,

et peut conduire à des actes qui pour le moins peuvent surprendre et

même parfois révolter ceux qui l’approche (Ton rire n’est-il pas la flèche

qui surprend les cœurs imprudents ?).

Vu depuis le travail dans les profondeurs qui poursuit la libération dans le

vital, cette réalisation en l’esprit, par la possibilité que l’âme a d’émerger à

la surface de l’être (Le charme est le sceau des dieux sur la femme),

devrait permettre un yoga fait de patience, endurance, calme, humilité (La

quenouille et les galettes), une quête d’un vital pur (Le travail de la jarre

au puits) et la paix intérieure au plus profond de l’être (et le silence de nos

chambres les plus secrètes).

Mais cette réalisation veut aussi défendre sa position de réalisation ultime,

très peu concernée par le Devenir (Voilà ce qui t’a été assigné : mais tu en

as fait mépris, ô Titane, qui plus volontiers saisis le bouclier et le javelot).

Du point de vue évolutif, même l’action faite par compassion pour

l’humanité est de nul poids dans le devenir. Rester à l’écart de toute action

serait plutôt un témoignage de Vérité (même sur cette terre, et pour les

éons qu’auras-tu gagné, à te confondre, dans leurs travaux, aux hommes,

et à priver l’époque de ta beauté ?)

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La réalisation est Réelle, Vraie, mais porte en elle une contradiction qui

donne un goût amer d’inachevé (belle d’une douceur amère et qui se

contredit). Cette contradiction s’exprime de deux façons : lorsqu’elle

intervient dans la nature inférieure duelle soumise de façon incessante à

la lutte et lorsqu’elle tente d’imposer sa volonté à l’être extérieur de façon

absolue et non contestable (Tant dans le cliquetis guerrier que lorsque ta

voix rivalise avec la clameur des assemblées).

La Nature n’a pas pour seul but que l’homme se fonde dans le Divin en la

rejetant (cependant que le dessein multiple de la Nature périt atteint au

cœur, et que la vie est vidée de toute musique).

Depuis longtemps j’ai remarqué une folie dans votre monde. Les monarques, s’abaissant,Courtisent la populace arrogante de leurs esclaves, et leur geste suppliant, 650Ehonté et vénal, offense la tradition majestueuse des âges :Les princes plaident sur l'agora ; éperonnés par la langue d’un couard,Les héros marchent, sur l’ordre d’un prêtre, à une guerre impie.L’or est recherché par les Grands avec l’esprit de marchandage du négociant.L’Asie déchoit et les Dieux sont en train d’abandonner l’Ida pour l’Hellade.

Dans ce passage, Sri Aurobindo reprend en quelques vers ce qu’il a

longuement explicité dans son œuvre écrite, à savoir l’éloignement

progressif des temps de l’Intuition, celui des « Rishis », des « voyants », et

de façon concomitante l’oubli des fonctions sacrées à l’intérieur de

laquelle chacun trouvait tout naturellement sa place selon sa nature

(Brahmanes ou prêtres, Kshatriyas ou guerriers, Vaishyas ou marchands,

Shudras ou serviteurs).

La partie de l’être au contact avec la réalité des profondeurs, Achille, n’est

pas « aveuglée par le ciel » et peut discerner la mauvaise orientation

évolutive du yoga ancien qui a refusé de s’intéresser à la transformation

de la nature extérieure, car rappelons-le, « les fils de Priam ont maîtrisé la

peur mais se sont éloignés de la vie et des choses humaines ».

En conséquence, les éléments de la nature extérieure mentale-vitale, qui

normalement devraient être sous le contrôle du psychique, prennent une

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place prépondérante. N’en ayant pas la maîtrise, les parties les plus

élevées de l’être doivent faire des compromissions. En ces temps anciens

que l’on peut estimer à plus de 5000 ans en arrière, l’Intuition était reçue

comme parole de Vérité et le reste de l’être s’y soumettait. Avec l’avancée

dans le cycle d’individuation, c’est le mouvement de séparation et donc la

raison qui a pris progressivement le dessus. L’ordre naturel et sacré s’en

est trouvé bouleversé. Au lieu de s’appuyer sur une certitude intérieure, la

volonté et le pouvoir de l’homme qui cherche le juste est obligé de se

référer à ses sensations, ses émotions et ses pensées, obligée de

quémander un accord de parties de l’être qui ne sont en aucune façon

habilitées à le lui donner (Les monarques, s’abaissant, courtisent la

populace arrogante de leurs esclaves, et leur geste suppliant, éhonté et

vénal, offense la tradition majestueuse des âges).

L’intuition censée transmettre les ordres du ciel est si perturbée que le

combat spirituel a quitté le droit chemin (éperonnés par la langue d’un

couard, les héros marchent, sur l’ordre d’un prêtre à une guerre impie).

Si cet affaiblissement de l’Intuition - ou plutôt sa déformation par le mental

séparateur- qui donne le contact avec la Vérité concerne l’humanité dans

son ensemble, il concerne tout autant l’être individuel, tant l’extérieur et

l’intérieur sont les deux aspects d’une même chose.

Ce qui en l’être était le transmetteur de la Vérité - le prêtre - parle

désormais de son propre droit, entraînant les pratiques de yoga jadis

accomplies dans une juste direction vers des combats « impies », des

pratiques très éloignées de la vraie spiritualité.

A l’extérieur, on pense bien sûr aux innombrables guerres menées au nom

des religions ou des croyances (Les héros marchent, sur l’ordre d’un

prêtre, à une guerre impie).

Il y a une grande confusion dans les spécificités de chacun et la quête

spirituelle est faite dans un esprit contraire à la Gîta qui demande d’agir

dans un total détachement et renoncement aux fruits de l’action : elle fait

l’objet d’un marchandage avec le Divin (L’or est recherché par les Grands

avec l’esprit de marchandage du négociant).

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On pourrait développer en de nombreuses pages les conséquences d’un

tel éloignement des temps de l’Intuition, le passage d’un monde où le

Sacré était au centre à un monde où l’homme est au centre, la transition

des temps de l’Intuition à ceux de l’intellect.

Mais ce qui est certain, c’est que les conquêtes spirituelles des temps

passés ne sont plus en mesure de donner un élan suffisant au chercheur

pour satisfaire son impérieux besoin « d’autre chose » que ce monde en

décomposition. Aussi même les forces du surmental qui ont supervisé

l’évolution spirituelle passée se tournent vers ce qui aspire à plus de

liberté (L’Asie déchoit et les Dieux sont en train d’abandonner l’Ida pour

l’Hellade).

0 vierge noble et exquise, pourquoi faut-il que tu viennes périr ici,Pour une cause qui n’est pas la tienne, dans une querelle sans rapport avec ta beautéQuittant une terre ravissante et lointaine pour être tuée au milieu d’étrangers ?Jeune fille, retourne à tes rivières, à tes montagnes où le raisin s’élève auxnues.Ne te fie pas à un destin complaisant ; par-dessus tout, Penthésilée,

660Romps avec l’excès : celui-là est le plus sage dont la marche est mesurée.Toutefois, si tu le veux, tu me trouveras aujourd’hui dans le choc de la bataille ;Là je te procurerai le renom que tu désires ; captive en Hellade,Toujours les hommes te montreront du doigt, avec un sourire et en chuchotant ;« C’est elle la femme qui combattit les Grecs et renversa leurs héros ;C’est elle la meurtrière d’Ajax, c’est elle l’esclave d’Achille. » "

L’aventurier souhaiterait pouvoir tenir à l’écart du conflit intérieur cette

haute réalisation dans l’union avec le Divin représentée par Penthésilée,

car pour lui ce conflit ne remet pas en cause la vérité dont elle témoigne

(dans une querelle sans rapport avec ta beauté) et donne accès à une

ivresse produites par les fruits ou réalisations du yoga très proches du

divin (retourne à tes rivières, à tes montagnes où le raisin s’élève aux

nues) (Dans l’original anglais « where the grapes are aspirant”). Car après

tout il s’agit essentiellement de la remise en question de « moules »

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établis par le mental au niveau du mental illuminé, la lignée royale

troyenne étant issue de ce plan.

De plus, il ne doit pas se fier à ce qu’il a conçu comme la seule vérité du

chemin spirituel (Ne te fie pas à un destin (complaisant) qui te satisfasse).

Si le vers suivant concerne Penthésilée, il évoque aussi un thème

développé et sans cesse repris par nombre d’analystes de la civilisation et

de l’œuvre littéraire de la Grèce ancienne, à savoir la condamnation de

l’hubris ou hybris « la démesure », et par extension « l’orgueil », « l’ardeur

excessive » (par-dessus tout, Penthésilée, romps avec l’excès : celui-là est

le plus sage dont la marche est mesurée).

Mais il est plus difficile de savoir ce que Sri Aurobindo entend par là. A ce

stade du chemin, il ne peut plus être question des ascèses excessives qui

font l’objet des épreuves du début du chemin (cf. en particulier, parmi les

travaux d’Héraclès, Les juments de Diomède).

L’excès où la démesure peut être attribué à un excès de Rajas. Or dans le

commentaire du chant XVIII de la Gîtâ, Sri Aurobindo écrit « Arriver à la

forme sattvique du svadharma individuel intérieur, et des œuvres vers

lesquelles ce svadharma nous dirige sur les chemins de la vie, est une

condition préliminaire de la perfection. »

Et toujours dans le même chant « La volonté rajasique fixe son attention

(…)sur ce qu’elle croit – ou choisit de croire – être le droit et la justice,

dharma. Elle est toujours habile à construire sur ces données ce qui pourra

le mieux flatter et justifier ses désirs, encline aussi à tenir pour justes ou

légitimes les moyens qui l’aideront le mieux à obtenir les fruits convoités

de son travail et de son effort. C’est là la cause des trois quarts des erreurs

et des méfaits de la raison et de la volonté humaines. Rajas, par son

empire véhément sur l’ego vital, est le grand pêcheur et le séducteur

confirmé. »

Ce vers inciterait donc à penser que l’aventurier n’est pas encore

totalement parvenu à ce stade à dépasser les limitations des trois guna.

Car il a négligé certains aspects de son sva-karma (Penthésilée a méprisé

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sa tâche - les travaux de la maison et le silence - seulement attirée et

aveuglée par son désir personnel du combat).

Dans la fin du passage, l’aventurier accepte de mettre face à face le

travail de libération dans les profondeurs du vital et la plus haute

réalisation spirituelle dans l’union avec le Divin et l’extase divine.

Alors, avec son rire musical, l’intrépide Penthésilée :"J’espère bien qu’Achille, réduit en esclavage, goûtera a cette gloire-làOu sera gisant sur les champs phrygiens, abattu par le javelot d’une femme."Sur quoi le Priamide à la tête de Troie dit, s’adressant au héraut achéen :

670"Repose-toi dans les salles de tes ennemis et réconforte ta fatigue et tes hivers.Héraut, demeure jusqu’à ce que le peuple ait entendu, et qu’il réponde à Achille.Les princes et les archontes d’Ilion sont différents des rois de l’Ouest,Monarques d’hommes qui conduisent leurs nations muettes au combat.Dans le palais de Priam, tout comme dans les salles des puissants,Loin que les consultations à voix basse prédominent, et que le petit nombredispose des multitudes,C’est en délibérant avec leur nation, en auscultant les cœurs du commun,Que les princes d’Ilion marchent à la guerre ou accordent la paix à leurs adversaires.L’éclair part de ses rois et le tonnerre part en retour de son peupleRéuni en cette antique assemblée, là où Ilos planta ses colonnes

680Et où depuis ses siècles fameux, sous la direction de noms dont les âges se souviennent,Troie proclame ses décrets aux nations obéissantes."

Ces vers évoquent ce qui dans l’aventurier qui considère toutes les parties

de l’être avec une égale importance, où la satisfaction des besoins de la

nature extérieure pèse d’un poids égal avec les plus hautes réalisations du

mental illuminé. Or, pour l’évolution future, une parfaite maîtrise de la

nature extérieure jusqu’aux besoins considérés comme insurmontables,

est nécessaire.

De même qu’Héraclès édifia ses colonnes après le neuvième travail, Sri

Aurobindo considère que la lignée troyenne a également établi des limites

infranchissables au yoga, à savoir l’impossibilité de diviniser la matière, le

corps humain (là où Ilos planta ses colonnes). Et cette lignée troyenne a

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gouverné la quête spirituelle depuis des millénaires de même que les

sublimes réalisations d’antan, appuyant certaines croyances, ont dicté

leurs lois à toutes les parties de l’être (Et où depuis ses siècles fameux,

sous la direction de noms dont les âges se souviennent, Troie proclame

ses décrets aux nations obéissantes).

Ayant dit, il appela les esclaves de sa maison et ils prirent soin de l’Argien.Conduit dans une chambre de repos au milieu de la paix lumineuse de la demeure,Morne il s’assit et endura la chère et le vin de ses ennemis,Réprimandant sa force d’âme qui, mortifiée par les pompes sans fin de Laomédon,Murmurait au-dedans de lui et regardait sans être charmée, car loin de cesmagnificencesLa mémoire lui donnait des ailes pour retrouver une pelouse à demi oubliée,Un village niché dans le feuillage, et veillant sur lui, des collines couronnéespar le couchant.Ainsi Talthybios passa-t-il son heure dans le palais dont la beauté était sur terrela plus altière, 690Mais dans ses cavernes son cœur était las et, affligé par les splendeurs,Soupirait après la Grèce et le toit noirci de fumée d’une chaumière à Argos,Les yeux d’une femme flétrie, et les enfants qui se pressaient autour de l’âtre.Sans joie il se leva et, tourné vers l’est, attendit le lever du soleil sur l’Ida.

Ce moment est une épreuve très douloureuse pour l’aventurier, durant

laquelle « la paix lumineuse » et la vérité de ses réalisations en l’esprit (la

beauté la plus altière sur la terre) ne lui donnent plus aucune joie (Morne il

s’assit et endura la chère et le vin de ses ennemis), car l’appel de la réalité

matérielle à illuminer génère en son âme une puissante nostalgie (car loin

de ces magnificences, la mémoire lui donnait des ailes pour retrouver une

pelouse à demi oubliée, un village niché dans le feuillage).

L’aventurier attend alors les signes d’une nouvelle Aurore, d’une

manifestation du supramental qui doit se produire au plus haut de l’union

avec le Divin : Sans joie il se leva et, tourné vers l’est, attendit le lever du

soleil sur l’Ida. Ceci n’est pas sans évoquer la période de l’Ashram qui

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précéda la "première Manifestation de la Lumière-Force supramentale

dans l'atmosphère de la terre" le 29 février 1956.

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Fin du Livre I

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