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18 Michèle Petit est anthropologue de la lecture au CNRS. Elle s’est intéressée à l’expérience intime et singulière des lecteurs, ce qui l’a conduite à étudier le rôle de la lecture dans la construction de soi. Elle est l’auteure de Éloge de la lecture et L'art de lire aux éditions Belin et d'Une enfance aux pays des livres aux éditions Didier Jeunesse. Trop longtemps, on a opposé oral et écrit. Pourtant, il suf- fit d’écouter des lecteurs évoquer leurs souvenirs d’enfan- ce pour comprendre qu’avant le livre, il y a bien souvent la voix : nombre d’entre eux mentionnent une scène « fon- datrice » où la voix est essentielle. Dans cette scène, tantôt l’histoire est lue, tantôt elle est contée – mais dans ce cas l’enfant aurait senti que ces récits avaient un rapport avec des livres, qu’ils n’étaient pas issus de la seule fantaisie de l’adulte, qu’ils existaient indépendamment de lui. Très souvent, c’est la mère qui lit ou raconte des histoires, mais ce peut être le père, la grand-mère, le grand-père, une tante, un enfant plus âgé ou un adulte extérieur à la famil- le. Parfois, l’enfant et l’adulte compulsent des livres côte à côte et lisent à tour de rôle, ou l’enfant lit pour l’adulte. Parfois, ils entendent ensemble des histoires lues à la radio ou sur un support audio. La scène a souvent lieu le soir et aide à traverser la nuit, mais des lectures partagées en plein jour sont aussi mentionnées. Ce qui revient beaucoup, c’est la mention, dans les his- toires entendues, de quelques mots mystérieux qui auraient aiguisé la curiosité ; c’est aussi l’origine énigma- tique de ces récits ; c’est encore l’association avec des nourritures liquides et sucrées, le lait, le chocolat, le thym parfumé au miel. Ce que l’on retrouve, c’est quelque chose de paradoxal, un moment où était comme célébré le fait d’être ensemble, une intensité d’émotions partagées, une proximité charnelle, la caresse de la voix sur le corps ou les gestes de tendresse qui se mêlent aux mots, et dans le même temps une certaine mise à distance, l’ouverture d’une autre dimension, la découverte d’un lointain, d’un autre temps, d’autres mondes. Si les livres sont associés à ces moments, soit que l’adulte y ait puisé les histoires lues, soit que l’enfant ait imaginé qu’elles y trouvaient leur source, ils seront le royaume où rejoindre cet univers, même si d’autres supports permet- tront aussi de s’en approcher. Par leur biais, bien des lec- teurs cherchent peut-être à atteindre la richesse, l’intensité, la complexité de l’expérience vécue dans ces moments-là. À retrouver l’écho de la voix d’un être aimé, l’évocation d’un temps où les mots étaient encore imprégnés de la pré- sence des êtres et des choses, forts de leur matérialité sono- re et de leur capacité à intriguer, et pas seulement de leur signification ; et tout un monde des possibles qui s’ouvrait, où l’on pourrait tracer son propre chemin. Au début n’était donc pas le verbe, mais un être aimé avec sa présence charnelle, sa voix ; au début était le par- tage ou le désir du partage ; au début était l’intrigue, l’étonnement, l’appel de l’inconnu ; la découverte d’une langue autre que celle qui sert à la désignation immédiate des choses et des gens ; la révélation d’un autre univers. C’est quand ils représentent un passage vers tout cela que les livres sont désirables. La lecture à voix haute est ainsi l’une des voies royales d’accès au désir de lire, à quelques conditions toutefois : que l’enfant sente que l’adulte souhaite partager avec lui quelque chose qui lui tient à cœur ; qu’il puisse bouger si cela lui chante et faire l’usage qu’il veut de ce qu’il entend, dans le secret de sa rêverie, sans que l’on contrôle cet usage, sans qu’on s’assure constamment qu’il a « bien compris » ; que l’adulte ne se mette pas trop en avant, mais prête sa voix au texte. Cela suppose sans doute aussi que, très tôt, des chants, des comptines mêlées à des gestes de tendresse, aient entouré l’enfant et l’aient déjà pris au charme d’un usage, aussi vital qu’inutile, de la langue. De cela, les lecteurs n’ont pas le souvenir, du fait de la curieuse amnésie qui touche les premières années. Mais tous les grands spécialistes de la petite enfance ont dit combien étaient précieux les moments où la mère (ou la personne qui dispense les soins maternels) s’adonne avec le bébé à un usage ludique, gratuit, poétique, fantaisiste, du langage, en lui chantant une petite chanson ou en lui disant une comptine, sans autre but que le plaisir partagé des sonorités et des mots. Autrement dit, la parole vaut d’abord par ses modula- tions, son rythme, son chant. la lettre Didier Jeunesse - 8, rue d’Assas - 75006 Paris - Tél : 01 49 54 48 30 [email protected] - Contact : Stéphanie Bourgeois de mars 2009 À l'heure où de plus en plus de professionnels goûtent avec gourmandise aux plaisirs de la lecture à voix haute, il nous est apparu important de questionner l'acte lui-même. Qu’est-ce que lire à voix haute ? Michèle Petit, à l'appui de divers témoignages, nous dévoile les enjeux profonds de cette « voix royale d'accès au plaisir de lire ». Edito Edito L’ORALITÉ, À LA SOURCE DU GOÛT POUR LA LECTURE Michèle Petit M. Bourre, Ours quit lit

L’ORALITÉ, À LA SOURCE DU GOÛT POUR LA … · de la lecture dans la construction de soi. Elle est l’auteure de Éloge de la lecture et L'art de lire aux éditions Belin et

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Michèle Petit

est anthropologue

de la lecture au CNRS.

Elle s’est intéressée à

l’expérience intime et

singulière des lecteurs,

ce qui l’a conduite

à étudier le rôle

de la lecture dans

la construction de soi.

Elle est l’auteure

de Éloge de la lecture

et L'art de lire aux éditions

Belin et d'Une enfance

aux pays des livres aux

éditions Didier Jeunesse.

Trop longtemps, on a opposé oral et écrit. Pourtant, il suf-fit d’écouter des lecteurs évoquer leurs souvenirs d’enfan-ce pour comprendre qu’avant le livre, il y a bien souvent lavoix : nombre d’entre eux mentionnent une scène « fon-datrice » où la voix est essentielle. Dans cette scène, tantôtl’histoire est lue, tantôt elle est contée – mais dans ce casl’enfant aurait senti que ces récits avaient un rapport avecdes livres, qu’ils n’étaient pas issus de la seule fantaisie del’adulte, qu’ils existaient indépendamment de lui. Trèssouvent, c’est la mère qui lit ou raconte des histoires, maisce peut être le père, la grand-mère, le grand-père, unetante, un enfant plus âgé ou un adulte extérieur à la famil-le. Parfois, l’enfant et l’adulte compulsent des livres côte àcôte et lisent à tour de rôle, ou l’enfant lit pour l’adulte.Parfois, ils entendent ensemble des histoires lues à la radioou sur un support audio. La scène a souvent lieu le soir etaide à traverser la nuit, mais des lectures partagées enplein jour sont aussi mentionnées. Ce qui revient beaucoup, c’est la mention, dans les his-toires entendues, de quelques mots mystérieux quiauraient aiguisé la curiosité ; c’est aussi l’origine énigma-tique de ces récits ; c’est encore l’association avec desnourritures liquides et sucrées, le lait, le chocolat, le thymparfumé au miel. Ce que l’on retrouve, c’est quelque chosede paradoxal, un moment où était comme célébré le faitd’être ensemble, une intensité d’émotions partagées, uneproximité charnelle, la caresse de la voix sur le corps ou lesgestes de tendresse qui se mêlent aux mots, et dans lemême temps une certaine mise à distance, l’ouvertured’une autre dimension, la découverte d’un lointain, d’unautre temps, d’autres mondes.

Si les livres sont associés à ces moments, soit que l’adultey ait puisé les histoires lues, soit que l’enfant ait imaginéqu’elles y trouvaient leur source, ils seront le royaume oùrejoindre cet univers, même si d’autres supports permet-tront aussi de s’en approcher. Par leur biais, bien des lec-teurs cherchent peut-être à atteindre la richesse, l’intensité,la complexité de l’expérience vécue dans ces moments-là.À retrouver l’écho de la voix d’un être aimé, l’évocationd’un temps où les mots étaient encore imprégnés de la pré-sence des êtres et des choses, forts de leur matérialité sono-re et de leur capacité à intriguer, et pas seulement de leursignification ; et tout un monde des possibles qui s’ouvrait,où l’on pourrait tracer son propre chemin. Au début n’était donc pas le verbe, mais un être aiméavec sa présence charnelle, sa voix ; au début était le par-tage ou le désir du partage ; au début était l’intrigue,l’étonnement, l’appel de l’inconnu ; la découverte d’une

langue autre que celle qui sert à la désignation immédiatedes choses et des gens ; la révélation d’un autre univers.C’est quand ils représentent un passage vers tout cela queles livres sont désirables. La lecture à voix haute est ainsi l’une des voies royalesd’accès au désir de lire, à quelques conditions toutefois :que l’enfant sente que l’adulte souhaite partager avec luiquelque chose qui lui tient à cœur ; qu’il puisse bouger sicela lui chante et faire l’usage qu’il veut de ce qu’il entend,dans le secret de sa rêverie, sans que l’on contrôle cetusage, sans qu’on s’assure constamment qu’il a « biencompris » ; que l’adulte ne se mette pas trop en avant, maisprête sa voix au texte.

Cela suppose sans doute aussi que, très tôt, des chants, descomptines mêlées à des gestes de tendresse, aient entourél’enfant et l’aient déjà pris au charme d’un usage, aussivital qu’inutile, de la langue. De cela, les lecteurs n’ont pasle souvenir, du fait de la curieuse amnésie qui touche lespremières années. Mais tous les grands spécialistes de lapetite enfance ont dit combien étaient précieux lesmoments où la mère (ou la personne qui dispense lessoins maternels) s’adonne avec le bébé à un usage ludique,gratuit, poétique, fantaisiste, du langage, en lui chantantune petite chanson ou en lui disant une comptine, sansautre but que le plaisir partagé des sonorités et des mots.Autrement dit, la parole vaut d’abord par ses modula-tions, son rythme, son chant.

la lettreDidier Jeunesse - 8, rue d’Assas - 75006 Paris - Tél : 01 49 54 48 30 c o n t a c t @ d i d i e r j e u n e s s e . c o m - C o n t a c t : S t é p h a n i e B o u r g e o i s de

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À l'heure où de plus en plus de professionnels goûtent avec gourmandise aux plaisirs de la lecture à voix haute, il nous est apparu

important de questionner l'acte lui-même. Qu’est-ce que lire à voix haute ? Michèle Petit, à l'appui de divers témoignages, nous dévoile

les enjeux profonds de cette « voix royale d'accès au plaisir de lire ».EditoEdito

L’ORALITÉ, À LA SOURCEDU GOÛT POUR LA LECTUREMichèle Petit

M. Bourre, Ours quit lit

Tous les enfants n’ont pas l’expérience de tels moments oùla littérature, orale et écrite, initie à un usage des mots auplus près de la vivacité des sens, du plaisir partagé, del’étonnement de vivre, au plus loin du contrôle et de lanotation. Si dans leur entourage, le langage ne sert qu’à ladésignation immédiate des choses, une étape leur man-quera pour désirer s’approprier un jour la culture écrite.Toutefois, des médiateurs culturels peuvent recréer dessituations d’oralité heureuse, permettant une retraversée,un détour par ce temps où les mots sont bus comme dulait ou du miel ; toucher une sensibilité première, susciter,

par la voix, des allers et retours entre corps et pensée etfaire retrouver, sous le texte, un arrière-pays de sensations,un mouvement, un rythme. À cet égard, la librairie ou la bibliothèque sont des cadresparticulièrement propices à cette oralité : elles sont le lieudes milliers de voix cachées dans des livres qui ont étéécrits à partir de la voix intérieure d’un auteur. Quand illit, chaque lecteur fait revivre cette voix. Mais à ceuxqui ont grandi loin des supports imprimés, quelqu’undoit prêter sa voix pour qu’ils entendent celle que lelivre transporte.

• Le Poussin et le chat Praline Gay-Para et Rémi Saillard• Les Deux OursonsJean-Louis Le Craver et Martine Bourre• La Mare aux aveuxJihad Darwiche et Christian Voltz

LLeess lliivvrreess--ddiissqquueess ““ÀÀ ppeettiittss ppeettoonnss””

C’est peu dire que ces livres-disques ont été accueillis avec passion : ils ont suscité enthousiasme ou rejet ! Daniel Deshays, le preneur de son, s’élève ici contre le goût pour les voix trop formatées…

• La Souris et le voleur Jihad Darwiche et Christian Voltz• La Cocotte qui tap-tip-tope Coline Promeyrat et Cécile Hudrisier• La Toute Petite Petite Bonne FemmeJean-Louis Le Craver et Delphine Grenier

LLaa ddiivveerrssiittéé vvooccaallee aauurraaiitt--eellllee pprriitt uunn ccoouupp ddaannss ll’’aaiillee ??

Ce qui nous caractérise est bien la singularité de notre voix. Expression dela différence, elle rappelle notre origine, notre lieu de naissance, sociale ouethnique. Elle est la manifestation vivante des cultures. Au seuil de noscorps, elle est le lieu d’échange de nos sensibilités. Matière sonore, l’évo-lution de la voix appelle sans cesse sa découverte attentive et gourmande.Si au cinéma la force d’une gueule occulte parfois les qualités d’une voix,en radio ou au disque au contraire, la voix reprend toute sa place. Alorscomment se fait-il que le public appelle toujours à plus de neutralité destimbres, pourquoi autant de formalisme des productions audio ? La répé-tition de la tiédeur bâtit peu à peu des remparts entre les corps. C’est cette« répétition du même » qui fit perdre la diversité sonore à nos terroirs ?Celle que nous recherchons pourtant dans notre gastronomie. C’est ellequi, à notre insu, nous fait formater notre choix. Serait-ce la frilosité et lemanque d’imagination de nos producteurs qui instillerait délicatement del’uniformisation triste dans de ce qui pourtant, pour des oreilles toutesneuves, est la maison des rêves ?

Daniel Deshays

Pour en savoir plus sur ses spectacles : www.clair-de-lune.net

Pour écouter des extraits de tous les disques : www.didierjeunesse.comPo

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Extrait

de Focus sur

Pierre Delye

(à consulter sur

le site de Didier Jeunesse)

PPoorrttrraaiitt dd’’uunn ccoonntteeuurr aammoouurreeuuxx ddeess mmoottss ::

PPiieerrrree DDeellyyeeIl conte avec gourmandise et moult calembours, aussi bien pour le jeune public que pour les adultes, et ses albums riment avec succès : La grosse faim de P’tit bonhomme, Le P’tit Bonhomme des Bois, La Petite Poule Rousse, Sssi j’te mords t’es mort… et Moitié de Coq.

Enfant, Pierre Delye était un lecteur avide, dévorant tout ce qui lui tombait sous la main avec une affection toute particulière pourGoscinny. Aujourd’hui si le conteur aime encore lire à ses fils les aventures d’Astérix à voix haute c’est qu’il y trouve en plus d’un esprit blagueur dont il est très proche,de multiples degrés de lecture et un profond respect de l’enfant « qui jamais n’éprouve le sentiment qu’on fait de l’humour au-dessus de sa tête ».Guidé par l’idée de la parole partagée, Pierre Delye est pourtant lucide sur la solitude du conteur. À l’intérieur de son travail, le passage de l’oral à l’écrit constitued’ailleurs un moment particulier car « conter c’est être présent, alors qu’écrire c’est être absent ». Mais en écrivant des albums pour Didier Jeunesse, Pierre Delye aappris à « raconter ensemble », avec un illustrateur (Martine Bourre, Cécile Hudrisier, Ronan Badel…) et sous le regard d’un éditeur. Il y a même découvert la joyeu-se vertu mathématique du 1 + 1 = 3. « Certes il y a une part de deuil à faire quand on confie son texte à un autre metteur en scène que soi, mais si les affinités artis-tiques sont là (comme c’est le cas aussi avec Daniel Fatous, conseiller artistique pour la réalisation musicale de Moitié de Coq), les différences enrichissent. » Pierre Delye a de la morale mais ne veut surtout pas être moraliste. Rien de pire qu’un livre qui donne à son lecteur « l’impression qu’on lui administre un médi-cament ». Si ses histoires nous parlent de justice et de travail c’est au sens de l’effort partagé, de l’échange, comme vecteurs d’humanité. « Dans La Grosse Faim dePetit Bonhomme, par exemple, on n’a pas un rond mais tout s’échange. Chacun donne et chacun reçoit. » La parole est son moyen d’action mais doit servir à dire quelque chose. Son beau grain de voix radiophonique, certes il le travaille mais il n’est pas question qu’ilen profite. Il n’est pas là pour bercer les gens mais pour les nourrir. D’où la nécessité de raconter de « bonnes histoires », pour soi et pour les autres.Enfin il y a l’amour de la langue, un « plaisir de gastronome » : « quand les mots ont du goût, les oreilles sont contentes de se les manger ». « Mon pays c’est la langue française » aime d’ailleurs rappeler Pierre Delye, qu’un simple mot peut faire mourir de rire.