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Traversées Francophones, Littérature Engagée, Quête de l’Oralité Et Création Romanesque 

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    Cilas KemedjioTangence, n 82, 2006, p. 15-39.

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    Traverses francophones: littrature engage, qute de loralit et cration romanesque

  • Traverses francophones : littratureengage, qute de loralit et crationromanesqueCilas Kemedjio, University of Rochester

    La littrature francophone dAfrique et des Antilles merge dansun projet de contestation de la situation de domination qui acr ses conditions de possibilits. Le discours critique va faire delengagement un critre de lgitimation presque incontournabledans le champ littraire africain et antillais. Lengagement tantpresque toujours valu partir des prises de position et desdcla rations des crivains, on en arrive une saturation duchamp de la critique par un personnage omniscient. Face cettesurvaluation de lauteur, qui fonde la tentation du charismatique,il sagit ici, sans contester la place centrale de lauteur dans ledispositif littraire, de recentrer le concept dengagement aucur mme de la textualit. La conscience des conditions denaissance de lcriture francophone, de loralit dstabilise lcriture contrainte, fait du texte un lieu exemplaire de manifes -tation de la traverse qui signale autant la gnalogie esthtiqueque la passionnante inscription de la littrature dans le combatdes peuples en qute de leur dignit.

    Souvent, les crivains africains et antillais ont t amens mditer sur la place de la cration littraire dans la nouvelle situa -tion historique qui rsulte de la rencontre avec lOccident. Larflexion, qui porte en priorit sur la fonction de la littrature, faitpartie des interrogations angoisses que se posent, au sortir de laparenthse coloniale, des peuples la recherche de nouveauxrepres culturels, politiques et symboliques. Comprendre ce dbatsur la fonction de la littrature suppose donc quon linscrive dansune mouvance plus globale qui marque les socits dstructurespar lentreprise coloniale. La critique dite textuelle, il est vrai,rcuse toute primaut accorde aux propos de lauteur danslexgse du texte. La souverainet du texte nadmet pas de

    Tangence, no 82, automne 2006, p. 15-39.

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  • dtermination biographique, transformant ainsi lclairage souslequel lauteur place son texte en une simple entreprise de lecturequi ne saurait revendiquer de primaut par rapport dautres.Suivant cette perspective, toute approche critique qui cherche affirmer la primaut du texte entend tablir, sur la base du rseautextuel qui rend toute criture possible, ce que lon pourraitappeler sa souverainet en laffranchissant de toute dterminationexterne et contextuelle. En revanche, si lon souscrit la vieille etrespectable critique biographique qui cherchait derrire chaquepersonnage ou situation imaginaire des traces de la biographie delauteur, la parole de ce dernier devient fort importante. Chaqueanecdote aurait potentiellement le pouvoir de dvoiler le mystrede la cration romanesque. Abiola Irele, dans The African Imagi -nation, propose de lire la littrature africaine comme [] thearea of an active and focused self-consciousness that extends in itsimplications into both a sustained interrogation of history and adetermined engagement with language 1 . Il nous rappelle ainsi quele contexte est constamment inscrit dans les proccupations desauteurs africains et invite par consquent la critique ne pasperdre de vue cette intense inscription de la dynamique historiquedans le texte africain. Mais, du mme souffle, il estime tout autantque linterrogation sur le langage est une autre donne majeure delesthtique du texte africain qui, de ce fait, est la rsultante de cettedouble interrogation sur lhistoire et sur le langage. Au cur duprocessus de transformation des socits engages dans dintenseset souvent chaotiques ngociations avec lordre colonial, la tradi -tion orale participe galement la reconfiguration des imaginaireset de leurs modalits dexpression. Lopposition entre les deuxapproches, interne et externe, du texte littraire ne constitue doncpas un horizon indpassable, comme le suggre Irele dans lanalysequil fait des interactions entre la littrature africaine et lhistoire 2

    puisque, comme le laisse entendre le passage cit plus haut, le texteafricain interroge aussi les langages qui linterpellent et le rendentpossible. Cest donc dans ce contexte que, dans un premier temps,je propose dexaminer comment la domination des paramtres

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    1. [] le lieu dune prise de conscience intense et bien circonscrite qui im -plique autant un questionnement soutenu de lhistoire quune formedtermine dengagement envers le langage (Francis Abiola Irele, The Afri -can Imagination. Literature in Africa and the Black Diaspora, New York,Oxford University Press, 2001, p. 29. Je traduis).

    2. Francis Abiola Irele, The African Imagination, ouvr. cit, p. 111-114.

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  • militants dans la lecture du texte francophone pourrait sexpliquerpar ce que jappellerais la formulation charismatique du champlittraire francophone . La formulation charismatique dsignelomniprsence de la personnalit de lauteur dans le champ cri -tique. Cette survaluation fait de la crdibilit et du charisme delauteur des lments dcisifs du champ critique 3. En second lieu,en mappuyant entre autres sur lexemple de Maryse Cond et deMonenembo, je montrerai en quoi lcriture francophone est unecriture de la traverse. Il sagira plus prcisment de suivre la tra -jectoire qui mne de loralit lcriture francophone, ou pluttdobserver comment lcriture remonte aux sources de loralit.

    La littrature orale, soutient Abiola Irele, correspond au termeinitial dun processus dont les littratures crites dans les languesafricaines et, ensuite, dans les langues europennes constituentautant de mutations successives. La traverse de lcriture franco -phone suppose une dynamique dont llan remonte la littratureorale. Je ne propose pas que nous remontions, comme cela a tamplement et brillamment dmontr, aux sources de la littratureorale. Je suggre plutt denvisager la rencontre entre lcriturefrancophone et le patrimoine de la cration orale au moment ocelui-ci entre en crise. Ce moment de crise est celui de la rencontreavec les puissances de lcriture conqurante qui altrent profon -dment la voix de loralit et dessinent les contours de ce que seralcriture francophone. Cest ainsi qudouard Glissant invite lescrivains antillais remonter au fond de nos raisons doralit,daller au tremblement de la dynamique dcriture en passant parlcriture elle-mme 4 . Le tremblement dcrit le mouvementdune traverse consciente autant de lincertitude de la mutationen cours que de la fragilit du processus. Linscription de cemoment de crise dans lcriture francophone autorise une gna -logie de lcriture, et le dbat sur lengagement est rapatri desjoutes politiques ou sociales pour se rinscrire au-dedans mme dela pratique de lcriture.

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    3. Voir notamment Cilas Kemedjio, De la ngritude la crolit. douard Glissant,Maryse Cond et la maldiction de la thorie, Hambourg, LIT, coll. Littraturesdes peuples noirs , 1999, p. 107-110 ; et Max Weber, On Charisma andInstitution Building. Selected Papers, dition et introduction par N. N.Einsenstadt, Chicago et Londres, University of Chicago Press, 1968. La for -mulation charismatique est tributaire dune conception de la littrature commefruit de linspiration et de lcrivain comme rceptacle de la parole inspire.

    4. douard Glissant, Le chaos-monde, loral et lcrit , crire la parole de nuit.La nouvelle littrature antillaise, Paris, Gallimard, 1994, p. 118.

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  • La littrature engage : un discours domin par les auteurs

    L effet du texte sur le rel peut sopposer ce que RolandBarthes appelle l effet de rel qui dsigne lillusion de ralit quecre le texte. Leffet du texte serait donc limpact que celui-ci peutexercer sur le rel, instaurant ds lors le principe qui structure lalittrature inaugurale (Jacques Derrida), laquelle constitue untexte fondateur de ce qui est venir. En amont du texte, noustrouvons dautres textes, une criture dbarrasse de lassistancedu Pre qui, selon Derrida toujours, lui insufflerait son pouvoirinaugural. En aval, un monde qui sinvente par le texte mme.Labsence du Pre en amont ne fonde pas lautonomie du texte.Le texte inaugural fonde un rel car, comme lcrit GeorgeLamming, [] the novelist does not only explore what hadhappened. At a deeper level of intention than literal accuracy, he seeksto construct a world that might have been ; to show the possible as afelt and living reality 5 . propos de son premier roman, In theCastle of My Skin, George Lamming estime que la missionessentielle du romancier antillais est de rhabiliter les existencesdgrades par la misre. Le roman antillais a pour fonction derestaurer la vie des hommes et des femmes opprims, de prendreconscience de lhistoire de la dpossession qui reprsente lamatrice partir de laquelle a merg la littrature antillaise elle-mme, et qui constitue un rservoir dexpriences pour la crationimaginaire 6. En excdant les limites du langage, le texte inauguralreproduit tout simplement le deuxime moment de ce quon asouvent dsign par lexpression littrature engage . La littra -ture engage, dfinie comme criture qui a pour vocation de trans -former des conditions socio-conomiques et politiques donnes,peut se lire comme une littrature inaugurante. Lcri vain engagrcuse le rel, le saisit dans sa ngativit, alors que son texte in -vente, en contrepartie, la positivit du monde raliser. La littra -ture engage dcoule de deux totalitarismes conceptuels : enamont, les prescriptions dogmatiques qui enferment lcrivaindans des contraintes mettre lcriture au service dune cause ;en aval, le monde devra tre invent limage du texte engag. Les

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    5. [] le romancier nexplore pas seulement ce qui est arriv. un niveau plusprofond que lintention de rester littralement fidle au vcu, il cherche construire un monde qui aurait pu exister, de montrer le possible commeralit ressentie et vcue (George Lamming, In the Castle of My Skin, NewYork, Schocken Books, 1983, p. xiv. Je traduis).

    6. George Lamming, In the Castle of My Skin, ouvr. cit, p. xi.

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  • littratures antillaise, africaine ou latino-amricaine sont, selonDaniel Maximin, des littratures vitales, engages au service desinstincts de survie : On a trop de blessures pour se permettre ledsespoir, se permettre le dsengagement, se permettre le dsin -trt 7 .

    Cependant, il convient de faire remarquer que Glissant refusede faire de la potique de la relation une norme dcriture, parcequune systmatisation limiterait la libert des crivains unedogmatique de lengagement :

    mon avis, dans ltat actuel du monde, il faudrait, a cest sr,cest une trs bonne formule, produire des uvres littrairesdans le contexte dune exploration de cette potique de larelation. Maintenant, est-ce que cest tout fait normatif, vousdites du mme coup que le pote doit tre engag, quil doit trececi et cela ; je commence me mfier et dire, je ne sais pas.Peut-tre quun pote peut ne pas tre engag au sens o nouslentendons traditionnellement et comprendre tout de suite cequi se passe dans le monde, et un pote peut tre engag et tretrangement aveugle parce que sa thorie mme de lengage -ment lempche de voir ce qui se passe rellement dans lemonde 8.

    Le rejet de la normativit rigide ne doit pas cependant laisser croireque Glissant disqualifie lengagement de lcrivain. La conceptionque Glissant a des rles de lcrivain et de la littrature est trsproche de la littrature engage, la seule diffrence quil nrigepas ses vues en normes gnrales et prescriptives. Pour Glissant, lalittrature, lart le plus appropri pour donner forme la cons -cience antillaise, est troitement lie au projet de libration : Nous comprenons ou devinons que le sort de la cration artis -tique se joue l o est men un combat pour toute indpendance duchoix productif global. Quil ne saurait y avoir un grand dbatdexpression en dehors dune volont continue de libration 9 Dans un chapitre du Discours antillais intitul La querelle aveclHistoire , Glissant pose des principes qui peuvent constituer savision de la littrature dans un tel contexte. Lutilisation du verbe

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    7. Daniel Maximin, propos recueillis par Thomas Mpoyi-Buatu, Nouvelles duSud, Paris, no 3, fvrier-avril 1986, p. 36.

    8. douard Glissant, Potique antillaise, potique de la Relation , proposrecueillis par Wolfgang Bader, Komparatische Hefte, Hambourg, nos 9/10,1984, p. 84-85.

    9. douard Glissant, Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981, p. 183 ; je souligne.

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  • devoir montre clairement quil dfinit ici ce que lcrivainantillais devrait faire, sans que cela constitue, comme il laffirme,une vrit normative :

    Parce que la mmoire historique fut trop souvent rature,lcrivain antillais doit fouiller cette mmoire, partir detraces parfois latentes quil a repres dans le rel. Parce que laconscience antillaise fut balise de barrires strilisantes,lcrivain doit pouvoir exprimer toutes les occasions o cesbarrires furent partiellement brises. Parce que le tempsantillais fut stabilis dans le nant dune non-histoire impose,lcrivain doit contribuer rtablir la chronologie tourmente,cest--dire dvoiler la vivacit fconde dune dialectiqueramorce entre nature et culture antillaises 10.

    La littrature antillaise, tout comme son public, est de lordre dufutur. Mais le futur antillais lui-mme risque dtre limage de lalittrature. Rpondant une question de Bernard Magnier sur lesrelations entre la littrature et le vcu, Glissant estime quon nedoit pas mettre dans la littrature ce quon exprimente dans lavie ; on pourrait en revanche mettre dans sa vie ce qui est dans lalittrature. La littrature chappe la tyrannie de la reprsentationet se constitue modle (peut-tre tyrannique ?) pour le vcu.

    Mongo Beti assigne la littrature africaine un rle de combatcontre les rgimes totalitaires hrits de la dcolonisation man -que. Lcriture, selon lui, peut ruiner des tyrans, sauver les en -fants des massacres, arracher une race un esclavage millnaire, enun mot servir. Oui, pour nous, lcriture peut servir quelquechose, donc doit servir quelque chose 11 . Les rapports conflic -tuels entre Mongo Beti et la critique se situent cependant sur leplan du contenu lui-mme de sa production textuelle, juge extr -miste par une partie de la critique franaise et francophone. AutantGlissant voit dans les reproches dobscurit une tactique visant lerduire une criture plus conventionnelle, cest--dire plusproche des normes de transparence, autant Mongo Beti voit dansles accusations dextrmisme un moyen de le forcer accommodersa production romanesque et intellectuelle aux idologies domi -nantes, ce qui reviendrait une compromission des exigences de lalittrature engage. Mongo Beti raffirme ces principes la fin desDeux mres de Guillaume Ismal Dzewatama :

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    10. douard Glissant, Le discours antillais, ouvr. cit, p. 133.11. Mongo Beti, Mes retours : Entretiens avec Anthony Biakolo , Peuples noirs

    Peuples africains, Rouen, no 10, juillet-aot 1979, p. 91.

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  • Parvenu au terme de son rcit, lauteur aurait pu recourir unartifice traditionnel de la fiction, propre lui concilier la bien -veillance des puissances de la critique et des autorits daca dmie,qui se sont montres fort enclines ces temps-ci garantirlorthodoxie de la francophonie ainsi que lhonorabilit de sesprinces les plus douteux. Cela et consist fort simple ment donner les vnements relats ici pour la transcription dunmalencontreux cauchemar. [] Le lecteur qui aime les histoiresheureuses serait rassur ; le militant qui rclame la vrit sans fardse prendrait tout coup rver, oubliant quelques instants songot de la littrature engage. Mais lauteur a prfr, comme laccoutume, ddaigner les sentiers riants, mais sems deremords, de la russite ainsi que les plaisirs frelats de la dmago -gie littraire. Il assure donc que ce rcit nest nullement un mau -vais songe, que cest bien rellement ainsi que tout cela est arriv 12.

    Mongo Beti a recours lartifice de la vraisemblablisation pourauthentifier son rcit, mais ce qui est ici significatif, cest lassocia -tion tablie entre lauthentification du rcit et lengage ment delcrivain. Mongo Beti constate par ailleurs quYambo Ouologuemet Calixthe Beyala, deux crivains francophones originairesdAfrique noire qui ont dcroch des prix littraires importants surla scne parisienne, sont aussi suspects, voire accuss, de plagiat.En novembre 1968, Yambo Ouologuem remporte le prix Renaudotpour son roman Le devoir de vio lence 13, prix qui sera terni par ladcouverte de plusieurs passages littralement em prunts desnouvelles de Guy de Maupassant. En octobre 1996, Calixthe Beyalaest laurate du Grand Prix du roman de lAcad mie franaise pourson roman Les honneurs perdus aprs avoir t condamne, en mars1996, pour plagiat par un tribunal parisien pour son roman Le petitprince de Belleville 14. Le roman rcom pens par lAcadmiefranaise empruntait des passages un roman de Ben Okri 15.Mongo Beti voque leur arrivisme qui entrane une grande vuln -rabilit face aux sirnes de la russite facile 16 .

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    12. Mongo Beti, Les deux mres de Guillaume Ismal Dzewatama, futur camion -neur, Paris, Buchet/Chastel, 1983, p. 199-200.

    13. Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, Paris, Seuil, 1968.14. Calixthe Beyala, Tu tappelleras Tanga, Paris, Jai lu, 1988 ; Le petit prince de

    Belleville, Paris, Albin Michel, 1992; Les honneurs perdus, Paris, Albin Michel, 1996.15. Il sagit du roman de Ben Okri, The Famished Road, Londres, Cape, 1991 (tra -

    duit en franais sous le titre La route de la faim). Le roman de Ben Okri a rem -port la plus prestigieuse rcompense littraire en Angleterre.

    16. Mongo Beti, Affaire Calixthe Beyala : Mongo Beti dnonce et accuse ,Galaxie, Douala (Cameroun), no 204, 26 mars 1997, p. 7.

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  • La dpendance contraignante que vivent les crivains africainsles pousse un triple dracinement qui commence par lenvoi dunmanus crit aux diteurs parisiens, puis se poursuit avec la pro mo -tion et la diffusion orientes exclusivement vers le public franais.La dernire tape de cette aventure du dracinement est constitue,une fois louvrage publi, par le rituel des interviews au coursdesquelles lcrivain se renie en oubliant quil est dabord africain.Pour Mongo Beti, seule une exprience de militant politique peutsauver lcrivain de cette trahison 17 , ce que ne sont manifeste -ment pas Beyala ou Ouloguem. Mongo Beti croit pouvoir expli -quer lascension de Beyala dans la classe littraire parisienne par lefait quelle sest soumise ce scnario et quelle sest engage dansdes rseaux de droite, la russite littraire Paris tant largementtributaire du pouvoir de la droite chauvine franaise, laquelle atoujours applaudi aux thses fondatrices de la prsence no -coloniale en Afrique 18 . Sur la scne politique camerounaise,Beyala apporte un soutien bruyant au rgime en place, rgime queMongo Beti considre comme tant compromis par son allgeance lancienne puissance coloniale :

    Pour sduire le public camerounais, il ne suffit pas de dcrocherun grand prix Paris, ni mme dtaler un gnie crateur laShakespeare, ni de dployer un style blouissant. Il faut encoreprendre part sans quivoque, dune faon ou dune autre, aucombat patriotique de libration nationale. Si Victor Hugo avaitt camerounais, il serait mort dans lanonymat, moins deproclamer bien haut sa foi dans la longue marche pique onous ont prcipits Um Nyob et ses camarades. Trop desntres sont morts en voulant nous faire marcher debout [pour]que nous permettions des gens qui devraient tre en premireligne de se dpenser dans le but exclusif de leur russitepersonnelle 19.

    Il est assez significatif que Mongo Beti ait recours la modalit dela sduction pour dcrire le manque de popularit dont souffriraitBeyala auprs du public camerounais. De mme, lorganisation deson argumentaire autour des prix littraires, instruments qui con -sacrent les vedettes du monde littraire, permet de dnoncer uneorientation qui tire parti de la mise en spectacle de lauteure, cest--dire de lexploitation de son charisme afin de mduser les

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    17. Mongo Beti, Affaire Calixthe Beyala , art. cit, p. 7.18. Mongo Beti, Affaire Calixthe Beyala , art. cit, p. 6.19. Mongo Beti, Affaire Calixthe Beyala , art. cit, p. 7.

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  • lecteurs sduits. La leon de civisme littraire que Mongo Betidonne sa jeune consur fait de lthique de lengagement un im -pratif pour les crivains francophones en situation de dpendancenocoloniale. Mongo Beti voit dans cet engagement de lcrivainun moyen de remettre en question la dpendance politique et, parconsquent, la double situation dallognie qui est le destin delcrivain francophone africain. La rsolution des ambiguts de larception pourrait conduire un recentrement des pratiquescultu relles et rconcilier lcrivain francophone africain avec sonpublic de rfrence.

    Dans la mme perspective, le jugement que Bernab porte surMaryse Cond semble dcouler moins de sa cration romanesqueque de son attitude envers les logistes de la crolit :

    On distingue notamment une attitude ambigu faite de clinsdyeux envers le mouvement de la crolit, assortis de multiplestentatives de rcupration : lextrieur, dans le vaste monde desuniversits amricaines, on tient colloque sur la crolit, en senrclamant hautement, mais tout en se gardant dy inviter ceux-lmmes qui risqueraient de porter ombrage ou de dnoncer uneimposture ; lintrieur, on prend soigneusement ses distances,par pur calcul et stratgie dimage littraire en direction dulectorat antillais 20.

    Bernab revendiquerait donc la crolit comme une sorte de pro -prit symbolique, au sens o on revendique des droits dau teur.Parler de la crolit sans la caution lgitime de ses auteurs-propritaires serait, dans ce cas, faire uvre dimposture. Ladmarche du colloque du Maryland 21 postulait videmment lecontraire, soit lexploration des crolits sur fond de contestation dumodle unique des logistes. Maryse Cond est excommunie dutemple de la crolit pour avoir entrepris de mditer sur la conditionantillaise moderne et sur le mal-tre antillais partir des rfrentsspatiaux et historiques non accrdits auprs des thori ciens de lacrolit et de lantillanit. Comme le fait remarquer Daniel Delas, nentre pas en territoire crole qui veut, Confiant veille 22 ! Leffort

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    20. Jean Bernab, Ngritude csairienne et crolit , Europe, Paris, nos 832-833,aot-septembre 1998, p. 76.

    21. Le colloque tenu au Maryland ( Expanding the Definition of Creolit ) adonn lieu une collection darticles publis sous la direction de MaryseCond et Madeleine Cottonet-Haue, Penser la crolit, Paris, Karhala, 1995.

    22. Daniel Delas, Aim Csaire : crivain crole , Europe, Paris, nos 832-833,aot-septembre 1998, p. 51.

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  • de conceptualisation de limaginaire produit des paramtres delecture qui sont souvent prsents sous la forme de modulesprescriptifs vhiculs dans les anthologies, les manifestes, les traitsde mditation sur lcriture et la production littraire, les romanset autres postulations dcriture. Lintense travail de pr sentationde ses visions esthtiques sapparente souvent une auto pro mo -tion qui porte aussi les germes dune prescription esthtique quiquivaudrait, quant elle, une mise de limagi naire venir sousle protectorat dun modle thorique promu en standard dau -thenticit crole.

    Contre le civisme littraire

    Maryse Cond, dans Order, Disorder, Freedom, and theWest Indian Writer , sans directement remettre en question lanotion mme de littrature engage, accuse les diffrents mouve -ments qui occupent la scne littraire antillaise de vouloir imposerdes normes de crativit lies un imaginaire mle. Le malaise dela littrature antillaise viendrait, selon elle, de ce civisme littraire,que jappelle ici le totalitarisme en amont :

    Although it seems difficult to state seriously that West Indianliterature doesnt exist, we easily agree that there is a crisis, amalaise. But we dont blame it on the causes pointed out byGlissant, Confiant and Chamoiseau. We attribute it to the verycommands enumerated throughout the history of West Indianliterature by the various generations of writers Glissant,Chamoiseau, and Confiant are not the first ones to give commandsto the future writers of our islands. West Indian literature born oryet born has always been an object of deep concern. We shall try toanalyze the various commands decreed about West Indianliterature, all of them contributing to the edification of an ordervery few writers have dared to transgress to introduce disorder 23.

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    23. Mme sil semble difficile daffirmer srieusement que la littrature antillaisenexiste pas, nous partageons lide selon laquelle il existe une crise, unmalaise. Mais nous pensons que les causes de ce malaise ne sont pasncessairement celles quvoquent Glissant, Confiant et Chamoiseau.Lorigine du malaise est chercher dans les dcrets noncs, traverslhistoire des lettres antillaises, par des gnrations dcrivains Glissant,Chamoiseau et Confiant ne sont pas les premiers donner des directives auxfuturs crivains de nos les. La littrature antillaise, prsente ou venir, atoujours t lobjet dune proccupation profonde. Nous allons essayerdanalyser les nombreuses prescriptions qui frappent la littrature antillaise etqui contribuent ldification dun ordre que quelques crivains ont os

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  • Pour Cond, lcriture fminine reprsente un facteur de dstabi -lisation positive qui peut introduire, force de transgresser desprceptes masculins, une dimension de libert dans le champ de lalittrature antillaise :

    In a Bambara myth of origin, after the creation of the earth, andthe organization of everything on its surface, disorder wasintroduced by a woman. Disorder meant the power to create newobjects and to modify the existing ones. In a word, disorder meantcreativity 24.

    Elle propose ainsi que lcriture est, de par le principe qui pr side la logique de limagination cratrice, un acte de trans gres sion. Latransgression vise ici tout dogme, tout arrangement tabli, y com -pris le dogme de lengagement qui est un projet dembriga dementde lcriture. Lcriture transgressive de Cond procde de ce queGlissant appellerait linsurrection de limagi naire 25 , variante despouvoirs chaotiques de lcriture quon retrouve aussi dans la pen -se de Derrida :

    Cest parce quelle est inaugurale, au sens jeune de ce mot, quelcriture est dangereuse et angoissante. Elle ne sait o elle va,aucune sagesse ne la garde de cette prcipitation essentielle versle sens quelle constitue et qui est dabord son avenir. Elle nestpourtant capricieuse que par lchet. Il ny a donc pas dassu -rance contre ce risque. Lcriture est pour lcrivain, mme silnest pas athe, mais sil est crivain, une navigation premire etsans grce 26.

    Mongo Beti ne se concentre, dans son propos, que sur la crdibilitde Beyala comme crivain. Aucune rfrence nest faite sonuvre la faveur dune argumentation qui a essentiellement pourbut de montrer que le profil politique de Beyala est suspect. Lesrelations de Beyala avec la droite franaise ou encore ses bruyantesmanifestations de soutien au rgime de Yaound participent du

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    transgresser pour rpandre le dsordre (Maryse Cond, Order, Disorder,Freedom and the West Indian Writer , Yale French Studies, New Haven(Connecticut, .-U.), no 83, 1993, p. 121. Je traduis).

    24. Dans un mythe bambara des origines, aprs la cration de la terre etlorganisation de tout ce qui se trouvait sa surface, le dsordre a t introduitpar une femme. Le dsordre signifie le pouvoir de crer de nouveaux objets etde modifier les objets existants. En un mot, le dsordre est synonyme decrativit (Maryse Cond, Order, Disorder, Freedom , art. cit, p. 130. Jetraduis).

    25. douard Glissant, La cohe du Lamentin, Paris, Gallimard, 2004, p. 25.26. Jacques Derrida, Lcriture et la diffrence, Paris, Seuil, 1967, p. 22.

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  • roman personnel , de la biographie de lauteur qui, en ce casdespce, masque le roman littraire . Si Mongo Beti avait daignfaire un dtour par le texte de Beyala, ses accusations, selonlesquelles Beyala nest pas une crivaine engage, auraient tmoins catgoriques. Lcriture de Beyala se prsente sous la formedune incantation qui invoque en effet les pouvoirs magiques de laparole : Au nom de lgalit. Au nom des cercles de lois disper -ser. Je veux que tu deviennes un oiseau, que tu planes sur lemonde, que tu tourmentes le vent et fasses voler des songes surchaque oreiller, cest tout 27. Lcriture incantatoire droule lamtaphore de la cration originelle. Le style invocatif ( Jappelleles mots, je leur ordonne de mallger, de dresser sur ma route lapiste rouge de lenvol 28 ) de lcriture incantatoire en fait unecriture inaugurale : crer un monde ou inventer une ralit nou -velle partir de la destruction-transformation de lancien. Lcri -ture incantatoire, quand elle invente par dconstruction-inaugu -ration, se proclame engage. Lengagement est iconoclasme, maisaussi projet dinaugurer, de produire du nouveau. Limpossible delcriture engage, cest daccomplir ce dpart-transgression vers lemonde dconstruire et inaugurer, prtendant quelle est assistede la recherche dune humanit meilleure tout en soumettantlhumanit venir aux pouvoirs tyranniques de lcriture. Lespouvoirs de transgression immanents toute criture sont, cestmon hypothse depuis le dbut de cette analyse, placs sous latutelle de lauteur omniprsent qui domine le champ littrairefrancophone de son charisme.

    Formulation charismatique et littrature engage

    La formulation charismatique de la littrature africaine ouantillaise organise la toute-puissance de lauteur qui non seule -ment est le crateur inspir par les muses de limaginaire, maisaussi le demi-dieu dont les confidences aux critiques ou auxjournalistes deviennent des paroles presque sacres que les cri -tiques (disciples) se gardent bien de mettre en cause. Les confi -dences de lcrivain dominent la critique de la littrature africaineou antillaise, comme en tmoigne la prolifration des interviewsqui ont presque toujours pour intention avoue ou non dillumi -

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    27. Calixthe Beyala, Tu tappelleras Tanga, ouvr. cit, p. 97.28. Calixthe Beyala, Tu tappelleras Tanga, ouvr. cit, p. 166.

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  • ner le texte de cration. Jen veux pour preuve la tradition ddi -tion qui demande que, dans les traductions des romans, les com -mentaires savants du traducteur ou du critique soient suivis duneinterview de lcrivain 29 (Maximin, Beti). On pour rait en dduireque la formulation charismatique du champ littraire francophoneafricain ou antillais institue la bonne vieille critique biographiquecomme modalit de lecture privilgie du texte. Une telle hypo -thse ne me semble pas oprationnelle, parce que la formulationcharismatique a pour consquence la transfor mation de la parolede lcrivain en rfrence dterminante dans linter pr tation cri -tique. Le roman personnel de lcrivain, pour em prunter cettejudicieuse expression dAlbert Azeyeh, nest pas ncessaire ment aucentre de la parole charismatique.

    Nous avons observ plus haut comment Mongo Beti occupe demanire tautologique le champ littraire. Non seulement lesthories de limaginaire (dogmes de la littrature engage) in -forment sa cration romanesque, mais le roman devient le lieu deformulation dun discours sur lengagement de lcrivain. Lespacede la cration est le lieu de dploiement dun imaginaire thoriquequi serait lui-mme une reproduction des thories nonces dansles interviews, manifestes et autres traits. La rcur rence de la figurede lcrivain comme agent de discours sur la littrature antillaise vade la cration romanesque et potique au discours danalyse(critique ou thorique) sur la littrature qui se dploie travers lesinterviews, les confrences ou encore les crits con sonanceautobiographique. Cette prsence obsessionnelle de lcrivain fondelentreprise de Moudileno dans Lcrivain antillais au miroir de salittrature, qui crit : Cette tude est partie dun constat relative -ment simple, savoir la prsence systmatique dun personnagedcrivain dans les romans dauteurs martiniquais et guadeloupenspublis ces dix dernires annes 30. Chez Maryse Cond, on note larcurrence de personnages dcrivains dont les projets dcriture,raliss ou non, sont autant de remises en ques tion que derflexions sur le statut de lcrivain antillais. cet gard, Solibo

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    29. Je pense Lisol soleil (Paris, Seuil, 1981) de Daniel Maximin et sa tra -duction par lauteur (Lone Sun, Charlottesville, The University Press ofVirginia, 1989) ou encore Lhistoire du fou (Paris, Julliard, 1994) de MongoBeti et sa traduction par lizabeth Darnel (The Story of the Madman,Charlottesville, The University Press of Virginia, 2001).

    30. Lydie Moudileno, Lcrivain antillais au miroir de sa littrature. Mises en scneet mise en abyme du roman antillais, Paris, Karthala, 1997, p. 5.

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  • magnifique 31 offre un exemple de cette prsence en vahissante dupersonnage crivain dans la littrature antillaise : tant donn queChamoiseau-personnage de lenqute se pose en tant que symboleen mme temps que Chamoiseau-auteur rige Solibo en symbole,on ne peut que conclure une relation dordre suprieur entre lesdeux crivains croles 32 . Chamoiseau est prsent dans sesromans travers le personnage du marqueur de paroles. Pour sapart, Glissant introduit une mditation sur son travail dcrituredans Mahagony 33, alors quil met en scne Chamoiseau dans LeTout-Monde ( Gibier, cest Patrick Chamoiseau 34 ), lequelChamoiseau lui rend des hommages enflamms dans crire en paysdomin et Lettres croles 35, ou encore dans son intervention Perpignan :

    Personnellement je nai pas le sentiment de disposer de projetqui me permettrait davancer de manire peu prs assure ouoriente dans un dveloppement littraire. Peut-tre est-ceparce que je dispose de toutes les pistes qui sont traces pardouard Glissant qui sest arrang pour baliser largement leterrain. Je crois quil ny a pratiquement aucun thme de mesromans ou de ce que je dveloppe qui ne soit dune certainemanire annonc, abord, expliqu par douard Glissant, lafois dans son travail danalyse, son travail potique, son travailromanesque et dans toutes les pistes quil a explores. Cest doncpeut-tre la formidable capacit dinvestigation aux Antilles quime permet aujourdhui davancer labri du formidable projetlittraire ddouard Glissant 36.

    La formulation charismatique fait la promotion de lcrivain etinstalle les critiques, qui sont illumins par la parole sacre, dans uneattitude contemplative. Le texte critique devient souvent uncommentaire de texte la lumire de la confidence de lcrivain. Par

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    31. Patrick Chamoiseau, Solibo magnifique [1988], Paris, Gallimard, coll. Folio ,1994.

    32. Lydie Moudileno, Lcrivain antillais, ouvr. cit, p. 91.33. douard Glissant, Mahagony, Paris, Seuil, 1987.34. douard Glissant, Le Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993, p. 513.35. Patrick Chamoiseau, crire en pays domin, Paris, Gallimard, 1997 ; Lettres

    croles, traces antillaises et continentales de la littrature. Hati, Guadeloupe,Martinique, Guyane, 1635-1975, Paris, Hatier, 1991.

    36. Lintervention de Patrick Chamoiseau se trouve dans Socit et littrature dansla Carabe aujourdhui avec les interventions de Patrick Chamoiseau, douardGlissant, Ernest Ppin, Actes de la Rencontre de novembre 1994 Perpignan,Cahiers de lUniversit de Perpignan, no 25, Presses universitaires dePerpignan, 1997, p. 143.

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  • exemple, luvre de Mongo Beti est interprte la lumire ducommentaire quil fait, dans la revue Prsence africaine, propos deLenfant noir de Camara Laye 37. Le texte du compte rendu en estvenu, force de rptition, jouer le rle de module thorique quiinforme non seulement luvre de Beti, mais loppo sition que lacritique croit trouver entre la littrature rose et la littra turesociologique , entre la prose ignorante du fait socio logique africainet la prose engage 38. Et mme quand Fame Ndongo 39 entreprendltude de lesthtique traditionnelle dans la cration romanesque deBeti, il se sent oblig de situer son approche critique contre lesdclarations de lcrivain selon les quelles son uvre ne serait pasinfluence par la tradition afri caine. Que lon accueille la parolecharismatique comme vrit presque intouchable ou comme larbrequi masque la fort quest luvre, la centralit de cette parole danslactivit critique est ta blie. Luvre engage, dans la logique decette formulation cri tique, pourrait se dfinir comme luvre que lacritique, la suite de lauteur, proclame engage.

    La traverse de loralit

    Par opposition la littrature francophone moderne, la litt -ra ture dite orale sorganise sous le modle de lanonymat, mmesil faut reconnatre que la transcription des popes orales a sou -vent transform le griot en figure de premier plan dont lesconfidences occupent une place centrale dans lentreprise critique.Le critique moderne est dautant plus laise dans la promotion dela parole du griot en vrit premire que, dans une situation o legriot joue le rle dinformateur indigne, tout le crdit de sa parolerejaillit sur le reprsentant de la modernit scripturale. Dans ladmarche de Chamoiseau et Confiant 40, la promotion du conteur

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    37. Camara Laye, Lenfant noir [1973], Paris, Presses Pocket, 1988.38. Voir notamment Bernard Mouralis, Comprendre luvre de Mongo Beti, Issy-

    les-Moulineaux, Classiques africains, 1981 ; Andr Djiffack, Mongo Beti. Laqute de la libert, Paris, LHarmattan, 2000 ; et Phyllis Taoua, Forms of Protest.Anti-colonialism and Avant-gardes in Africa, the Caribbean, and France,Portsmouth (New Hampshire, .-U.), Heinemann, 2002.

    39. Jacques Fame Ndongo, Lesthtique romanesque de Mongo Beti. Essai sur lessources traditionnelles de lcriture moderne en Afrique, Paris, ABC/Prsenceafricaine, 1985.

    40. Patrick Chamoiseau et Raphal Confiant, Lettres croles, ouvr. cit. On peutparler dautopromotion partir du moment o Chamoiseau fonde toute salgitimit dcrivain crole sur le fait quil serait un marqueur de paroles .

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  • au rang danctre de la littrature antillaise pourrait, cet gard,participer dune stratgie dautopromotion. Dans un premiertemps, il serait question dorchestrer la destitution de Csaire deson rle danctre tutlaire des lettres antillaises. Aim Csaire est,en effet, un personnage dont le charisme domine la littratureantillaise et clipse les autres crivains. Le remplacement de Csairepar le conteur anonyme et oubli permettrait ainsi ceux qui sou -tiennent une telle dmarche de pouvoir clbrer dautant plus leconteur quil ne leur porte en aucun cas ombrage et que tout lecrdit que pourrait recevoir ce fondateur anonyme des traceslittraires croles serait dtourn au profit des clbrants. Larhtorique de la modestie qui rabaisse le scripteur des oralits aurang dhumble traducteur et le griot au rang de gardien de lammoire historique se fonde sur cette distribution des rles.Mme si lon prenait les clbrations rhtoriques des matres dela parole pour argent comptant, la stature du griot, en tant quegardien de la mmoire collective, serait loin de nuire au champ dela littrature orale au point de faire dpendre toute lecture de sonaura. Le griot est le gardien de la mmoire collective et, de ce fait, ilassure la transmission dun message qui le dpasse.

    La marge de manuvre cratrice que lesthtique de la trans -mission des popes collectives donne au matre de la parole estsouvent le lieu o merge son talent crateur, cest--dire sa marqueesthtique sur le patrimoine collectif. La production esthtique estsouvent le seul moment o le griot affirme son originalit. Lacritique de la littrature dite orale me semble donc moins obsdepar le message ou lengagement que celle de la littraturefrancophone. La qute de loralit pourrait aussi, il sagit l dunehypothse de travail, tre une qute de la reconfiguration de luniverscritique, reconfiguration qui aurait pour objectif de recentrer lediscours sur le texte et non sur lauteur charismatique. Toutefois, ilserait prmatur de conclure que la littrature orale offre au critiquedu texte africain plus dopportunits pour une lecture esthtisanteque la littrature crite contamine, ds lors, par la pulsion delengagement et du message sociopolitique qui masquerait lalittralit du texte. Je pense mme, si je men tiens mes lectures etplus notamment Sgou 41 de Maryse Cond, que la littrature orale

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    41. Les textes de Maryse Cond, qui forment la trame de mes rflexions sur laquestion de loralit comme moment exemplaire de la traverse, sont lessuivants : Hrmakhonon, Paris, Union gnrale dditions, 1976 ; Une saison

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  • porte la conscience de sa perscution par les civilisations de lcri -ture, ou du moins par celles qui ont mis sur lcriture conqurante.En dautres termes, la parole du griot ayant t altre, contrainte oumme rduite au silence par les puis sances du dsordre venues duNord, il est possible que les voix ayant chapp au traumatismecolonial se souviennent de cette mise mort qui a pris des formesdiverses, allant de la folklori sation au bannissement.

    La qute de loralit dans luvre de Maryse Cond dessine lescontours des emprunts intertextuels qui donnent cohrence auparcours littraire de lcrivaine. Le patrimoine des traditions de lacration orale qui informe limaginaire de Cond est uneinscription de la voix du griot de Sgou dans les romans quiparaissent avant ou aprs Sgou. Le patrimoine de la civilisationorale est cependant mdiatis par la lecture des popes man -dingues que lit Vronica dans Hrmakhonon. La thmatique delengagement dans le roman de Cond participe dune consciencecritique de lacte de cration, cest--dire de la pratique quiconsiste pour lcrivain se rflchir au miroir de sa littrature,pour reprendre le titre de louvrage de Moudileno. La qute deloralit dcouvre des modles de la parole engage dans Sgou etdans Une saison Rihata. Le griot Faraman Kouyat, victime dunetragdie personnelle, entonne un chant de lamentation sur sondestin tragique. Le chant de rvolte du griot contre la guerre,porteur dune tragdie la fois personnelle et collective, devienttrs rapidement une clameur collective contre la guerre que lesdisciples dAllah imposent Sgou sous le prtexte de lislami -sation. Mohammed Traor, noble bambara musulman oppos laguerre, rtablit le griot dans son statut sociologique, refondant sonidentit artistique dans ce contexte de crise. Faraman Kouyatdevient le griot de Mohammed Traor, cest--dire aussi le griotdun noble bambara oppos la guerre et, plus particulirement, lhgmonie toucouleur. Le griot Kouyat est enrl de force dansles rangs de larme toucouleur dEl Hadj Omar Tall, qui se dfinitpar la religion mais aussi par lcriture. Ds lors, il entre dans unezone dincertitudes o sa voix, dsormais altre par le mono -thisme et lcriture conqurante 42, est en suspension. Le griot

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    Rihata, Paris, Laffont, 1981 ; Sgou. Les murailles de terre, Paris, Laffont, 1984 ;Sgou. La terre en miettes, Paris, Laffont, 1985 ; La vie sclrate, Paris, Seghers,1987.

    42. Voir aussi, pour plus de prcisions sur la puissance de dstabilisation delcriture conqurante, Cilas Kemedjio, Les enfants de Sgou : Murailles en

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  • Kouyat est tu dans une confrontation entre les armes toucou -leur et franaise, cest--dire au cours dune confrontation entre lespuissances du monothisme religieux qui sont aussi des puissancesdune criture conqurante. Le griot Kouyat est tu par la puis -sance de frappe franaise tout comme les murailles de terre deSgou sont pulvrises par les canonnires de larme franaise. Lesconqurants de lIslam, malgr leur dmarche monologique, ontpeut-tre dstabilis la parole du griot Kouyat, mais cette paroleavait encore des moyens de se faire entendre. Les armes de des -truction massive dployes par le colonisateur franais con -traignent la parole du griot se rendre ou disparatre. crire cettedestruction de la voix du griot Kouyat ou de la destruction desmurailles de Sgou est un projet qui exprime autant la qute desBambaras pousss lcriture quune qute de la voix altre dugriot. Le bruissement de la parole gmissante hante la voix du griotqui monte jusqu nous, tout comme les murailles de Sgou quinexistent souvent que par cette parole dstabilise. crire laltra -tion de la voix du griot, pour une littrature qui se revendique dupatrimoine des traditions orales, est aussi bien une mditation surles sources de cette altration quune recherche esthtique prenantpour objet une criture la croise des chemins.

    Maryse Cond trace larchologie du tremblement esthtique,ce principe de toute criture qui vient aprs la destruction desmurailles de Sgou, de toute criture lourde de la conscience de sapropre gnalogie. Dans Une saison Rihata, le griot, mis au paspar le parti unique, retrouve sa voix, cest--dire sa libert dexpres -sion, en contestant les modalits de son oppression. Loppressiondu griot est avant tout loppression de sa voix, voix qui esttransforme en caisse de rsonance des slogans flamboyants duparti unique. Le griot retrouve sa voix en invoquant moins quelquecharte des droits de lhomme quen se souvenant de la gnalogiede cette voix. Lpope que le griot entonne vient dun pass lgen -daire et cette lgende autorise le courage qui restaure cette voix :

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    miettes, identits en drive , Luvre de Maryse Cond, questions et rponses propos dune crivaine politiquement incorrecte, Actes du Colloque sur luvrede Maryse Cond organis par le Salon du livre de la ville de Pointe--Pitre(Guadeloupe), 14-18 mars 1995, Paris, LHarmattan, 1996, p. 23-44. Voiraussi Cilas Kemedjio, The Curse of Writing : Genealogical Strata of aDisillusion : Orality, Islam-Writing, and Identities in Becoming in MaryseConds Sgou , Research in African Literatures, Bloomington (Indiana,.-U.), no 27, vol. 4, hiver 1996, p. 124-143.

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  • Chanter, soit. Mais quoi ? Il rflchit un instant. Puis fermant lesyeux, rejetant la tte en arrire, il entonna lpope de Bourana.Le beau chant passa par les lucarnes grillages de la camionnetteet se rpandit dans la campagne. Les paysans tendus sur leursnattes parlrent trs longtemps de ces djinns qui avaient semgrand tapage aux environs de minuit 43.

    La voix du griot vient de loin. La voix de Sory traverse la nuit dusilence impos par le parti unique afin de restaurer la libert dugriot embastill dans ses rangs. La parole du griot ne peut sem -prisonner, et lexemple, l aussi, vient du temps davant la des -truction des murailles de Sgou. Malgr les barbels concen -trationnaires de Rihata, les voix millnaires de loralit qui semanifestent travers la lgendaire voix de Sory sont le tmoignagevivant dune tradition de crativit et de protestation qui remonteaux fondements de lAfrique des royaumes. Ainsi, dans Sgou, lesrjouissances populaires qui accueillent la mort du Mansa Demba,coupable davoir dshonor les divinits bambaras en soumettantle pays la loi dAllah, sont interdites par larme royale, mais envain : Mais comment empcher une chanson de courir dunebouche lautre ? De fleurir l o on ne lattend pas ? Une chanson,cest insaisissable comme lair 44. Dans le mme ordre dides,malgr la censure qui transforme le pays en vritable camp retran -ch du monde, la grande voix de Bob Marley dfait les muraillesdu silence pour faire rver les jeunes maintenus sous surveillancepar une rvolution en mal dinspiration.

    Thierno Monenembo, dans Les cailles du ciel, rapporte cetteconfrontation entre le conteur et les troupes coloniales. Limpor -tance du griot dans la mobilisation des forces se rvle dtermi -nante :

    Pour tout transfigurer, une voix de foudre punitive, la voix deWango couvrait le vacarme, plus forte que le bruit des armes,plus relle que la guerre. Wango, le griot du roi Fargnitr, taitrenomm pour ses dclamations, ses discours volcaniques. Rienau monde ne pouvait lui disputer la magie du dire. Parlait-il dufond de sa case quon lentendait dans tous les recoins du pays,ce quil disait captivait lme la plus rcente. En ce jour grave decombat, on imagine facilement quil avait fait appel toutes sesressources 45.

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    43. Maryse Cond, Une saison Rihata, ouvr. cit, p. 197.44. Maryse Cond, Sgou, ouvr. cit, p. 465.45. Thierno Monenembo, Les cailles du ciel, Paris, Seuil, 1986, p. 52-53.

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  • Le romancier prsente ici une clbration de la belle parole quimobilise les guerriers dans ce grave moment de combat. Mais cequil importe de remarquer, cest que le roman dcrit la matrialitde la parole transfigurante, cest--dire du travail esthtique que laparole du griot accomplit sur le message mobilisateur. Le roman -cier attire notre attention sur la parole transfigurante qui tait plus relle que la guerre , sur la parole dclamante, volca nique,magique et captivante. Le critique qui analyse la parole du griotpourrait choisir, selon la trajectoire de son discours, de seconcentrer sur le message mobilisateur ou alors sur lesthtique dumessage mobilisateur, sur lidologie du message ou sur la mat -rialit qui constitue la parole du griot en ce lieu de transfigurationdu grave jour de combat . La littrature engage nest pas nga -tion de la matrialit textuelle de la littrature, elle est tout simple -ment lune des modalits de son approche.

    Aborder la parole du griot sous langle de la transfigurationme semble tout aussi valable que lentrevoir partir du statut dugriot, et par consquent de sa fonction dans le grave moment dela confrontation avec les puissances de la destruction coloniale.Wango, griot du roi, est accus davoir foment une attaque contrele roi impos par le colonisateur. Lordre dans lequel la flam -boyance captivante de la parole magique de Wango prend toute sasignification est dfait sur le terrain de laffrontement colonial. Legriot Wango, linstar de Faraman Kouyat, est vic time de lafoudre coloniale :

    Lexcution de Wango alimenta la lgende, tel un ruisseauanecdotique se donnant la clbrit de la mer. Les cigognes lapropagrent dans leurs lointaines prgrinations. Le ventlenregistra et la souffla dans tout ce quil pouvait toucher : lescrnes des montagnes comme les oreilles des arbres. On peutencore lentendre certaines nuits si lon sait couter Ctait laplaine de Bombah, celle-l mme qui avait vu la guerre, qui futchoisie comme lieu de supplice 46.

    Le griot Wango est dfait par la rage destructrice du nomadismeconqurant que fut la colonisation franaise. Toutefois, ce quelimaginaire des peuples retient de cette ultime confrontation entrele griot et les forces de destruction du projet colonialiste se situe auniveau de la symbolique des imaginaires. La parole du griot, seloncette lecture symbolique, est invincible :

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    46. Thierno Monenembo, Les cailles du ciel, ouvr. cit, p. 64.

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  • On essaya dabord le sabre : larme sabattit sur le cou de Wangoet se plissa comme un frle tissu de grande dame tandis que lebourreau roulait par terre et se tordait de douleur au point derendre lme. Ce fut ensuite le fusil : Wango se saisit desprojectiles comme dinnocents jouets denfant, jongla avec euxde ses deux mains et les renvoya au peloton qui fut fauch.Passrent la bastonnade, la pendaison, la noyade, le bcher etbien dautres supplices qui ny firent rien. Se rappelant sesdboires avec [le roi] Fargnitr, le commandant Pouillotcommanda trois balles en or. Elles se rvlrent tout aussiinoffensives. La foule obsquieuse expliqua alors lhonorablecommandant que, selon la loi de certaines choses qui se pas -saient volontiers de lexplication des crevures humaines, chaquecatgorie dhommes a son propre type de mort : lhommeordinaire meurt de faim, de soif, de maladie ou de vieillesse ; leroi par lor, le plus royal des mtaux. Mais le griot constitue uncas part : il na pas une me comme tout le monde le griot. Son me lui, cest la parole et on ne tue pas la parole,honorable commandant 47 .

    Limmortalit de Wango est avant tout celle de sa parole, Wangonexistant dans le texte que comme matre de la parole . Cetteparole, que ne peuvent vaincre les canonnades de la coloniale,transcende la mort et les ges pour inspirer Monenembo, chantrede lcriture francophone. Limmortalit de la parole de Wangofait cho celle de Kouyat dont la rengaine pacifiste survit samort pour inspirer Maryse Cond, chantre francophone du patri -moine de Sgou. Le fantme de cette parole immortelle donne desinsomnies au rgime autoritaire mis en scne dans Une saison Rihata, tout en inspirant le griot Sory dont la voix rinvente lalgende dans un sursaut contre une mort certaine. La voix de Sory, linstar de celle de ses devanciers Kouyat et Wango, transcendela mort, devenant une parole rsistante qui contribue dfaire lemandat de souverainet de lcriture 48 .

    Lcriture de Maryse Cond, comme celle de nombreuxcrivains francophones, illustre la trajectoire de cette traverse quiva de la parole contrainte du griot Kouyat au texte de la moder -nit littraire en passant par la prose des scribes des temps colo -niaux. crire, pour lcrivain francophone, cest dj tmoi gner decette traverse, cest participer au dynamisme de cette parole en

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    47. Thierno Monenembo, Les cailles du ciel, ouvr. cit, p. 65.48. douard Glissant, Le discours antillais, ouvr. cit, p. 322.

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  • mouvement et en mutation continue. La parole contrainte du griotinaugure le cycle de ce que Glissant nommera plus tard la potiquecontrainte, qui est au principe de lcriture antillaise. La paroleantillaise a voyag de lAfrique des royaumes, o elle se dployaitdans toute sa splendeur, lAfrique des coles coloniales o elle esttranscrite, traduite ou incorpore dans le texte colonial. La parolecontrainte a suivi le transbordement des Africains asservis par latraite, alors que celle du griot a inform le mouvement de la voixantillaise, comme lcrit Glissant dans Le discours antillais :

    De lAfrique monte la voix du griot. Peu peu elle se libre ;enfin nous lentendons. Nous distinguons maintenant sa partdans notre voix. Nous coutons le plerinage des anctres, lasparation des lments. Et puis, ce bruit de mer qui bat dansnos mots. La cadence irrmdiable du bateau. Ce rire quilsnont pu noyer 49.

    La ncessit de rsistance, dopposition et de revalorisation delimaginaire crole transite par la reconnaissance de ce chemin par -couru par lcriture. Chamoiseau et les logistes de la crolit, dansleur qute dun imaginaire crole, recommandent de revenir auconteur, qui serait lanctre de toute criture crole :

    Nous ne pouvons pas, par exemple dans notre littrature, ne pastre conscient du problme linguistique : si un crivainmartiniquais crole de la Carabe tente de dcrire son Lieu sansavoir un problme avec les langues, il serait en dehors de lablessure linguistique. Nous ne pouvons pas, par exemple,envisager une littrature qui ne soit pas consciente quil y a,avant, toute la richesse narrative littraire de loralit. Nous nepouvons pas donner la main au conteur crole. Nous nepouvons pas garder la rupture 50.

    Bernab, dans la mme perspective, fait remarquer que lcritureantillaise ne saurait tre fconde sans une inscription volontaire etdtermine dans lunivers langagier et culturel crole. En sorte que,pour les auteurs de la crolit, le crole nest ni une inadvertance,ni un acte manqu, mais une imprieuse ncessit 51 . Il convientde remarquer toutefois que la dmarche de ces pangyristes estattentive aux cadences du travail forc des habitations esclava -gistes. La cassure linguistique des crolistes ne remonte pas,

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    49. douard Glissant, Le discours antillais, ouvr. cit, p. 391.50. Lintervention de Patrick Chamoiseau se trouve dans Socit et littrature dans

    la Carabe, ouvr. cit, p. 127.51. Jean Bernab, Ngritude csairienne et crolit , Europe, art. cit, p. 67.

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  • comme le suggre Glissant, au bruit de mer qui bat dans nosmots ou encore la cadence irrmdiable du bateau qui in -forme pourtant la voix du conteur crole.

    Parler dune littrature antillaise suppose la reconnaissancedune relation particulire entre le langage et le monde, lmentsde ce que Glissant appelle le discours antillais, ancr dans unegographie spcifique, influenc par lesclavage, le colonialisme etlinsularit. La littrature antillaise est une criture de la gna -logie, elle est qute identitaire, exploration des composantes de laculture antillaise depuis le transbordement jusquaux tempscontemporains en passant par lunivers habitationnaire. Le retouraux origines de la culture antillaise se transforme souvent engnalogie de lcriture, cest--dire en un retour aux sources delcriture et de la parole antillaise. Limportance du geste inauguralde lcriture, perceptible dans les autobiographies qui accordentune place de choix aux rcits denfance 52, signale que les gnalo -gies personnelles clairent les origines de lcriture. La remonte dela parole longtemps touffe prend ainsi lallure dune conqute dupaysage intgrant la dynamique historique, le vcu carabe com -posite, le croisement plantaire des cultures et lerrance vertigi -neuse qui dcrivent la condition antillaise postcoloniale.

    Les crolistes, dsirant tout prix sopposer au Ngre fon -damental dAim Csaire et sa ngritude, ne remontent les che -mins de traverse qui rythment le mouvement des traces deslettres croles que jusquau conteur de lhabitation antillaise.

    En guise de conclusion

    La littrature engage pourra un jour apparatre comme la for -malisation esthtique des idologies totalitaires (colonialismes,nocolonialismes, communismes, bourgeoisies capitalistes et imp -rialismes) contre lesquelles elle se dbat pourtant. En fait, la litt -rature engage reflte la potique de ces idologies totalitaires, mmesi elle se revendique de la bonne cause, de la cause lgitime. On peutalors se poser la question suivante : la littrature engage peut-elle seconcevoir en dehors du systme totalitaire quelle rcuse et qui,mme de manire ngative, fonde ses conditions de possibilit ? La

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    52. Voir, notamment, Maryse Cond, Cur rire et pleurer. Contes vrais de monenfance, Paris, Laffont, 1999 ; Patrick Chamoiseau, bout denfance, Paris,Gallimard, 2005.

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  • littrature engage parasite lidologie totalitaire du dedans, doson efficacit et son ambigut. Le monde diffrent rclam par lescrivains engags est celui des utopies textuelles. Le travail dcriture,louverture du texte dautres textes passs ou futurs, lerranceinhrente toute criture prive ou libre de las sis tance du Preprviennent cependant le texte engag de se cons tituer en systmetotalitaire. La rsistance du texte contre toute domestication main -tient louverture, sauvant la littrature engage de la tentation tota -litaire. Au cur des idologies de lIdentit-Racine, de lUnicitculturelle ou politique de lintol rance, le texte inaugural figure lepossible. Les chemins de traverse, qui conduisent de la parole mena -ce par ldit conqurant cette confrontation qui indigniselcriture selon le vu de chaque crivain, sont au principe de toutecriture francophone. Suivre ces chemins de traverse permet dedcouvrir une potique de la rsistance qui, mon avis, est souventdesservie par les proclama tions solennelles et tautologiques sur ledogme de lengagement. Linvincibilit de la parole du griot estautant rvlatrice de la potique que de la poli tique de lcritureafricaine. Lune des fonctions de limaginaire consiste se dmar -quer du rel et vivre dans le monde des utopies. Wango, le griotinvincible, la grande voix de Bob Marley qui con tourne les muraillesde la censure ou la chanson de Sgou, qui prolifre malgr les ditsde la soldatesque royale, tmoignent de la puissance de loralit. Legriot dUne saison Rihata revendique, de manire volontariste,linscription de sa voix libre dans le combat contre son incarc -ration et celle de ses congnres par les milices du parti unique.

    Maryse Cond, autant dans son uvre romanesque que dansson entreprise critique, sinsurge, au nom de la libert de la cra -tion, contre tout civisme littraire, cest--dire quand limp ratifdengagement devient une prescription impose lcrivain ou lartiste par quelque entit extrieure.

    La conscience du voyage, qui mne de loralit, dsormaissoumise la pression dstabilisatrice des forces de la conqutecoloniale, lcriture francophone, qui manifeste la conqute touten se revendiquant dun projet de libration, est lune des grandesexpriences qui hante le texte africain. La conscience de cettetraverse signale autant lirruption des voix francophones et antil -laises sur la scne du monde quune mditation sur les conditionsde cette mergence angoisse.

    Face la survaluation de lauteur, qui fonde la tentation ducharismatique, il sagissait donc, sans contester la place centrale de

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  • lauteur dans le dispositif littraire, de recentrer le conceptdengagement au cur mme de la textualit. La conscience desconditions de naissance de lcriture francophone, de loralitdstabilise lcriture contrainte, fait du texte un lieu exemplairede manifestation de la traverse, qui signale autant la gnalogieesthtique que la passionnante inscription de la littrature dans lecombat des peuples en qute de leur dignit. Penser cette angoisseme semble tre lun des lieux o le projet esthtique rencontre lacondition postcoloniale dans toutes ses contradictions et danstoute sa crativit.

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