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Louis de Saussure PRAGMATIQUE TEMPORELLE DES ENONCES NEGATIFS

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Louis de Saussure

PRAGMATIQUE TEMPORELLE DES ENONCES NEGATIFS

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La Faculté des Lettres, sur préavis d’une commission composée de MM. les professeurs

Eddy ROULET, président du Jury ; Jacques MOESCHLER, directeur de thèse ; Anne REBOUL (Institut des Sciences cognitives, Lyon) ; Deirdre WILSON (University College, Londres) ; Nicholas ASHER (University of Texas, Austin)

autorise l’impression de la présente thèse, sans exprimer d’opinion sur les propositions qui y sont énoncées.

Genève, le 29 juin 2000

Le doyen : Charles Genequand

Thèse N° 474

© Louis de Saussure, 2000

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A Marina

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Remerciements

Cette thèse doit d’abord son existence à ceux qui m’ont donné les moyens matériels et intellectuels nécessaires pour la mener à bien. Qu’ils trouvent tous ici l’expression de ma gratitude. Mes remerciements vont d’abord au professeur Jacques MOESCHLER, qui a bien voulu diriger ce travail, et qui m’a mis sur la piste de la problématique en jeu dans cette thèse. En m’intégrant au Groupe de recherche sur la référence temporelle, il a su me donner un environnement de travail stimulant et plaisant. Ses conseils, son soutien, sa confiance et son amitié m’ont été maintes fois précieux. Que tous ceux de mes collègues du Groupe de Recherches et, de manière plus générale, du Département de linguistique de l’Université de Genève, qui ont intéragi avec moi au long de ces années de travail soient ici remerciés. En particulier, certaines idées contenues dans ce travail sont dues à Bertrand STHIOUL, ou ont émergé lors de nos échanges scientifiques. Je remercie aussi Jean-Marc LUSCHER pour ses conseils avisés, ainsi qu’Antoine AUCHLIN et Laurent PERRIN pour leur soutien et leur amitié. Ma gratitude va aussi à ceux qui ont évalué ce travail. Tout d’abord, je voudrais remercier le professeur Eddy ROULET pour l’encouragement et la bienveillance qu’il m’a toujours témoignés. Je remercie le professeur Nicholas ASHER de sa constante et amicale attention pour mon travail. Merci à Anne REBOUL pour m’avoir offert la chance de travailler avec elle au Centre d’Informatique de Nancy (CNRS, France) pendant l’année 1997-98, ce qui m’a été d’une aide précieuse dans l’élaboration du modèle temporel général. Merci au professeur Deirdre WILSON de ses constants et amicaux témoignages d’attention et d’intérêt. Je remercie le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique et la Commission de la Recherche de l’Université de Genève de m’avoir accordé une bourse de recherche pour l’année 1997-98. Le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique a aussi financé les projets de recherche N° 1214-043124.95 et N° 1213-047012.96 auxquels j’ai participé de 1995 à 1997. Mon épouse Marina, à qui ce travail est dédié, sait à quel point je la remercie pour toute sa compréhension et son soutien indéfectibles. Mes proches, et en particulier ceux qui ont suivi de près ou de loin la progression de ce travail, trouveront aussi ici l’expression de ma reconnaissance : mes parents bien sûr, mais aussi mes amis Augustin de COULON et Jean-Henry MORIN. Que les proches qui ont consacré de leur temps à la relecture de ces pages soient ici remerciés chaleureusement, en particulier Bertrand STHIOUL et Laura CARDIA-VONECHE. Je ne peux manquer, enfin, de saluer humblement la mémoire de Ferdinand de SAUSSURE, qui aurait sans doute aimé qu’un membre de la famille, près d’un siècle plus tard, se consacre à la science qu’il avait été le premier à théoriser de manière structurée.

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Sommaire

INTRODUCTION 9 1. Point de vue épistémologique sur la référence 13 2. L’opérateur négatif et les marques temporelles : une problématique 17 3. Thèse 20 4. Présentation générale 21 5. Les unités minimales et la manipulation des énoncés 22

PREMIERE PARTIE TEMPS ET REFERENCE. LES APPROCHES DOMINANTES 25

INTRODUCTION 27

1. LES APPROCHES REFERENTIELLES 31 1.1. De Port-Royal à Beauzée 31 1.2. Reichenbach ou la révolution référentielle 34 1.3. La D.R.T. et la computation de l’ordre temporel 37 1.4. S.D.R.T. : objets abstraits et relations de discours 41

1.4.1. Faits, propositions, événements 41 1.4.2. Les relations de discours 46

1.5. La sémantique des classes aspectuelles et ses dérivés 57 1.5.1. Généralités 57 1.5.2. L’origine de la notion d’aspect : aspect et temps verbaux russes 59 1.5.3. Approches sémantico-aspectuelles classiques 61 1.5.4. La théorie des D.A.T. 64

1.6. Conclusion 69

2. LES APPROCHES NON REFERENTIELLES 71 2.1. Approches psychologiques et conceptuelles : de Damourette et Pichon à Guillaume 71 2.2. Les approches textuelles et discursives 77

2.2.1. Types de texte et niveaux énonciatifs 78 2.2.2. Temps verbaux, anaphore et continuité informationnelle 83

2.3. Conclusion 86

3. THEORIE DE LA PERTINENCE ET REFERENCE TEMPORELLE 89 3.1. La pertinence : communication et cognition 89

3.1.1. Théorie de la pertinence et sens de l’énoncé 89 3.1.2. Des maximes de Grice à la pragmatique radicale 91

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3.1.3. La théorie du contexte construit 92 3.1.4. Les principes de pertinence 94 3.1.5. Usage descriptif et usage interprétatif 96 3.1.6. Inférences et expressions procédurales 96

3.2. Le modèle des inférences directionnelles 100 3.3. Développements récents de la théorie de la pertinence 111

3.3.1. Des concepts ad hoc à la dimension procédurale de l’interprétation 111 3.3.2. La théorie des représentations mentales 116

CONCLUSION 121

DEUXIEME PARTIE DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE 123

INTRODUCTION 125

1. LA COMPUTATION DU TEMPS 129 1.1. Une logique procédurale 129 1.2. Computation du temps, point de référence et référence temporelle 132 1.3. Les configurations temporelles de l’énoncé 137

1.3.1. Aspect, référence temporelle et ordre temporel 138 1.3.2. Préalables à un modèle procédural des inférences directionnelles 141

2. LA FORCE DES CONTRAINTES INTERPRETATIVES 149 2.1. Connecteurs et adverbiaux 149 2.2. Les règles conceptuelles 155

2.2.1. Règles conceptuelles nécessaires et non-nécessaires 157 2.2.2. Force des règles conceptuelles sur l’ordre temporel 162

2.3. Remarques sur la subordination 164 2.3.1. Concordance des temps 164 2.3.2. A propos des subordonnées temporelles 166

3. LES TEMPS DU PASSE EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCEDURALES 167 3.1. Descriptions procédurales des temps du passé 168

3.1.1. Le passé simple 169 3.1.2. Le passé composé 178 3.1.3. L’imparfait 183 3.1.4. Le plus-que-parfait 188

3.2. Temps verbaux et ordre temporel 192 3.2.1. La modification des coordonnées dans le traitement de séquences d’énoncés hétérogènes 192

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3.2.2. L’architecture procédurale des temps verbaux 201 3.2.3. Ordre temporel, narration, récit 206

3.3. Conclusion 211

4. UNE PROCEDURE GENERALE D’INFERENCE DIRECTIONN ELLE 213 4.1. Etablissement de la procédure 214

4.1.1. Architecture 214 4.1.2. Formulation sommaire en termes de représentations mentales222

4.2. Exemplification 222

5. CONCLUSION 229

TROISIEME PARTIE ASSERTER ET NIER LE TEMPS : UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION 231

INTRODUCTION 233

1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHESES PRAGMATIQUES 235 1.1. Temps et négation : l’hypothèse du blocage 236

1.1.1. Remarques préliminaires 236 1.1.2. L’hypothèse du blocage 237 1.1.3. Négation et temps verbaux : séquences hétérogènes 248 1.1.4. Connecteurs temporels, télicité et négation 254

1.2. La négation de rupture 260 1.2.1. Séquences mixtes : vers une révision de l’hypothèse du blocage 260 1.2.2. Négation de rupture et événements négatifs 262

1.3. Conclusion 267

2. NEGATION ET ORDRE TEMPOREL 269 2.1. Solutions sémantiques à la temporalité des phrases négatives 270

2.1.1. Les approches aspectuelles de la négation 270 2.1.1.1. la négation d’événements 271 2.1.1.2. Phrases négatives statives vs inanalysables aspectuellement 274

2.1.2. La solution de la (S.)D.R.T. : phrases négatives et faits 281 2.2. L’hypothèse du blocage par défaut des inférences directionnelles 290

2.2.1. Une hypothèse pragmatique 290 2.2.2. Pour une portée large par défaut 292 2.2.3. Portée et référence temporelle 301 2.2.4. Enoncé négatif et contenu positif 303

2.3. Conclusion 306

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3.UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION 309 3.1. Négation et procédure interprétative 310 3.2. Procédure temporelle d’interprétation par défaut 317 3.3. Interprétation de la négation de rupture 322

3.3.1. Introduction 322 3.3.2. Négation de rupture par réduction de portée sur le complément 323 3.3.3. Négation de rupture par réduction de portée sur l’éventualité 325 3.3.4. Sur la nature de l’éventualité inférée 334 3.3.5. Procédure de la négation de rupture 337 3.3.6. Procédure temporelle générale des énoncés négatifs 340

3.4. Intégration dans la procédure temporelle générale 343

CONCLUSION 347

CONCLUSIONS 351 1. Perspectives d’analyse 353 2. Le modèle procédural des inférences directionnelles : problèmes et perspectives 355

2.1. Degré de fiabilité de l’interprétation 355 2.2. Interprétation et représentations mentales 357

3. Pour une pragmatique procédurale généralisée 359 Bibliographie 363 Table des figures et tableaux 377

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Introduction

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a question à laquelle cette thèse a pour objectif de donner une réponse est la suivante : à quelles conditions le temps peut-il progresser avec un énoncé négatif ?1 Les réponses apportées jusqu’ici sont insatisfaisantes. Pour les approches sémantiques, les énoncés négatifs, dénotant soit des états soit des faits, ne peuvent pas conduire à une progression temporelle, à moins,

éventuellement, de conditions extrêmement particulières (par exemple s’il s’agit d’une expression négative lexicalisée). Cette position correspond à l’intuition suivante : puisqu’une phrase négative dit d’un événement qu’il n’a pas lieu, il est impossible de faire progresser le temps. On présuppose alors que, en principe, seules les phrases dénotant des événements (et non des états) peuvent faire progresser le temps. Cette intuition semble vérifiée lorsqu’on compare la progression du temps en (1) et, à l’inverse, la non-progression du temps en (2) :

(1) Marina sortit. Elle fit une promenade. (2) Marina ne sortit pas. Elle ne fit pas de promenade.

L’analyse traditionnelle considère que rien ne se passe en (2). Mais ces approches ne disent rien des cas, pourtant courants, dans lesquels la motivation d’un énoncé négatif est à trouver dans le fait qu’il permet de communiquer implicitement un autre événement. Prenons (3) :

(3) Le gendarme fit signe à la voiture de se ranger sur le bas-côté. Le chauffard ne s’arrêta pas.

Dans cet exemple, l’intuition de la « non-progression » semble sérieusement mise à mal. Comment ne pas considérer que le deuxième énoncé vise à communiquer qu’ il s’est effectivement produit un événement ? Le temps, de toute évidence, progresse. Plus encore : ces énoncés négatifs apparaissent sans peine dans des subordonnées introduites par quand où les phrases négatives sont réputées problématiques :

(4) Quand Tournesol ne s’arrêta pas au signe du gardien, l’inquiétude de Tintin et du capitaine redoubla.

1 Ce problème, qui concerne l’interaction temps verbal – opérateur négatif , a été soulevé

informellement par Jacques Moeschler, au cours d’une discussion privée avec lui, lors du 3 e cycle romand de Sciences du langage à Cluny (avril 1996).

LL

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12 INTRODUCTION

L’hypothèse pragmatique que nous défendrons, qui se situe dans le cadre général de la Théorie de la Pertinence de Sperber & Wilson (1985 / 1989 / 1995) et de ses développements dans le Groupe de recherches sur la référence temporelle dirigé par Jacques Moeschler (plus loin Groupe de Genève), est dans une large mesure contraire aux positions traditionnelles. Elle rendra compte de ces cas par l’enrichissement pragmatique auquel de telles phrases peuvent donner lieu lorsqu’une lecture du type « rien ne se produit » n’est pas suffisante ou satisfaisante pour le destinataire. L’hypothèse défendue dans ces pages est que le destinataire, à certaines conditions précises, est amené à inférer un autre événement. La troisième partie de cette thèse, directement consacrée à ce problème, détaillera les conditions qui donnent lieu au phénomène d’une représentation positive inférée lors de l’interprétation d’un énoncé négatif, ce qui permettrait de rendre compte, in fine, non seulement des cas d’énoncés négatifs faisant progresser le temps, mais d’un certain nombre d’autres situations.

Toutefois, dans le modèle que nous voulons développer, ce phénomène apparaît en relation avec des conditions liées à la temporalité en général. Si un énoncé négatif, à certaines conditions pragmatiques, fait progresser le temps, il ne le fera que dans la mesure des facteurs temporels généraux en présence : temps verbaux, connecteurs temporels, connaissances du monde. Il nous est donc apparu indispensable de coupler deux problématiques a priori indépendantes : la pragmatique temporelle, et la pragmatique des énoncés négatifs.

Pour cette raison, nous consacrerons une large deuxième partie de cette thèse à développer un modèle temporel général et inédit, par l’application d’une métho-dologie procédurale sur le traitement interprétatif, en généralisant et organisant les hypothèses du Modèle des inférences directionnelles de Moeschler selon une logique algorithmique propre à intégrer en tant que paramètres les différents types de facteurs temporels. Ce modèle, susceptible d’interagir avec un opérateur comme la négation, se placera en accord ou en contradiction avec les approches dominantes en la matière, discutées dans la première partie.

Le fait que le destinataire doit dans certains cas inférer un événement totalement absent du cotexte (ou contexte linguistique) mène, pour nous, à une conséquence naturelle, mais qui n’est pas partagée par tous les paradigmes théoriques en linguistique contemporaine : les opérations de référence sont à considérer de manière extra-discursive. Nous ne référons pas à des objets de discours mais à des objets qui lui sont extérieurs et qu’il a pour fonction de dénoter. Pour prendre une métaphore un peu facile, le discours est comme un doigt qui pointe sur des objets ; le destinataire, pour comprendre l’intention du locuteur, ne doit pas regarder le doigt mais l’objet désigné. La perspective qu’on adopte ici est donc référentielle et s’inscrit en faux avec tout point de vue anti-réaliste qu’on peut poser sur le langage et le discours, point de vue qui procède de l’hypothèse que le discours formerait seulement un tout systématique organisé comme une simple structuration interne. Pour nous, ce point de vue hérite peu ou prou de l’omission par un courant « saussurien orthodoxe » du paramètre, pourtant présent chez Saussure, de la signification, à savoir du renvoi par

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INTRODUCTION 13

une expression linguistique à un signifié assimilable à un concept, lui-même permettant l’accès à une réalité externe.

1. Point de vue épistémologique sur la référence Le courant anti-référentiel le plus visible se place dans un héritage « postmoderne », c’est-à-dire en gros et avec des variations d’une tradition à l’autre, dans la filiation d’auteurs comme Jakobson, Bloomfield, Sapir, Hjelmslev et d’autres. Cet héritage général s’inscrit dans une certaine lecture de Saussure, et se trouve par ailleurs plus ou moins marqué, selon les cas, par Lacan et par l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss2. Les linguistes de ce courant travaillent sur le langage, ou le discours, comme s’il s’agissait essentiellement d’une structuration interne, i.e. un système de valeurs, et seulement marginalement, voire pas du tout, de la manifestation de processus référentiels qui commandent l’accès à des données qui lui sont externes. Cela mène à des solutions, dans les cas les plus extrêmes, qui courent le risque de la tautologie ou de la circularité, comme certaines des propositions de Weinrich sur les temps verbaux (évoquées plus bas, § I.2.2). Certaines de ces approches peuvent être cependant considérées comme propres à décrire adéquatement, dans certains cas, la structure possible d’un texte et d’en dégager ainsi la complexité porteuse de sens, à condition qu’on postule, au-delà d’une structuration interne, l’accès à des référents qui ne soient pas uniquement des objets de discours dépourvus d’existence propre. Mais il s’agit alors de rendre compte d’énoncés interprétés, ce qui ne correspond pas à l’objectif proposé par la pragmatique radicale. Cette dernière cherche à rendre compte de la manière, précisément, dont le destinataire construit l’interprétation d’un énoncé par

2 On sait (cf. Roulet 1975, 86) que Bloomfield, comme Harris et Pike, est marqué par l’influence du Cours de Saussure. On s’accorde aussi à voir chez Lacan, comme chez Lévi-Strauss, l’héritage de Saussure (Tullio de Mauro in Saussure 1916 / 1985). Pour le modèle « standard » structuraliste, chaque élément constitutif du système linguistique (chaque élément de la structure « langue ») ne se définit que différentiellement, par rapport aux autres éléments du système, selon l’idée saussurienne de la valeur du signe. On comprend aisément pourquoi cette version anti-réaliste du structuralisme a connu un tel succès dans les sciences humaines : une explication de tout agir humain comme « interne » et systématique, fondée sur un arbitraire fondamental, pouvait être envisagée. Il s’agit-là, en partie au moins, d’une tentative d’application du projet sémiologique de Saussure. Il dit en effet : « La langue est un système de signes exprimant des idées, et par là, comparable à l’écriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc., etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes. On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie (…) » (Saussure 1916 / 1985, 33), et plus loin : « …nous pensons qu’en considérant les rites, les coutumes, etc… comme des signes, ces faits apparaîtront sous un autre jour, et on sentira le besoin de les grouper dans la sémiologie et de les expliquer par les lois de cette science » (Saussure 1916 / 1985, 35). Voir aussi Saussure (à paraître a).

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14 INTRODUCTION

des opérations cognitives. Ce sont deux objectifs interprétatifs différents ; interprétation peut d’ailleurs s’entendre dans deux sens différents, ceux-là même qu’évoque Dan Sperber dans une récente réponse à un intervenant d’une liste linguistique électronique :

« Comprehending of any text, in the most down-to-earth sense of comprehension, is comprehension of the speaker’s communicative intention. Without such comprehension, a literary text would not be worth interpreting in any grander sense of ‘interpretation’ (or would not be more worth such grand interpretation than unintended texts such as cadavres exquis are) » (Dan Sperber, Relevance list). La compréhension d’un texte, dans le sens le plus terre-à-terre de ‘compréhension’, est la compréhension de l’intention informative du locuteur. Sans une telle compréhension, un texte littéraire ne vaudrait pas la peine d’être interprété dans un sens plus large d’« interprétation » (ou ne mériterait pas plus de grande interprétation que les textes sans intention comme les cadavres exquis). Notre traduction.

S’il fallait rendre compte du premier sens d’ « interprétation » par une analyse structurale seule, au sens d’analyse de la valeur, définie différentiellement, nous rencontrerions les mêmes problèmes théoriques que ceux qui rendent ce type d’analyse rédhibitoire pour rendre compte de la langue de manière générale lorsqu’ils omettent le paramètre de l’accès à des faits qui lui sont extérieurs. Cette version du modèle structuraliste en est à notre sens une réduction illégitime. Les objections qu’on peut lui opposer sont de trois ordres : une objection de principe, une objection empirique, et une objection formelle.

L’objection de principe porte en réalité sur l’ensemble des traditions anti-réalistes, qu’elles concernent la linguistique, ou d’autres sciences « sociales » ou « humaines » (au premier titre l’anthropologie et la sociologie). Elle se déclinent en un certain nombre d’observations (cf. notamment Reboul & Moeschler 1998a et Pinker 1998) relatives à la cognition et à l’accès au monde extérieur, et même à l’existence du monde et de faits objectifs indépendamment de tout concept, de toute « nominalisation », de toute conscience ou perception. Elle peut se résumer en ceci : si la perception donne des représentations d’objets ou de phénomènes, et s’il est possible d’attribuer un nom à un objet ou à un phénomène, c’est nécessairement que cet objet ou ce phénomène préexiste à sa perception ou à sa nominalisation par un sujet de conscience3.

L’objection expérimentale a déjà été donnée par Descartes : les sens nous trompent. Il y a donc une réalité extérieure, vérifiable, et qui n’est pas construite par le

3 Si une expression linguistique réfère à la réalité, c’est que cette réalité a un statut : elle

existe. Cette position, il faut insister là-dessus, est évidemment infondable en raison : l’existence du monde réel n’est pas la conclusion d’un raisonnement, c’est une prémisse, un axiome, un postulat. L’admettre, c’est considérer que cette existence est une évidence, au sens que Descartes donne à ce mot dans ses Méditations métaphysiques . Par ailleurs, cela n’enlève rien au fait qu’une expression puisse renvoyer à un objet inexistant, mais toujours « extra-discursif », dans un monde de fiction (cf. Reboul 1992).

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INTRODUCTION 15

logos. Le psychologue américain Howard Gruber, aux fins de démontrer que la réalité n’est pas construite par la perception ou la conceptualisation, comme le défend toute la tradition issue de l’évêque Berkeley4, a réalisé une expérience mettant en jeu deux sujets observant le même objet conique, dont l’ombre est projetée sur les parois translucides d’une boîte qui le contient. Les sujets sont placés de telle sorte que A perçoit un disque et B un triangle. Par l’échange de données perceptuelles, les sujets conviennent que leur perception propre ne correspond pas à la réalité, laquelle est indépendante d’eux, et qui est découverte par l’interaction5.

Enfin, l’objection formelle est la suivante. Les définitions structurales, lorsqu’on réduit le système, courent le risque d’une circularité : si on réduit le système à deux entités A et B, puisqu’il n’y a jamais d’accès à un fondement externe, le système serait exhaustivement défini comme suit :

Définition différentielle d’un système structuré à deux entités A = (¬ B ) & B = ( ¬ A )

Dans un système plus grand, la circularité est mieux exprimée de la manière suivante : chaque chose est définie en tant que n’étant pas l’ensemble de sa contrepartie paradigmatique, elle est donc définie par un ensemble qu’elle définit elle-même, et n’importe quel élément (ou « propriété ») P du système reçoit la définition tautologique suivante :

Définition différentielle d’une unité au sein d’un système structuré P = ¬ { ¬ P } ou, en formulation -lambda : λP [¬(¬P)] où ¬ P désigne tout terme satisfaisant la condition ¬ P.

Il faut encore ajouter non pas une objection mais une considération « cognitive » qui s’inscrit aussi en faux avec ce point de vue. Une optique cognitiviste raisonnable ne peut supposer que la signification soit attribuée à une expression par un calcul

4 Berkeley affirme en 1710 : « Vraiment, c’est une opinion étonnamment répandue parmi les

hommes que les maisons, montagnes, rivières, et en un mot tous les objets sensibles, ont une existence, naturelle ou réelle, distincte de leur perception par une compréhension. Mais, quelque grande que soit l’assurance et l’adhésion avec lesquelles ce principe peut être entretenu dans le monde, quiconque trouve en son cœur nécessaire de le remettre en question peut s’apercevoir, si je ne me trompe pas, qu’il implique une contradiction manifeste. Car, que sont tous les objets mentionnés ci-dessus sinon des choses perçues par les sens ? et que percevons-nous de plus que nos propres idées ou sensations ? et ne répugne-t-on pas à penser que l’une d’elles, ou une combinaison des deux puisse exister sans qu’on le perçoive ? » (Berkeley 1710, Of the Principles of Human Knowledge, §4, c’est moi qui traduis).

5 Communication personnelle.

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16 INTRODUCTION

dénotationnel de cette complexité : doit -on, pour connaître le sens d’une expression linguistique, l’évaluer différentiellement dans le paradigme des expressions possibles ? Cette opération, par sa complexité, rendrait probablement impossible toute communication. Nous supposerons plutôt que cette opération « comparative » ne s’applique que dans certains contextes, par exemple lorsqu’on utilise un mot comme rivière à propos de la Saône pour annuler une hypothèse de l’allocutaire qui stipule que la Saône est un fleuve ; en tous les cas, lorsque de telles opérations sont réalisées, elles sont locales dans le paradigme en jeu, la comparaison ne s’effectuant pas sur l’ensemble de tous les possibles.

L’approche pragmatique de la référence que nous défendrons sera donc différente. Pour autant, elle ne s’inscrit pas dans un rejet dogmatique de la pensée saussurienne, mais retrouve chez Saussure ce que beaucoup ont eu à cœur d’oublier. Ce n’est pas parce que Saussure ne juge pas utile de s’exprimer directement sur le lien entre la construction du concept et la réalité qu’il faudrait soupçonner Saussure de solipsisme ou de scepticisme ou encore croire qu’il considère que l’accès à une réalité externe serait sans intérêt. Il est en effet contestable de faire une interprétation de Saussure pour laquelle la signification ne prend rien en compte de la réalité : l’arbre dessiné de la main de Saussure n’est pas une simple abstraction, il a des feuilles, un tronc, des racines et des branches (cf. Saussure 1916 / 1985, 99), ce qui témoigne, à notre sens, que le concept lui-même, ou signifié, est fondé en réalité. On peut donc soutenir que le monde sensible est implicitement accepté dans le Cours comme une évidence. Certes la construction du savoir humain au sujet des signes qu’il manipule se fait probablement, à un niveau ou un autre, par des opérations différentielles, ou plutôt comparatives, mais certainement aussi et surtout par une construction de données conceptuelles liées au rapport que l’humain entretient avec le réel, c’est-à-dire aux opérations réalisées par l’esprit pour interagir avec son environnement. Cette lecture de Saussure, dans laquelle le signe reçoit sa signification par le double jeu de sa valeur et de la mise en relation d’un signifiant avec une image mentale conceptuelle correspondant à un élément extra-discursif est somme toute assez naturelle. Nous voulons ici nous placer dans cette continuité-là.

Les approches les plus relativistes, dans les sciences sociales en général, comme Sokal & Bricmont (1997) le soutiennent, donnent souvent lieu à des gloses obscures, à tel point que ces auteurs en disent qu’il n’y a rien à en comprendre. Nous dirions plutôt que ces approches, qui postulent une épistémologie propre aux sciences humaines, ne disent en fin de compte rien sur le monde et conçoivent l’expérience humaine comme pure construction intellectuelle. Il arrive que ces approches courent le risque et de la non-falsifiabilité (comme on l’a souvent reproché à la psychanalyse) et de la circularité, ce qui d’ailleurs revient en partie au même.

Pour autant, il faut observer que les approches réalistes modernes courent elles-aussi parfois un risque, auquel nous tenterons d’échapper au mieux. Ce risque réside dans le fait d’énoncer des trivialités avec un arsenal logique complexe. Cela tient en partie à la granularité avec laquelle il faut rendre compte des phénomènes. A la suite notamment de Grice, on cherche à appliquer le principe du rasoir d’Occam : ne pas

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multiplier les significations au-delà du nécessaire. Cela conduit à un réductionnisme, légitime en cela qu’il permet d’énoncer des propositions vraies, voire indiscutables, mais l’excès de réductionnisme peut mener à des propositions si générales qu’elles en sont triviales. Tout réside donc dans la mesure avec laquelle on applique le principe du rasoir d’Occam. Dire, comme nous le ferons, que l’interprétation (au sens de compréhension) est un processus (nous dirons : une procédure) est trivial : c’est une évidence qu’il peut paraître inutile d’exposer. Mais dire que l’interprétation est une procédure d’une telle sorte et non de telle autre, qui s’organise selon tels paramètres et non selon tels autres, dans tel ordre et non dans tel autre, est de toute évidence non-trivial.

Revenons maintenant au sujet qui nous occupe.

2. L’opérateur négatif et les marques temporelles : une problématique Puisque nous supposons donc aux expressions linguistiques la capacité de référer, la question se pose de l’identification du référent. La réponse varie en fonction des caractéristiques de ce référent. S’il est perceptible dans le contexte d’énonciation, l’identification du référent se fera vraisemblablement par sélection dans l’ensemble des perceptions spatiales. S’il s’agit d’un concept absent, concept du monde ou concept de fiction, le destinataire doit réaliser des opérations un peu plus complexes. En tous les cas, une hypothèse originale peut être défendue sur l’accès au référent : le destinataire effectue un certain nombre d’opérations descriptibles par une procédure d’assignation référentielle.

Mais la récupération du référent est relativement difficile à expliquer en ce qui concerne les événements qui se produisent dans le monde que le discours évoque. Pourtant, il est légitime de considérer, dans une optique référentielle, que ces événements du monde existent indépendamment de l’expérience de la perception, contrairement aux propositions de Berkeley. On considérera donc que les événements se produisent dans le monde sensible, et que les énoncés sont susceptibles d’y référer. Mais on verra que l’idée que les événements sont des « objets » du monde sensible ou des « individus » (cf. Davidson 1967 et 1980) pose un certain nombre de problèmes. Notamment, on peut se demander s’il est raisonnable de fonder des distinctions ontologiques entre événements, activités et états du monde, ou si ces distinctions ne concernent que la manière dont l’esprit envisage les éventualités6. Ou encore, s’il est possible de considérer un événement dénoté au conditionnel ou au futur comme un

6 A défaut d’un meilleur terme, nous utilisons éventualité comme catégorie générale

correspondant aux états, activités, accomplissements et achèvements, par traduction de l’anglais eventuality , consensuel depuis les travaux de Bach (1981).

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objet du monde ; et même de supposer à une éventualité passée une quelconque « existence ». Nous le supposerons, au moins pour les éventualités passées, auxquelles cette thèse s’attache en réalité : de telles éventualités ont eu pour caractéristique de modifier l’état du monde.

Cela dit, l’énoncé réfère aux événements à l’aide de plusieurs paramètres, qui chacun communiquent différents types d’information à propos de ces événements ; parmi ces paramètres, les plus centraux sont la nature, notamment sémantico-aspectuelle, du verbe qui désigne l’événement, le temps verbal, et bien entendu les adverbiaux temporels (connecteurs ou non). Les paramètres qu’on vient d’évoquer sont stricto-sensu linguis tiques (présence ou absence de morphèmes), et, pour d’autres, plus particulièrement sémantiques (signification des morphèmes en présence). D’autres paramètres cruciaux sont à trouver dans la confrontation entre ce que l’énoncé « dit » (sa signification sémantique) avec le contexte dans lequel l’interprétation se réalise ; entrent alors en ligne de compte notamment les informations encyclopédiques dont le destinataire dispose au sujet de l’ordre naturel, causal ou non, des propositions en jeu.

Comprendre la manière dont les temps verbaux dénotent un moment ou un intervalle sur cette ligne métaphorique du temps est un problème qui a engendré d’innombrables études dont il sera question, dans leurs principales traditions, plus bas. Mais les temps verbaux n’ont pas uniquement pour fonction de dire d’un événement (ou d’un état) qu’il est passé, présent ou conçu comme à venir par rapport au présent de l’énonciation : ils permettent aussi d’ordonner les événements entre eux. On le verra, ces deux questions intimement liées font l’objet de deux problématiques qu’il est indispensable de distinguer : celle de la référence temporelle et celle de l’ordre temporel, la détermination de l’ordre entre une éventualité et une autre permettant de fixer la référence temporelle de l’éventualité en cours d’interprétation.

Ainsi, on considère généralement qu’un passé simple fait « progresser le temps » : il est le temps narratif par excellence ; et même, dans les limites qu’on exposera plus loin, on peut dire qu’il force la progression du temps. C’est ce qui expliquerait, en partie tout au moins, que (5) est correct mais que (6) est problématique :

(5) L’avion atterrit. Les passagers descendirent. (6) ? Les passagers descendirent. L’avion atterrit.

Si (6) pose problème, c’est parce que non seulement le passé simple demande au destinataire d’interpréter les deux événements comme étant antérieurs à l’acte de parole, comme le commande la valeur passée du passé simple, mais qu’il exige aussi que le deuxième événement dénoté soit ordonné par rapport au premier. Pour que (6) soit interprétable, il faudrait que dans la réalité, rien ne s’oppose à une telle progression du temps. Or des paramètres pragmatiques, liés à la connaissance encyclopédique (World knowledge) interdisent évidemment de faire progresser le temps dans cet exemple, à moins d’être dans un monde dans lequel il serait normal que les passagers descendent de l’avion en plein vol, et bien sûr en dehors du contexte

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dans lequel les passagers de première classe d’un 747 descendent de leur étage. L’énoncé est donc problématique. Autrement dit, le destinataire doit annuler l’une des deux hypothèses suivantes : a) l’usage du passé simple est motivé ; b) l’avion doit avoir atterri avant que les passagers puissent descendre. Or ni l’une ni l’autre ne sont annulables, et le destinataire se trouve dans une situation qu’on pourrait qualifier de double contrainte interprétative.

L’exemple (7) permet de voir que cette contrainte de la progression temporelle n’a pas le même caractère avec le passé composé :

(7) Les passagers sont descendus. L’avion a atterri.

Cet exemple ne pose aucun problème, et on trouve facilement un contexte où il peut être produit. Par exemple, le locuteur accueille le destinataire qui vient d’arriver dans le hall de l’aéroport, et le destinataire entretient l’hypothèse qu’il est peut-être arrivé malheur à l’avion ; la deuxième phrase de (7) reçoit sans peine une valeur qu’on appelle en sémantique du discours « explicative ». Ces points seront abordés en détail plus bas.

Il y a, outre des paramètres pragmatiques, des expressions linguistiques qui modifient ou infléchissent le comportement des temps verbaux. On pense bien sûr aux connecteurs et aux diverses marques adverbiales temporelles, mais ce ne sont pas les seuls. L’un des paramètres les plus délicats à manipuler, mais aussi l’un des plus frappants, est l’opérateur négatif. Injectons-le en (8) et l’énoncé cesse complètement d’être problématique :

(8) Les passagers ne descendirent pas. L’avion n’atterrit pas.

Il vient rapidement à l’esprit que si rien ne se passe, rien n’est à ordonner. Cela pose clairement la question du sens de l’opérateur négatif. Est-il vrai, cependant, que l’énoncé (8) se borne à communiquer que « rien ne s’est produit » de tel que la descente de passagers ni de tel que l’atterrissage de l’av ion dans l’intervalle de temps considéré ? Et que dire, alors, comme on l’a évoqué plus haut, d’énoncés comme (9) ou (10), pour lesquels, manifestement, en contexte neutre, le temps progresse malgré l’opérateur négatif ?

(9) Le téléphone sonna ; Jacques ne répondit pas. (10) Jacques ne s’arrêta pas à la station service ; il ne sortit pas de l’autoroute à

Cointrin.

On observera en détail qu’en effet, la référence temporelle évolue de manière ordonnée entre ces deux énoncés (un certain nombre de tests linguistiques sont à notre disposition pour cela), et que ce n’est pas dû seulement, comme on pourrait le croire à tort, à des propriétés sémantico-aspectuelles des propositions en jeu.

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3. Thèse Quelles conditions doivent-elles donc être réunies pour qu’un énoncé négatif annule ou n’annule pas certaines contraintes temporelles délivrées par le temps verbal ? Voilà la question générale qui fait l’objet de cette thèse, et dont la réponse envisagée s’éloigne sensiblement des explications habituellement fournies.

Cette réponse sera formulée au sein du cadre procédural qu’on se donnera plus bas. Grosso modo, nous mettrons au point une procédure temporelle de la négation, qu’on présentera comme une spécification d’une procédure générale de la négation, dont les éléments nous sont fournis en partie par Moeschler (1996b et 1997) ; cette procédure sera directement susceptible d’être connectée sur un nœud de la procédure générale d’interprétation temporelle qu’on va donner.

Il va sans dire que l’étude de cette question permet une réflexion détaillée générale d’une part sur le fonctionnement des temps verbaux, et d’autre part sur l’opérateur négatif (notamment, on tentera de proposer une solution à la question de la portée de la négation : est-elle large ou étroite au niveau sémantique ?). Contrairement à ce que la Théorie de la Pertinence pourrait dire au sujet des opérateurs logiques, on considérera que la négation est une expression procédurale, et que son apparition déclenche un contexte spécifique. Ses instructions, au sein de la procédure générale, se combinent avec celles des autres expressions procédurales comme les temps verbaux ou les connecteurs.

Tout cela implique une théorie de l’interprétation. L’interprétation étant naturellement séquentielle (le signifiant est linéaire, pour reprendre les termes de Saussure), la théorie de l’interprétation qu’on proposera nouvellement dans cette étude part du principe que l’interprétation est globalement procédurale. Cette idée, qu’on peut formuler sous le terme de pragmatique procédurale, généralise des propositions récentes de la théorie de la pertinence sur la distinction entre les expressions qui ont pour rôle de dénoter de l’information conceptuelle et celles qui déclenchent des procédures interprétatives. On se référera sur cette question principalement à Blakemore (1987) et Luscher (1998b), mais d’autres auteurs, comme Moeschler, Reboul et de manière générale les chercheurs du Groupe de Genève, ont contribué à cette extension de la Théorie de la Pertinence. C’est dans ce cadre que la réflexion sur l’interaction entre temps verbaux et négation sera envisagée.

La thèse qui sera défendue dans les pages qui suivent peut finalement s’exposer comme suit.

La négation, expression procédurale, peut s’interpréter, en fonction de données contextuelles (au sens large), i.e. en fonction des hypothèses à la disposition du destinataire, comme portant sur le moment dénoté par le temps verbal et les autres indicateurs temporels de l’énoncé, qui correspond plus ou moins à la combinaison des points R et E de la logique symbolique de Reichenbach (1947), ou comme ne portant pas sur ce moment, qualifiable d’ implicitation temporelle.

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On développera la procédure de la négation dans son aspect temporel, et on décrira ses interactions avec d’autres expressions procédurales comme avec d’autres niveaux de traitement (construction du contexte).

Les parties qui suivent sont destinées à évaluer de manière précise les différents facteurs qui entrent en ligne de compte pour orienter le destinataire vers l’interprétation dans laquelle la négation porte sur l’indexation temporelle de la proposition, ou non. Ces facteurs, on le verra, sont relativement complexes, et les facteurs pragmatiques ne sont pas les moindres d’entre eux.

4. Présentation générale Pour développer et défendre cette thèse, dont la genèse a été fournie par de nombreuses observations et manipulations, on présentera tout d’abord de manière critique les approches classiques de la dénotation du temps, dont on dégagera les principaux apports, puis on conclura sur la Théorie de la Pertinence et sur le modèle développé par Moeschler en collaboration avec le Groupe de Genève, le modèle des inférences directionnelles (1ère partie).

Puis, en 2ème partie, en revenant sur l’interaction des différents facteurs, notamment en fournissant la description procédurale des principaux temps du passé de l’indicatif français, on pourra proposer un modèle général, globalement procédural, de l’interprétation des données temporelles. Ce modèle a pour conséquences de donner une formalisation plus hiérarchisée et dynamique à la conception développée par Moeschler.

En 3ème partie, on mènera l’étude centrale de cette thèse : on confrontera la négation aux temps verbaux en raisonnant, d’une part, avec les différents temps verbaux de l’indicatif, avec différents types de prédicats, et surtout avec différents types de contextes possibles. C’est là qu’on énoncera l’indétermination temporelle par défaut d’un énoncé négatif et qu’on proposera la notion de négation de rupture.

Les solutions classiques au problème de la négation d’événement seront alors discutées. En effet, c’est autour de la négation de rupture que se cristallise le couplage des problématiques : temps verbaux et marques temporelles d’une part, et opérateur négatif de l’autre. En particulier, on décrira les solutions aspectuelles générales, celles que donnent la sémantique du discours (en particulier les approches formelles, D.R.T. et S.D.R.T.7), et la polyphonie ducrotienne.

7 Respectivement : Discourse Representation Theory et Segmented Discourse Representa-

tion Theory .

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22 INTRODUCTION

Enfin, on réalisera le couplage entre expressions temporelles et négation, puisqu’on disposera alors i) de diverses procédures individuelles de temps verbaux, ii) du modèle général procédural temporel de l’interprétation et iii) d’une problématique complexe de la négation d’événements. C’est ici qu’on défendra l’idée que la négation a une portée temporelle variable, et qu’on pourra mettre en place une version développée de la procédure d’interprétation temporelle de la négation. On parviendra alors à une procédure complexe et dynamique, avec l’ambition qu’elle soit capable de prédire, lorsque tous les éléments sont identifiés, l’interprétation à laquelle parviendra le destinataire.

5. Les unités minimales et la manipulation des énoncés Avant d’entrer dans le sujet qui nous occupe, il est nécessaire de revenir une fois encore sur une question fondamentale qu’il ne faudrait pas éluder : celle qui concerne le statut qu’on accorde à cet objet qu’on nomme l’énoncé, et qui nous permet aussi de poser celle de notre méthodologie d’investigation ; ces réflexions concernent donc d’abord la définition qu’on se donne de l’objet premier du travail pragmatique, à savoir l’énoncé, et concernent ensuite les conséquences induites par leur manipulation. Enfin, elles concernent de manière plus générale le problème de l’intuition sur les jugements d’acceptabilité. L’objectif de ce court paragraphe est de proposer d’une part une légitimité au travail sur l’interprétation des énoncés, et d’autre part de se donner une brève « déontologie » qui en découle. Cela se justifie par quelques constats préliminaires.

L’énoncé ferait, conçu comme unité minimale du traitement interprétatif, l’objet des mêmes difficultés définitoires que celles que rencontrent les diverses traditions discursives pour donner un statut et circonscrire clairement l’unité discursive minimale. Pour ces traditions, le problème réside notamment en ce que le discours fait système, et qu’il est composé d’éléments qui doivent être des unités minimales. Or, on le sa it bien, ni la phrase ni la proposition grammaticale ne sont susceptibles de représenter cette unité minimale, dès lors qu’on étudie les relations discursives et non pas syntaxiques. Cela tient bien sûr à leur potentiel extensif indéterminé, mais aussi au fait qu’il y a de toute évidence des unités minimales qui ne constituent pas une proposition grammaticale bien formée, et des propositions grammaticales qui contiennent de multiples actes discursifs. Sans compter les cas de conversation où l’unité syntaxique bien formée n’est plus qu’exceptionnelle. Diverses solutions ont été envisagées dans l’approche discursive ; l’une de celles qui semble avoir le meilleur potentiel, ne serait-ce que par sa simple valeur intuitive, est celle qui consiste à estimer que l’unité du discours est le syntagme qui produit l’émergence d’une information nouvelle, ou de constituer un acte discursif. C’est en gros l’hypothèse

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adoptée de manière générale au sein de l’école genevoise d’Eddy Roulet (cf. Roulet & alii 1985) ; cette approche a l’avantage ou l’inconvénient de ne pas isoler ni contraindre une seule possibilité de découpage d’un discours mais d’en permettre plusieurs. Par ailleurs, l’idée d’une information nouvelle n’est pas sans rapport conceptuel avec celle de la production d’effets contextuels dans la théorie de la pertinence, comme nous le verrons plus bas. Mais l’énoncé a lui aussi de réelles faiblesses définitoires si on s’en tient à la version standard, à savoir une séquence linguistique effectivement produite ; on peut en concevoir une autre version qui étend légèrement cette définition et rend d’ailleurs l’énoncé plus efficace comme objet d’analyse, et c’est celle que nous adopterons :

L’énoncé : l’énoncé est une séquence linguistique qui, confrontée à un contexte d’interprétation (i.e. un « environnement cognitif »), produit un sens.

Comme on se situe ici dans une optique radicalement dynamique, l’unité minimale n’a de réelle importance que comme unité de traitement cognitif ; nous ne traiterons, pour éviter tout écueil, que d’énoncés correspondant à des phrases gram-maticales.

En revanche, et indépendamment de la définition de l’énoncé, et de sa justification éventuelle, il faut répondre à un problème parfois évoqué quant aux observations que la pragmatique réalise, et notamment quant au travail sur corpus réel vs sur des séquences énonciatives inventées pour la cause de l’argumentation.

Augmenter un énoncé d’un connecteur, changer le temps verbal, introduire l’opérateur négatif, comme nous le ferons à de nombreuses reprises, voilà qui n’est pas, à proprement parler, manipuler un énoncé : il est logiquement contradictoire de vouloir modifier une occurrence (un token), puisque le résultat correspond alors nécessairement à un type différent. Ou plutôt, si quelque chose est manipulable, ce n’est pas un énoncé, mais bien un « énoncé possible », c’est-à-dire un type. Pour reprendre la terminologie de Milner (1982), on ne fera donc ici que manipuler des expressions virtuelles : avant toute manipulation, nous n’avons donc que des types. En revanche, dès lors que la manipulation est faite et qu’un contexte est précisé8, voire qu’un contexte ou que des contextes sont envisagés, ces séquences virtuelles peuvent légitimement être traitées comme autant d’énoncés à proprement parler « actuels », et l’interprétation à laquelle ils peuvent donner lieu est observable. C’est la possibilité que nous offre notre définition de l’énoncé : en donnant une séquence linguistique et en précisant le contexte, on se donne donc toute légitimité pour étudier un énoncé, et

8 A ceci près que le contexte n’est pas pour nous, comme on le verra plus loin, un état de

connaissances donné mais bien une construction, notamment en ceci que le destinataire sélectionne, voire crée, des éléments pertinents dans son environnement cognitif en vue de l’interprétation.

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24 INTRODUCTION

le fait qu’il soit créé de toutes pièces ou qu’il appartienne à un corpus conversationnel ou littéraire ne constitue plus aucun parasitage pour le travail scientifique. Tout destinataire standard est aussi bien susceptible de poser un jugement sur une séquence indépendamment de son origine, artificielle, littéraire ou conversationnelle. Il nous semble donc dénué d’intérêt de condamner les travaux qui ne sont pas directement fondés sur des exemples « attestés ». Pour nous, au plus, la littérature atteste l’emploi ; mais comme on le sait, le linguiste, à la différence du grammairien, n’édicte pas de norme et se borne à enregistrer les emplois, d’où qu’ils viennent. Il n’y a pas, pour nous, de « linguistique littéraire » plus valable que toute « linguistique conversationnelle ». En ce sens, nous accordons une confiance véritable en l’intuition du sujet parlant. De plus, et cela nous apparaît comme un argument convaincant, il est des exemples littéraires mal reçus par certains destinataires, comme (11) pour l’emploi de l’imparfait narratif (exemple cité par Tasmowsky-De-Ryck), et (12) pour le passé composé focalisé (exemple cité par Sthioul) :

(11) La clef tourna dans la serrure. Monsieur Chabot retirait son pardessus qu’il accrochait à la porte d’entrée, pénétrait dans la cuisine et s’installait dans son fauteuil d’osier (Simenon, La danseuse du Gai-Moulin).

(12) Maintenant, c’est le samedi, jour de demi-congé pour les bureaux, et c’est quatre heures. Joël venait seulement d’arriver au Petit-Paris, il n’avait pas ouvert la bouche. - Eh bien, Joël, qu’est-ce qu’on prend? Joël s’assit, il restait assis sans rien dire sur sa chaise cannée; et Lugrin: - Alors, comme d’ordinaire, hein? Un demi de nouveau pour commencer... Hé! patron. Monsieur Corthésy se montre: - Entendu. Et, au-dessus de Joël, il y a eu encore le portrait , qui était donc la reproduction au fusain, grandeur nature, d’une photographie représentant un de nos hommes politiques, avec des cheveux noirs, bien que rares, et séparés à gauche par une raie au-dessus d’un grand front qui était au-dessus d’un lorgnon penché en avant; - mais, à ce moment, Joël fit un geste. (C.-F. Ramuz, L’Amour du monde)

Enfin, pour nous, l’interprétation n’est pas donnée mais construite : une séquence linguistique en type n’a pas d’interprétation, elle n’a, au mieux, qu’une forme logique ; et un énoncé n’a d’interprétation qu’en fonction de paramètres complexes, notamment ceux qu’on unit sous le terme d’environnement cognitif du destinataire, puisque l’interprétation comporte bien sûr non seulement ce qui est explicite, mais aussi ce qui est implicite, qu’il s’agisse de présuppositions, d’implications logiques ou d’implicitations. Il y a donc autant d’énoncés actuels que de manipulations possibles de phrases virtuelles, que ces manipulations concernent la forme linguistique ou le contexte d’interprétation envisagé.

Il est temps maintenant d’entrer dans le vif du sujet et de rappeler les différentes conceptions de l’interprétation du temps.

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Première partie

Temps et référence. Les approches dominantes

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Introduction

es approches de la référence temporelle manipulent des concepts variés et proposent des solutions différentes au problème de la référence temporelle. En effet, selon les hypothèses externes et les principes généraux qu’on adopte, la question de la dénotation du temps peut s’envisager comme relevant de domaines d’investigation bien différents. L’intuition, mais aussi

les acquis scolaires, suggèrent par exemple que les temps verbaux ont pour fonction de dire d’une proposition que l’éventualité qu’elle dénote est à situer dans le passé, dans le présent ou dans le futur, en tout cas pour les temps de l’indicatif. Il est pourtant trivial de rappeler qu’on peut facilement dénoter un événement futur avec un temps du passé (13) ou du présent (14), un événement passé avec un futur (15) ou un présent (16), une situation présente avec un temps passé ((17) et (18)) ou futur (19) :

(13) Demain, j’ai fini mon travail. (14) Je pars demain matin. (15) Quelques jours plus tard, Napoléon entrera dans une Moscou dévastée. (16) Le jour même, les belligérants se rencontrent au wagon de Rethondes et

signent l’armistice. (17) Le chien est sorti. (18) J’étais le gendarme et tu volais une bicyclette. (19) Ah ! Ce sera le facteur.

Ce qu’on appelle donc les temps verbaux du passé, du présent et du futur parvient donc sans peine à faire référence à des événements ou des états placés, finalement, n’importe où par rapport au moment de l’énonciation (le passé simple semble pourtant difficile pour dénoter autre chose qu’une éventualité passée, malgré quelques exemples très particuliers comme « On dira de lui qu’il fut un grand homme » ou « Et la lumière fut »). C’est donc que le fonctionnement référentiel des temps verbaux est complexe. Bien sûr, on ne donnera pas dans le cadre de cette étude une analyse détaillée de toutes les approches du problème temporel ; le lecteur trouvera dans la première partie du Temps des événements (Moeschler & alii 1998) une lecture critique approfondie des principaux courants qui ont marqué l’histoire de la linguistique du temps. Mais on ne peut omettre, dans un but de clarification générale, d’évoquer ici dans leurs grandes lignes ces différentes approches, pour qu’il soit possible de saisir dans quels héritages cette étude se place, et dans lesquels elle ne se place pas.

LL

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28 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

Un accent particulier est réservé dans cette première partie aux approches « référentielles » qui feront l’objet du premier chapitre, notamment parce qu’elles alimentent de façon importante le cadre pragmatique qu’on utilisera. Elles considèrent que le temps verbal a bien pour rôle premier de référer à un moment du temps ; cette idée semble assez naturelle depuis le moyen-âge au moins. C’est le grammairien du XVIIIe Nicolas Beauzée, dans sa Grammaire Générale, qui formalise le premier l’idée d’un repérage référentiel et cognitif du temps grâce aux temps verbaux (§ 1.19) ; plus récemment, Reichenbach (1947) en donne une version stabilisée et homogène qu’il est assez légitime de qualifier de « révolution référentielle » (§ 1.2). En effet, sa théorie pose déjà les jalons d’une prédiction de l’ordre des éventualités, qui sera affinée par l’approche de Kamp & Rohrer dans le cadre d’une théorie sémantique du discours (§ 1.3). Le modèle proposé actuellement par Nicholas Asher, la S.D.R.T., dont la sophistication mérite la grande attention qu’on lui accordera, effectue une modification fondamentale quant à la perspective adoptée, tout en admettant que les énoncés réfèrent à des éventualités qui ont une existence réelle : ce seraient des règles discursives qui président à la récupération, par le destinataire, de la référence temporelle (§ 1.4). La S.D.R.T. est une théorie sémantique dynamique formelle : fondée sur l’héritage montagovien, elle est dynamique parce qu’intensionnelle et contextuelle : elle prend en considération la modification des conditions de vérité, en termes de « révision des mondes », ce qui lui permet non seulement de dégager les relations des constituants du discours entre eux, mais de prendre en considération les éléments contextuels ; elle lie les constituants du discours en établissant des liens entre des variables.

Enfin, la tradition aspectuelle fait dériver la référence temporelle des phrases des caractéristiques intrinsèques des expressions linguistiques dénotant une éventualité (qu’il s’agisse du verbe, du prédicat ou du syntagme complet). Ces caractéristiques intrinsèques correspondent à des caractéristiques ontologiques et sont décrites par la sémantique, d’où le terme courant d’approches sémantico-aspectuelles. Elles permettent de classer les phrases selon le type d’éventualité qu’elles dénotent. Notamment, elles distinguent les éventualités qui impliquent leur propre fin (ce sont les éventualités téliques) de celles qui ne l’impliquent pas (éventualités non-téliques ou atéliques). En établissant les classes aspectuelles, cette tradition cherche à fournir des critères de distinction, notamment fondés sur l’observation des conditions de vérité de l’éventualité, entre les états, les activités, les achèvements et les accomplissements. Ces catégories reprennent une distinction plus ancienne entre les phrases duratives et les phrases non-duratives, distinction qui s’inscrit, au moins partiellement, dans la comparaison avec la notion d’aspect morphologiquement marqué dans les langues slaves. Quand la distinction aspectuelle considère qu’une

9 Pour les renvois internes à cette thèse, nous procédons comme suit. Lorsque le paragraphe

auquel on renvoie est dans la même partie, nous le notons simplement par son numéro, comme ici. En revanche, lorsqu’il s’agit d’un paragraphe d’une autre partie, nous donnons en plus le numéro de la partie en chiffres romains. Par exemple, « § II.2.3 » renvoi e au § 2.3 de la deuxième partie.

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INTRODUCTION 29

éventualité est perçue dans sa ponctualité ou dans son déroulement (elle a ou n’a pas de bornes), elle reprend la distinction perfectif vs imperfectif. La tradition sémantico-aspectuelle se dote d’outils dont l’objectif est de prédire l’organisation temporelle des phrases entre elles et donc leur référence temporelle : ainsi, par défaut, un « état » ou un imperfectif ne ferait pas progresser le temps, au contraire d’un « achèvement ». Le § 1.5 sera consacré à cette approche.

D’autres paradigmes, qui feront l’objet du deuxième chapitre, adoptent le principe selon lequel un temps verbal communique une attitude psychologique du locuteur, que ce soit en témoignant d’opérations mentales spécifiques (chez Damourette et Pichon ou Guillaume) ou en étant le signe de l’appartenance du texte à un type de discours spécifique (Benveniste, Weinrich et leurs héritiers dans la linguistique de texte et l’approche discursive). La lutte entre Damourette et Pichon d’une part et Guillaume de l’autre semble bien dérisoire aujourd’hui tant l’essentiel de leurs contributions respectives à la linguistique du temps est proche, en fin de compte : tous deux considèrent que la signification des temps verbaux consiste en réalité à coupler une éventualité non pas avec un moment du temps mais avec l’attitude psychologique que le locuteur adopte à l’égard de cette éventualité (§ 2.1). Ils estiment donc que si les temps verbaux peuvent référer à autre chose qu’un événement circonscrit à la temporalité dévolue au temps verbal selon sa dénomination de passé, présent ou futur, c’est qu’ils auraient pour fonction première autre chose que la dénotation du temps, celle-ci n’étant qu’une conséquence accidentelle, et d’ailleurs problématique, de leur usage. La linguistique de texte, notamment chez Benveniste et Weinrich, adopte elle aussi l’idée que le discours rend compte, notamment grâce aux temps verbaux, d’une « attitude de locution », qui peut être le récit ou le commentaire. Les approches discursives plus récentes, qui postulent elles aussi le fait que le type de discours est une catégorie scientifique justifiée, ont fourni une abondante littérature sur la linguistique du temps dans la continuité de ces travaux (Adam 1992, Roulet & alii 1985, Grobet & Filliettaz 1999). Ces approches font l’objet du § 2.2.

Enfin, le troisième chapitre sera consacré à l’approche pragmatique radicale, qui se pose en alternative des approches tant sémantiques que psychologiques. Plus particulièrement, nous y détaillerons le modèle des inférences directionnelles de Jacques Moeschler, qui a été le premier à offrir une solution pragmatique aux problèmes du temps qui soit centrée sur la question de l’ordre temporel, à savoir les relations temporelles qu’entretiennent entre elles les éventualités dénotées par les énoncés d’un discours.

On peut reprocher à la tradition weinrichienne de se borner à observer le résultat de l’interprétation, en terme de représentation, comme si elle était donnée, sans se poser la question du processus ou du calcul qui mène à la construction de ces interprétations. Pourtant l’idée qu’un temps verbal déclenche un calcul de l’esprit est une idée ancienne, présente déjà, par exemple, chez le médiéval grec Planude, puis de manière embryonnaire dans Port-Royal, et de plus en plus fine chez les successeurs de Port-Royal jusqu’à la conception de Beauzée ; le succès mérité de cette idée vient de ce que Reichenbach a fixé des notions comme les point de l’événement, point de

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30 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

référence, point de la parole ; elles sont constamment utilisées et adaptées pour leurs besoins par les spécialistes de la dénotation du temps, et nous y aurons abondamment recours à notre tour. C’est donc tout naturellement avec cela qu’on ouvre l’histoire, ancienne, de la linguistique du temps.

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1. Les approches référentielles

L’hypothèse la plus ancienne, mais aussi probablement la plus intuitive, consiste donc à supposer que les événements du monde ont une existence indépendante de la perception humaine, que tout énoncé visant à les dénoter est donc astreint à des conditions de vérité et à avoir, ainsi, une référence temporelle. La conséquence d’une telle position est la suivante : l’esprit humain doit pouvoir effectuer un calcul cognitif qui permet au destinataire non seulement de placer l’événement dénoté par le prédicat au bon endroit dans son ensemble de représentations, mais aussi de l’ordonner avec d’autres événements si nécessaire, un peu comme il doit sélectionner le bon référent quand on lui donne à traiter une expression référentielle quelconque.

Immédiatement surgit la question des adverbiaux temporels. Certes, les diverses expressions adverbiales temporelles favorisent les opérations de découverte de temporalité, mais il faut bien noter que ces opérations sont essentiellement le résultat des traitements imposés par les temps verbaux. S’il suffisait exclusivement d’une expression adverbiale, on aurait en effet peine à expliquer pourquoi, dans l’exemple suivant, les deux prédicats sont ordonnés entre eux et ne se confondent pas nécessairement dans l’intervalle donné par l’adverbe :

(20) La veille [/ hier / ce jour-là / le 13 juin…], Paul lut le roman de Max ; il le déchira nerveusement.

L’explication de la récupération de la référence temporelle du prédicat peut être envisagée de deux manières : d’une manière sémantique (le temps verbal encoderait une signification déterminée propre à délivrer la bonne information temporelle), ou d’une manière pragmatique, auquel cas la sémantique du temps verbal est nécessairement sous-déterminée, et le contexte oriente l’interprétation du destinataire. Les premières approches pour décrire la manière dont les temps verbaux réfèrent aux moments du temps ont bien sûr été sémantiques, dès qu’elles cessèrent d’êtres « grammaticales ».

1.1. De Port-Royal à Beauzée L’idée qui vient à Arnauld et Lancelot (grammaire dite « de Port-Royal », Arnauld & Lancelot 1660 / 1972), et qui était déjà apparue chez Planude (cf. Lallot 1985), est que le temps verbal exprime un rapport entre deux coordonnées, le moment de l’énonciation et le moment de l’événement. Donnons-nous par exemple ces deux coordonnées sous la forme suivante : désignons par E le moment auquel l’événement se produit et par S le moment auquel l’énoncé est proféré, pour reprend re une

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codification qu’on trouvera chez Reichenbach (cette terminologie nous accompagnera tout au long de cette thèse). Un passé simple exprime alors, dans la grammaire de Port-Royal, un rapport de type <E-S> (où « - » désigne l’antériorité du terme gauche), un futur un rapport <S-E> et un présent un rapport <S,E> (où « , » désigne la simultanéité des deux termes). Cela pose bien sûr un certain nombre de problèmes, en particulier à cause des divers temps qui présentent la même combinaison, comme le passé composé et le passé simple ; à moins d’admettre courageusement la présence de doublons purs et simples, la différence de forme doit alors être expliquée par des effets spécifiques. Pour le cas du passé composé et du passé simple, c’est la fameuse « règle des 24 heures »10 qui intervient : le passé simple ne pourrait être employé qu’à partir d’un intervalle de 24 heures, au minimum, entre S et E, sinon c’est le passé composé qui est employé. Autrement dit, la description du passé composé et du passé simple devrait alors ressembler à ceci :

Règle des 24 heures : Passé simple : E>24H-S Passé composé : E<24H-S

Le passé simple devient alors, dans une tradition qui dure à peu près jusqu’à Beauzée, le prétérit indéfini alors que le passé composé est un prétérit défini. En réalité, on comprendra assez vite que cette distinction entre des temps utilisables en fonction d’une proximité objective (le passé composé) ou non (le passé simple) était surtout conditionnée par une opinion assez générale, venue en droite ligne d’Aristote, et qui n’est pas sans rappeler la « règle de la révolution du soleil » dans le théâtre : l’esprit humain se représenterait différemment les événements d’un passé récent et ceux qui excède un passé de 24 heures (ou de 12 heures, selon la l’idée qu’on a d’une « révolution solaire » ; rappelons-nous les débats de Corneille avec l’Académie !). Quant au présent, il correspondrait plus à la journée qu’à l’instant. Si l’idée que le passé composé dénote quelque chose de récent de moins de 24 heures, et donc quelque chose qui soit d’une récence recouverte par l’extension des possibilités du présent, est une idée manifestement fausse, en tout cas en français contemporain, il n’en reste pas moins qu’elle exprime l’intuition d’un lien particulier entre le présent et le passé composé. En particulier, ce n’est pas pour rien que l’auxiliation de la forme composée se fait au présent, et la frontière est parfois ténue, au moins du point de vue temporel, entre une forme attributive ordinaire et un passé composé avec « être » :

(21) Jacques est sorti. (22) Jacques est dehors.

10 Dite aussi « Règle d’Estienne » du nom de Henri Estienne qui, semble-t-il, l’énonça le

premier en 1569 dans son Traicté de la conformité du langage français avec le grec, cf. Weinrich (1973, 291).

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 33

Quant à l’imparfait, il se double d’un paramètre de simultanéité avec un prétérit, mais sans qu’émerge encore clairement l’outil conceptuel de l’aspect pour le décrire (cf. Fournier 1991).

Les successeurs directs de Port Royal en restent à la distinction défini – indéfini jusqu’à ce que le Père Buffier (1709 / 1971) adopte un point de vue qui connaîtra un grand succès au sujet du passé composé : ce temps serait un « complément du présent ». Mais le problème des « temps doublons » (il y a plusieurs temps du passé et du futur) persiste, tandis que la règle des 24 heures perd de sa crédibilité.

Si l’explication des temps « doublons » ne réside pas dans des règles de signification « accessoires », comme la clause des 24 heures, il faut développer une description selon une combinatoire plus complexe. Celle qui ne met en œuvre que les deux coordonnées E et S, ne permettant que trois possibilités, est trop pauvre. Girard (1747) pose les prémisses d’une distinction aspectuelle en posant la notion de période. Dès lors, un troisième critère peut intervenir, à savoir le caractère intervallaire ou non du moment désigné par le temps verbal : il y a d’une part des événements ponctuels, et d’autre part des éventualités perçues dans leur durée, qui demandent au destinataire de découvrir un intervalle. Selon l’appartenance de E à l’intervalle I, lui-même antérieur à S, le temps du passé est alors prétérit ou aoriste. Mais s’il est alors possible d’envisager, de manière embryonnaire au moins une distinction entre le passé simple et l’imparfait par des critères intervallaires, le problème de distinguer le passé simple du passé composé reste entier.

Beauzée, en 1767, comprend qu’il faut faire intervenir une troisième coordonnée, celle qu’il nomme le terme de comparaison. Ce « terme » est, grosso modo, un point de référence, un moment d’où l’événement est considéré. C’est ce qui permet d’abord d’obtenir une description efficace des temps comme le plus-que-parfait : c’est un passé, lui-même considéré à partir d’un moment passé (moment en principe donné par un passé simple). Grâce au potentiel combinatoire induit par cette troisième coordonnée, une description de tous les temps de l’indicatif devient possible ; c’est le critère du repérage qui pourra donc fournir une distinction entre le passé simple, directement observé depuis le moment de l’événement, et le passé composé, observé depuis le présent. Conceptuellement, la linguistique du temps a fait avec l’invention de ce point de référence par Beauzée un progrès d’une ampleur considérable : on peut y voir la première tentative prometteuse de dresser le portrait d’un système temporel complet. L’idée est dynamique et peut être formulée en termes plus contemporains : l’esprit effectue des calculs pour positionner des « pointeurs » temporels en interprétant un temps verbal. Cette approche donne aussi lieu à une description typologique, statique, de l’ensemble des temps : ils sont susceptibles de trouver des définitions différentielles qui pourraient préfigurer dans une certaine mesure une conception structurale. Chez Beauzée cependant, la définition du système est particulièrement peu précise, et il est difficile de le dire structuraliste avant l’heure. Surtout, ce point de référence (« terme de comparaison ») est sujet à des variations paradoxales : point sur la ligne du temps, et donc vraisemblable projection psychologique du point S dans le passé ou le futur, le terme de comparaison devient

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34 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

un « période »11 lorsqu’il s’agit de résoudre le problème aspectuel. De manière un peu particulière, Beauzée conçoit que le passé simple soit repéré par un terme de comparaison intervallaire, donné par un imparfait, alors que l’imparfait, lui, est repéré par un point de comparaison fourni par un passé simple. Autrement dit (cela est évoqué de manière plus détaillée dans Saussure 1997a), un passé simple permet de repérer un imparfait, auquel cas le terme de comparaison est un point, tandis que l’imparfait permet à son tour de repérer le passé s imple, en délivrant un terme de comparaison intervallaire. Cela implique plusieurs difficultés. Dans une séquence de deux énoncés où l’un est à l’imparfait et l’autre au passé simple, chaque énoncé permet le repérage de l’autre, et chaque énoncé est repéré par la construction d’un terme de référence, finalement, équivalent au terme E de l’autre prédicat, ce qui mène inévitablement à une explication circulaire du repérage. Le terme de comparaison est encore chez Beauzée non pas une projection abstraite mais une donnée présente en principe cotextuellement et qui sert de base au calcul du moment de l’événement. Cela provient peut-être du fait que la méthodologie de Beauzée oscille, sans le savoir, entre une explication processuelle et donc dynamique de l’interprétation des temps verbaux et une appréhension plus systématique de l’ensemble des temps verbaux ; des hésitations sur la nature du terme de comparaison sont encore courantes aujourd’hui (on en discutera au § II.1.2). Autre critique, qui concernera aussi Reichenbach : certains temps encodent une combinaison ambiguë chez Beauzée, comme le futur antérieur et le conditionnel12.

1.2. Reichenbach ou la révolution référentielle C’est à Reichenbach qu’on doit une formulation rigoureuse de ce système de repérage. Trois pages historiques de son volumineux Elements of Symbolic Logic (Reichenbach 1947) suffisent à renouveler pour longtemps la linguistique, et en particulier la sémantique, des temps verbaux. Chaque temps encoderait une combinaison entre S, le speech point, E, le point of the event et R, l’ancien terme de comparaison de Beauzée, le point of reference, cette fois conçu véritablement comme un point13. Ainsi, les temps verbaux reçoivent des descriptions simples : <E,R,S> pour le présent, <E,R-S> pour le passé simple, <E-R,S> pour le passé composé, <S-R,E> pour le futur, etc. Les 13 combinaisons donnent en outre lieu à des temps non réalisés

11 Beauzée, comme d’autres de ses contemporains, par exemple Girard, emploie période au

masculin pour intervalle. 12 On se rapportera à Portine (1995) pour une évaluation de ce problème chez Beauzée ; le

système beauzéen est en outre décrit plus avant dans Saussure (1997a et 1998a). 13 Bien que Reichenbach reste elliptique sur ce point, dans Saussure (1998a), on argumente

en faveur d’un point R « projection de S » et donc en aucun cas « intervallaire ». Sur le statut du point R, voir aussi ici même, § II.1.2.

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 35

en langue, comme le futur postérieur (<S-R-E>), alors que d’autres sont virtuellement équivalentes, comme le remarque Comrie (Comrie 1981) : les combinaisons <E-S-R>, <S-E-R> et <S,E-R> décrivent toutes le futur antérieur, et <R-S-E>, <R-S,E> et <R-E-S> correspondent à des cas de figure ressortissant tous au conditionnel14. Ce dernier point présente une implication évidente : il y aurait plusieurs conditionnels et plusieurs futurs antérieurs, disposant de rien moins que de descriptions sémantiques différentes. En cela, Reichenbach conserve non résolus un certain nombre de problèmes déjà présents chez Beauzée. De plus, la dimension aspectuelle n’entre plus en ligne de compte dans la description primaire des temps verbaux ; il faut ajouter une caractéristique aspectuelle propre à E pour en faire un E « étendu », comme pour l’imparfait15, à l’inverse du système de Beauzée qui propose, lui, d’étendre R. Cela présente au moins l’avantage suivant : les temps verbaux ne s’appuient pas nécessairement sur des données du cotexte pour être repérés (ainsi le passé simple n’est pas nécessairement repéré via une représentation d’un prédicat à l’imparfait), et la dimension aspectuelle est potentiellement rendue non pas au niveau du point de référence, ce qui n’a pas de sens, mais bien au niveau de l’événement lui-même, la classe aspectuelle reposant sur une extension de l’événement et non pas de quelque coordonnée externe.

Enfin, s’il faut prêter des intentions aspectuelles à Reichenbach, comme on peut le supposer à l’examen de son point E « étendu » pour l’imparfait, alors il faut considérer qu’il s’inscrit dans l’opposition entre les temps verbaux perfectifs (dont l’éventualité est perçue de manière globale ou homogène, donc ponctuelle) et les temps verbaux imperfectifs (dont l’éventualité est perçue dans son déroulement). Cette distinction a sa source principale dans la grammaire des langues slaves qui connaissent pour la plupart des variations morphologiques importantes entre l’aspect perfectif et l’aspect imperfectif d’un verbe ; ainsi traduit-on généralement un passé perfectif slave en passé simple français, et un passé imperfectif slave en imparfait français (ce point sera abordé au § 1.5.2).

14 La combinaison de E, R et S ne suffit pas à définir ces temps. Par exemple, si le point R

est fourni par un passé simple, diverses relations entre les coordonnées E, R et S peuvent rendre compte d’énoncés comme (a) au conditionnel, en excluant la lecture au style indirect libre : Jean peut revenir avant le moment de la parole (R-E-S), au moment de la parole (R-S,E) ou après le moment de la parole (R-S-E). (a) Jean partit pour le front. Il en reviendrait infirme. Le problème subsiste au conditionnel passé. L’exemple fourni par Comrie (1981), qui argumente pour l’introduction d’un point de référence secondaire, est le suivant : (b) John left for the front ; by the time he returned, the fields would have been burnt to stubble (Jean partit pour le front ; au moment de son retour, les champs auraient été brûlés jusqu’à la chaume).

15 Pourquoi parler de caractéristique aspectuelle pour l’extension de E à l’imparfait ? Si Reichenbach entend que E recouvre alors un temps non borné au lieu d’un temps borné , la distinction recoupe celle qui divise les énoncés perfectifs et imperfectifs, et parler d’aspect verbal est justifié. Reichenbach n’est pas clair sur ce point.

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36 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

Reichenbach a fait l’objet de nombreux commentaires et tentatives de dévelop-pement ; l’idée d’une coordonnée de repérage, qui correspond grosso-modo à la nécessité de projeter un avatar du point S sur la ligne du temps, est d’ailleurs une idée qui s’est développée avec plus ou moins de succès parallèlement et ailleurs (on la retrouve notamment chez des disciples de Guillaume). Comrie (1981) propose de ne conserver le point R que dans la description de certains temps, en particulier les temps composés, et d’en ajouter un deuxième pour d’autres comme le conditionnel passé et le passé antérieur, après avoir remarqué les problèmes posés par la description que Reichenbach en donne. Dans Saussure (1998a), une argumentation en défaveur de la duplication du point R a été proposée, en plaidant pour la simple sous-détermination de ce temps, les contraintes contextuelles permettant lorsque c’est nécessaire de lever l’ambiguïté. En particulier, multiplier les points R pour lever les ambiguïtés de certains temps est peu économique en regard de la solution qui consisterait à ajouter des instructions à la sémantique du temps ; dans certains emplois, cette solution permettrait en effet de rendre compte des effets de pensée représentée ou de style indirect libre.

Vetters (1995) propose, lui, de transformer le point R en point de perspective aspectuelle, un peu comme ce « point d’où est observée l’action » qui permet dans la tradition grammaticale slave de distinguer les perfectifs (ponctuels) des imperfectifs (duratifs), point susceptible d’être interne ou externe à l’événement.

La solution proposée par Reichenbach semble correspondre assez bien à la réalité sémantique des temps verbaux, quoique de manière approximative puisque ses courtes pages sur les temps verbaux sont çà et là elliptiques. Cette combinatoire ne peut donc être qu’un premier pas vers une compréhension complète des temps verbaux ; notamment, elle ne peut expliquer les usages particuliers, par exemple l’imparfait de rupture, le futur historique, le style indirect libre, etc. Et surtout, cette sémantique minimale n’en dit que trop peu au sujet pourtant crucial des relations que les éventualités entretiennent entre elles. Autrement dit, la sémantique de Reichenbach est, telle quelle, inadéquate pour rendre compte de l’organisation temporelle de séquences d’énoncés : les deux règles de cohérence temporelle que Reichenbach fournit, la règle de la permanence du point de référence (deux phrases sans marqueur temporel s’ordonnent par la conservation du point de référence) et celle de l’usage positionnel du point de référence (un marqueur temporel fixe le point de référence), vont certes dans le sens d’un calcul sur les coordonnées, mais sont trop embryonnaires pour constituer une description solide. C’est ce que Kamp et Rohrer (1983) ont voulu améliorer, notamment par un ancrage dynamique explicite, en comprenant que la sémantique des temps verbaux donnée par Reichenbach ne demande qu’à s’enrichir de paramètres supplémentaires. Quant à l’étude présente, elle conservera, tout au long de cette étude, la conception reichenbachienne, qu’on augmentera de contraintes non pas sémantiques mais procédurales et pragmatiques en général.

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 37

1.3. La D.R.T. et la computation de l’ordre temporel Il allait de soi que l’approche de Reichenbach devait engendrer des études sur la question de l’ordre temporel en termes de règles sur les coordonnées. On pouvait, avec les coordonnées reichenbachiennes, concevoir une « grammaire temporelle des énoncés », par un listage de règles sémantiques discursives. Reichenbach avait déjà proposé des règles élémentaires (règle de la permanence du point de référence et règle d’usage positionnel du point de référence), mais comme on l’a dit, ces règles non seulement n’ont aucun formalisme chez Reichenbach, mais manquent cruellement d’efficacité. Kamp & Rohrer (1983), qui se situent dans un cadre formel issu de la tradition montagovienne, la Discourse Representation Theory de Kamp (Kamp 1981), envisagent une description qui ferait intervenir des règles logiques de transformation de la position des différents points. Le temps verbal aurait donc dans sa sémantique non seulement des règles de positionnement d’un événement par rapport à un point d’observation et au moment de l’énonciation, mais aussi, et c’est en cela que Kamp et Rohrer sont si importants, des règles de positionnement de l’événement par rapport aux autres événements évoqués dans la séquence de phrases. C’est donc dans une problématique habituellement dite « de l’ordre temporel » que Kamp et Rohrer se placent.

La D.R.T. est une théorie sémantique formelle dont l’objectif est de proposer un modèle théorique du langage naturel qui s’applique aux faits de discours, et en particulier aux faits de temporalité. La D.R.T. fournit des règles « algorithmiques » pour construire une représentation sémantique discursive, et un formalisme représentationnel pour les discours, à savoir les D.R.S. (Discourse Representation Structure). Une D.R.S. est constituée de référents, notés comme des variables (x, y, z…), et des conditions qui s’appliquent à ces référents. Ces conditions, notées Con, correspondent à la spécification d’un prédicat qui s’applique à l’un ou l’autre des référents. La D.R.T. décrit donc les constituants de discours comme associant des référents et des conditions, comme dans l’exemple emprunté à Jayez (1998) « Jean boit un jus de fruit » 16 :

Référents de discours

x, y

Con

ditio

ns

x = Jean

jus_de_fruit (y) x boit y

I.1: D.R.S.

16 Pour une présentation et une discussion récente du traitement du temps dans le paradigme

de la D.R.T., voir par exemple Landeweerd (1998).

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38 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

Dans la D.R.S. ci-dessus, la condition x boit y est dénuée de toute indexation temporelle. Pour le faire, la D.R.T. se dote donc de règles. Kamp & Rohrer (1983) ont donné de telles règles, en particulier pour le passé simple et l’imparfait du français. Ils se donnent comme principe la progression du temps avec le passé simple et la stagnation du temps avec l’imparfait. Les règles qu’ils énoncent sont les suivantes (nous les donnons dans le formalisme reichenbachien) :

1. Passé simple : Le passé simple introduit un nouvel élément E antérieur à S consécutif à un autre événement E0, et remplace le point de référence R0 donné par l’interprétation de la phrase dénotant E0 par le nouveau point de référence R. 2. Imparfait : L’imparfait introduit un nouvel état, antérieur à S, et incluant le dernier événement E0 introduit par un passé simple. Quant au point de référence, l’imparfait conduit à conserver celui qui est associé à E0.

Cette conception est d’un intérêt capital. Pour la première fois, on considère sérieusement que l’esprit effectue des transformations sur des coordonnées temporelles en traitant des temps verbaux. Il s’agit donc d’une manière éminemment dynamique d’envisager la description des temps. De plus, un tel ensemble de règles, en tant que tel, constitue un moteur prédictif, ce que ne peuvent guère prétendre la plupart des approches classiques sur le temps ; et en ce qui concerne les usages habituels, la description est assez puissante, puisqu’elle explique pour quelles raisons le temps progresse avec le passé simple et pourquoi il ne progresse pas avec l’imparfait. On notera que dans le cas de l’imparfait, le repérage utilise tel quel le point de référence délivré par un passé simple antérieurement traité ; il a de ce fait été rapidement conclu que l’imparfait était un temps anaphorique, puisqu’il entretient une relation avec le passé simple, ce dernier lui fournissant un « antécédent temporel ». L’approche générale de la D.R.T. considère, comme on le voit avec les règles ci-dessus, pour les phrases non initiales, que les temps verbaux nécessitent une règle spéciale pour lier le segment de discours avec un élément approprié du discours précédent. Cette règle utilise le point R ; la manière consensuelle de considérer ce type de règle consiste à les traiter comme des règles permettant de décrire l’anaphore temporelle. Dans cette perspective, il est possible de rendre compte de plusieurs phrases dans une D.R.S. complexe, en spécifiant les relations temporelles qu’entretiennent entre eux les différents « référents de discours ». Prenons l’exemple :

(23) A man entered the White Hart. He was wearing a black jacket. Bill served him a beer (Kamp & Reyle 1993, 521). Un homme entra au White Hart. Il portait une veste noire. Bill lui servit une bière.

Ici, nous identifions le progressif à l’imparfait, et le simple past au passé simple. Dans le formalisme de la D.R.T., l’événement est noté e, l’état s, la référence temporelle t, et le moment de la parole n. La règle du passé simple se note e ⊆ t (e est inclus non-strictement dans le moment t), et celle de l’imparfait donne s ¡ t, où ¡ donne le recouvrement (overlapping) et s donne l’état. De plus, le mécanisme de construction permet de mettre en relation l’éventualité e et l’état s dans une relation

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 39

e ¡ s. La figure I.2 (p. suivante) donne la D.R.S. obtenue ; le point de référence R est noté Rpt pour Reference point :

Dans la D.R.T., chaque nouvelle éventualité requiert un point de référence fourni par un élément du cotexte antérieur ; ce point de référence est assimilable, en fait, à l’éventualité dénotée par cet élément du cotexte.

Toutefois, les règles qui gèrent l’organisation temporelle – progression ou stagnation – sont insuffisantes. Kamp et Rohrer en notent certaines limites, en particulier au sujet du passé simple. Ils produisent eux-mêmes plusieurs contre-exemples, bien connus, et souvent repris par la littérature sur le temps. Dans ces exemples, le temps ne progresse pas avec le passé simple (24) et (25), et le temps progresse avec l’imparfait (26) :

n e t x y s t’ u w e’ t’’ z r u’

e ⊆ t t < n homme (x) the White Hart (y) e : x entrer dans y Rpt1 = e s ¡ t’ t’ < n e ⊆ s u = x veste noire (w) s : u porte w Rpt2 = e e’ ⊆ t’’ t’’ < n e < e’ Bill (z) bière (r) u’ = x e’ : z sert u’ r

I. 2: D.R.S. POUR (23).

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40 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

(24) [a] L’été de cette année-là vit de nombreux changements dans la vie de nos héros. [b] François épousa Adèle, [c] Jean-Louis partit pour le Brésil et [d] Paul s’acheta une maison à la campagne (Kamp & Rohrer 1983, 261).

(25) [a] L’année dernière Jean escalada le Cervin. [b] Le premier jour il monta jusqu’à la cabane H. [c] Il y passa la nuit. [d] Ensuite il attaqua la face nord. [e] Douze heures plus tard, il arriva au sommet (Kamp & Rohrer 1983, 260).

(26) Jean tourna l’interrupteur. La lumière éclatante l’éblouissait (Kamp & Rohrer 1983, 259).

Tout en relevant que (24) constituerait un discours bien formé si dans le monde Jean-Louis est parti après le mariage de François avec Adèle, Kamp et Rohrer notent que les événements introduits par les syntagmes b à d sont inclus dans l’événement décrit par la première phrase mais leurs relations temporelles restent irrésolues. En revanche, (25) force l’instanciation d’un second point de référence R2 qui permet de calculer les relations temporelles au sein de l’événement global constitué par l’escalade du Cervin. Enfin, (26) est « possible spécifiquement (peut -être exclusivement) quand l’événement peut être compris comme un changement, ou la cause immédiate d’un changement, dans les conditions prévalantes » (Kamp & Rohrer 1983, 159, notre traduction). Ils admettent que la règle de progression des éventualités au passé simple est trop forte, et précisent que « dans de nombreux cas, nous pouvons bien sûr inférer plus, à propos des relations temporelles entre le nouvel événement et l’ancien point de référence, que ce que cette version du principe produit. Nous considérons, cependant, que dans tous ces cas davantage d’information contextuelle est requise pour l’inférence additionnelle » (Kamp & Rohrer 1983, 261, notre traduction). Leur position consiste en ceci : pour qu’il y ait ordre temporel au passé simple, il faut que les connaissances du monde le permettent.

Leur approche, d’une part, représente les éventualités dénotées (c’est une approche référentielle), et d’autre part, constitue une sémantique du discours, puisqu’elle met en relation des segments de discours. Bien que les règles de calcul soient encore trop générales, et que l’accès au contexte reste peu clair, la D.R.T. constitue un apport fondamental à la compréhension de la manière dont la temporalité peut se représenter et se décrire.

Il faut en retenir l’idée, présente par ailleurs dans des approches très différentes, que le passé simple « fait progresser le temps » dans des conditions normales d’emploi ; cette hypothèse correspond à l’idée que le passé simple est le temps de la narration. Nous aurons l’occasion de revenir plusieurs fois sur cette idée, qui permet d’évoquer une logique particulière, la logique non-monotone, organisée en opérations de défaut, annulables par des contraintes spécifiques : le passé simple ferait alors progresser le temps par défaut ou à défaut d’indications plus contraignantes.

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 41

1.4. S.D.R.T. : objets abstraits et relations de discours Une approche sémantique « dynamique » a pris le relais critique des travaux de la D.R.T. sur le temps, en proposant un certain nombre de raffinements. Cette théorie, dont les fondements et développements sont dus en premier lieu à Nicholas Asher et Alex Lascarides, est la S.D.R.T. ou Segmented Discourse Representation Theory (voir Asher 1993, Lascarides & Asher 1993a, Lascarides & Oberlander 1993). La S.D.R.T. constitue aujourd’hui, par la finesse de ses descriptions et son assise analytique, l’alternative sémantique aux approches contextuelles pragmatiques, bien que la S.D.R.T. cherche bien à observer des relations entre constituants du discours. Pour la S.D.R.T., l’interprétation en général est le fruit de calculs sémantiques et référentiels commandés par une logique non-monotone dont les opérations font appel au contexte.

Approche logique avant tout, la S.D.R.T., pour le problème du temps, s’ancre sur deux axes de réflexion fondamentaux. Premièrement, la logique de la S.D.R.T., en tant que théorie sémantique, applique au champ traditionnel des classes aspectuelles (cf. infra, § 1.5) des observations qui motivent la distinction entre événements (en réalité éventualités), propositions et faits, ces deux dernières catégories correspondant à des objets dits « purement abstraits » (Asher 1993, 57). Deuxièmement, en tant que théorie du discours, la S.D.R.T. établit des règles de cohérence entre les constituants discursifs, règles qui se fondent sur les relations logiques que les prédicats entretiennent entre eux et qui justifient les relations temporelles. L’impact de la logique formelle sur la linguistique est particulièrement visible avec ce type de sémantique dynamique.

1.4.1. Faits, propositions, événements

Le premier point qu’on peut considérer concerne la distinction entre les propositions et les faits, et accessoirement, les événements (sur les différents types d’événements, cf. infra, § 1.5). Sans entrer dans le détail formel des démonstrations, on tentera ici de reformuler en termes simples cette question complexe, dans le point de vue de la S.D.R.T.

La question des faits comme catégorie sémantique a fait l’objet de nombreux débats, en particulier chez Austin (1961) et, pour l’analyse des substantifs « phrastiques », chez Vendler (1967). Cette question des faits continue à diviser les approches sémantiques et aspectuelles. L’idée est simple, et s’illustre par une distinction entre les propositions et les faits. Soit dit de manière générale, une proposition p existe en tant que proposition indépendamment de son éventuelle valeur de vérité dans un monde w. En revanche, un fait f ne peut pas exister dans le monde w si f n’est pas vrai dans w (cf. Asher 1997, 145)17. Asher explique : « Les faits d’un

17 Asher (1997) renvoie à Fine (1981), « First Order Modal Theories », Studia Logica 39,

159-200 pour cette définition empruntée à Moore.

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42 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

monde sont les possibilités d’un autre monde » (Asher 1997, 146). C’est bien en cela que des phrases traditionnellement décrites comme « contefactuelles » ne pourraient pas être qualifiées d’événements mais de faits ; ce dont témoignent les exemples suivants :

(27) *L’événement de si Marie rentrait tard, Jean serait de mauvaise humeur, l’a forcée à quitter le bureau plus tôt que les autres (adapté d’Asher 1993, 55)

(28) Le fait que si Marie rentrait tard, Jean serait de mauvaise humeur l’a forcée à quitter le bureau plus tôt que les autres (idem).

Autrement dit, la contrefactuelle de (28) serait un fait. Cet apparent paradoxe d’un « fait contrefactuel » peut se résoudre de la manière suivante : dans cet exemple, la proposition si p alors q est elle-même déclarée vraie dans le monde, indépendamment de la vérité de p et de q : ce qui est un fait, c’est la relation implicative entre p et q. On obtiendrait donc cette première distinction : un fait qualifie une situation vraie dans un monde, alors qu’une proposition ne préjugerait rien, en tant que telle, de ses conditions de vérité. On peut alors distinguer les verbes « factifs » des verbes « propositionnels », ces derniers correspondant grosso modo à des verbes épistémiques.

Les premiers introduiraient des faits ; la vérité des faits dans leur portée reste stable lorsqu’une éventuelle négation porte sur le verbe de tête. Ces verbes sont traditionnellement décrits comme des verbes introducteurs de présuppositions (cf. par exemple Kiparski & Kiparski 1971). En témoigne la permanence de la vérité de trahir Max (Paul) dans les exemples suivants, introduits par le verbe factif réaliser, et adaptés de Peterson (1997) :

(29) J’ai réalisé que Max a trahi Paul. (30) Je n’ai pas réalisé que Max a trahi Paul.

En revanche, les conditions de vérité de l’événement sous la portée du verbe introducteur, verbe « d’attitude propositionnelle », ne seraient pas les mêmes dans les deux propositions suivantes :

(31) Je pense que Max a trahi Paul. (32) Je ne pense pas que Max a trahi Paul.

Distinguer faits et propositions par opposition aux événements et états présuppose un postulat implicite : que faits et propositions soient des catégories différentes pour la sémantique des mondes possibles en ferait une distinction pertinente pour rendre compte de l’interprétation du langage naturel. Un premier argument en faveur de cette hypothèse réside dans l’observation des phrases introduites par « Le fait que… ». En effet, on peut douter de la bonne formation de (33), qui met en relation l’assertion explicite d’un fait et sa qualification comme « faux » :

(33) ? Le fait que Marie est partie est faux.

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 43

Et même, en langage naturel, dire « c’est un fait » revient à poser un jugement définitif de vérité. Dans la distinction habituelle entre les faits et les événements, on dit d’ailleurs qu’un fait s’avère ou s’obtient (« obtains ») alors qu’un événement se produit (« happens »). En (29), la phrase dans la portée de « j’ai réalisé », à savoir le fait que Max a trahi Paul, ne se produirait pas mais s’obtiendrait comme vrai, ou simplement s’avérerait.

Le statut de ces paraphrases a été questionné déjà par la tradition linguistique et philosophique. Austin (1961) observe que la défaite des Allemands est à la fois un événement et un fait. Vendler (1967) défend lui aussi l’hypothèse que décrire un fait ne serait pas incompatible avec décrire un événement ou un état. Il le montre avec le même type de paraphrase :

(34) a. Jean a chanté la Marseillaise. b. C’est un fait que Jean a chanté la Marseillaise.

On peut jouer à l’envi sur le modèle de ces paraphrases. Par exemple, bien que peu probable dans le langage naturel, et donc relativement hors du champ d’analyse du linguiste, un énoncé comme (35) n’a rien de fondamentalement problématique ; comme (28), c’est un énoncé qu’on peut dire méta-représentationnel :

(35) Le fait que Paul a chanté la Marseillaise est un événement me rend perplexe. (36) Le fait que Paul dormait dénote un état me remplit d’aise.

Bien sûr, on pourrait critiquer ces exemples : les faits sont vrais (ils sont présupposés) puisqu’ils ont comme argument une qualification (« me rend perplexe », « me remplit d’aise »), elle-même portant sur des qualifications d’événements ou d’état. Mais avec la négation, qui introduit en principe un fait dans la S.D.R.T. (il en sera question au § III.2.1.2), on voit bien l’effet de la paraphrase :

(37) Le fait que Jacques ne s’est pas arrêté à la station-service est un événement.

Ces paraphrases ont ceci de gênant, dès qu’on en fait une analyse pragmatique : dire de quelque chose qu’il s’agit d’un fait n’est pas expliciter la valeur « fait » implicite, c’est l’affirmer, voire en faire un fait ; faire d’une proposition, pourquoi pas d’un événement, un fait, est ainsi possible dans une mesure pragmatique liée au sens même que le mot « fait » peut avoir. La vérité du fait dans le monde, condition nécessaire de son appartenance au type des faits, est alors pragmatiquement contredite par des usages très variables du mot. Rien n’empêche, dans une discussion quelconque, d’avoir des énoncés comme :

(38) Ce fait est discutable. (39) Ce fait n’est pas établi.

Ce « lien avec un monde réel et une réalisation particulière » (Asher 1997, 146) serait peut-être alors mis en question par ces faits de discours.

Si effectivement, un fait peut être aussi bien un événement ou un état, comme l’affirme Vendler (1967) et à sa suite un large pan des approches aspectuelles, alors la

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44 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

distinction de la S.D.R.T. entre d’une part éventualités, à savoir événements et états, et d’autre part objets purement abstraits, à savoir propositions et faits, serait infondée, ou alors relèverait de domaines d’observation différents.

Mais un autre argument en faveur de ce parallélisme logico-discursif sous-jacent est à trouver dans l’observation des relations causales : les propositions ne seraient pas disponibles pour établir une causalité, tandis que les faits le sont. A titre d’exemple, Asher note les exemples suivants, toujours avec l’introduction du mot « fait ».

(40) The fact that John had a headache made him crabby. Le fait que Jean avait mal à la tête l’a rendu maussade. (Asher 1997, 146)

(41) John’s crabbiness resulted in the fact that everyone avoided him. La mauvaise humeur de Jean a eu pour effet le fait que tout le monde l’a évité. (idem)

(42) John’s crabbiness resulted in everyone avoiding him. La mauvaise humeur de Jean a résulté dans tout le monde l’évitant. (idem)18

Mais que des propositions ne peuvent pas remplir de rôle causal n’est pas une propriété inattendue : cela tient bien sûr à la définition même de la proposition, qui en tant que telle est dépourvue de valeur de vérité. On pourrait soutenir, dès lors, que toute proposition confrontée vériconditionnellement au monde, donc interprétée, et recevant la valeur « vraie », se transforme ipso facto en fait, et aurait alors une efficacité causale ; la distinction entre faits et propositions, pour justifiée qu’elle soit en logique des prédicats, serait alors levée au cours du processus interprétatif.

Nous n’irons guère plus loin dans ce paragraphe sur cette distinction problématique entre faits, propositions et événements. On aura l’occasion de reparler des faits à plusieurs reprises, en relation avec la négation. Pour nous, des analyses plus traditionnelles permettent de distinguer en termes de présupposition des exemples comme (29) et (31) : certains verbes, ceux qu’on a appelé « factifs », maintiennent une présupposition de vérité de l’événement argument (cette présupposition est un type de présupposition d’existence de l’événement dans le monde), tandis que d’autres verbes introducteurs, comme les verbes d’attitude propositionnelle ou épistémiques, ne garantissent pas la présupposition de réalité de l’événement sur lequel ils portent :

(29) J’ai réalisé que Max a trahi Paul. réaliser que p présuppose p est vrai

(30) Je n’ai pas réalisé que Max a trahi Paul. non (réaliser que p) présuppose p est vrai.

(31) Je pense que Max a trahi Paul. je pense que p ne présuppose pas p est vrai / faux

(32) Je ne pense pas que Max a trahi Paul. non (je pense que p) ne présuppose pas p est vrai / faux

18 La forme anglaise gérondive sans subordination, dite ACC-ing et POSS-ing dénote selon

la S.D.R.T. nécessairement des faits (cf. Asher 1997, 146).

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 45

Ajoutons cependant quelques dernières observations sur les faits, qui concernent cette fois la comparaison entre les faits d’une part et les événements ou états de l’autre. Au contraire des états et événements, transitoires et liés à des êtres et propriétés contingents, les faits sont « atemporels ou éternels » (Asher 1997, 153). L’argument est le suivant : le fait que p , quand bien même p est une proposition datée ou identifiable sur la ligne du temps, est éternel ; on ne peut modifier « C’est un fait » par des temps verbaux, comme le montrerait cet exemple adapté d’Asher (1997,154) :

(43) ? It was a fact that Susan got the highest grade in the class, but it is a fact no longer. C’était un fait que Suzanne a reçu la meilleure note de la classe, mais ce n’est plus un fait .

Asher décline les exemples à divers temps verbaux avec le même jugement de mauvaise formation. Que la proposition p soit marquée temporellement par un adverbe ne changerait rien à la validité éternelle du fait, ce fait étant lui-même « qu’un certain événement a une certaine localisation temporelle » (Asher 1997, 155) :

(44) The fact of John’s singing the Marseillaise at 6 o’clock in the morning bothered Mary. Le fait de John chantant la Marseillaise à 6 heures du matin a dérangé Marie (d’après Asher 1997, 154 sq.).

On pourrait répondre, pourtant, à l’argument d’éternité du fait ; c’est là que la pragmatique intervient sur la logique formelle. Avec un certain effet, certes, lié aux implicitations et aux annulations des implicitations (sur ces notions, cf. infra, chapitre 3), l’exemple (45) est parfaitement naturel, bien que le deuxième fait implique la fausseté du premier :

(45) C’était un fait que les Allemands avaient gagné la guerre ; c’est un fait qu’ils l’ont perdue.

De même pour l’exemple suivant :

(46) Ce fut un fait que les Allemands avaient gagné la guerre. Trois ans plus tard, ce n’en sera plus un.

Dire qu’on est alors dans un usage non-littéral, c’est-à-dire un usage dans lequel la sémantique du terme est annulée avec ses conditions de vérité normales, serait pour le moins spéculatif, hasardeux, ou encore serait une tentative de motiver la signification du mot indépendamment de l’expérience et de l’intuition linguistique. A tout le moins, la discussion s ur les faits n’est pas close. Il faudrait en réalité se livrer à une combinatoire très fine des temps verbaux en principale et en subordonnée pour y voir plus clair.

Cela permet de supposer que la difficulté d’exemples comme (43) est due non pas à l’annulation du fait dans la deuxième proposition, mais simplement à des phénomènes de pertinence : le destinataire peine à trouver l’intention possible du locuteur qui produirait un tel énoncé. Gageons tout de même qu’il trouvera une

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46 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

interprétation ; c’est probablement justement pour cela qu’intuitivement, on trouverait excessif de marquer l’exemple d’une étoile. Le destinataire récupérera, quoiqu’avec un effort certain, quelque chose comme C’était un fait certain que Suzanne a reçu la meilleure note de la classe, mais ce n’est plus le cas ; quelque chose a dû annulé l’attribution de cette note à l’élève, l’évidence d’une tricherie par exemple, ou d’un mauvais calcul des points. Cela fait bien ressembler le fait à un état.

On cherchera à rendre compte de la manière dont le langage communique des représentations d’éventualités, et non ces éventualités elles-mêmes, qui sont des choses qui existent pour la plupart dans le monde indépendamment du langage, c’est-à-dire indépendamment de ce qu’on en dit. L’ontologie du monde est indispensable pour savoir de quoi on parle, mais pas pour savoir à quoi ressemblent nos représentations des choses du monde. Le même événement, on aura l’occasion d’y revenir, peut être représenté dans une durée, quelque court qu’il puisse être dans le monde, comme dans « Le tremblement de terre semblait durer une éternité » ou même dans « La bombe explosait », ou dans sa ponctualité, quelque long qu’il puisse être dans le monde, comme dans « En quelques milliers d’années à peine, l’homme inventa l’agriculture ». La même chose du monde peut être décrite comme un événement, un état, et pourquoi pas un fait ; les faits sont équivalents aux vérités générales, et il est trop rare que dans le langage naturel nous « parlions en faits » pour qu’on s’en occupe ici ; en revanche, on « parle », et surtout on « raconte » en états et événements, ou en imperfectifs et perfectifs.

1.4.2. Les relations de discours

Le petit oiseau : « Quel drôle d’oiseau es-tu, toi qui ne sais pas voler ! » Le canard boiteux : « Quel drôle d’oiseau es-tu, toi qui ne sais pas nager ! » (Serguei Prokofieff, « Pierre et le loup »).

Le deuxième point qui concerne le temps, dans la S.D.R.T., est une théorie de l’ordre temporel. Autrement dit, la S.D.R.T. cherche à déterminer à quelles conditions le temps progresse, régresse, ou stagne dans le discours.

La réponse de la S.D.R.T. est la suivante : les éventualités dénotées par les constituants du discours entretiennent entre elles des relations discursives, i.e. de cohérence, et ce sont ces relations qui motivent l’ordre des éventualités. Une « structure segmentée de représentation discursive » (Segmented Discourse Representation Structure), plus loin S.D.R.S., élément fondamental de la théorie, est un entité représentationnelle abstraite associant un ensemble E d’éléments abstraits avec un ensemble de « conditions dans lesquelles une relation de discours est attribuée aux positions des éléments de E » (Asher 1996, 31). En termes simples, la S.D.R.S. est composée d’un ensemble de D.R.S. (Discourse Representation Structures, cf.

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 47

supra § 1.3) représentant les phrases, et d’un ensemble spécifiant les relations de ces phrases les unes avec les autres.

Les relations de discours, spécifiées dans la S.D.R.S., conduisent à la déduction d’un effet sémantique sur l’interprétation de ses éléments :

« Une S.D.R.S. doit déduire l’effet sémantique des relations de discours sur l’interprétation des constituants qu’elles relient – des effets comme l’anaphore temporelle, l’articulation focus / arrière-plan, et la désambiguïsation lexicale » (Asher 1996, 32).

Le point crucial est donc le suivant, si on traduit cette approche dans des termes procéduraux cognitifs : le destinataire doit récupérer des « relations de discours » pour réaliser une interprétation. Ces relations de discours sont au nombre de cinq (cf. Lascarides & Asher 1993a, 440, Asher 1993, Moeschler 1998a) ; on en donne ici une formulation centrée sur l’aspect rhétorique19 :

Explication (α,β) : l’éventualité décrite dans le segment de discours β explique / justifie / cause… l’éventualité décrite dans le segment de discours α. La conséquence de cette relation discursive est l’ordre temporel inverse : l’éventualité décrite en α est communiqué comme s’étant produit dans le monde après celui décrit en β : (47) (α) Max est tombé. (β) Paul l’a poussé.

Elaboration (α,β) : l’éventualité décrite par β est une partie de l’événement donné par α. Par exemple, β dénote une « phase préparatoire » de l’événement, comme on peut le dire en sémantique des situations (cf. Barwise & Perry 1983). Ce cas de figure empêche toute organisation temporelle entre α et β 20. L’événement donné par β n’a lieu ni avant ni après celui donné par α : (48) Le conseil a construit le pont. L’architecte a fait les plans.

Narration ( α,β) : L’événement donné par β est consécutif mais n’est pas une conséquence causale de l’événement donné par α (« is a consequence of (but not strictly speaking caused by) the event described in α », Lascarides & Asher 1993a, 440). Cette situation de narration correspond à la situation où le temps progresse avec le deuxième énoncé décrit. En français, c’est le cas normal du passé simple. (49) Jean se leva. Max le salua.

Arrière-plan (α,β) : β décrit un état, et β donne les circonstances ou la « toile de fond » (backdrop) dans lesquelles l’événement fourni par α se produit. Il n’y a pas entre ces événements de connexion causale, mais l’état et l’événement sont en

19 Nous donnons ici les relations de discours principales. La S.D.R.T. en postule maintenant

quelques-unes de plus, qui sont en général des spécifications de celles-ci. 20 L’approche pragmatique radicale qu’on défendra ici rend compte des multiples cas de

figure possibles d’élaboration par la notion d’encapsulation (cf. Saussure 1998d et ici-même, § II.1.3.2).

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48 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

relation de recouvrement (overlap). En français, c’est le cas typique de l’imparfait confronté à un passé simple : (50) Max ouvrit la porte. La pièce était complètement noire.

Résultat (α,β) : L’événement ou l’état décrit par le constituant β est le résultat causé par l’événement α. Comme la narration, la relation de résultat donne un ordre temporel parallèle à l’ordre du discours : (51) Max éteignit la lumière. La pièce était complètement noire. (52) Max poussa Paul. Paul tomba.

De telles classes de relations a priori sont des postulats non-discutables. Ceci dit, on remarque, comme le font Lascarides & Asher (1993), que d’une part explication et résultat sont l’inverse l’une de l’autre, et que narration et résultat marquent que l’ordre du discours correspond à l’ordre des événements. Ajoutons une remarque supplémentaire : la relation de narration n’a pas de contraire propre, puisqu’une relation de narration peut selon la théorie exister en dehors de tout lien conceptuel ou causal (mais il faut un lien topical).

Comment le destinataire comprend-il qu’il a affaire à une relation de discours plutôt qu’à une autre ? Cette décision est le résultat d’un processus déductif fondé sur une logique non-monotone, c’est-à-dire, en termes simples, une logique de la normalité ou du cas général ; c’est donc une logique qui produit des résultats défaisables, c’est-à-dire annulables. Ces inférences mettent en jeu ce que la théorie appelle le commonsense entailment et qui pourrait se traduire par « entraînement selon le bon sens », où « entraînement » est compris comme le fait, pour une éventualité, d’en entraîner normalement une autre. Ce moteur général d’inférence est, pour la S.D.R.T., la théorie D.I.C.E. (pour Discourse In Commonsense Entailment) : elle contient les axiomes qui permettent d’inférer des relations de discours.

Un exemple d’inférence non-monotone est le modus ponens défaisable, illustré par un exemple célèbre dont le héros est l’oiseau Tweety. Voici cet exemple d’inférence non-monotone, donc défaisable, bâtie sur le modèle du modus ponens :

Modus ponens défaisable : φ>ψ, τ→φ, τ σΖ ψ où φ = « oiseau », ψ = « voler », τ = Tweety ; > donne « implique normale-ment » et σΖ donne « entraîne normalement ». Ainsi, ce modus ponens défaisable correspond à l’inférence suivante : Normalement, les oiseaux volent ; Tweety est un oiseau ; Tweety vole.

Un tel modus ponens est défaisable, ou non-monotone, parce qu’il existe des oiseaux qui ne volent pas, comme Tweety, qui est un manchot. La conclusion Tweety ne vole pas est guidée par un principe supplémentaire : il y a en effet conflit entre deux informations : les oiseaux normalement volent, et les manchots ne volent pas. Ce

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conflit est résolu par le « principe du manchot » (penguin principle), auquel on donne ici un deuxième nom, moins plaisant mais somme toute plus éclairant peut-être puisque ce principe fondamental s’applique à d’autres choses que des volatiles : le principe de spécificité.

Principe du manchot (principe de spécificité) : φ→ψ, φ>¬χ, ψ>χ, φσΖ ¬χ correspondant par exemple à l’inférence suivante : Les manchots sont des oiseaux, les manchots normalement ne volent pas, les oiseaux normalement volent, Tweety est un manchot, implique non-monotonement que Tweety ne vole pas (Lascarides & Asher 1993a, 444, notre traduction).

En somme : Tweety appartient à un sous-ensemble spécifique de l’ensemble des oiseaux ; les membres de ce sous -ensemble, les manchots, n’ont pas une propriété normale des oiseaux, à savoir celle de voler. Selon le principe du manchot, manchot est plus spécifique que oiseau, et manchot gagne sur oiseau. Tweety ne vole pas.

D’autres règles non-monotones reçoivent une formulation du même type. Ainsi en est-il de la règle de « clôture sur la droite » : par exemple, les lions sont des marcheurs, les marcheurs ont normalement des jambes / pattes, les lions normalement ont des jambes / pattes. Toutes les opérations de la logique traditionnelle peuvent s’appliquer au modèle de la logique non-monotone. Ainsi en est-il de l’introduction de ou (principe dit de Dudley Doorite) : si un Quaker est normalement un pacifiste, et un démocrate est normalement un pacifiste, alors un Quaker ou un démocrate est un pacifiste. Notons encore que les conflits entre règles défaisables sont non-résolubles quand les antécédents des règles n’ont pas de relations entre eux. En reprenant la notation du principe de spécificité en termes ensemblistes, ce type de conflit survient lorsque la clause λQ(φ) → λP(φ) n’est pas satisfaite : l’ensemble Q n’étant pas inclus dans l’ensemble P, aucune spécification n’est décidable. C’est le problème connu sous le nom de diamant de Nixon (Nixon diamond), qu’on illustre traditionnellement ainsi : les Quakers sont normalement pacifistes, les républicains sont normalement belliqueux, Nixon est un Quaker et un républicain n’implique ni Nixon est pacifiste ni Nixon est belliqueux.

Dans la S.D.R.T., l’interprétation du discours, c’est-à-dire la mise en relation de cohérence de différents constituants discursifs, relève des mêmes principes logiques généraux : modus ponens défaisable, principe de spécificité, principe de clôture sur la droite, Dudley Doorite. Les difficultés interprétatives sont alors tout naturellement le fait d’indécidabilités logiques. Le problème du diamant de Nixon expliquerait ainsi certaines difficultés interprétatives : c’est le cas où les lois de sélection de la bonne relation de discours sont inapplicables.

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50 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

Ces lois de discours concernent le fait que, étant donné la « base de connaissances du destinataire » (nous dirions « l’état de l’environnement cognitif »)21, l’une des relations de discours est préférée par défaut. Autrement dit, la S.D.R.T. propose des règles de logique non-monotone pour déduire les relations de discours elles-mêmes. Ainsi en est-il de la règle Narration :

Narration : Si la phrase en cours de traitement β doit être attachée par une relation de discours à la phrase α qui fait partie du texte interprété jusqu’ici, alors, normalement, Narration (α,β) est le cas.

A cette règle est associé l’axiome de narration qui stipule que l’ordre des événements est parallèle à celui du discours.

Cette règle stipule simplement que la narration, à savoir la progression temporelle sans relation causale, est ce que le destinataire attend par défaut, c’est-à-dire en dehors de conditions ou de contraintes plus spécifiques 22. On comprend donc que les relations de discours sont aussi calculées selon des principes de logique non-monotone comme le principe de spécificité ou principe du manchot. C’est là, en particulier, que réside la puissance de la S.D.R.T. : un système complet de règles favorise l’émergence de telle ou telle relation de discours.

Un autre exemple est donné par la règle du recouvrement de l’état (state overlap), qui stipule que si β doit se relier à α et que β dénote un état s, alors normalement s recouvre l’éventualité décrite par α. Le fait qu’une éventualité soit un état est une contrainte plus spécifique que la règle de narration par défaut ; c’est pourquoi la règle du recouvrement de l’état l’emporte sur la règle de narration, plus générale, et cela toujours selon le principe de spécificité.

D’autres règles concernent les conséquences d’une relation sur les autres relations possibles. De la sorte, Narration exclut Explication. Ceci, combiné à la règle de narration et à la règle de clôture sur la droite, produit la règle selon laquelle si β est attaché à α par une relation de discours, alors normalement Elaboration n’est pas le cas. Une autre dérivation rend compte du fait que Si Narration (β,γ) et Elaboration (α,β) alors normalement Elaboration (α,γ) est le cas.

21 Dans la S.D.R.T., cette base de connaissance contient les segments de discours α et β, le

fait que ces segments doivent être reliés par une relation de discours, l’interprétation du discours jusqu’à maintenant, toutes les règles de connaissance défaisable, comme les lois causales, et toutes les connaissances linguistiques défaisables, comme la Narration, toutes les connaissances non-défaisables, comme les axiomes ou les règles du type la cause précède l’effet, et les lois de la logique.

22 On admet toutefois en S.D.R.T. que Narration n’est le cas que si certaines conditions minimales sont satisfaites (occasioning), en particulier quant à la nature du post-état déclenché par l’éventualité précédente.

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 51

Il y a donc, pour conclure à une relation de discours, la mise en œuvre de deux systèmes de règles principaux : i) les règles déductives non-monotones propres aux relations de discours, et ii) celles qui correspondent à divers étages de la connaissance encyclopédique. En d’autres termes, le destinataire applique non seulement les lois générales comme cause précède effet mais aussi des lois particulières liés à sa connaissance au sujet de tous les prédicats possibles. Ainsi doit-on avoir des lois pour gagner, changer, etc. Enfin, lorsqu’un conflit émerge, le destinataire le résout selon les principes de la logique non-monotone.

Les relations de discours, en outre, s’organisent en structures hiérarchiques dont le but est de rendre compte de l’organisation du discours ; elle fonde cette organisation sur des relations conceptuo-temporelles.

Pour terminer cette description sommaire des relations de discours de la S.D.R.T, il est temps de noter en quoi cette théorie peut avoir une utilité pour rendre compte des relations temporelles entre éventualités dans le discours, et en quoi elle suscite des objections pragmatiques.

En tant que théorie fondée sur une logique non-monotone, la S.D.R.T. présente quelques avantages importants, outre le fait qu’elle prédit avec beaucoup d’élégance l’émergence d’une relation de discours par défaut entre deux constituants, étant donné un certain état de la base de connaissances du destinataire. On relèvera ici trois qualités essentielles de la S.D.R.T. ; à deux d’entre elles, on donne ici des dénominations générales en tant que principes, qui ne sont pas de sa responsabilité.

1) Principe logique automatisé : La S.D.R.T. utilise la logique, et qui plus est une logique non-monotone. Cela correspond d’une part à l’idée que l’interprétation d’un énoncé est modélisable comme un ensemble d’opérations logiques automatisées et organisées entre elles. Ce principe est appliqué dans la S.D.R.T. qui prend en considération le fait que l’esprit doit trancher en faveur d’une interprétation face à des interprétations concurrentes, et doit parfois annuler des indications faibles, comme narration par défaut. La pragmatique radicale respectera le principe logique automatisé, mais réalise différemment l’organisation des opérations logiques. 2) Principe de monotonisation des règles défaisables : les règles par défaut, défaisables et non-monotones, sont monotonisées. En effet, si la règle narration par défaut est annulée par recouvrement par l’état (state overlap), c’est en vertu d’une règle monotone : le plus spécifique l’emporte sur le moins spécifique. Autrement dit, un système de règles monotones chapeaute le système des règles non-monotones. Cette « monotonisation » de l’interprétation rend le modèle prédictif avec une grande fiabilité. 3) Le principe de spécificité , celui-là même qui est aux premiers rangs pour permettre la « monotonisation » de l’interprétation, est un principe à la fois intuitif et simple ; le modèle dispose ainsi d’un moteur de décision fiable.

Cependant, cette approche formelle peut faire l’objet de critiques par rapport à la réalité linguistique d’une part, et à la vraisemblance cognitive d’autre part. Mais avant tout, les règles de la S.D.R.T. semblent elles-mêmes pouvoir faire l’objet de trois

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52 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

observations critiques : le caractère très spécifique des lois conceptuelles, les problèmes posés par le calcul par spécificité, et le problème de narration par défaut.

Premièrement, dans la S.D.R.T., les lois qui interviennent peuvent descendre jusqu’à un degré de spécificité extrême. On a évoqué plus haut le fait que des règles associées aux prédicats eux-mêmes interviennent, par exemple lorsqu’il s’agit de mettre en relation pousser et tomber. Mais à chaque relation prédicative ses lois. C’est le premier point que nous discuterons.

Prenons par exemple de la loi gagner (Win law) qui rendrait difficile (53) à cause de son impossible application avec la loi de recouvrement par l’état (en vertu d’un conflit de type « diamant de Nixon »), et qui s’énonce comme suit : Loi gagner : si e1 est gagner (Max) et e2 est être à la maison (Max) alors normalement ces éventualités ne sont pas en relation de recouvrement.

(53) ? Max gagna la course. Il était à la maison avec le trophée.

En réalité, il ne devrait nullement s’agir d’une loi de gagner, puisque si Max gagne un tournoi de bridge, cela peut très bien avoir lieu à la maison (le principe de spécificité ne joue pas ici, puisque le prédicat est « gagner la course » qui exclut « gagner le tournoi de bridge »). Il s’agira donc d’une loi gagner la course. Mais il ne faut pas non plus qu’il s’agisse d’une course de petits chevaux, auquel cas il peut très bien l’avoir gagnée à la maison. Cette fois, le principe de spécificité devrait s’appliquer. Pourtant, tel n’est pas le cas : (54) reste bizarre. De mê me (55) est toujours étrange bien qu’aucune loi de construire un château de cartes ne produise d’incompatibilité avec être à la maison (Max) :

(54) ? Max gagna la course de petits chevaux. Il était à la maison avec le trophée. (55) ? Max construisit un château de cartes. Il était à la maison en train de cuisiner.

En réalité, c’est un principe beaucoup plus général qui semble intervenir ; tel sera du moins l’argument pragmatique. Ce principe stipule que pour que le recouvrement ait lieu, il faut que l’état décrive une éventualité qui peut avoir lieu en même temps que l’événement. Or être avec le trophée suppose que la course a déjà été gagnée, à moins qu’il ne s’agisse du trophée d’une autre course. Cela n’a rien à voir avec le fait d’être à la maison. De même, cuisiner ne peut pas se dérouler en même temps que construire un château de cartes. En revanche, d’autres activités sont compatibles avec construire un château de cartes : regarder la télévision peut se faire tout en construi-sant un château de cartes. De même, être à la maison est parfaitement compatible avec gagner la course de petits chevaux :

(56) Max construisit un château de cartes. Il était à la maison devant la télévision. (57) Max construisit un château de cartes. Il était paisiblement à la maison. (58) Max gagna la course de petits chevaux. Il était à la maison.

L’activation de ces lois est en outre fonction du contexte, et si gagner la course implicitait en contexte de manière évidente gagner la course de petits chevaux, on ne

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 53

voit plus quel problème (53) pourrait soulever ; enfin, le pragmaticien se pose la question de savoir dans quelle mesure une telle séquence de phrases est possible si le contexte ne permet pas l’interprétation, sans qu’il y ait simplement une erreur du locuteur dans son acte de communication ; la difficulté de la séquence reçoit alors une explication qui va au-delà de la simple double-contrainte formelle.

Il en est de même pour d’autres lois spécifiques de la S.D.R.T. Ainsi, il est fait état d’une série de lois concernant la dilatation d’une bandelette métallique et provoquant son changement de forme ; d’une loi appelée « loi causale sombre » qui spécifie qu’une pièce est sombre quand on éteint la lumière ; etc. Toutes ces lois sont des lois du monde phénoménal, mais sont-elles des lois qui doivent être invoquées en tant que lois pour expliquer l’interprétation des énoncés ? Détailler au maximum les lois des prédicats suppose une version « lexicale » de ces règles générales ; même si de telles règles existent, leur modélisation implique une complexité descriptive trop grande. Nous préférerons y référer plus loin sous le terme de règles conceptuelles, et on les divisera en quatre catégories générales (cf. II.2.2) dans lesquelles entrent toutes les relations conceptuelles possibles entre deux éventualités, en fonction de critères simples. De plus, descendre au niveau de description qui suppose que les relations conceptuelles sont des lois implicatives ordinaires, outre que cela provoque des analyses discutables comme celles de (53)23, car le contexte n’est pas activé de manière forte, n’est pas une approche qui respecte fortement le principe du rasoir d’Occam modifié (cf. Grice 1978, 118-119) selon lequel une bonne exp lication réduit au minimum les principes explicatifs24. En effet, on peut s’attendre à ce que les « lois » finissent par être quasi-idiosyncrasiques. Ainsi, pour un groupe très restreint d’individus, par exemple les habitants d’une contrée lointaine, pour lesquels boire le thé suit toujours un rituel magique, cette loi propre à cette culture décidera de l’ordre temporel des deux séquences suivantes, toutes deux autorisées avec le plus-que-parfait :

(59) Ils avaient bu le thé. Ils avaient accompli le rite magique. (60) Ils avaient accompli le rite magique. Ils avaient bu le thé.

Rendre compte de ces phénomènes doit supposer la formulation de ces relations comme lois logiques ; un modèle pragmatique préférera au contraire supposer l’existence de telles règles uniquement comme récupérées contextuellement par le destinataire en fonction de sa connaissance du monde, et immédiatement classables selon des caractéristiques simples qui fournissent le degré de contrainte que donne la règle (cf. II.2.2).

23 (53) ? Max gagna la course. Il était à la maison avec le trophée. 24 La formulation d’Occam est : « Non est ponenda pluritas sine necessitate. Frusta fit per

plura quod potest fieri per pauciora » (cf. de Muralt 1993, 196). Le principe du rasoir d’Occam modifié correspond à : « Les significations ne doivent pas être multipliées au-delà de la nécessité » (cf. Moeschler & Reboul 1994,234).

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54 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

Deuxièmement, il convient de relever un problème qui concerne le moteur de décision, à savoir le principe du manchot, ou principe de spécificité. Ce problème s’énonce de la manière suivante. Les manchots constituent une sous-espèce des oiseaux, qui elle-même contient une variété d’animaux divers classés comme manchots par l’ornithologie ; ils ont tous cette particularité de ne pas voler. Or les oiseaux sont eux-mêmes une catégorie spécifique de la gent animale, cette dernière ayant pour caractéristique générale de ne pas voler, à l’exception des oiseaux et de quelques autres bêtes (les poissons volants par exemple, et bien sûr les insectes volants). Il semble pourtant peu naturel de supposer que pour interpréter que le manchot Tweety ne vole pas, le destinataire a dû d’abord récupérer que les oiseaux volent, contrairement à la plupart des animaux qui, eux, marchent, rampent, grimpent, nagent, flottent, creusent, etc. Cet argument n’invalide pas les lois de spécification purement discursive (une loi de discours étant plus spécifique qu’une autre), mais cela met en relief que le principe de décision par spécificité – au contraire d’un principe de décision par force, par exemple, dans lequel un paramètre est automatiquement plus fort qu’un autre, comme on le proposera plus bas – suppose une organisation structurée des concepts, puisqu’il faut disposer d’une théorie qui spécifie quelles sont les caractéristiques des concepts en jeu25. Si une telle description conceptuelle est peut-être valide, il faut encore montrer qu’elle rend compte de la réalité du lexique. Pourquoi ne pas supposer au contraire que, bien que le destinataire sache bien que les manchots sont des oiseaux, il dispose directement d’informations sur les manchots telles que ne vole pas, est noir et blanc et vit dans les zones froides de l’hémisphère sud etc., quand bien même la majorité des oiseaux volent, sont colorés et vivent dans les zones tempérées. Enfin, si cette connaissance reflète bien le monde, il faut se demander pourquoi la qualité d’être manchot entraîne « normalement »26 celle de ne pas voler : au contraire, puisque aucun manchot ne vole, le fait d’être manchot devrait impliquer, au sens fort du terme, le fait que le référent ne vole pas.

Troisièmement, il faut relever les problèmes que peut poser le postulat de la narration par défaut. Plus loin, nous reviendrons sur cette hypothèse qui est aussi formulée dans la tradition pragmatique gricéenne : l’ordre du discours serait en principe parallèle à l’ordre des éventualités. En réalité, il faut des conditions minimales pour l’ordre temporel. Si aucune connexion univoque n’est disponible entre les énoncés, alors, si le temps verbal est homogène et ne donne pas une instruction de progression temporelle, la relation de narration n’est pas le cas (on aura l’occasion de discuter ce point dans la deuxième partie de cette thèse).

25 La Generative Lexicon Theory de Pustejovsky (cf. Pustejovsky 1991 et Pustejovsky &

Boguraev 1993) poursuit cet objectif, et la recherche actuelle en S.D.R.T. tend à intégrer de telles théories du lexique.

26 Pour Asher, le fait d’être un manchot entraîne « normalement » le fait de ne pas voler, notamment parce qu’il existe des manchots de fiction (dessins animés pour enfants par exemple) qui volent.

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 55

Il faut donc pondérer, d’une manière ou d’une autre, le postulat de narration par défaut, car la situation minimale est celle où le temps ne progresse pas entre deux énoncés ; narration par défaut ne correspond donc pas à la réalité si par défaut signifie en cas d’absence de contraintes plus spécifiques. On le constate bien lorsqu’il y a deux relations conceptuelles concurrentes. Dans un exemple comme (61), nous supposons que seul le contexte peut conduire à construire une organisation temporelle entre les énoncés ; hors contexte, il n’y a pas de lecture préférée d’ordre temporel, et Explication est aussi probable que Narration. Cet énoncé communique aussi bien « Cyrille traite Raphaël de lâche parce que ce dernier vient de le frapper », que « Raphaël frappe Cyrille parce que ce dernier vient de le traiter de lâche » :

(61) Cyrille avait traité Raphaël de lâche. Raphaël l’avait frappé.

En revanche, une séquence hétérogène du point de vue des temps verbaux, conduit à une interprétation, par exemple, d’inversion temporelle comme en (62). Dans cette interprétation, il semble pourtant contre-intuitif de supposer que le destinataire doive cognitivement « annuler » la narration par défaut, le temps verbal, saillant en tant qu’expression linguistique, orientant l’interprétation de manière très directe :

(62) Philippe épousa Isabelle. Frédéric était parti pour Gibraltar.

Si on prend le parti d’expliquer ce phénomène sans supposer qu’une relation de discours par défaut est annulée, il faut admettre que quelque chose d’autre que les paramètres données par la S.D.R.T. doit être mis en œuvre sans qu’il faille annuler une règle discursive. Il s’agit alors des expressions linguistiques comme les temps verbaux : une manière d’expliquer qu’ils conditionnent l’ordre temporel est de supposer que si règles de défaut il y a, elles sont le fait des temps verbaux ; plus loin, dans le modèle pragmatique de l’interprétation temporelle, c’est un système d’instructions par défaut du temps verbal qui proposera cette solution. Ajoutons encore une observation simple. Dans la S.D.R.T., bien entendu, les temps verbaux doivent être pris en considération, comme dans toute théorie qui traite de l’ordre des éventualités dans le discours. Ainsi, outre la dimension sémantico-aspectuelle du prédicat, on est en droit de supposer que l’imparfait contraint le recouvrement (l’arrière-plan), que le plus-que-parfait après un passé simple contraint l’explication, et ainsi de suite. Les temps verbaux délivreraient donc une contrainte plus spécifique puisqu’elle peut annuler le cas par défaut, à savoir narration. Or, il n’existe pas d’énoncé dépourvu de temps verbal, donc dépourvu de cette contrainte spécifique27. Il devient donc raisonnable de supposer que pour décider d’étiqueter une relation de discours, il faut connaître les instructions du temps verbal. Mieux, on peut soutenir la proposition suivante :

27 Le cas de séquences entièrement au présent peut cependant être jugé moins contraignant

quant à la représentation des éventualités en cause.

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56 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

Pour obtenir une sortie interprétative en termes de relation discursive, il faut déjà avoir récupéré toutes les indications possibles, encodées et non encodées, et avoir réalisé une organisation temporelle entre les éventualités décrites .

En d’autres termes, il est vraisemblable que les relations de discours soient bien une conséquence et non la cause du traitement temporel ; ainsi, si narration exclut explication, c’est peut-être tout simplement parce que le destinataire a déjà interprété l’ordre temporel avant d’avoir éventuellement récupéré une quelconque relation discursive ; l’incompatibilité de narration avec explication proviendrait alors tout naturellement de contraintes antérieures : une interprétation qui conclut à la progression du temps ne peut conclure en même temps à sa régression, c’est d’ailleurs trivial. Ceci est un argument de principe : alors que la S.D.R.T. peut rendre compte avec beaucoup de finesse de « choses du discours interprétées », on peut lui contester, en l’état, de rendre compte du processus interprétatif lui-même. Asher décrit d’ailleurs la construction d’une structure de discours comme comportant quatre étapes : a) construction d’une S.D.R.S. pour une phrase, b) choix pour celle-ci d’une étiquette convenable, c) détermination d’une relation de discours par laquelle elle est reliée au contexte, d) détermination des effets sémantiques de l’attachement réalisé dans c). Cette construction est, à notre point de vue, le fait de l’analyste qui pose un regard sur des questions de structuration du discours, mais non le fait du destinataire qui interprète les énoncés. Décrire le processus réalisé par le destinataire revient au contraire à ne conserver, avec quelques modifications, que c) et d). En cela, et un peu plus, consiste l’objectif d’une pragmatique procédurale. En rester à la version de la S.D.R.T. pose en outre d’autres problèmes liés d’abord à la cohérence et à la détermination du « constituant discursif », relevés notamment chez Reboul & Moeschler (1998b). Le meilleur exemple en est peut-être le fait que pour la S.D.R.T., la base de connaissances du destinataire contient les deux énoncés α et β à mettre en relation ; or on ne voit guère comment le destinataire, s’il est amené à produire une relation entre deux passés simples séparés par une longue analepse au plus-que-parfait, aurait le constituant α en mémoire et non quelque chose comme le résultat du traitement, autrefois réalisé, du constituant α.

Ceci dit, il est plausible que les deux niveaux d’analyse – procédural et discursif – puissent trouver un terrain d’entente. Après tout, une analyse procédurale peut s’envisager simplement comme un autre moteur décisionnel pour découvrir d’éventuelles relations de discours.

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 57

1.5. La sémantique des classes aspectuelles et ses dérivés

1.5.1. Généralités

Jusqu’ici, il a été assez peu question des propriétés intrinsèques des phrases, prédicats ou verbes et de leur classification sémantique générale. On a vu, déjà, la distinction que donne la S.D.R.T. entre les faits, les propositions et les événements ; mais les événements eux-mêmes, ou, mieux, les éventualités, ont elles-mêmes des caractéristiques sémantiques variables qui expliquent un certain nombre de comportements linguistiques des phrases qui les dénotent ; ces caractéristiques ontologiques concernent l’aspect des prédicats. Ce paragraphe se donne pour objectif d’exposer brièvement les principales catégories sémantico-aspectuelles traditionnel-lement évoquées pour expliquer l’ordre temporel.

La sémantique, en particulier la sémantique des classes aspectuelles, cherche à résoudre la question suivante. Les verbes ont des particularités sémantiques diverses qui influencent la représentation de leur temporalité ; elles sont notamment liées à la durée de l’intervalle de temps qu’ils dénotent (leur durativité), à leur orientation vers une fin intrinsèque ou non (leur télicité), à leur exigence d’avoir un agent (l’agentivité), à leur caractère d’état, d’événement ou d’activité, ou encore à leur caractère effectivement réalisé ou non (leur bornage) etc. Il s’agit là de ce qu’on nomme en général l’aspect lexical : il fait partie des caractéristiques ontologiques de l’éventualité indépendamment des conditions d’emploi du prédicat. Parallèlement, les temps verbaux ont eux aussi pour fonction de dénoter des processus en tant que ponctuels ou duratifs ; les temps verbaux donnent donc des indications aspectuelles cruciales qui ne relèvent pas de l’aspect lexical : il s’agit de l’aspect verbal ; enfin, les différentes expressions linguistiques qui interviennent dans le prédicat (par exemple une complémentation) sont susceptibles de modifier ces caractéristiques sémantico-aspectuelles. Les notions aspectuelles qui concernent la durativité et la ponctualité ont déjà une riche histoire scientifique, et elles ont donné lieu à des nombreux avatars, oscillant entre plusieurs paradigmes : l’aspect, qui désigne plus spécifiquement le marquage morpho-syntaxique de la durée ou du bornage, les classes aspectuelles, qui concernent plus spécifiquement les caractéristiques intrinsèques des prédicats, et modes d’action (Aktionsart) qui désigne la lexicalisation des paramètres sémantiques temporels. Les auteurs de la tradition sémantico-aspectuelle (on retient, parmi les plus marquants, Vendler 196728, Dowty 1986, Parsons 1990, Mourelatos 1981, Verkuyl 1989, 1993 et 1995) défendent des thèses sémantiques variées autour de l’idée de transformation d’états par des événements 29. Il y a toutefois un flou, ou une

28 Le chapitre consacré au temps dans Vendler (1967) date en fait de 1957. 29 On trouvera dans Kozlowska (1998a et 1998b) un exposé détaillé des approches

sémantico-aspectuelles ainsi qu’une version favorable à une prise en compte accrue des

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58 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

ambiguïté, quant à l’objet auquel la sémantique aspectuelle attribue des caractéristiques. S’agit-il de l’éventualité réelle, qui a donc des caractéristiques ontologiques propres, s’agit-il des entrées lexicales elles-mêmes, ou s’agit-il en réalité des deux ensemble ? La première hypothèse, qui est la plus plausible fait des sémantiques aspectuelles des théories philosophiques sur l’ontologie des éventualités, mais alors les tests linguistiques perdent une partie de leur valeur, car le langage naturel peut s’écarter de la réalité dans ses descriptions, pour différentes raisons. La deuxième pose un autre problème : lorsqu’on cherche à tester l’appartenance d’un prédicat à une catégorie sémantique, le test ultime concerne bien les propriétés ontologiques de l’éventualité elle-même : lorsqu’on constate qu’un état ne peut se combiner avec une complémentation par en N temps par exemple, on le constate sur des bases de connaissances encyclopédiques (connaître la réponse en dix minutes n’a pas de sens à cause de ce que connaître désigne comme type d’état dans le monde). La troisième hypothèse est problématique, car elle nécessite d’expliciter que la même activité puisse radicalement changer de catégorie lorsqu’elle est assortie d’un modifieur, comme courir tout seul et courir le cent-mètres.

Pour Comrie (1976), la distinction fondamentale concerne l’opposition, grammaticalisée dans les langues slaves notamment, et qui serait sémantiquement fournie par divers éléments linguistiques dans les autres langues, entre l’aspect perfectif et l’aspect imperfectif. Cette distinction concerne grosso-modo le fait qu’un événement, quel qu’il soit, peut être perçu par le destinataire dans sa ponctualité, son unicité, sa globalité, ou au contraire dans sa durée, son déroulement, son inachèvement. Les premiers relèvent de l’aspect perfectif et les deuxièmes de l’aspect imperfectif. Cela n’implique nullement que l’événement à l’aspect imperfectif ne soit pas effectivement terminé au moment de la parole ; cela suppose uniquement que l’événement est représenté selon un point d’observation interne vs externe. En français, on associe traditionnellement le passé simple au perfectif et l’imparfait à l’imperfectif. La description procédurale qu’on donnera de ces temps ira précisément dans ce sens. On comprend donc que la manière originelle de distinguer l’aspect perfectif de l’aspect imperfectif est la forme verbale elle-même, et en français sa désinence temporelle.

Ainsi, les temps verbaux du russe combinent un radical, lui-même perfectif ou imperfectif, avec une désinence qu’on voudrait appeler temporelle comme le font les grammaires russes. Cependant, aux seules fins d’illustration, on observera maintenant que les choses ne se présentent pas de manière aussi simple et que la désinence verbale russe a un statut particulier et difficile à définir.

phénomènes de bornage. Une prise de position pragmatique sur la question sémantico-aspectuelle sera fournie au § II.1.3.1).

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 59

1.5.2. L’origine de la notion d’aspect : aspect et temps verbaux russes

Il y a en russe des verbes « doublons » : les perfectifs d’une part, et les imperfectifs de l’autre ; leurs radicaux peuvent être phonologiquement sans aucun rapport, comme en témoignent le verbe qui correspond à parler / dire, dans sa forme imperfective (a) et sa forme perfective (b) (on les traduit parfois de manière discutable par parler vs avoir parlé) :

a. Govoritç (govorit’) 30 ; parler / dire (IMP). b. Skazatç (skazat’) ; parler / dire (PER).

Une traduction plus fine doit pouvoir rendre compte de ces deux infinitifs si différents. On peut en donner la version suivante : (a) signifierait le fait de parler dans la durée, et (b) celui d’exprimer quelque chose de spécifique ; d’où la traduction possible de (a) par « parler » et de (b) par « dire (quelque chose de précis) », bien que les choses ne soient pas aussi claires. Cependant, pour la plupart des cas, il existe un verbe « source » et un verbe « dérivé » : le verbe source est le verbe imperfectif et le verbe dérivé, construit par une modification quelconque, souvent l’adjonction d’un préfixe, fournit le verbe perfectif. On l’observe avec les deux versions du verbe écrire :

a. Pisatç (pisat’) ; écrire (IMP). b. Napisatç (napisat’) ; écrire (PER)

Un certain nombre de préfixes, au contraire de « na » qui est d’ordinaire analysé comme un simple préfixe perfectivisant, enrichissent cependant la sémantique du verbe par leur sémantique propre. Il existe une multitude de préfixes perfectivisants disposant d’une sémantique propre, bien que relativement sous -déterminée. Ainsi, le préfixe o encode l’idée d’ autour, pod celle de dessous / par dessous, vy celle d’accomplir quelque chose jusqu’à la complétude ultime, etc. Par exemple, vyutchit’, dérivant l’imperfectif utchit’ (étudier), a pour signification le fait d’étudier quelque chose jusque dans ses moindres détails. A chaque verbe qui l’admet correspond donc un paradigme très grand de perfectifs exprimant parfois des nuances assez subtiles.

Ces préfixes modifient donc souvent la signification de manière assez sensible. Ainsi, à partir d’écrire, qu’on vient de voir, peuvent se former des perfectifs à la signification sensiblement différente : o, qui encode donc quelque chose comme autour, combiné avec le verbe, donne un verbe véritablement nouveau (le parallèle avec la préfixation française d- est fortuit) :

a. Pisatç (pisat’) ; écrire (IMP). b. Opisatç (opisat’) ; décrire (PER).

30 On applique la translittération internationale.

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60 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

Cela crée une difficulté importante : comment dire décrire à l’imperfectif ? Le russe se dote pour le faire, cette fois, d’une deuxième dérivation, une modification de la forme finale du radical par une affixation imperfective, qui peut être par exemple yv, dans le cas de décrire et en général pour les verbes en at’ :

a. Opisyvatç (opisyvat’) ; décrire (IMP). b. Opisatç (opisat’) ; décrire (PER).

Cette méthode peut virtuellement s’appliquer à n’importe quel verbe perfectif, au-delà des normes grammaticales qui l’autorisent ou l’empêchent pour tel ou tel verbe. Il y a donc une double dérivation possible : de l’imperfectif vers le perfectif et du perfectif vers l’imperfectif. Cela permet d’observer que dans le cas du russe et des langues slaves de manière assez générale, il n’y a généralement pas de transformation d’aspect sans qu’il y ait aussi changement de signification à un autre niveau. En outre, si on fait abstraction des normes grammaticales, on peut envisager une nouvelle dérivation D1 pour recomposer un imperfectif assorti d’une nuance supplémentaire. On peut l’imaginer pour dire par exemple, décrire jusqu’au bout. Un nombre non négligeable de cas sont d’ailleurs parfaitement autorisés par la grammaire normative.

Des désinences verbales marquent à leur tour, de manière complexe, le temps ; mais le temps, en réalité, résulte de la combinaison aspect – désinence verbale. L’exemple du passé est simple et correspond de manière assez proche à l’opposition passé simple – imparfait en français : il s’agit de combiner une racine perfective ou imperfective avec la désinence du passé -l :

(63) Naw gero< pisal pisçmo L=di Anne. Nas geroj pisa-l pis’mo Ledi Anne. Notre héros écrire (passé) lettre (accusatif) Lady Anne (datif) Notre héros écrivait une lettre à Lady Ann.

(64) Naw gero< napisal pisçmo L=di Anne. Nas geroj na-pisa-l pis’mo Ledi Anne. Notre héros perf -écrire (passé) lettre (accusatif) Lady Anne (datif) Notre héros écrivit une lettre à Lady Ann.

L’étrangeté réside plutôt dans l’expression du présent et du futur : un présent ne peut être dénoté qu’avec un verbe imperfectif, alors que le futur simple a la même désinence que le présent, mais avec un verbe perfectif (ce même processus sert à former un aoriste en serbo-croate, cf. Asic 2000) :

(65) Naw gero< piwet pisçmo L=di Anne. Nas geroj piset pis’mo Ledi Anne. Notre héros écrire (présent) lettre (accusatif) Lady Anne (datif) Notre héros écrit une lettre à Lady Ann.

(66) Naw gero< napiwet pisçmo L=di Anne. Nas geroj na-piset pis’mo Ledi Anne. Notre héros perf -écrire (présent) lettre (accusatif) Lay Anne (datif) Notre héros écrira une lettre à Lady Ann.

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 61

Ce bref aperçu de l’aspect en russe permet de voir à quel point il ne s’agit pas pour les langues slaves d’une sorte « d’ajout » superfétatoire à la dénotation du temps, mais bien d’une dimension sémantique constitutive, morphologiquement, syntaxiquement et sémantiquement, des prédicats.

1.5.3. Approches sémantico-aspectuelles classiques

Il faut donc relever que transposer la notion d’aspect dans d’autres langues n’est pas une tâche simple. Cela peut cependant se faire, à condition d’assumer que l’idée d’aspect est manifestée par le langage, d’une manière ou d’une autre. Les descriptions pragmatiques de l’imparfait et du plus-que-parfait, en particulier, font intervenir des situations où, quel que soit le prédicat et son environnement par ailleurs, l’éventualité est perçue dans sa durée (c’est le point d’appréhension interne à l’éventualité que nous avons déjà évoqué) pour l’imparfait, ce qui semble bien correspondre à la notion d’imperfectivité. A l’inverse, la notion de perfectivité pour le passé simple se justifie de la même manière par un point d’observation externe.

Dans l’opposition perfectif-imperfectif, il devient alors possible de dire que les prédicats au passé simple, perçus dans leur ponctualité, désignent des événements à cause de leur valeur aspectuelle verbale bornée31, et que les prédicats à l’imparfait dénotent des états à cause de leur valeur non-bornée ; l’affirmer suppose que l’esprit construit des représentations ponctuelles ou duratives des éventualités indépendamment des caractéristiques de ces éventualités dans le monde, c’est-à-dire indépendamment de leur aspect lexical. Autrement dit, bien que Jacques courut soit non-télique et donc ne comporte pas de borne terminale intrinsèque, le temps verbal rend l’énoncé perfectif, et le fait de courir est marqué comme borné ; de même, bien que « Jacques courait le cent mètres » est lexicalement télique, l’éventualité est perçue d’un point où l’agent est en train d’accomplir l’action, le temps verbal rendant l’énoncé imperfectif. De même, bien que dans le monde l’explosion d’une bombe dure beaucoup moins longtemps que la course du marathon de New York, « La bombe explosait » donne lieu à une représentation durative alors que « Frédéric courut le marathon de New York » donne lieu à une représentation ponctuelle.

Pourtant, la sémantique des classes aspectuelles cherche à motiver les questions d’interprétation temporelle en fondant ses distinctions, précisément, sur des contraintes ontologiques, notamment la télicité. Ces contraintes existent, et il est vraisemblable que la marche du monde soit organisée en séries d’événements amenant des changements d’états, tout comme une machine quelconque, une machine virtuelle de Turing par exemple, traite des événements qui modifient son état. Il est ainsi vrai que Paul a construit une maison n’est vrai que si la maison est effectivement achevée, tandis que Paul a marché n’implique rien de tel. La théorie des classes aspectuelles a

31 La notion de bornage a été distinguée de celle de télicité pour des raisons fonctionnelles

depuis, en particulier, Depraetere (1995).

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62 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

gagné de l’amp leur à la suite de Vendler (1967). Dowty (1986) qui étend aux phrases, plutôt qu’aux prédicats eux-mêmes, la distinction aspectuelle, donne la description devenue la plus classique des classes aspectuelles. Dowty classe les éventualités du monde en différentes catégories, selon des définitions simples. Elles se formulent en termes de relations partie-tout : elles concernent le fait que si une éventualité se déroule sur un intervalle, sa classe aspectuelle modifie les conditions de vérité des phrases portant sur des parties de cet intervalle.

1) Etat : Une phrase φ dénote un état lorsque si φ est vraie dans l’intervalle I, alors φ est vraie dans tout sous-intervalle de φ. Ainsi, si dormir (Paul) est vrai de minuit à six heures du matin, dormir (Paul) est vrai aussi de n’importe laquelle des sous-périodes possibles de cet intervalle. 2) Activité : Une phrase φ dénote une activité lorsque si φ est vraie dans l’intervalle I alors φ est vraie de la plupart des sous-intervalles de φ. Un exemple d’activité serait alors se promener (Max) : il est vrai que Max s’est promené, même si il a cessé de marcher, par exemple pour s’asseoir sur un banc, à quelques reprises pendant sa promenade. 3) Evénements (accomplissements / achèvements) : Une phrase φ dénote un événement lorsque si φ est vraie dans l’intervalle I alors φ n’est vraie d’aucun des sous-intervalles de φ. Un exemple d’événement serait alors courir le cent mètres (Jacques).

Une importante batterie de tests a été développée pour rendre compte de l’appartenance d’une phrase ou d’un prédicat à une catégorie aspectuelle déterminée ; toutefois, il n’y a pas unanimité sur ces tests, ni sur la catégorie pertinente pour l’aspect lexical. Le test traditionnel qui émerge cependant avec le plus d’efficacité est celui de la complémentation possible avec en ou pendant à l’exclusion de l’autre. Initialement développé par Vendler pour discriminer les duratifs des non-duratifs, plusieurs auteurs ont montré que ce test permet de discriminer en réalité autre chose : le fait que l’éventualité implique sa propre terminaison ou non, autrement dit qu’elle est télique ou au contraire atélique. On aura l’occasion de revenir sur ce point dans le traitement des énoncés négatifs.

La question, évidemment, que soulèvent les théories des classes aspectuelles est, pour qui s’occupe de la dénotation du temps, la suivante : la classe aspectuelle de l’éventualité est-elle un critère fiable pour déterminer la référence temporelle, et donc pour récupérer l’ordre des éventualités entre elles ? La réponse traditionnelle est affirmative : un état ou une activité ne peut faire « progresser le temps », alors qu’un événement le fait (éventuellement sous certaines conditions). Autrement dit, et comme l’a formulé Partee (1973 et 1984), un état ou une activité présenterait la caractéristique d’être temporellement anaphorique, au sens classique – discursif – du terme : sa référence temporelle recouvre celle d’un antécédent, qui, lui, doit être un événement.

Il a été démontré que telle quelle, cette règle est trop forte : dans des séries d’exemples bien connus, la configuration est différente. Ainsi, bien que (67) dénote un état, le temps avance dans le second membre de la séquence. De même, bien que

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 63

(68) so it composé exclusivement d’événements, qui plus est au passé simple, cette séquence n’est pas temporellement ordonnée :

(67) A mon grand étonnement, je vis que le colosse tombait à terre. La masse de son corps couvrait une grande partie du tapis (Molendijk 1990 ).

(68) Une terrible tempête fit rage. Le vent arracha le poirier du jardin.

Ceci n’enlève rien, d’ailleurs, aux autres domaines dans lesquels la classe aspectuelle du prédicat fournit des informations au destinataire ; ces exemples se bornent à réfuter que les états forcent la stagnation du temps et les événements leur progression.

C’est en prenant ces contre-exemples en considération qu’on obtient les deux principes fondés sur la distinction aspectuelle qui semblent actuellement relativement consensuels. Le premier met en relation la stagnation temporelle et le caractère statif, et le deuxième met en relation la progression avec l’événement. Ces principes sont des principes défaisables, i.e. par défaut :

1) Principe de non-progression de l’état : Par défaut, le destinataire qui interprète un état infère la non-progression temporelle.

Ce n’est que lorsque c’est impossible que le destinataire réalise une autre interprétation, par exemple la progression. Ainsi, dans (67), le destinata ire infère une relation conceptuelle entre tomber à terre (le colosse) , qui produit un état, à savoir être à terre (le colosse), et couvrir le tapis de sa masse (le colosse). C’est en vertu de cette relation qu’il doit faire progresser le temps.

2) Principe de progression de l’événement : Par défaut, le destinataire qui interprète un événement infère la progression temporelle.

A nouveau, c’est lorsque ce principe ne peut être réalisé que le destinataire récupère une autre interprétation. On rencontre parfois, pour évoquer les cas où ces principes sont annulés, une formule assez pratique : il y a non-progression de l’état et progression de l’événement à moins qu’il y ait preuve du contraire (unless there is evidence of the contrary, cf. Bohnemeyer 1998, 115). Mais les sémantiques aspectuelles n’explicitent pas clairement à quelles conditions il peut y avoir « preuve du contraire ». On verra ci-dessous, à l’examen de la théorie aspectuelle de ter Meulen, que la sémantique aspectuelle n’a même pas pour ambition de le dire.

Il reste qu’on peut faire de ces principes des lois pragmatiques, à condition de pouvoir prédire quelle sera l’interprétation effectivement obtenue par le destinataire. On peut, sans grand risque, assumer qu’une relation conceptuelle saillante entre les éventualités peut par exemple bloquer cette progression par défaut avec l’événement. Il n’est pas contre-intuitif que pour traiter des passés simples où le temps ne progresse pas, il faille réaliser un petit effort supplémentaire en annulant l’instruction par défaut du temps verbal.

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64 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

Autrement dit, la classe aspectuelle du prédicat fournit au destinataire des implicitations, directement utilisables à divers niveaux interprétatifs 32. Mais en aucun cas la classe aspectuelle ne force une configurat ion temporelle plutôt qu’une autre.

Enfin, d’autres approches référentielles ont donné des alternatives théoriques de plusieurs sortes aux paradigmes évoqués jusqu’ici. Notamment, il faut signaler la théorie des D.A.T. (Dynamic Aspect Trees) de ter Meulen (ter Meulen 1995) inspirée en partie de la Sémantique des situations (cf. Barwise 1981, Barwise & Perry 1983 et Cooper 1986). Ces deux approches couplent la question du temps et de l’aspect en utilisant les implications lexicales des prédicats. Notamment, la théorie des D.A.T. fournit une théorie aspectuelle de l’ordre temporel. Nous en donnerons maintenant les grandes lignes.

1.5.4. La théorie des D.A.T.

Dans son ouvrage de 1995, ter Meulen donne une analyse nouvelle des relations temporelles par l’aspect. Sa solution présente un avantage très sérieux par rapport à ce qui était généralement envisagé en présentant les choses de manière réellement dynamique, c’est-à-dire énoncé après énoncé et non pas dans des isolations artificielles de séquences de deux énoncés. Ce faisant, elle développe un formalisme représentationnel en arbres, les arbres aspectuels dynamiques (Dynamic Aspect Trees) . Son approche reste fondée sur les catégories aspectuelles de Vendler (1967), mais, en intégrant les propositions de la Sémantique des situations (Barwise & Perry 1983), elle se donne les moyens d’observer « le processus dynamique de l’interprétation et la conservation de l’information temporelle dans un monde continuellement changeant » (ter Meulen 1995, ix, notre traduction). Ses observations peuvent faire l’objet des mêmes critiques générales que les autres approches ancrées sur l’aspect, mais sa tentative d’intégrer des paramètres contextuels et de concevoir l’interprétation dans son déroulement constitue le premier pas vers l’objectif que nous nous sommes donné, à savoir une prise en charge procédurale de l’interprétation énoncé après énoncé.

Elle rebaptise les classes aspectuelles traditionnelles, dont en réalité lui semblent fondamentales, pour leur donner un statut de contraintes sur l’ajout d’informations de même niveau (aspectual control). Aux activités, homogènes, elle applique le terme de trous (holes) ; aux accomplissements (événements), qui sont des éventualités qui ne sont pas vraies de leurs sous-parties, elle donne le nom de filtres (filters). Une sous -catégorie de ces filtres sont des bouchons (plugs) qui correspondent aux achèvements,

32 Certaines de ces implications concernent le fait que l’éventualité est ou n’est pas terminée

au moment d’où elle est repérée, i.e. si elle est ou non bornée ; Depraetere (1995) et, à sa suite, Kozlowska (1998b), signale ainsi que le temps progresse si le premier événement est compris comme terminé avant que le deuxième n’intervient. Déterminer le caractère borné du premier événement permet alors de déterminer les relations d’ordre temporel.

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 65

i.e. aux éventualités instantanées qui ne sont pas subdivisibles en phases initiales et finales. Un prédicat donnera lieu à une représentation en termes de trou, filtre ou bouchon, connectée selon des règles à de l’information contextuelle représentée de la même manière. Elle pose que les arbres ainsi construits partent d’une racine (root), correspondant à un trou, qui représente abstraitement l’épisode complet, i.e. le discours en jeu. Cette racine, ce trou particulier qui subsume toutes les informations de l’épisode, se clot à l’issue de l’épisode et se mue ainsi en bouchon.

A cela, il faut ajouter que les états introduisent non pas de nouveaux nœuds à l’arbre en construction mais ce qu’elle appelle des stickers, ce qu’on peut traduire par autocollants. Ils constituent des informations « ajoutées » aux nœuds et transportables, à certaines conditions, aux nouveaux nœuds au fur et à mesure de la construction du D.A.T. Enfin, tout D.A.T. comporte une source abstraite qui permet de mesurer la position des éventualités par rapport à un repère général, quelque chose comme le point S de Reichenbach, à savoir le moment de l’énonciation par exemple, ou encore un événement quelconque qui « termine le passé » (ter Meulen 1995, 40, notre traduction). Ce repère porte le nom de source. Signalons encore que le D.A.T. se lit aussi dans l’axe gauche-droite qui marque traditionnellement l’axe de progression temporelle.

On représente les trous par des ronds (¡) et les filtres et bouchons par des disques (l). La représentation graphique des D.A.T. correspond donc à des diagrammes de ce type : ¡ RACINE TROU ¡ l SOURCE BOUCHONS l l

I. 3: ARBRE ASPECTUEL DYNAMIQUE.

Les règles de construction des D.A.T. sont les suivantes (ter Meulen en donne une version formelle plus détaillée) :

Règle Autocollant : Si la nouvelle information est de type état, l’ajouter comme autocollant au nœud courant si c’est un bouchon, et au nœud suivant si c’est un trou.

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66 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

Règle Trou : Si la nouvelle information est de type activité, introduire un nouveau trou, en faire le nœud courant étiqueté trou. Règle Filtre : Si la nouvelle information est de type accomplissement, introduire soit un trou soit un bouchon et en faire le nœud courant. Règle bouchon : Si la nouvelle information est de type achèvement, introduire un bouchon et en faire le nœud courant.

A ces règles s’ajoute un paramètre important qui en fait, là aussi, des règles de défaut : si les opérations ci-dessus ne produisent pas de résultat, le nœud dominant est « bouché » et devient le nœud courant. Cela permet au traitement de revenir à l’étage « supérieur ». Enfin, deux contraintes portent sur la succession des nœuds : i) si le nœud courant est un trou, alors le nouveau nœud sera son « fils », et ii) si le nœud courant est un bouchon, le nouveau nœud sera sa « sœur ». En d’autres termes, un trou implique un nœud subordonné, et un bouchon implique un nœud de même niveau. Enfin, des contraintes contextuelles, par exemple d’incompatibilité entre informations, de relations causales, ou de changement de perspective (point sur lequel nous ne nous arrêterons pas ici) enrichissent le modèle et peuvent annuler les règles ci-dessus en forçant par exemple une activité, comme Essayer de déchiffrer le message (Jane), à prendre valeur de bouchon. Selon que cette contrainte est contextuellement activée ou non, l’exemple (69) peut recevoir plusieurs représentations (c’est l’exemple en anglais qui fait foi) :

(69) Jane felt ill. She sat down, attempted to decipher the message, and looked at her watch. She sighed. It was not even noon yet. Jane se sentit mal. Elle s’assit, essaya de déchiffrer le message et regarda sa montre. Elle soupira. Il n’était même pas encore midi.

Pour la première représentation possible (ter Meulen 1995, 49), on admet que Jane soupire après s’être assise, tout en se sentant mal et en essayant de déchiffrer le message. Regarder est interprété comme un trou. L’état de « n’être pas encore midi » est représenté par un autocollant associé à soupirer33 :

¡ Se sentir mal (Jane) ¡ l SOURCE

33 Nous ne reproduisons pas ici l’intégralité de la notation de ter Meulen. Chaque

information, enrichie de paramètres de polarité, est notée de la manière suivante : « VERBE, variable [« INTRODUCTION DE LA VARIA BLE, polarité »], POLARITÉ ».

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 67

S’asseoir (Jane) l ¡ Essayer de déchiffrer le message (Jane) ¡ Regarder sa montre (Jane) l Soupirer (Jane) & ne pas encore être midi

I. 4: D.A.T. POUR (69) (1ERE INTERPRETATION).

Une deuxième représentation rend compte d’une interprétation selon laquelle essayer de déchiffrer le message (Jane) est un bouchon à cause d’une contrainte contextuelle (dite causale par ter Meulen) : Jane a cessé d’essayer de déchiffrer le message pour pouvoir regarder sa montre. Dès lors, le soupir de Jane doit survenir après l’essai de déchiffrer le message : ¡ Se sentir mal (Jane) ¡ l SOURCE S’asseoir (Jane) l ¡ Regarder sa montre (Jane) Essayer de déchiffrer le l l Soupirer (Jane) & ne message (Jane) pas encore être midi

I. 5: D.A.T. POUR (69) (2EME INTERPRETATION).

La théorie des D.A.T. s’augmente encore de différents paramètres. Toutefois, elle reste problématique à certains égards. En particulier, elle ne dispose pas d’une théorie de l’inférence contextuelle au sens fort, et admet même qu’elle laisse le soin de la détermination de l’interprétation correcte en contexte à la pragmatique, ou tout au moins place ce problème en dehors de l’ambition sémantique. Ter Meulen explique à propos des exemples qui peuvent donner lieu à plusieurs lectures :

« Ce n’est pas la tâche de la théorie sémantique de prescrire quels choix interprétatifs devraient être réalisés dans de tels cas, ou quel choix est le meilleur, le ’plus naturel’, ou même le choix préféré dans un cas donné. La théorie sémantique doit caractériser dans quels contextes de telles options interprétatives surviennent et

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68 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

quelles sont les conséquences sémantiques d’en prendre une parmi les options ouvertes » (ter Meulen 1995, 4, notre traduction).

Ce propos permet d’observer que les exemples « ambigus », i.e. ceux qui peuvent donner lieu à plusieurs interprétations, comme (69), constituent des cas problématiques susceptibles de survenir à des conditions précises. On peut objecter au contraire que, si on en suit Sperber & Wilson (1985 /1986/ 1995), y compris dans les développements récents de la Théorie de la Pertinence, une phrase, même à cotexte égal, donne généralement lieu à des potentiels interprétatifs considérables : les phrases implicitement considérées comme ambiguës par ter Meulen constituent en réalité le matériau ordinaire du discours. Bien des conditions de décision, qui concernent aussi la temporalité à accorder aux éventualités, dépendent d’inférences diverses. Les clauses d’inconsistance (par exemple marcher – s’asseoir ) ou causales (pousser – tomber) sont évidemment prégnantes, mais sont considérablement insuffisantes. Prédire sémantiquement les contextes d’occurrence de phrases ambiguës est une opération qui est en réalité très problématique. Elle l’est beaucoup moins pour la pragmatique, qui raisonne non pas avec des suites de phrases mais avec des énoncés confrontés à un contexte ; mais en admettant que la multiplicité des interprétations possibles d’une phrase est une réalité, cette question de la détermination des condi-tions précises d’émergence de l’ambiguïté devient naturellement non-pertinente : toute phrase est potentiellement ambiguë. En revanche, ce serait plutôt les conditions de non-ambiguïté, si on parle de phrases seules, qui pourraient retenir l’attention de la pragmatique. Quant à rendre compte des conséquences des choix interprétatifs, là aussi, le rôle de la sémantique, notamment d’une sémantique comme celle de ter Meulen, n’est pas évident. S’il s’agit de rendre compte d’une structure abstraite et sans lien avec les opérations de référence (« D.A.T. (…) are not about the external world », ter Meulen 1995,113), ces conséquences ne sont que purement structurelles et ne concernent que les suites de phrases groupées en épisodes abstraits. Pourtant, l’ambition des D.A.T. est de contribuer aux descriptions cognitives.

Si on observe rapidement l’exemple proposé par ter Meulen, on observe que les décisions interprétatives, qui tiennent et d’opérations de type référentiel et d’inférences, sont en réalité très nombreuses. Ne pas en tenir compte revient à réaliser des structures ex-post interprétation, et donc de raisonner avec des phrases interprétées. Pour l’exemple ci-dessus, on peut relever que le lien entre se sentir mal et être mal n’est pas explicité dans le modèle. Ainsi, se sentir mal donne lieu à l’inférence que Jane continue à se sentir mal tout au long de l’épisode, mais il pourrait en être autrement. Si nous avions « Jane se sentit oppressée. Elle ouvrit la fenêtre et respira profondément », nous n’aurions pas à proprement parler d’inconsistance, mais le destinataire serait en droit de conclure au soulagement de Jane. Des relations thématiques et des inférences nombreuses produisent leur effet. Que Jane ne fasse qu’essayer de déchiffrer le message, ce qui présuppose qu’elle ne parvient pas à le faire, accroît la force avec laquelle est entretenue l’hypothèse qu’elle se sent mal. Ainsi en est-il aussi de son soupir, et de l’impatience qu’il manifeste, alors qu’il est encore « trop tôt » puisque midi n’a pas sonné (le modèle ne témoigne d’ailleurs pas

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1. LES APPROCHES RÉFÉRENTIELLES 69

de cette relation causale entre l’heure, l’attente et le soupir). Les décisions interprétatives ne sont pas, à notre avis, « dépendantes de la classe aspectuelle assignable à la phrase » (ter Meulen 1995, 5, notre traduction).

1.6. Conclusion Toutes ces approches se retrouvent en relation de dialogue et de proximité : toutes, D.R.T. et sémantique des classes aspectuelles ou des situations, D.A.T., partagent ensemble un grand nombre d’hypothèses externes fondamentales qui orientent leurs travaux dans le même sens général, qui est aussi au premier plan de la Théorie de la Pertinence. Ces approches se situent dans la tradition référentielle de Davidson (Davidson 1967 et 1980). Pour Davidson, les éventualités, en tant qu’elles sont quantifiables comme tous les objets naturels, sont des types d’individus traitab les référentiellement comme tout autre type d’individus (à ceci près qu’ils sont identifiés en tant qu’entretenant des relations, en particulier causales, avec d’autres référents) ; les expressions dénotant des éventualités appartiennent à la typologie générale des expressions référentielles. Cela permet à la (S.)D.R.T. d’en faire des « référents de discours », et à d’autres formalismes, comme la théorie des représentations mentales, de traiter les expressions dénotant des éventualités comme autant d’expressions référentielles.

En revanche, d’autres traditions ont opté pour des hypothèses externes radicalement différentes : l’existence de l’éventualité dans le monde (ou dans une réalité quelconque extra-discursive) n’aurait pas d’intérêt, car cette existence serait indécidable. L’objet d’étude pertinent concernerait alors les aspects psychologiques qui permettraient au destinataire de comprendre la perspective posée par le locuteur sur une éventualité, sur une idée, sur une information. On les a groupées, malgré leur variété et la diversité de leur intérêt, dans les approches non-référentielles. C’est à elles qu’est consacrée le chapitre suivant.

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2. Les approches non référentielles

Avant Reichenbach, puis parallèlement à ses travaux, se développe une tradition linguistique grammaticale radicalement différente, et très éloignée des questions de référence. Si pour Reichenbach l’usage des temps verbaux est motivé par l’expression d’un rapport entre des moments du temps (S, R et E), et donc par la dénotation du temps, d’autres auteurs, notamment nourris par la tradition grammaticale francophone, avancent d’autres hypothèses : l’usage des temps verbaux ne serait pas motivé par un système sémantique du temps, mais uniquement par une « manière psychologique » de se représenter les événements. C’est le cas, d’une part, de Damourette et Pichon, et dans une perspective un peu différente, de Guillaume ; quant aux approches de Hamburger, Benveniste et de Weinrich, elles proposent des théories des temps verbaux pour lesquelles ceux-ci n’ont pas, ou pas toujours, pour fonction de dénoter des éléments de temporalité. En particulier, les temps verbaux auraient des fonctions qui varient selon le type de texte dans lesquels ils interviennent, et témoigneraient davantage d’une « attitude » de locution que d’une référence temporelle proprement dite.

2.1. Approches psychologiques et conceptuelles : de Damourette et Pichon à Guillaume Pour Damourette et Pichon, ce dernier étant psychiatre, et aucun des deux n’étant linguiste de formation, la langue est le moyen non seulement de la communication des informations, mais aussi, et surtout, des états psychologiques des locuteurs. Elle participe de la manière dont la pensée et se construit au sein d’une communauté linguistique donnée. Un énoncé, en somme, communique davantage que ce qu’il ne dit au sujet des concepts qu’il véhicule ; en ce sens, Damourette et Pichon sont déjà un peu pragmaticiens. Ils disent d’ailleurs, à propos des temps verbaux : « Des faits exactement les mêmes peuvent, sans être altérés dans leur vérité, être présentés de plusieurs façons psychologiques différentes » (Damourette & Pichon 1911-1936, 347). C’est donc non pas un moment différent qui serait dénoté par un temps ou un autre, mais une attitude psychologique à l’égard d’un événement. En cela, ils sont pré-cognitivistes. Pour prendre quelques exemples sommaires, un passé simple exprime l’événement dans son abstraction, alors que le même verbe au passé composé communique l’état résultant, ou plutôt la permanence dans le présent d’un changement passé ; c’est ce qu’ils appellent la fonction d’acquêt du passé composé. Un imparfait se motive par la mise en place d’une instance observatrice seconde, le protagoniste, dans la conscience duquel le destinataire est invité à projeter la sienne.

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72 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

On trouvera donc là une version élaborée des différentes théories qui accordent à l’imparfait la fonction centrale de mettre en place un point de vue sur l’événement, point de vue distinct de la situation d’énonciation (on a souvent parlé pour l’imparfait, par exemple, d’effet caméra ou, en reprenant l’approche narratologique de Genette (1972) de focalisation (cf. Sthioul 1995, Sthioul 1998a, Saussure & Sthioul 1999) ; cette idée d’une appréhension interne de l’éventualité à l’imparfait n’est pas sans évoquer la tradition aspectuelle classique. Ou encore : le futur et le passé proches communiqueraient que l’événement est conçu comme entretenant une relation de forte proximité avec le présent (le passé immédiat est ainsi la « source vivante du présent », d’où son nom, le fontal, du fons latin (la source) dans le système de Damourette et Pichon). Cela présente bien sûr le grand avantage de distinguer avec beaucoup de finesse des énoncés qui, de manière absolue, peuvent parfaitement dénoter le même moment, comme « J’irai à Paris demain » et « Je vais aller à Paris demain », d’expliquer que des exemples comme « Le chien est sorti » communiquent une implication, soit « Le chien est dehors » soit « Le chien a déjà fait sa promenade » (cf. Luscher & Sthioul 1996), que ne communique aucunement « Le chien sortit », et de montrer le côté vivant des imparfaits de rupture, ces imparfaits qui font avancer le temps, comme « Jacques entrait et posait son chapeau sur le porte-manteaux ». Pour une description détaillée du système mis en place par Damourette et Pichon, nous renvoyons à Saussure & Sthioul (1998). Arrêtons-nous sur la contribution la plus originale de Damourette et Pichon, qui concerne l’imparfait, et de manière plus générale, les temps dont la désinence est en –ait, les temps toncaux.

Pour Damourette et Pichon, si l’imparfait, qu’ils nomment toncal pur (du latin tunc, « alors »), rend facilement compte des descriptions en tant que toncal de fond de décor, c’est aussi à cause d’une fonction première et universelle des temps toncaux, et de l’imparfait en particulier. Une opposition binaire sépare les temps noncaux (de nunc, « maintenant ») qui dénotent un fait par rapport au moment de l’énonciation, comme le présent, le passé simple, le futur simple ou le passé composé (ces temps décrivent des éventualités positionnées sur la ligne du temps depuis le point de l’énonciation), des temps toncaux, qui envisagent psychologiquement un moment par rapport à un point d’observation délégué à une entité située à un autre moment d’appréhension de l’éventualité, ce protagoniste auquel on a déjà fait allusion. Cette opération commandée par l’imparfait permet d’expliquer selon un principe unificateur les usages de l’imparfait en style indirect libre, en hypothétique, en introducteur de conditionnelle, en hypocoristique. Dans l’ordre, ces usages correspondent aux exemples suivants (cf. aussi Saussure & Sthioul 1998, 72) :

(70) Style indirect libre : Ils feignirent de le prendre en riant : je plaisantais. Qu’avais-je à faire de ces terres ? Elles ne valaient rien, c’était qu’on n’en pouvait rien faire. (Gide A., L’immoraliste, cité par Damourette & Pichon 1911-1936, 225).

(71) Toncal hypothétique : Et dire que sans vous, j’étais tranquillement dans la cuisine en ce moment ! (Maeterlinck M., La princesse Maleine cité par Damourette & Pichon 1911-1936, 229).

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2. LES APPROCHES NON RÉFÉRENTIELLES 73

(72) Toncal conditionnant : Si j’étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j’avais en Aragon et que ces gredins d’Espagnols m’ont impudemment volée (Jarry A., Ubu roi , cité par Damourette & Pichon 1911-1936, 236).

(73) Toncal hypocoristique : Il faisait de grosses misères à sa maman, le vilain garçon ! (Damourette & Pichon 1911-1936, 241).

On peut cependant adresser un bon nombre de reproches à l’ensemble. D’abord, si des questions d’ordre psychologique, des « manières d’envisager les événements » sont certes parfois, ou même souvent, communiquées par les temps verbaux, il est très douteux que les temps verbaux ne trouvent leur explication que par ce facteur ; au contraire, on peut faire l’hypothèse que si le destinataire récupère une attitude psychologique, c’est justement parce qu’il y est obligé pour des raisons de référence temporelle (cf. Sthioul 1998a et Saussure & Sthioul 1999). Sans compter que si les temps verbaux ne dénotaient pas directement le temps, comment comprendre que le destinataire parvient à traiter des chaînes de prédicats en leur attribuant sans peine un complexe écheveau de relations temporelles ? En d’autres termes, Damourette et Pichon n’ont pas de système qui permette de résoudre le problème de l’ordre temporel, et donc, ils ne disposent pas d’explication à propos de la dénotation du temps.

Par ailleurs, leur approche se réduit, in fine, à une description qui, pour précise et fine qu’elle soit, laisse ouverte la question de l’interprétation comme processus mental, autrement dit comme processus de construction de représentations mentales. Certes, observer tous les usages possibles d’une expression linguistique, comme les temps verbaux, constitue une avancée descriptive, mais les tableaux qui sont dressés par Damourette et Pichon ne sont plus guère qu’une taxinomie, une nomenclature complexe. Les temps verbaux s’organisent en catégories, les répartitoires, au nombre de trois : le répartitoire d’actualité, qui sépare les temps toncaux et les temps noncaux, le répartitoire de temporaineté qui classe les temps qui représentent les événements avec un lien au présent sans que l’événement ait lui-même lieu au présent (le passé composé, les passé et futur proches par exemple) et le répartitoire d’énarration qui sépare les temps qui sont perçus abstraitement comme étant le cas au présent, dans le passé ou dans le futur. Dans Saussure & Sthioul (1998), nous formulons l’hypothèse que comme chaque forme représente une combinaison entre chacun de ces répartitoires, il est vraisemblable que chaque forme soit en fait le résultat de l’application d’une fonction34 :

« …le système de Damourette et Pichon doit être vu comme la mise en relation de fonctions appliquées à un prédicat verbal, dans laquelle la toncalisation subsumerait toujours le répartitoire d’énarration, lui-même englobant le ou les traits liés à la temporaineté, soit schématiquement : ACTUALITÉ (Enarration (Temporaineté (x))) » (Saussure & Sthioul 1998, 81).

34 Wilmet (1970) et (1976) semble faire une analyse relativement proche.

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74 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

Pour fonder leur théorie des temps verbaux (« tiroirs verbaux » dans leur terminologie, terme par ailleurs abondamment utilisé depuis), ils se fondent sur la morphologie ; de son côté la morphologie des temps du français se trouve justifiée par les rapports entre répartitoires. En somme, si l’imparfait est « protagonistique », i.e. s’il est par excellence le temps de la projection d’un point de vue dans une conscience donnée, d’autres temps peuvent combiner des « traits psychologiques » avec celui-ci. Ainsi, la terminaison –ait, qui a chez eux cette fonction – cognitive – de produire chez le destinataire une opération de projection, se combine avec d’autres marques morphologiques portant d’autres fonctions, par exemple le –r– du futur, pour donner le conditionnel présent. Cette approche morphologique a d’ailleurs bien des successeurs, et se fonde sur l’idée qu’à un morphème correspond un noyau de sens, noyau psychologique chez Damourette et Pichon, noyau sémantique chez d’autres (plus récemment, on trouve la même idée chez Touratier 1996). Leur approche s’organise donc implicitement comme une structure de traits, tout comme en sémantique structurale, à ceci près qu’il ne s’agit pas de traits sémantiques mais de traits « psychologiques ». De cette manière, le conditionnel présent porterait le trait [+ point de vue] et [+ futur]. Autrement dit, le conditionnel est le temps le plus à même de dénoter un futur, non pas par rapport au moment de l’énonciation, mais par rapport à une projection de S déléguée à un autre sujet de conscience35. Pourtant, cette distribution de traits, qui aboutit à un couplage compliqué entre différentes classifications, ne constitue pas une structure homogène et complexe ; elle ne peut prétendre qu’à être une description d’usages.

Mais cela pose d’autres difficultés, peut-être plus fondamentales. Il y a notamment le fait que chez Damourette et Pichon la morphologie est un paramètre donné, et que l’interprétation l’est aussi ; la morphologie fonde l’interprétation, et l’interprétation motive la construction de la morphologie. Autrement dit, le seul examen des emplois fonde la théorie chez Damourette et Pichon ; en cela, ils courent le risque d’être inductifs, comme le leur reproche Guillaume. Dans Saussure & Sthioul (1998), nous faisons état des constants heurts entre les deux ambitions antagonistes de ces grammairiens : celle qui vise à unifier tous les usages d’un temps autour d’une fonction primaire, ambition qui classerait Damourette et Pichon parmi les approches « monoguistes36 », et celle qui vise à établir une classification de tous ces emplois, dans lesquels il est parfois bien difficile de retrouver le principe unificateur qui doit les motiver ; ils sont alors « ambiguistes » (ce sont des théories de l’ambiguïté du sens).

35 Cet « autre sujet de conscience » n’est pas nécessairement distinct du locuteur, en tant que

sujet parlant ; il suffit qu’il ne corresponde pas au « moi-ici-maintenant » du locuteur. Les temps qui sont directement repérés par rapport à S sont les temps « nynégocentriques », et les autres sont « allocentriques ». Conditionnel et imparfait sont donc allocentriques.

36 Par ce terme, on désigne ici les approches qui refusent l’idée que les mots puissent avoir plusieurs significations distinctes pour une seule forme.

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2. LES APPROCHES NON RÉFÉRENTIELLES 75

Guillaume a pourtant une ambition proche de celle de Damourette et Pichon, bien que, pour lui, les temps verbaux ont clairement pour objet de dénoter le temps ; il étudie d’abord de quelle manière l’esprit se représente le temps avant de proposer des modèles linguistiques eux aussi très fins. Comme le relève Sthioul (1998b), auquel on renvoie pour son excellente étude critique du travail de Guillaume et de ses héritiers, Guillaume a le mérite d’avoir clairement admis la différence entre une valeur fondamentale, qui correspondrait dans d’autres traditions à la valeur sémantique, ou à la valeur « en type » d’un morphème, et les valeurs, très différentes et très nombreuses qu’il peut prendre en usage. Il les distingue par les notions de signifié de puissance et signifié d’effet. Les signifiés de puissance sont avant tout fondés sur la psycho-mécanique, ou la capacité de l’esprit à se représenter des choses ; en ce sens, Guillaume cherche à dresser la structure systémique de la langue, qui doit être en adéquation avec cette psychomécanique37. Sthioul (1998b) dresse un panorama des diverses lectures faites de Guillaume, de celles qui sont « maximalement mentalistes », qui impliquent de manière fondamentale l’étude des formes sous-jacentes aux formes linguistiques, à celles qui sont « minimalement mentalistes », qui interprètent les écrits de Guillaume comme des hypothèses scientifiques susceptibles d’êtres testées dans le discours.

Une première distinction sépare le temps impliqué du temps expliqué ; le premier concerne les événements qui sont appréhendés dans leur globalité (avec un début, une phase de déroulement et une fin), alors que le deuxième considère la division du temps en époques. Cette opposition correspond, chez Guillaume aussi, à des variations morphologiques. Son opposition entre incidence et décadence, i.e. entre le temps appréhendé par un mouvement qui va du futur vers le passé ou inversement (ce qui correspond respectivement aux « chronotypes » α et ω ), permet ainsi de différencier le passé simple et le futur, uniquement conçus en incidence, i.e. en « occurrence », de l’imparfait et du conditionnel, conçus en décadence, i.e. « dans un déroulement » (cf. Guillaume 1929 et 1971-92, ainsi que Sthioul 1998b). On y verra avec raison une classification qui a au moins une dimension aspectuelle ; la notion d’aspect sécant rend d’ailleurs compte de l’appréhension interne de l’éventualité à l’imparfait. Le schéma suivant, tiré de Sthioul (1998b, 53) à la suite d’un schéma de Guillaume lui-même, résume c e propos :

37 Cela n’est pas sans rappeler les différentes interfaces qui ont pu être proposées entre la

langue et la pensée, et on y verra volontiers l’ambition de dresser une correspondance entre ce qu’on a pu appeler ailleurs, par exemple dans la tradition générativiste, la structure profonde et la structure de surface, ou dans les sciences cognitives, entre le « mentalais », langage de la pensée, et le langage proprement dit.

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76 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

IM PARFAIT CO N D ITIO N N EL

Présent decomposition

ω

α FU TU RPASSÉ SIM PLE (thème incident)

(thème décadent)

I. 6: LA CONCEPTION DE GUILLAUME.

Si Guillaume parvient à un système complexe dont la consistance interne est évidente, on se heurte avec lui aux mêmes problèmes qu’avec nos précédents auteurs : l’interprétation est conçue comme donnée et non pas construite. Que le destinataire choisisse en fonction du contexte telle ou telle valeur n’est pas un point que Guillaume discute. C’est particulièrement évident avec des cas souvent exhibés comme contraires à la valeur fondamentale décadente de l’imparfait, à savoir ce qu’on groupe d’ordinaire sous le terme d’imparfaits narratifs ou d’imparfaits de rupture, comme l’exemple (74) qu’il rapporte lui-même :

(74) Il y a trois mois environ, un homme très bien mis et de grandes manières se présentait chez un bijoutier parisien et lui demandait un bijou exceptionnel, pierre ou perle (...). (Guillaume 1929, 68 & 1971-1992,192).

Guillaume, pour conserver son approche résolument monoguiste, traite ce type d’exemples en supposant que la décadence de l’imparfait tende ici vers zéro (ce qui explique son possible remplacement par un passé simple selon lui), et la modification obtenue ne serait alors plus que d’ordre « stylistique ». La tentation est grande de voir, comme le souligne Sthioul, qu’ « il s’agit donc d’un monoguisme de principe qui résout les contre-exemples de manière ad hoc au lieu d’en tirer parti » (Sthioul 1998b, 57) ; sans compter qu’il est faux qu’un imparfait de rupture soit remplaçable sans perte de sens par un passé simple (cf. Saussure & Sthioul 1999 et ici même § II.3.1.3).

Un des mérites de Guillaume est de s’attaquer au problème, déjà présent dans la littérature linguistique (voir notamment Brunot 1922 ou Yvon 1926, dont un certain nombre d’idées resurgissent chez Guillaume), de l’ordre temporel, bien que les instructions données par les temps verbaux en vue de l’ordonnancement des éventualités entre elles soit dans son système une caractéristique secondaire. Il montre que l’ordre temporel résulte d’une série de facteurs non réductibles aux temps verbaux.

Une remarque s’impose toutefois. L’approche référentielle de la dénotation du temps, qui traverse l’histoire de la réflexion sur le temps et les temps verbaux en particulier de Port-Royal à Reichenbach et au-delà, est une approche qui considère la référence, plus ou moins implicitement, comme un calcul. Au contraire, l’approche

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2. LES APPROCHES NON RÉFÉRENTIELLES 77

structurale, comme celle de Guillaume (héritier déclaré de Saussure) et, comme nous le verrons, celle de la tradition textuelle, considère les temps « en eux-mêmes », en tant que système. Ces deux manières de considérer la dénotation du temps correspondent à deux paradigmes méthodologiques généraux. Le deuxième, structural, considère un ensemble de phénomènes en en dressant une typologie et en fait une analyse en termes de constituants ; l’expression la plus achevée de cette méthode est l’approche structuraliste classique, par exemple chez Hjelmslev (1968). Quant au premier, celui qu’on a groupé sous le terme général d’approches référentielles, il envisage la réalité, disons un ensemble de phénomènes, comme un ensemble de processus qui se déroulent dans le temps. Cette approche est plus dynamique, et laisse entrevoir que l’interprétation est un processus mental décomposable, comme on le défendra plus bas. Pour la dénotation du temps, cette idée trouve ses origines dans les travaux de Reichenbach et de Kamp et Rohrer. Guillaume semble, si on met ses travaux dans cette perspective oppositive, constituer une tentative de fédération, ou de confrontation, de la mise à plat du système et de la prise en compte de processus mentaux d’interprétation. On trouve des prolongements plus ou moins orthodoxes de la tradition guillaumienne dans de nombreux travaux continentaux sur la référence temporelle38.

2.2. Les approches textuelles et discursives Les approches qui observent le discours selon l’idée qu’il est rendu cohérent ou homogène par des niveaux de structuration qui le traversent, et dont témoignent des marques linguistiques, fournissent divers types de contributions au problème de la dénotation du temps. Premièrement, la tradition de linguistique textuelle prend en charge les temps verbaux comme étant des expressions qui caractérisent des types particuliers de discours. Deuxièmement, les diverses approches discursives 39 s’accordent à trouver dans la continuité informationnelle (l’isotopie) et les reprises anaphoriques des relations entre constituants de discours (comme le fait à sa manière la S.D.R.T. dans un cadre formel).

38 Voir par exemple les travaux de Wilmet, qui s’inspirent aussi de la tradition de Guillaume

(cf. Wilmet 1972 / 1978) et de Brès (cf. Brès 1994 et 1997 par exemple). 39 Reboul & Moeschler (1998b) établissent une distinction entre l’analyse du discours, à

laquelle appartient la pragmatique du discours, et l’analyse de discours, approche dont il est question dans cette section, fondée sur la notion de discours en tant qu’objet d’étude structuré par des relations de cohérence. Les approches en question se nomment elles-mêmes analyse du discours. Nous parlerons ici plus simplement d’approches discursives.

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78 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

2.2.1. Types de texte et niveaux énonciatifs

Une tentative de description des temps verbaux qui a connu un grand succès a consisté à supposer qu’ils se différencient en tant que relevant de types d’énonciation, ou de discours, différents. Ainsi, les temps verbaux seraient la marque de types de texte ou de discours et auraient pour fonction de raconter une histoire vs de commenter, etc. Cette opposition se trouve formulée en termes variables, et ne recoupe pas nécessairement les mêmes catégories d’un auteur à l’autre : réalité vs fiction chez Hamburger (1957 et 1986), histoire vs discours chez Benveniste (1966), monde raconté vs monde commenté chez Weinrich (1964 et 1973), et discours narratif vs discours délibératif dans des traditions plus récentes de l’approche discursive (par exemple chez Adam 1992 ou, dans l’approche modulaire genevoise, cf. Roulet 1991a). Ces dernières ajoutent d’ailleurs souvent une autre catégorie, le discours descriptif. Bien que la définition de types de discours passe désormais par l’idée de la relation de ressemblance entre un texte et un « prototype » (cf. Grobet & Filliettaz 1999), toutes ces approches reposent sur quelques postulats fondamentaux, ceux de la linguistique textuelle (textlinguistik) restés en bonne partie d’actualité dans les traditions discursives. On peut les résumer en deux points, bien que leur prise en charge puisse varier sensiblement selon les approches :

1) La cohérence : L’idée de la cohérence provient d’un parallélisme entre la structuration du discours et celle de la phrase : la cohérence est au texte ce que la grammaticalité, ou la syntaxe, est à la phrase. Autrement dit, un texte, ou un discours donné, est constitué d’éléments qui entretiennent des relations les uns avec les autres. Les règles qui lient les constituants discursifs garantissent la cohérence du discours ; inversement, un discours donné est défini comme un ensemble de constituants entretenant entre eux des relations de cohérence, en particulier grâce à différents niveaux d’organisation ou de structuration du texte. 2) Types de discours : Il existe différents types de discours signalés par des marques spécifiques dans le texte ; ces marques sont constituées en particulier par les temps verbaux, qui se répartissent en plusieurs paradigmes.

Les approches de Benveniste et de Weinrich empruntent, comme le remarque Luscher (1998a) et (1998b), directement ou indirectement, leurs fondements aux observations de Hamburger (1957/1986). Cette dernière contraste deux types de discours en séparant « énoncés de réalité » et « énoncés de fiction ». Alors que pour les énoncés de réalité, je réfère à un sujet réel et les temps verbaux ont une valeur véritablement temporelle, les énoncés de fiction traitent de différents je fictifs et les temps verbaux prennent une autre valeur, à savoir celle de transporter le narrateur dans un univers de fiction, qui n’est pas assimilable à un « passé » quelconque.

La solution de Weinrich pour les temps verbaux a fait école et est toujours considérée par de nombreux linguistes comme constituant le fondement nécessaire des théories linguistiques du temps. A partir de l’observation selon laquelle les temps verbaux sont statistiquement extrêmement présents dans les textes (« les formes temporelles sont représentées par des morphèmes ‘obstinément’ répétés dans la chaîne signifiante du texte », Weinrich 1973, 25), Weinrich fait l’hypothèse que les temps

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verbaux ont une autre fonction que la dénotation du temps, sans quoi leur fréquence d’emploi serait indûment redondante. Pour lui, il existe deux « attitudes de locution » (Weinrich 1973, 30) qui correspondent à deux registres : le monde commenté et le monde raconté. Cette typologie est fondée sur l’occurrence de temps verbaux différents. L’attitude de locution se distinguerait par un niveau d’attention ou de tension : le monde raconté déclencherait une attention « relâchée » tandis que le monde commenté déclencherait une attention « soutenue ». Weinrich classe ainsi différents types de textes selon qu’ils provoquent ou non une tension. On trouve, dans sa classification, des textes comme le dialogue dramatique, l’éditorial, le testament, le rapport scientifique, l’essai philosophique etc. pour les textes relevant du monde commenté, et des textes comme le récit de chasse, l’histoire de jeunesse, le conte, la légende pieuse, la nouvelle, le roman etc., pour les textes relevant du monde raconté (Weinrich 1973, 33). La distinction, là aussi, se fonde essentiellement sur la variation des temps verbaux, mais contrairement à Benveniste (cf. infra), qu’il critique d’ailleurs, Weinrich ne prévoit pas réellement d’intersection entre le monde commenté et le monde raconté, en tout cas au niveau de leurs marques propres. Au premier correspondent le présent, le passé composé et le futur tandis qu’au second correspondent le passé simple, l’imparfait et le conditionnel. Le dispositif de Weinrich est toutefois plus complexe ; nous renvoyons à Weinrich (1973) pour le détail de sa typologie.

La fortune, en linguistique, des analyses de Weinrich est en partie légitime. L’intuition admet volontiers que derrière ces typologies se cachent certaines réalités : ce n’est pas sans raison que ce que le bon sens nomme le « récit » se déroule essentiellement au passé simple, et que les discours plus « commentatifs », plus ancrés dans un certain présent, s’organisent au passé composé et au présent. Mais cette réalité ne peut pas être appréhendée par la méthode de Weinrich, qui procède surtout en élaboration d’hypothèses a priori, lesquelles ne trouvent pas toujours de justification, voire qui reposent sur des arguments circulaires. Ces faiblesses ont été notamment relevées par Luscher (1998a), à quoi nous renvoyons. Mais on produira ici un exemple d’hypothèse a priori qui nous semble un exemple patent des problèmes méthodologiques de Weinrich. Le critère distinctif de la tension nous semble particulièrement contestable. Pour Weinrich, le monde raconté, explicitement déclaré « récit » par les temps verbaux (passé simple en particulier), est porteur d’une tension relâchée : le destinataire, sachant qu’il écoute un récit, adopte en quelque sorte une sereine position de distance ; cela concerne au moins les cas les plus prototypiques du récit selon Weinrich. Or le cas prototypique, donc qui doit appuyer cette hypothèse de la manière la plus frappante possible, nous est fournie par le début d’une nouvelle de Maupassant :

« La nuit tiède descendait lentement. Les femmes étaient restées dans le salon de la villa. Les hommes, assis ou à cheval sur les chaises du jardin, fumaient, devant la porte, en cercle autour d’une table ronde chargée de tasses et de petits verres. Leurs cigares brillaient, comme des yeux, dans l’ombre épaissie de minute en minute. On venait de raconter un affreux accident arrivé la veille : deux hommes et trois

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femmes noyés so us les yeux des invités, en face, dans la rivière. Le général G. prononça : (…) » (Maupassant, L’horrible, cité par Weinrich 1973, 32).

Voici l’effet de ce passage sur Weinrich :

« Dans la description de Maupassant, tout respire la détente. La soirée est douce. La nuit descend lentement. Le repas a été bon. C’est l’heure du café et du cognac. Les cigares sont délicieux. On est tranquillement assis, en cercle, sur les chaises du jardin. Voilà dans quelle atmosphère on se met à raconter. C’est typiquement le cercle où naissent les récits. Rien ne transparaît du malheur, si terrible et si proche encore, qui vient d’être évoqué. La situation de récit n’en est pas atteinte ; elle reste parfaitement détendue et relâchée. Les événements, datant pourtant de la veille, sont filtrés par le récit ; leur horreur en est considérablement émoussée » (Weinrich 1973, 32).

Il y a lieu d’être surpris de l’analyse que fait Weinrich de ce texte. Tout lecteur tant soit peu attentif remarque que la nuit qui descend lentement n’est tiède que parce qu’elle est oppressante, l’atmosphère statique donnée par Maupassant témoignant de l’angoisse prostrée des personnages qui viennent d’entendre un fait divers horrible. Les cigares, contrairement à ce qu’en pense Weinrich, ne sont pas « délicieux » et consommés pour terminer paisiblement une douce soirée. Ils sont brillants, « comme des yeux, dans l’ombre épaissie de minute en minute ». La tension, visiblement, est extrême, contrairement à ce qu’en dit Weinrich. De telles analyses montrent à quel point des hypothèses comme celles de la tension sont à la fois conjecturales et toujours récupérables par un examen superficiel des phénomènes. Par ailleurs, elles ont l’inconvénient de reléguer la littérature romanesque au coin du feu. Que faire alors de la tension manifeste des jeunes lecteurs des Trois mousquetaires (par exemple) qui lisent en cachette sous leur couette à la lueur d’une lampe de poche ? Qu’on les surprenne, et leur cœur bat aussi vite que si d’Artagnan venait de tirer son épée du fourreau. Il en est de même, à des degrés divers, avec tout lecteur plongé dans un roman. Ce fait n’est pas un accident dans la théorie de Weinrich. Conscient de cette objection potentielle, il explique qu’il existe une exigence, pour qu’un récit soit bon, d’y ajouter un dispositif de tension (suspense) ; pour lui, cette exigence est précisément due au fait que le monde raconté n’est pas propice à la tension. On conviendra que cette explication de la tension éventuelle d’un récit est problématique40. Dans sa typologie, à l’inverse du récit, les genres littéraires relevant du monde commenté, parmi lesquels on trouve même des types de textes tels que mémorandum politique, rapport scientifique, essai philosophique ou commentaire juridique, impliquent une attitude tendue du locuteur. Comme rien ne permet de supposer qu'il ne s’agirait pas d’une tension psychologique, on en vient à se demander quelle est la légitimité à voir plus de tension dans un exposé de jurisprudence que dans un roman de Patricia Highsmith ou Stephen King.

40 Elle revient à dire que s’il y a des récits « tendus », c’est parce que le récit n’est pas

« tendu » dans son essence. Il faut donc le rendre « tendu » pour en faire un bon récit. De ce fait, un bon récit n’est pas un récit prototypique, alors qu’on s’attendrait à ce qu’il tire le meilleur parti des caractéristiques intrinsèques de la catégorie.

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Benveniste est différent de Weinrich sur plusieurs points, et notamment en ceci que pour lui, le type de texte n’est pas essentiellement fonction du temps verbal, mais surtout des personnes en jeu : l’histoire est un récit d’événements passés « sans intervention du locuteur », donc sans déictiques, narrés avec le passé simple, l’imparfait, le conditionnel, le plus-que-parfait, éventuellement le futur et le présent, et qui sont rapportés selon l’ordre dans lequel ils se sont produits. Au contraire, le discours selon Benveniste est une énonciation directement prise en charge par un locuteur et adressée à un destinataire, ce qui autorise tout naturellement la présence de déictiques, notamment de personne (je, tu, vous)41. Tous les temps y sont possibles à l’exclusion du passé simple. Par ailleurs, Benveniste admet des cas hybrides, mélan-geant des éléments de l’histoire avec des éléments du discours ; ce serait le cas par exemple du discours indirect libre.

Il faut noter que les approches textuelles, qui mettent en place un double dispositif énonciatif, ont donné lieu à diverses théories, dont certaines s’éloignent considérablement des propositions de Hamburger, Weinrich et Benveniste. Ainsi, Vuillaume (1990) distingue deux niveaux énonciatifs distinc ts qui concernent, l’un, la « fiction principale » (les événements de l’histoire), qui engage des personnages et une temporalité de la diégèse, et, l’autre, la « fiction secondaire » (le temps de la narration), qui engage le locuteur-auteur et le lecteur. De même, la théorie des Espaces mentaux de Fauconnier (1984), plus riche puisque les différents espaces de référence sont moins contraints et ne sont pas marqués eux-mêmes par des expressions linguistiques (les expressions linguistiques dites « connecteurs pragmatiques » forcent le passage d’un espace à un autre), permet de prendre en charge l’espace du parcours (le parcours du texte par le lecteur) et l’espace constitué par l’univers fictionnel narré, toujours conçus dans une dichotomie, mais cette fois hors de toute considération typologique.

On écartera ici l’approche de Weinrich. Non pas que la question des types de textes soit en elle-même inintéressante ; Weinrich apparaît en fait comme une mauvaise théorie des types de textes, à cause des nombreux problèmes méthodologiques que pose sa théorie, problèmes de circularité notamment. Nous l’écarterons parce qu’elle n’apporte rien à une théorie des temps verbaux. En particulier les problèmes posés par la distinction qu’il établit entre les temps en fonction de l’attitude de locution et de la tension sont rédhibitoires : il faut admettre qu’il ne peut y avoir de typologie textuelle efficacement fondée sur le seul dispositif temporel verbal utilisé. Il y a des récits au passé composé (on cite l’exemple canonique : L’étranger de Camus 42, mais ils sont foison dans la littérature

41 Un article récent de Vigneron axe la distinction passé simple – passé composé sur la

différence entre les personnages, mis en scène par le passé simple, et les personnes, évoquées au passé composé (Vigneron 1999). Toutefois, cette distinction n’est pas opératoire, particulière-ment pour les passés composés de l’antériorité (cf. infra § II.3.1.2).

42 Même si Camus laisse passer trois passés simples, comme le signale Vigneron (1999). Par ailleurs, que ce roman ait été d’abord rédigé au passé simple avant d’être réécrit au passé

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contemporaine), au futur, au présent, et avec toutes sortes de mélanges (passé simple – présent historique – futur de narration…). Rien n’empêchera un auteur revêche aux typologies d’écrire un récit de chasse au passé composé, même si pour des raisons que nous défendrons comme référentielles et procédurales dans la deuxième partie de cette étude, certains temps sont de toute évidence plus adaptés à la narration que d’autres. Toutefois, l’approche de Benveniste autorise ces mélanges en supposant effectivement que divers temps puissent être employés à diverses fins. Même si l’utilisation des temps verbaux peut très bien, en effet, former l’indice de l’appartenance du texte à certains types, il convient de remarquer qu’ils ne suffisent aucunement à justifier à eux seuls une classification typologique des textes. Qui plus est, une telle classification n’est pas opératoire pour prédire les relations temporelles entre les éventualités dénotées elles-mêmes. En effet, qu’il s’agisse d’un récit, d’un commentaire ou d’un reportage journalistique, le locuteur dispose d’outils linguistiques pour signaler les relations d’ordre entre les éventualités. Ces relations ne sont pas uniquement signalées par des adverbiaux, et de nombreux travaux ont montré l’importance du temps verbal dans la détermination de l’ordre entre éventualités dénotées ; la solution de Weinrich, qui évoque la temporalité par une « perspective de locution », ne résout pas la question de l’ ordre entre les éventualités.

L’analyse du discours (cf. Adam 1992 par exemple) cherche à clarifier les deux notions fondamentales que nous avons évoquées : celle de cohérence et celle de type de texte. Il est vraisemblable que l’esprit sait, en vertu de paramètres complexes, évaluer la cohérence d’un texte, tout comme il est vraisemblable qu’il discrimine intuitivement différentes sortes de textes. Mais ces notions, qui ne semblent pas encore stabilisées en linguistique43, ne nous sont pas utiles pour déterminer la fonction des temps verbaux. Nous proposerons plus bas un modèle qui se présente dans une perspective procédurale et qui pourrait fournir une contribution à la détermination des types de textes, sous l’hypothèse que certains temps, notamment le passé simple, l’imparfait et le plus-que-parfait, se retrouvent généralement ensemble dans certains textes pour des raisons d’économie de calcul. Il sera ensuite loisible à l’analyste de faire l’hypothèse que de cette économie, le destinataire peut identifier un texte comme appartenant à un certain type. Bien que cela n’est qu’un effet secondaire du modèle que nous proposerons, cette conséquence non prévue initialement donne à penser qu’il existe une manière de contribuer à la réflexion sur les types de textes qui passe par des principes d’économie computationnelle.

En l’état, on peut reprocher à bien des analyses de définir le texte narratif par des marques spécifiques, et, en retour, de justifier la présence de ces marques par l’appartenance du texte au type narratif. La définition de la narration devenue tradi-

composé en fait en réalité un exemple assez mauvais.

43 La notion de cohérence a fait l’objet de critiques sévères par les approches pragmatiques, notamment par la théorie de la pertinence dans la version de Reboul & Moeschler (1998b). Les auteurs y évaluent notamment le rapport e ntre cohérence et discours comme reposant sur une circularité.

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tionnelle depuis, notamment, Labov 1978 (et toujours en vigueur par choix terminologique dans de nombreuses approches, par exemple dans la S.D.R.T.), fait de la narration une relation entre constituants discursifs qui spécifie la progression temporelle. Pourtant, la difficulté de circonscrire le texte narratif en fonction de cette relation a été plusieurs fois mise en évidence, notamment par Reinhart (1986) et Smith (1993). Cette difficulté est d’ailleurs reconnue par les analystes de discours : c’est elle qui incite Grobet et Filliettaz « à ne pas fonder une définition des séquences discursives sur les relations de discours » (Grobet & Filliettaz 1999, 222), notamment en défendant une vision du discours comme relevant d’une hétérogénéité structurelle et « compositionnelle » fondamentale. Les mêmes admettent aussi qu’« il existe des relations d’ordre temporel qui ne sont pas nécessairement associées à un texte narratif » (idem), et qu’« on trouve fréquemment des narrations pas ou peu chronologiques » (idem). Mais ces deux affirmations, intuitivement fort justes, présupposent une définition du texte narratif, définition qui pourtant n’existe encore nulle part autrement qu’à l’état de tentative, ou d’énumération de caractéristiques macro-structurelles (comme chez Adam 1992 par exemple)44, ou encore de prototype (chez Grobet & Filliettaz 1999).

Mais surtout, on peut se demander si la question du type de texte est une question pragmatique. Elle fait bien l’objet de recherches en linguistique, dans une démarche qui vise la description de faits de langage ou de discours dans leur dimension structurale. En revanche, si la pragmatique s’occupe du processus interprétatif, cette question n’est alors pour elle pertinente que dans la mesure où le repérage par le destinataire d’un type de texte contribue à son interprétation (au sens de « compréhension »). La pragmatique, en particulier la pragmatique radicale, objecte un autre point de vue : si type de texte il y a, de même que si cohérence il y a, ou si relations de discours il y a, il ne s’agit alors que d’un constat ex-post inter prétation. Autrement dit, cela peut concerner l’analyste, mais non pas le destinataire au moment du processus d’interprétation.

2.2.2. Temps verbaux, anaphore et continuité informationnelle

Une autre contribution des traditions discursives sur le rôle des temps verbaux, concerne leur lien avec les questions de continuité de l’information dans le discours ; cette continuité, selon les paradigmes, s’exprime en termes d’isotopie, de thème, ou simplement de continuité informationnelle. Le point de vue en jeu peut s’exprimer en termes simples : les temps verbaux contribuent au lien qu’entretiennent entre eux les constituants du discours, au même titr e que les reprises anaphoriques par exemple. En ce sens, les approches discursives font des observations qui peuvent en de nombreux

44 Pour un aperçu raisonné des différentes options poursuivies par les approches discursives

sur la question du type de texte et du type de discours, on renvoie ici à Grobet & Filliettaz (1999).

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points ressembler aux analyses de la tradition référentielle de la lignée Reichenbach – D.R.T. / S.D.R.T.).

L’idée des temps comme catégorie anaphorique a été essentiellement produite par Partee dans un célèbre article de 1973 (cf. Partee 1973). Comme le rappelle Irandoust, « Depuis Partee (1973), la théorie de la référence temporelle en linguistique est essentiellement basée sur l’hypothèse que le temps grammatical est une catégorie anaphorique » (Irandoust 1998). Dans Partee (1984), Partee étudie l’anaphoricité de l’imparfait, et ses travaux ont contribué à la formulation des hypothèses des sémantiques dynamiques contemporaines, S.D.R.T. comprise.

Dans les traditions « non référentielles », l’idée selon laquelle les divers événements dont traite un discours, par exemple narratif, entretiennent entre eux des relations de consécution ou de recouvrement a donné à penser qu’on pouvait mettre en rapport les relations anaphoriques thématiques et les relations temporelles données par les temps verbaux. Dans une telle perspective, on cherche à observer i) que les relations thématiques contribuent à la détermination de cette organisation des éventualités entre elles, et que ii) les temps verbaux eux-mêmes, ou les combinaisons des temps verbaux et de certaines informations du cotexte, se diviseraient en autonomes, capables d’apparaître seuls, et anaphoriques, ces derniers entrant en relation anaphoriques avec un antécédent temporel. En d’autres termes, un temps qui aurait pour fonction de ne pas faire progresser le temps fonctionnerait comme une anaphore45.

Formulons rapidement quelques remarques à ce sujet.

Le débat le plus visible à l’heure actuelle concerne l’imparfait. Ce temps verbal, traditionnellement décrit comme dénotant l’imperfectivité, c’est-à-dire grosso-modo un intervalle de temps non-borné, aurait besoin d’un autre moment du temps pour « ancrer » sa référence temporelle. Le lien conceptuel avec l’anaphore est évident : l’imparfait serait anaphorique dès lors qu’il a besoin d’un antécédent auquel il réfère, ou « coréfère ». Sur l’imparfait, cette thèse se divise en deux approches principales : pour certaines sémantiques du discours (cf. Vet 1991 et plus particulièrement Vet 1993), l’imparfait explicite un élément associé au prédicat qui lui sert d’antécédent,

45 Par ailleurs, qu’il soit possible de mettre en relation les temps verbaux et les marques

discursives ordonnant la continuité « informationnelle » ou « topicale » est une idée répandue, et d’ailleurs en partie justifiée dès lors que les temps verbaux contribuent à permettre au destinataire, du traitement d’un énoncé à l’autre, de tirer des conclusions qui permettent de lier des indications temporelles à des personnages ou des intervenants. Toutefois, ces mécanismes sont pour nous inférentiels, donc éminemment contextuels, et non discursifs à proprement parler. Dans Saussure (1997c), nous étudions la possibilité de traiter des temps verbaux comme catégorie anaphorique dans le cadre d’une approche discursive précise, l’approche modulaire de Roulet & alii (1985) et Roulet (1991b), dont certaines spécifications traitant de la continuité informationnelle sont à trouver chez Roulet (1996) et Grobet (1996).

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tandis que pour d’autres traditions, l’imparfait représente une relation de type partie-tout (il est dit méronomique chez Berthonneau & Kleiber 1993)46.

L’approche anaphorique cherche à résoudre les cas marqués (imparfaits narratifs, passés simples sans progression du temps, etc.) selon diverses stratégies. Combinées à des observations menées par diverses approches psychologiques, elles observent que certains événements sont des parties d’événements complexes, mais elles résolvent cette question par des arguments thématiques. C’est ainsi, par exemple, que Irandoust explique les relations des événements dans les célèbres exemp les de Kamp et Rohrer (24) et (25)47 :

(24) [a] L’été de cette année-là vit de nombreux changements dans la vie de nos héros. [b] François épousa Adèle, [c] Jean-Louis partit pour le Brésil et [d] Paul s’acheta une maison à la campagne (Kamp & Rohrer 1983, 261).

(25) [a] L’année dernière Jean escalada le Cervin. [b] Le premier jour il monta jusqu’à la cabane H. [c] Il y passa la nuit. [d] Ensuite il attaqua la face nord. [e] Douze heures plus tard, il arriva au sommet (Kamp & Rohrer 1983, 260).

Dans (25), les relations thématiques expliquent la progression des phrases enchâssées dans la proposition antéposée décrivant une action générale. En revanche, les événements de (24), dépourvus de connexion thématique, ne font que lister des parties de l’événement global, ce qui expliquerait la non-progression des événements enchâssés. Ces explications font en outre intervenir des notions de séquences événementielles générales, intermédiaire thématique entre la phrase et le discours (cf. Irandoust 1998b). Pourtant, cette conception des rapports thématiques ne résout aucunement la non-progression qu’on observe en (75) entre la première et la dernière phrase, le fait qu’il ait fait chaud l’été de cette année-là ne pouvant aucunement répondre à l’événement global « L’été de cette année-là vit de nombreux changements dans la vie de nos héros » ; cela va même plus loin, puisque personne ne contestera le lien thématique entre l’été et la canicule. Il devrait donc y avoir ordre temporel, or ce n’est pas le cas, et une conception proprement anaphorique semble échouer à en rendre compte :

(75) L’été de cette année-là fut mouvementé. François épousa Adèle, Jean-Louis partit pour le Brésil et Paul s’acheta une maison à la campagne. Il fit une canicule épouvantable.

En revanche, une conception qui envisage non pas des relations thématiques mais des relations conceptuelles, liées à la connaissance du monde, et qui se place en dehors de soucis de coréférence, peut proposer une solution différente ; c’est précisément à quoi s’applique la pragmatique du discours dans ses développements sur la temporalité autour de Jacques Moeschler (cf. Moeschler & alii 1998, Saussure 1996, Saussure 1998b).

46 Pour une discussion technique des arguments que s’opposent d’une part Vet et de l’autre

Berthonneau et Kleiber, voir Berthonneau & Kleiber 1998). 47 Dans une optique assez proche, Vet propose la notion de set d’événements (Vet 1991).

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86 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

L’idée que les énoncés soient temporellement anaphoriques (pour la plupart) correspond cependant à une intuition bien réelle : si le temps progresse, stagne, régresse, etc., c’est par rapport à une autre éventualité. La réponse qu’on formulera plus bas (IIe partie) est que ces relations, outre qu’elles ne concernent pas des « faits de discours », se construisent par des opérations très simples sur des coordonnées accessibles dans un système de variables, correspondant aux éventualités antérieurement traitées.

2.3. Conclusion Les paradigmes sont nombreux à se retrouver dans une filiation structurale et typologique. Bien sûr, les approches discursives actuelles adoptent des positions variées face à ces théories, mais il faut admettre que le point de vue général ainsi posé sur l’objet d’étude rend secondaire la question de la référence: le discours est un objet structuré, qui porte les marques explicites de cette structure, les marques de la cohérence discursive. Indépendamment de la critique habituelle qui leur est adressée par les approches « réalistes », nous voudrions ici remarquer que les approches discursives ont pour objet premier d’étude les relations entre une phrase, ou plutôt un acte discursif, et son cotexte, ou son contexte linguistique (les actes environnants, ou mémorisés dans la « mémoire discursive »). Pour nous en revanche, le cotexte, ou contexte linguistique, n’existe pas en dehors d’une même phrase : comme on aura l’occasion de le défendre dans la seconde partie, il n’y a pour nous qu’un énoncé en cours de traitement et un contexte, les autres phrases du discours n’existant plus à l’état de phrase, donc de cotexte, mais de représentations mentales obtenue par traitements antérieurs.

Jusqu’ici, nous avons complètement laissé de côté la pragmatique temporelle. Les contributions de la pragmatique, et nous parlons de pragmatique radicale, sur le domaine du temps, sont encore assez limitées, à quelques exceptions notoires près. Wilson & Sperber résolvent les problèmes temporels en termes d’implicitations, et opposent aux traditions sémantiques du temps un argument en termes d’objectif, propre à emporter une large adhésion et à définir un programme de recherche, celui-là même auquel s’attachera la prochaine partie :

« Pour généraliser : la sémantique des phrases perfectives nous dit que le locuteur a déjeuné à un moment quelconque entre le moment de l’énoncé et le début de l’univers [l’exemple traité est J’ai mangé ] ; la pragmatique nous dit que ce fait est arrivé suffisamment récemment pour mériter d’être mentionné » (Wilson & Sperber L112, 19).

La question de la récence n’est pourtant pas si claire, en particulier pour les énoncés au passé composé. Toutefois, le programme est lancé : il s’agit enfin de savoir comment le destinataire va construire son interprétation, l’interprétation

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2. LES APPROCHES NON RÉFÉRENTIELLES 87

consistant simplement à retrouver ce que le locuteur avait en tête, à savoir son intention informative.

L’autre axe, venu tout droit de la Théorie de la Pertinence, et dont nous observerons la puissance plus loin, nous est suggéré par Smith (1993), lorsqu’il trace quelques pistes pour appliquer aux temps verbaux la distinction entre usage descriptif et usage interprétatif.

Il va donc de soi qu’on accorde à la Théorie de la Pertinence une place de tout premier choix ; essayons donc maintenant de lui rendre justice : contrairement aux approches abordées jusqu’ici, et dont on a pu percevoir le caractère insatisfaisant, en l’état, pour expliquer les questions temporelles, la Théorie de la Pertinence semble proposer des outils efficaces, bien que peu formalisés, pour traiter du contexte et du vouloir-dire du locuteur.

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3. Théorie de la pertinence et référence temporelle

However, the point is not simply that linguistic meaning may be either truth-conditional or non-truth-conditional. It may also be either representational or procedural (Diane Blakemore).

La Théorie de la Pertinence de Sperber & Wilson (1985, 1986 et 1995) est une théorie pragmatique radicale, qui place au premier plan l’idée que tout énoncé est interprété relativement à un contexte que le destinataire construit, exprimé en termes d’hypothèses contextuelles, qui doit permettre la production d’effet tout en garantissant l’effort de traitement le moins grand possible.

C’est essentiellement pour des raisons de principe qu’une perspective pragmatique radicale comme la Théorie de la Pertinence, s’impose à cette étude. Ces raisons de principe, dont certaines ont été évoquées en introduction, concernent d’abord une position philosophique, le réalisme, qui implique pour le linguiste de considérer que la description du processus référentiel fait partie de l’explication qu’il doit fournir aux faits de langage. La Théorie de la Pertinence considère bien, tout comme le structuralisme saussurien, que l’activité langagière est une activité humaine au même titre que d’autres activités humaines, quoique descriptible de manière propre et indépendamment des autres. Cependant, elle considère qu’elle n’est pas explicable par des causes simplement sociales mais plutôt par des raisons essentiellement liées à la cognition, c’est-à-dire aux processus représentationnels et computationnels de l’esprit. Ce paragraphe donne un exposé général de la Pertinence, avec une orientation sur les questions de temporalité ; on renvoie à Sperber & Wilson (1986, 1989 et 1995) pour le détail de la théorie.

3.1. La pertinence : communication et cognition

3.1.1. Théorie de la pertinence et sens de l’énoncé

Premièrement, la Théorie de la Pertinence adopte une perspective qui ne s’en tient pas à la vériconditionnalité. Autrement dit, l’interprétation d’un énoncé n’est pas égale à sa valeur de vérité, mais correspond à un ensemble complexe produit par le processus interprétatif, et qui équivaut à un ensemble de propositions qui donnent un ou des

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90 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

effets cognitifs48. Le processus, dans ses grandes lignes, est le suivant : la forme logique de la phrase, suite ordonnée de concepts produite par le décodage linguistique, reçoit des assignations référentielles qui donnent une forme propositionnelle à l’énoncé ; cette forme propositionnelle peut ensuite faire l’objet de la récupération par inférence du matériel implicitement communiqué, les implicitations (implicatures). Un peu plus en détail, cela revient à dire que :

• La forme logique est une suite structurée de concepts, obtenue par des opérations de traitement linguistique ; les concepts correspondant chacun à une adresse en mémoire renvoyant à des données de plusieurs types : - l’entrée lexicale correspond à la contrepartie linguistique du concept, stocké dans le « dictionnaire mental » avec, essentiellement, ses caractéristiques morpho-phonologiques, sa catégorisation grammaticale, et sa compatibilité ou son incompatibilité avec certains autres concepts. - l’entrée logique, présente s’il y a lieu, définit les conditions qui permettent l’application de règles d’inférence déductive. - l’entrée encyclopédique donne l’ensemble des informations connues permettant de donner l’extension du concept, i.e. son référent.

• La forme propositionnelle est la forme logique que le destinataire développe en l’enrichissant par ses explicitations, notamment par l’attribution de référents et d’éventuelles désambiguisations. En d’autres termes, la forme propositionnelle constitue la proposition effectivement exprimée par l’énoncé (le « dit » ou le « contenu propositionnel »).

• Les implicitations sont ensuite tirées, à ses risques, par le destinataire, par contextualisation, i.e. par inférence déductive à partir de prémisses explicites et de prémisses implicites récupérées. Ces propositions sont d’ailleurs souvent tirées comme constituant l’objet même de la communication49.

Pour la Théorie de la Pertinence, le sens d’un énoncé est donc beaucoup plus que sa signification, c’est-à-dire beaucoup plus que la structure ordonnée de concepts encodée par la séquence linguistique, représentable en termes logiques, et dont la responsabilité incombe à la sémantique : le sens comporte de plein droit toutes les implications et implicitations que le destinataire est à même de tirer.

Si le sens d’un énoncé est plus que la signification qu’il encode, cela implique de manière essentielle que les énoncés sont sémantiquement sous-déterminés ; ceci constitue peut-être l’élément le plus puissant de la Théorie de la Pertinence : un item lexical peut désigner un nombre indéfini de référents, et le destinataire effectue des opérations de spécification pour déterminer le concept correspondant effectivement au vouloir-dire du locuteur (cf. infra § 3.3). Autrement dit, ce que la langue encode ne

48 On parle parfois à propos de la théorie de la pertinence de théorie non-vériconditionnelle

de l’interprétation, mais ce n’est pas parce qu’elle ne restreint pas l’interprétation aux valeurs de vérité qu’elle en fait l’économie.

49 Quant aux présuppositions, elles font l’objet de débats entre sémantique et pragmatique. Pour certains chercheurs de la Théorie de la Pertinence, dont nous sommes, les présuppositions sont des types d’implicitations (cf. Carston 1998b et 1999, Moeschler 1997 et ici même, IIIe partie).

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPOR ELLE 91

constitue qu’un indice de ce que le locuteur cherche à communiquer ; lors de l’inter-prétation, le destinataire ne se borne donc plus simplement à décoder la phrase, mais il effectue une série d’opérations logiques, d’ailleurs assez simples en général, dont le but est de récupérer, en confrontant la séquence linguistique à un contexte, ce que le locuteur cherche à communiquer. En d’autres termes, le destinataire recherche l’intention informative du locuteur. Cela implique par ailleurs que la Théorie de la Pertinence est une théorie de la communication, et non pas stricto sensu une théorie purement linguistique.

On peut donner quatre grands axes de la Théorie de la Pertinence : la conduite de l’interprétation selon des principes dérivés des maximes de Grice, sa conception du contexte, construit et non donné, la distinction entre représentations de faits du monde et de pensées (usages descriptif et interprétatif), et son moteur général d’inférence.

3.1.2. Des maximes de Grice à la pragmatique radicale

La Théorie de la Pertinence généralise les hypothèses de Paul Grice qui s’organisent en deux grandes idées : la communication est guidée par l’application de principes généraux qui ne correspondent pas au simple décodage linguistique, et la communication concerne au premier titre les conclusions implicites que le destinataire peut tirer.

Les principes généraux de Paul Grice sont très simples : le locuteur et le destinataire sont conscients du fait que la communication se fait selon des lois spécifiques découlant d’un principe de coopération entre les intervenants. En gros, ces règles stipulent que le locuteur donne autant d’information qu’il peut mais pas trop (« maxime de quantité »), qu’il donne une contribution véridique (« maxime de qualité »), qu’il parle à propos (« maxime de relation »), et qu’il est clair (« maxime de manière »), cette dernière injonction impliquant notamment que le locuteur est bref, qu’il n’est pas ambigu ni obscur, et en particulier qu’il dit les choses de manière ordonnée (on parle alors de maxime ou de sous-maxime d’ordre). Il existe des arguments très convaincants en faveur de l’hypothèse des « principes généraux » de la communication. L’un des plus frappants concerne l’explication donnée au fait que des implications logiques sont parfois bloquées pour des raisons indépendantes des conditions de vérité de la phrase. Ainsi, le destinataire qui doit comprendre (76) comprend bien que Anne n’a pas plus que quatre enfants alors que avoir quatre enfants n’im plique pas, au sens de l’implication matérielle, ne pas avoir plus de quatre enfants :

(76) Anne a quatre enfants.

L’explication fournie par la pragmatique gricéenne est la suivante : le destinataire tire une implicitation, de la forme « Anne n’a pas plus de quatre enfants », et il la tire parce que le locuteur a respecté un des principes de la communication, à savoir la

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92 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

maxime de quantité, qui stipule que le locuteur donne autant d’information qu’il est requis et non davantage.

Parfois, le locuteur semble violer une maxime de conversation. Par exemple, il peut sembler parler hors de propos, comme en (77). Ou alors, il peut sembler ne pas respecter la maxime de qualité, en proférant un énoncé métaphorique comme (78) :

(77) a. – L’assistant est vraiment un imbécile. b. – Et où vas -tu en vacances cet été ?

(78) Pierre est un lion.

Le destinataire cherche alors une manière de comprendre l’énoncé de telle sorte qu’il respecte les maximes, ou qu’il respecte au moins une maxime plus contraignante, au prix de laquelle il a sacrifié le respect d’une maxime moins forte (on parle dans ce type de cas d’exploitation des maximes). Dans (77), le locuteur, par exemple en voyant arriver l’assistant, cherche à faire diversion et la violation de la maxime produit une implicitation simple : « le locuteur veut qu’on parle d’un autre sujet ».

Le cas de la métaphore est central. Le locuteur, là aussi, viole un principe, la maxime de véridicité : de toute évidence, si dans le monde il est mutuellement manifeste, ou connu, que Pierre est un homme, l’énoncé (78) est faux : être un lion implique ne pas être un homme. Mais dans ce cas, la Théorie de la Pertinence remarque que contrairement aux autres cas de violation de maximes de communication, le contenu implicite (ici la ressemblance à certains égards entre Pierre et un lion) ne se surajoute pas aux autres implicitations mais se substitue à elles. En effet, être un lion (Pierre) produit un certain nombre d’implications lexicales comme avoir un pelage (Pierre) ou vivre dans la savane (Pierre) . Ces implications sont rendues caduques par l’énoncé non-littéral.

Qui plus est, les énoncés métaphoriques ne sont en quelque sorte que la partie émergée de l’iceberg de la non-littéralité du langage : en réalité, bien peu d’énoncés sont à traiter littéralement. Cela revient au fait qu’un énoncé communique davantage, et même beaucoup plus, qu’il ne dit sémantiquement de choses, notamment grâce aux implicitations que son traitement déclenche. Ces contenus implicites, en tant que propositions, nous les avons appelées jusqu’ici implicitations, mais on leur donne parfois le nom, dérivé de l’anglais d’implicatures. Elles se divisent en deux catégories, les implicitations conversationnelles, déclenchées par le respect des maximes, et les implicitations conventionnelles, déclenchées par d’autres facteurs, les mots eux-mêmes.

3.1.3. La théorie du contexte construit

On voit que pour un bon nombre des opérations interprétatives, le destinataire doit recourir au contexte. La plupart des traditions linguistiques et sémantiques, lorsqu’elles s’attachent au contexte, se bornent à le considérer comme un ensemble de

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 93

propositions qui décrivent la situation d’énonciation : le lieu, le moment, les informations générales qui concernent le locuteur et le destinataire, et le thème général. Dans cette conception, le contexte serait donc un sous-ensemble des éléments connus et par le locuteur et par le destinataire. En ce sens, la plupart des traditions fondent le contexte selon une théorie de la connaissance commune ou du savoir mutuel. Cette vision des choses a cependant été critiquée par un argument à la fois formel et cognitif par Sperber & Wilson (1982) (voir aussi Moeschler & Reboul 1994, 238sq). La théorie de la connaissance commune, notamment chez Stalnaker (1977), fonctionne selon un principe : un énoncé comporte des présuppositions pragmatiques, ou plutôt, un locuteur présuppose pragmatiquement un certain nombre de propositions supposées connues du destinataire50. Sperber & Wilson relèvent que la procédure attachée à ces présuppositions pragmatiques renvoie à une régression ad infinitum, montrant par là la non-plausibilité cognitive de la théorie de la connaissance commune dans un modèle logique de la communication. En effet, pour en rendre compte, il faut admettre les faits suivants :

• le locuteur L sait que P • son interlocuteur I sait que P • L sait que I sait que P • I sait que L sait que I sait que P • L sait que I sait que L sait que I sait que P

etc.

Locuteur et destinataire, en appliquant ce principe, seraient pris dans un processus sans fin. Certains pourraient cependant défendre une version qui stipulerait : a) le locuteur sait que P, b) le locuteur sait que l’interlocuteur sait P, et c) le locuteur sait que l’interlocuteur sait que le locuteur sait que P ; que l’interlocuteur sache que c serait peut-être non-pertinent, la communication pouvant le lui apprendre, ce qui n’enlèverait rien au fait que P ressortirait à la connaissance commune du locuteur et de l’interlocuteur. Mais on ne retiendra pas cette objection : ce « savoir » d’une part resterait donné, et d’autre part se localiserait dans une sorte de monde idéal, platonicien, des connaissances partagées. Tout porte à croire au contraire que le locuteur et l’interlocuteur ne partagent véritablement que des parties minimales de leurs représentations, par ailleurs très variables d’un individu à l’autre dans leurs détails, et que même leur accord sur ces points est le fruit d’opérations cognitives. C’est en partie à cause de cela, donc encore pour des raisons de principe, que nous plaiderons pour la version du contexte que propose la Théorie de la Pertinence. Il y a tout de même un argument contre le modèle des connaissances communes. Dans un énoncé comme « Je suis musulman », en réponse à une proposition de prendre un verre de vin, le destinataire peut ne pas disposer dans son environnement cognitif de la connaissance nécessaire, à savoir, les musulmans ne boivent pas d’alcool , et

50 Une présupposition pragmatique se définit ainsi : une proposition P est une présupposition

pragmatique d’un locuteur dans un contexte donné si le locuteur assume que P, assume que son interlocuteur assume que P, et assume que son interlocuteur reconnaît que le locuteur fait ces hypothèses (cf. Stalnaker 1977, 13).

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94 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

pourtant comprendre correctement l’énoncé. Il a alors créé une nouvelle hypothèse dans son environnement cognitif, à savoir la bonne prémisse implicitée sur la relation entre l’islam et l’alcool, prémisse bel et bien absente de toutes « connaissances communes ».

Une autre version classique du contexte comme correspondant avant tout à la situation d’énonciation trouve des formulations pragmatiques élaborées dans des travaux récents (cf. par exemple Récanati 1994) : le locuteur et le destinataire partagent les mêmes informations situationnelles. L’objection qui vient à l’esprit est elle aussi pragmatique : on peut défendre que le locuteur, en proférant P, enrichit la connaissance situationnelle du destinataire ; de ce fait, la situation n’est pas représentée par le même ensemble de propositions chez le locuteur et chez le destinataire.

Sperber & Wilson, tout en maintenant l’idée essentielle qu’il existe des propositions ou des croyances entretenues à la fois par le locuteur et le destinataire, proposent en effet une version différente du contexte : le contexte est non pas donné par un ensemble de croyances, mais il est construit, certains des éléments qui permettent cette construction étant par ailleurs effectivement des informations dites « mutuellement manifestes » et non plus « partagées ». Dans cet théorie, le destinataire, tant pour attribuer à l’énoncé une forme propositionnelle que pour tirer du matériel implicite, réalise des opérations de sélection d’hypothèses, en fonction de leur saillance activée par différents facteurs, parmi les innombrables hypothèses qui forment son environnement cognitif, à savoir son état de connaissances.

Il faut cependant que le destinataire dispose d’un « guidage » pour effectuer cette récupération d’hypothèses au sein de l’énorme quantité d’hypothèses que recèle son environnement cognitif au moment de l’énonciation ; ce guidage est en fait un processus interprétatif automatiquement finalisé. Dans tout le processus interprétatif, le destinataire cherche à obtenir un résultat, formulé par la Théorie de la Pertinence en termes d’effets cognitifs. Un effet cognitif peut être a) l’émergence d’une nouvelle hypothèse dans l’environnement cognitif, b) l’annulation d’une hypothèse, ou c) le renforcement de la force avec laquelle une hypothèse est entretenue. C’est en recherchant un effet cognitif que le destinataire va sélectionner dans l’ensemble de ses connaissances, les bonnes hypothèses contextuelles. La recherche d’effets cognitifs a cependant un coût : elle représente un effort de traitement. C’est ce dont la Pertinence, en se formalisant par des principes, entend rendre compte.

3.1.4. Les principes de pertinence

Des énoncés peuvent sembler informatifs ou au contraire sous-informatifs, en fonction de la situation d’énonciation. Considérons (79), exemple sur lequel on reviendra aussi dans le détail plus loin :

(79) Je suis musulman.

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 95

Si cet énoncé répond à une question du genre « Prendrez-vous du vin ? », le destinataire doit produire un certain effort pour éviter une interprétation sous-informative qui violerait la maxime de pertinence de Grice. Cependant, cet effort de traitement est compensé par la forte valeur informative que le destinataire obtient en sélectionnant les bonnes hypothèses contextuelles. Le processus interprétatif cesse lorsqu’une interprétation consistante avec un postulat d’économie, qui stipule qu’un effort doit être rémunéré par un effet, est obtenue. Les principes et définitions suivants rendent compte de ces processus, dans une première formulation :

• Principe de pertinence : Tout acte de communication ostensive communique la présomption de sa propre pertinence optimale.

• Présomption de pertinence optimale : (a) L’ensemble d’hypothèses que le locuteur entendait communiquer est suffisamment pertinent pour que cela vaille la peine pour l’interlocuteur de traiter le stimulus ostensif. (b) Le stimulus ostensif est le plus pertinent que le locuteur pouvait utiliser pour communiquer cet ensemble d’hypothèses.

• Pertinence : (a) Toutes choses étant égales par ailleurs, plus un énoncé produit d’effets contextuels, plus cet énoncé est pertinent. (b) Toutes choses étant égales par ailleurs, moins un énoncé demande d’efforts de traitement, plus cet énoncé est pertinent.

Ces postulats et définitions reprennent, en les modifiant, les idées de Grice, et les généralisent. En cela notamment réside la puissance de la Théorie de la Pertinence, pour laquelle la recherche de pertinence est le moteur même de l’interprétation. Pour la pragmatique gricéenne, la communication s’explique par une idée de coopération : les locuteurs en présence cherchent à adapter leur comportement linguistique de manière coopérative, en mettant en œuvre les stratégies qu’ils jugent adéquates pour assurer au mieux la réussite de la communication. Sperber & Wilson ont souligné les implications d’une telle conception. Notamment, locuteur et interlocuteur doivent, en collaborant ensemble, poursuivre un but commun en appliquant un « contrat communicationnel ». La Théorie de la Pertinence, au contraire, plaide de manière très convaincante en faveur du fait que les processus à l’œuvre dans la communication sont des processus automatisés qui correspondent à une fonction cognitive de l’esprit. Les formulations précédentes des postulats de la Théorie de la Pertinence trouvent une formulation plus précise dans un double principe, proposé en postface à Sperber & Wilson (1995) :

Principe cognitif de Pertinence : La cognition humaine tend à maximiser la pertinence des inputs qu’elle traite. Principe communicatif de Pertinence : Tout énoncé communique une présomption de sa propre pertinence optimale. (traduction : Kozlowska 1999)

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96 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

3.1.5. Usage descriptif et usage interprétatif

On a abordé avec des exemples métaphoriques comme « Pierre est un lion » les énoncés non-littéraux ; ce type d’énoncés constitue un bon exemple des cas dans lesquels le destinataire doit augmenter son effort de traitement pour obtenir un effet contextuel, sans quoi il n’obtient qu’une contradiction informativement nulle (puisqu’il est mutuellement manifeste que Pierre n’est pas un lion). Comme tels, les énoncés non-littéraux ne décrivent pas directement un état de choses (state of affairs), mais une pensée au sujet d’un état de choses. Autrement dit, le locuteur assume que Pierre n’est pas un lion, mais rend compte d’une pensée au sujet de Pierre, à savoir qu’il a des caractéristiques dérivables de l’entrée encyclopédique du concept lion . On rencontre ici une distinction qui nous accompagnera à plusieurs reprises dans la description de l’interprétation des temps verbaux : la distinction entre les énoncés qui rendent compte d’un état du monde (state of affairs), qui sont dits en usage descriptif, et ceux qui rendent compte d’une pensée au sujet d’un état du monde, dits en usage interprétatif. De manière un peu plus formelle, on peut dire que lorsque la forme propositionnelle de l’énoncé correspond à la réalité dont il rend compte, alors l’énoncé est en usage descriptif. En revanche, lorsque la forme propositionnelle de l’énoncé représente une autre forme propositionnelle, le locuteur récupère par une relation de ressemblance la proposition cible, et l’énoncé est alors en usage interprétatif. Cette dichotomie, qu’on a déjà croisée dans ces pages, rend tout naturellement compte, comme on le verra, de phénomènes comme le style indirect libre ou l’expression d’un point de vue. On ajoute ici qu’un énoncé en usage interprétatif demande davantage d’effort de traitement qu’un énoncé en usage descriptif, puisque l’usage interprétatif résulte d’un enrichissement de l’usage descriptif.

3.1.6. Inférences et expressions procédurales

Pour en finir avec ce panorama général, notons que pour la Théorie de la Pertinence, la logique que le destinataire met en œuvre pour obtenir une interprétation consistante avec le principe de pertinence est une logique déductive simple. La Théorie de la Pertinence est donc une théorie de l’inférence. Le destinataire doit en somme comparer la forme propositionnelle qu’il obtient, référents compris, avec ce qu’il peut construire comme contexte interprétatif. Ce faisant, le destinataire réalise des inférences non démonstratives qu’il tire conjointement de l’énoncé et du contexte. Par exemple, dans l’exemple où le locuteur a répondu qu’il est musulman, le destinataire infère, ou conclut, que le locuteur ne prendra pas de vin. Ce mécanisme inférentiel est, dans la Théorie de la Pertinence, un moteur logique hypothético-déductif (contrairement à la doxa gricéenne pour laquelle l’inférence est inductive), et les inférences sont non-démonstratives, ce qui signifie que leur justesse, qui découle d’un « pari » contextuel, n’est pas garantie ; les implicitations, en particulier, sont défaisables. Les inférences sont le produit de l’application de règles à partir de prémisses. Dans le cas de notre musulman, le fait que les musulmans ne boivent pas

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 97

d’alcool est donc une prémisse implicitée, que le destinataire rapatrie dans le contexte interprétatif qu’il construit.

Le destinataire n’est cependant pas livré à lui-même dans sa quête d’effet cognitif, c’est-à-dire dans son processus interprétatif : il existe des expressions, qui n’encodent pas, ou pas seulement, de l’information conceptuelle, et qui fonctionnent comme des « aides » (des « guides » chez Luscher 1994) pour l’interprétation. Observons les deux énoncés (80) et (81) :

(80) Il pleut ; je vais me promener. (81) Il pleut mais je vais me promener.

Certes, en (80) le destinataire, qui cherche la pertinence du deuxième prédicat, va tenter de le mettre en relation avec le premier. Mais les relations possibles sont nombreuses, et déterminer la bonne va représenter un effort important avec peu de garantie : le locuteur va-t-il se promener parce qu ’il pleut ou malgré la pluie ? En revanche, même si (81) peut se prêter à plusieurs interprétations, le destinataire est crucialement guidé par la présence du connecteur mais. La Théorie de la Pertinence, à la suite des travaux de Blakemore (1987), Moeschler & alii (1994), Wilson & Sperber (1990) et plus récemment de Reboul & Moeschler (1998b) et Luscher (1998b), a développé une distinction claire entre les expressions qui encodent de l’information conceptuelle et ceux qui n’ont pas de contrepartie conceptuelle dans le « dictionnaire mental ». Les premières sont constituées par les expressions lexicales : verbes, noms, adjectifs…. Les secondes en revanche, comme le connecteur mais dans l’exemple ci-dessus, regroupent les morphèmes qui n’encodent pas de concept, notamment les déictiques, connecteurs, pronoms, adverbiaux, opérateurs, temps verbaux. Ces expressions sont aussi appelées « marques pragmatiques » et « guides » (Luscher 1994) : elles fonctionnent comme des guides pour l’interprétation, permettant au destinataire d’organiser les concepts entre eux de manière optimale. Ces marques ont un fonctionnement instructionnel (cette idée est aussi présente chez Ducrot & alii 1980 et Anscombre & Ducrot 1983) : les interpréter revient pour le destinataire à appliquer des instructions qui portent sur les concepts dénotés par l’énoncé. Comme ces instructions sont souvent complexes et sont organisées entre elles, ce sont des expressions procédurales, les procédures étant précisément des instructions qui disposent d’ordres de traitement dont on peut rendre compte par une algorithmique traditionnelle. Deux définitions simples sont ainsi possibles :

Expressions conceptuelles : Expressions linguistiques dont la dénotation est conceptuelle. Expressions procédurales : Expressions linguistiques qui déclenchent un traitement cognitif instructionnel.

Regardons encore le connecteur mais. Il n’a pas, comme contrepartie, un concept comparable au concept que cheval ou manger encodent, mais, selo n les hypothèses de la Théorie de la Pertinence, il a un contenu instructionnel organisé. Autrement dit, le

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98 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

destinataire applique une procédure qui prend les deux propositions connectées comme arguments. Blakemore (1987) donne une description de but (mais) à l’aide de l’exemple suivant (nous traduisons), dans le contexte où il est nécessaire de consulter quelqu’un qui pourra donner un avis pertinent sur la situation économique :

(82) John is not an economist, but he is a businessman Jean n’est pas un économiste, mais c’est un homme d’affaires.

L’analyse de Blakemore donne ceci : mais a une composante conceptuelle qu’elle partage avec et (qui, lui, n’est pas procédural pour Blakemore, au contraire de l’analyse de Luscher 1998b), et une composante procédurale. En l’occurrence, il s’agit de l’introduction d’un contexte particulier, qui permet de tirer une proposition logiquement inconsistante avec une implicitation de la première proposition, cf. Blakemore 1987, 130). Voici le traitement de l’exemple :

John n’est pas un économiste prémisse Si John n’est pas un économiste, alors il ne prémisse faut pas le consulter

Il ne faut pas consulter John. implicitation

John est un homme d’affaires prémisse Si John est un homme d’affaires, alors il prémisse faut le consulter.

Il faut consulter John. implicitation

I. 7: PROCEDURE DE MAIS D'APRES BLAKEMORE (1987).

La procédure attachée à mais conduit donc à annuler une implicitation obtenue par le traitement de la première proposition. On peut alors fournir la description suivante :

PROCEDURE (MAIS (P, Q)) 1. Tirer P implicite α. 2. Tirer Q implicite β, où β implique non -α. 3. Annuler α.

I. 8: PROCEDURE SIMPLIFIEE DE MAIS.

Ainsi, dans cet exemple, le destinataire tire naturellement l’implicitation il ne faut pas consulter John de « John n’est pas un économiste ». La deuxième proposition, à savoir John est un homme d’affaires lui permet de tirer l’implicitation contraire il faut consulter John , incompatible avec la première. Enfin, il annule la première implicita-tion. Cette formulation a l’avantage de montrer pourquoi β l’emporte sur α : si P

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 99

implicite α, β, tiré de Q, implique non -α. L’implication est plus forte que l’implicitation.

Une procédure plus détaillée, qui donne en sortie différents sous-types d’interprétations des propositions connectées par mais est disponible chez Luscher (1994 et 1998b) ; elle défend notamment une position selon laquelle mais ne demande pas toujours de tirer une implicitation α mais parfois une implication, voire une explicitation α, et conduit à l’annulation de α au profit d’une implication contextuelle du deuxième terme, ou d’une explicitation du deuxième terme. La procédure de Luscher prévoit aussi les cas « métalinguistiques » dans lesquelles l’information à annuler est un acte de parole.

La division des expressions en deux types, à savoir les expressions conceptuelles et procédurales, appelle deux précisions importantes.

Premièrement, il faut noter que des expressions procédurales peuvent aussi encoder de l’information conceptuelle, cette dernière étant démotivée dès lors que l’expression déclenche une procédure d’un certain type, qui ne conduit pas à la récupération d’un concept : une expression peut encoder de l’information conceptuelle tout en ayant pris une fonction procédurale. C’est le cas pour des expressions comme ensuite, dont le composant suite ne disparaît vraisemblablement pas complètement, et pour différentes expressions procédurales comme l’expression anglaise moreover, considéré par la Théorie de la Pertinence comme une expression procédurale (cf. Blakemore 1987 et Carston 1998a) ou after all. Le postulat selon lequel la signification linguistiquement encodée d’une telle expression « n’apparaît pas dans une quelconque représentation conceptuelle parce qu’elle n’encode rien de conceptuel » (Carston 1998a, 73) est à nuancer : ces expressions n’apparaissent pas dans une représentation conceptuelle, mais elles peuvent encoder de l’information conceptuelle. Les travaux de Luscher (1998b) parviennent à la même conclusion, et Yoshimura (1998) défend une approche semblable, à savoir mixte conceptuelle – procédurale, pour les items à polarité négative comme any et ever. Et lorsque Blakemore analyse l’anglais but, on a vu qu’elle considère bien que cette expression a une composante conceptuelle, qu’elle partage d’ailleurs avec and, mais qu’elle encode une procédure spécifique.

Deuxièmement, il est possible de faire une proposition concrète sur l’intersection entre la distinction conceptuelle / procédurale et une autre distinction pertinente pour le lexique. Dans cette optique, Reboul & Moeschler (1998b) se sont donné une hypothèse. Pour eux, la distinction conceptuel vs. procédural sépare les classes ouvertes et les classes fermées d’expressions. Les classes ouvertes du lexique sont les ensembles d’expressions susceptibles d’être enrichis par de nouvelles expressions, comme la classe des verbes, noms, adjectifs…, et les classes fermées sont les ensembles d’expressions qui ne peuvent recevoir de nouvelles entités. Appartiennent notamment à cette classe les diverses locutions adverbiales traditionnellement décrites comme argumentatives (en effet, d’ailleurs, après tout…), les temps verbaux, mais surtout les connecteurs et opérateurs (par exemple et, ou, mais) et bien sûr la négation,

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100 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

opérateur vériconditionnel, dont on détaillera le fonctionnement temporel dans la troisième partie de cette étude.

Depuis Luscher (1994), on a parlé pour ce type d’expressions de marques pragmatiques, qui servent de « guides pour l’interprétation ». De manière plus large, on parlera ici d’expressions procédurales. Beaucoup d’énoncés comportent plusieurs expressions procédurales. Les autres expressions, en réalité, toutes conceptuelles qu’elles soient, déclenchent aussi des processus de traitement (on proposera une version possible de ce processus au § 3.3.1). De manière générale, si toutes les expressions déclenchent des processus de traitement, il est possible de défendre la position selon laquelle l’interprétation du langage naturel de manière générale est une procédure cognitivement implantée, on pourrait dire innée (elle correspondrait, dans une dimension pragmatique, à l’ « instinct du langage » qui donne son titre à Pinker 1999), dont différentes parties sont fournies par des sous-procédures données par les expressions procédurales. Cette hypothèse sera approfondie au chapitre suivant. Toutefois, nous verrons que cette hypothèse n’annule pas la distinction entre expressions conceptuelles et procédurales, les types de processus associés à ces deux classes d’expressions comportant une différence essentielle : il y a un seul processus interprétatif pour les expressions conceptuelles, mais chaque expression procédurale encode une procédure propre qui ne vise pas à la récupération d’un concept mais à organiser les représentations de concepts entre elles. Cette division entre expressions conceptuelles et procédurales est cruciale pour l’approche de la référence temporelle développée par Moeschler dans son modèle des inférences directionnelles, qui a pour but de prédire l’organisation des éventualités dénotées par les énoncés, ainsi que pour le modèle radicalement procédural envisagé dans la deuxième partie de cette thèse.

3.2. Le modèle des inférences directionnelles A Genève, sous la direction de Jacques Moeschler, un long travail d’investigation pragmatique sur les temps verbaux a permis de faire éclore un certain nombre de propositions nouvelles. Située dans la mouvance de la Théorie de la Pertinence, cette recherche est partie du principe que les temps verbaux sont des expressions procédurales ; en l’occurrence, ces procédures sont destinées à situer les événements par rapport au moment de l’énonciation et par rapport aux autres événements. Ainsi, dans l’approche inaugurée par Moeschler, la problématique de l’ordre temporel est radicalement indissociable de celle de la référence temporelle.

Après avoir fourni des critiques justifiées à l’égard des approches « codiques » et « psychologiques », des procédures plus ou moins achevées de certains temps verbaux ont été élaborées ; on donnera plus bas des versions quelques peu modifiées des procédures proposées d’une part par Luscher & Sthioul (1998) pour le passé composé et d’autre part par Sthioul (1998c) et Saussure & Sthioul (1999) pour l’imparfait, et on

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 101

en proposera une pour le passé simple et une pour le plus-que-parfait. Par exemple, les problèmes liés à l’imparfait de rupture ou au passé composé dénotant un événement futur ont pu trouver une formulation pragmatique claire en termes procéduraux.

Dans le but de traiter par un même modèle général les différents paramètres conduisant à l’interprétation temporelle de séquences d’énoncés, Moeschler a développé un modèle explicatif, celui des inférences directionnelles. Ce modèle, en cours de raffinement, a donné lieu à une première version dans Moeschler (1998a), dont certaines propositions ont été réévaluées et modifiées pour donner la version actuelle, principalement accessible dans Moeschler (1998b) et de manière plus approfondie dans Moeschler (à paraître a) et (1999).

Moeschler part du principe suivant : « dans le discours, l’interlocuteur est amené à faire des inférences directionnelles, i.e. des inférences en avant (IAV) et des inférences en arrière (IAR) » (Moeschler 1998a, 311). Les premières sont des inférences qui stipulent qu’il y a correspondance entre l’ordre dans lequel les énoncés apparaissent dans le discours et l’ordre dans lequel les événements qu’ils dénotent se réalisent ; autrement dit, ces inférences donnent la progression du temps, ou « l’ordre temporel ». À l’inverse, les inférences en arrière donnent la régression du temps, ou « l’inversion temporelle ». Ces inférences correspondent respectivement aux relations de discours narration et explication dans la S.D.R.T.

L’idée capitale consiste en ceci : les inférences directionnelles sont le résultat d’un calcul qui prend en compte différents facteurs organisés en degrés de force différents. Ces facteurs sont de deux sortes :

Les informations linguistiques , à savoir les expressions procédurales (connecteurs et temps verbaux principalement) et les informations conceptuelles , déclenchées par les items lexicaux. Ces informations conceptuelles, en particulier causales, sont dites par Moeschler des règles conceptuelles . Les informations contextuelles, au sens général, présentes comme ensemble d’hypothèses contextuelles, validant ou invalidant le calcul tiré par le destinataire51.

Ces différents facteurs portent chacun un trait directionnel dont la force est fort ou faible (ces traits sont notés entre crochets, en minuscules si le trait est faible, en majuscules si le trait est fort, et à chaque trait est assorti de la mention du facteur). Moeschler fait l’hypothèse que ces traits directionnels sont distribués comme suit :

• contexte (hypothèses contextuelles) : trait fort [IAV HC ] ou [IAR HC]. • informations procédurales morphologiquement incorporées (temps verbal) :

trait faible [iav TV] ou [iar TV]52.

51 Dans Moeschler (1998a) s’ajoutait à ces facteurs l’ordre de présentation des énoncés,

dérivé de la maxime d’ordre, qui devait fournir un trait faible en avant ; à l’examen de divers exemples de la forme de (62) (« Philippe épousa Isabelle. Frédéric partit pour Gibraltar »), le trait faible de l’ordre du discours n’est plus pris en compte, au moins formellement.

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102 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

• informations procédurales propositionnelles (connecteurs) : trait fort [IAV Conn] ou [IAR Conn].

• informations conceptuelles : trait faible [iav RC] ou [iar RC].

Voici la hiérarchie postulée entre ces différents facteurs directionnels (cf. Moeschler à paraître a) :

I. L’information contextuelle est plus forte que l’information linguistique : lorsqu’il y a un conflit entre les traits portés par les expressions linguistiques et par l’information contextuelle, l’information contextuelle gagne.

II. L’information procédurale est plus forte que l’information conceptuelle : lorsqu’il y a un conflit entre la direction du temps inférée à partir de l’information conceptuelle et la direction du temps inférée de l’information procédurale, l’information procédurale gagne.

III. L’information procédurale propositionnelle est plus forte que l’information procédurale morphologiquement incorporée : lorsqu’il y a un conflit entre informations procédurales, l’information à plus grande portée, à savoir les connecteurs, gagne sur les temps verbaux.

Enfin, les principes du modèle directionnel, qui permettent le calcul par le destinataire de la bonne relation, sont les suivants :

A. Un trait fort annule un trait faible si leurs directions temporelles sont opposées. B. Pour être actif, un trait faible ou une suite de traits faibles doit être validé par

un trait fort de même direction. C. Aucune direction du temps ne peut être inférée de traits faibles de même

direction.

Les facteurs directionnels sont donc organisés comme suit :

contextuelle propositionnelle Information procédurale morph. incorporée linguistique conceptuelle

I. 9: L' ORGANISATION DES FACTEURS D 'INFERENCE DIRECTIONNELLE.

Si on les organise en fonction de leur force respective, on obtient la hiérarchie schématique suivante :

52 En lieu et place de « TV » dans le traitement d’énoncés spécifiques, Moeschler note

l’abréviation conventionnelle du temps verbal, par exemple « PC », « IMP », « PS », « PQP » respectivement pour Passé composé, Imparfait, Passé simple, Plus-que-parfait. Nous en restons à la notation « TV ».

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 103

Fort Informations contextuelles Traits forts Informations procédurales propositionnelles Informations procédurales morphologiquement incorporées Traits faibles Informations conceptuelles Faible

I. 10: LA HIERARCHIE DES FACTEURS D 'INFERENCE DIRECTIONNELLE.

Enfin, le modèle directionnel, et ceci est crucial, prend comme prémisses d’inférence les facteurs temporels délivrés par deux énoncés à ordonner. Ainsi, le modèle des inférences directionnelles doit prédire, étant donnés deux énoncés α et β, l’organisation temporelle que ces énoncés vont avoir entre eux ; la pragmatique des inférences directionnelles se présente donc comme une alternative critique à la théorie des relations de discours de la S.D.R.T. Pour y parvenir, cependant, le modèle des inférences directionnelles ne recourt pas à des lois de défaut mais à une « pesée » à l’issue de laquelle le destinataire doit obtenir une direction plus « lourde » que l’autre. Ainsi, le modèle directionnel se présente comme procédural car computationnel : cette pesée correspond à une procédure d’évaluation des traits directionnels en présence ; en fonction du moteur d’inférence donnée par le modèle directionnel, il doit être possible de prédire la sortie interprétative d’un segment de discours constitué par α et β.

On peut illustrer la manière dont le modèle propose de prédire l’émergence d’une inférence directionnelle avec un exemple souvent traité par Moeschler à cette fin, et qui provient d’un exemple connu dans la S.D.R.T. : c’est celui où Pousser et Tomber sont instanciés comme entretenant une relation causale :

(83) Max a poussé Jean. Il est tombé. (84) Jean est tombé. Max l’a poussé.

Pour expliquer la direction de l’inférence, Moeschler explique que le destinataire exploite une règle d’inférence causale : pousser cause tomber, qui conduit à une hypothèse contextuelle : Si Max pousse Jean alors Jean tombe. Les deux exemples combinent donc les traits directionnels suivants :

(83) <[iav TV], [iav RC], [IAV HC ]> (84) <[iav TV], [iar RC], [IAR HC ]>

Selon les principes d’analyse qu’on s’est donnés, on ne peut conserver que les éventuels traits faibles de même direction que le trait fort dominant : les traits faibles

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104 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

en faveur d’une inférence directionnelle ont été annulés par le trait fort de direction contraire (principe A), les traits faibles de même direction que le trait fort ont été validés (principe B). On obtient donc :

(83) <[iav TV], [iav RC], [IAV HC ]> ⇒ IAV (84) <[iar RC], [IAR HC ]> ⇒ IAR

Le calcul donne donc une inférence en avant dans le premier cas et une inférence en arrière dans le deuxième. De la même manière, diverses variations de cet exemple, avec d’autres temps verbaux, reçoivent le même type d’explication.

Une version plus explicite, qui prend en compte la présence des deux énoncés α et β par les éventualités E1 et E2 qu’ils dénotent, se trouve dans Moeschler (à paraître a) :

(85) Jean tomba parce que Max le poussa. a. tomba → [iav PS]. b. parce que → [IAR PQ]. c. poussa → [iav PS] & [iar PT]. d. [IAR PQ] & [iav PS] & [IAR PT] ⇒ [IAR]. e. E1_[iav] & E2_[IAR] ⇒ E1-E2_[IAR]. f. Hypothèse contextuelle accessible : [IAR PT] g. Résultat de l’interprétation : E1 -E2_[IAR]

Le Modèle des Inférences directionnelles a eu une conséquence dans la recherche sur le temps : il ouvre à une prise en compte pragmatique de tous les facteurs intervenant dans la détermination de l’ordre temporel, donc de la référence temporelle, dans laquelle les propriétés de ces différents facteurs donnent lieu à un traitement computationnel. De plus, les propositions générales du modèle se présentent comme des conséquences des axiomes de la Théorie de la Pertinence et correspondent à l’observation des faits de langue : l’interprétation temporelle peut se modéliser en termes procéduraux selon une logique inférentielle, les paramètres contextuels sont cruciaux, et les différents facteurs influençant l’ordre temporel sont hiérarchiquement stables (dans l’état exposé ici, ils ont deux forces de traits principales).

Mais surtout, le modèles des inférences directionnelles, correctement enrichi et modifié si nécessaire, devrait permettre la détermination de l’ordre temporel d’une manière économique, alternative à la sémantique dynamique. Pour la S.D.R.T., rappelons-le, la détermination de l’organisation temporelle des énoncés passe par une logique discursive et sémantique (cf. § 1.4), aboutissant à une relation de discours, de laquelle on conclut une relation temporelle entre les énoncés. Pour la pertinence, le processus inférentiel lui-même permet de rendre compte de l’organisation temporelle des événements, donc des énoncés ; libre à chacun, ensuite, de tirer des descriptions en termes de relations discursives. On peut proposer de l’illustrer de la manière comparativement par le schéma suivant, qui rend compte de l’établissement de l’ordre

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 105

temporel dans les deux approches, S.D.R.T. et Pertinence (indépendamment du modèle directionnel d’ailleurs). La S.D.R.T. applique les lois de la théorie de l’entraînement selon le sens commun (D.I.C.E. Theory), puis en obtient une sortie, validée par l’obtention d’une relation de discours. La conséquence sur l’ordre temporel est dérivée de la relation de discours. En revanche, la Pertinence prend comme moteur un processus inférentiel contextuel, au bout duquel le destinataire obtient de nouvelles hypothèses et de l’effet contextuel, dont la conséquence directe concerne le séquencement des événements. Rien n’empêche ensuite, de ce séquencement, de conclure à une relation de discours, comme l’illustre la figure I. 11 :

SDRT PERTINENCE code code processus inférentiel sémantico- processus inférentiel contextuel discursif (D.I.C.E. theory) (recherche de pertinence) nouvelles hypothèses nouvelles hypothèses (effet contextuel) Conclusion : relat° de discours Conclusion : ordre temporel Conséquence : ordre temporel Conséquence éventuelle (hors de la portée de la théorie de la pertinence) : relation de discours.

I. 11: DETERMINATION DE L'ORDRE TEMPOREL EN S.D.R.T. ET EN PRAGMATIQUE RADICALE.

Un certain nombre de propositions du modèle requièrent cependant un raffinement supplémentaire. Notamment, le modèle ne rend pas encore explicitement compte de situations de concomitance, et d’une manière générale, des situations dans lesquelles les énoncés ne donnent pas lieu à une inférence en avant ou en arrière. Sa définition des règles conceptuelles, en particulier non causales, requiert une discussion, ainsi que la production d’hypothèses contextuelles à partir de ces règles. Enfin, les expressions procédurales, temps verbaux et connecteurs, appellent aussi quelques remarques. Pour l’essentiel, ces différents aménagements seront proposés dans la deuxième partie de cette thèse. Nous ne nous arrêterons ici que pour commenter quatre points : la stagnation temporelle, l’architecture en terme de forces

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106 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

de traits, la production d’hypothèses contextuelles, et la prise en compte par le modèle de séquences d’énoncés plus longues.

Si le modèle prévoit une progression ou une régression temporelle, il ne laisse en effet pas de place formelle pour les différents cas dans lesquels le temps ne progresse ni ne régresse, cas souvent groupés sous le terme général d’indétermination temporelle ou de pseudo-concomitance : les énoncés sont en situation de recouvrement, total ou partiel, ils sont en relation de partie-tout, ou encore ils sont absolument indéterminés entre eux. Des propositions en ce sens sont intégrées dans la version du modèle proposée dans Moeschler (à paraître b). Ces cas concernent notamment les exemples, déjà rencontrés dans ce chapitre ou même avant, qu’on présente d’ordinaire comme des contre-exemples à l’approche anaphorique de Kamp & Rohrer, et d’autres, que nous rencontrerons plus loin :

(24) [a] L’été de cette année-là vit de nombreux changements dans la vie de nos héros. [b] François épousa Adèle, [c] Jean-Louis partit pour le Brésil et [d] Paul s’acheta une maison à la campagne (Kamp & Rohrer 1983, 261).

(25) [a] L’année dernière Jean escalada le Cervin. [b] Le premier jour il monta jusqu’à la cabane H. [c] Il y passa la nuit. [d] Ensuite il attaqua la face nord. [e] Douze heures plus tard, il arriva au sommet (Kamp & Rohrer 1983, 260).

(48) Le conseil a construit le pont. L’architecte a fait les plans. (57) Max construisit un château de cartes. Il était paisiblement à la maison. (68) Une terrible tempête fit rage. Le vent arracha le poirier du jardin. (86) François épousa Adèle. Paul s’acheta une maison à la campagne. (116) Bianca chanta l’air des bijoux et Igor l’accompagna au piano. (118) Cette nuit-là, notre héros but une bouteille de whisky e t écrivit une lettre à

Lady Ann.

Pour tous ces exemples, à l’exception de l’indétermination stricte qui n’est pas traitée (exemple (86)), Moeschler propose une explication simple : une hypothèse contextuelle annule la direction normalement obtenue, en exploitant une règle conceptuelle ou un élément de l’entrée encyclopédique des concepts évoqués. Il existe donc pour (116) une hypothèse contextuelle comme Si Bianca chante et Igor l’accompagne au piano, alors Bianca chante en même temps que Igor joue du piano, exploitant une règle conceptuelle comme (x accompagner y au piano) ⇒ (x et y chanter et jouer de la musique en même temps) . De manière relativement semblable, (118) s’explique par une hypothèse contextuelle fondée sur les entrées encyclopédiques attachés aux éventualités d’écrire une lettre et de boire une bouteille de whisky, stipulant qu’il s’agit de processus discontinus, qui peuvent être interrompus. Pour l’escalade du Cervin, c’est à nouveau une hypothèse contextuelle fondée sur les entrées encyclopédiques qui bloquent l’inférence « normale ».

Si le modèle dispose donc d’outils pour spécifier un résultat en termes d’inférences directionnelles nulles, ou d’inférences « non directionnelles », on

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 107

remarque que ces possibilités ne sont pas prévues explicitement par le modèle53. Il faut donc prévoir que des règles conceptuelles et des hypothèses contextuelles puissent avoir un trait directionnel différent de en avant ou en arrière, qui soit quelque chose comme en pseudo-concomitance, et qu’on pourrait peut-être noter [ipc]. D’autre part, il n’existe aucune explication possible pour rendre compte de la stagnation (86) ; là aussi, il faudrait peut-être disposer d’un paramètre quelconque : on peut vraisemblablement admettre que les relations temporelles ne peuvent s’établir que si il y a au moins un quelconque lien thématique ou topical (par exemple un participant en commun) entre les éventualités. On peut donc imaginer un trait faible associé à une relation thématique : [iav / iar / ipc RT]. Enfin, il faut pouvoir prévoir des sorties plus « fines » que la pseudo-concomitance, par exemple le recouvrement d’un état sur un événement. Tout ceci est possible sans changer la prééminence fondamentale du contexte sur les informations linguistiques.

Deuxièmement, nous plaiderons en faveur d’un équilibrage différent des forces de traits. Dans le modèle, on peut constater que si les traits ont deux forces possibles, fort ou faible, il existe en réalité une gradation plus fine : les hypothèses contextuelles ont des traits forts qui sont plus forts que les traits forts encodés par les connecteurs. Parallèlement, les traits faibles encodés par les expressions procédurales morphologiquement incorporées (temps verbaux) sont des traits faibles moins faibles que les traits faibles fournis par les règles conceptuelles. Dans l’état actuel de sa formalisation, le modèle ne semble cependant pas résoudre la question des traits faibles dans la computation opérée par le destinataire : ils semblent ne pas avoir d’utilité directe, puisque dans tous les cas possibles, les calculs produisent les mêmes résultats en conservant ou en supprimant les traits faibles. La seule manière de résoudre ce problème serait d’admettre qu’il s’agit en fait non pas d’une redondance inutile, mais que les traits faibles fonctionnent comme des aides à la décision en favorisant l’économie du traitement, sous l’hypothèse que plus il y a de traits de même direction dans le modèle, plus le traitement est économique. Ce point n’est pas encore développé ou admis dans le cadre des travaux de Moeschler ; nous ferons une proposition prudente en conclusion de cette étude.

Troisièmement, il nous semble nécessaire de trouver une manière d’établir une procédure de décision qui concerne le traitement d’un énoncé seul, pour d’une part recevoir une plausibilité cognitive (et non une simple « mise à plat » des facteurs en présence), et d’autre part pour résoudre cette question : comment rendre compte du traitement de trois énoncés, voire de quatre énoncés α, β, γ, δ ? Bien que cette question ne soit pas explicitement résolue par le modèle directionnel, il semble que la solution soit la suivante : on traite α-β puis β-γ et ainsi de suite, calculant de proche en proche les relations temporelles entre deux événements dénotés par deux énoncés contigus. Pourtant, lorsque les relations s’établissent en réalité entre α et δ, par exemple si ces deux énoncés sont au passé simple et séparés par deux énoncés au

53 Dans Moeschler (à paraître a), Moeschler admet que le modèle doit produire de telles

sorties.

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108 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

plus-que-parfait, il semblerait définitivement plus efficace de considérer, comme on l’a déjà suggéré, que le destinataire ne compare pas les informations effectivement données par deux énoncés mais les informations données par l’énoncé en cours de traitement et les représentations mentales ou les hypothèses contextuelles accessibles dans son environnement cognitif.

Enfin, on remarque par ailleurs que les règles conceptuelles, lorsque le destinataire est capable de saturer ses variables (d’attribuer des référents et de poser la relation comme vraie), deviennent des hypothèses contextuelles. Le modèle ne rend pas explicitement compte de ce processus, mais il offre de ce fait un biais qui permet au trait le plus faible de la hiérarchie de se transformer en trait le plus fort de la hiérarchie ; il est pourtant nécessaire d’expliciter en quoi et comment cette transformation peut avoir lieu. Pour nous, elle interviendra à un moment précis du traitement procédural. Pour le modèle en l’état, on remarquera encore que les règles conceptuelles concernent des relations causales ; mais l’idée que seules les règles conceptuelles causales sont actives semble trouver une contradiction en l’exemple (116), explicitement traité par Moeschler comme fondant la concomitance sur une règle conceptuelle reliant les éventualités de chanter et d’ accompagner au piano, alors qu’il n’y a pas ici de causalité. Cela implique que le modèle des inférences directionnelles admet des règles non causales ; en effet, force est de constater qu’il existe plusieurs sortes de règles, et qu’elles disposent de forces variables, comme on le remarquera plus loin : il existe des règles causales défaisables, donc peu contraignantes, comme pousser → tomber ou faire naufrage → dériver sur un radeau et des règles non causales très contraignantes, par exemple une règle de condition nécessaire comme descendre (les passagers) → avoir atterri (l’avion)54. Il faut donc disposer, pour prendre en compte le paramètre conceptuel, d’une typologie minimale des règles conceptuelles, d’autant que leur application est très variable. Notamment, on peut supposer que des règles non défaisables représentent des traits forts et non faibles.

Dans notre deu xième partie, nous plaiderons pour une version maximalement procédurale du modèle. Que peut-on entendre par là ? Essentiellement le fait que lorsque l’esprit interprète le discours, notamment en attribuant des relations temporelles entre les différents événements dénotés, il ne traite pas des groupes de deux énoncés, comme le suppose aussi bien la S.D.R.T. que le modèle des inférences directionnelles en l’état. Au contraire, le destinataire ne traite qu’un énoncé à la fois,

54 On pourrait considérer que la relation conceptuelle qui s’établit entre atterrir (l’avion) et

descendre (les passagers) est un cas de « causalité indirecte ». Mais alors on ne voit guère quel genre de relations conceptuelles ne ressortiraient pas à la causalité. Même des situations comme boire un café et payer l’addition seraient causales. Nous nous tiendrons à une notion de causalité qui soit la plus simple possible, dans laquelle les relations comme atterrir (l’avion) – descendre (les passagers) ne sont pas comprises. Des arguments en faveur de cette position peuvent être proposés, notamment la difficulté d’assumer que l’atterrissage cause la descente, et la bizarrerie de la connexion avec « parce que » : (a) ? Les passagers sont descendus parce que l’avion a atterri.

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 109

et l’ordonne lorsque c’est possible et nécessaire, en fonction de règles précises, avec les représentations mentales dont il dispose dans son environnement cognitif, représentations mentales résultant à leur tour du traitement d’énoncés antérieurs. Telle est du moins l’hypothèse que nous tiendrons à défendre. De plus, une telle démarche permettra d’éviter les difficultés liées à la prise en compte de traits faibles pour le moteur de décision, puisque les traits faibles ne permettent jamais de produire une inférence directionnelle. La possibilité, et la justification, d’opérer une modification du modèle des inférences directionnelles provient notamment d’une observation au sujet du mode de calcul des inférences directionnelles. En particulier, l’influence des temps verbaux donne lieu à une remarque importante.

On a vu que le passé composé recevait le trait (faible) [iav TV], que le passé simple a le même trait [iav TV], et le plus-que-parfait a un trait [iar TV]. Bien entendu, assigner aux temps verbaux un trait directionnel, donc une valeur par défaut, provient nécessairement de l’observation empirique. Pourtant, si l’hypothèse qui concerne le passé simple est effectivement corroborée solidement par l’expérience, il semble nécessaire de questionner les traits assignés au passé composé et au plus-que-parfait : on peut soutenir, comme on le fera au chapitre suivant, que ni le passé composé ni le plus-que-parfait ne donnent de trait directionnel, dans quel sens que ce soit ; du moins dans des séquences homogènes. Si cela est juste, alors il faudra dans le modèle soit renoncer à assigner à ces temps verbaux un trait directionnel, soit leur assigner celui de pseudo-concomitance. Le problème à résoudre réside cependant en ceci : il s’agit de donner au modèle la capacité de manipuler des énoncés non-homogènes, à savoir qui comportent des temps verbaux différents, dans des combinaisons autres que passé simple – plus-que-parfait ou vice-versa. Il est vrai que le plus-que-parfait qui suit un passé simple a un trait en arrière, mais s’il suit un autre plus-que-parfait, il faut se rendre à l’évidence qu’il ne favorise plus rien, et cela même par défaut, sans quoi il faudrait admettre que le destinataire qui interprète une séquence plus-que-parfait & plus-que-parfait doit annuler un trait faible en arrière si le temps ne régresse pas avec le deuxième énoncé. Cela implique que les temps verbaux devraient alors avoir des valeurs de traits différentes selon le temps de l’énoncé précédent55. Un développement procédural devra donc en rendre compte. Enfin, que les temps verbaux encodent systématiquement des traits faibles pose un certain nombre de problèmes. Notamment, lorsque le passé simple, portant un trait en avant, est confronté à une règle conceptuelle, elle même saturée et produisant une hypothèse contextuelle en arrière, l’énoncé, s’il ne peut en effet plus recevoir la lecture en avant demandée par le passé simple, ne peut pas non plus recevoir la lecture en arrière commandée par l’hypothèse contextuelle :

(87) ? Socrate expira. Il but la ciguë.

De même pour :

55 Pour une argumentation plus explicite de l’ordre temporel favorisé par les temps verbaux

du passé, fondé sur l’observation des énoncés, on se reportera au § II.3.

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110 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

(6) ? Les passagers descendirent. L’avion atterrit.

Le deuxième problème concerne la prise en compte d’un trait directionnel en arrière dans le premier énoncé, par exemple avec un plus-que-parfait dans le premier énoncé. C’est le cas dans l’exemple (88) commenté par Moeschler :

(88) Max s’était levé de bonne heure et se dirigea vers la salle de bains.

« Cette lecture [en avant] n’est pas problématique, mais ce qui l’est, c’est l’adjacence de deux directions en arrière et en avant à l’intérieur d’un mouvement en avant. Ici encore, l’interprétation pertinente introduit un point de référence spécifique antérieur au deuxième événement, qui implique un mouvement en arrière, puis un mouvement en avant. La complexité de ce mécanisme de repérage et de direction inférentielle explique qu’en dehors de relations causales précises, les séquences PQP-et-PS peuvent être plus ou moins acceptables » (Moeschler 1998a, 317).

Le modèle considère ici que le premier événement introduit un point de référence antérieur à celui du deuxième et provoque de ce fait un mouvement en arrière. Pour que ce soit vrai, il faut supposer soit que le premier énoncé déclenche une hypothèse anticipatoire, soit que le deux ième événement a déjà été traité par le destinataire. La première possibilité, selon nous, devrait être écartée du modèle : non pas que les hypothèses anticipatoires n’existent pas, bien au contraire, mais elles ont un degré d’annulabilité tel que toute tentative pour les intégrer à un modèle computationnel est difficile. Quant à la deuxième solution, elle est problématique d’un point de vue processuel : le point R dont se sert le destinataire pour situer l’événement au plus-que-parfait provient, sauf dans des cas très particuliers, « cataphoriques », qui ne concernent pas ce type d’exemple, d’un énoncé antérieur dans le discours. En tous les cas, nous considérerons que pour un modèle procédural, c’est-à-dire un modèle qui rend compte « pas à pas » des opérations réalisées par l’esprit du destinataire, il ne peut y avoir de mouvement en arrière par rapport à un énoncé non encore traité donc inexistant au moment où le destinataire traite le premier énoncé, en l’occurrence l’énoncé au plus-que-parfait. Bien sûr, cette critique ne concerne pas le modèle directionnel en tant que tel, puisqu’il choisit d’observer conjointement deux éléments de discours α et β. Ce qu’il nous semble opportun de modifier, c’est précisément l’hypothèse que l’esprit traite conjointement deux énoncés et non pas un seul.

Toutefois, Moeschler, pour son analyse du plus-que-parfait, plaide que ce temps encode un trait directionnel en arrière du simple fait qu’il permet le repérage d’une éventualité E1 antérieure à une éventualité E2, elle-même antérieure au moment de l’énonciation S. Il nous semble pourtant qu’il ne s’agit pas là d’un trait directionnel, du moins pas de même nature que les autres traits directionnels ; pour nous, cette configuration est la simple sémantique du plus -que-parfait. Cette dimension du plus-que-parfait n’est pas une instruction procédurale. S’il n’en était pas ainsi, c’est-à-dire si le plus-que-parfait devait se décrire à l’aide d’un trait en arrière, il faudrait admettre un trait de ce type pour les autres temps composés, par exemple un trait en arrière pour le passé composé du simple fait que l’éventualité qu’il dénote est antérieure à S.

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 111

Avant d’envisager un autre type d’approche procédurale de l’interprétation, il est cependant nécessaire de revenir brièvement sur quelques aspects de la Théorie de la Pertinence.

3.3. Développements récents de la théorie de la pertinence

3.3.1. Des concepts ad hoc à la dimension procédurale de l’interprétation

Définir, c’est limiter. Oscar Wilde, « Le portrait de Dorian Gray ».

La Théorie de la Pertinence pose un axiome : la dimension sémantique de l’énoncé est sous-déterminée. Dans ses développements récents, arguant que les mots désignent potentiellement un nombre indéfini de concepts (cf. Sperber & Wilson 1997), Sperber et Wilson donnent un outil de spécification contextuelle du concept invoqué par l’énoncé. Autrement dit, l’esprit effectue, à partir des entrées conceptuelles sous-déterminées livrées par le lexique, des opérations visant à déterminer de quel concept il s’agit. De plus, ces opérations vont au-delà de la levée des simples ambiguïtés sémantiques, et permettent l’identification, in fine, du bon référent. Dans leurs travaux les plus récents, Sperber & Wilson (1997) décrivent ce processus de détermination conceptuelle en termes de spécification et d’ élargissement (respectivement narrowing et loosing).

L’argumentation de la Théorie de la Pertinence en faveur de la sous-détermination sémantique se fonde sur la défense d’une conception plus générale du rapport entre les mots et les concepts. Alors que la sémantique lexicale cherche à décrire l’exhaustivité conceptuelle donnée par le lexique, la pertinence considère que les éléments du lexique ont pour contrepartie un ensemble de données encyclopédiques et logiques, mais assez rarement une contrepartie conceptuelle « stable ». L’idée défendue par Sperber & Wilson est d’abord que :

« … la correspondance entre les mots et les concepts peut être de un à un, de un à plusieurs, de plusieurs à un ou d’un mélange de ces possibilités. Néanmoins, l’idée qu’il y a une correspondance exhaustive un à un entre les concepts et les mots est très implausible » (Sperber & Wilson 1997, 108, notre traduction).

Leur argumentation repose sur des observations. Ainsi, « Ceci est mon livre » peut désigner le livre que je possède, celui dont je suis l’auteur, ou un nombre indéterminé d’autres cas. De même, « ouvrir une bouteille » peut correspondre au concept de la décapsuler ou d’en enlever le bouchon. Mieux, lorsque Marie dit qu’elle

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112 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

est « fatiguée », le mot « fatiguée » peut renvoyer à un nombre indéfini de fatigues pourtant bien distinctes conceptuellement. Qui plus est, il y a une quantité de concepts pour lesquels il n’existe pas de mots, mais dont il est vraisemblable qu’il existe une représentation conceptuelle dans le réseau de représentations mentales de l’esprit ; ainsi en est-il du concept d’ oncle-ou-tante, ou même des concepts pour lesquels on ne dispose d’aucune possibilité descriptive satisfaisante sans une périphrase compliquée.

Ceci dit, Sperber & Wilson conservent le point de vue selon lequel les mots du lexique ont bien une définition conceptuelle minimale, mais que cette définition n’est pas stable : dans un énoncé, le destinataire doit réaliser certaines opérations pour attribuer au mot le bon référent conceptuel. Lorsque nous interprétons des mots du lexique, nous sommes donc amenés à découvrir ce que le locuteur cherche à communiquer conceptuellement, à partir des informations très basiques fournies par le lexique et qui rendent compte du fait qu’un mot peut désigner un nombre indéfini de différents concepts. Ces opérations sont pour Sperber & Wilson de deux types possibles. Pour le cas de la fatigue de Marie, le destinataire doit faire une hypothèse qui vise à préciser le degré de fatigue dont se plaint la locutrice. Ce faisant, il restreint l’ensemble des référents possibles en maintenant la définition lexicale valide. Cette opération, qui produit d’autant plus d’effet contextuel que la spécification est forte, est l’opération de spécification du concept (narrowing) en usage « étroit ». Dans d’autres cas, l’opération est inverse. Par exemple, dans le cas des métaphores, le destinataire applique une élargissement dénotationnel pour obtenir quelque chose qui tombe en dehors de l’ensemble des possibles dénotationels du mot selon sa définition minimale. C’est le cas de l’usage large, ou de l’élargissement (loose use). Sperber et Wilson nomment les concepts obtenus au terme de ces processus des concepts ad hoc et les notent concept*. Revenons un instant sur la fatigue de Marie.

Lorsque Marie dit qu’elle est fatiguée, le destinataire doit effectuer un certain nombre d’opérations pour obtenir le concept ad hoc effectivement communiqué par la locutrice : fatigué*. Non seulement ce concept ad hoc peut répondre à la définition sous-déterminée de l’entrée lexicale, par exemple s’il s’agit de quelque chose comme trop fatiguée pour faire une randonnée ou de trop fatiguée pour faire à manger, autrement dit pour, en fait, obtenir une spécification du concept (narrowing), mais il peut aussi correspondre à quelque chose qui ne répond pas à la définition minimale de l’entrée lexicale, comme dans le cas où la locutrice veut communiquer qu’elle est fatiguée par exemple de la démagogie des politiciens ; le destinataire fait alors une opération d’élargissement (loosing).

Dans les deux cas, on peut admettre que le destinataire applique une procédure, soit par spécification soit par élargissement, pour parvenir au concept ad hoc. Dans le cadre de la Théorie de la Pertinence, et en particulier suite aux développements proposés par Luscher (1998b, 73), il est possible de défendre l’idée assez naturelle qu’il existe une seule et unique procédure de détermination conceptuelle valable pour toutes les expressions conceptuelles du lexique. En revanche, chaque expression procédurale déclenche une procédure qui lui est propre et qui constitue sa description

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 113

sémantique. De la sorte, on cherche à proposer ici une contribution aux distinctions opérées par Luscher.

Rappelons que pour ce dernier, il existe des expressions procédurales dont le contenu conceptuel, qui existe bel et bien, n’est plus directement pertinent pour le destinataire. Autrement dit, la distinction de Luscher divise les expressions entre procédurales et conceptuelles indépendamment du fait que les expressions procédurales puissent aussi avoir une contrepartie conceptuelle qui provient par exemple de leur étymologie : sa distinction concerne le rôle de l’expression linguistique (cf. Luscher 1998b, 72). Les expressions conceptuelles font aussi chez Luscher l’objet d’un traitement procédural : le destinataire, en fonction de différents facteurs contextuels, adapte sa modélisation classificatoire du lexique, divisant ainsi les oiseaux selon la nécessité soit dans l’opposition passereau – non-passereau, soit dans celle vole – ne vole pas, etc. Cette approche présente un avantage remarquable : elle permet d’éviter le figement des classifications des représentations et maintient ouvertes les possibilités de spécification, donc rend compte des possibilités créatrices du lexique.

En restant à un niveau général, on peut proposer une modélisation procédurale des opérations réalisées par le destinataire en traitant une expression conceptuelle : le destinataire, en regard du contexte, cherche à déterminer le concept ad hoc par spécification ; ce ne serait que si cette opération est impossible, échoue ou est trop peu rémunératrice en termes de pertinence que le destinataire poursuit le traitement par une opération d’élargissement. Voici ce que la procédure conceptuelle pourrait donner :

Input : entrée lexicale Spécification possible concept* obtenu par spécification (narrow use) Elargissement possible concept* obtenu par élargissement (loose use) Echec de l’interprétation

I. 12: PROCEDURE CONCEPT*.

Cette conception générale pose rétrospectivement un problème. Si les concepts, pour la Théorie de la Pertinence, sont des adresses mémoires auxquelles correspondent des entrées lexicale, logique et encyclopédique, n’y a-t-il pas un hiatus à considérer que l’entrée lexicale sert de base pour le calcul d’un concept ad hoc ? En réalité, au contraire, rien n’empêche de considérer plutôt que l’adresse mémoire,

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114 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

mettons @concept, est fournie elle-même par l’entrée lexicale, et que cette adresse ne concerne plus que deux entrées, l’entrée encyclopédique et l’entrée logique. Le lexique fournit donc des informations grammaticales et phonologiques, mais aussi une définition minimale du concept.

Il y a plusieurs conséquences à faire l’hypothèse que, bien que déclenchant des opérations différentes, les expressions conceptuelles trouvent leur référent, in fine, par des instructions. Premièrement, cela permet d’envisager que le traitement d’un énoncé, et donc de manière plus générale, l’interprétation du langage est procédurale dans son ensemble, et qu’il est possible, si on dispose de la bonne syntaxe, de la bonne sémantique et de la bonne pragmatique, de construire cette procédure générale. Implicitement, les tentatives qui cherchent à rendre compte de l’interface entre la syntaxe, la sémantique et la pragmatique, même sans se situer dans une perspective procédurale au même titre que la Théorie de la Pertinence, cherchent à rendre compte du fait que l’esprit manipule des objets linguistiques et conceptuels pour interpréter, et qu’il ne le fait pas n’importe comment ou au hasard. Or, si il y a effectivement des opérations automatiques déclenchées par un input phonologique, et que ces opérations sont organisées entre elles, il devient possible d’en dresser une procédure.

Ce ne sera pas l’objectif de ces pages, pour des raisons évidentes. Mais il y a de bonnes raisons de penser qu’il y a là un véritable programme de recherche pour une pragmatique radicale comme la Théorie de la Pertinence. Un certain nombre d’arguments vont en effet à l’encontre de la structure classique à trois étages syntaxe – sémantique – pragmatique, cette dernière intervenant au dernier niveau de traitement exclusivement. Certes, la pertinence assume les points suivants. 1) le stimulus verbal est été traité par des transducteurs qui fournissent une forme traitable par le système linguistique (étage du traitement syntaxique et sémantique) ; 2) ce système linguistique fournit une représentation sémantique minimale (la forme logique) au système central de la pensée, c’est-à-dire au système pragmatique non spécialisé ; 3) le système central réalise l’assignation de référents aux expressions référentielles et tire les inférences pragmatiques en enrichissant la forme logique en forme propositionnelle et en tirant les implicitations. Pourtant, il est raisonnable de considérer qu’en traitant (89), qui peut avoir deux formes syntaxiques, le destinataire, en situation normale, est d’emblée guidé pragmatiquement pour construire la bonne interprétation :

(89) La petite brise la glace. (90) S [NP [det La] [N petite]] [VP [V brise] [NP [det la] [N glace]]] (91) S [NP [det La] [A petite] [N brise]] [VP [pro la] [V glace]]]

On ne voit guère, dans une situation normale de communication, pourquoi le destinataire accéderait, à un moment ou un autre du traitement, à l’hypothèse que (89) pourrait concerner un petit vent alors que le contexte lui donne un accès direct au

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 115

référent petite fille56. Au contraire, il est vraisemblable que le système central de la pensée, à savoir la dimension pragmatique, intervient pour piloter et contrôler les opérations des modules syntaxiques et sémantiques, évitant d’emblée notamment les cas d’ambiguïté syntaxique et saturant les référents autant que possible au fur et à mesure de l’interprétation des morphèmes. Cela pourrait sembler impliquer que le système linguistique est une partie du système central. Pourtant, nous ne tirons pas cette conséquence : l’hypothèse tient si on considère que le système central est un fournisseur de service pour le système linguistique en favorisant son action, ce système linguistique étant à son tour un fournisseur de service pour le système central en produisant la représentation dont il a besoin pour assigner des référents, et tirer forme propositionnelle et implicitations, autrement dit pour réaliser une interprétation complète. On dirait alors que le système central a aussi cette fonction, non plus de fournisseur de service, mais de producteur d’étape du processus interprétatif. Le système central, orienté vers la recherche de pertinence, agit par un moteur de minimisation et de résolution des conflits sur le système linguistique qui, lui, possède par ailleurs ses propres mécanismes de computation.

Comme la pertinence prévoit que le contexte est construit pendant l’interprétation, il y a là aussi matière à description procédurale. Une procédure d’interprétation générale devrait idéalement prévoir cette construction du contexte. Une hypothèse ensembliste pourrait venir en aide à cette ambition, qui prendrait en considération un premier ensemble constitué par l’environnement cognitif du destinataire et qui correspondrait à l’état du système. Le deuxième, considéré vide au début du traitement interprétatif d’un énoncé, constitue le contexte qui se construit par la récupération d’assomptions pertinentes au sein de l’environnement cognitif et par la création d’assomptions nécessaires (par exemples des prémisses implicitées inconnues dans l’environnement cognitif du destinataire) au fur et à mesure du traitement interprétatif, expression après expression ; mais il reste à déterminer dans quelle mesure une telle hypothèse peut être étayée par une expérimentation neuro-cognitive, et quels sont les mécanismes computationnels précis qui entreraient en jeu pour réaliser ces opérations.

L’hypothèse d’une procédure générale d’interprétation, quelle que soit la forme qu’elle pourrait prendre dans les faits, est corroborée par le fait qu’il est possible de rendre compte de domaines spécifiques de l’interprétation par une procédure. En

56 Bien entendu, cette opération peut échouer ; il s’agit alors d’un échec du pilotage par le

système central qui n’a pas fait les bons accès. Il ne s’agit pas d’une explication circulaire : des structures syntaxiques et des attributions de catégories à des morphèmes sont plus accessibles que d’autres ; ainsi, vieille favorise probablement la catégorie de modifieur que celle de nom, et ainsi de suite. Le destinataire, s’il applique une procédure, comme on l’évoque ici, manipule ces donnés en effectuant des hypothèses qui portent aussi sur la structure syntaxique, et qui peuvent avoir un plus ou moins grand degré de force ou de plausibilité. Ainsi, pour Sperber et Wilson le système central peut intervenir pour bloquer des opérations de décodage inutiles. Pour nous, s’il défavorise des opérations, cela revient à considérer qu’il favorise celles qui ont le plus de chance de conduire à une interprétation pertinente.

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116 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

particulier, dresser une telle procédure pour l’interprétation des données temporelles est possible, comme on le verra dans la deuxième partie de cette étude.

3.3.2. La théorie des représentations mentales

Les concepts ad hoc sont des représentations mentales d’objets auxquels le discours réfère. La question de la référence a été abondamment explorée, dans une perspective réaliste, dans la mouvance de la Théorie de la Pertinence, par Reboul et son équipe de recherche de Nancy, au sein du projet « Cervical » lié au dialogue homme-machine (cf. Reboul & alii 1997). Cette recherche a entre autres donné lieu à la formalisation, en termes simples, des questions référentielles que la Théorie de la Pertinence laissait parfois en suspens. Ainsi, sous l’hypothèse naturelle que les expressions référentielles donnent lieu à des représentations mentales complexes, Reboul propose une structuration schématique de ces représentations ainsi que des opérations auxquelles elles peuvent donner lieu (cf. Reboul & alii 1997 et Reboul & Moeschler 1998b). L’idée d’une formalisation de ces représentations mentales repose sur diverses observations et hypothèses. Chez Karttunen (1976), on trouve une idée qui a eu un grand succès tant dans les sciences de la cognition que dans les recherches en intelligence artificielle : une machine dédiée à l’interprétation de textes ne peut se concevoir que si elle a pour instruction de construire un fichier pour tous les individus du texte, ce qui suppose que la machine dispose de la capacité de repérer l’apparition de nouveaux individus. Heim (1982), proche de Karttunen, adopte elle-aussi l’idée que le traitement de la référence dans le discours peut se modéliser sous forme d’actualisation de fichiers. Evans (1985) apporte, sans toutefois parler de fichier, l’idée que les représentations mentales des individus sont en quelques sortes indexées avec divers types d’informations conjointes, notamment spatiales. Enfin, Récanati (1993) reprend l’idée du fichier en lui donnant le nom de dossier d’objets, qui structure différents types d’informations : informations perceptuelles et proto-catégorielles, concepts relevant de la même proto-catégorie, et enfin les informations encyclopédiques liées à l’objet. Reboul rend compte de ces informations par le fait qu’une représentation mentale, associés à une adresse mémoire (une « étiquette ») notée précédée d’un arobase (@), comporte les informations suivantes57 :

• L’entrée logique concerne les relations logiques que la représentation mentale entretient avec d’autres représentations mentales. Cette entrée comporte notamment les informations relatives aux groupements de représentations mentales dont la représentation mentale en question peut être une partie ou au contraire dont elle peut être la représentation mentale d’ordre supérieur.

• L’entrée encyclopédique contient les informations connues par le destinataire à propos du référent ; elle regroupe les informations sémantiques, les informations fonctionnelles, ainsi que les informations propres au référent lui-

57 Nous ferons ici l’économie de la dernière entrée, l’entrée d’identification, qui concerne le

dialogue homme-machine.

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3. THÉORIE DE LA PERTINENCE ET RÉFÉRENCE TEMPORELLE 117

même, ces dernières étant groupées sous une catégorie spécifique, l’entrée notation.

• Les entrées visuelle et spatiale rendent compte des images et des orientations « par défaut » de l’objet.

• L’entrée lexicale groupe les informations linguistiques associés à la représentation mentale.

On note une représentation mentale conventionnellement par son « adresse mémoire »58 : [@chien] note la représentation mentale du chien dont il est question dans le discours ou qui a été perçu.

L’idée qu’un discours peut être géré par un système d’informations correspond, en fait, à l’idée qu’on peut rendre compte de la continuité thématique autrement que par un système globalement coréférentiel. Mais pour ce faire, il faut admettre que l’esprit réalise des opérations diverses de mise à jour de l’état de sa mémoire, i.e. des représentations mentales qu’elle contient. Reboul prévoit six opérations fondamentales que l’esprit, en interprétant les énoncés d’un discours, peut appliquer aux représentations mentales :

• La création d’une représentation mentale (RM), lorsqu’un nouveau référent est perçu ou qu’il est introduit par une expression référentielle dans le discours ;

• La modification d’une RM, qui concerne l’adjonction de nouveaux éléments, ou la suppression d’éléments, bien que ce dernier cas ne soit pas explicitement prévu ;

• La fusion d’une RM avec une autre RM lorsque le système conclut qu’elles concernent le même objet. Cette opération est un genre particulier d’élimination d’une RM.

• La duplication d’une RM, qui équivaut en réalité à la création d’une nouvelle RM héritant de certaines propriétés de la RM-mère ;

• Le groupement de deux RM, qui équivaut à la cr éation d’une nouvelle RM à partir de deux RM existantes ; ce cas de figure correspond par exemple au groupement d’un homme et d’une femme pour créer une RM « couple » ;

• L’extraction d’une RM correspond grosso modo à l’opération inverse du groupement.

Par ailleurs, l’esprit effectue ces diverses opérations sur les représentations mentales en fonction de leur appartenance à un domaine de référence ; ce domaine de référence est en principe « l’ensemble des représentations mentales dans lequel on doit sélectionner le ‘bon’ référent » (Reboul & alii 1997, 64). En réalité, ce domaine de référence est un sous-ensemble spécifique du contexte qui concerne non des propositions mais des individus. On schématise les représentations mentales par une adresse qui la désigne et un emboîtement d’entrées (figure I. 13) et, éventuellement, un réseau de relations. Ici, on suppose que le chien Kozak appartient à André :

58 Quelle que soit la plausibilité cognitive d’avoir en tête des « adresses mémoire » comme

les ordinateurs, nous le concevons ici essentiellement comme un formalisme rendant compte du fait que les référents sont accessibles en mémoire de manière directe.

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118 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

@ Kozak @ André Entrée logique Entrée encyclopédique appartient à @ André Entrée visuelle Entrée spatiale

I. 13: REPRESENTATIONS MENTALES.

Quelques remarques générales sont ici nécessaires.

Premièrement, il faut relever que ces six opérations constituent un raffinement de ce qui correspond, à un autre niveau, celui des hypothèses contextuelles, aux effets cognitifs de la Théorie de la Pertinence. Ainsi, duplication, groupement et extraction sont différents cas de création d’une nouvelle représentation mentale, la fusion est une élimination, et le dernier cas est celui de la modification. Les représentations mentales ne sont pas des propositions, donc elles ne sont pas sujettes à recevoir des conditions de vérité, mais on voit donc qu’elles peuvent faire l’objet des mêmes opérations générales que les hypothèses contextuelles dans la Théorie de la Pertinence.

Deuxièmement, le modèle permet de rendre compte de la résolution des anaphores en dehors de toute opération de coréférence : le modèle permet l’accès à des représentations mentales présentes en mémoire sans devoir transiter par des objets de discours, qui ne sont vraisemblablement pas stockés comme tels dans l’esprit du destinataire.

Troisièmement, on constate qu’il est possible assez raisonnablement de dresser une équivalence théorique entre les concepts ad hoc et les représentations mentales. Ainsi, si [@chien] désigne le berger allemand d’André, dont le nom est Kozak, chien* dans la terminologie des concepts ad hoc correspond aussi à Kozak.

Quatrièmement, la théorie des représentations mentales propose une solution à tous les cas problématiques de référence, comme la référence à des référents dits évolutifs, c’est-à-dire des objets qui subissent de telles modifications qu’ils ne méritent plus leur nom, quand bien même ils continuent à être désignés anaphoriquement. C’est le cas connu du poulet bien vif et bien gras, tué, découpé en quatre, grillé, et que la recette de cuisine continue de nommer il. Il peut sembler, d’ailleurs assez efficace d’expliquer cette possibilité aussi par le fait que le poulet* dont il est question se retrouve en usage large (loose use) assez vite…

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Il convient aussi de relever que la théorie des représentations mentales, tout en offrant un formalisme destiné à rendre compte d’opérations référentielles propres, a une évidente parenté avec les D.R.S. de la D.R.T. ; les opérations sur les représentations mentales sont réalisables de façon similaire dans les approches qui manipulent les objets de la D.R.T., étant donnée par ailleurs une différence cruciale : les objets manipulés sont discursifs en D.R.T. ou S.D.R.T. alors qu’ils sont cognitifs pour le formalisme des représentations mentales.

La deuxième partie de cette thèse fournira une brève occasion de voir en quoi les représentations mentales, qui ne concernent pas que des personnes, personnages ou objets mais aussi, dans la recherche actuelle, des événements (à la suite de Davidson 1967 et 1980), reçoivent des opérations commandées par le processus interprétatif.

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Conclusion

Cette première partie avait pour objectif de décrire et de commenter les principaux courants théoriques qui ont alimenté la réflexion sur la dénotation du temps et plus particulièrement sur la construction par le destinataire de représentations d’éventualités temporellement ordonnées entre elles, sous l’hypothèse, implicite dans ce chapitre mais explicite et motivée au chapitre suivant, que la détermination de l’ordre temporel implique par voie de conséquence la détermination de la référence temporelle de l’éventualité. L’état de l’art en cette matière nous a conduit à exposer, tout en faisant des propositions concrètes pour son raffinement, le modèle des inférences directionnelles, seul modèle actuellement disponible dans le cadre général qui nous sert d’axe de réflexion, la Théorie de la Pertinence.

Ainsi, la première partie s’est proposée successivement de montrer en quoi on peut raisonnablement se proposer d’ancrer la réflexion autour d’une approche référentielle, suivant ainsi les pas de Beauzée et de Reichenbach sur l’incertain sentier des instructions de repérage du temps, puis ceux de Kamp & Rohrer qui ont ouvert la voie aux méthodes algorithmiques, qui ont fait de ce sentier des axes aux échangeurs multiples.

Une des voies les plus sérieuses a fait l’objet d’une attention critique toute particulière, la S.D.R.T. de Asher et Lascarides, et notre espoir reste de rendre l’approche formelle dynamique compatible avec un modèle procédural, fondé sur la Théorie de la Pertinence.

L’approche psychologique de Damourette et Pichon apporte à la description des faits de langue des observations cruciales, malgré son éloignement des approches référentielles : notamment, l’emploi d’un temps témoignerait d’une attitude psychologique au sujet de l’éventualité. Ainsi, les temps en –ait, l’imparfait en tête, indiquerait au destinataire que le locuteur se place dans une actualité distincte de celle du moi-ici-maintenant (ces temps, dits toncaux, sont allocentriques). Sans cette hypothèse, il serait impossible de rendre compte que l’imparfait est, comme cela a été montré dans divers paradigmes, et dans la Théorie de la Pertinence en particulier par Sthioul (1995 et 1998a) et Saussure & Sthioul (1999), le temps idéal de l’expression d’un point de vue. De même, l’hypothèse de Damourette et Pichon sur d’autres temps, comme le passé composé, sont d’une importance à ne pas négliger. Leur modèle, cependant, ne propose pas de solution à l’ordre temporel. Guillaume, quant à lui, prend en compte la dimension aspectuelle des temps verbaux en proposant par exemple pour l’imparfait un aspect « sécant » : l’éventualité serait vue « de l’intérieur ».

Les approches textuelles (de Benveniste à Weinrich) proposent une autre solution : l’expression de la temporalité serait dépendante, grosso modo, du « type »

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122 I. TEMPS ET REFERENCE : LES APPROCHES DOMINANTES

de texte dans lequel les énoncés apparaissent. Les approches discursives, héritières de la linguistique textuelle, proposent diverse variantes, anaphoriques par exemple, à la question de la temporalité, cependant toujours attachée à une typologie des textes ; cette typologie, malheureusement, semble en l’état de la recherche trop peu fiable pour rendre compte de l’ordre temporel.

Les approches aspectuelles se divisent en plusieurs écoles et paradigmes. Notamment, les approches de l’aspect lexical considèrent le matériau sémantique propre et invariant, soit des verbes eux-mêmes, soit des prédicats complets (le groupe verbal en entier), soit encore de la phrase complète : ces expressions ou groupes d’expressions feraient (hormis le cas de « preuve du contraire ») intrinsèquement progresser le temps ou non, selon qu’ils dénotent un événement (accomplissement ou achèvement) ou un état (ou une activité). Pour l’aspect verbal, c’est le temps du verbe qui détermine un aspect perfectif ou imperfectif. Ces approches inspirées des langues slaves ont inspiré un court commentaire de l’aspect en russe, et ont fait dans le § 1.5.3 l’objet de critiques quant à ses prédictions de l’ordre temporel : il peut y avoir progression du temps avec des énoncés statifs et stagnation avec des énoncés événementiels. On plaidera plus loin pour une version aspectuelle verbale plutôt que lexicale.

Enfin, après avoir présenté les lignes de force de la Théorie de la Pertinence, on a proposé un exposé critique du modèle des inférences directionnelles destiné à rendre compte de l’ordre temporel ; un certain nombre d’imperfections et d’objections au modèle orientent maintenant notre démarche vers la constitution d’un modèle vraiment procédural de l’interprétation du temps : une procédure sur laquelle les différentes sous-procédures, attachées aux expressions procédurales de l’énoncé, peuvent se greffer. L’idée étant de donner au chapitre III une version détaillée de la procédure encodée par l’opérateur négatif qui puisse se greffer à l’endroit voulu de la procédure générale.

C’est l’établissement de cette procédure générale qui constitue l’objectif de la deuxième partie de cette étude.

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Deuxième partie

Dire et interpréter le temps : Une pragmatique procédurale

temporelle

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Introduction

Language could be a perfect system if we didn’t need to speak (Noam Chomsky).

écrire, expliquer et prédire l’interprétation des données temporelles implique la prise en compte de différents facteurs et l’évaluation de leur force respective : certains sont plus puissants que d’autres, comme on l’a vu dans le modèle des inférences directionnelles. L’idée procédurale autorise en principe la construction d’un modèle spécifiquement

temporel de l’interprétation, en hiérarchisant les différents éléments qui entrent en concurrence. Qu’est-ce donc cependant qu’une procédure, et que voulons-nous entendre par là ? Luscher (1994 et 1998b) évoque à plusieurs reprises ces dernières comme étant des « marches à suivre » :

« (…) il est théoriquement possible de dresser des procédures explicites pour chaque élément procédural – c’est-à-dire de décrire quelle marche à suivre l’élément délivre pour guider l’interprétation – (…) » (Luscher 1998b, 12).

Une procédure est donc une marche à suivre « mise à plat ». De plus, c’est une marche à suivre dont le destinataire se sert pour construire, pas à pas, le contexte59. Nous proposions plus haut de formuler les choses de manière plus précise, en parlant pour les procédures d’« ensembles d’instructions organisées » dont on peut rendre compte avec une algorithmique traditionnelle. Chez Luscher, les choix réalisés entre divers chemins possibles dans la procédure sont le résultat d’une recherche de pertinence. Si, bien entendu, il est parfaitement clair que les parcours du destinataire sont effectivement commandés par la recherche de pertinence, vers laquelle l’esprit est orienté de manière générale, il devient difficile, pour établir des algorithmes précis, de s’en tenir là. En particulier si l’objectif poursuivi consiste à rendre compte des choix qui s’opèrent automatiquement pendant le processus de traitement d’énoncés complets, lors duquel, comme le signale le modèle des inférence directionnelles, des paramètres très divers interagissent. Il faut, à chaque alternative de la procédure, expliciter très clairement de quelle manière, avec quelles variables, et en fonction de quelles contraintes le destinataire opte pour un parcours ou un autre. En d’autres termes, la procédure doit prévoir des choix explicites entre des instructions organisées en séquences complexes. Ainsi, pour nous, une procédure sera l’application, à quelques nuances près, des mêmes principes qui gèrent l’établissement des procédures informatiques. On doit donc pouvoir en rendre compte par un organigramme ou un algorithme. Cela implique un certain nombre de choix,

59 cf. Blakemore 1992, 149-151.

DD

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126 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

notamment notationnels, et qui concernent en particulier les modes d’assignation de valeurs à des variables, etc.

Dresser une procédure pour décrire un processus n’est complexe qu’en fonction de la granularité avec laquelle elle est sensée rendre compte des phénomènes. Plus elle est générale, plus elle a de chances d’être vraie, mais moins elle est explicative. Il est donc impératif d’obtenir une procédure qui soit la plus précise possible, et c’est là toute la difficulté. Idéalement, il faudrait disposer des descriptions de détail de tous les facteurs qui entrent en ligne de compte dans la récupération de l’ordre temporel. Malheureusement, ces descriptions ne sont pas toujours disponibles, hormis dans des paradigmes théoriques trop éloignés, et qui partent d’hypothèses trop différentes. Une manière de le faire consiste alors à développer une architecture unique pour tous les cas de figure, et de prévoir la possibilité de « brancher » des séries d’instructions qui seraient fournies par des expressions précises, temps verbaux ou connecteurs par exemple, en vérifiant la « branchabilité » de ce dont on dispose. C’est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît : savoir où brancher une telle sous-procédure, par exemple du temps verbal, implique de savoir à quel niveau hiérarchique le temps verbal intervient. Mais toute la puissance de l’approche procédurale réside en ceci : à leur tour, les sous -procédures précises qui doivent apparaître dans la procédure générale peuvent avoir un degré de spécification variable, en fonction de l’avancée de la recherche sur le domaine. On peut prévoir le branchement de la sous-procédure « futur simple » mais ne disposer que d’insuffisamment d’observations du futur simple pour produire une procédure qui puisse avoir des chances de correspondre à la réalité. C’est le parti d’une architecture de ce type qui a été choisi, en faisant l’hypothèse qu’on pourra y inclure la procédure de la négation prévue dans la dernière partie de cette étude.

Pour que la procédure corresponde à quelque chose, il faut qu’elle prévoie la prise en considération de multiples facteurs. Si la négation doit intervenir comme contrainte sur l’ordre temporel, et qu’elle est un opérateur qui porte, comme on le suppose, sur un énoncé positif ou sur une partie de cet énoncé, c’est que le destinataire doit être capable de mesurer son impact par rapport à différents types de contextes mais surtout par rapport aux autres facteurs qui guident la récupération de l’ordre temporel. Connecteurs, règles conceptuelles, temps verbaux devront donc avoir dans ce chapitre une description suffisante pour modéliser leur comportement et leur interaction.

Ainsi, la procédure d’interprétation temporelle doit permettre d’expliquer selon quel parcours le destinataire parvient à une inférence directionnelle d’un certain type.

Les facteurs qui influencent l’ordre temporel sont nombreux. Bien sûr, il y a un type d’expressions procédurales (cf. § 3.1.6) qui a l’avantage d’être dédié de manière toute particulière à l’expression du temps, les temps verbaux ; du moins telle est l’hypothèse d’une approche référentielle. On assume que les temps verbaux ont pour rôle de dénoter un moment du temps et non un niveau d’expression (récit vs discours) ou une attitude psychologique quelconque. Le chapitre 3 aura pour objectif d’entrer dans le détail de leur fonctionnement. En prenant l’exemple des temps du passé, on donnera des algorithmes aussi précis et simples que possible. Mais avant d’aborder

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INTRODUCTION 127

leur fonctionnement, il faut détailler les autres contraintes qui entrent en jeu dans l’interprétation temporelle, car elles peuvent annuler ou contredire les instructions du temps verbal : connecteurs et adverbiaux d’une part, et d’autre part ce type particulier d’hypothèses contextuelles que sont les règles conceptuelles, déjà évoquées de manière très générale dans la description du modèle des inférences directionnelles.

Un certain nombre de notions doivent cependant être clarifiées, pour sortir du flou conceptuel et terminologique qui prévaut dans la linguistique du temps.

Premièrement, si on s’accorde en général à penser que les éventualités sont repérées par un médiateur, le point R que Beauzée appelait époque de comparaison , le statut de cette entité relativement abstraite reste considérablement vague et contradictoire d’une approche à l’autre, d’un auteur à l’autre, voire même parfois au sein d’une même théorie. Le § 1.2 a pour objectif de clarifier ce point.

Deuxièmement, on a vu que la dimension aspectuelle des prédicats était importante, mais que sa définition en termes sémantiques n’était pas directement utilisable pour établir une pragmatique de l’ordre temporel. Télicité, durativité, ou plus simplement les classes aspectuelles classiques – accomplissements et achèvements d’un côté, états et activités de l’autre – sont des catégories qui ne contraignent qu’avec difficulté, et de manière peu fiable, l’ordre entre les éventualités. Le § 1.3.1 est en partie consacrée à la prise en charge pragmatique possible de l’aspect, et nous reviendrons à la distinction classique entre imperfectivité et perfectivité. Que l’ordre temporel soit commandé par des règles qui ne sont pas directement liées à l’aspect et à la sémantique des prédicats, cela impliquera pour le modèle procédural que c’est une computation qui déterminera une configuration temporelle particulière de l’énoncé ; ce sont ces configurations qui seront posées en fin de paragraphe.

Les autres éléments contraignant l’ordre temporel seront ensuite évoqués. Les adverbiaux temporels doivent recevoir une description pragmatique, en particulier ces adverbiaux spécifiques qui portent directement sur l’ordre temporel, qu’il induisent une subordination comme « dès que » ou non, comme « ensuite ». Le § 2.1 sera consacré à cela. Le § 2.2 définira et classera les relations entre concepts événementiels accessibles dans la connaissance encyclopédique. Sous le terme de règles conceptuelles, qui a déjà été utilisé dans une version simple lors de la description du modèle des inférences directionnelles, on observera différents types de relations entre éventualités classables en degrés de force variables.

Après avoir consacré un long chapitre 3 aux temps verbaux, puis fait quelques remarques supplémentaires, on présentera enfin la procédure d’interprétation temporelle en la mettant à l’épreuve de quelques exemples sommaires (chapitre 4).

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1. La computation du temps

Ce chapitre a pour objectif de poser les jalons fondamentaux d’une théorie de la computation procédurale de l’ordre temporel. Un premier paragraphe sera consacré à la logique de calcul qui pilote les alternatives de la procédure, et en particulier les gestions de conflits. Ensuite, nous lèverons les ambiguïtés qui affectent le point de référence de la tradition référentielle (c f. § 1.2), en optant pour un point de référence ponctuel. Puis, en évoquant la contribution des approches aspectuelles au problème de l’ordre temporel (voir aussi § I.1.5), nous poserons les préalables à l’établissement d’un modèle procédural adéquat pour le calcul de l’ordre temporel. Notamment, nous y discuterons de la nature des objets à connecter entre eux (énoncés et représentations mentales) et des différentes configurations que peut prendre un énoncé en ce qui concerne l’ordre temporel.

1.1. Une logique procédurale L’interprétation du langage naturel en usage vise à la récupération d’informations diverses qui constituent le vouloir-dire du locuteur, ou, dans la terminologie habituelle de la Théorie de la Pertinence, son intention informative.

Les informations qui constituent l’intention du locuteur sont de plusieurs ordres, et sont organisées entre elles. On peut distinguer l’information elle-même, qui est une série de propositions explicites et implicites, puis les caractéristiques référentielles de sa dénotation. Parmi celles-ci se trouve, bien sûr, la référence temporelle du prédicat : c’est ce dont nous allons traiter pour aboutir à une procédure d’interprétation temporelle.

Nous avons défendu jusqu’à maintenant l’hypothèse que l’interprétation d’un énoncé est une procédure de manière générale, et qu’il existe des expressions linguistiques particulières, dévolues à des tâches d’interprétation pragmatique, les expressions procédurales, qui contribuent à diverses étapes de cette procédure générale. Nous en rencontrerons plusieurs ici, et en particulier celles qui contribuent à la récupération de la référence temporelle de l’énoncé : les temps verbaux et les adverbiaux d’ordre temporel.

La conception d’une procédure d’interprétation doit se faire selon des principes généraux, et selon un formalisme propre. Les principes généraux, outre ceux qu’on a évoqués plus haut, concernent une hypothèse cognitive sur la logique mise en œuvre dans le traitement interprétatif. Il ne peut s’agir d’une logique monotone, c’est-à-dire d’une logique qui fournit toujours la même sortie pour la même entrée : les déductions

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130 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

et inférences auxquelles se livre l’esprit ne sont pas stables et sont hautement dépendantes du contexte. Un des exemples les plus frappants concerne les règles conceptuelles, sur lesquelles on reviendra plus bas, dont seules un petit nombre sont monotones. Il en est de même des expressions conceptuelles et finalement des phrases : une signification en type peut conduire à des sens très divers en token. Il faut donc disposer d’une logique non-monotone pour en rendre compte. Les choses gagnent à être vues ainsi : les entités traitées par le destinataire donnent lieu à des ensembles de possibilités, voire des ensembles d’ensembles (et ainsi de suite) de possibilités interprétatives, et le destinataire réalise des séries de choix interprétatifs, en d’autres termes, une procédure. Le destinataire a donc à sa disposition essentiellement des chemins préférés dans la procédure, que ce soit pour des raisons de saillance, de vraisemblance, de compatibilité avec les connaissances encyclo-pédiques, et surtout d’instructions par défaut. Les descriptions procédurales de marques pragmatiques60 (connecteurs, temps verbaux…) fonctionnent ainsi. Il en est de même pour la récupération de la référence temporelle de manière générale : on peut supposer qu’un passé simple fait progresser le temps, mais c’est là une relation préférée et non obligatoire. En d’autres termes, nous aurons l’occasion d’y revenir, il s’agit du cas par défaut : à moins que le destinataire ne rencontre des contraintes spécifiques, c’est cette interprétation qu’il réalisera. Une règle par défaut est une règle non-monotone : elle est défaisable. Mais une règle par défaut suppose en plus une hiérarchisation de contraintes susceptibles de conduire à son annulation : une règle par défaut est une règle qui s’applique par défaut de contraintes plus fortes, ou à défaut d’informations plus contraignantes, lesquelles doivent bien sûr être explici-tées.Toutefois, cette notion de par défaut pourrait sembler suspecte aux familiers de la Théorie de la Pertinence : après tout, à un énoncé confronté à un contexte ne corres-pond qu’une seule interprétation qui satisfait l’équilibre effort – effet . Par l’idée de défaut, nous cherchons simplement à rendre compte de l’interprétation potentielle la moins coûteuse pour une phrase donnée, et nous considérons que cette interprétation par défaut est celle qui conduit à l’enrichissement pragmatique le plus faible. Ainsi, par exemple, un énoncé s’interprète par défaut littéralement ; cela n’implique pas que le destinataire, en construisant une interprétation contrainte, doive toujours « défaire » l’interprétation par défaut. Il peut devoir se borner à l’enrichir.

En second lieu, cette logique non-monotone peut être prudente ou non-prudente. Elle serait prudente si nous faisions l’hypothèse que pour un énoncé donné, le destinataire instancie toutes les sorties interprétatives possibles et tranche à ce moment-là en faveur de la meilleure. En termes procéduraux, cela signifierait que le destinataire parcourt parallèlement toutes les branches possibles, obtient toutes les interprétations possibles et choisit seulement à ce moment-là la meilleure. Pour la Théorie de la Pertinence, on ne peut faire l’hypothèse que le destinataire applique une

60 Dans la terminologie de Luscher (1994 et 1998b), on distingue, pour ne pas les confondre,

les marques pragmatiques, qui sont des expressions procédurales, et les marqueurs discursifs, qui ressortissent à un autre paradigme d’analyse et concernent la question de la cohérence.

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1. LA COMPUTATION DU TEMPS 131

logique prudente, parce que si une telle logique implique une grande sécurité quant à la justesse de l’interprétation, elle n’est pas économique. On appliquera donc dans notre procédure une logique non-monotone non-prudente : autrement dit, le destinataire adopte une possibilité parce qu’elle est, en l’état, et avant d’avoir une sortie interprétative quelconque, la plus prometteuse, en fonction des éléments dont le destinataire dispose. Cela suppose évidemment que le destinataire puisse faire erreur, auquel cas il revient sur son choix et opte pour une autre possibilité. La logique qui est mise en œuvre est donc une logique non-monotone non-prudente avec processus de révision. C’est le principe général qui guide l’élaboration de la procédure ; on notera les règles par défaut de la manière standard de la logique non-monotone : P implique non-monotonement Q est rendu ainsi : P > Q, par oppositions aux règles d’implications matérielles notées naturellement P → Q.

En ce qui concerne le schéma procédural, nous adoptons le formalisme de l’algorithmique classique, celle-là même qui a été adoptée par l’informatique traditionnelle61. L’algorithmique divise au maximum les opérations en les listant, et un algorithme donné peut se rendre graphiquement par un organigramme procédural qui correspond à cette métaphore du « chemin parcouru ». Entre autres choses, relevons qu’un algorithme classique est séquentiel, et cela se retrouve aussi dans la notation adoptée. Dès lors, il est possible d’attribuer à une variable x sa propre valeur, sur laquelle on applique l’opération que l’on veut. Ainsi, les opérations suivantes sont parfaitement naturelles en algorithmique, et se lisent respectivement : x égale x fois y, x égale x plus 1, x égale x divisé par deux62.

A. x = x * y B. x = x + 1 C. x = x / 2

Ceci s’explique par le fait que le système dispose déjà d’une valeur attribuée à x63. En termes simples, si x a dans le système la valeur 3 au moment où le système doit traiter l’instruction B, celle -ci se « lit » par le système : la variable x reçoit dorénavant la valeur actuelle de x dans le système, à savoir 3, et l’augmente de 1 ; le résultat est l’assignation de la valeur 4 à la variable x. Dans ce cas précis, où l’augmentation est de 1, on dira que x a été incrémentée. Toutefois, le standard consiste à différencier l’égalité (qui n’est pas une instruction) de l’assignation en utilisant pour cette dernière le signe spécifique := ; nous l’utiliserons nous aussi pour des raisons de clarté. Les formules ci-dessus se retrouvent donc comme suit :

A. x := x * y

61 Le formalisme que nous adoptons est consensuel ; on peut se référer par exemple à Wirth

(1988). 62 Nous notons toujours les opérations algorithmiques en caractère courrier pour éviter toute

confusion. 63 Sans quoi le système retourne une erreur, à moins que le système prévoie une valeur

attribuée par défaut aux variables, par exemple 0.

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132 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

B. x := x + 1 C. x := x / 2

Une procédure n’est donc pas un simple arbre aux sorties multiples, dont les nœuds décisionnels ne sont pas explicites. Puisque nous cherchons à appliquer une logique de choix, nous serons le plus explicites possible sur le fait que le destinataire, en optant pour une « branche », réalise un choix, c’est-à-dire, métaphoriquement, « répond à une question ». Il faut donc toujours expliciter cette question. De plus, comme nous adoptons la méthode algorithmique classique, nous ne pouvons éluder cette question du choix : si le choix n’est pas formulé, comment rendre compte de ce que fait le système ? Ceci étant posé, l’occasion nous est fournie pour dire clairement que ce n’est pas la « métaphore informatique » que nous voulons utiliser pour décrire les opérations interprétatives, mais une formalisation algorithmique qui a ceci d’universel qu’elle est un simple outil descriptif apte à rendre compte de n’importe quelle tâche organisée, qu’elle soit réalisée par une machine à laver, un ordinateur ou l’esprit humain. Nous n’avons pas l’ambition de donner des procédures clé en main pour l’informaticien qui n’aurait plus qu’à les implémenter ; si cela se fait, tant mieux, mais nous prenons à notre compte l’adage « Ce qui est difficile à la machine est facile à l’homme, et ce qui est facile à la machine est difficile à l’homme » : même si tout laisse penser que l’esprit humain fonctionne selon les mêmes principes de logique fondamentale que les ordinateurs et les caisses-enregistreuses, il nous semble hors de propos de décrire le fonctionnement de l’esprit en le supposant outre mesure comparable à un ordinateur, qui n’est qu’une caisse enregistreuse un peu plus complexe. Nous supposons que les ordinateurs dévolus au jeu d’échecs « jouent » en recourant à des processus très différents des processus que les humains accomplissent pour ce genre de tâche. Pour ce qui est du langage, nous doutons, comme de nombreux linguistes, qu’une machine capable de réaliser des processus langagiers totalement identiques à ceux que l’esprit humain réalise pourra un jour être construite. On reviendra sur cette idée le jour improbable où une machine douée de conscience sera à notre disposition pour converser sur le monde.

1.2. Computation du temps, point de référence et référence temporelle Pour les temps verbaux, nous conservons le formalisme de Reichenbach, que nous avons abordé plus haut, en trois points : E, R et S. Mais certains, à la suite notamment de Comrie (1981), considéreraient ici que le point R n’a pas de réelle utilité pour la récupération de la référence temporelle, au moins pour les temps simples. Conserver le point R est cependant indispensable pour le modèle que nous construisons ici, pour plusieurs raisons qui figurent déjà pour l’essentiel dans Saussure (1998a). Relevons premièrement qu’il permet de rendre compte du moment du temps à partir duquel l’éventualité est considérée, ou avec lequel le moment de l’éventualité est comparé.

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1. LA COMPUTATION DU TEMPS 133

Deuxièmement il rend compte du temps de l’auxiliaire pour les temps composés, puisqu’il est identique au présent de l’énonciation pour le passé composé (cette description n’est cependant pas suffisante, comme on l’indiquera plus bas) et qu’il est passé pour le plus-que-parfait. Troisièmement, il faut admettre que l’énoncé, s’il déclare vrai une éventualité au moment E, communique aussi quelque chose de crucial à propos du moment R, en particulier un état résultant (pour les temps composés) ou un état de choses dont les conditions de vérité sont pertinentes à R. Enfin, et ce dernier point mérite d’être souligné de manière toute particulière, nous faisons l’hypothèse que lorsqu’il se confond avec E, le point R n’est pas du tout inutile ou redondant. Nous défendrons qu’il permet l’attribution d’une référence temporelle à l’éventualité par comparaison avec un point abstrait, tout comme le point S n’a rien de redondant dans une égalité S=E au présent. En cela, nous concevons R non pas comme un simple élément descriptif, qui permet de dresser une structuration d’un système des temps verbaux, mais comme une coordonnée de calcul.

Il peut toutefois surgir plusieurs confusions au sujet du point R : s’agit-il vraiment d’un point, ou peut-il tout aussi bien s’agir d’une « période de référence » ? R est -il une variable abstraite, un événement effectif, un marqueur discursif ?

Vetters, par exemple, tout en admettant que R est un point abstrait, considère que R, E et S « sont toutes les trois des situations qui se distinguent par leur fonction discursive » et explique : « pour localiser un événement dans le temps, j’ai besoin d’un ou de plusieurs autres événements qui jouent le rôle discursif de R ou de S » (Vetters 1998, 23). Cette conception des coordonnées reichenbachiennes ne sera pas la nôtre : elle nous semble éloignée du Reichenbach « référentiel », qui admet la nécessité du point R pour des temps simples, inexplicable si R remplit seulement une « fonction discursive ».

Chez Sthioul (1998c et en préparation), R corr espond plutôt à une temporalité délivrée par un événement ou un adverbial, et n’a pas une nature intrinsèquement ponctuelle. Même, il est plutôt une période de temps au sein de laquelle l’intervalle couvert par la durée de l’événement est incluse. A la suite notamment des traditions grammaticales qui voulaient qu’un complément de temps suffise à déterminer le moment d’une éventualité, cette conception du R-période, déjà envisagée par Beauzée sous une autre terminologie (l’ « époque de comparaison »)64, se retrouve dans divers paradigmes, explicitement ou non, par exemple chez Hinrichs (1986) et plus récemment chez Bohnemeyer (1998) qui d’ailleurs réfère lui-même à Hinrichs.

Il se trouve que, comme on l’a noté au début de cette recherche (cf. § I.1.2), les pages de Reichenbach sont elliptiques. En particulier, elles prêtent à confusion sur la nature du point R. Même sans vouloir à tout prix s’inscrire dans une « orthodoxie reichenbachienne » dont nous n’avons pas le monopole, il faut admettre que les exemples qui laissent accroire qu’on peut considérer R comme une période peuvent être analysables autrement. Notons cet exemple, qui sert d’argument principal à

64 cf. Beauzée 1767 / 1974, Portine (1995) et Saussure (1997).

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134 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

l’interprétation d’un R potentiellement périodique, et qui est emprunté à Reichenbach :

(92) In 1678, the whole face of things had changed… eighteen years of misgovernment had made the … majority desirous to obtain security for their liberties at any risk. The fury of their returning loyalty had spent itself in its first outbreak. In a very few month they had hanged and half -hanged, quartered and emboweled, enough to satisfy them. […]65 Then commenced the reflux of public opinion. The nation began to find out to what a man it had intrusted without conditions all its dearest interests, on what a man it had lavished all its fondest affection. (Macaulay cité par Reichenbach 1947, 288).

Pour Reichenbach, en effet, R est l’année 1678. Pourtant il faut relever que tout le début du récit est communiqué par des pluperfect, relativement équivalents à des plus-que-parfaits, et que les deux dernières phrases sont au simple past, qui partage probablement la sémantique E,R-S avec le passé simple français. Nous considérons qu’il existe dans le cas précis de (92) une situation d’attente, qui concerne toutes les éventualités au pluperfect et durant laquelle le destinataire pose un point R relativement arbitrairement dans l’intervalle correspondant à l’année 1678, en attendant une confirmation de la position de ce point R par un événement au simple past, en l’occurrence fourni par « Then commenced the reflux of public opinion ». Maintenir l’idée que l’année 1678 constitue entièrement R est en outre particulièrement délicate à défendre si on considère la phrase introduite par « In a very few month », qui soit porte sur une tout autre période, soit restreint la période R à ces quelques mois. L’exemple que Reichenbach a choisi est particulièrement complexe66 ; on peut en donner un autre, construit sur le même modèle :

(93) En 1917, le mécontentement et l’abattement de la population avaient atteint un degré extrême. Les mères avaient vu partir leurs enfants pour le front, et ils n’en étaient pas revenus. Les ouvriers avaient vu leurs économies fondre pour l’effort de guerre, et les paysans avaient subi la disette et la destruction. Les bolcheviques jugèrent le moment propice et prirent le pouvoir.

Cette situation particulière, dans laquelle le premier énoncé fonctionne vraisemblablement comme un plus-que-parfait « narratif », peut donc à notre sens recevoir une explicat ion complètement alternative au R-période : R n’est pas 1917, mais un certain moment de cette année. Le destinataire attend l’information qui lui permettra de situer plus précisément le point R (mais nous verrons plus bas que nous n’adoptons pas la thèse cataphorique pour expliquer ce type de situation). Il existe par ailleurs d’autres arguments en faveur d’un R strictement ponctuel, que nous allons rapidement évoquer.

65 Nous avons supprimé ici la phrase « The Roundhead party seemed to be not merely

overcome, but too much broken and scattered ever to rally again », parce que le simple past s’y comporte comme un imparfait français et non comme un passé simple, ce qui complique inutilement l’exemple pour les conclusions qu’on veut en tirer ici.

66 Il est en particulier complexe car il fait intervenir entre les plus-que-parfaits du début et ceux des subordonnées de la dernière phrase des relations sous-déterminées.

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1. LA COMPUTATION DU TEMPS 135

Premièrement, il y a une conséquence à admettre, comme nous, que R est une coordonnée de repérage : R, en tant que moment du temps à partir duquel on observe l’éventualité, ne peut être qu’un point abstrait : on ne voit pas très bien à quoi correspondrait le fait d’opérer un calcul référentiel qui prendrait comme origine (comme point d’observation, pourrait-on dire métaphoriquement) un intervalle, bien qu’on considère souvent, comme Bohnemeyer (1998), que la logique de calcul intervallaire est plus performante que la soi-disant « ancienne » logique d’instants. Il faudrait nécessairement alors abandonner l’idée que R soit une variable à saturer, ou prendre deux points de calcul, à savoir les bornes de l’intervalle, ce qui diminue considérablement l’économie général du repérage par coordonnées et sa modélisation (il faut alors déclarer une variable au statut particulier, une variable dimensionnée à deux valeurs). Que l’éventualité elle-même soit intervallaire, ou perçue comme telle, est une évidence. Nous postulons qu’il n’en est pas de même de la coordonnée de repérage.

Deuxièmement, nous noterons un argument a contrario : si l’éventualité est uniquement repérée par un R coextensif à une période donnée par un adverbe temporel, on ne verrait pas pourquoi les différentes éventualités de (94) auraient des références temporelles distinctes et donc un ordre, et de plus ne dureraient pas toute la nuit en question (à moins d’admettre que le point R ne joue pas de rôle pour la détermination de l’ordre temporel, ou à moins d’adopter un modèle de restriction automatique de la période R avec le passé simple, comme Sthioul en préparation) :

(94) Cette nuit-là, Pierre quitta la maison sans bruit, traversa le jardin, escalada le mur et courut jusqu’à la ferme des conspirateurs.

Si R est donc pour nous un point, on peut le concevoir (bien que cela soit sans conséquence pour nous) comme une projection du point S, qui sert à repérer les rapports temporels non pas dans le présent de l’énonciation comme S mais par rapport à un point antérieur ou ultérieur sur la ligne du temps.

Ceci étant posé, la période donnée par « Cette nuit -là » dans l’exemple ne peut pas pour autant être considérée comme non-pertinente. Elle trouvera un nom dans la pragmatique temporelle envisagée dans ces pages : période de restriction. Sa dénotation, qui couvre ici en principe toute une nuit, restreint l’intervalle temporel au sein duquel se fixe la référence temporelle des événements ou le point de référence (l’un ou l’autre est possible pour les énoncés au plus-que-parfait en fonction de données contextuelles, et au passé composé la période de restriction peut pointer sur S, cf. infra § 3.1.2 et 3.1.4). Elle peut être fournie de diverses manières. Un complément temporel peut le faire, bien entendu, mais pas n’importe lequel. Ce peut être une expression calendaire, une expression déictique ou anaphorique, mais il ne doit pas expressément qualifier de durée : un adverbe comme « pendant plusieurs heures » par exemple ne situe rien sur la « ligne » du temps, il donne une spécification intervallaire. Il ne doit pas non plus spécifier d’ordre temporel (« ensuite » par exemple). Nous diviserons donc en trois classes générales les expressions temporelles : les compléments de restriction temporelle (« cette nuit-là » dans (94)),

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136 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

les compléments de durée et enfin les adverbiaux d’ordre que nous appellerons, conformément à une abondante littérature pragmatique, des connecteurs temporels (étudiés plus bas, § 2.1). Nous distinguons donc formellement la période de restriction du point de référence :

Point de référence R : Coordonnée servant au calcul de la référence temporelle et de l’ordre temporel. Période de restriction : période déclarée ou inférée à l’intérieur de laquelle la référence temporelle E de l’énoncé, éventuellement R (pour l’état résultant), doit être située.

Les adverbiaux temporels se divisent enfin comme suit :

Compléments de restriction temporelle : expressions dénotant explicitement la période de restriction. Exemples : Cette nuit-là, En 1678… Compléments de durée : expressions spécifiant l’intervalle de temps durant lequel les conditions de vérité de l’énoncé sont satisfaites. Exemples : Pendant dix minutes , Toute la nuit... Connecteurs temporels : expressions procédurales spécifiant l’ordre temporel. Exemples : Ensuite, après que, auparavant...

La période de restriction, qui est un domaine de quantification, peut donc être fournie par des expressions linguistiques, mais elle peut aussi être inférée à partir d’informations d’arrière-plan (on sait que le récit se déroule à une époque donnée), par un groupe nominal comme Les druides dans (95) ci-dessous, ou encore de bien d’autres façons. Elle peut même être complètement absente, ce qui conduit le destinataire soit à la construire lui-même de manière abstraite, soit, comme en (96) ou (97), à lui donner l’extension maximale : le temps « dans son entier ».

(95) Les druides croyaient en l’immortalité de l’âme (Tasmowsky-De Ryck). (96) La vie est brève. (97) Jamais grand nez n’a déparé grand visage (Damourette & Pichon 1911-1936,

269).

Cela ne veut donc pas dire que la période de restriction ne contribue pas à la récupération de l’ordre des événements : après un événement qui a lieu le jour, si nous rencontrons « cette nuit-là », cela peut guider bien évidemment une inférence en avant, bien que cela ne soit pas obligatoire, puisque quelque chose comme (98), correct bien que peu esthétique, ne provoque pas à proprement parler d’inférence en avant, et cela indépendamment du temps verbal puisque (99), toujours au plus-que-parfait, provoque effectivement une inférence en avant :

(98) La journée fut marquée par une grosse et longue averse. Cette nuit-là, la pluie avait rendu le sol complètement boueux.

(99) La journée vit grandir d’inquiétants nuages noirs. Cette nuit-là, il y avait eu une affreuse tempête.

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1. LA COMPUTATION DU TEMPS 137

Si la période de restriction contribue à l’économie du calcul référentiel temporel, la ou les coordonnée(s) qu’elle concerne varie(nt) en fonction de divers paramètres. Au passé simple, la période de restriction exige l’équivalence de E avec R, mais au passé composé, la question est plus complexe, d’une part parce que la période concerne d’abord le point E et que R au passé composé est assimilé à S, et d’autre part parce que cette période peut pointer non pas sur l’éventualité mais sur son état résultant. Lorsqu’il est peu pertinent de placer E dans la période de restriction, elle spécifie alors que l’objet de la communication concerne prioritairement l’état résultant, comme dans (100) :

(100) En ce moment, il a plu, mais dans une heure vous pourrez jouer au tennis (Luscher & Sthioul 1996, 205).

La période de restriction n’est pas décisive pour l’ordre temporel, sauf lorsque le destinataire doit inférer que le temps progresse nécessairement à cause d’une période de restriction explicitement déclarée qui ne peut recouvrir une période de restriction antérieurement déclarée ni s’inclure dans elle.

Enfin, relevons que cette période n’apporte en réalité, la plupart du temps, que peu d’information. Il y a fort à croire que « Cette nuit-là » en (94) n’a pas, in fine, pour rôle de dénoter l’intervalle qui va du coucher au lever du soleil, mais bien plutôt de contribuer à la construction de représentations plus restrictives encore, du type : « à un certain moment de cette nuit -là », (moment qui correspond alors au point R), assorties de conditions particulières comme « il fait nuit » ou « on dort dans la maison », et qui constituent autant l’objet de la communication de l’expression que la simple coordonnée temporelle. Enfin, il y a une question légitime, qui consiste à savoir si, dans « le lendemain », on a affaire à un marqueur qui se borne à spécifier un jour précis, ou, comme c’est le cas dans les didascalies de bande dessinée, à une expression dont le rôle essentiel est de spécifier non pas une quelconque période de restriction, mais bien un ordre temporel, exactement comme « plus tard », ou, mieux, « le jour suivant », expression dans laquelle on trouve une trace explicite d’une commande sur l’ordre temporel. Le sens de « Cette nuit-là » ne serait dès lors pas si éloigné, à une variation sémantique près, de « le lendemain ». On reviendra plus loin sur la force encodée par ces expressions.

On comprendra que notre description fera la plupart du temps l’économie de la période de restriction, sauf quand elle constitue le seul guide de la construction de l’ordre temporel.

1.3. Les configurations temporelles de l’énoncé Jusqu'ici, on a mené de front sans les distinguer formellement deux types généraux de problématiques liées à la dénotation du temps : la référence temporelle et l’ordre

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138 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

temporel, tout en évoquant que la détermination de l’ordre temporel permettait la détermination de la référence temporelle. Il est temps de les définir plus clairement et de défendre cette hypothèse, reformulée comme suit :

Hypothèse sur la relation entre l’ordre temporel et la référence temporelle : hormis dans le cas des énoncés initiaux, la référence temporelle est le résultat d'une computation, autrement dit d’un calcul d'ordre temporel.

Les différents résultats obtenus par la computation correspondent naturellement à différentes configurations : inférence en avant, en arrière, mais aussi relations de pseudo-simultanéité, qu’il s’agisse alors d’indétermination ou de relations partie-tout.

1.3.1. Aspect, référence temporelle et ordre temporel

La référence temporelle correspond au moment du temps, dans la conscience du destinataire, pour lequel les conditions de vérité de l’éventualité décrite sont vérifiées. Nous reprenons à notre compte l’hypothèse habituelle selon laquelle l'esprit applique une stratégie aspectuelle pour se représenter les événements. Plutôt que de saisir des bornes complexes pour un événement et d’en construire une représentation intervallaire dans tous les cas, le destinataire divise uniquement lorsque c'est nécessaire les éventualités en catégories aspectuelles en instanciant des périodes de validité plus ou moins abstraites. Pour (101) et (102), tout porte à croire que le destinataire n'établit pas d'intervalle (qui serait de quelques centièmes de secondes pour (101) et de quelques heures pour (102)), mais qu'il construit, en particulier à cause du temps verbal, une représentation abstraitement ponctuelle, ce qui correspond à l’analyse classique du passé simple. Ce temps est perfectif et donne lieu à une interprétation de l’énoncé dans laquelle l’éventualité est bornée :

(101) La bombe explosa. (102) Frédéric et Marie-Hélène emplirent la piscine.

Si le destinataire ne construit pas d’intervalle dans sa représentation, cela ne veut pas dire que sa connaissance du monde n’intervient pas : il sait bien que ces deux éventualités prennent des durées différentes de réalisation dans le monde, mais cela n’intervient pas à notre sens dans la construction de représentations discrètes d’événements (sauf dans des cas d’encapsulation, où ces durées émergent comme hypothèses conceptuelles et peuvent valider une inclusion au passé simple, cf. infra page 143)67.

67 La recherche récente en pragmatique des événements admet volontiers (cf. par exemple

Gaiffe & Romary 1993) que l’esprit sait effectivement construire des bornes par ailleurs, notamment en positionnant automatiquement des états à droite et à gauche des événements (pré- et post-états).

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1. LA COMPUTATION DU TEMPS 139

Cela pourrait aller jusqu’à impliquer que même si un adverbe temporel spécifie une durée, par exemple pendant x temps, la représentation mentale de l’événement au passé simple « ferait l’impasse » sur la construction de ces bornes, se contentant de les placer parmi les diverses informations encyclopédiques qui concernent l’événement. Les relations temporelles feraient alors complètement fi de cette durée, qui ne présagerait rien sur l’ordre des événements entre eux tant qu’un autre élément temporel portant sur l’ordre n’entre pas en lice. Ceci est une hypothèse et restera ici comme telle ; mais si elle devait être juste, elle constituerait un argument de poids pour contredire les approches de la sémantique aspectuelle tant qu’elle n’est pas, au moins, couplée à une théorie de l’aspect fondée sur le temps verbal.

En revanche, dans la représentation des éventualités non-bornées, comme (103), un intervalle, bien que disposant d’une extension largement indéterminée, émerge automatiquement, et c’est l’imparfait qui commande cette situation, et non une caractéristique sémantique du prédicat. Ici, le prédicat à l’imparfait est même télique, ce qui montre que la télicité ne force aucunement l’imparfait à perdre son imperfectivité :

(103) Luc arriva au stade. Augustin courait le 1500 mètres.

Comme on l’a noté plus haut, c’est donc à l’aspect verbal plutôt qu’à l’aspect lexical que nous nous attacherons (ce qui n’implique aucunement qu’à un autre niveau d’analyse, ces caractéristiques sémantiques ne seraient pas cruciales). En effet, plus haut, on a observé la manière dont l’approche traditionnelle, depuis Vendler (1967), puis dans la formulation de Dowty (1986), et dans cette lignée toutes les références classiques en la matière (cf. § I.1.5.3) questionnent la dimension aspectuelle en lui donnant une base sémantique : une éventualité est sémantiquement un accomplissement, un achèvement, un état ou une activité, selon ses conditions de vérité. Pourtant, comme on l’a observé dans la première partie de cette recherche, l’aspect lexical ne permet pas la détermination de l’ordre temporel : alors que l’aspect lexical prédit, à quelques variantes près selon les auteurs, qu’un accomplissement ou achèvement induit la progression temporelle, et qu’à l’inverse, un état empêche la progression du temps, des contre-exemples viennent facilement invalider ces solutions.

La question de la dimension aspectuelle des temps verbaux a été malheureuse-ment trop mise entre parenthèses chez les auteurs récents ; et quand elle a été conservée, elle a trouvé des explications soit complexes soit fondées sur les coordonnées reichenbachiennes, le point R se transformant en point de « perspective aspectuelle » par exemple chez Vetters, ce qui modifie considérablement la nature du point R. Pour nous, les catégories aspectuelles (état, activité, achèvement, accomplissement) ne concernent pas la ponctualité ou non de la représentation mentale. Ainsi, une éventualité télique, par exemple, déclenche des inférences d’achèvement, certes pleinement utilisables pour le destinataire, mais qui n’ont pas d’influence sur cet autre problème qui concerne la ponctualité ou non de la représentation mentale associée à l’énoncé. Cette ponctualité-là, indépendante de tout

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140 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

trait sémantique propre, sera fonction du temps verbal, et accessoirement de l’usage de ce temps. Dans Saussure & Sthioul (1999), à la suite de Sthioul (1998a), on a argué que toute éventualité, télique ou non, i.e. qu’il s’agisse d’une activité, d’un état, d’un achèvement ou d’un accomplissement, se retrouve avec l’imparfait représenté de manière sécante, « de l’intérieur », c’est-à-dire dans un déroulement. Autrement dit, toute éventualité est dénotée par l’imparfait de manière imperfective, et même les usages interprétatifs de l’imparfait, par exemple ceux dans lesquels le temps progresse, n’empêchent pas cette « appréhension interne de l’éventualité » (cf. § 3.1.3). Parallèlement, une activité ou un état au passé simple est dénoté dans une ponctualité, en général l’incidence du procès (qu’on pense à « Et la lumière fut », « Jérôme connut Laure à Genève », ou s implement « Clara marcha »).

C’est là un point crucial : des imparfaits peuvent faire progresser le temps, par exemple à cause d’implications d’achèvement de l’éventualité par ailleurs récupérées par le destinataire, mais cela n’implique aucunement que l’aspect imperfectif soit annulé : le point d’appréhension est simplement délégué à un sujet de conscience allocentrique (i.e. distinct du locuteur à S), et l’éventualité est toujours perçue dans son déroulement. Cette question sera exemplifiée plus bas, lorsqu’il s’agira de mettre en œuvre la logique procédurale en branchant dans la procédure générale les procédures propres dont on dispose pour quelques temps verbaux. On voit donc l’enjeu que se donne cette approche : dissocier clairement la tradition sémantico-aspectuelle, qui fournit une classification ontologique, et la méthode de représentation des éventualités, divisée tout simplement entre perfectifs et imperfectifs. Nous optons donc pour une notion plus verbale, ou plus « grammaticale », que lexicale de l’aspect, comme de nombreuses approches contemporaines (notamment la DRT).

La référence temporelle n'est donc pas calculée directement par les propriétés intrinsèques des verbes. Quant aux propriétés aspectuelles des temps verbaux, elles expliquent l’émergence d’effets de biais (instauration d’un point de vue, d’un état résultant, d’une relation de recouvrement…), mais ne donnent rien non plus sur la position de l’éventualité par rapport à d’autres éventualités sur la ligne du temps : deux passés simples, tout téliques et tout perfectifs qu’ils soient, peuvent être en relation de recouvrement, et deux imparfaits, tout non-téliques et imperfectifs qu’ils soient, peuvent être en relation d’ordre temporel, sans qu’il s’agisse pour autant d’usages « déviants ».

Hormis dans des cas particuliers (l’autonomie référentielle qu’on évoquera plus bas ou la position initiale de l’énoncé dans un récit), les énoncés ne trouvent pas leur référence temporelle tout seuls. Il serait en effet déraisonnable de penser que, énoncé après énoncé, les éventualités reçoivent une valeur sur la ligne du temps, et que leur ordre serait une conséquence de cette valeur. La discussion au sujet de « cette nuit-là » avait déjà laissé penser que si on veut fournir une référence temporelle aux éventualités sans recourir à un calcul d’ordre, on obtient une indétermination :

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1. LA COMPUTATION DU TEMPS 141

comment ordonner les différentes éventualités de (94)R ? Au contraire, la référence temporelle de l’éventualité n’est que la conséquence de l’application par le destinataire d’un algorithme de calcul de l’ordre temporel. Toujours dans le même exemple, c'est parce que le passé simple délivre une inférence en avant, comme la tradition l’a relevé (mais aux conditions qu’on verra), que la référence temporelle de la deuxième éventualité suit celle de la première.

C’est pourquoi il faut expliquer les phénomènes d’ordre temporel pour expliquer la référence temporelle. Autrement dit : donner un algorithme – une procédure – du calcul de l’ordre temporel imp lique fournir la référence temporelle de l’éventualité en cours de traitement en la connectant à celle des autres éventualités.

1.3.2. Préalables à un modèle procédural des inférences directionnelles

S’il y a un ordre entre les énoncés α et β, c’est que le destinataire calcule la référence temporelle de l’éventualité dénotée par β par rapport à l’éventualité dénotée par α. Dans l’approche de la S.D.R.T., ce sont les énoncés qui sont liés par une relation de discours. Pour le modèle des inférences directionnelles, on a observé que ce sont les relations réelles entre les événements qui doivent être récupérées grâce à une computation fondée sur les expressions linguistiques présentes dans α et β. Nous voudrions ici effectuer un aménagement au modèle des inférences directionnelles, pour qu’il devienne le modèle procédural des inférences directionnelles. Il est en effet raisonnable qu’un moteur procédural prenne comme input un énoncé seul, puisque le système linguistique, puis central, le fait dans la cognition humaine. Si cependant le modèle procédural prend comme input un énoncé seul, il lui faut rendre compte de l’ordre temporel. Se pose alors la question : ordre temporel par rapport à quoi ? Par rapport à un autre objet de discours ? Ce n’est pas là l’hypothèse pragmatique radicale. Par rapport à l’événement dénoté par l’énoncé antérieur pertinent ? Certainement, mais l’esprit ne manipule pas des événements, il en manipule des représentations mentales (qui, elles, pointent par ailleurs effectivement sur un événement). La réponse nous semble tout naturellement fournie par la Théorie de la Pertinence : l’interprétation d’un énoncé consiste à une mise en relation entre une phrase et un contexte. Pour nous, et cela est crucial dans le développement d’un modèle procédural du traitement du temps, l’ensemble des informations fournies par des énoncés antérieurs, c’est-à-dire l’ensemble des hypothèses contextuelles auxquelles ils ont donné lieu, appartient à l’environnement cognitif du destinataire au moment où il interprète l’énoncé en cours de traitement. Autrement dit, nous ne postulerons pas de relations de discours entre les énoncés α et β, mais nous ne prendrons pas non plus comme input les deux énoncés ensemble. Il faudra alors, bien entendu, décrire de quelle manière le destinataire trouve l’éventualité par rapport à

R (94) Cette nuit-là, Pierre quitta la maison sans bruit, traversa le jardin, escalada le mur et

courut jusqu’à la ferme des conspirateurs.

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142 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

laquelle il doit calculer un ordre, et nous verrons qu’il ne cherche pas selon nous en réalité une simple éventualité mais plutôt une variable temporelle disponible dans son environnement cognitif, variable par ailleurs associée à une ou des éventualités. Dans des travaux antérieurs (Saussure 1997b), nous proposions que puisque le destinataire effectue un calcul d’ordre temporel entre différents événements dénotés par différents énoncés, les énoncés étaient temporellement anaphoriques, non pas pour des raisons liées à la coréférence d’expressions temporelles ni pour des raisons de connexion discursive, mais pour des questions d’héritage cognitif de variables d’un énoncé traité à l’autre. Cependant, pour év iter d’éventuelles confusions liées à l’histoire de la notion d’anaphore, nous renonçons à l’utiliser.

Etant en relation temporelle, ces énoncés peuvent présenter plusieurs cas de figure. Ils peuvent faire progresser le temps, ils peuvent le faire régresser, ou encore le faire stagner, que ce soit par concomitance explicite, par inclusion d’une éventualité dans une autre (c’est l’encapsulation, cf. Saussure 1996, 1998b, 1998d et qui est abordée plus bas dans ce paragraphe), soit encore par indétermination ou recouvrement. Pour reprendre les termes du modèle des inférences directionnelles, nous dirons qu’un énoncé qui fait progresser le temps fournit une inférence en avant, qu’un énoncé qui fait régresser le temps fournit une inférence en arrière, alors qu’un énoncé qui ne provoque pas d’inférence directionnelle se trouve en situation de direction nulle.

Cependant, un certain nombre d’énoncés fixent leur référence temporelle, ou délivrent un ordre temporel, sans que le destinataire doive fonder sa computation sur des hypothèses issues du traitement antérieur. Certaines expressions calendaires, certains adverbes de restriction, certaines inférences liées à des expressions référentielles (Les druides par exemple) permettent ce genre de situation. Dans ce dernier cas, le destinataire dispose d’une contrainte forte qui figure dans l’entrée encyclopédique de @druides ; cette contrainte fournit une période de restriction, certes plus ou moins précise, mais la référence temporelle de l’énoncé doit s’y trouver incluse si les druides est un participant de l’événement ou concerné par l’état.

On distinguera donc les énoncés pour lesquels l’ordre temporel se calcule à partir des données fournies par un énoncé antérieur et accessibles dans l’environnement cognitif des énoncés qui fixent seuls leur référence temporelle en fonction de critères divers. On leur donnera respectivement les appellations suivantes :

Enoncés temporellement liés : le calcul de la référence temporelle de l’énoncé se fonde sur un calcul d’ordre temporel à partir d’une représentation d’éventualité fournie par un énoncé antérieur et présente dans l’environnement cognitif. Enoncés temporellement autonomes : le calcul de la référence temporelle ne passe pas par le résultat du traitement d’énoncés antérieurs.

Cependant, il faut le noter, ce n’est pas parce qu’un énoncé temporellement libre fixe sa référence temporelle indépendamment des énoncés antérieurs qu’il ne peut pas provoquer d’inférence directionnelle par rapport à eux. En effet, le destinataire peut

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1. LA COMPUTATION DU TEMPS 143

inférer, à cause d’une expression calendaire par exemple, que l’événement dénoté par l’énoncé en cours de traitement a lieu après le dernier événement traité.

Il existe cependant plusieurs sortes bien différentes d’énoncés qui donnent une direction nulle, e t qui relèvent d’un niveau d’analyse plus fin. Certes ces énoncés ne font pas progresser ni régresser le temps, mais ils ont des configurations – et donc ils donnent lieu à des représentations – très différentes (dans les séquences suivantes, c’est toujours le deuxième énoncé qu’on observe) :

i) Enoncé à direction nulle statif : ce cas de figure concerne les situations complètement statives ((104) ou (105)) et partiellement statives ((106)) (respectivement recouvrement total ou partiel) :

(104) Béatrice aimait Philippe. Il était plein de qualités. (105) Bianca sortit dans le jardin. Le professeur taillait des roses blanches. (106) Il faisait très froid. Antoine ferma bien son manteau.

Un a utre cas de figure concerne des énoncés dénotant des éventualités toutes deux ressortissant à la même catégorie aspectuelle générale d’événements (achèvements ou accomplissements), dans lequel l’énoncé n'est relié ni conceptuellement ni par un participant en commun avec l'énoncé par rapport auquel il doit s’organiser. L’éventualité est indéterminée temporellement par rapport à l’énoncé précédent :

(86) François épousa Adèle. Paul s’acheta une maison à la campagne.

Dans ces énoncés, l’achat de la maison par Paul peut avoir eu lieu dans la réalité avant, pendant ou après le mariage de François et d’Adèle sans changer les conditions de vérité de l’énoncé. L’indétermination est communiquée en tant que telle, ou plutôt, l’énoncé communique que l’ordre temporel entre les deux énoncés n’est pas pertinent. Cependant, comme on le défendra en traitant le passé simple (cf. infra §3.1.1), il n’est pas vraisemblable cognitivement que cette situation puisse effectivement se présenter sans donner lieu soit à un traitement différent, dans lequel le destinataire, cherchant la pertinence, obtient une inférence en avant ou une encapsulation (cf. infra) soit à une situation de bizarrerie. En effet, le destinataire cherche la pertinence de l’énoncé, et s’il ne parvient aucunement à construire la moindre relation entre les éventualités décrites, l’interprétation sera problématique. Cette situation revient donc soit à une inférence directionnelle, soit à un jugement de bizarrerie, soit encore à la situation qu’on va décrire maintenant, à savoir la relation d’encapsulation.

ii) Enoncé à direction nulle encapsulé : c'est le cas de figure dans lequel un événement (accomplissement ou achèvement), grâce à une connexion conceptuelle soit forme un tout avec un autre événement, comme en (107), soit est inclus dans un événement complexe comme en (108) ; dans les deux cas, l’éventualité constitue une partie d’un événement complexe ; la sémantique des situations traite ce type de cas par la relation « partie-tout » et certaines approches de sémantique du discours parlent de set d’événements (cf. Vet 1991) ; dans un cadre de sémantique dynamique comme la

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144 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

S.D.R.T., cela correspond à la relation de discours élaboration (cf. Lascarides & Asher 1993).

(107) Bianca chanta l’air des bijoux. Igor l’accompagna au piano. (108) Une terrible tempête fit rage. Le vent arracha le poirier du jardin.

C’est à ce cas de figure que correspondent les deux fameux exemples de Kamp & Rohrer cités plus haut, (24) et (25) :

(24) [a] L’été de cette année-là vit de nombreux changements dans la vie de nos héros. [b] François épousa Adèle, [c] Jean-Louis partit pour le Brésil et [d] Paul s’acheta une maison à la campagne (Kamp & Rohrer 1983, 261).

(25) L’année dernière Jean escalada le Cervin. Le premier jour il monta jusqu’à la cabane H. Il y passa la nuit. Ensuite il attaqua la face nord. Douze heures plus tard, il arriva au sommet (Kamp & Rohrer 1983, 261).

Un mécanisme simple, celui de l’encapsulation, permet au destinataire de gérer ces cas de figure. Des séquences comprenant une indétermination comme (24) ou (107) présentent une caractéristique particulière : comme elles déclarent non-pertinente leur organisation temporelle, leurs membres sont « interchangeables » sans que les conditions de vérité de la séquence soient modifiées ; ce type d’inclusion dans un événement complexe présente donc une « liste » de différentes parties de cet événement. On parlera d’encapsulation non-ordonnée. En revanche, dans (25), les sous-événements encapsulés présentent un ordre pertinent (à noter au passage que cet ordre n’est pas, contrairement aux apparences, uniquement dépendant des marqueurs temporels comme « le premier jour » ou « ensuite » : ces marques sont suppressibles sans modifier l’ordre, auquel cas les relations conceptuelles suffisent à l’établir). Dans (24), (25) et (108), l’événement complexe, l’encapsulant, est explicitement déclaré. En revanche, dans (107), l’encapsulation est le résultat d’une inférence de l’encapsulant.

Dans tous ces cas, une hypothèse a été défendue (cf. Saussure 1996) : l’énoncé produirait alors une double référence temporelle, correspondant aux deux points de référence R1 et R2 envisagés par Kamp & Rohrer dans le traitement d’exemples comme (25). La référence temporelle principale, donnée par l’encapsulant (ou inférée avec l’encapsulant), et la référence temporelle seconde, propre à l’énoncé en cours de traitement et incluse dans l’encapsulant. Cette analyse peut se justifier par le fait que même si le temps ne progresse pas, on ne peut pas pour autant dire qu’il y a identité de référence temporelle entre l’encapsulé et l’encapsulant : les conditions de vérité des événements sont de toute évidence différentes. Cela donnerait des représentations de ce type (dans le cas d’une capsule ordonnée) :

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1. LA COMPUTATION DU TEMPS 145

E1,R1 S | | E2,R2 E3,R3 E4,R4 | | |

II. 1: ENCAPSULATION (ORDONNEE).

Ce type de relation a été notée de diverses manières. Lascarides & Asher (1993) adoptent une représentation en arbre de séquencement et inclusion pour les cas d’élaboration (nous simplifions) ; Gaiffe & Romary (1993) et Moeschler (1998a) adoptent une représentation proche :

E1 E4 E2 E3

II. 2: REPRESENTATION PAR SEQUENCEMENT ET INCLUSION.

Dans le cadre réductionniste qu’on a adopté, on ne parlera pas de « double référence temporelle » pour les cas d’encapsulation : la granularité demandée pour la description de l’encapsulation est plus fine que celle qui est requise pour l’ordre temporel. Mais il va sans dire qu’elle peut sans peine se surajouter à la description générale. Plutôt que de considérer les deux points E, comme cela a été proposé dans Saussure (1996), il suffit ici de considérer le rapport entre le point R et le point E ; les deux sont schématiquement immobiles dans l’encapsulation, et c’est une simple information encyclopédique qui précise, par ailleurs, le rapport d’inclusion temporelle ; ce qui importe dans la perspective procédurale temporelle reste prioritairement l’ordre temporel et ses causes. Le mécanisme de l’encapsulation a été proposé de manière détaillée dans Saussure (1998b).

Les cas que nous groupons dans l’encapsulation concernent donc les cas de recouvrement total ou de relation partie-tout. Il faut ajouter que les éventualités encapsulées enrichissent l’éventualité encapsulante d’une manière précise : l’encapsulation permet au destinataire de tirer des implications et implicitations plus complètes que s’il n’avait à sa disposition qu’une seule éventualité encapsulante.

Quant aux énoncés temporellement autonomes, qui donc ne fixent pas leur référence temporelle par un calcul algorithmique d’ordre temporel, il est possible de les diviser selon deux mécanismes principaux qui peuvent conduire à cette situation : l’autonomie absolue et l’autonomie relative (sous peine de confusion, ces notions ne

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146 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

sont pas à rapprocher de la tradition de Brunot (1922) et de manière générale des grammaires anciennes, reprises notamment par Klum (1961) qui parlent déjà de temps absolus et relatifs).

i) autonomie absolue : le destinataire attribue une référence temporelle au prédicat sans recourir à aucun élément extérieur à la forme propositionnelle de l’énoncé, pas même à la situation d’énonciation (mais la situation d’énonciation et le contexte entrent bien entendu en jeu pour d’autres aspects communicationnels que la référence temporelle). On trouve dans cette catégorie des énoncés dont la référence est donnée par une expression calendaire, comme (109) :

(109) La loi entrera en vigueur le 1 er janvier 2001 à minuit.

Des énoncés « de vérité générale », c’est-à-dire dont les conditions de vérité sont réalisées indépendamment des conditions temporelles de l’énonciation, sont eux-aussi complètement autonomes : aucun processus de référence déictique68 ou fondé sur des informations événementielles traitées antérieurement n’est engagé par le destinataire :

(96) La vie est brève. (97) Jamais grand nez n’a déparé grand visage (Damourette & Pichon 1911-1936,

269)

Ces cas fonctionnent comme des aphorismes ou des proverbes. La proposition P qu’ils énoncent est vraie à tout moment du temps. La fracture entre type et token ou entre référence virtuelle et actuelle (cf. Milner 1982 et Moeschler 1993) est, à ce niveau d’analyse, annulée. Mais le destinataire infère aussi que puisque P est toujours vrai, P est vrai en particulier à un moment donné, pour une situation particulière dans le présent, dans le passé ou dans le futur, moment ou situation dont traite effectivement le discours ; Beauzée (1767 / 1974) exprimait ce double rôle possible du présent en supposant qu’en fait, il s’agirait de deux formes homonymiques, présent absolu et présent relatif. C’est pourtant bien du « même » présent qu’il s’agit, et c’est par cette petite déduction que le destinataire peut inférer des conséquences particulières qui correspondent à l’intention du locuteur. Les cas de ce type avaient trouvé une description polyphonique dans Saussure (1995) : l’énoncé véhicule deux contenus propositionnels, correspondant respectivement à P est toujours vrai et à P est vrai d’une situation particulière. On dirait plutôt, dans une perspective radicalement pragmatique, que le destinataire comprend P est toujours vrai, mais que cette hypothèse a peu de chances de correspondre à l’intention informative du locuteur (tout le monde sait bien que la vie est brève). Il doit donc enrichir P de manière à trouver une situation, qui devrait être saillante dans le contexte, pour

68 A l’exception, bien entendu, du pointage déictique effectué lors du traitement d’un

présent. Mais ce pointage déictique doit alors aussi entrer en ligne de compte pour tous les temps verbaux de tous les énoncés, puisque, à un niveau ou à un autre, le destinataire positionne les coordonnées diverses (R et E) par rapport au moment de l’énonciation S. Une telle notion de la déixis n’est pas utilisable comme concept d’analyse.

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1. LA COMPUTATION DU TEMPS 147

trouver Q, qui correspond à quelque chose comme P est vrai au moment et à la situation T, en tirant du même coup quelque chose comme P est vrai de T parce que P est toujours vrai, ce qui permet au destinataire de tirer les implications et implicitations de Q. Pour « La vie est brève », ces implicitations peuvent ressembler à « La personne dont on parle n’a pas eu le temps de réaliser ses rêves ». Dans d’autres cas, mais ce n’est pas l’objet de cette étude, les implicitations de P ne recourent pas à la construction de Q mais d’une autre proposition de vérité générale qui fait figure de généralisation « philosophique » sur le monde, comme « Dieu existe » exprime une croyance par exemple. Quoi qu’il en soit, de tels énoncés n’ont aucunement besoin de données déictiques ou anaphoriques pour fixer leur référence temporelle.

ii) Autonomie relative. L’énoncé répond à cette classe s’il est autonome relativement aux autres énoncés de la séquence, sa référence temporelle n’étant pas calculée par rapport à une éventualité dénotée antérieurement. Un tel énoncé ne peut fixer sa référence temporelle sans que le destinataire accède à des données situationnelles ; autrement dit, sa référence temporelle est fixée déictiquement, par exemple par un adverbe (« avant-hier » dans (110)) :

(110) La loi est entrée en vigueur avant-hier.

La question de l’indépendance des inférences directionnelles par rapport au comportement, lié ou autonome, des énoncés, s’éclaire. Dans le cas d’énoncés temporellement liés, le destinataire applique un algorithme, tandis que dans le cas des énoncés temporellement autonomes, la référence est fournie par l’énoncé indépendamment des autres énoncés, soit par une express ion calendaire soit par une expression déictique. Mais cela ne présage rien, bien entendu, du fait qu’un énoncé autonome temporellement puisse aussi donner lieu à la production d’une inférence directionnelle, de même que la spécification d’une période de restriction peut forcer une organisation temporelle. Ce mécanisme est simple : le destinataire sait, par des données accessibles, où situer l’événement sur la ligne du temps ; c’est le seul cas où la référence temporelle est fixée automatiquement, l’inférence directionnelle éventuellement tirée n’étant plus qu’une conséquence de cette fixation. Ce processus, on le voit, requiert en fait un dispositif de traitement déictique ou calendaire, ce qui peut se révéler très lourd : on a difficilement de longues séquences dans lesquelles le locuteur spécifie à chaque fois la coordonnée calendaire ou la période de restriction (par exemple « Cette nuit-là »), mais on a vu que souvent, des expressions comme « Le lendemain » portent sur l’ordre temporel, en ne qualifiant un jour particulier qu’accessoirement. Voici donc, schématiquement, les configurations possibles :

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148 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

expression toujours vraie absolu autonome expression calendaire (IAV / IAR) relatif (IAV / IAR) Inférence en arrière IAR recouvrement statif total Enoncé stative temporellement recouvrement partiel lié direct° nulle encapsulée (relation partie-tout) inférence en avant IAV

II. 3: LES CONFIGURATIONS TEMPORELLES DES ENONCES

Le but d’un modèle procédural des inférences directionnelles est de prédire à quelles conditions un énoncé donne lieu à l’un des résultats possibles : inférence en avant, en arrière, ou direction nulle. Rappelons que pour le modèle directionnel, ce sont différents facteurs qui entrent en ligne de compte pour orienter l’interprétation. Temps verbaux, connecteurs, règles conceptuelles, fournissent chacun des contraintes, évoquées sous le terme de trait directionnel. Ces traits disposent de force variable. Revenons maintenant sur ces contraintes interprétatives en les détaillant davantage.

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2. La force des contraintes interprétatives

Le modèle des inférences directionnelles (voir § I.3.2) rend compte du fait que l’interprétation temporelle est influencée par différents facteurs. Moeschler en note principalement trois, les règles conceptuelles, les expressions procédurales morphologiquement incorporées (temps verbaux) et les expressions procédurales propositionnelles (connecteurs), auxquels il faut ajouter les hypothèses contextuelles ; à chacun de ces facteurs est attribué un trait directionnel, fort ou faible. Dans ce chapitre, nous voudrions plaider en faveur de l’abandon de la notion de trait directionnel dans l’élaboration d’un modèle procédural des inférences directionnelles. Non pas que cette notion soit non-pertinente, mais parce que l’adoption d’un modèle organisé procéduralement selon les termes qu’on s’est ici donnés dispense d’allouer des forces de traits aux différents facteurs. En effet, la procédure, par son organisa-tion, doit elle-même rendre compte des tests effectués pendant le processus interprétatif. C’est donc l’organisation elle-même des instructions de la procédure qui doit rendre compte du fait qu’un connecteur sera plus contraignant qu’un temps verbal. En réalité, ce sera la combinaison de la procédure générale avec les sous-procédures (déclenchées par les expressions procédurales) qui rendra compte de cette hiérarchie des forces. Par ailleurs, cela ajoute un potentiel non négligeable à la procédure, qui peut alors prévoir des variations de force ou de contrainte au sein même d’une même classe de facteurs. Ainsi, il devient envisageable de rendre compte, à terme (mais nous n’irons pas si loin dans ces pages), de différences de force entre différents connecteurs par exemple.

Ce chapitre a pour objectif de revenir sur deux contraintes centrales : les connecteurs et adverbiaux d’une part, et les règles conceptuelles de l’autre. La description des temps verbaux fera l’objet du chapitre suivant.

2.1. Connecteurs et adverbiaux Comme le relève Moeschler (1998a), les expressions procédurales propositionnelles, i.e., pour ce qui nous concerne, les connecteurs temporels, sont les plus fortes contraintes linguistiquement encodées sur la production d’inférences directionnelles. Le connecteur a un degré de saillance très élevé puisque sa présence est explicite. Ce premier point fait du connecteur la première source possible de détermination de l’ordre temporel. Surtout, il est le premier élément possible pour annuler une directionnalité par défaut. Toutefois, nous traiterons ici uniquement des connecteurs qui encodent des instructions sur les inférences directionnelles. Ces connecteurs sont soit spécifiquement temporels, comme puis, ensuite, après quoi, auparavant…, soit ils

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150 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

forcent une relation conceptuelle qui elle-même implique une inférence directionnelle, comme les connecteurs causaux dont l’exemple le plus évident est parce que. Certains connecteurs logiques comme et ne font pourtant pas l’unanimité quant à leur rôle temporel. Avant de voir à quoi pourraient ressembler les procédures temporelles encodées par les connecteurs temporels, nous voudrions ici discuter cette question.

Notamment, et suivant en cela les travaux de Luscher (cf. en particulier Luscher 1994 et 1998b), Moeschler (1998b) classe le connecteur et dans les expressions procédurales propositionnelles. Une explication concurrente, selon laquelle et ne serait pas une expressions procédurale mais conceptuelle, est fournie par les travaux de Blakemore (1987 et à paraître) qui soutient que et encode simplement le concept logique de conjonction, et que le reste, notamment les relations temporelles entre les termes connectés, ne serait qu’un enrichissement pragmatique parfaitement standard. Pour nous, qui suivons en cela Moeschler (1998b), et est une expression procédurale, appartenant à la classe fermée des morphèmes grammaticaux, qui déclenche un traitement interprétatif non-libre, dont une description procédurale est disponible chez Luscher (1994). Toutefois, dans le modèle de Moeschler, celui-ci défend l’hypothèse que et encoderait procéduralement l’inférence en avant69. Nous voudrions ici défendre une autre hypothèse, pour laquelle non seulement et n’encode pas de telle instruction, mais qu’il est même à exclure des expressions procédurales propositionnelles entrant dans la détermination de l’ordre temporel. Qui plus est, nous restons prudent à propos de l’hypothèse de Bar-Lev & Palacas (1980) selon laquelle et apporte une contrainte bloquant la régression du temps. Il est en effet des exemples dans lesquels et n’empêche nullement une telle régression, notamment dans des énoncés au passé composé, comme (111) ci-dessous. On le voit mieux en explicitant, en (112), qu’il s’agit de rendre compte du fait que « tout va bien » ; et a alors le sens de non seulement a mais b , comme le montre le fait que (113) est une paraphrase acceptable de (111)70 :

(111) Les passagers sont descendus et l’avion a atterri sans le moindre problème malgré la tempête.

(112) Tout va bien : les passagers sont descendus et l’avion a atterri sans le moindre problème malgré la tempête.

(113) Tout va bien : non seulement les passagers sont descendus, mais l’avion a atterri sans le moindre problème malgré la tempête.

69 Cette idée est aussi exposée chez Moeschler & Reboul (1994, 196), qui contrastent

l’acceptabilité de (a) avec la mauvaise formation de (b) pour illustrer la maxime d’ordre : (a) Lucky Luke enfourcha sa monture et disparut dans le couchant. (b) ? Lucky Luke disparut dans le couchant et enfourcha sa monture. Mais comme d’une part la suppression de et dans ces exemples ne change rien à leur acceptabilité respective et que d’autre part des paramètres pragmatiques ne rendent (b) impossible que si on postule que le deuxième énoncé est du ressort du même sujet de conscience que le premier (à cause de « disparut »), il est raisonnable de dénier à et une instruction temporelle forte.

70 Wilson & Sperber (1993) discutent des exemples proches donnés par Horn (1989).

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2. LA FORCE DES CONTRAINTES INTERPRÉTATIVES 151

Et s’il favorise l’émergence d’inférences en avant, c’est pour de simples questions de pertinence.

Le modèle des inférences directionnelles de Moeschler assume que le connecteur et encode un trait de type [IAVConn], d’après l’observation de Wilson & Sperber (1993) selon laquelle les deux propositions de (114) ne forment pas une contradiction mais donnent une organisation différente des éventualités entre elles :

(114) C’est toujours la même chose dans les soirées mondaines : ou personne ne m’adresse la parole et je me saoule, ou je me saoule et personne ne m’adresse la parole.

Cet exemple semble plaider en effet pour une signification temporelle attachée à et, puisque l’exemple n’équivaut pas à la conjonction logique. Pourtant, on peut parfaitement supposer que le destinataire interprète d’abord la conjonction logique, conclut à un effet trop faible, et enrichit son interprétation de manière à obtenir non plus une simple conjonction mais un ordre temporel, assorti d’un effet particulier, d’humour, présent dans l’exemple. D’autre part, cet exemple présente un jeu très particulier entre deux hypothèses conceptuelles : l’une, qui relie le fait d’être livré à soi-même et de boire pour se distraire, et l’autre, qui relie le fait de se saouler avec celui d’être écarté des conversations. Et favoriserait donc peut-être non pas un ordre temporel, mais l’application d’une règle conceptuelle plutôt qu’une autre. Mais il y a d’autres arguments en défaveur du fait que et disposerait d’un trait fort en avant.

Reprenons l’exemple (88) :

(88) Max s’était levé de bonne heure et se dirigea vers la salle de bains.

Est-ce bien le connecteur et qui décide ici de l’ordre temporel ? Cette hypothèse est suspecte, puisque et est suppressible sans que la configuration temporelle des énoncés soit modifiée en quoi que ce soit :

(115) Max s’était levé de bonne heure. Il se dirigea vers la salle de bains.

Soit, en (88), c’est le connecteur et qui force l’inférence en avant, soit c’est une hypothèse contextuelle qui provient de la règle conceptuelle se lever – se diriger vers la salle de bains. Si c’est le connecteur et, on devrait en (115) rencontrer une interprétation différente, bizarre, ou au moins considérablement plus faible sur l’ordre temporel. En revanche, si c’est une hypothèse contextuelle, le rôle de et en (88) n’est pas décisif pour l’inférence en avant71.

D’autre part, les exemples du type de (116), qui donnent lieu à une encapsulation, sont problématique pour le modèle des inférences directionnelles, puisque si et fournissait un trait fort en avant, il faudrait recourir à une hypothèse contextuelle,

71 Le rôle de et serait alors autre que temporel ; une hypothèse pragmatique possible serait

que et donne à construire un événement plus complexe, encapsulant les éventualité connectées au sein d’une éventualité « subsumante », plutôt que déclenchant une simple lecture « ordonnée ».

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152 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

encore plus forte, pour l’annuler ; cela devrait impliquer une différence sensible dans le coût de traitement des deux énoncés suivants, ce qui n’est pas évident : et semble appuyer la règle conceptuelle, plutôt que de devoir être contredit dans l’instruction forte en avant qu’il encoderait :

(107) Bianca chanta l’air des bijoux. Igor l’accompagna au piano. (116) Bianca chanta l’air des bijoux et Igor l’accompagna au piano.

Il semble contre-intuitif de penser que et entre ici en conflit avec la règle conceptuelle de concomitance entre le fait de chanter un air et celui d’accompagner le chanteur au piano. On peut même raisonnablement penser que et peut être un facteur déclenchant l’hypothèse contextuelle de pseudo-concomitance [IPCHC] à part ir de la règle conceptuelle [ipc rc]. Pour nous, il n’y a pas ici de conflit entre les traits directionnels.

Notons encore qu’un restricteur temporel comme cette nuit-là a pour effet normal d’amoindrir encore l’effet temporel de et : (117) semble laisser la possibilité d’obtenir une inférence en avant davantage que (118) :

(117) Notre héros but une bouteille de whisky et écrivit une lettre à Lady Ann. (118) Cette nuit-là, notre héros but une bouteille de whisky e t écrivit une lettre à

Lady Ann.

Pour en finir avec et, on peut observer que et est problématique pour signaler la conjonction d’éventualités dénotées à des temps différents, y compris dans des combinaisons du type passé simple + imparfait dans lesquelles il y a recouvrement ; Cela est probablement dû au fait qu’il demande à mettre ensemble des éventualités :

(119) ? Max entra et Marie téléphonait. (120) ? Max ôta ses chaussures et avait beaucoup marché.

Pour ces raisons, il nous semble raisonnable d’admettre que et n’encode pas un trait fort sur la progression du temps. Nous considérerons dès lors que et ne fonctionne pas comme connecteur temporel.

Quant aux autres « mots temporels », adverbiaux et connecteurs, ils se partagent pour nous en trois catégories, celles qui relèvent du classement réalisé plus haut (§ 1.2) : compléments de restriction temporelle, compléments de durée et connecteurs temporels.

Nous ferons l’hypothèse que les compléments de durée (pendant par exemple) reçoivent un traitement procédural. En ce qui concerne les connecteurs temporels, il faut relever que beaucoup d’entre eux provoquent une subordination syntaxique, comme lorsque, après que, dès que, etc., et que leur analyse est compliquée par ce fait (cf. § 2.3 pour la subordination). Mais même lorsqu’ils n’en provoquent pas, comme c’est le cas avec ensuite ou puis, ils sont prioritaires sur toutes les autres contraintes, ce qui expliquerait qu’une combinaison passé simple – ensuite – plus-que-parfait fait

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2. LA FORCE DES CONTRAINTES INTERPRÉTATIVES 153

bien progresser le temps, comme en (121), acceptable malgré une certaine inélégance :

(121) Max se leva de bonne heure. Ensuite il s’était dirigé vers la salle de bains.

De ce point de vue, un connecteur comme ensuite force donc une inférence en avant. Si les énoncés connectés par « ensuite » devaient activer une règle conceptuelle et faire émerger à partir de cette règle une hypothèse contextuelle spécifiant une inférence en arrière, le connecteur et la règle devenant tous deux obligatoires, le destinataire se retrouve en situation de double contrainte et l’énoncé est jugé mal formé, comme en (122) :

(122) ?Les passagers descendirent. Ensuite, l’avion avait atterri.

Si puis est vraisemblablement une expression procédurale « pure », des expressions comme ensuite sont motivées conceptuellement : ensuite signifie bien « en suite » ; or ceci ne l’empêche aucunement de déclencher des instructions dans un traitement procédural : faire progresser le temps72. Comme on le verra par la suite, en observant les temps verbaux, « faire progresser le temps », c’est, tant qu’on traite des énoncés dont les temps verbaux sont des temps du passé, « faire bouger une coordonnée » sur la ligne du temps ; la coordonnée manipulée par les temps verbaux est de manière privilégiée le point R, mais c’est le point de l’événement lui-même, à savoir E, que les connecteurs temporels manipulent. En effet, un connecteur peut faire progresser le point E entre deux plus -que-parfaits, alors que le point R, repéré par exemple via un passé simple, n’est pas modifié. L’instruction d’ensuite serait simple-ment : augmenter la valeur de E.

Que faire des adverbiaux et locutions adverbiales comme auparavant, n temps plus tard, en même temps, etc. ? Tout comme ensuite, ils encodent des instructions simples : faire progresser, régresser ou stagner le point E. Et tout comme ensuite, nous admettrons avec le Modèle des inférences directionnelles qu’ils sont plus forts que les temps verbaux et que les règles conceptuelles (cf. § I.3.2).

Certains de ces connecteurs temporels délivrent plus qu’une instruction temporelle. Prenons l’exemple d’ensuite qui contraint les relations temporelles par un intervalle particulier (dit « intervalle moyen » par Kozlowska (1996), c’est-à-dire ni très petit ni très grand, quelque floues que soient ces notions). Le montrer a pu poser des problèmes méthodologiques, selon qu’on veuille mettre en évidence un intervalle de ce type par l’insertion d’ensuite ou selon qu’on suppose qu’ensuite communique un intervalle et donc force son émergence indépendamment de sa présence ou non dans la séquence sans ensuite. Quoi qu’il en soit, un énoncé connecté avec ensuite déclare un intervalle. Ces instructions intervallaires sont des instructions secondaires par rapport à la détermination de l’ordre temporel, mais elles figurent directement

72 On a signalé plus haut (§ I.3.3.1) qu’il n’y a pas d’incompatibilité dans ce double

encodage conceptuel – procédural.

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154 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

dans la procédure qu’on peut dresser d’ensuite : la valeur du point E est augmentée de n, et n correspond à l’intervalle. La référence temporelle E de l’éventualité est ensuite adaptée selon la sémantique de base du temps verbal. Voici donc la procédure d’ensuite (figure II. 4:) :

E := E + n & n > 1

II. 4: PROCEDURE POUR ENSUITE.

Le connecteur puis lui non plus ne marque pas uniquement la succession temporelle, bien qu’il soit considérablement moins contraint qu’ensuite. On peut remarquer qu’il s’insère mal, bien que cela ne soit pas vraiment impossible, dans des combinaisons au passé simple lorsqu’il y a une relation de causalité « adjacente » entre les éventualités, comme dans (123) :

(123) ? Le verre tomba puis il se cassa.

Toutefois, ce problème est complexe, d’une part parce que le temps verbal joue un rôle dans la difficulté de (123), comme le montre l’acceptabilité de (124), et d’autre part parce que puis ne contraint pas l’inférence d’un intervalle de temps entre les éventualités avec la même force que le fait ensuite, impossible dans (125) :

(124) Le verre est tombé puis il s’est cassé. (125) * Le verre est tombé ; ensuite il s’est cassé.

Cela tient notamment au fait que ensuite sépare les propositions autant qu’il les connecte : une marque de ponctuation, un point-virgule par exemple, ou même un point, semble requis avec ensuite alors qu’elle ne l’est pas avec puis.

De plus, on peut avoir avec puis une relation causale et l’ordre temporel, comme en (126), et une adjacence complète sans relation de causalité comme en (127) (proposé par Bertrand Sthioul) :

(126) Max croqua la tablette de cyanure puis il s’écroula raide mort. (127) L’avion survola la Suisse puis (il survola) la France.

La position actuelle en S.D.R.T. (notamment chez Bras, Le Draoulec & Vieu à paraître), consiste à dire d’une part que puis établit des relations de discours spécifiques plutôt que de simples relations temporelles, et qu’il bloque les relations causales (la relation résultat dans la S.D.R.T.). Nos observations montrent le contraire, puisque la relation résultat est le cas en (126).

L’explication que nous proposerons pour rendre compte des cas problématiques avec puis est radicalement pragmatique. Lorsque la séquence d’énoncés présente déjà une règle causale, donc une règle forte sur l’ordre temporel, et un temps qui porte spécifiquement une instruction de progression temporelle (le passé simple, comme on le verra plus bas), puis introduit une redondance qui peut être problématique dans

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2. LA FORCE DES CONTRAINTES INTERPRÉTATIVES 155

certains cas, en particulier lorsque la causalité en jeu exige l’adjacence stricte des événements en jeu. En effet, le destinataire, en cherchant la pertinence de l’introduction du connecteur temporel, doit pouvoir trouver pourquoi le locuteur l’a utilisé. La seule possibilité serait de trouver une interprétation concurrente que puis empêcherait d’obtenir. Or, si tous les facteurs temporels convergent déjà vers l’inférence directionnelle en avant, il peut s’avérer difficile de trouver ce qui peut motiver le puis. Ce cas serait typiquement un cas d’énoncé problématique dû à une déperdition de pertinence. La procédure de puis ne peut pas selon nous rendre compte de ce type de problèmes.

Ces observations nous amènent à limiter notre analyse de puis comme marquant l’ordre temporel, en admettant par ailleurs certains cas problématiques, avec des passés simples et une relation causale adjacente.

E := E + 1

II. 5: PROCEDURE POUR PUIS.

La procédure d’un auparavant est vraisemblablement l’inverse de celle de puis, et celle de n temps plus tard équivaut à celle d’ensuite mais spécifie n et ne porte pas de restriction sur l’extension de n.

On n’ira pas plus loin ici : les éléments essentiels qu’on a vus du rôle des connecteurs logiques nous permettent de disqualifier certains candidats comme et, et quant aux expressions temporelles procédurales, tout plaide en faveur de la proposition du modèle des inférences directionnelles : ils ont une force déterminante.

2.2. Les règles conceptuelles Dans les traditions de linguistique cognitive (sémantique ou pragmatique), comme pour la recherche en intelligence artificielle, on reconnaît le rôle joué par les informations dont le destinataire dispose au sujet des relations qu’entretiennent entre eux les événements du monde. Scripts, relations causales, relations stéréotypiques, ce sont des relations contextuelles en ce sens qu’elles ne s’établis sent que par le recours à la connaissance encyclopédique. Comme elles réunissent des concepts, les concepts événementiels, nous en parlons sous le nom de règles conceptuelles, déjà évoquées au § I.3.2 dans la description du Modèle des inférences directionnelles, mais elles n’ont reçu jusqu’à maintenant qu’une description très générale. Elles favorisent des inférences directionnelles lorsque :

• a) une éventualité est la cause d’une autre éventualité ;

• b) une éventualité précède obligatoirement une autre éventualité ;

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156 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

• c) une éventualité entretient généralement une relation causale ou temporelle, quelle qu’elle soit (précédence, ultériorité ou encapsulation) avec une autre éventualité, en vertu des relations habituelles ou stéréotypiques accessible dans la connaissance du monde du destinataire. Par exemple, le fait que dîner au restaurant précède normalement payer l’addition73, ou que chanter l’air des bijoux et accompagner au piano ont en principe lieu en même temps.

Il y a donc plusieurs sortes de règles conceptuelles, qui sont de nature et de force différentes. Parmi les trois cas de figure évoqués ci-dessus, le premier concerne les relations de cause à effet, le deuxième concerne les situations dans lesquelles il existe par exemple une condition nécessaire pour que la deuxième éventualité puisse être le cas, et le troisième concerne des relations temporelles simplement récupérées parce que ces relations sont stéréotypiques. D’autre part, ces règles peuvent avoir divers degrés de force.

Avant de tenter une classification minimale de ces règles, il faut préciser le stade du traitement interprétatif auquel le destinataire les applique ou les récupère. Pour nous, et cela est absolument crucial, une règle conceptuelle s’applique entre deux éventualités effectivement dénotées et non pas instanciée comme hypothèse lors du traitement d’un premier énoncé seulement. En d’autres termes, nous admettons que lors de la mise en relation de concepts d’éventualités par des règles conceptuelles, le destinataire n’en est pas au stade de construire des hypothèses anticipatoires à partir d’un énoncé, mais de chercher une relation effective entre deux représentations mentales, l’une déjà construite et indexée temporellement et l’autre en cours de traitement. Cela revient à considérer qu’une règle conceptuelle est une relation qui concerne deux éventualités E1 et E2 telles que, ayant récupéré les informations conceptuelles de E1 (antérieurement) et de E2 (dans l’énoncé en cours de traitement), le destinataire accède, ou non, à une règle conceptuelle qui permet de relier E1 et E2. Cette règle peut être nécessaire (i.e. non-défaisable), c’est-à-dire qu’elle prend un caractère obligatoire lorsque le destinataire dispose des informations concernant les deux éventualités à connecter entre elles. Ainsi, si le destinataire a traité une première éventualité comme éclater (l’orage) et qu’il est en train de traiter tomber (la foudre) , nous faisons l’hypothèse qu’il conclut à une relation de causalité nécessaire entre ces deux éventualités. En effet, il serait problématique d’annuler une telle relation tout en maintenant la pertinence de l’énoncé. Dans (128), on voit mal quelle phrase pourrait être introduite par « mais » et qui aurait pour but de signaler que la foudre et l’orage

73 Mais nous ne recourrons pas ici à la notion de schéma d’action ou de scripts (cf. par

exemple Schank & Abelson 1977). Pour nous, c’est la connaissance encyclopédique des éventualités telles qu’elles se déroulent dans le monde qui force l’appel à des règles conceptuelles et non pas la présence à l’esprit de schémas, par ailleurs problématiques pour des raisons de spécification : il faudrait prévoir un script par type de restaurant, du bouchon lyonnais au bar-tabac en passant par le chinois de quartier, ce qui suppose une énorme surcharge de données conceptuelles.

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2. LA FORCE DES CONTRAINTES INTERPRÉTATIVES 157

n’entretiennent pas de relation nécessaire. Parallèlement, dans (129), la complémentation par « mais » est là aussi problématique :

(128) Un orage éclata. La foudre tomba sur le clocher, ?mais pas à cause de l’orage. (129) La pluie tomba. Le terrain de football fut mouillé, ?mais pas à cause de la

pluie.

Ceci n’implique aucunement, bien entendu, que le destinataire puisse nécessairement tirer tomber sur le clocher (la foudre) de la seule proposition éclater (l’orage), puisque l’orage peut éclater sans que la foudre ne tombe sur le clocher ; il ne tire la relation que de l’occurrence de ces deux éventualités.

Une règle conceptuelle permet à son tour de contribuer, avec plus ou moins de force, au calcul de l’ordre temporel, donc de la référence temporelle du procès en cours de traitement74.

Enfin, il faut relever qu’il existe un sous-type particulier de règles conceptuelles nécessaires, spécialement contraignant : l’implication matérielle. Dans le cas des implications matérielles, la simple construction de la représentation mentale associée au premier énoncé permet automatiquement l’apparition de la deuxième. Il s’agit des implications matérielles au sens classique, parfois nommées lexicales75 ; il s’agit des postulats de sens de la tradition montagovienne. Un exemple de postulat de sens est la relation que tuer (x,y) entretient avec mourir (y) . Nous choisissons de les ranger avec les règles conceptuelles nécessaires causales dès lors qu’elles nous semblent aussi faire intervenir une relation de cause à effet et qu’elles ont un caractère obligatoire. Nous classerons ces règles comme une sous-catégorie des règles conceptuelles nécessaires causales (cf. infra) : ce sont des règles monotones.

Il est temps de donner des critères plus formels et d’expliciter ces relations conceptuelles.

2.2.1. Règles conceptuelles nécessaires et non-nécessaires

Nous distinguerons premièrement les règles causales des règles non causales ; nous appellerons ces dernières des règles stéréotypiques. Deuxièmement, nous distinguerons les règles nécessaires des règles non-nécessaires. Toutes les règles

74 Pour la S.D.R.T., il y a deux énoncés dans la « base de données » du destinataire, énoncés

ordonnables entre eux en vertu de règles propres à chaque éventualité du monde. Rappelons que la perspective que nous avons adoptée s’éloigne partiellement de cette proposition puisque nous postulons que le destinataire traite un énoncé dont il ordonne l’éventualité qu’il en extrait avec les éventualités déjà présentes à son environnement cognitif sous forme de représentations mentales.

75 On évitera le terme d’implication lexicale, car il suppose une théorie du lexique dans laquelle ces relations conceptuelles font partie de la définition lexicale du terme ; on ne s’engagera pas sur ce point.

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158 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

causales ne sont pas des règles nécessaires, et à l’inverse, certaines règles non-causales sont nécessaires.

Mais avant de donner une possibilité de classification des règles conceptuelles, il faut observer que ces règles déclenchent des inférences directionnelles diverses. De manière générale, une règle conceptuelle causale 76 favorise une inférence en avant ou en arrière, suivant l’ordre dans lequel les événements sont présentés, selon l’hypothèse que la cause précède l’effet. Toutefois il faut constater que tel n’est pas systématiquement le cas. Il peut y avoir, à certaines conditions, et causalité et encapsulation ; il faut donc casser l’équivalence stricte entre causalité et progression temporelle. Ces cas correspondent aux situations dans lesquels l’un des événements, en dépit de la relation cause – effet , entretient une relation partie – tout avec l’autre. Premièrement, l’événement causant peut dans le monde durer pendant et au-delà de l’événement causé ; dès lors, seule l’incidence de l’événement causant est antérieure à l’événement causé, ce qui ne suffit pas à faire tirer une inférence en avant :

(108) Une terrible tempête fit rage. Le vent arracha le poirier du jardin.

Dans cet exemple, la tempête non seulement cause mais englobe l’arr achage du poirier par le vent. Le destinataire ne tire pas d’inférence en avant mais une inférence de pseudo-concomitance : le deuxième événement est encapsulé par le premier. On peut argumenter de deux manières en faveur de cette hypothèse : d’une part on ne peut ajouter de connecteur d’ordre entre les deux énoncés, et de l’autre, on peut ajouter d’autres énoncés, toujours encapsulés, comme le montrent respectivement les deux exemples suivants :

(108)’ ? Une terrible tempête fit rage, puis le vent arracha le poirier du jardin. (108)’’ Une terrible tempête fit rage. Le vent arracha le poirier du jardin. Une

cheminée tomba du toit de la mairie.

Il faut donc conclure qu’une règle causale, nécessaire ou non, peut impliquer que l’éventualité causante continue après l’événement causé ; le destinataire applique la règle lorsqu’il est amené à le faire, et infère la relation entre les prédicats que spécifient d’une part la causalité effective et d’autre part ce que le destinataire sait dans sa connaissance du monde au sujet des événements en présence. Il y a lieu de penser que des caractéristiques sémantiques influencent la construction de relations causales encapsulantes, en particulier lorsque le prédicat causant est non-télique et le causé est télique.

A propos de ces cas particuliers que sont les implications matérielles, comme en (130) la relation tuer → mourir , il faut remarquer que l’ordre temporel n’est pas

76 Rappelons qu’on en reste à une version très simple de la causalité, pour ne pas devoir

recourir à un complexe arsenal philosophique ; les différents types de causes se groupent pour nous sans peine dans cette notion générale, parce qu’ils influencent l’interprétation temporelle dans les mêmes proportions.

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2. LA FORCE DES CONTRAINTES INTERPRÉTATIVES 159

parallèle à la relation causale. Tout comme pour l’exemple précédent, il est ici difficile d’ajouter un connecteur d’ordre (pour autant que le pronom renvoie à Paul) :

(130) Max tua Paul ?puis il [Paul] mourut.

Les conditions de vérité de tuer Paul (Max) dépendent de mourir (Paul) : tuer Paul (Max) n’est vrai que si mourir (Paul) est aussi vrai. Autrement dit, l’implication délivrée par tuer, non annulable en tant que telle, commande non seulement une relation de cause à effet (il est bien vrai que tuer cause mourir, au moins pour le sens commun) mais aussi une relation temporelle de concomitance. Il s’agira pour nous d’une encapsulation inférée : le destinataire, ne pouvant ordonner les éventualités, infère un événement complexe, quelque chose comme « Max assassina Paul », et encapsule les deux termes de la relation tout comme dans l’exemple non causal de Bianca et d’Igor, où chanter l’air des bijoux s’encapsule avec accompagner au piano dans un événement encapsulant inféré donner un petit concert ensemble77.

Dans un dernier cas, des relations d’encapsulation commandées par des règles causales produisent l’inverse, prenant l’événement causé comme encapsulant et l’événement causant devient une partie de cet événement causé. Ce cas n’est pas courant, et se rencontre avec certains prédicats particuliers. Dans le paragraphe consacré au passé simple, on traitera ainsi la relation qu’entretient le prédicat mourir avec celui de boire un poison .

Si diverses règles causales sont nécessaires, comme tuer → mourir ou éclater (l’orage) → tomber (la foudre) , d’autres règles conceptuelles nécessaires, donc toujours non défaisables, sont fournies par des conditions nécessaires d’apparition d’événements dans le monde et non des relations de causalité. Dans notre terminologie, puisque ces règles ne sont pas causales, elles sont stéréotypiques. De telles règles conceptuelles sont donc des règles conceptuelles nécessaires stéréotypiques. Par exemple, pour l’apparition d’un événement tel que la descente des passagers de l’avion, une condition est nécessaire : que l’avion soit au sol et non en train de voler. En revanche, que l’avion soit au sol ne cause ni n’implique la descente des passagers : ce n’est ni une condition suffisante ni une cause. Ce type de règle permet de contraindre l’ordre temporel de séquences d’énoncés comme (131) et (7), déclenchant respectivement des inférences directionnelles en avant et en arrière78 :

77 Deux observations plaideraient pour une autre analyse. Premièrement, si Max donne un

coup de couteau à Paul un lundi mais que Paul ne meurt que le surlendemain, Max évoquera le jour où il a tué Paul en pensant au lundi plutôt qu’au mercredi de la mort effective de Paul. Mais on remarquera que pour un juge, il ne sera vrai que Max a tué Paul que si Paul est mort : le délit n’existe pas avant la mort. Deuxièmement, un énoncé comme, « Tu m’as tué, Max » proféré par Paul au moment où Max enfonce le couteau dans sa chair, est parfaitement acceptable et interprétable dans les circonstances. Cependant, il s’agit plutôt d’un usage interprétatif (méta-phorique) de « tuer » : les conditions de vérité de la phrase ne semblent pas remplies.

78 On a plaidé plus haut (note 54 page 108) en défaveur de l’idée de causalité indirecte , à tout le moins pour des exemples de ce type.

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160 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

(131) L’avion a atterri. Les passagers sont descendus. (7) Les passagers sont descendus. L’avion a atterri.

En réalité, dans ce cas précis, la règle est construite à partir d’une première inférence : l’atterrissage de l’avion implique que l’avion est au sol, et c’est cet état d’être au sol qui constitue la prémisse de la règle.

Les règles non-nécessaires, elles aussi, peuvent être causales ou stéréotypiques.

Les règles non-nécessaires causales sont celles qui spécifient un ordre entre la cause et l’effet, sans que la cause provoque nécessairement l’effet. C’est le cas où le premier événement cause le second sous des conditions « normales » ou « habituelles » : ce lien est fortement défaisable. C’est un lien de ce type qui unit le naufrage d’un bateau et la noyade des passagers :

(132) Le bateau a fait naufrage. Les passagers se sont noyés.

Heureusement, bien des naufrages ne causent pas la noyade des passagers, et pour que des passagers se noient il n’est pas nécessaire que le bateau coule : on peut simplement tomber du bastingage. Il n’empêche, en l’occurrence, la cause de la noyade est bien le naufrage. On remarque que ce qui permet de distinguer les règles nécessaires causales des règles non-nécessaires causales est donné par un critère simple : étant données les deux éventualités, si les deux peuvent être le cas ensemble sans que l’une implique l’autre, alors la règle est non-nécessaire.

Quant au dernier type de règles conceptuelles, les règles non-nécessaires stéréotypiques, elles font intervenir des prédictions faibles fournies par la connaissance du monde. Le bateau peut faire naufrage et les passagers peuvent alors dériver sur un bateau, sans que le naufrage cause la dérive. C’est donc une règle de ce type qui lie des événements comme faire naufrage (le bateau) > dériver sur un radeau (les passagers). De plus, le naufrage d’un bateau n’est pas non plus une condition nécessaire pour dériver sur un radeau : on peut le faire pour s’enfuir d’une île. Des exemples comme manger une choucroute > payer l’addition fonc tionnent selon le même schéma général.

En résumé, nous nous donnons donc les définitions suivantes :

Soient α et β deux éventualités dont l’une a déjà été traitée et l’autre est l’éventualité dénotée par l’énoncé en cours de traitement.

Règle conceptuelle nécessaire causale : Si β ne peut être le cas sans que α soit la cause de β, alors la règle causale est nécessaire. Exemples : 1) α = tuer (Max, Paul) ; β = mourir (Paul) ; (règle monotone) 2) α = éclater (l’orage) ; β = tomber (la foudre) ; étant données la représentation mentale RM(α), la relation [α CAUSE β] ne peut être défaite lorsque le destinataire traite β.

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2. LA FORCE DES CONTRAINTES INTERPRÉTATIVES 161

Règle conceptuelle nécessaire stéréotypique : Si β ne peut être le cas sans que α soit le cas, mais que α ne cause pas β, alors la règle est stéréotypique nécessaire. Exemple : α = être au sol (l’avion) ; β = descendre (les passagers) ;

Règle conceptuelle non-nécessaire causale : Si α peut être le cas sans que β soit le cas et que β peut être le cas sans que α en soit la cause, alors la règle causale est non-nécessaire. Exemple : α = faire naufrage (le bateau) ; β = se noyer (les passagers) ;

Règle conceptuelle non-nécessaire stéréotypique : Si α peut être le cas sans que β soit le cas et que β peut être le cas sans que α soit le cas, mais que généralement dans le monde une éventualité analogue à β suit une éventualité analogue à α, alors la règle est non-nécessaire stéréotypique. Ex. : α = manger au restaurant ; β = payer l’addition

On note encore que, bien entendu, lorsque le destinataire doit ordonner les éventualités α et β en fonction de règles conceptuelles, il le fait en fonction de la prédiction temporelle ad hoc délivrée par la règle conceptuelle.

On peut enfin dresser un tableau de la structure des règles conceptuelles :

Règles conceptuelles

nécessaires non-nécessaires

α [tuer (y,x)] → β [mourir (x)] (règle monotone)

causales α [éclater (l’orage)] → β [tomber (la foudre)]

α [faire naufrage (le bateau)] > β [se noyer (les passagers)]

stéréotypiques α [descendre (l es passagers de

l’avion)] → β [être au sol (l’avion)]

α [manger au restaurant (x)] > β [payer l’addition (x)]

II. 6: REGLES CONCEPTUELLES.

Cette classification, comme on va le voir maintenant, repose sur l’hypothèse que ces règles sont de forces variables. Toutefois, il convient de souligner qu’il ne s’agit pas pour nous d’avoir une théorie complète des règles conceptuelles, mais une discrimination minimale qui permette de contribuer à la construction d’un modèle prédictif des relations temporelles entre éventualités.

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162 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

2.2.2. Force des règles conceptuelles sur l’ordre temporel

Nous avons réduit la complexité de la causalité et des représentations d’événements à ces catégories générales : causales vs stéréotypiques, et nécessaires vs non-néces-saires. Ce degré de granularité semble en effet suffisant pour dresser une hiérarchie générale des règles conceptuelles en termes de force : certaines règles contraignent plus durement que les autres la récupération de l’ordre des événements. L’hypothèse retenue suppose que la hiérarchie se déroule selon ce schéma : une règle nécessaire (a fortiori une règle monotone), est plus contraignante qu’une règle non-nécessaire, et une règle causale est plus contraignante qu’une règle stéréotypique, pour des raisons liées à la définition même de ces règles : une règle nécessaire n’est pas défaisable, et une relation causale est plus coûteuse à annuler qu’une règle stéréotypique. Cela donne la hiérarchie de force suivante, qui justifie a posteriori la clas sification qu’on a donnée plus haut.

Hiérarchie de contrainte des règles conceptuelles (du plus fort au moins fort)

1. Règles conceptuelles nécessaires causales 2. Règles conceptuelles nécessaires stéréotypiques 3. Règles conceptuelles non-nécessaires causales 4. Règles conceptuelles non-nécessaires stéréotypiques

Ces règles conceptuelles, en particulier les règles non-nécessaires, ne sont déclenchées que si elles ont une saillance suffisante dans l’environnement cognitif.

Relevons que si les règles non-nécessaires causales font intervenir les mêmes mécanismes inférentiels que les règles nécessaires causales (à savoir la cause précède l’effet), les règles nécessaires stéréotypiques contraignent l’inférence entre la réalisation de la condition nécessaire et l’événement (l’avion doit être au sol avant que les passagers n’en descendent) et les règles non-nécessaires stéréotypiques offrent toutes la variété des relations temporelles possibles ; accompagner au piano et chanter un air sont ainsi reliés par ce type de connexion « habituelle » (un autre contexte peut bien sûr favoriser une autre interprétation : Igor accompagne littéralement Bianca vers le piano où elle s’apprêterait à jouer une sonate après avoir chanté l’air des bijoux).

Deux dernières précisions sont encore nécessaires.

1) La première concerne le fait que des règles conceptuelles non-nécessaire peuvent être déclenchées non par des situations habituelles mais par le recours à davantage d’information encyclopédique. Par exemple, dans (133), on trouve une relation causale déclenchée par un faisceau de connaissances qui proviennent du contexte (il doit exister une hypothèse anticipatoire qui laisse présager un crash de l’avion) et d’autres connaissances encyclopédiques liées à la crainte qu’on peut ressentir en pareille circonstance et au soulagement que provoque un atterrissage sans encombre :

(133) Les passagers sont descendus joyeusement. L’avion a atterri sans encombre.

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2. LA FORCE DES CONTRAINTES INTERPRÉTATIVES 163

2) La deuxième concerne une légère mais nécessaire nuance à apporter au sujet des règles nécessaires. En réalité, certaines de ces règles peuvent être défaites, et cela de deux manières. Premièrement, elles peuvent l’être en instanciant un autre monde possible. Par exemple un monde où des « transbordeurs » font partie de l’équipement standard des avions annule la condition nécessaire être au sol (l’avion) pour que la descente des passagers soit possible. Autre exemple, on peut imaginer des mondes possibles, ou des conditions extrêmement particulières, dans lesquelles l’éclair de foudre peut avoir une autre cause qu’un orage (la colère de Zeus par exemple) ; mais cela est de peu de pertinence : nous ne vivons pas dans un roman de science-fiction, ni sur une autre planète, ni dans un monde mythologique. Autrement dit, à l’exception des règles monotones, les règles nécessaires sont nécessaires dans le monde, mais elles pourraient ne pas l’être dans un autre monde ou à des conditions spécifiques. Deuxièmement, et cette fois les règles monotones sont aussi concernées, elles peuvent bien sûr être défaites par une interprétation non-littérale. Tuer comme métaphore peut perdre bien entendu sa contrepartie mourir (par exemple dans « Ce mec me tue ! »).

Une question cruciale surgit cependant au sujet du statut cognitif qu’il convient d’accorder à ces règles. La S.D.R.T., comme on l’a noté plus haut, considère grosso-modo que ces règles sont présentes dans la connaissance du monde du destinataire en tant que règles qu’il peut sélectionner parmi d’autres règles de sa connaissance. Si je peux, à partir d’une séquence d’énoncés dénotant les prédicats pousser et tomber, accéder à une relation causale du type pousser → tomber, ce serait que cette relation est en tant que telle une partie de ma connaissance du monde. L’inconvénient de cette conception, comme on l’a noté plus haut, réside en ceci qu’il faut admettre des règles différentes pour toutes les relations possibles et récupérables par le destinataire à partir de la connaissance du monde. Ainsi, il existerait une règle pousser → tomber, mais aussi des règles pousser → vaciller, pousser → blesser, pousser → rouler, sans compter des règles moins évidentes comme pousser → glisser à ski. La proposition que nous voulons faire est différente, et fait a posteriori de la notion de règle conceptuelle une réduction de la complexité réellement en jeu dans ces calculs. En réalité, il est plus raisonnable (et plus conforme à l’idée d’économie de traitement et de stockage) de considérer que le destinataire ne dispose pas de règles conceptuelles préexistantes, ou ne dispose que d’un tout petit nombre de telles règles (par exemple les règles monotones). En cherchant à mettre en relation deux informations, il n’accède pas nécessairement à une règle comme pousser → tomber mais il l’infère sur la simple base des informations dont il dispose conjointement à propos i) du concept de pousser et ii) du concept de tomber79. Ce faisant, le destinataire construit la relation ad hoc qui concerne les prédicats en présence (que nous continuerons à nommer pour des raisons de commodité règle conceptuelle).

79 On peut ajouter que si tel n’était pas le cas, on devrait avoir un dispositif complexe pour

expliquer que l’interprétation puisse mener à la construction d’une relation jusque-là absente de la connaissance du destinataire, comme dans (a) si le destinataire ignore que les musulmans ne prennent pas d’alcool : (a) Mourad ne prit pas de vin. Il était musulman.

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164 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

Pour conclure, rappelons qu’un connecteur temporel peut empêcher l’application d’une règle conceptuelle, de quelque force qu’elle soit. Les temps verbaux quant à eux se comportent à l’égard des règles conceptuelles d’une manière un peu différente que le prédit le modèle des inférences directionnelles80. C’est précisément à la question des temps verbaux qu’est consacré le chapitre suivant. Avant de donner une solution procédurale aux temps verbaux, il convient de clore ce chapitre par quelques remarques sur la subordination.

2.3. Remarques sur la subordination Souvent, des éventualités sont connectées non pas en relation syntaxique de même niveau (proposition principale – proposition principale) mais font intervenir des subordonnées. Notre démarche pragmatique tend à réduire la difficulté, réduction-nisme qui conduit à observer le fonctionnement de l’ordre temporel avec la syntaxe la plus simple possible. Les remarques qui suivent n’ont qu’un caractère indicatif et n’ont pour objectif que de montrer que la subordination induit des effets complexes, et que certaines idées courantes sont discutables81.

2.3.1. Concordance des temps

On pourrait par exemple penser, en référence à une longue tradition grammaticale, que la « concordance des temps » commande le respect de règles conventionnelles liées à la subordination. Ainsi, un passé simple en principale exigerait un imparfait en subordonnée relative, pour prendre cet exemple, qui correspond à ce que Damourette et Pichon notent « concordance toncalisante ». (134) correspond à ce cas de figure :

(134) La vieille, interrogée par le brigadier, répondit qu’elle connaissait le Navarro (Mérimée, Carmen, cité par Damourette & Pichon 1911-1936, 177).

En réalité, il se trouve qu’il est possible, y compris dans des constructions réputées très contraignantes comme les propositions relatives de perception, d’avoir

80 Dans les exemples suivants, un connecteur temporel (et, pour (a) une combinaison de

temps verbaux) conduit à inférer une interprétation qui annule la règle conceptuelle : (a) L’orage éclata. Auparavant, la foudre avait (déjà) détruit le clocher. Il ne s’agit pas du même orage. (b) Les passagers descendirent. Ensuite, l’avion atterrit. Il s’agit des passagers de 1e classe d’un 747.

81 Pour l’influence générale de la syntaxe sur le temps, voir Smith (1978) et (1981).

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2. LA FORCE DES CONTRAINTES INTERPRÉTATIVES 165

du passé simple dans la subordonnée, ce qui appelle à nuancer l’analyse traditionnelle qui déclare une telle combinaison impossible82 :

(135) Corinne le vit qui rangea ses affaires et partit.

En revanche, il est vrai qu’un passé simple seul est plus difficile dans de telles subordonnées et demande un contexte un peu particulier, comme dans (136), ou dans (137), meilleur avec « aperçut » (exemple (138)), ou encore avec d’autres verbes de perception comme écouter en (139) :

(136) ? Corinne le vit qui rangea ses affaires. (137) Stupéfaite, Corinne le vit qui entra sans sourciller dans la zone interdite. (138) Corinne l’aperçut qui entra dans la zone interdite. (139) Admiratif, Laurent écouta Anne qui soutint sa thèse avec brio.

On constate par ailleurs que sans subordination, les jugements d’acceptabilité changent, et (140), comme (141), est parfaitement naturel (le contexte peut être : le personnage désigné par « il » remarque que Corinne le voit faire quelque chose de répréhensible) :

(140) Corinne le vit. Il rangea ses affaires et partit. (141) Corinne le vit. Il rangea ses affaires.

La subordination relative induit donc des effets sur le temps, et la « concordance » n’est que le reflet du fait que la subordination relative demande vraisemblablement un rapport de recouvrement, donc préférentiellement un imparfait en subordonnée si la principale est au passé simple. En revanche, il se pourrait qu’en (135), la séquence d’actions auxquelles Corinne assiste correspond à plusieurs moments du temps et donc peut permettre un recouvrement, par exemple en s’encapsulant dans la dénotation du prédicat de perception. Ainsi, la liste des actions perçues peut être étendue virtuellement à l’infini, comme le montre (142), alors qu’elle est plus difficilement unaire :

(142) Corinne vit Antoine qui rangea ses affaires, prit son sac, enfila son pull-over, mit sa veste, sortit et disparut sur sa belle moto.

Nous admettons donc comme Brunot (1922) que la concordance des temps n’existe pas comme contrainte grammaticale, mais qu’elle n’est nécessaire que dans les cas où le sens l’exige. Pour nous, cela revient à dire qu’elle n’est que pragmatique. Cela correspond au fait que la subordination syntaxique temporelle est intrinsèquement liée à des effets de sens.

82 Voir par exemple Kleiber (1988) ou Lambrecht (à paraître).

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166 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

2.3.2. A propos des subordonnées temporelles

Pour ce qui est des subordonnées « temporelles », c’est-à-dire les propositions introduites par des mots comme quand, lorsque, comme, alors que etc., on a considéré que ces introducteurs fonctionnent comme des connecteurs temporels (cf. § 2.1). Certains de ces introducteurs semblent cependant très complexes. Ainsi, quand, bien que souvent considéré comme marquant la simultanéité, peut très bien apparaître dans une séquence où deux éventualités au passé simple se suivent, ou tout au moins dont l’incidence se suit, comme dans l’exemple suivant, pourtant produit pour appuyer l’idée de la simultanéité83 :

(143) Quand le soleil descendit, les gens prirent une couleur de rêve (René Benjamin cité par Sandfeld 1965, 260).

Qui plus est, la simultanéité stricte semble même défavorisée par quand. Prenons l’exemple suivant :

(144) ( ?) Quand Bianca chanta l’air des bijoux, Igor l’accompagna au piano.

Cet exemple (144) est presque à marquer d’un point d’interrogation (à moins que le destinataire ne construise l’interprétation de quand comme équivalent à quelque chose comme la fois où , le jour où) ; pour l’interpréter, il faut en tout cas admettre une relation particulière entre les deux éventualités : l’incidence du chant précède l’incidence de l’accompagnement. (145) est à cet égard parfait :

(145) Quand Bianca entonna l’air des bijoux, Igor se mit à l’accompagner.

Quoi qu’il en soit, et quel que soit la signification exacte de quand, qu’il exprime ou non une relation de type causal ou non, son action est plus forte que celle des règles conceptuelles, comme on l’a vu pour les autres connecteurs temporels comme ensuite (§ 2.1).

Les observations ci-dessus nous conduisent donc à deux prises de positions. Premièrement, nous rejetons la concordance des temps en tant que contrainte forte ; elle ne se motive que pour des raisons pragmatiques. Nous ne la compterons pas au nombre des facteurs temporels, toutefois on peut envisager, dans un modèle ultérieur, de prendre en compte ce paramètre par l’hypothèse que la subordination favorise l’encapsulation si les règles conceptuelles et les temps verbaux en présence le confirment. Deuxièmement, les subordonnées temporelles seront prises en charge par le modèle procédural par le biais des connecteurs temporels. De la sorte, nous attribuons les effets éventuels d’une subordination temporelle à l’expression qui introduit la subordonnée elle-même, que nous classons dans les connecteurs temporels.

83 On s’inscrit donc ici en faux par rapport à toute une tradition grammaticale qui prétend

que quand, lorsque le temps de la subordonnée est le même que le temps de la principale, marque la concomitance, cf. par exemple Sandfeld (1965).

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3. Les temps du passé en français : analyses procédurales

Les temps verbaux orientent l’interprétation à plusieurs niveaux, mais dans les développements récents de la Théorie de la Pertinence par les chercheurs genevois du Groupe de recherche sur la référence temporelle, l’hypothèse qui a été retenue et mise à l’épreuve stipule que les temps verbaux ont pour rôle premier de permettre la fixation de la référence temporelle. Les autres dimensions représentat ionnelles (« résultat dans le présent » pour le passé composé ou « expression d’un point de vue » pour l’imparfait) ne sont que des conséquences du processus général qui consiste à attribuer à un énoncé une référence temporelle selon le calcul que demande le temps verbal, calcul qui se fonde sur une sémantique constante. Par exemple, l’imparfait contraint l’appréhension interne de l’éventualité, et lorsque certaines implications sont tirées par le destinataire en fonction du contexte, comme l’achèvement de l’éventualité ou l’ordre temporel, la seule solution pour la fixation de ce point d’appréhension est l’instanciation d’un point de vue. On forme l’hypothèse générale que la construction d’un sujet de conscience à l’imparfait répond à un type d’usage du langage dans lequel on ne décrit pas un état de fait mais on rend compte d’une pensée représentée. Le premier cas, description d’un état de fait, correspond dans la Théorie de la Pertinence à l’usage descriptif du langage. Le deuxième, l’usage interprétatif, est une représentation de représentation (cf. supra, § I.3.1.5) ; c’est le cas des expressions métaphoriques et de certains usages non-littéraux du langage comme l’ironie. La pragmatique temporelle y place aussi certains usages des temps verbaux comme le présent narratif ou le futur historique.

Dans l’optique de la pertinence, les temps verbaux sont des expressions procédurales. L’objectif de ces pages est de rendre compte de l’ordre des éventualités entre elles ; la procédure générale d’interprétation temporelle ne rendra donc compte que de cette organisation temporelle. Cependant, on ne peut comprendre le fonctionnement des temps verbaux sans expliciter et exemplifier clairement les conséquences des hypothèses qu’on se donne. Si les temps verbaux peuvent spécifier un ordre temporel, ils ne le peuvent pas tout seuls à n’importe quelles conditions. Ce paragraphe se donne pour objectif de détailler les comportement des principaux temps verbaux du passé de l’indicatif en français, en reprenant notamment les observations faites par le Groupe de Genève mais aussi les observations traditionnelles. On donnera quelques procédures simples, celle du passé simple, celle du passé composé, celle de l’imparfait et celle du plus-que-parfait en maintenant l’hypothèse que tous les temps verbaux peuvent faire l’objet d’une description procédurale84.

84 Y compris ce temps improprement appelé « conditionnel présent » et qui renvoie à une

situation passée, ses usages contrefactuels pouvant recevoir une analyse proche des usages

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168 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

L’objet central de ces pages est donc de disposer de descriptions procédurales permettant d’expliquer et de prédire les effets temporels produits par les temps verbaux ; autrement d it, il s’agit de disposer d’un outil qui corresponde à ce que la procédure du temps verbal donne comme information à la procédure générale appliquée par le destinataire. Il s’agit d’observer in fine à quelles conditions les temps verbaux, en combinaison les uns avec les autres dans une séquence d’énoncés, permettent d’obtenir une sortie interprétative en provoquant une inférence directionnelle ou l’inférence d’une directionnalité nulle.

Parmi les quatre procédures que nous allons dresser ici (passé simple, passé composé, imparfait, plus-que-parfait), deux ont été développées dans plusieurs travaux du Groupe de recherche sur la référence temporelle85 : les procédures du passé composé et de l’imparfait; nous en donnerons une version légèrement réaménagée. Nous chercherons ici en priorité à établir la procédure qui concerne i) l’instruction que le temps verbal délivre par défaut, ii) celles qui sont éventuellement appliquées sous certaines conditions (contraintes contextuelles en particulier), et iii) certaines instructions secondaires, qui demandent au destinataire de construire par exemple un état résultant. De la sorte, on obtiendra des procédures directement utilisables pour une procédure générale.

3.1. Descriptions procédurales des temps du passé Décrire procéduralement une expression morphologiquement incorporée présente une difficulté méthodologique. En effet, l’objectif d’une telle description est de cerner les instructions spécifiquement délivrées par l’expression, et non de donner toutes les variantes interprétatives auxquelles peut donner lieu le traitement d’un énoncé dans lequel apparaît le temps étudié, ce qui est, nous voulons le souligner, très différent. Les descriptions procédurales qui ont été menées jusqu’à ce jour l’ont été dans cette dernière optique. La solution que nous voudrions proposer ici consiste premièrement à reprendre cette méthode, et à nous concentrer ensuite sur les instructions strictement temporelles associées aux temps verbaux. Cela nous mènera à produire des algorithmes simples et universels pour les temps étudiés, indépendamment de leur contexte.

contrefactuels de l’imparfait dit « d’irréalité ». Davantage sur ce point dans Moeschler & Reboul (à paraître).

85 Cf. Luscher & Sthioul (1996), Sthioul (1998c), Luscher (1998b), Saussure & Sthioul (1999).

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

3.1.1. Le passé simple

Le passé simple, comme son nom ne l’indique pas, est un temps dont la description s’avère au moins aussi complexe que les autres temps du passé. C’est notamment à cause d’une fonction qui lui est propre, et qui porte précisément sur l’ordre temporel. Nous tenterons ici d’en donner une première procédure86.

Les approches traditionnelles ont globalement fourni deux observations bien connues.

Premièrement, le passé simple marque un événement passé de manière déconnectée du présent de l’énonciation. Plus simplement, le passé simple déclare non-pertinente la récupération d’un état résultant au présent, comme le montre la différence entre un passé composé comme « Max a mangé », qui communique que Max est dans l’état de satiété au moment S, ou bien « Max a mangé du chameau » qui communique que Max est à S dans l’état d’avoir des expériences culinaires originales, comparativement à « Max mangea » ou « Max mangea du chameau » qui dénotent des événements sans qu’on puisse rien en inférer sur la situation présente.

Deuxièmement, le passé simple délivre une instruction contraignante sur la progression du temps, comme l’ont relevé Kamp & Rohrer (1983), et comme on l’admet depuis lors généralement. Les contre-exemples notés par eux, et qu’on a groupés dans les différents cas d’encapsulation, montrent cependant que cette instruction ne s’applique pas toujours. Nous ferons donc l’hypothèse que le passé simple délivre une instruction de progression temporelle par défaut, c’est-à-dire une instruction qui s’applique en l’absence de contrainte plus spécifique.

Il faut cependant ajouter deux observations à ce constat au sujet de l’ordre temporel au passé simple. La première, assez évidente, est que l’instruction d’une inférence en avant semble bloquée lorsque le destinataire dispose de trop peu d’information contextuelle, notamment au sujet des participants en commun. C’est ce

86 Voir aussi Saussure (à paraître b et 1997d) pour les observations de base sur les relations

temporelles au passé simple, et Sthioul (à paraître) pour l’hypothèse que la récupération d’un point de vue est bien possible avec ce temps (Ducrot, dans ce sens, considère que le style indirect libre est compatible avec tous les temps verbaux, cf. Ducrot 1980). On ne tiendra pas compte ici de ces usages interprétatifs. La position inverse est la plus répandue : le passé simple serait inapte à représenter une pensée ou une parole d’autrui. Vuillaume (1980), sans déclarer impossible le style indirect libre au passé simple, ne le reconnaît que dans des cas très marginaux de citation de discours eux-mêmes au passé simple dans leur production originale, et trace une frontière avec le style indirect à l’imparfait qui permettrait, selon lui, une prise de distance par rapport à la pensée ou au propos rapporté. Cette position provient globalement de la notion d’actualité chez Damourette et Pichon et concerne les « tiroirs toncaux », i.e. les temps verbaux en –ait, seuls capables de donner lieu à des interprétations focalisées. Fleischman (1991) fournit une formulation récente de ce point de vue en admettant que seuls les temps en –ait peuvent produire des effets de focalisation interne (au sens de Genette 1972). Cette approche est contestée pas Sthioul (1998a).

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170 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

qui se produirait dans le traitement d’un énoncé comme (86) que nous avons extrait plus haut de l’exemple de Kamp & Rohrer (1983) :

(86) François épousa Adèle. Paul s’acheta une maison à la campagne.

Comme on l’a relevé, on peut cependant douter de l’interprétabilité de cet exemple sans le moindre contexte qui permette de construire un lien quelconque entre les deux faits rapportés ; de cela, on peut alors faire l’hypothèse que ce type de cas soit délivre in fine tout de même une inférence en avant, par la médiation d’une hypothèse contextuelle (l’achat de la maison est conditionné d’une manière ou d’une autre par le mariage de François et Adèle, par exemple si Paul est un parent d’un des époux), soit à une encapsulation inférée au sens de Saussure (1997d et 1998d). Dans ce dernier cas, le destinataire, orienté vers la recherche de pertinence, soit trouve dans son environnement cognitif un événement encapsulant disponible, soit il l’infère, soit encore il l’attend (c’est ce qu’on a évoqué sous le nom d’ événement encapsulé postposé dans Saussure 1998d).

La deuxième observation concerne l’annulabilité de l’inférence en avant du passé simple par les hypothèses contextuelles. En effet, contrairement à ce qui a été parfois affirmé à propos de l’anglais (voir les exemples push – fall dans la S.D.R.T. chez Asher & Lascarides 1993, 445 et Asher 1996, 43 ainsi qu’en pragmatique chez Moeschler 1998a), il est faux que toutes les configurations temporelles soient possibles dans une séquence d’énoncés au passé simple, comme nous le signalions déjà dans Saussure (1996). Certes, le passé simple peut donner lieu à une directionnalité nulle, dans les cas d’encapsulation. Mais l’inférence en arrière ne semble pas pouvoir survenir au passé simple avec une règle conceptuelle seule, ou, en d’autre termes, le passé simple empêcherait une règle conceptuelle en arrière de fournir une hypothèse contextuelle sur l’ordre temporel. Ainsi, (146), qui contient un connecteur temporel d’inférence en arrière, ne pose pas de problème alors qu’en (147), le passé simple semble être trop fort pour accepter la règle conceptuelle non-nécessaire, qui stipule qu’une émotion forte comme la lecture de la sentence peut provoquer l’évanouissement du condamné ; en (147), le destinataire est amené à inférer que le condamné s’est évanoui avant la sentence du tribunal :

(146) Le condamné s’évanouit dès que le juge lut la sentence. (147) Le condamné s’évanouit. Le juge lut la sentence.

En réalité, dans ce cas, on est en droit de supposer que les attentes de pertinence du destinataire ne sont pas satisfaites : un autre temps verbal aurait été plus économique, par exemple le plus -que-parfait, et l’effet normalement produit par le passé simple ne parvient pas à être obtenu, à cause de la règle conceptuelle.

Cette incompatibilité du passé simple avec une inversion temporelle commandée par les règles conceptuelles peut aller jusqu’à empêcher une règle nécessaire, donc très forte, de s’appliquer. Dans ce cas, l’énoncé au passé simple est simplement mal formé, et le destinataire est dans une double-contrainte interprétative : il ne peut faire régresser le temps comme le commande la règle conceptuelle, à cause du passé

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

simple, mais ne peut appliquer les instructions du passé simple, à cause de la règle conceptuelle. C’est pour cela que l’exemple (6) est mal formé, tandis que (148) est interprétable :

(6) ? Les passagers descendirent. L’avion atterrit. (148) Les passagers descendirent dès que l’avion atterrit.

Pourtant, il y a des cas où le passé simple semble favoriser une inférence en arrière à l’aide de règles conceptuelles simples. Pour argumenter en faveur de la possibilité d’obtenir des inférences en arrière avec le passé simple, on rencontre des exemples comme (149) (adapté de Moeschler 2000)87 :

(149) Socrate mourut empoisonné. Il but la ciguë.

Or, quelque contre-intuitif que cela puisse paraître au premier abord, dans des exemples comme (149), le temps, en réalité, ne régresse pas. Certes, dans le monde, la mort intervient effectivement après l’ingestion de la ciguë. Mais cette combinaison est possible uniquement parce que le participe passé empoisonné donne les circonstances de la mort. Sans ce participe, l’exemple devient bizarre :

(150) ? Socrate mourut. Il but la ciguë.

Les jugements d’acceptabilité peuvent varier au sujet de cet exemple (dans des contributions antérieures, nous l’acceptions d’ailleurs, cf. Saussure 1997d et 1998d). Ce qui permet d’expliquer (149) tient seulement dans la première des deux phrases : le participe qui complémente mourir est sémantiquement autorisé par mourir, qui pointe non pas sur le décès lui-même mais sur tout le processus, y compris les circonstances et la cause de la mort. Le deuxième énoncé s’encapsule alors automatiquement dans le premier : il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une éventualité comme boire la ciguë puisse constituer une partie de mourir empoisonné. La difficulté de (150) tient dans le fait que cette encapsulation n’est pas favorisée, bien qu’elle soit peut-être possible dans certains contextes.

En revanche, le passé simple n’accepte clairement pas (151), qui est pourtant comparable à (149) en termes de relations causales. L’explication qu’on peut en proposer se fonde sur une différence sémantique entre mourir et expirer :

(151) * Socrate expira. Il but la ciguë.

La différence entre (149) et (151) tient à ceci : l’ingestion de la ciguë est un élément qu’on peut inclure, à titre de cause, dans la mort de Socrate, mais non dans son trépas à proprement parler. Le destinataire, en vertu de la sémantique propre d’expirer, ne peut y encapsuler l’ingestion de la ciguë. On note par ailleurs que

87 Le document auquel il est fait référence date en réalité de 1996, mais n’est paru qu’en

2000. L’exemple original est (a) : (a) Socrate mourut empoisonné. Il but la ciguë devant ses juges et s’allongea sur son lit avant de s’endormir définitivement (Moeschler 2000, 81).

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172 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

l’adjonction d’un participe dénotant les circonstances causales de la mort est impossible avec expira :

(152) * Socrate expira empoisonné.

Les idées qui sont fournies à l’appui de cette réflexion sont de deux ordres : des intuitions sur la sémantique de mourir et des combinaisons avec des participes. Sur la sémantique de mourir, on note que des énoncés très divers montrent facilement, sans être métaphoriques, que mourir a pour thème les circonstances qui entourent ou conduisent à la mort. Par exemple, on meurt de quelque chose, alors qu’on ne peut expirer, décéder, rendre son dernier soupir etc. de quelque chose :

(153) Max est mort de chagrin / de maladie. (154) * Max a expiré de chagrin / de maladie. (155) * Max est décédé de chagrin / de maladie. (156) * Max a rendu son dernier soupir de chagrin / de maladie. (157) * Max a trépassé de chagrin / de maladie.

Des locutions proverbiales, comme « On commence à mourir en naissant » impossible avec expirer ou trépasser iraient dans ce sens. Les arguments linguistiques sont plus probants. Si on admet que le participe présent communique la concomitance88, on trouve un argument intéressant dans les exemples suivants :

(158) Socrate mourut en buvant la ciguë. (159) Socrate expira en buvant la ciguë.

En (159), l’énoncé est mal formé pour communiquer que Socrate est mort parce qu’il a bu le poison, même si une lecture différente est bien sûr possible : le philosophe est tranquillement en train de boire une ciguë comme s’il s’agissait d’une infusion, et la mort le frappe alors qu’il en sirote une gorgée. D’une manière générale, lorsque la cause doit être conceptuellement et donc temporellement disjointe de l’effet, le participe présent ne peut en rendre compte, comme le montre la comparaison entre (160) et (161) :

(160) Marie-Hélène tomba malade en se promenant sous la pluie. (161) ? Luc tomba dans l’escalier en buvant un coup de trop89.

88 Des cas qui sembleraient cependant échapper à la concomitance avec le participe présent

concerneraient des situation où les deux événements sont vrais dans le futur, comme en (a), qui correspondent à un fait général, comme en (b) : (a) En prenant un taxi, vous arriverez à l’heure (B. Sthioul). (b) En ajoutant un peu de sucre, on adoucit la sauce tomate.

89 Cet exemple fait l’objet des mêmes observations que (159) : l’énoncé est bien formé s’il s’agit de communiquer que Luc est tombé dans l’escalier tout en buvant, par ailleurs, le verre « de trop », sans que l’ivresse soit la cause directe de la chute. Mais cette interprétation n’est pas très naturelle, d’où notre proposition de marquer l’exemple d’un point d’interrogation.

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

L’impossibilité d’avoir un énoncé au passé simple avec une inversion comme dans l’exemple (6)90 trouve donc une nouvelle hypothèse explicative, qui n’est donc pas liée au fait que la règle conceptuelle, en (6), n’est pas causale : dans les exemples (149) et (151), la relation entre les événements est bien causale. L’inversion est simplement bloquée par le passé simple.

Cela a une conséquence importante : à un moment donné du traitement inférentiel, l’esprit effectue des tests de compatibilité. Notamment, le passé simple, pour des raisons sémantiques et aspectuelles, ne permet pas la régression avec une règle conceptuelle. Il faudra tenir compte de cette contrainte dans la procédure générale91.

Par ailleurs, et indépendamment de l’ordre temporel, une procédure du passé simple doit pouvoir rendre compte de ses autres effets, notamment en ce qui concerne la disjonction fondamentale de l’événement par rapport au présent de l’énonciation.

La sémantique fondamentale du passé simple pourrait se résumer, ainsi, à la combinaison simple de Reichenbach : <E,R–S>, qui stipule que l’événement est antérieur à S et que son point de référence lui est concomitant.

L’instruction d’ordre temporel serait donc : Incrémenter le moment de l’événement et le moment de référence, ou, mieux, augmenter la valeur de R sur la ligne du temps, ce qui provoque du même coup l’incrémentation de la valeur de E en vertu de la sémantique de base <E,R>. Cela correspond exactement à la proposition de Kamp & Rohrer (1983), dont les schémas de progression du passé simple sur la ligne du temps correspondent à peu près à ceci :

E1,R1 E2,R2 E3,R3 S | | | |

II. 7: PROGRESSION DU TEMPS AU PASSE SIMPLE.

90 (6) ? Les passagers descendirent. L’avion atterrit. 91 Il faut toutefois admettre l’acceptabilité de certaines séquences présentant l’inversion,

notamment certains cas dans lesquels les participants des actions n’occupent pas la même place (agent vs patient), comme le montre l’acceptabilité de (a) ci-dessous. (a) Socrate mourut. On lui fit boire la ciguë. De telles séquences constituent des cas « limite ». Celle-ci ne reste possible que grâce à la sémantique de mourir. En effet, (b) est difficile et semble donner lieu à une interprétation étrange selon laquelle on a fait boire au philosophe la ciguë post-mortem. Ces constructions ne sont donc de loin pas toujours possibles, comme le montrent (c) et (147) : (b) ? Socrate expira. On lui fit boire la ciguë. (c) ? Les passagers descendirent. Le pirate de l’air fit atterrir l’avion. (147) Le condamné s’évanouit. Le juge lut la sentence.

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174 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

Une procédure du passé simple ressemblerait donc à ceci : 1. E,R – S : l’événement et le point de référence appartiennent au passé. 2. Incrémenter la valeur de R si possible (instruction par défaut)92. 3. Si un connecteur demande l’inversion temporelle, appliquer l’inversion. 4. Si une règle conceptuelle demande une encapsulation, appliquer la règle.

Ces différents paramètres (connecteurs, règles conceptuelles) doivent en réalité dépendre d’une procédure générale : il ne s’agit pas de la procédure propre du temps verbal. La procédure propre du temps verbal doit se borner à stipuler les points 1 et 2, en délivrant une règle de plus, à savoir « l’inversion n’est possible qu’avec un connecteur ». On obtient alors cette nouvelle procédure (notée de manière non formelle) :

1. E,R – S 2. R := R + 1 3. E := R 4. Si une contrainte demande l’inversion, vérifier qu’il s’agit d’un connecteur. 5. Si une contrainte demande l’encapsulation, appliquer la contrainte.

Tant qu’on en reste à des séquences d’énoncés au passé simple, il n’y a guère de contrainte sur le point 2, mais cela pourrait être trompeur. En examinant des séquences hétérogènes, on verra que cette description fonctionne et que la règle d’incrémentation par défaut s’applique quelque soit le temps verbal de l’énoncé précédent, à ceci près qu’il faut un R disponible dans l’environnement cognitif du destinataire93.

Enfin, la procédure doit prévoir deux tests primaires : a) y a-t-il un connecteur ? et b) y a-t-il une règle conceptuelle ? et un test secondaire, qui s’applique en cas d’émergence d’une règle conceptuelle spécifiant autre chose qu’une inférence en avant : cette règle conceptuelle est-elle compatible avec le passé simple ? Autrement dit, ne fait-elle pas régresser le temps ? Voici donc une première version de la procédure (répondre « oui » à un choix se traduit par « aller vers la droite ») :

92 Cette instruction correspond à la progression du temps par défaut avec le passé simple.

Comme telle, on peut y voir une variante notationnelle du « trait faible en avant » encodé par le passé simple selon le modèle des inférences directionnelles de Moeschler (cf. section I.3.2). Toutefois, comme elle fonde cette progression sur l’incrémentation du point R, qui n’est pas directement pris en compte dans le modèle des inférences directionnelles, elle est davantage comparable à la règle du passé simple de la D.R.T., bien que pour celle-ci, il ne s ’agit pas d’incrémenter un point R mais plutôt de calculer un nouveau point R (cf. section I.1.3).

93 Cette contrainte de la disponibilité du point R dans l’environnement cognitif appelle deux remarques. Premièrement, il faut prévoir le cas des énoncés initiaux, pour lesquels nous faisons l’hypothèse que le destinataire crée un nouveau point R (cf. infra) ; la D.R.T. fait une hypothèse proche en distinguant les phrases initiales des autres. Deuxièmement, lorsqu’un point R n’est pas disponible, le destinataire peine à connecter temporellement les éventualités entre elles, d’où la difficulté de séquences, par exemple, de type futur simple – passé simple, présent – passé simple ou même passé composé – passé simple .

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

E,R – S Connecteur ? Inférence directionnelle commandée par le connecteur Règle conceptuelle ? Compatible ? Inférence commandée par la règle conceptuelle R := R+1 ; E := R *

II. 8 : PROCEDURE DU PASSE SI MPLE (TENTATIVE).

Cette procédure pose un premier problème : elle suppose que le destinataire teste la présence d’un connecteur, puis d’une règle conceptuelle, avant d’appliquer l’instruction par défaut. Or la réalité est probablement assez différente. Selon nos hypothèses, le destinataire tente d’appliquer les instructions par défaut, à moins qu’il en soit empêché par un problème d’effet contextuel (effet trop faible) ou par un élément linguistique ou contextuel qui contredit ces instructions ; comme ces éléments sont saillants, ils permettent du même coup au destinataire de faire l’hypothèse qu’il obtiendrait un meilleur effet contextuel en appliquant les opérations que commande le connecteur ou la règle conceptuelle. En outre, et cela est le plus crucial, l’accès au contexte et la décision d’appliquer une contrainte contextuelle ne provient pas de la procédure du passé simple elle-même, puisque ces choix concernent l’énoncé dans son ensemble et s’appliquent quel que soit le temps verbal de l’énoncé. Autrement dit, la procédure du passé simple est beaucoup plus simple : elle se borne à sa sémantique de base, <E,R – S>, et à son instruction par défaut sur l’ordre temporel, assortie à une contrainte de compatibilité portant sur la possibilité d’avoir l’inversion.

Notons encore que pour incrémenter le point R, donc pour avoir un ordre temporel, il faut que le point R soit disponible dans l’environnement cognitif. Sinon, le destinataire l’institue, plus ou moins arbitrairement, en fonction des hypothèses contextuelles auxquelles il a accès. Il faut donc rajouter une ligne à la procédure : si aucun R n’est disponible, alors créer R. C’est ce qui permet de traiter des énoncés initiaux : la première phrase d’un roman, par exemple, ou des phrases comme « Les dinosaures disparurent il y a soixante-cinq millions d’années ». Toutefois, dans la procédure générale, ce test ne sera plus directement assumé par la procédure du temps verbal elle-même.

Voici à quoi ressemblerait une description procédurale du passé simple. Dans son algorithme, on assume par convention que la variable R a valeur nulle si elle n’est pas disponible dans l’environnement cognitif :

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176 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

PROCEDURE DU PASSE SIMPLE E,R – S (sémantique de base) R disponible dans Créer R tel que R – S ; l’environnement cognitif ? instituer E = R R :=R+1 pertinent ? Trouver un moyen contextuel de positionner R ; si ce moyen est une règle conceptuelle, alors R := R. R := R+1 Application de l’opération E := R commandée par le facteur contextuel.

II. 9: PROCEDURE DU PASSE SI MPLE (ORGANIGRAMME).

PROCEDURE PASSE SIMPLE SI R=0 ALORS R := n tel que n < S ET E := R ; FIN SINON SI (R := R+1) produit un effet ALORS R := R+1 ; E := R ; FIN SINON SI Règle Conceptuelles ALORS SI Règle conceptuelle d’encapsulation ALORS R := R ; E=R ; FIN FIN

II. 10: PROCEDURE DU PASSE SIMPLE (ALGORITHME).

Cette analyse appelle les quatre remarques suivantes. Premièrement, lorsque l’instruction par défaut R := R+1 est rendue non-pertinente à cause d’un connecteur, la procédure ne prévoit pas l’accès à la procédure déclenchée par ce connecteur : pour nous, c’est la procédure générale qui détecte la présence du connecteur dans l’énoncé et appelle directement sa procédure. Deuxièmement, relevons que la sémantique fondamentale du passé simple, à savoir <E,R-S>, est distribuée dans la procédure par les instructions suivantes : n<S et E := R (l’antériorité de R par rapport à S est automatique si R est déjà présent dans le contexte). Troisièmement, la valeur de n est

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

fournie par la procédure générale en vertu du contexte. Quatrièmement, on peut rendre compte des énoncés au passé simple qui décrivent une vérité générale et pertinente en soi (emplois parfois dits autonomes du passé simple, sur lesquels nous reviendrons brièvement au § 3.2.3), comme (162) ou (163), par le fait qu’ils se bornent à demander l’application de la sémantique de base du passé simple, E,R-S, et de positionner R de manière relativement arbitraire en fonction des informations contextuelles disponibles (données ici respectivement par « Victor Hugo » et par le référent de « sa ») :

(162) Victor Hugo écrivit Les Misérables dans la misère. (163) Le travail fut sa vie.

Ce type d’exemple pourrait faire penser que l’instruction de progression par défaut du temps avec le passé simple serait immotivée. Pour nous, il n’en est rien : c’est parce qu’il n’existe aucun R disponible contextuellement que le destinataire en construit un pour ces énoncés (c’est la première instruction de la procédure), tout comme une première phrase de roman. Un deuxième énoncé peut venir s’ajouter, et recevoir dès lors le R donné par le premier. Ce n’est que si aucune des opérations possibles pour un passé simple, à savoir récupérer un R disponible ou instituer un nouveau R, n’est applicable, que l’énoncé pose problème. Ce peut être le cas d’énoncés comme (164) : la forme propositionnelle favorisée par les concepts en présence tendent à produire quelque chose comme une vérité générale, à savoir que Victor Hugo est l’auteur des Misérables, mais pas de raconter quelque chose à propos de l’événement Ecrire « Les Misérables » (Victor Hugo) :

(164) ? Victor Hugo écrivit Les Misérables.

Toutefois, bien sûr, cet énoncé n’est pas impossible s’il s’agit effectivement d’inscrire cette éventualité parmi d’autres éventualités d’un récit, par exemple une biographie de l’écrivain.

On notera que l’hypothèse selon laquelle l’instruction par défaut du passé simple force l’inférence directionnelle, mais que cette instruction par défaut peut être annulée pour des cas d’encapsulation est à rapprocher des travaux récents de Molendijk et de Swart (Molendijk & de Swart 1999a) en sémantique du discours. Ces derniers ne prévoient pas, cependant, les cas de régression commandée par un connecteur94.

94 Leur analyse admet en réalité la régression au passé simple quand certaines conditions

pragmatiques sont réunies. Pour eux, une telle configuration provient de l’accessibilité d’un script. Un tel script peut être signalé par exemple par un connecteur pragmatique, causal en l’occurrence, comme en effet dans (a) (Molendijk & de Swart 1999a, 93) : (a) Les passagers descendirent. En effet, la porte se débloqua. Nous ne sommes pas ici dans un paradigme qui recourt aux scripts, à cause des problèmes théoriques que posent cette notion ; voir note 73 page 156.

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178 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

3.1.2. Le passé composé

La description du passé composé comme expression procédurale a été réalisée par Luscher & Sthioul (1996), puis dans une formulation un peu différente, dans Sthioul (1998c). On en trouve des versions proches, sur lesquelles nous nous fondons aussi, dans Luscher (1998b) et (1998c) ; nous renvoyons à ces documents pour un descriptif complet de l’approche procédurale du passé composé. Nous référons à cette analyse du passé composé sous le nom d’analyse Luscher – Sthioul.

Les observations classiques ont montré qu’un énoncé au passé composé peut recevoir deux types d’analyse : renvoyer à un événement antérieur ou renvoyer à l’état résultant au moment de l’énonciation. Dans « J’ai mangé », il peut être question de l’événement de manger, mais le destinataire a de bonnes raisons de tirer une conséquence pertinente au moment de l’énonciation, qui serait quelque chose comme Le locuteur a déjà mangé / n’a pas faim en ce moment. Cela correspond à la notion d’acquêt de l’antérieur chez Damourette & Pichon et à l’aspect extensif du passé composé chez Guillaume. Dans l’analyse Luscher – Sthioul, on distingue cependant premièrement deux types de cas : (165) d’une part, qui marque un passé composé qui dénote uniquement l’événement passé, sans qu’il soit nécessaire de connaître le moment précis de l’éventualité, et (166) ou (167) qui dénotent ou sont susceptibles de dénoter l’acquêt dans le présent :

(165) Victor Hugo a écrit Les Misérables (Luscher & Sthioul 1996, 206). (166) Isabelle est sortie. (167) Il a plu.

Leurs observations montrent que le lien parfois établi entre la télicité95 et l’accompli n’est pas motivé au passé composé. Par exemple, pour Martin (1971) et Vet (1980), une éventualité non-télique ne peut entraîner de nouvelle situation et donc l’énoncé ne peut référer au moment de l’énonciation. Pourtant, il y a des cas d’éventualités non-téliques qui peuvent recevoir un marqueur temporel déictique (« en ce moment » par exemple) et des éventualités téliques qui ne l’acceptent pas, ce que montrent les exemples suivants :

(100) En ce moment, il a plu, mais dans une heure vous pourrez jouer au tennis (Luscher & Sthioul 1996, 205).

(168) * En ce moment, Victor Hugo a écrit Les Misérables (Luscher & Sthioul 1996, 206).

Si la télicité est donc vraisemblablement non pertinente pour distinguer les différents emplois du passé composé, la différence entre les deux exemples ci-dessus

95 Sur la télicité, cf. supra § I.5.3, § II.1.3.1 et infra § III.2.1.1. Une éventualité est

traditionnellement dite télique (de telos, le but) si elle implique une fin intrinsèque ; le test linguistique habituellement utilisé pour distinguer les éventualités téliques est la possibilité de complémentation avec une locution prépositionnelle de type en n temps.

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

est à la base de la distinction formulée par Luscher et Sthioul entre le passé composé en emploi de base, et un emploi dans lequel un état résultant est communiqué. En d’autres termes, il y a des énoncés au passé composé qui communiquent quelque chose à propos du moment de l’énonciation (l’état résultant), et d’autres qui ne le font pas, comme (165), ces derniers constituant dans l’analyse Luscher – Sthioul les emplois de base du passé composé.

Pour l’analyse Luscher – Sthioul, seules les implications lexicales bornées donnent lieu à l’état résultant dans le présent. Explicitons-le rapidement. Dans « Il a plu », l’implication lexicale serait le sol est mouillé, tout comme dans « J’ai mangé », elle serait je n’ai pas faim. Pour Luscher et Sthioul, ces implications sont bornées parce qu’elles ne sont pas vraies de toute éternité à compter de la fin de l’événement. De telles implications sont tirées par le destinataire de deux manières : i) lexicalement (par exemple sortir implique être dehors) ou ii) elles sont inférées (comme avoir mangé implique ne pas avoir faim). Nous dirons que l’état résultant provient alors d’une règle conceptuelle. La manière la plus logique de considérer que ces énoncés communiquent quelque chose à propos du moment de l’énonciation, c’est d’admettre que les éventualités qu’ils dénotent, d’une part sont perçus depuis S, et d’autre part, conformément à l’analyse Luscher – Sthioul dont nous reprenons la notation, qu’ils dénotent en même temps un état résultant ε vrai à S. La combinaison de repérage qu’ils impliquent est donc <E-S ; S⊂ε>. Ces emplois se groupent dans l’analyse Luscher – Sthioul sous le terme de passé composé de l’accompli.

Toujours pour cette analyse, il existe enfin un troisième type d’emploi du passé composé qui serait sémantiquement identique au passé simple, et qui ferait donc « doublon » avec ce dernier, la seule manière de les distinguer étant alors pragmatique, comme dans (169) ou (170)96 :

(169) Hier il a plu. (170) Le concierge a sorti sa clef, il a fermé la porte et il a quitté les lieux (Luscher &

Sthioul 1996, 208).

Dans ces cas, aucun état résultant n’est obligatoirement inféré, et la combinaison de repérage correspond alors à la sémantique fondamentale du passé simple, à savoir <E,R-S> : l’éventualité est repérée depuis un moment antérieur au moment de l’énonciation, et contemporain à l’éventualité elle-même. Ces emplois correspondent pour l’analyse Luscher – Sthioul au passé composé de l’antériorité.

Les premiers emplois, les « emplois de base », sont pour Luscher – Sthioul décrits comme étant perçus sans aucun point R, ce qui pose une question importante. Nous avons laissé entendre, plus haut, que le présent peut vraisemblablement se décrire sans l’intermédiaire du point R. L’analyse introduit un point de perspective aspectuelle, dans la continuation de Vetters (1995), en lieu et place de R, pour rendre compte de

96 « En d’autres termes, la distinction imparfait / passé composé ressortit à leur sémantisme,

alors que la distinction PS/PC dépend de la pragmatique » (Luscher & Sthioul 1996, 211).

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180 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

l’aspect perfectif et éviter que la sémantique fondamentale du passé composé puisse aussi décrire l’imparfait (cf. infra). Nous proposons une autre prise en charge de l’absence du point R pour ces emplois de base, qui évite de recourir à une coordonnée aspectuelle : dans ces emplois, le passé composé délivre lui aussi un état résultant, quelque chose comme une vérité générale, qui dans le cas de Victor Hugo se laisserait paraphraser par « Victor Hugo est l’auteur des Misérables ». Il faut relever que cet énoncé, bien qu’impossible avec un déictique temporel présent, reçoit bien une valeur de vérité [Vrai] (ou 1). Il est vrai aujourd’hui que Victor Hugo a écrit Les Misérables, même si l’événement d’écrire n’a pas lieu aujourd’hui. L’exemple est problématique à cause de la difficulté pour le destinataire de trouver la pertinence de « en ce moment ». Ce cas est à rapprocher des exemples au présent (de vérité générale) qui refusent aussi les déictiques présents. On remarque ainsi la bizarrerie de (171), alors que l’éventualité dénotée est vraie à S (cet énoncé, bizarre, remplit donc par ailleurs les conditions de vérité) :

(171) ? Aujourd’hui / en ce moment, Victor Hugo est l’auteur des Misérables.

Autrement dit, la différence entre le passé composé en usage de base et en usage de l’accompli n’est plus pour nous une différence qualitative : il y a en tous les cas l’inférence d’un état résultant ε ; que cet état résultant soit borné, comme dans « j’ai mangé » ou non-borné comme dans l’exemple de Victor Hugo, il n’y a pas plus lieu de distinguer deux usages du passé composé que de distinguer deux usages du présent selon qu’il dénote une éventualité bornée ou une vérité générale. De telles différences ne ressortissent pas à la sémantique de ces temps, donc ne ressortissent pas à leur description procédurale, mais aux inférences pertinentes que le destinataire sera contextuellement amené à tirer. Il n’y a donc plus, dans le modèle simplifié que nous voudrions proposer, que le passé composé de l’antériorité qui ne donne pas lieu à l’inférence d’un état résultant. Nous ne parlerons donc plus d’emploi de base du passé composé, tout en restant conscients que par ailleurs, les types d’implications vraies à S peuvent différer en fonction de facteurs contextuels.

En revanche, c’est l’emploi de l’antériorité qui constitue une opération complexe d’annulation de l’état résultant comme état pertinent, au profit de l’instauration d’un point R dans le passé. C’est ce qui permet de différencier l’exemple de Victor Hugo avec sa variante ci-dessous, qui, quant à elle, donne effectivement lieu à une interprétation « centrée sur l’événement » lui-même : les conditions de vérité de l’énoncé ne sont pas, selon nous, satisfaites à S :

(172) Victor Hugo a écrit Les Misérables dans dans des conditions déplorables (Luscher & Sthioul 1996, 213).

Notons que la sémantique que nous conserverons est <E–S>, et elle doit être vraie de tous les emplois du passé composé. Qu’elle se retrouve dans d’autres temps du passé ne nous posera pas de problème, la sémantique de base d’une procédure étant pour nous non définitoire de l’expression procédurale (c’est la procédure elle-même qui constitue la signification encodée par l’expression procédurale) mais constituant le noyau vrai de toutes les sorties que la procédure peut produire.

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

Nous disposons maintenant de l’architecture suivante :

• Sémantique fondamentale du passé composé : <E-S> • Emploi de l’accompli, dans lequel la sémantique de base du passé composé

a été enrichie d’un état résultant ε vrai à S (« Victor Hugo a écrit Les Misérables » ou « Chantal est sortie »).

• Emploi de l’antériorité qui correspond au passé simple, dans lequel la sémantique de base du passé composé a été enrichie d’un point de référence identifié à E (<E,R-S>, « Le concierge a fermé la porte et a quitté les lieux »)

Cette analyse appelle deux remarques.

i) L’équivalence de signification posée entre le passé composé de l’antériorité et le passé simple doit être explicitée. Si le passé composé de l’antériorité correspond en effet à la sémantique de base du passé simple, à savoir <E,R-S>, notre hypothèse est qu’au contraire du passé simple, l’instruction de progression du temps par défaut et les contraintes qui lui sont associées sont absentes du passé composé de l’antériorité. La bizarrerie de l’exemple (173), qui plaiderait au contraire en faveur l’hypothèse de la progression par défaut avec le passé composé de l’antériorité, peut en effet recevoir une autre explication.

(173) ? Le concierge a sorti sa clef, il a quitté les lieux et il a fermé la porte (Luscher & Sthioul 1996, 203).

Pour nous, si (173) est bizarre, ce n’est pas parce que le passé composé demande l’ordre temporel, mais parce que (173) demande un coût de traitement très élevé, les différents événements présentés e1, e2 et e3 se produisant, selon les règles conceptuelles en présence, dans un ordre anarchique, à savoir e1–e3–e2, puisque le concierge a quitté les lieux après avoir fermé la porte. Rien n’empêche de comprendre toutefois (173) comme suit :

(173)’ Le concierge a sorti sa clef, il a quitté les lieux, et en plus il a fermé la porte.

ii) Nous avons suggéré que la récupération du point R était immotivée pour un passé composé de l’accompli. Sthioul (1998c) choisit de retenir pour ce type d’usage la simple récupération d’un état résultant tel que S est inclus dans cet état résultant. En souscrivant à cette description, nous obtenons donc pour le passé composé de l’accompli la forme <E-S> augmentée de l’état résultant, noté ε, tel que S ⊂ ε.

Cette double possibilité de référer à une éventualité au passé composé est connue et fait parfois l’objet de descriptions complètement ambiguistes, pour lesquelles il y aurait un simple doublon homonymique, mais alors l’un des passé composés devient à son tour un doublon synonymique du passé simple. Le potentiel référentiel donné par le passé composé est pour nous plus simplement dû au temps de l’auxiliaire qui autorise ainsi à considérer que le moment pertinent dont on parle est le présent. Dans ce cas, la période de restriction peut porter, en fonction du contexte, non pas sur l’éventualité elle-même mais sur le point S.

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182 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

Ceci étant posé, il devient possible d’envisager la procédure du passé composé. En ce qui concerne l’ordre temporel cependant, on ne peut que conclure au fait que le passé composé ne délivre pas d’instruction par défaut : elle n’est impliquée ni par la sémantique de base, ni par l’usage de l’accompli, ni par l’usage de l’antériorité. Son rôle essentiel est par défaut de dire quelque chose du présent de l’énonciation, et lorsque ce n’est pas possible contextuellement, de permettre la récupération d’une éventualité sans contraindre aucunement l’ordre, qui sera décidé uniquement en fonction d’indications contextuelles. Par défaut, un énoncé au passé composé sera donc indéterminé temporellement. Nous ne lui donnerons pas, cependant, d’instruction de pseudo-concomitance par défaut : notre hypothèse est que ce temps ne dit rien de l’organisation temporelle des éventualités dénotées.

Par ailleurs, notons encore que certains énoncés ne semblent pas respecter la sémantique de base du passé composé : <E–S>, comme (174) :

(174) Dans deux mois j’ai fini ma thèse.

Pourtant, de tels énoncés ne posent pas de problème dans l’analyse Luscher – Sthioul. On admet en effet que de tels énoncés représentent non pas un état de fait mais une pensée : le locuteur se situe imaginairement au moment du temps (ici deux mois après S) où il pourra dire, en respectant la sémantique du passé composé, qu’il a fini sa thèse. On peut en donner une formalisation sommaire. Le destinataire instancie un point S’, projection du point S, y associe R comme point d’observation, et situe E avant S’, mais en principe après S. Ce S’ suppose la représentation d’une situation d’énonciation correspondant au moment spécifié par le marqueur temporel (ici « dans deux mois »). C’est pourquoi la Théorie de la Pertinence l’explique, comme le note Sthioul (1998c), par le recours à la notion d’usage interprétatif. Nous ne tiendrons pas compte ici de l’usage interprétatif du passé composé : il suffit de considérer qu’un pseudo-S remplace le point S, opération tentée lorsque l’usage descriptif est impossible.

Donnons maintenant cette procédure, qui stipule les opérations suivantes. i) établir la sémantique de bas <E-S>, ii) rechercher un état résultant, iii) si cette recherche échoue pour des raisons de pertinence, récupérer ou construire un point R tel que <E,R-S>. En tous les cas, il n’y a donc pas d’instruction du passé composé portant sur l’ordre temporel, ce dernier n’étant construit, s’il y a lieu, que par les règles conceptuelles ou les expressions procédurales propositionnelles.

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

PROCEDURE DU PASSE COMPOSE E – S (sémantique de base) Chercher un état résultant pertinent ε tel que S⊂E. Sortie : <E – S> E→ ε S ⊂ ε Récupérer ou construire R tel que <E,R – S>

II. 11: PROCEDURE DU PASSE COMPOSE (ORGANIGRAMME).

PROCEDURE (PASSE COMPOSE) E<S SI E → ε ET S ⊂ ε ET ε produit un effet ALORS FIN SINON Récupérer ou construire R tel que R=E ; FIN

II. 12: PROCEDURE DU PASSE COMPOSE (ALGORITHME).

3.1.3. L’imparfait

Les approches classiques de l’imparfait en termes de référence temporelle, que ce soit chez Brunot (1922), Reichenbach (1947) ou Kamp & Rohrer (1983), font trois observations fondamentales :

i) E est fixé par rapport à un point R fourni par un élément du contexte, qu’il s’agisse d’un complément temporel (nous dirons que le destinataire le situe alors à l’intérieur d’une période de restriction) ou d’une autre éventualité97. De ce fait,

97 D’ordinaire cet événement est donné par un passé simple. On admet généralement que R peut aussi être donné par un passé composé (usage d’antériorité) ou par un présent historique, comme dans le Loup et l’Agneau de La Fontaine : « Un agneau se désaltérait dans le courant d’une onde pure. / Un loup survient à jeun qui cherchait aventure ». Rien n’empêche non plus le futur « historique » de jouer ce rôle : présent et futur historiques sont en usage « interprétatif » et leurs coordonnées sont alors disponibles pour l’imparfait. C’est là une remarque habituelle, selon laquelle l’événement de l’avant-plan permet de situer l’éventualité d’arrière-plan.

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184 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

l’imparfait serait anaphorique au sens classique du terme : il serait incapable de spécifier lui-même ses coordonnées temporelles. C’est la raison traditionnellement invoquée pour expliquer qu’un imparfait « en isolation » est ininterprétable. C’est aussi cette observation qui a conduit nombre d’auteurs à parler de l’imparfait comme produisant un « fond de décor » (Damourette et Pichon, qui parlent aussi de scène toncale), un arrière-plan (Weinrich), ou un cadre98.

ii) R est antérieur à S. Mais l’imparfait, il faut le relever, n’exprime que la contemporanéité de E par rapport à R : les conditions de vérité de l’événement peuvent être satisfaites bien au delà de la période de restriction temporelle, jusque dans le présent, et même dans le futur. Les exemples suivants montrent la possibilité pour l’éventualité d’être toujours vraie dans le présent, et, conjointement, l’impossibilité d’une complémentation avec un déictique pointant sur S ou sur un moment futur. L’énoncé à l’imparfait ne peut rien dire, au niveau de sa forme propositionnelle, d’un autre moment que R ou que la période de restriction :

(175) Il y a une heure, Max boudait dans son coin, et ça n’est pas près de changer. (d’après Sthioul 1998, 207 et Saussure & Sthioul 1999, 171).

(176) * Au moment où je vous parle, Max boudait dans son coin (idem). (177) ? Dans une heure, Paul lisait le journal (Sthioul 1998a, 207).

(177) pe ut cependant recevoir une lecture acceptable au style indirect libre, du même genre que (178) :

(178) Dans une heure, la prochaine ronde passait par le pont. Il fallait faire vite pour ne pas se faire prendre.

iii) E est vrai d’une période qui dépasse la période de restriction ou le moment R fourni par l’autre événement. Autrement dit, R ou la période de restriction est inclus dans E. Cela expliquerait, selon l’exemple de Ducrot, l’impossibilité de réduire la période de restriction avec un imparfait :

(179) L’année dernière, Paul habitait à Paris (*mais seulement en mai) (Ducrot 1979).

(180) L’année dernière, Paul habita / a habité à Paris, mais seulement en mai (Ducrot 1979).

La double conséquence de cette inclusion est tout naturellement d’une part le blocage des implications d’achèvement, même quand l’éventualité est télique, et de l’autre l’englobement par l’éventualité à l’imparfait de l’éventualité au passé simple.

Cette description est suffisante pour les usages descriptifs de l’imparfait, comme on l’avance dans Saussure & Sthioul (1999). Mais il est bien connu que beaucoup d’énoncés à l’imparfait ne répondent pas à cette spécification : les imparfaits

98 L’approche modulaire crée elle aussi pour ce cas de figure général la « relation interactive

de cadre » (Grobet 1996).

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

« hypocoristiques » comme (73), les imparfaits « autonomes » (sans antécédent et pourtant non-problématiques) comme (95) ou (181), les imparfaits contrefactuels (ou d’irréalité) comme (182) ou (183), les imparfaits avec implication d’achèvement comme (184) qui impliquent que E soit inclus dans la période de restriction (imparfaits traditionnellement dits « narratifs » ou « de rupture »), les imparfaits qui n’englobent pas l’éventualité au passé simple (185), etc. :

(73) Il faisait de grosses misères à sa maman, le vilain garçon (Damourette & Pichon 1911-1936, 241).

(95) Les druides croyaient en l’immortalité de l’âme (Tasmowski-De Ryck). (181) Le laitier me disait que tu lui dois encore 100 francs (Tasmowski-De Ryck). (182) Une minute de plus, le train déraillait. (183) Mon paquet ! eh, dis -donc, les bonnes femmes elles dansaient à poil ce soir,

elles avaient pas de maillot ! (prononcé par une ouvrière en reprenant le paquet qu’elle avait oublié dans le tramway ; Damourette & Pichon 1911-1936, 229).

(184) Le lendemain, il partait. (185) Pierre alluma la lampe. La lumière donnait à la pièce un air de tristesse désolée.

Dans tous ces cas d’usage non-descriptif de l’imparfait, on défend l’hypothèse que l’imparfait amène le destinataire à construire un sujet de conscience qui « observe la scène » de l’intérieur. Ce sont donc des usages interprétatifs de l’imparfait, puisqu’ils rapportent une pensée au sujet d’un état de fait. Il faudrait d’ailleurs ajouter beaucoup d’exemples d’usages interprétatifs de l’imparfait qui correspondent aux typologies traditionnelles, comme l’imparfait plaisamment dit « forain » (« Qu’est-ce qu’elle voulait, la petite dame ? »), et bien sûr l’imparfait de style indirect libre, qui montre à quel point l’imparfait est taillé sur mesure pour représenter une pensée.

L’analyse procédurale de l’imparfait proposée dans Saussure & Sthioul (1999)99 fait l’hypothèse suivante : l’éventualité à l’imparfait est toujours repérée de manière interne ; on instancie alors une variable P interne à l’éventualité, non saturée, qui constitue sa sémantique fondamentale100. Ce point P est une variable abstraite et sous-déterminée ; lors de l’interprétation, le destinataire sature cette variable en lui attribuant soit le point R, dans le cas de l’usage descriptif, soit un moment de conscience C. C’est donc bien dans un processus d’assignation d’une référence temporelle que le destinataire construit un point de vue. Relevons que l’usage interprétatif est produit par deux conditions, chacune suffisante : soit le destinataire infère l’achèvement de l’éventualité pour des raisons contextuelles, soit, toujours pour des raisons contextuelles, notamment à cause de règles conceptuelles, le destinataire doit récupérer une inférence en avant. Cette conception contredit l’équivalence parfois postulée entre l’imparfait dit narratif et le passé simple : dans le premier cas,

99 Article auquel nous renvoyons pour le détail de l’argumentation. 100 On reprend ici l’ancienne tradition de l’aspect imperfectif de l’imparfait (sans que P soit

pour autant identique au point de perspective aspectuelle de Vetters 1995).

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186 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

l’éventualité est saisie par un point interne, et non dans le deuxième. C’est ce que justifie la comparaison entre (186) et (187) ; on justifie ainsi pourquoi le locuteur a utilisé un imparfait et non un autre temps verbal :

(186) Le train quitta Genève. Quelques heures plus tard, il entrait déjà en Gare de Lyon (Sthioul 1998a, 213).

(187) Le train quitta Genève. Quelques heures plus tard, il entra ?déjà en Gare de Lyon ( idem).

Des conditions spécifiques mènent en outre vers deux cas de figure distincts correspondant à l’analyse des focalisations chez Genette (1972) : interne, lorsque P est saturé par un sujet de conscience récupéré contextuellement, ou externe lorsque le destinataire construit un sujet de conscience non présent dans le cotexte.

Le seul cas de figure d’imparfait en usage interprétatif qu’il faut expliquer, pour les questions d’ordre temporel, concerne l’imparfait « narratif » ou « de rupture ». Il peut émerger soit à cause d’une inférence d’achèvement de l’éventualité, d’ordinaire combinée avec un complément de type x temps plus tard , soit à cause d’une règle conceptuelle, par exemple allumer la lampe implique lexicalement la lampe est allumée. Nul besoin d’une description complexe pour rendre compte, dans la procédure générale d’interprétation temporelle, de ces cas de figure. Il suffit de spécifier que l’imparfait, si par défaut il donne une directionnalité nulle, permet, pour des raisons contextuelles ou conceptuelles, une inférence directionnelle en avant ou même en arrière comme en (188)101 :

(188) Judith ne reconnut pas le « joyeux colporteur » qui le quittait quelques semaines plus tôt (A. Schwarz-Bart, Le Dernier des Justes, cité par Klum 1961, 258).

Notons donc la procédure de l’imparfait :

1. P⊂E 2. Si R⊂E est pertinent, réaliser l’opération P := R 3. Sinon, trouver dans le contexte (focalisation interne) ou construire (focalisation externe) un sujet de conscience tel que le moment de conscience C puisse être inclus dans E. Réaliser P := C.

Pour ce qui concerne l’ordre temporel, l’imparfait a donc une instruction de directionnalité nulle sur l’ordre temporel en usage descriptif, puisque R⊂E empêche, dès lors que R provient d’un autre événement, toute progression temporelle par rapport à cet autre événement. Autrement dit, l’algorithme minimal de l’ordre temporel de l’imparfait en usage descriptif est formulable comme suit, où E0 correspond au point E de l’autre événement, et E à la référence temporelle de l’éventualité à l’imparfait :

101 Nous reviendrons plus bas sur certaines séquences « explicatives » à l’imparfait qui

pourraient être problématiques pour l’analyse que nous faisons (voir § 3.2.3).

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

1. R := E0 (on attribue à R la valeur E de l’événement antérieur). 2. R ⊂ E

Ceci consisterait donc en l’instruction par défaut de l’imparfait sur l’ordre temporel. Mais, on le sait, au moment de traiter un énoncé à l’imparfait, le destinataire dispose déjà, en principe, d’un point R entièrement disponible, pour peu que l’énoncé précédent dénote une éventualité au passé simple (le cas du passé composé correspond toutefois à la description ci-dessus). Dans ce cas, le destinataire fait même l’économie de cette « réattribution » de la valeur E0 au point R, puisque cette opération a déjà été faite en traitant l’énoncé antérieur au passé simple. Nous en rendrons compte au § II.3.2.

L’imparfait autoriserait, en plus, l’application de règles conceptuelles et d’inférences contextuelles, de quelque force qu’elles soient, sur l’ordre temporel. Si l’imparfait donne par défaut une directionnalité nulle tout comme le passé composé, l’instruction diffère par une sortie très différente : si le passé composé donne un état résultant fondée sur une éventualité perfective, l’imparfait donne une sortie imperfective. Cette analyse générale est donc pleinement compatible avec la perspective aspectuelle qu’on a adoptée, qui sépare temps verbaux perfectifs et imperfectifs. Voici donc la procédure qu’on obtient : PROCEDURE DE L’IMPARFAIT P ⊂ E (sémantique de base) R ⊂ E impossible / C disponible tel que non-pertinent ? C ⊂ E ? P := C P := R Créer C tel que P := C C ⊂ E usage descriptif usage interprétatif

II. 13: PROCEDURE DE L 'IMPARFAIT (ORGANIGRAMME).

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188 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

PROCEDURE (IMPARFAIT) Instancier la variable P (P inclus dans E) SI (R inclus dans E) produit de l’effet ALORS P := R ; FIN Usage descriptif, recouvrement. SINON SI C disponible tel que (C inclus dans E) produit de l’effet ALORS P := C ; FIN Usage interprétatif 1, ordre temporel possible SINON Créer C tel que (C inclus dans E) P := C ; FIN Usage interprétatif 2, ordre temporel possible

II. 14: PROCEDURE DE L 'IMPARFAIT (ALGORITHME).

Les autres temps verbaux pourraient être décrits selon la même méthode procédurale, bien que ces descriptions n’ont pas encore été faites. Ces pages ne sont pas le lieu d’une description exhaustive des contraintes des temps verbaux, mais pour que le modèle puisse avoir un degré de fiabilité raisonnable, il faut encore observer un autre temps du passé, au moins pour constater son rôle dans l’ordre temporel : le plus-que-parfait.

3.1.4. Le plus-que-parfait

Contrairement à ce qui a été parfois suggéré au regard de sa sémantique de « passé du passé », y compris dans le modèle des inférences directionnelles de Moeschler, cf. § I.3.2), nous défendons ici l’hypothèse que, le plus-que-parfait n’encode aucunement d’instruction d’inférence en arrière par défaut. La S.D.R.T. s’inscrit dans une perspective plus discursive que strictement temporelle pour le plus-que-parfait : c’est un temps qui contraindrait certaines relations de discours en fonction d’attentes de pertinence (Lascarides & Asher 1993b). Bien sûr, dans des séquences hétérogènes, un plus-que-parfait précédé d’un passé simple provoque naturellement la régression du temps, sauf contraintes spécifiques ; cela s’explique tout naturellement en raison de la sémantique de ce temps (nous détaillerons ce point au § II.3.2). Mais surtout, dans une séquence homogène, dans laquelle un plus-que-parfait suit un autre énoncé au plus-que-parfait, toutes les situations temporelles sont possibles, comme on l’a noté en première partie de cette recherche : inférence en avant (189), inférence en arrière (190), encapsulation inférée (191) ou explicite (192) :

(189) L’avion avait atterri ; les passagers étaient descendus. (190) Les passagers étaient descendus ; l’avion avait atterri. (191) Augustin avait épousé Diane ; Frédéric était parti pour Gibraltar. (192) Une terrible tempête avait fait rage ; le vent avait arraché le poirier du jardin.

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

Nous avons noté, en discutant le modèle des inférences directionnelles, pourquoi il nous semble faux de donner au plus-que-parfait un trait directionnel en arrière. Rappelons les arguments que nous avons fournis. Premièrement, le plus-que-parfait produit généralement une inférence en avant lorsqu’il suit un autre plus-que-parfait ; or il n’est guère conforme à l’intuition qu’il faille dans une telle configuration recourir à un effort particulier, ce qui serait pourtant la conséquence directe d’un « trait en arrière » par défaut pour ce temps. Plus précisément, on ne voit pas pourquoi il faudrait, pour avoir l’ordre temporel, annuler une quelconque inférence en arrière. Attribuer à ce temps un trait directionnel en arrière est donc une hypothèse que nous rejetons. Lorsqu’un énoncé au plus-que-parfait provoque une inférence en arrière lorsqu’il suit un passé simple, l’explication en est fournie automatiquement par la combinaison sémantique des coordonnées. De plus, nous pouvons relever que si ce temps encodait un trait directionnel en arrière, il devrait être tout aussi naturel d’avoir des enchaînement d’énoncés au plus-que-parfait, virtuellement illimités, qui produisent autant d’inférences en arrière, que d’avoir des récits au passé simple qui produisent des inférences en avant. Pourtant, il est particulièrement coûteux d’avoir de telles séquences « régressives » au plus-que-parfait. Ainsi, (193) requiert passablement d’effort, sans qu’on puisse borner effectivement le moment où l’esprit se « fatigue » :

(193) ? Philippe s’était dirigé vers la salle de bains. Il s’était levé sans tarder. Sa nuit avec Isabelle avait été douce et longue. Il avait dîné la veille avec Isabelle dans un restaurant romantique. Auparavant, il lui avait avoué sa flamme. Ils avaient fait une longue promenade dans l’après-midi ensoleillée. Ils étaient partis à pied le long du lac, etc.

C’est là une raison de plus pour ne pas attribuer au plus-que-parfait d’instruction par défaut d’inférence en arrière102. Par défaut, l’énoncé au plus-que-parfait ne donne pas d’inférence directionnelle : comme pour le passé composé, il admet toutes les règles conceptuelles. Et, encore comme le passé composé, il fournit un E antérieur au

102 Il y a un autre argument, méthodologique, à opposer à l’idée d’un trait en arrière du plus-

que-parfait dans le modèle directionnel. Pour le plus-que-parfait, ce modèle semble adopter une stratégie d’attribution d’un trait directionnel à un temps verbal qui se fonde sur sa sémantique : le plus-que-parfait aurait un trait directionnel en arrière parce qu’il dénote une éventualité comme passée par rapport à un point de référence lui-même passé . Il faut alors se demander ce qui prime pour décider de l’attribution d’un tel trait directionnel : i) le rapport entre S et R, ii) celui entre S et E, ou iii) celui entre R et E ? L’application de tels critères conduirait à attribuer au passé simple respectivement un trait directionnel en vertu de i) et de ii) (R est antérieur à S et E est antérieur à S), ou un trait de pseudo-concomitance en vertu de iii) (R est simultané à E), ce qui n’est pas conforme à la réalité. De plus, rien ne permettrait alors d’attribuer au passé simple le trait pourtant admis par le modèle directionnel, à savoir l’inférence en avant. Le français ne disposant pas de futur « postérieur » (au contraire du latin abiturus ero , signalé dans le système de Reichenbach), on ne peut tester l’attribution d’un trait directionnel en avant à un tel temps, qui serait le seul avec le plus-que-parfait à encoder univoquement une sémantique dans laquelle toutes les coordonnées sont disjointes.

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190 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

point de calcul pertinent, ici R (S pour le passé composé). Sa seule différence, pour la référence temporelle, est dans sa sémantique de base : R est antérieur à S.

Toutefois, la nature de ce temps, qui est un temps composé, et qui a un auxiliaire à l’imparfait, le fait ressembler par deux points et au passé composé et à l’imparfait.

Premièrement, comme le passé composé, le plus-que-parfait permet l’implication d’un état résultant, non pas vrai à S mais à R ; l’une des conséquences de ce fait réside en ceci que la période de restriction donnée par un éventuel adverbial peut concerner, en fonction du contexte, ou l’éventualité elle-même comme dans « La veille il avait mangé en compagnie du directeur » ou le point R lui -même comme dans « A huit heures il avait (déjà) quitté les lieux ».

L’état résultant ne pas avoir faim est ainsi vrai à S (passé composé) en (194) et à R (plus-que-parfait) en (195) :

(194) – Veux-tu dîner avec nous ? – Non merci, j’ai mangé.

(195) Déborah proposa à Mario de dîner avec eux. Mais il avait (déjà) mangé.

Deuxièmement, l’auxiliaire étant à l’imparfait, il est légitime de supposer que le plus-que-parfait est, comme l’imparfait, un temps particulièrement adapté à l’expression d’un point de vue, ou d’un sujet de conscience. Wilmet note ainsi des exemples d’atténuation, contrefactuels, préludiques et hypocoristiques (Wilmet 1998, 408) :

(196) J’étais venu vous demander un petit service. (197) Il avait fait bon, mon chien, auprès du feu ? (198) Toi tu avais été le gendarme et moi le voleur. (199) Sans la présence d’esprit du mécanicien, le train avait déraillé. (200) Si j’avais été riche, je me serais acheté une Rolls.

En principe, donc, le temps régresse dans une combinaison passé simple – plus-que-parfait. Toutefois, nous évoquerons plus bas que cette inférence en arrière est très sensible au contexte. Par ailleurs, il y a aussi des cas dans lesquels le destinataire est amené à faire progresser le temps malgré la configuration passé simple – plus -que-parfait, tout comme certains imparfaits, les imparfaits « narratifs » donnent lieu à une inférence en avant. Observons (201) :

(201) Paul entra brusquement. Marie s’était levée, pâle comme une morte.

Dans ce cas, le destinataire peut conclure à deux interprétations possibles : soit Marie est debout lorsque Paul entre, soit elle se lève après que Max est entré. La première interprétation ne pose pas de difficulté. En revanche, la deuxième ne peut être traitée à l’aide de l’instruction par défaut du plus-que-parfait positionnant un état résultant vrai à R. Une possibilité, dans ce cas, c’est d’admettre que le plus-que-parfait serait alors en usage interprétatif : le destinataire actualise l’événement de se lever (Marie) comme s’il s’agissait d’un passé simple, puis trouve ou construit un sujet de

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

conscience, comme pour un imparfait, et qui observe l’état résultant d’être debout (Marie) ou de s’être levée (Marie) . Recourir à un sujet de conscience dans ce cas est absolument conforme, de plus, à la motivation du temps de l’auxiliaire, l’imparfait, en usage interprétatif. Ceci dit, au contraire de l’imparfait, l’éventualité elle-même est antérieure à R : la référence temporelle reste bien entendu donnée par le verbe tensé103.

Dans le point suivant, on donnera une descrip tion plus précise de l’inférence en avant dans une combinaison passé simple – plus -que-parfait. Pour l’heure, la procédure du plus -que-parfait conduit à un usage interprétatif pertinent pour l’ordre temporel : en usage interprétatif, le point R est nécessairement fourni par un moment de conscience C inféré par ailleurs. Comme R peut être saturée par R comme par C, nous en faisons une variable sous-déterminée P comme pour l’imparfait. Nous notons toujours l’état résultant par ε. PROCEDURE DU PLUS-QUE-PARFAIT E – P – S E → ε ε est vrai à R P impossible à saturer par R ? Usage descriptif : Usage interprétatif : P := R P := C

II. 15: PROCEDURE DU PLUS -QUE-PARFAIT (ORGANIGRAMME).

PROCEDURE (PLUS-QUE-PARFAIT) Instancier une variable P (E>P ET P>S) E → ε SI NON(R=0) ET (R ⊂ ε) produit un effet ALORS P:=R ; FIN SINON SI (C ⊂ ε) produit un effet ALORS P:=C ; FIN

II. 16: PROCEDURE DU PLUS -QUE-PARFAIT (ALGORITHME).

103 Cf. sur l’auxiliaire Benveniste (1966).

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192 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

Toutes ces procédures méritent d’être affinée et homogénéisées avec plus de détail. Pour qu’elles nous permettent de manipuler des séquences complexes d’énoncés, dans le but de les intégrer dans un moteur général, le système central, qui les appelle et les utilise, il nous faut observer le comportement des temps verbaux dans des séquences complexes ; à l’issue de ces remarques, nous disposerons de versions concises des procédures des temps verbaux, homogènes les unes par rapport aux autres.

3.2. Temps verbaux et ordre temporel

3.2.1. La modification des coordonnées dans le traitement de séquences d’énoncés hétérogènes

Si le plus-que-parfait fait généralement régresser le temps lorsqu’il suit un passé simple mais pas lorsqu’il suit un autre plus-que-parfait, et qu’un passé composé fait en principe progresser le temps lorsqu’il suit un plus-que-parfait mais pas nécessairement quand il suit un autre passé composé, cela pourrait laisser penser que le temps verbal n’a d’instruction sur l’ordre temporel que relativement au temps verbal employé pour dénoter l’événement précédent dans le discours. Présenté de la sorte, cela pourrait impliquer que le destinataire conserve en mémoire une trace explicite du temps verbal auquel l’événement précédent dans le discours a été dénoté. Autrement dit, il y aurait en mémoire une étiquette, attachée à l’événement déjà traité et par rapport auquel il s’agit de construire la relation anaphorique, qui estampillerait « imparfait » ou « passé simple » l’événement en question. Nous présenterons une alternative à cette hypothèse peu plausible. Comment considérer, dès lors, cette dépendance du temps verbal par rapport au temps de l’énoncé précédent ? Nous allons ici faire l’hypothèse que cette dépendance n’est qu’apparente, en argumentant en faveur d’instructions des temps verbaux indépendantes les unes des autres. Ce sera la recherche dans l’environnement cognitif de certains éléments résultants du traitement d’énoncés antérieurs, notamment le point R, qui permet alors d’expliquer les combinaisons que l’on peut observer facilement en regard du matériau empirique et des procédures ci-dessus. Commençons par observer les inférences en principe déclenchées par les combinaisons de temps verbaux en séquence hétérogène :

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

Combinaison Résultat par défaut

Passé simple + Passé simple IAV Passé simple + Plus-que-parfait IAR

Plus-que-parfait + Plus-que-parfait Indétermination Plus-que-parfait + Passé simple IAV

Passé composé + Passé composé Indétermination Passé composé + Plus-que-parfait IAR

Passé simple + Imparfait inclusion Imparfait + Passé simple inclusion

Passé composé + Imparfait inclusion

II. 17: INFERENCES DIRECTIONNELLES PAR DEFAUT

et ainsi de suite.

L’inconvénient de cette combinatoire, c’est qu’elle ne différencie pas la manière dont différentes combinaisons peuvent réaliser le même résultat par défaut. Ce tableau ne donne rien, en réalité, de la dynamique procédurale qu’on a observé jusqu’ici. Il faut donc aller plus loin.

Pour corriger ce défaut, on peut tenter une autre manière de rendre compte de ces combinaisons, non pas en termes de résultats par défaut, mais en termes d’instructions par défaut s’appliquant aux variables E et R fournies par le premier énoncé.

Autrement dit, il faut tenter d’observer comment les coordonnées de repérage sont manipulées par défaut par le système central qui déroule et applique la procédure de différents temps verbaux. Cela fournit malheureusement des « sous-procédures » potentiellement différentes pour chaque combinaison, ce qui a pour effet de ruiner la puissance descriptive des procédures propres et générales associées à chaque temps verbal. Une telle liste, cependant, reste utile, car elle permet de considérer systématiquement les modifications que subissent les variables E et R, par défaut, dans le traitement de suites d’énoncés hétérogènes. Pour le passé composé, comme R n’est pas toujours donné par ce temps, nous notons par une barre oblique (/) le fait que R prend la valeur du R en cours ou, en cas d’impossibilité, celle du point E précédent lorsque l’énoncé précédent est au passé composé. De plus, la combinaison ci-dessous peut prendre en compte des phénomènes plus fins, par exemple pour la combinaison imparfait – passé simple où nous défendrons (contre-intuitivement, au premier abord) une progression du point R, ou pour les combinaisons mettant en jeu un passé composé ou un plus que parfait, la production d’un état résultant :

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194 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

Combinaison Instruction par défaut du deuxième temps verbal

Passé simple + Passé simple R := R + 1 ; E := R Plus-que-parfait + Passé simple R := R + 1 ; E := R Passé composé + passé simple ? R := R + 1 ; E := R

Imparfait + Passé simple R := R + 1 ; E := R

Plus-que-parfait + Plus-que-parfait R := R ; E := R - 1 ;

E → ε ; R ⊂ ε)

Passé simple + Plus-que-parfait R := R ; E := R - 1 ;

(E → ε ; R ⊂ ε)

Passé composé + Plus-que-parfait R := R/E ; E := R - 1 ;

(E → ε ; R ⊂ ε)

Imparfait + Plus-que-parfait R := R ; E := R - 1 ;

(E → ε ; R ⊂ ε) Imparfait + Imparfait R := R ; P := R ; P ⊂ E

Passé simple + Imparfait R := R ; P := R ; P ⊂ E Passé composé + Imparfait R := E/R ; P := R ; P ⊂ E Plus-que-parfait + imparfait R := R ; P := R ; P ⊂ E

Passé composé + Passé composé E-S ; (R := R) ; (E → ε ; S ⊂ ε)

Passé simple + Passé composé104 ? E-S ; R := R

Plus-que-parfait + Passé composé E-S ; (R := R) ; (E → ε ; S ⊂ ε)

Imparfait + Passé composé E-S ; R := R ; R=S ; (E → ε ; S ⊂ ε)

II. 18: INSTRUCTIONS PAR DEFAUT DU DEUXIEME TEMPS VERBAL D’UNE SEQ UENCE.

104 L’emploi du passé composé conjointement avec un passé simple requiert des conditions

très particulières (cf. plus bas dans cette section).

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

On lit ce tableau à la manière des listes d’instructions. Par exemple, dans l’expression suivante :

R := R+1 ; E := R on comprend : Attribuer au nouveau point R la valeur du point R courant plus un (cela revient à incrémenter la valeur de R) ; attr ibuer au nouveau point E la valeur du point R courant (i.e. le « nouvel état » du point R). Proposons rapidement quelques exemples pour la combinatoire ainsi obtenue.

Passé simple + Passé simple R := R+1 ; E := R

signifie donc qu’un passé simple augmente la valeur de R par rapport au R d’un passé simple précédent, puis associe à E la valeur de ce nouveau R.

Plus-que-parfait + Passé simple R := R+1 ; E := R

Dans ce cas, le point R au plus -que-parfait ne bougeant pas, il est toujours récupérable par un passé simple pour marquer la progression (nous traiterons plus bas la question de l’état résultant) :

(202) a. Jacques avait beaucoup marché. b. Il enleva ses chaussures.

Le schéma qui rend compte de ce type de situation est le suivant :

E(a) R S | | | | | E(b),R S

II. 19: INFERENCE EN AVANT DANS LA COMBINAISON PLUS-QUE-PARFAIT - PASSE SIMPLE .

On peut objecter que le passé simple ne fait nullement progresser le point R mais qu’il le fournit au plus-que-parfait précédent. Autrement dit, le plus-que-parfait recevrait une lecture cataphorique dans laquelle le point R est indéterminé tant qu’aucun événement au passé simple ne vient saturer cette coordonnée. Nous plaidons ici pour une autre analyse, dans laquelle il y a effectivement progression du point R. On peut proposer un calcul simple que le destinataire peut applique sur les deux premières phrases d’un roman dans une configuration de ce type. Prenons par exemple (203) en considérant qu’il s’agit d’un début de roman :

(203) a. Paul avait bien dormi. b. Il se leva bon pied bon œil.

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196 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

Prenons d’abord la première phrase. Il est fortement contre-intuitif de supposer que le destinataire n’établisse pas de point R dans le traitement de ce plus-que-parfait (et ce d’autant plus qu’on postule qu’il fait partie intrinsèquement de la sémantique de ce temps). En d’autres termes, le destinataire est amené à évaluer un moment, postérieur au sommeil de Paul, dans lequel il est pertinent que Paul a bien dormi. Autrement dit, ce moment correspondant au point R, le destinataire cherche à saturer R. Nous postulons qu’il parvient sans peine à le faire, soit en inférant un événement correspondant à ce moment (Paul ouvre les yeux, par exemple) soit en récupérant un sujet de conscience, à savoir Paul, qui constate, ou ressent, qu’il a bien dormi (le sujet de conscience C dans notre analyse de l’imparfait et du plus-que-parfait). Ce moment, nous semble-t-il, est indiscutablement antérieur au lever de Paul. Autrement dit, le temps progresse avec le passé simple, il n’y a pas de lecture cataphorique du plus-que-parfait. Il faut d’ailleurs noter, comme nous le relèverons plus bas pour la combinaison imparfait – passé simple, que cela n’implique en rien que l’état (résultant pour le plus-que-parfait) ne soit plus vrai au moment de l’éventualité au passé simple ; de même, cela n’implique pas non plus qu’aucun mécanisme d’attente ne se mette en place dans l’esprit du destinataire, par exemple pour savoir ce que va faire Paul, mais il ne s’agit pas là de cataphore temporelle mais d’une simple hypothèse anticipatoire sur la suite du discours. Toutefois, cette hypothèse anticipatoire peut n’être pas satisfaite pendant de longues séquences105.

Prenons la formule suivante.

Plus-que-parfait + Plus-que-parfait R := R ; E := R - 1 ; E → ε ; R ⊂ ε

Cette instruction par défaut du plus-que-parfait correspond premièrement à l’absence d’instruction sur les inférences directionnelles, et deuxièmement à la production d’un état (résultant) vrai à E. Autrement dit, comme nous l’avons précisé plus haut, le plus -que-parfait est sous-déterminé sur l’ordre temporel : ce ne sont que des informations contextuelles, notamment des règles conceptuelles ou un connecteur, qui décident d’ une relation d’ordre temporel entre les éventualités. Cela correspond à l’exemple suivant, dont le schéma ci-dessous rend d’ailleurs compte du fait que le plus-que-parfait seul ne dit rien du rapport temporel entre E(α) et E(β)106.

(204) α. Jacques était rentré à Sainte-Cécile. β. Il avait terminé de corriger son article.

105 Voire ne jamais être satisfaite. Un récit entier au plus-que-parfait est possible, même s’il

serait relativement artificiel, tout comme l’est Les frères Zemganno des frères Goncourt, entièrement rédigé à l’imparfait.

106 Là encore, nous ne schématisons pas les états résultants ε(α) et ε(β), pour nous concentrer sur les inférences directionnelles possibles.

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

E(α) R S | | | E(β) R S | | | | |

II. 20: POSSIBILITES D 'INFERENCES DIRECTIONNELLES DANS LES SEQUENCES AU PLUS-QUE-PARFAIT.

La séquence d’énoncés peut rendre compte du fait que les deux éventualités se sont déroulées simultanément (par exemple, si Jacques a corrigé son article dans le train), qu’elles donnent lieu à une inférence en avant (c’est à Sainte-Cécile que Jacques corrige son article), ou à une inférence en arrière (Jacques rentre à Sainte-Cécile après avoir corrigé son article). D’un énoncé à l’autre, R est conservé ; et les deux états résultants sont virtuellement coextensifs ; c’est le contexte qui leur donnera leur juste extension, par les hypothèses contextuelles que le destinataire pourra poser au sujet de la relation des deux événements entre eux. La même « sous-procédure » marche aussi pour une combinaison avec le passé simple :

Passé simple + Plus-que-parfait R := R ; E := R-1 ;

(E→ε ; R⊂ε)

(205) α. Jacques enleva ses chaussures. β. Il avait beaucoup marché. E(α),R S | | E(β) R S | | |

II. 21: INFERENCE EN ARRIERE DANS LA COMBINAISON PASSE SIMPLE - PLUS-QUE-PARFAIT.

Lascarides & Asher (1993b), dont l’étude porte en réalité sur le pluperfect anglais et traite plutôt l’aspect pragmatique selon la pragmatique gricéenne que selon la Théorie de la Pertinence, permet de mettre en évidence le fait que le plus-que-parfait, combiné à un passé simple, requiert des conditions contextuelles d’emploi. Ils contrastent des exemples naturels comme (206) avec des exemples qu’ils jugent mal formés comme (207) (leurs exemples sont en fait au pluperfect anglais) :

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198 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

(206) Max se servit une tasse de café. Il était entré dans la pièce déprimé mais maintenant il se sentait mieux.

(207) ? Max se versa une tasse de café. Il était entré dans la pièce.

Lascarides et Asher trouvent en (207) une incohérence liée à une contrainte pragmatique de pertinence, basée sur les maximes de Grice et la connaissance du monde. Leur solution passe par le moteur de calcul de relations de discours. Pour nous, cet exemple, au moins en français, n’est problématique que si la relation entre les deux éventualités n’est pas contextuellement motivée. L’inversion temporelle, à un niveau ou à un autre, doit être en effet répondre à une attente de pertinence : le destinataire s’attend à pouvoir tirer de l’éventualité antérieure une information qui lui permet de comprendre la survenue de l’éventualité postérieure, ce qui n’est le cas ici que dans la mesure où le contexte permet de tirer une inférence en ce sens. Si en effet pour une raison quelconque Max, en entrant dans la pièce, avait commis une action particulièrement courageuse ou difficile, et qu’il se sert un café pour se détendre, (207) devient aussi naturel que (208) :

(208) Max alluma un cigare. Il avait obtenu la signature du contrat.

De manière plus générale, la combinatoire que nous avons proposée appelle deux explicitations : l’une concernant les séquences imparfait – passé simple et l’autre concernant les séquences passé composé – passé simple et inversement.

Premièrement, s’il est clair que par défaut (i.e. en usage descriptif) l’imparfait produit une inférence de pseudo-concomitance, en fait un arrière-plan, lorsqu’il suit un passé simple, nous contestons que par défaut il en soit de même si un imparfait précède un passé simple. Plus précisément, nous défendons ici l’hypothèse que le passé simple, y compris quand il suit un imparfait, applique l’instruction d’incrémentation du point R. Le recouvrement du nouvel événement au passé simple par l’état dénoté par l’imparfait dépend alors, selon nous, uniquement de données contextuelles. Dans un premier cas, le destinataire est contextuellement amené à inférer l’achèvement du procès, et dans un deuxième, il est amené à maintenir l’état comme vrai. Ces deux cas correspondent respectivement à (209) et (210) ci-dessous :

(209) Il faisait noir comme dans un four. Marina alluma la lampe. (210) Il faisait un temps magnifique. Marina alla à la piscine.

Qu’il cesse de faire noir au moment où Marina allume la lampe, et qu’il continue à faire un temps magnifique lorsque Marina se rend à la piscine, sont des inférences contextuelles. Pour nous, il y a effectivement incrémentation du point R avec l’énoncé au passé s imple : dans le cas contraire, on ne peut expliquer que allumer la lampe (Marina) ne soit pas inclus dans l’état donné par l’imparfait, i.e. que cet état soit faux dès que l’événement d’allumer est vrai. Nous conservons donc l’instruction par défaut du passé simple dans cette combinaison, à savoir R := R+1 ; E := R.

La deuxième explicitation concerne les combinaisons dans lesquelles apparaissent des passés simples et des passés composés. Etonnamment, alors même que le passé

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

composé de l’antériorité dispose d’une combinaison E,R-S correspondant à la sémantique du passé simple, dans l’analyse Luscher – Sthioul (cf. supra § 3.1.2), la combinaison d’un passé simple avec un passé composé, dans les deux sens cette fois, est problématique, ce qui questionne rétroactivement le statut du passé composé de l’antériorité. S’il est incompatible avec un contexte au passé simple, comme l’illustre la comparaison entre (211) et (212), il présente nécessairement une différence cruciale avec ce temps :

(211) ? Jacques marcha beaucoup. Il a enlevé ses chaussures. (212) ? Jacques a beaucoup marché. Il enleva ses chaussures.

En revanche, le passé composé accepte de manière naturelle les combinaisons avec le plus-que-parfait et l’imparfait :

(213) Je suis allé à la gare, et là je me suis senti mal. J’avais fait un repas trop copieux.

(214) J’avais fait un repas trop copieux. Je suis allé à la gare, et là je me suis senti mal.

(215) Il pleuvait des cordes. Jacques est sorti. (216) Jacques est sorti. Il pleuvait des cordes.

Ces combinaisons du passé composé avec l’imparfait ou avec le plus-que-parfait s’expliquent d’elles-mêmes : le passé composé de l’antériorité dispose d’un point R directement utilisable pour de telles combinaisons, comme le passé simple.

La difficulté de combiner passé composé et passé simple peut recevoir une explication pragmatique : le système peine à justifier l’usage conjoint des deux temps dans une même suite d’énoncés ; le seul moyen de le faire serait pour lui de tirer parti de la différence entre le passé composé et le passé simple, c’est-à-dire par exemple de rechercher des effets propres au passé composé si un passé composé suit un passé simple. Or le seul effet propre au passé composé, c’est de fournir un état résultant ; lorsque c’est le cas, cependant, le système a opéré un parcours dans la procédure du passé composé qui l’a conduit vers un usage de l’accompli, et R n’est plus disponible pour s’insérer dans un récit. Autrement dit, le système cherche un effet et trouve l’effet d’état résultant, cet effet excluant l’usage du passé composé de l’antériorité et donc excluant sa combinaison avec un passé simple. Pour nous, c’est une telle double-contrainte, dans le calcul par coordonnées, qui constitue la piste à suivre pour expliquer la difficulté de ces combinaisons. Toutefois, il arrive tout de même que le système parvienne à trouver un état résultant sans que la séquence soit ininter-prétable ; ces cas concernent les situations où des relations causales complexes sont inférées, comme en (217). Ici, l’amour légendaire des amants pourrait justifier qu’on s’intéresse au boudoir qu’on visite. Mais un tel exemple demande un contexte très particulier :

(217) Louis XV aima la du Barry. Ce boudoir a abrité leurs étreintes.

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200 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

Des exemples plus courants sont à trouver dans les exposés de faits destinés à une autorité juridique :

(218) Mme X a épousé M. Y, citoyen du Khémed, le 18 juin 1986. L’acte a été enregistré auprès de la Mairie de Wadesdah. Les deux époux ont fourni tous les documents relatifs à la conclusion de cette union. Les époux sont retournés à Genève où ils vivaient déjà avant leur mariage. M. Y décida le 20 octobre de la même année de partir pour le Khémed en mission pour une organisation de coopération économique. Le 20 décembre, Mme X, sans nouvelle de son mari, fit parvenir à l’ambassade de Suisse au Khémed une demande d’assistance. Le lendemain, la police locale annonça au Département des Affaires Etrangères que M. Y avait contracté mariage avec une citoyenne du Khémed, la bigamie étant autorisée par les lois de cet état.

Ici, on expose d’abord des faits pertinents pour le moment présent, à savoir la nationalité et l’état civil des parties en présence, puis on narre les déconvenues de la plaignante. La combinaison des deux temps verbaux est donc motivée pragmatiquement.

Une remarque cruciale s’impose encore au regard de cette combinatoire générale : les instructions par défaut de chaque temps sont semblables dans toutes les combinaisons, à l’exception de quelques cas problématique dans lesquels intervient le passé composé. Autrement dit, quel que soit le premier temps verbal utilisé, l’instruction par défaut du temps verbal de l’énoncé en cours de traitement est invariante, au contraire de la première combinatoire que nous avions déroulée par inférences en avant et en arrière (page 193). Dès lors, un problème important se résout de lui-même. Voici en quoi consiste ce problème.

Si un temps verbal délivre une instruction temporelle différente en fonction du temps qui précède, cela aurait pu impliquer, comme on l’a fait remarquer plus haut, que la mémoire, plus exactement l’environnement cognitif, consignerait par une étiquette portant le nom du temps verbal tous les événements donnés par l’énoncé, ou intégrerait dans une entrée de la représentation mentale de l’événement le temps verbal avec lequel il a été dénoté. Cela n’est pas très plausible d’un point de vue cognitif. Si on ne peut exclure que la mise en mémoire de formes linguistiques soit parfois nécessaire, il y a tout lieu de penser que l’esprit traite plutôt les énoncés en vue d’obtenir des représentations. Contre l’idée que l’esprit manipule des formes linguistiques, il faut noter premièrement que les connexions entre les événements, au fil du discours, ne sont bien souvent pas établies entre deux énoncés directement conséquents. Or garder en mémoire pendant une longue période, pourquoi pas pendant une analepse au plus-que-parfait de plusieurs pages, le fait qu’un premier événement a été donné par un passé simple, n’est pas vraisemblable. Mais il y a pire : un tel étiquetage supposerait que l’environnement cognitif s’encombre, pour chaque événement d’un discours, de données spécifiques de ce genre, au lieu de ne construire qu’une simple représentation mentale des événements par un système de coordonnées. Si la trace du temps verbal n’est pas gardée en tant que telle, ce problème a simplement disparu et la description s’approche de quelque chose d’un peu plus

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

vraisemblable du point de vue cognitif. Autrement dit, et c’est l’hypothèse qu’on va maintenant défendre, les temps verbaux ont une instruction par défaut univoque et qui tient compte, non pas du temps verbal dénotant l’éventualité précédente, mais d’une coordonnée en mémoire. Et cela implique une chose : les temps verbaux, en ce qui concerne l’ordre temporel, révèlent toute une puissance qu’on avait jusqu’ici peine à décrire. Pourquoi donc un temps aboutit-il à une inférence directionnelle d’un certain type lorsqu’il est précédé de tel autre temps mais pas de tel autre ? Ce type de question se trouve résolue d’une façon automatique avec les instructions univoques qu’on va maintenant décrire.

3.2.2. L’architecture procédurale des temps verbaux

En considérant donc qu’on établit des instructions par défaut qui sont toujours valables, la combinatoire des temps verbaux, donnée ci-dessus, n’a plus lieu d’être. Chaque temps trouve une spécification précise, une instruction par défaut, dont les termes ne sont annulables que par une contrainte plus forte. De telles instructions par défaut sont le premier pas vers un traitement unifié des temps verbaux, dépendant d’une architecture unique, dont seuls des paramètres varient d’un temps à l’autre. Voici la liste obtenue des instructions par défaut des temps usuels du passé de l’indicatif français (on ne commentera cependant pas le passé composé) :

Temps verbal Instruction par défaut Passé simple R := R + 1 ; E := R

Plus-que-parfait P := R ; E := R - 1 ; E → ε ; R ⊂ ε

Imparfait P := R ; P ⊂ E Passé composé E - S

II. 22: INSTRUCTIONS PAR DEFAUT DES TEMPS VERBAUX.

Si on obtient ainsi pour chaque temps verbal une instruction par défaut, certains temps fournissent aussi des instructions supplémentaires, qui n’entrent pas en jeu pour la détermination de l’ordre temporel, mais qui sont indispensables à la description de ces temps. Il en va ainsi de la production d’un état résultant au plus-que-parfait. Nous appellerons ces instructions les instructions secondaires du temps verbal. Elles s’appliquent indépendamment du traitement de l’ordre temporel (à l’indicatif passé, le plus-que-parfait est le seul temps qui dispose d’une telle instruction secondaire dans notre description).

Il y a par ailleurs d’autres instructions, supplémentaires, que nous appellerons les instructions contraintes. Il s’agit des instructions qui s’appliquent lorsque l’instruction

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202 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

par défaut échoue, par exemple lorsqu’il y a encapsulation au passé simple avec une règle conceptuelle, usage d’accompli ou d’antériorité du passé composé, saturation de P par un sujet de conscience à l’imparfait ou au plus-que-parfait, etc. Les procédures des temps verbaux, dans cette architecture unifiée, contiennent donc les types d’instructions suivants :

1. Instructions par défaut : instructions qui s’appliquent normalement. 2. Instructions contraintes : instructions qui ne s’appliquent que lorsque les instructions par défaut ne peuvent s’appliquer à cause d’un conflit quelconque ; 3. Instructions secondaires : instructions du temps verbal qui ne portent pas directement sur l’ordre temporel mais enrichissent l’interprétation de manière générale, par exemple spécifiant un état résultant.

Les procédures des temps verbaux qu’on a décrites dans ce chapitre trouvent alors une organisation plus claire, selon cette architecture générale. En ajoutant, d’une part, la sémantique de ces temps, et d’autre part le fait que ces instructions sont toutes facultatives (certains temps n’encodent pas toutes les instructions), on obtient la description des temps verbaux du passé de l’indicatif français donnée dans ce tableau :

Passé simple Imparfait Plus-que-parfait

Passé composé

Sémantique E,R-S P ⊂ E E-P-S E-S Instr. par

défaut R := R + 1 P := R P := R E → ε

S ⊂ ε Instr.

contrainte R := R P := C P := C E,R-S

Instr. secondaire

∅ ∅ E → ε P ⊂ ε

II. 23 : PROCEDURES DES TEMPS DU PASSE.

Observons deux cas de figure où l’instruction par défaut est annulée : les usages interprétatifs du plus-que-parfait et de l’imparfait.

Reprenons notre exemple (201) :

(201) α. Paul entra brusquement. β. Marie s’était levée, pâle comme une morte.

L’explication qu’on a donnée de ce phénomène passe par un sujet de conscience associé à un moment de conscience C. Observons les schémas qui rendent compte de ces deux énoncés :

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

E(α),R S ((201)α) | | E(β) R S ((201)β) | | | ε

II. 24: INFERENCE EN AVANT DANS UNE SEQUENCE PASSE SIMPLE - PLUS-QUE-PARFAIT (1).

Comment passer de (201)α à (201)β ? Ce sont des raisons sémantiques et pragmatiques qui donnent lieu à ce processus : le destinataire sait qu’il doit avoir la combinaison E-R-S en (201)β, commandée par la sémantique du plus-que-parfait ; il sait en outre que E(β) doit se situer après E(α) en vertu de données contextuelles, en l’occurrence d’une règle non-nécessaire stéréotypique accessible : on se lève lorsque quelqu’un entre brusquement. Cependant, les instructions du plus-que-parfait ne nous permettent pas, seules, de positionner correctement les coordonnées. Ces coordonnées, nous faisons l’hypothèse qu’elles ne sont pas pour autant placées aléatoirement ou arbitrairement. E(β) n’est pas situé au hasard entre E(α) et R ; R lui-même n’est pas situé au hasard. En réalité, E(β) correspond à l’événement de se lever (Marie) et nous faisons l’hypothèse que R correspond à un moment de perception C inclus dans l’état résultant ε (ci-dessus marqué en grisé). R correspond donc à quelque chose comme X vit / perçoit que Marie est debout / levée. L’événement de se lever (Marie) est alors inféré par l’état résultant donné par le plus-que-parfait (être levé (Marie)), et un point de perception concernant à un événement implicite du type voir Marie debout (X) est inféré à son tour. En appliquant les règles par défaut au passé simple de progression entre entrer (Paul), se lever (Marie), voir (x, Marie), on obtient le point E de (201)β en inférant se lever (Marie) , et le point R de (201)β est directement disponible par l’inférence du point R de « vit ». En voici une représentation (p. suivante) :

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204 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

E(α),R S ((201)α) | | E(α),R S se lever (Marie) | | inféré E(α),R(=C) S Voir Marie debout (x) | | inféré E(β) R S ((201)β) | | | Inférences

II. 25: INFERENCE EN AVANT DANS UNE SEQUENCE PASSE SIMPLE - PLUS-QUE-PARFAIT (2).

Les deux étapes intermédiaires sont donc simplement inférées, comme l’illustre la flèche de droite. Le traitement qui en résulte est économique, puisqu’il évite les opérations de production et d’interprétation des énoncés qui auraient pu servir à dénoter ces événements. De plus, l’interprétat ion permet un effet particulier, à savoir l’instauration d’un sujet de conscience C.

Le fonctionnement est semblable pour les imparfaits en usage interprétatif. Considérons deux cas de figure : l’imparfait avec inférence de l’achèvement de l’éventualité et l’imparfait statif de rupture :

(184) Le lendemain, il partait. (185) Pierre alluma la lampe. La lumière donnait à la pièce un air de tristesse désolée.

En (184), « Le lendemain » force la progression temporelle. En (185), c’est le contexte qui force la progression. Dans les deux cas, le destinataire instaure un moment de conscience postérieur à R tout comme il incrémenterait simplement sa valeur avec un passé simple, mais il associe cette valeur à P et infère l’inclusion de P au sein de l’éventualité.

Pour clore cette analyse des temps verbaux comme expressions procédurales, nous devons relever qu’il reste quelques cas qui pourraient être problématiques pour

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

nous. Le premier concerne les usages dits « autonomes » du passé simple, auxquels on a déjà fait brièvement allusion : ce sont les cas où un énoncé au passé simple ne peut s’inscrire dans la progression temporelle sans qu’il soit possible de trouver un quelconque mécanisme d’attachement pour encapsuler l’éventualité qu’il dénote. C’est le cas d’énoncés au passé simple dans un cotexte au passé composé, comme nous en avons vus plus haut. Mais c’est aussi le cas, plus complexe, d’exemples comme (219), donné par Molendijk & de Swart (1999, 83), ici légèrement modifé par nos soins :

(219) En 1860, Dumoulin visita Paris. Ses récitals firent un four. Certes, ses symphonies – car Dumoulin fut un grand compositeur de musique orchestrale – étaient appréciées d’un Liszt et d’un Wagner, mais la société parisienne admirait surtout ses compositions pour piano.

Ce type d’énoncés (ici en italiques) pourrait faire échouer la procédure que nous sommes en train de mettre en place dans ces pages. Pour cet énoncé, la règle conceptuelle éventuellement accessible, seule possibilité dans ce cas pour annuler l’inférence en avant, est difficile à formuler clairement. On pourrait dire que être un compositeur encapsule les récitals firent un four, mais il n’y a là ni relation causale, ni règle stéréotypique. Il faut transiter par un réseau complexe d’inférences pour y parvenir, et postuler ce type d’inférences serait en fait au dépens de l’économie de traitement. Une solution consiste alors, et ce sera la nôtre, à considérer que le destinataire, pour des raisons conceptuelles, ne parvient pas à appliquer le calcul de l’inférence directionnelle à partir du point R fourni par l’énoncé précédent. Dans ce cas, il faut considérer qu’il crée une nouvelle combinaison <E,R>, provisoire, destinée à représenter le procès être un grand compositeur (Dumoulin) sans connexion temporelle précise, autre qu’un englobement très général, avec le reste des éventualités présentes. On remarque d’ailleurs que dans cet exemple, l’énoncé constitue une incise, signalée par une rupture syntaxique et de tirets, dans le corps d’une proposition. De plus, cette incise est « déconnectée » du reste des énoncés, le connecteur car étant manifestement métalinguistique.

L’autre cas de figure problématique pour nos analyses est celui des énoncés à l’imparfait dont la fonction est purement explicative. Ces énoncés ne peuvent pas utiliser le R courant pour saturer le P de l’imparfait, mais ils ne correspondent pas aux cas habituels de l’inférence de l’achèvement du procès ou de la progression temporelle. Pire, ils ne semblent pas identiques à l’imparfait de rupture « à l’envers » signalant un événement borné antérieur à un événement au passé simple (comme dans « Elle ne reconnut pas le joyeux coloporteur qui la quittait quelques semaines plus tôt »). En voici deux exemples. Le premier fait l’unanimité sur son acceptabilité, mais le deuxième, donné comme naturel par les auteurs de l’exemple (Asher et Bras), est contesté par Landeweerd (1998). Nous notons cette hésitation par un point d’interrogation entre parenthèses :

(220) Marie-France reçut une contravention. Elle roulait trop vite (d’après Molendijk cité par Landeweerd 1998, 177).

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206 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

(221) ( ?) Catherine arriva en retard au cinéma. Elle attendait son mari à la maison (d’après Asher et Bras cités par Landeweerd 1998, 184).

Deux hypothèses sont formulables pour rendre compte de ces cas. La première consisterait à admettre qu’il y a un effet de point de vue, ce qui en ferait des exemples traitables par le système que nous proposons. Il semble assez naturel de faire cette hypothèse. En effet, dans (220), l’intuition suggère que l’éventualité à l’imparfait exprime le point de vue soit de Marie-France, qui découvre le motif de sa contravention, éventuellement avec un effet du type « elle roulait donc trop vite ! », soit du gendarme qui lui signifie le motif de sa contravention, avec là aussi une explicitation possible par « selon le gendarme ». La même analyse peut être faite pour (221) qui semble convoquer un effet de focalisation du type Catherine explique à ses amis pourquoi elle est arrivée en retard au cinéma, qui en fait un énoncé similaire aux énoncés de style indirect libre. Si l’instanciation d’un point de vue n’était pas le cas avec ces exemples, il faudrait alors postuler une deuxième hypothèse. Cette deuxième hypothèse stipule que le destinataire doit recourir à la création ad hoc d’un point R pour interpréter l’énoncé à l’imparfait, ce qui n’est pas impossible mais plus difficile à justifier. Quoi qu’il en soit, ces deux hypothèses restent en l’état relativement conjecturales. On remarque tout de même que certaines conditions doivent être réunies (l’atélicité du prédicat à l’imparfait ne semble cependant pas une piste suffisante) comme en témoigne la difficulté de l’exemple suivant, qui devrait être naturel si l’imparfait pouvait simplement rendre compte d’une relation de type explication :

(222) ? Catherine arriva en retard au cinéma. Elle se perdait dans le dédale des ruelles.

3.2.3. Ordre temporel, narration, récit

On le sait, la notion de narration est souvent associée à la progression temporelle. Dans la S.D.R.T., la relation de discours narration est ainsi définie par une succession d’événements parallèle à celle du discours. Si cette définition dans la S.D.R.T. est une convention et ne préjuge rien de narratologique, l’idée de mettre en relation la continuité temporelle entre les énoncés et la notion de narration s’est diffusée très largement, à la suite notamment des travaux de Labov (1972 et 1978) : les énoncés narratifs font progresser le temps et constituent l’ossature narrative du récit ; les phrases narratives sont l’avant-plan du récit, et les phrases non narratives (par exemple les phrases à l’imparfait) en forment l’arrière-plan. Comme on considère généralement que les événements sont dénotés par des phrases narratives, un récit se définit conventionnellement ainsi : dans un récit, l’ord re des événements est parallèle à l’ordre du discours. Diverses objections ont été formulées contre cette approche. Roulet (1991a, 119) remarque qu’elle ne permet pas de définir le récit comme un type de discours plutôt qu’un type de ballet ou de film muet. Diverses objections

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

pragmatiques ont été par ailleurs formulées contre une caractérisation du récit comme discours narratif (cf. supra, § I.2.2.1).

Il est en effet difficile de donner une définition linguistique claire d’un type de discours quel qu’il soit, et en particulier du discours narratif, tant il existe différents discours dans lesquelles apparaissent des expressions linguistiques très diversifiées. On a considéré plus haut qu’une caractérisation par les temps verbaux était vouée à l’échec. Cependant, il existe un type de discours spécifique, sur lequel il semble vraisemblable d’obtenir un consensus quant à son appartenance au type narratif, non pas dans le sens technique de Labov, à savoir un discours dont l’ordre des événements est parallèle à l’ordre du discours, mais dans un sens général et intuitif sur ce que c’est qu’un récit ou une narration. Nous voulons ici parler des romans « classiques », qui manipulent essentiellement les « temps du récit », pour reprendre la terminologie de la tradition de linguistique textuelle. Le modèle des temps verbaux que nous avons mis en place dans ce chapitre permet de proposer un nouvel éclairage à cette récurrence des « temps du récit ». Pour nous, elle reçoit cependant une explication non pas structurelle, mais computationnelle, directement déduite des mécanismes calculatoires commandés par ces temps verbaux.

Pour l’expliquer, relevons d’abord que le destinataire est parfois amené à calculer l’ordre temporel de l’énoncé courant par rapport à un autre énoncé situé bien loin auparavant dans le discours. Comme notre démarche ne prend en compte que l’état du système au moment de l’interprétation, la question de la distance possible entre l’énoncé en cours de traitement et l’énoncé qui sert de point de calcul anaphorique n’est alors plus une question pertinente : le calcul s’effectue entre la représentation mentale de l’événement dénoté par l’énoncé en cours de traitement et la représentation mentale d’événement obtenue lors du traitement d’un énoncé antérieur107. Le fonctionnement de l’ordre temporel dans les cas de longue distance n’a donc rien de différent par rapport à celui qu’il a dans des séquences d’énoncés consécutifs dans le discours, puisque la seule instruction qui s’applique, dans tous les cas, est celle que l’énoncé en cours de traitement commande. En ce sens, les moteurs procéduraux proposés ici ne manipulent pas des séries de points R différents pour chaque énoncé en calculant les nouveaux par rapport aux anciens. Au contraire, le destinataire conserve, dans le cas normal, un seul point R qui « se promène » sur la ligne du temps, i.e. dont la valeur est susceptible de modifications au fur et à mesure du traitement des énoncés, et dont la position est toujours identifiée en mémoire. C’est en réalité bien cela qu’impliquent les notations qu’on a adoptées pour rendre compte des instructions par défaut des temps verbaux, comme R := R+1 : c’est bien le même R qui voit sa valeur augmentée de 1 (ce « 1 » étant une valeur symbolique bien entendu). Pour le système de traitement, R « pointe » bien sur un moment du temps comme une flèche, qui pourrait bouger de gauche et de droite selon des règles précises. Cela implique que la procédure temporelle, comme nous l’expliciterons dans

107 Nous employons le terme de représentation mentale au sens du formalisme du même

nom ; cf. § I.3.3.2, Reboul & alii (1997) et Reboul & Moeschler (1998b).

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208 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

le dernière chapitre de cette partie (chapitre 4), prend comme argument, outre l’énoncé en cours de traitement et les diverses informations contextuelles déclenchées par cet énoncé, une variable temporelle qui spécifie les points R et E, et applique une computation à cette variable. Par exemple, un cas d’analepse au plus-que-parfait sur un long terme ne pose aucun problème : l’énoncé au passé simple a fourni un R, ce R est conservé à l’identique pendant toute la durée de l’analepse, durerait-elle plusieurs pages, et un prochain passé simple appliquera son instruction d’incrémentation de R sans coût particulier, et même sans devoir réinstancier précisément la représentation mentale de l’éventualité au passé simple donnée plusieurs pages plus haut dans son domaine de référence108 ou contexte. Inutile même de l’exemplifier ; on peut se reporter aux exemples des pages 196sq. pour revoir le fonctionnement du passé simple et du plus-que-parfait.

Ceci étant posé, il va de soi qu’une règle conceptuelle peut s’appliquer en relation avec un événement relativement éloigné de l’événement en cours de traitement. Dans ce cas, l’instruction du temps verbal par rapport à l’état de la variable peut donc être annulée, pour autant que la règle conceptuelle soit suffisamment saillante ; cela fournit l’occasion de distinguer le fait que l’instruction du temps verbal par défaut s’applique par rapport à la variable, mais que la règle conceptuelle commande une opération qui est fonction d’un accès cognitif à un événement traité antérieurement et dont le résultat conceptuel, à savoir la représentation mentale, est toujours présent en mémoire, dans le domaine de référence. Autrement dit, il faut deux éléments saillants dans l’environnement cognitif pour qu’une règle conceptuelle s’applique : la règle elle-même, bien sûr, mais aussi l’événement, sous forme de représentation mentale, avec lequel elle fait un lien.

Pourquoi a-t-on dit plus haut qu’il était légitime de penser intuitivement qu’il existe une sorte de texte qui manipule préférentiellement le passé simple, l’imparfait et le plus-que-parfait ? La réponse est maintenant très simple : les opérations que l’esprit effectue en traitant des séquences organisées d’énoncés qui comportent ces temps verbaux sont hautement économiques et compatibles entre elles dans ce modèle : elles se fondent toutes sur le point R, qui avance par défaut avec le passé simple et est maintenu tel quel avec l’imparfait et le plus-que-parfait, ce dernier temps produisant un état résultant. D’autres effets, inférés en fonction de contraintes contextuelles, sont facilement tirés (style indirect libre, encapsulation, inférences diverses), et chacun de ces effets induit une computation sur le point R. On le voit, il est donc légitime d’observer que beaucoup de textes, tout naturellement, recourent à cette économie. Nous pouvons en donner l’exemple à l’aide d’un court passage, le début des Enfants du Capitaine Grant de Jules Verne :

108 Le domaine de référence (théorie des représentations mentales, cf. Reboul & alii 1997 et

Reboul & Moeschler 1998b) est un sous-ensemble des référents disponibles dans l’environnement cognit if (notamment perceptuel) du destinataire ; les référents qui appartiennent au domaine de référence sont des référents caractérisés par leur saillance dans l’environnement cognitif.

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

(223) [1] Le 26 juillet 1864, par une forte brise du nord-est, un magnifique yacht évoluait à toute vapeur sur les flots du canal du Nord. [2] Le pavillon d’Angleterre battait à sa corne d’artimon ; [3] à l’extrémité du grand mât, un guidon bleu portait les initiales E.G., brodées en or et surmontés d’une couronne ducale. [4] Ce yacht se nommait le Duncan (…). [5] Lord Edward Glenarvan se trouvait à bord avec sa jeune femme, Lady Helena, et l’un de ses cousins, le major Mac Nabbs. [6] Le Duncan, nouvellement construit, était venu faire ses essais à quelques miles au-dehors du golfe de la Clyde, [7] et cherchait à rentrer à Glasgow. [8] Déjà l’île d’Arran se relevait à l’horizon, [9] quand le matelot du vigie signala un énorme poisson [10] qui s’abattait dans le sillage du yacht. [11] Le capitaine John Mangles fit aussitôt prévenir Lord Edward de cette rencontre. [12] Celui-ci monta sur la dunette avec le major Mac Nabbs, [13] et demanda au capitaine [14] ce qu’il pensait de cet animal (Verne, Les enfants du Capitaine Grant).

Si nous prenons les verbes de ce court passage, il est possible de donner schématiquement les computations correspondantes. Dans cette courte description, nous ne commentons que les temps verbaux, qui d’ailleurs se comportent tous selon leur instruction par défaut, d’éventuelles règles conceptuelles et connecteurs n’entrant pas en conflit avec ces instructions (p. suivante).

L’interprétation temporelle de ce fragment de récit sera en outre détaillé au chapitre 4 selon la procédure générale obtenue.

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210 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

Traitement de l’exemple (223) :

II. 26: ECONOMIE DE LA COMPUT ATION TEMPORELLE DANS LES TEXTES NARRATIFS.

* : Le schéma est équivalent pour tous ces verbes à l’imparfait, à ceci près que les états qu’ils dénotent ont des extensions différentes.

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3. LES TEMPS DU PASSÉ EN FRANÇAIS : ANALYSES PROCÉDURALES

3.3. Conclusion Toutes ces observations permettent-elles de maintenir l’idée, dérivée du modèle des inférences directionnelles, que les temps verbaux encodent des traits directionnels faibles ? Nous avons observé plusieurs cas de figure où un temps verbal pouvait bloquer l’interprétation malgré une hypothèse contextuelle. Ainsi en est-il lorsque le passé simple empêche la régression temporelle en l’absence de connecteur. En revanche, les autres temps du passé laissent leur procédure accepter toutes les interventions du système central sur l’ordre temporel. La réponse à la question du trait directionnel des temps verbaux que nous voudrions formuler est la suivante : les temps verbaux encodent effectivement des traits faibles, mais il peut arriver que le système central ne parvienne pas à la fois à tirer l’effet normalement produit par un temps verbal et à appliquer une règle conceptuelle contradictoire avec le trait directionnel du temps verbal. C’est une situation qui ne peut se produire qu’avec le passé simple, et cela tient au fait que c’est le seul temps qui porte pour instruction par défaut d’incrémenter la valeur du point R. La difficulté de faire régresser le temps avec un passé simple et une règle conceptuelle est cependant évaluée par le système de traitement en appliquant la procédure générale. Il devient donc difficile de trancher en faveur ou en défaveur d’un trait directionnel fort ou faible pour le passé simple ; ceci dit, en construisant la procédure générale, la question de la force des traits se trouve prise en charge différemment, par une hiérarchisation dans la séquentialité du traitement.

Pour conclure, de manière générale, sur les facteurs d’inférence directionnelles, il faut noter que ce qui a été observé ici concerne surtout les énoncés qui délivrent une inférence directionnelle par rapport à un événement déjà stocké dans l’environnement cognitif. Or il y a bien entendu des énoncés qui fixent leur référence indépendamment d’un tel événement, en particulier les énoncés initiaux. Pour nous, ils ne posent pas de problèmes particulier : leur référence temporelle est directement construite par le destinataire en fonction des données auxquelles il a accès. Il arrive souvent que ces données soient très faibles, notamment lorsque l’énoncé initial est dépourvu de marque calendaire ou déictique. Nous rendrons compte de ce cas de figure par l’hypothèse suivante : en traitant un énoncé initial, le destinataire crée une variable temporelle de manière relativement abstraite et arbitra ire, quitte à ce que leur position soit éventuellement précisée ultérieurement dans le discours par une locution adverbiale par exemple.

Autrement dit, techniquement, l’instruction directionnelle obtenue dans le traitement procédural doit pouvoir prendre comme base de calcul, dans l’environnement cognitif, les variables nécessaires à la computation ; en l’absence de telles coordonnées, le destinataire les crée de toutes pièces, et ces variables deviennent alors disponibles pour le traitement des énoncés ultérieurs.

Il reste, bien entendu, que les temps verbaux, s’ils exercent une sorte de contrôle sur l’applicabilité des règles conceptuelles (ils sont plus forts que ces dernières), sont eux-mêmes sous la domination des connecteurs. En prenant donc en considération

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212 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

tous les différents paramètres dont il a été question jusqu’ici, et en intégrant la question des énoncés initiaux, nous pouvons envisager maintenant de dresser cette procédure d’interprétation temporelle et de l’appliquer à quelques petits exemples à titre illustratif. L’enjeu de la troisième partie sera de savoir beaucoup plus précisément à quoi ressemble une procédure générale de la négation, ce qu’elle implique pour la représentation temporelle des événements, et de quelle manière une telle procédure peut se brancher sur la procédure générale qu’on va décrire maintenant.

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4. Une procédure générale d’inférence directionnelle

Résumons maintenant le fruit des observations des sections qui précèdent. Nous disposons d’une logique procédurale, la logique non-monotone non-prudente avec processus de révision . Cette logique est non-monotone parce que la même entrée ne conduit pas nécessairement à la même sortie. Elle est non-prudente, car l’application de la procédure ne conduit pas à la réalisation de sorties multiples qui seraient évaluées au terme du processus ; au contraire, le destinataire anticipe (de manière « non-prudente ») le chemin à suivre en fonction de ses anticipations de pertinence, tout en cherchant à minimiser les risques d’échec109. Enfin la logique prévoit, en principe, un processus de révision : en cas d’échec, il faut pouvoir reprendre la procédure au dernier embranchement possible. Outre cette logique procédurale, nous avons des contraintes fortes comme les connecteurs temporels, des contraintes plus faibles, mais de forces variables, comme les règles conceptuelles, et des instructions par défaut fournies par les temps verbaux, augmentées de procédures minimales pour ces différents temps verbaux. Nous savons qu’en principe les connecteurs l’emportent toujours. Nous savons que les règles conceptuelles peuvent être bloquées par le système de traitement si le temps verbal risque de n’être plus motivé. Nous savons enfin que tous ces facteurs entretiennent des relations complexes mais suffisamment hiérarchisées pour permettre au destinataire de trancher en résolvant les conflits possibles de manière non arbitraire et sans dérouler toutes les possibilités interprétatives de l’énoncé. À ce stade, toutes les observations fondamentales semblent avoir été faites, et pour établir tout naturellement une procédure, il ne reste plus qu’à en rendre compte de manière unifiée.

Cette procédure d’interprétation temporelle va rendre compte du fait que très tôt dans le traitement interprétatif, le destinataire accède à l’instruction par défaut donnée par le temps verbal. Puis il cherche à l’appliquer. Son application peut être annulée par deux grands types de facteurs : la présence, directement saillante, d’un connecteur ou d’une règle conceptuelle ; dans ce dernier cas, il faut prévoir que le système central, qui applique la procédure générale, puisse se trouver en situation de double-contrainte, si l’énoncé conduit à instancier une règle conceptuelle qui elle-même conduit à la démotivation du temps verbal (comme dans « * Les passagers descen-dirent. L’avion atterrit »).

109 A un autre niveau, l’aspect non-prudent de la logique procédurale que nous nous donnons

répond aussi aux hypothèses brièvement formulées au § I.3.3.1, où nous supposons que pour interpréter un énoncé qui présente une ambiguïté syntaxique, comme « La belle ferme le voile », le destinataire ne passe pas par la réalisation concurrente des deux formes syntaxiques pour choisir la bonne, mais est guidé d’emblée pour réaliser la plus probable.

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214 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

Pour prendre en charge les calculs en jeu, la première chose à faire est de se donner une architecture pour la procédure.

4.1. Etablissement de la procédure

4.1.1. Architecture

On se donne, pour rendre compte de la manipulation de ces coordonnées que sont E et R, un format de variable temporelle à deux dimensions :

Vn : {R=tx ; E=ty}

II. 27: VARIABLE TEMPORELLE.

Vn désigne la variable temporelle n : il faut laisser ouverte la possibilité qu’il y ait dans le traitement de l’énoncé plusieurs variables, manipulant des informations temporelles secondaires ; c’est peut-être ce que commanderait une subordination dans certains cas, ou les usages dits « autonomes » du passé simple. R désigne toujours le point de référence, comme E désigne toujours la position de l’éventualité (qui, rappelons-le encore, peut être étendue pour l’imparfait, comme le prévoit Reichenbach). Enfin, tx et ty sont des coordonnées temporelles attribuables à l’entrée concernée de la représentation mentale de l’éventualité, donc qui peuvent être relativement arbitraires et approximatives, et dont la précision dépend uniquement de ce que le destinataire est en mesure d’inférer contextuellement. Toutefois, ces coordonnées n’ont pas pour fonction d’ identifier une représentation mentale d’éventualité, elles ne font que l’indexer110.

Outre l’instruction par défaut du temps verbal, il faut pouvoir appliquer les autres instructions qu’il fournit, divisées selon les deux catégories fonctionnelles établies au chapitre précédent, les instructions contraintes et les instructions secondaires.

Cette procédure s’organise donc de la manière suivante :

La procédure prend comme entrée (« input ») l’énoncé en cours de traitement (et non les deux énoncés à ordonner comme le font les approches anaphoriques en général et discursives en particulier). Le système détecte alors la présence et la nature des expressions procédurales : connecteur et temps verbal. Il est ensuite face à diverses alternatives dans sa comparaison avec les données de l’environnement

110 Ce qui constitue une différence avec d’autres modèles, comme celui de Vet (2000) (communication de 1996).

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4. UNE PROCÉDURE GÉNÉRALE D ’INFÉRENCE DIRECTIONNELLE

cognitif ; notons qu’il s’agit bien d’alternatives commandées par la recherche d’effet cognitif, et non de choix : ces processus sont automatisés pour la Théorie de la Pertinence. Le destinataire fait ensuite ou non l’hypothèse que l’application de l’instruction par défaut sera productive d’effet. Ce sera le cas si aucun connecteur ou règle conceptuelle n’est saillant pour contredire (ou orienter) cette interprétation par défaut, et si cette interprétation n’est pas sous-informative. Si l’opération est supposée rémunératrice, il l’applique, et enrichit cette interprétation (du point de vue temporel) par l’application, en plus, des instructions secondaires du temps verbal si elles existent. En revanche, si l’instruction par défaut ne peut se réaliser, c’est qu’il doit appliquer la procédure d’un connecteur ou les contraintes fournies par la règle conceptuelle dont il sature les référents.

Voici donc quelles seraient les opérations réalisées par le destinataire, selon cette procédure générale d’interprétation temporelle :

• Input : Le destinataire effectue les opérations phonétiques et codiques, syntaxico-sémantiques, demandées par l’énoncé, en faisant intervenir bien sûr le système central, donc le niveau pragmatique, dès le début du traitement à titre de service. Il capture ainsi, entre autres, un connecteur éventuel et le temps verbal.

• Si le système a détecté un connecteur temporel, (non pas un connecteur logique par exemple comme « et » qui ne fait que favoriser l’activation de règles conceptuelles), il appelle la procédure spécialisée du connecteur et en extrait l’instruction directionnelle ID(C) (la présence du connecteur implique celle d’une variable temporelle disponible dans l’environnement cognitif). Si le système a détecté un adverbe complément de restriction temporelle, il le compare avec la variable temporelle active si elle existe ; s’il y a lieu, le système construit l’instruction directionnelle correspondante.

• Le système capt ure la sémantique de base et l’instruction par défaut du temps verbal . • Si une variable temporelle est disponible dans l’environnement cognitif,

le système extrait l’instruction directionnelle ID(TV) • Si aucune variable temporelle disponible n’appartient à l’environ-

nement cognitif, le système se borne à créer une variable temporelle en fonction de la sémantique de base du temps verbal et des éventuels compléments de restriction temporelle et passe aux instructions de terminaison de la procédure (c’est le cas des énoncés initiaux par exemple ou des « coq-à-l’âne »).

• Le système évalue la présence d’une règle conceptuelle saillante. Le cas échéant, il en construit l’instruction directionnelle ID(RC) ; par exemple, une règle atterrir – descendre donne [iar] ou [i av] en fonction de l’énoncé courant et du contexte.

• Test de conflit : si aucun conflit n’existe entre les trois instructions directionnelles potentielles ID(C), ID(TV) et ID(RC), le système construit une hypothèse contextuelle qui consiste en l’inférence directionnelle correspondant à la direction obtenue, et passe directement aux opérations finales de la procédure (Instructions de terminaison de la procédure ci-dessous).

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216 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

• En cas de conflit : • S’il y a un connecteur , son instruction directionnelle ID(C) l’emporte et

donne lieu à une hypothèse contextuelle d’inférence directionnelle correspondant à ID(C) ; le système passe aux instructions de terminaison de la procédure.

• Si le conflit est entre l’instruction par défaut du temps verbal ID(TV) et l’instruction directionnelle ID(RC) construite sur la base d’une règle conceptuelle, le système cherche l’applicabilité de la règle conceptuelle, i.e. il évalue si la construction d’une hypothèse contextuelle sur la base d’une règle conceptuelle est pertinente, à savoir si cette opération ne produit pas un coût de traitement trop élevé en fonction du temps verbal (par exemple une inférence en arrière avec le passé simple). • Si la règle conceptuelle est pertinente, le système appelle la

procédure du temps verbal pour extraire les éventuelles instructions contraintes (par exemple celles qui correspondent à l’encapsulation au passé simple), construit l’hypothèse contextuelle donnant l’inférence directionnelle correspondante et passe aux instructions de terminaison de la procédure.

• Si la règle conceptuelle n’est pas pertinente, le système donne une sortie invalide ; une autre règle conceptuelle peut être tentée, celle qui a le degré de saillance immédiatement moindre dans l’environnement cognitif. S’il n’y en a pas, le système est dans un cas où la recherche de pertinence a échoué (énoncé mal formé).

• Instructions de terminaison de la procédure : le système accède une dernière fois à la procédure du temps verbal pour appliquer les éventuelles instructions secondaires et applique les opérations de mise à jour (update) de la variable temporelle en fonction de l’inférence directionnelle obtenue (ces opérations sont nulles si le système vient de créer une nouvelle variable, car il n’a pas construit d’inférence directionnelle).

Le p arcours de cette procédure présente quelques défauts. A vrai dire, la procédure qui se rapprocherait le plus de la réalité, malgré l’imprécision des métaphores scientifiques telles que celle-ci pour décrire le fonctionnement de l’esprit, serait une procédure qui déroulerait en parallèle les instructions du temps verbal et de toutes les autres données qui peuvent influencer l’ordre temporel, et le destinataire disposerait d’un moteur d’évaluation ou de pesée précis et complexe ; jusqu’ici, la description de ce moteur n’est pas réalisable autrement qu’au prix d’une légère distorsion, celle induite par une procédure séquentielle pour décrire des processus parallèles. Le modèle n’y perd heureusement que peu : selon un réductionnisme légitime, l’accès aux procédures (connecteurs et temps verbaux) a lieu en divers endroits de la procédure principale. La réalité est sans doute plus complexe. Il serait raisonnable de considérer que ces procédures sont « ouvertes » et fournissent des données au système central toutes ensemble, mais cela ne change rien au résultat du modèle séquentiel, sous l’hypothèse consensuelle que tout processus parallèle peut être représenté ou modélisé de manière séquentielle, notamment en distribuant en plusieurs endroits de la procédure générale différentes instructions provenant d’une sous-procédure particulière, ces différents endroits correspondant en réalité aux lieux

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4. UNE PROCÉDURE GÉNÉRALE D’INFÉRENCE DIRECTIONNELLE

d’échange d’information entre les processus parallèles. On peut appeler ces lieux d’échange des points de synchronisation entre ces procédures.

Il y a maintenant deux niveaux procéduraux, qui peuvent sembler correspondre à deux approches analytiques différentes, qu’il faut concilier : les descriptions procé-durales des temps verbaux, et la procédure générale d’interprétation temporelle.

Les procédures des temps verbaux, en réalité, peuvent se brancher avec une grande facilité sur les nœuds correspondants de la procédure. Ainsi, lorsque la procédure générale demande l’instruction par défaut du temps verbal, elle fait accès à cette première partie de la procédure du temps verbal qui consiste en la sémantique de base et l’instruction par défaut. De même, les éventuelles instructions contraintes 111 du temps verbal ressortissent à sa propre procédure (par exemple la branche « usage interprétatif » de l’imparfait) ; et de même encore, les instructions secondaires du temps verbal se branchent directement à l’endroit pertinent de la procédure principale112. On voit maintenant vers quel modèle final on s’oriente : une procédure non pas simple ment dans laquelle les éléments dépendant des expressions procé-durales seraient sous-déterminés, mais bien plutôt une procédure qui appelle des sous-procédures spécialisées. En considérant par exemple que les connecteurs sont des marques instructionnelles, la procédure admet alors le branchement de la procédure spécifique du connecteur, ce qui généralise cet aspect « modulaire » (dans un sens général) de la procédure. Comme elle manipule des ensemble complexes de données (l’environnement cognitif), qu’elle cherche à confirmer ou infirmer des hypothèses, fournies par différents éléments de l’énoncé en cours de traitement, et qu’elle applique un moteur computationnel pour évaluer ces hypothèses par rapport à cet ensemble de données, elle répond à une définition générale des systèmes capables de générer des inférences non-démonstratives.

On pourrait donc avoir une représentation imagée de ce type : la procédure spécialisée se « branche » sur la prise adéquate de la procédure générale :

111 On rappelle que les instructions contraintes sont celles qui s’appliquent en cas d’échec de

la lecture par défaut, et que les instructions secondaires sont celles qui s’appliquent de toute manière mais ne concernent pas directement l’ordre temporel. Cf. § 3.2.2 page 202.

112 C’est une telle distribution des sous-procédures des temps verbaux sur la procédure générale qui rend compte séquentiellement du parallélisme de traitement ; en recourant à ce procédé, nous pointons en réalité les « moments » du traitement qui correspondent à de l’échange d’information entre les processus parallèles.

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218 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

… Instructions Procédure spécialisée

Instructions….

II. 28: REPRESENTATION METAPHORIQUE DES ACCES AUX SOUS -PROCEDURES.

En réalité, le nœud de branchement est un lieu de recherche d’informations. La procédure envoie, par exemple, la désinence verbale à la procédure spécialisée qui « retourne » ou renvoie la ou les instruction(s) demandées. L’architecture générale de la procédure est donc la suivante : Récupération Input et de s instructions gestion des sortie traitement directionnelles conflits interprétative linguistique (sous -procédures)

II. 29: SCHEMA GENERAL DE LA PROCEDURE.

On peut dresser ci-après l’organigramme schématique de la procédure113 :

113 Comme les autres organigrammes présentés ici, nous lisons celui-ci de la manière

suivante : répondre oui à un test correspond à aller vers la droite. Notons en outre que po ur des raisons de confort graphique, nous avons remplacé pour les décisions le losange traditionnel par le rectangle arrondi traditionnellement dévolu aux alternatives. Enfin, une double flèche correspond à un échange d’information.

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4. UNE PROCÉDURE GÉNÉRALE D’INFÉRENCE DIRECTIONNELLE

Input Traitement linguistique Sous-procédure Con. Récupération des instructions directionnelles Sous -procédure TV Règle conceptuelle Conflit ? Moteur de résolution (sous-procédure) Conclusion : inférence directionnelle

II. 30: ORGANIGRAMME SCHEMATIQUE DE LA PROCEDURE.

Concrètement, la procédure d’interprétation temporelle se présente comme suit :

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220 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

II. 31: PROCEDURE D 'INFERENCE DIRECTIONNELLE.

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4. UNE PROCÉDURE GÉNÉRALE D’INFÉRENCE DIRECTIONNELLE

On remarque dans cet organigramme schématique que le temps verbal est central, premièrement parce qu’il donne des instructions en plusieurs endroits de la procédure, deuxièmement parce qu’il l’emporte dans le conflit avec une éventuelle règle conceptuelle, et troisièmement parce qu’il donne ses valeurs à la variable éventuellement créée lors du traitement d’un énoncé initial. On remarque ensuite que le connecteur l’emporte nécessairement en cas de conflit. Toutefois, la présence d’un connecteur n’empêche pas la récupération des informations données par les autres facteurs d’ordre temporel : si tous convergent, alors l’interprétation temporelle a un degré de fiabilité plus forte. Nous reviendrons brièvement sur cette question du degré de fiabilité de l’interprétation dans la conclusion générale de cette étude, en proposant une hypothèse sur ce point.

Cette procédure générale d’interprétation temporelle appelle en outre trois remarques complémentaires.

Premièrement, il est à relever qu’en-deçà de l’architecture procédurale, la procédure rend dynamiques des propositions du modèle des inférences directionnelles (§ I.3.2) : au lieu de comparer des traits aux forces variables tous ensemble, la procédure dispose d’un algorithme qui teste l’éventualité d’un conflit. Si toutes les informations corroborent la même direction, il n’y a pas de conflit et le destinataire aboutit directement aux opérations finales. En revanche, en cas de conflit, la procédure le résout par des opérations supplémentaires (ce qui rend compte d’un effort de traitement supérieur) selon une priorité accordée au connecteur, et un test de pertinence de la règle conceptuelle.

Deuxièmement, si les règles conceptuelles influencent les instructions temporelles, ces règles, toutes conceptuelles qu’elles soient, ne déclenchent-elles pas elles aussi une procédure ? La réponse est difficile à fournir, et renvoie premièrement aux observations sur les expressions conceptuelles et procédurales dans la Théorie de la Pertinence (cf. § I.3.3.1 et § 1 de ce chapitre). Nous assumions que les procédures déclenchées par les expressions procédurales avaient d’une part une composante sémantique (la sémantique de base) et que d’autre part ces procédures étaient uniques : à chaque expression procédurale la sienne propre. Mais nous avons aussi défendu l’hypothèse que les expressions conceptuelles déclenchaient elles aussi une procédure, cette fois identique pour toutes les expressions conceptuelles, et qui pouvait mener, à partir de l’entrée lexicale sous-déterminée, à un concept ad hoc par ces deux opérations possibles : spécification (narrowing) et élargissement ( loosing). Cela peut laisser penser que les expressions conceptuelles, commandant l’accès à des données encyclopédiques, déclenchent procéduralement l’accès à des règles conceptuelles. Peut-être y a-t-il alors des sous-processus, différents selon la nature de la règle conceptuelle (nécessaire vs non-nécessaire, causale vs stéréotypique), qui se déroulent en procédure. Mais, ne disposant pas de telles procédures, il serait trop conjectural de placer un nœud de branchement disponible pour de telles opérations.

Troisièmement, la procédure pourrait demander un raffinement sur un certain nombre de situations produisant une sortie invalide. Mais dans cette version, nous

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222 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

assumons qu’à n’importe quel moment, un problème de double-contrainte interprétative peut survenir, auquel cas la procédure renvoie une erreur.

4.1.2. Formulation sommaire en termes de représentations mentales

On a noté plus haut (§ I.3.3.2) que les éventualités donnent lieu à des représentations mentales, en suggérant que la procédure d’interprétation temporelle pouvait donner des sorties en termes de représentations mentales d’éventualités. Légèrement différentes des représentations mentales à propos d’autres individus, les représentations mentales d’éventualités ont un champ participants, qui les lient aux représentations mentales des différents acteurs de l’éventualité. La nature de l’événement, le séquencement temporel de ses sous-événements s’il y a lieu, et, ce qui nous intéresse, leur séquencement spatio-temporel, sont stockés dans l’entrée encyclopédique de la représentation mentale (en réalité dans un sous-domaine de cette entrée, à savoir l’entrée dite notation). La procédure d’interprétation temporelle, du fait qu’elle permet de déterminer l’ordre temporel et la référence temporelle de l’éventualité, fournit directement à la représentation mentale de l’éventualité les informations liées à sa localisation temporelle. Mais elle peut aussi correspondre, par exemple dans les cas d’inclusion ou d’encapsulation, au groupement de plusieurs représentations mentales d’événements au sein d’une autre représentation mentale correspondant à un événement englobant. Enfin, pour tous les participants en commun de l’événement, l’interprétation amène le destinataire à effectuer des modifications sur les représentations mentales qui leur sont associées. Mais cela ne concerne plus directement l’ordre temporel. Nous reviendrons dans la conclusion générale de cette étude sur la modélisation des inférences directionnelles au sein du formalisme des représentations mentales.

4.2. Exemplification

Parcourons rapidement la procédure avec trois courts débuts de récits. Le premier nous est fourni par le début des Enfants du Capitaine Grant, déjà observé plus haut :

(223) [1] Le 26 juillet 1864, par une forte brise du nord-est, un magnifique yacht évoluait à toute vapeur sur les flots du canal du Nord. [2] Le pavillon d’Angleterre battait à sa corne d’artimon ; [3] à l’extrémité du grand mât, un guidon bleu portait les initiales E.G., brodées en or et surmontés d’une couronne ducale. [4] Ce yacht se nommait le Duncan (…). [5] Lord Edward Glenarvan se trouvait à bord avec sa jeune femme, Lady Helena, et l’un de ses cousins, le major Mac Nabbs. [6] Le Duncan, nouvellement construit, était venu faire ses essais à quelques miles au-dehors du golfe de la Clyde, [7] et cherchait à rentrer à Glasgow. [8] Déjà l’île d’Arran se relevait à l’horizon, [9] quand le matelot du vigie signala un énorme poisson [10] qui s’abattait dans le

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4. UNE PROCÉDURE GÉNÉRALE D’INFÉRENCE DIRECTIONNELLE

sillage du yacht. [11] Le capitaine John Mangles fit aussitôt prévenir Lord Edward de cette rencontre. [12] Celui-ci monta sur la dunette avec le major Mac Nabbs, [13] et demanda au capitaine [14] ce qu’il pensait de cet animal (Verne, Les enfants du Capitaine Grant).

Voici comment la procédure prend l’ordre temporel en charge pour l’énoncé [1], dont le verbe est évoluait.

0. Le destinataire réalise les opérations de décodage syntaxique et sémantique du premier prédicat. 1. Le système détecte le complément de restriction, ici l’e xpression calendaire. Cette expression ne donne pas de direction mais permet au destinataire de situer le point R disponible pour l’imparfait évoluait, ainsi que le prévoit la procédure de l’imparfait, qui donne comme instruction par défaut l’assimilation du point de perspective P au point R. 2. Recherche d’une variable temporelle disponible . Le destinataire n’a pas de variable temporelle disponible et, donc, il la crée : V1 : {R=ti ; E=ti} et le destinataire sait par ailleurs que R⊂E (E est vrai à ti et à la fois avant et après ti). L’expression calendaire permet de situer R à l’intérieur du 21 janvier 1864. Nous noterons cette inclusion par un O indicé, pour « overlap » : V1 : {R=ti ; E=tiO}

Observons le traitement du deuxième énoncé :

1. Appel de la procédure d’instruction par défaut du temps verbal . R est disponible ; instruction par défaut : P := R := ti. 2. Recherche d’une variable temporelle disponible . Le destinataire dispose de V1 : V1 : {R=ti ; E=ti}. 3. Test de conflit : comme rien ne vient annuler la règle par défaut P=R, et rien n’empêche le destinataire de supposer un effet contextuel normal, il conclut à la conservation de la variable V1 dans l’état, E désignant cette fois battait : V1 : {R=ti ; E=tiO}

Les autres énoncés de la description à l’imparfait, portait, se nommait, se trouvait, fonctionnent de la même manière, si bien que V1 est inchangée à ce stade de l’interprétation.

L’énoncé au plus-que-parfait, était venu (faire ses essais…), mène le destinataire à appliquer les instructions du plus-que-parfait. Parcourons à nouveau la procédure :

1. Instruction par défaut : <E – R – S>, donc E doit être antérieur à R. 2. La variable V1 est accessible. 3. Absence de conflit. 4. Le destinataire appelle la sous-procédure qui spécifie les instructions secondaires du temps verbal. En l’occurrence, il obtient un état résultant ε valide à R et incluant R.

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224 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

5. Le destinataire applique l’instruction par défaut en positionnant E avant R : V1 : {R=ti ; E=ti-n}, où n est une durée relativement indéterminée, mais situable approximativement par les données contextuelles. Il infère par ailleurs l’état résultant, qui permet d’expliquer pourquoi le bateau est en mer.

Un nouvel imparfait, « L’île d’Arran se relevait à l’horizon », ramène le nouveau E à la position ti :

V1 : {R=ti ; E=tiO}

Avec l’énoncé au passé simple (signala), on obtient :

1. Instructions par défaut : R = R+1 ; E = R ; <E,R – S> 2. V1 est accessible et modifiable. 3. Pas de conflit qui bloquerait l’instruction par défaut (cependant, une hypothèse contextuelle, à savoir L’île d’Arran continue de se relever à l’horizon tandis que le vigie signale quelque chose, oblige le destinataire à considérer par ailleurs que le E donné par s’élever (l’île d’Arran) continue d’être vrai à ti+1). V1 : {R=ti+1 ; E=ti+1}

Un nouvel imparfait, dont la description est standard, est fourni par l’énorme poisson qui « s’abattait dans le sillage du yacht ».

Enfin, « fit prévenir » et « monta » sont deux passés simples qui font progresser le temps de la même manière, pour aboutir respectivement à :

V1 : {R=ti+2 ; E=ti+2} puis V1 : {R=ti+3 ; E=ti+3}

Un autre exemple, relativement similaire, serait le début de Notre Dame de Paris :

(224) Il y a quelques années qu’en visitant, ou, pour mieux dire, en furetant Notre-Dame, l’auteur de ce livre trouva, dans un coin obscur de l’une des tours, ce mot gravé à la main sur le mur : ‘ΑΝΑΓΚΙ. Ces majuscules grecques, noires de vétusté et assez profondément entaillées dans la pierre, je ne sais quels signes propres à la calligraphie gothique empreints dans leurs formes et dans leurs attitudes, comme pour révéler que c’était une main du moyen-âge qui les avait écrites là, surtout le sens lugubre et fatal qu’elles renferment, frappèrent vivement l’auteur. Il se demanda (…) etc. (Victor Hugo, Notre Dame de Paris).

Ici, on remarque que l’expression déictique « Il y a quelques années », que le lecteur situe comme pseudo-déictique référant à l’écriture de Victor Hugo, fournit arbitrairement la première éventualité au passé simple, « trouva ». Le destinataire crée V1 :

V1 : {R=ti ; E=ti}

Le deuxième verbe conjugué, « Je ne sais », est un introducteur de subordonnée dont nos descriptions font l’économie ; mais comme son argument, dans la subordonnée, est un présent, le destinataire considère que cet énoncé est

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4. UNE PROCÉDURE GÉNÉRALE D’INFÉRENCE DIRECTIONNELLE

temporellement autonome et spécifie une « expression toujours vraie » : il est toujours vrai que certains signes « renferment un sens lugubre et fatal » ; l’effet de ce présent « de vérité générale » est de rendre par un effet de biais vu au § 1.3.2 (p. 146sq.) une implicitation vraie dans la situation décrite. La procédure n’en tient pas compte pour l’ordre temporel ; cela sans compter que ce verbe n’est pas la tête du syntagme verbal, puisque c’est « frappèrent ».

En revanche, le plus-que-parfait applique naturellement ses instructions par défaut, et le destinataire construit alors <E–R–S> et instancie un état résultant, être écrit par une main du moyen âge, valide à R et englobant R. La variable est donc maintenant dans cet état :

V1 : {R=ti ; E=ti-n}

Enfin, le passé simple de frappèrent vient faire progresser R et positionner le nouvel E en concomitance avec R :

V1 : {R=ti+1 ; E=ti+1}

Il en est de même avec demanda :

V1 : {R=ti+2 ; E=ti+2} Avant de décrire un rapide cas artificiel, observons un dernier exemple simple. Il

nous est donné par le début d’Amertume de Colette :

(225) Une seule fois dans ma vie, j’ai sollicité un poste. On me l’a refusé. J’ai demandé à diriger le Jardin d’Acclimatation, alors que délaissé il n’était que blocs pourrissants, verrières défoncées, chaumes démantelés. (…) Ma demande n’eut pas le temps de prendre la voie hiérarchique, on m’avertit qu’elle n’aurait pas de suite. Je ne visais, follement, qu’à assurer aux bêtes captives un sort meilleur, et ne réclamais point d’honoraires (Colette, Amertume).

Le passé composé n’a pas d’instruction sur l’ordre temporel, mais il spécifie l’antériorité de l’événement par rapport au point S ; le destinataire infère un état résultant, bien que vague, du type le locuteur a une expérience particulière qui concerne les sollicitations de postes. La variable temporelle ne consigne que le moment (sous-déterminé) de l’événement E :

V1 : {R=∅ ; E=ti}

Le deuxième passé composé ne donne donc pas d’instruction par défaut, mais le destinataire construit facilement la relation qui s’impose : la règle conceptuelle non-nécessaire accessible au destinataire stipule quelque chose comme Solliciter un poste peut être accepté ou refusé. L’accès à cette règle est favorisé notamment par la connexion anaphorique « l’ », qui porte justement sur l’objet du refus. On obtient donc, outre l’enrichissement de l’état résultant par le locuteur a une expérience particulière, à savoir être refusé pour un poste :

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226 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

V1 : { R=∅ ; E=ti+1}

Le passé composé de « J’ai demandé à diriger le Jardin d’Acclimatation » est compris pragmatiquement comme le début d’un récit : il est plus informatif de positionner un point R que d’avoir un usage de base ou un simple état résultant. Le point E doit maintenant se positionner à nouveau en correspondance avec le premier point E, provenant de « Une seule fois dans ma vie, j’ai sollicité un poste », car le destinataire infère que le locuteur évoque maintenant cet événement dans son détail, c’est-à-dire dans la suite d’événements qui le composent. Nous sommes dans un usage du passé composé d’antériorité :

V1 : {R=ti ; E=ti}

L’imparfait de « il n’était que blocs pourrissants » fonctionne de manière normale, il s’agit d’un usage descriptif (le destinataire sature P avec R, disponible, et l’opération est productrice d’effet ; le connecteur temporel subordonnant alors que confirme cette opération) :

V1 : {R=ti ; E=tiO}

Enfin, les imparfaits suivants se comportent de manière classique.

Quant à notre exemple artificiel, il vise à montrer quelques cas particuliers :

(226) a. Le marquis di Gorgonzola recueillit sur son yacht Tintin et le capitaine. b. Ils avaient fait naufrage. c. Ils avaient dérivé pendant longtemps sur un radeau. d. Ils se restaurèrent. e. Ensuite, ils descendirent dans les salons du bateau. f. Bianca chanta l’air des bijoux. g. Igor l’accompagna au piano. h. Ils rejoignirent leur cabine… i. …dès que la fatigue les envahit.

Nous savons déjà comment fonctionne (a), puis (b). Nous avons la variable V1 dans cette configuration, assortie de l’état résultant vrai à R :

V1 : {R=ti ; E=ti-n}

La règle conceptuelle causale non-nécessaire qui relie le naufrage et la dérive sur le radeau s’applique et spécifie l’ordre temporel :

V1 : [R=ti ; E=ti-n+1}

Le passé simple applique son instruction normalement : R est incrémenté et E est contemporain de R. On obtient :

V1 : {R=ti+1 ; E=ti+1}

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4. UNE PROCÉDURE GÉNÉRALE D’INFÉRENCE DIRECTIONNELLE

L’instruction de progression continue. « Ensuite », par son instruction secondaire, spécifie un petit intervalle entre la fin de se restaurèrent et le début de descendirent. Nous en sommes à :

V1 : {R=ti+2 ; E=ti+2}

Le petit concert de Bianca et d’Igor se comporte comme on a vu, grâce à la règle qui spécifie l’encapsulation. L’accompagnement d’Igor a donc une directionnalité nulle, mais bien entendu, « Bianca chanta l’air des bijoux » a déclenché la progression du temps :

V1 : {R=ti+3 ; E=ti+3}

Nos héros rejoignent leur cabine, ce qui fait progresser le temps :

V1 : {R=ti+4 ; E=ti+4}

Le dernier énoncé empêche l’instruction par défaut de s’appliquer, à cause d’une connexion inverse, « dès que ». Le destinataire applique la sous-procédure d’ordre temporel fournie par le connecteur : R doit reculer. Quant à la situation exacte de R, qu’on notera R=ti+4-n, elle est dans l’intervalle qui sépare le concert du départ :

V1 : {R=ti+4-n ; E=ti+4-n}

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5. Conclusion

La méthode mise en oeuvre dans cette partie applique le modèle classique hypothético-déductif confronté aux faits expérimentaux du langage. L’approche procédurale, qui cherche à décrire, de plus en plus finement, les opérations que réalise le système central (l’ « esprit »), n’a pas pour objectif la description du discours comme fait social ou comme entité homogène et structurée de phrases, mais comme ensemble d’interprétations partiellement incrémentales permettant de faire des hypothèses au sujet d’une intentionnalité globale (cf. Reboul & Moeschler 1998b) et de confirmer ces hypothèses.

Notre objectif n’était pas ici de détailler tous les cas de figure possibles et imaginables. On a posé une hypothèse, portant sur les contraintes possibles qui sont susceptibles d’influencer l’int erprétation du temps, on a tenté d’en dégager les grandes lignes, et on est parvenu à cette nouvelle hypothèse : on dispose d’un modèle général, une procédure propre à recevoir le branchement de diverses sous-procédures. Tout comme la description de la syntaxe dans la tradition générativiste, la description procédurale est explicative à la mesure de son degré de précision : elle est faible si elle ne décrit les pas instructionnels que de manière sommaire. Après tout, dire « Le destinataire traite les informations provenant de différentes sources » est déjà une proto-description procédurale. C’est pourquoi la procédure d’interprétation temporelle peut sembler complexe. Cela est dû d’une part à la quantité d’informations que l’esprit doit manipuler, et dont il faut bien rendre compte, et à la « séquentialisation » de processus probablement parallèles.

Cette procédure d’interprétation temporelle constitue une tentative de reformuler les hypothèses du modèle pragmatique des inférences directionnelles en les appliquant à une approche pragmatique complètement procédurale et dont les moteurs sont ceux de la Théorie de la Pertinence. On peut former l’espoir qu’elle serve la sémantique dynamique, avec quelques aménagements, ainsi que, contrairement à ce qu’on suppose parfois, les approches discursives.

On a vu comment il pouvait être possible d’y brancher les instructions des temps verbaux et celles de connecteurs. Il reste nécessaire de voir où il peut être possible de faire intervenir les instructions données par un opérateur, et de définir très précisément la procédure générale de la négation, qui produit des effets propres à modifier l’interprétation temporelle.

C’est l’objet de la troisième partie de cette étude, qui constitue in fine son point même ; décrire la négation et son influence sur la référence temporelle en termes procéduraux ne pouvait cependant être fait sans l’établissement du modèle procédural des inférences directionnelles. Il est temps maintenant de construire la procédure de la

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230 II. DIRE ET INTERPRETER LE TEMPS : UNE PRAGMATIQUE PROCEDURALE TEMPORELLE

négation, de la brancher sur notre procédure générale d’inférence directionnelle, et d’y « mettre le courant ».

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Troisième partie

Asserter et nier le temps : une procédure temporelle

pour la négation

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Introduction

« Il est symptomatique de constater que la plupart des études sur la négation en langue, que ce soit dans une perspective descriptive ou théorique, interrogent le nombre de négations nécessaires pour rendre compte des faits empiriques. » J. Moeschler

a linguistique et la philosophie du langage s’interrogent depuis l’antiquité sur une question purement cognitive : est-il concevable que l’esprit humain puisse se représenter quelque chose de nié ? Peut-il concevoir le non-existant, l’absence, le vide, la négation ? Goethe décrivait l’enfer comme le monde de la négation, reprenant ainsi en ses termes une idée répandue dans la tradition mystique occidentale, selon laquelle nier est diabolique, et pourquoi pas

blasphématoire dans un univers où la science est dominée par sa reine la métaphysique : nier l’être, c’est symboliquement nier Dieu. On comprend d’ailleurs assez facilement pourquoi produire un énoncé négatif peut être vu comme problématique : ce serait instancier comme existant dans le discours une chose en même temps déclarée comme non-existante ou fausse dans le monde. Pourtant, il n’y a guère de raison de supposer que la simple instanciation d’un concept dans le discours donnerait lieu à une contradiction lorsque ce concept ne peut correspondre à un référent dans le monde : « dire dans le discours » n’est pas équivalent à « faire dans la réalité », en tout cas dans la tradition dans laquelle nous nous plaçons.

Pléthore de penseurs de diverses époques contestent pourtant bel et bien à l’esprit la capacité de concevoir une chose dans sa négation. A certains détails techniques près, nier ne serait pas une véritable opération de dénégation, postulée comme irréalisable par l’esprit, mais reviendrait à affirmer quelque chose, par exemple le complémentaire de la proposition niée. Même dans des réflexions théologiques anciennes, une vision heuristique de la négation s’était faite jour : la théologie négative. Elle consistait, pour mieux accéder à la réalité divine, à retrancher tout ce que Dieu n’est pas, en niant les caractères et attributs de Dieu, les mots ne recouvrant pas les bons concepts et « induisant en erreur ». Au fur et à mesure que cet élagage était produit, l’homme avançait dans sa représentation du divin, par construction d’un complémentaire conceptuel pour lequel aucune expression linguistique ne serait adéquate. Cette idée repose sur une intuition simple, qui n’a cette fois aucun lien avec la métaphysique religieuse, et que nous utilisons constamment dans nos productions langagières : nier quelque chose permet bien souvent au destinataire de construire autre chose en termes de représentations ; en d’autres mots, la négation « simple »

LL

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234 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

peut être beaucoup trop peu informative, et le destinataire est alors amené à inférer, par exemple, un événement différent de celui qui vient d’être nié ; en cela, comme on le suggérera dans ces pages, la négation est « créative » : un peu comme la métaphore, elle tend vers la non-littéralité (si par littéralité on entend la conformité avec la sortie sémantique). Ce processus est hautement dépendant d’un facteur précis, celui de la portée de la négation. Plus précisément, on espère ici observer à quelles conditions la négation peut porter sur le moment du temps dénoté par les différents facteurs linguistiques présents dans l’énoncé (notamment les temps verbaux), ou seulement sur l’éventualité elle-même. Cela revient à se poser la question suivante : l’énoncé négatif, en contexte, dénote-t-il ou non un moment identifiable ?

Si le locuteur profère en contexte neutre : « Il n’y eut pas de tremblement de terre », il est facile d’observer, comme on le fera, que le temps verbal perd un certain nombre de ses caractéristiques, notamment d’ordre temporel. De la sorte, la négation semble avoir dans ce cas une portée large, qui englobe la proposition selon laquelle « quelque chose s’est produit », ou, comme on le verra, la pertinence du moment (E). Dans la période de restriction par ailleurs fournie contextuellement, rien n’est arrivé qui soit un tremblement de terre ; quelque chose qui ne se produit pas se trouve impossible à ordonner avec des événements qui se produisent.

En revanche, si je dis « Paul ne vint pas », en général, je ne dis pas que rien ne s’est produit qui concerne Paul et le prédicat venir. Au contraire, tout se passe comme si le temps verbal, ainsi que d’autres indications temporelles diverses, n’entraient pas dans la portée de la négation. Autrement dit, tout se passe comme si un certain nombre d’éléments dénotés par l’énoncé à propos de la temporalité en jeu n’étaient pas niés mais assertés : il se passe bien quelque chose.

Un énoncé négatif peut donc, et c’est ce qu’on se propose de défendre ici, donner lieu à deux types de configurations différentes. Premièrement, la négation permet de nier une éventualité (sans qu’il y ait là quoi que ce soit de problématique pour l’esprit) ; deuxièmement, l’énoncé négatif peut être, au contraire, un moyen d’asserter un événement. Dans ce dernier cas, la tradition parle d’ordinaire d’ « événements négatifs » (negative events) ; nous parlerons quant à nous de négation de rupture, terme que nous avons adopté pour des raisons qui seront abordées plus bas. On donnera dans cette partie une explication radicalement pragmatique et procédurale des processus mentaux qui mènent à l’une ou l’autre des interprétations possibles.

Dans un p remier temps, on présentera en le commentant le matériau linguistique empirique et les différents tests et indices qui permettent de présenter les principales hypothèses de travail. Ensuite, on confrontera à ces faits et hypothèses les principales traditions qui ont cherché à rendre compte, de près ou de loin, de la négation d’événements, en accordant une place particulière d’une part à la tradition sémantico-aspectuelle et de l’autre à l’approche de la (S.)D.R.T. Enfin, le dernier chapitre de cette partie sera consacré à la résolution du problème dans une approche procédurale.

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1. Observations linguistiques et hypothèses pragmatiques

Au nombre des postulats couramment évoqués au sujet des énoncés négatifs figure celui-ci : un énoncé négatif ne serait pas un énoncé narratif au sens de Labov (1972 et 1978). Autrement dit, un énoncé négatif n’aurait pas la capacité d’avoir la configuration narration, c’est-à-dire, plus simplement, de faire progresser le temps. Dans nos termes, un énoncé négatif ne donnerait donc jamais lieu à une inférence en avant (ni en arrière). Dans cette perspective, on retient souvent qu’un énoncé négatif dénoterait un état, sous l’idée – erronée comme on l’a vu (cf. § I.1.5 et II.1.3.1) – qu’un énoncé statif ne peut pas faire progresser le temps. Cette idée de la stativité de la négation est assez consensuelle ; elle est en particulier défendue dans les travaux récents de Verkuyl (1993), de Swart & Molendijk (1994) et de de Swart (1995). De tels travaux ont montré avec un certain succès qu’au moins dans un bon nombre de cas, cette proposition est vraie : la négation rend l’énoncé statif. Toutefois, nous défendrons dans les chapitres suivants une position alternative. De plus, la démarche que nous appliquons n’est pas directement aspectuelle et se concentre sur les conditions qui président à l’établissement de l’ordre temporel.

Ce chapitre est consacré à évaluer empiriquement l’hypothèse suivante : la négation empêche le destinataire de réaliser des inférences directionnelles, quand bien même tous les facteurs linguistiques et conceptuels sont réunis pour le faire.

Le premier paragraphe donnera les observations empiriques générales en faveur de cette hypothèse. Après quelques remarques méthodologiques (§ 1.1.1.), nous expliciterons cette hypothèse en lui donnant le nom d’hypothèse du blocage (§ 1.1.2). Pour vérifier que des différences dans les facteurs linguistiques et conceptuels en place n’invalident pas l’hypothèse, nous ferons varier les temps verbaux (§ 1.1.3), les connecteurs, les règles conceptuelles et les facteurs sémantiques (§ 1.1.4).

Le deuxième paragraphe présentera des contre-exemples, dont certains sont connus, à l’hypothèse du blocage. Ces contre-exemples seront réunis en fin de chapitre sous le terme de négation de rupture. L’observation de certains cas problématiques de séquences mixtes positif-négatif (§ 1.2.1) nous amènera à nous poser la question des événements négatifs.

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236 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

1.1. Temps et négation : l’hypothèse du blocage

1.1.1. Remarques préliminaires

La première démarche qui s’impose consiste à observer le comportement temporel de la négation. Dans la partie précédente, consacrée aux inférences directionnelles en général, on a observé les facteurs qui influencent la temporalité des énoncés : règles conceptuelles, temps verbaux, connecteurs.

La méthodologie, pour rendre compte du comportement temporel de la négation, n’est pas simple à établir. La méthode la plus naturelle consisterait, si la négation est un facteur qui favorise ou défavorise des inférences directionnelles, à neutraliser au maximum tous les facteurs possibles à l’exception de celui qu’on observe, à savoir la négation. Cela revient à choisir une séquence d’énoncés dans laquelle le temps verbal est neutre au point de vue de l’ordre temporel (par exemple une séquence entièrement au passé composé ou au plus-que-parfait), neutre aussi du point de vue des règles conceptuelles (une séquence sans causalité par exemple), et dépourvue des marques pragmatiques favorisant l’ordre temporel (sans connecteur ou adverbial). Cette méthode n’est pourtant pas adéquate, car il y a tout lieu de considérer que la négation n’est pas une expression dévolue aux représentations temporelles. Il semble en effet difficile de supposer que la négation perde, dans quelque condition que ce soit, sa valeur sémantique fondamentale (le non logique) pour, en elle-même, ajouter soudain une nouvelle information temporelle dans la forme propositionnelle, comme le ferait un adverbial ou un temps verbal. Au contraire, il est plus raisonnable de considérer que la négation est toujours un non logique, et que l’énoncé dans lequel elle entre fait l’objet d’enrichissements. La question est donc de savoir comment et sur quoi ce non logique porte dans la temporalité de l’énoncé. Introduire une négation en neutralisant par ailleurs tous les facteurs d’inférence directionnelle serait commettre une erreur méthodologique évidente : si tous les facteurs d’inférence directionnelle sont neutralisés, et qu’il n’y a pas d’inférence directionnelle avec l’énoncé négatif, on ne peut déterminer la cause de l’absence d’inférence directionnelle. Il est en effet évident que des séquences dans lesquelles tous les facteurs déterminant l’ordre temporel ont été neutralisés sont obligatoirement indéterminées ; que l’indétermination provienne alors de cette absence ou de la négation n’est plus déterminable – et n’est d’ailleurs plus guère pertinent.

La méthode d’investigation doit donc prendre un autre chemin. Si la négation peut annuler un trait directionnel, on peut supposer à tort ou à raison qu’elle le fasse différemment selon la nature de ce trait, ou plutôt selon l’origine de ce trait. Par exemple, il est imaginable que la négation puisse annuler ou au contraire conserver les traits délivrés par des règles conceptuelles dans des conditions différentes qu’elle le fait à l’égard des traits délivrés par les temps verbaux ou par les adverbiaux. Il est possible aussi qu'elle tende à annuler toutes les instructions faibles et non les instructions fortes. Ou qu’elle tende à les annuler toutes. Autant d’hypothèses à

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES tester ; pour ce faire, on retiendra les trois facteurs les plus centraux de l’ordre temporel : les règles conceptuelles, les temps verbaux et les connecteurs temporels, et on les confrontera individuellement à la négation.

Cependant, tout en n’étant pas déterminant pour les inférences directionnelles, le facteur sémantique ne peut être éliminé ; il est en effet indispensable d’observer si les énoncés négatifs ont un comportement temporel différent selon la nature sémantique de la phrase. Comme le suggèrent de nombreuses études sur la sémantique du temps, la distinction la plus pertinente pour nous concernera la télicité, à savoir la qualité pour un prédicat114 d’impliquer sa fin intrinsèque ; lorsque tel est le cas, certaines implicitations, comme les implicitations d’achèvement, sont favorisées.

1.1.2. L’hypothèse du blocage

Dans une première série d’exemples, on choisit de neutraliser le temps verbal et les adverbiaux. L’observation des premiers exemples a pour objectif de dégager l’interaction possible entre la négation et les règles conceptuelles accessibles au destinataire. Dans ce but, c’est le passé composé qui sera privilégié, sous l’hypothèse défendue dans la partie précédente (cf. § II.3.1.2) qu’il ne contraint pas l’ordre temporel.

Reprenons une séquence d’énoncés qui présente, pour contraindre une inférence en avant, une règle conceptuelle causale, donc qui a un degré relativement élevé de force, celle qui lie boire la ciguë (x) et rendre l’âme (x) :

(227) Socrate a bu la ciguë. Il a rendu l’âme.

Une telle séquence donne une inférence en avant : l’interprétation cause – conséquence est parallèle à l’ordre du discours (c’est le résultat de la S.D.R.T.). Sa négation donne l’exemple suivant :

(228) Socrate n’a pas bu la ciguë. Il n’a pas rendu l’âme.

Y a-t-il dans cette séquence d’énoncés négatifs progression temporelle ou non ? L’intuition ne semble pas pouvoir trancher. Cette première mise en contraste pose donc un certain nombre de difficultés ; en particulier, elle permet de proposer trois hypothèses différentes :

Hypothèse de la neutralité : L’opérateur négatif ne change rien à l’ordre temporel, la cause précédant toujours l’effet. Hypothèse du blocage (1) : L’opérateur négatif empêche l’ordre temporel de s’établir, des éventualités qui n’ont aucune existence n’étant pas ordonnables entre elles.

114 L’objet qualifiable de télique varie selon les auteurs et les traditions : verbe seul pour

Vendler (1957), la plupart des approches contemporaines considèrent plutôt qu’il s’agit du prédicat ou de la phrase elle-même.

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238 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Hypothèse du temps verbal : Nous avons fait une erreur en amont, c’est en réalité le temps verbal (le passé composé) qui induit la non-progression, les énoncés (227) et (228) étant des listes d’éventualités produisant des résultats dans l’état du monde à S et dont l’ordre de déroulement ne serait pas pertinent.

L’hypothèse du temps verbal doit être écartée d’emblée : dans (227), on ne voit guère par quelle subtilité linguistique, la causalité étant bien récupérée entre des événements ayant bien eu lieu, l’ordre temporel entre ces événements ne le serait pas lui aussi (ou serait miraculeusement dénué de pertinence). A ce qu’on sait, le passé composé ne contraint pas une lecture simultanée ; il se borne à ne pas contraindre l’inférence en avant.

Restent les deux premières hypothèses : la séquence (228) manifeste ou ne manifeste pas l’ordre temporel ; selon ces deux hypothèses, la négation, respectivement, permet ou bloque les relations temporelles commandées par une règle conceptuelle.

Il y a un argument en faveur de la première hypothèse, l’hypothèse de la neutralité. Une règle conceptuelle causale forte est accessible ; étant donné qu’un événement causant doit être le cas avant l’événement qu’il cause, si un événement causé n’est pas le cas, c’est parce que l’événement causant n’a pas lieu avant le moment où l’événement causé se serait produit. Autrement dit, il existerait un moment du temps où Socrate n’a pas bu la ciguë, et un autre, ultérieur, où il n’est pas mort. En seraient témoins les exemples suivants, facilement interprétables, en particulier pour détromper un destinataire supposé entretenir une hypothèse contextuelle contraire :

(229) Socrate n’a pas bu la ciguë, donc il n’a pas rendu l’âme. (230) Socrate n’a pas bu la ciguë, et il n’a pas rendu l’âme.

Sous cette hypothèse, on ne peut manquer d’évoquer les approches qui abordent les questions sémantiques et pragmatiques en termes de mondes possibles (les logiques modales) ou d’espaces mentaux (cf. notamment Fauconnier 1984). Dans de tels paradigmes, on peut évoquer les descriptions négatives d’éventualités comme des descriptions positives vraies dans un autre monde possible ou dans un autre espace mental, puisque les conditions de vérité sont validées en fonction du monde ou de l’espace mental. Il est important de noter que dans une telle perspective, on est conduit probablement à une description qui défendrait l’ordre temporel de séquences comme (228) : le destinataire doit instancier un monde dans lequel les événements sont le cas (et donc sont automatiquement ordonnés), puis nier leur occurrence dans le monde actuel (mais la (S.)D.R.T. a une autre solution, cf. infra § 2.1.2).

Maintenir l’ordre temporel dans la séquence (228) serait aussi une manière de concevoir la négation comme polyphonique, dans la tradition de Ducrot (cf. Ducrot & alii 1980 et 1984, ainsi que infra § 2.2.4) : si un lien de causalité est maintenu par la négation, celle-ci pourrait présenter une alternative, et le locuteur effectue un « choix » entre la possibilité positive et la possibilité négative ; l’énoncé négatif

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES rendrait compte de ce choix en conservant la trace de la variante positive, et la portée de ce choix (nous parlerons plus bas de portée de la négation) ne dit rien de la causalité elle-même (la négation ne la contredit pas).

Pourtant, de telles analyses ne peuvent être retenues dans une perspective pragmatique radicale. Dans les faits, il est impossible de formaliser le fonctionnement de la négation, dans des exemples comme (228), par non -P cause non-Q ; ce serait supposer que le fait pour Socrate de ne pas boire la ciguë cause le fait que Socrate n’est pas mort, ce qui est une erreur d’interprétation. Les exemples (229) et (230) sont d’ailleurs loin d’être suffisants pour permettre de faire l’hypothèse d’une causalité négative. On s’accorde généralement pour estimer que donc ne marque pas la causalité mais permet d’asserter la validité d’une conclusion, ce qui est différent (sur donc voir Jayez & Rossari 1996). Quant à et, on dispose d’arguments pour réfuter sa valeur de connecteur temporel (cf. § II.2.1). Tout ceci doit nous orienter vers l’hypothèse du blocage, à savoir celle qui déclare l’indétermination temporelle. En d’autres termes, l’hypothèse à retenir conduit à considérer que la temporalité fournie par la règle conceptuelle causale est bien annulée par la négation. C’est donc l’hypothèse du blocage qui est à ce stade la plus plausible.

Quelle serait donc la possibilité de formaliser minimalement la négation dans ces exemples ? Car dire que la négation annule la règle conceptuelle causale est en réalité trop fort. En effet, rien dans l’exemple (228) ne permet au destinataire d’annuler la règle selon laquelle boire la ciguë entraîne la mort, et rien ne permet de supposer que cette règle n’est pas instanciée lors de l’interprétation, ce qui serait d’ailleurs très contre-intuitif. On ne peut en effet pas formaliser le rôle de la négation comme non (Boire la ciguë (Socrate) cause Rendre l’âme (Socrate)) , c’est à dire comme (231) :

(231) ¬ (P → Q)

Et cela, pour une raisons simple : ce qui est nié n’est aucunement la relation générale entre le poison et la mort.

On peut tenter alors une autre piste dans laquelle on fait intervenir d’une part une implicitation et d’autre part un élément temporel : on déclare une présupposition π = P cause Q, où P est l’ingestion de poison et Q la mort, et la négation force l’interprétation selon laquelle au moment t, non-P non-cause Q. La causalité implicitée π ne s’est pas réalisée au moment t du fait que sa prémisse P ne s’est pas réalisée. Au moment t, l’absence d’ingestion de poison n’a pas causé la mort de Socrate :

(232) π = (P →Q) (¬P) →(¬π) t

L’avantage de cette proposition consiste en ceci : d’une part la relation causale n’est pas niée en tant que telle — elle est implicitée —, et d’autre part on rend compte par le paramètre t que la négation bloque la relation temporelle déduite de la règle causale, et elle seule. Il n’y a pas dans cette explication de causalité négative qui soit

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240 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

mise en œuvre, mais une causalité positive, ordinaire, résultant de l’accès à une règle conceptuelle, qui est maintenue comme implicitée. Ce qui permet, même dans une séquence d’énoncés négatifs qui porte une assertion de non-occurrence de la causalité positive, de conserver l’accès à la règle conceptuelle causale tout en interdisant au destinataire d’en appliquer les contraintes temporelles habituelles. Cela permet donc de dégager une hypothèse sérieuse, en reformulant provisoirement l’hypothèse du blocage pour la restreindre à ce qu’on a observé, à savoir la question des relations induites par les règles conceptuelles :

Hypothèse du blocage (2) : la négation bloque les inférences temporelles fournies par les règles conceptuelles causales tout en implicitant les relations générales qu’elles signalent.

Reste bien entendu à savoir, dans cette hypothèse, en quoi consiste le moment t. Ce point est crucial : Il paraît naturel de supposer que le moment t n’est ni le moment où boire la ciguë serait vrai dans la version positive de l’énoncé, ni celui où rendre l’âme serait vrai à son tour. Autrement dit, ce moment t ne semble pas pouvoir concerner la référence temporelle de la proposition positive qui concerne « boire la ciguë » : ce n’est pas qu’à un moment donné, précis, Socrate n’a pas bu la ciguë, et qu’à un moment donné Socrate n’est pas mort. Autrement dit, ce moment t n’est pas la référence temporelle de la proposition, car nous sommes dans un cadre dans lequel une proposition qui dénote une éventualité qui n’a pas lieu ne peut avoir de référence temporelle à proprement parler, pour des raisons assez évidentes de conceptualisation. Il est plutôt raisonnable de considérer que ce qu’on a appelé le moment t c oncerne cette période, que nous avons décrite plus haut (cf. § II.1.2) sous le nom de période de restriction, et qui correspond à la période générale sur laquelle on teste la valeur de vérité de l’énoncé, période fournie soit par un adverbe de restriction (tel jour, telle année…) soit par un élément quelconque du contexte ; pour les énoncés qu’on a testés jusqu’ici, on suppose l’existence de telles données par ailleurs.

Jusqu’ici, le raisonnement qu’on a mené à propos de la ciguë et de la mort de Socrate reste pourtant en-deçà de la vérification empirique. Pour observer le comportement des règles conceptuelles, en particulier causales, il est nécessaire de réaliser l’inversion des deux énoncés, pour observer si, comme on le suppose jusqu’à maintenant, l’inversion, qui serait commandée par la règle, est non pas impossible mais empêche une configuration explicative à savoir une inférence en arrière. Autrement dit, l’énoncé négatif ne devrait pas, selon nos hypothèses, donner lieu à une inversion temporelle. Reprenons l’exemple et inversons-le donc :

(233) Socrate a rendu l’âme. Il a bu la ciguë. (234) Socrate n’a pas rendu l’âme. Il n’a pas bu la ciguë.

Nous sommes en présence d’une difficulté : (234) peut en effet faire l’objet des mêmes hypothèses que (228) et ne prouve rien. L’intuition ne peut trancher sur l’interprétation temporelle à laquelle cet exemple donne lieu : indétermination, à cause de l’absence d’événements, ou à inférence en arrière à cause de la causalité ? Si nous pouvons supposer que, tant en (228) qu’en (234), la négation annule les

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES contraintes temporelles fournies par la règle conceptuelle, nous n’en disposons pas de preuve empirique. L’hypothèse du blocage reste à ce stade relativement spéculative.

Un test est cependant applicable. Il consiste à introduire un adverbial. Un connecteur temporel comme « avant cela » ou « auparavant » doit pouvoir, si la négation ne bloque pas les contraintes temporelles de la règle conceptuelle, s’introduire naturellement. On observe que, conformément à l’hypothèse du blocage, un tel adverbe est difficile dans la séquence observée :

(235) Socrate a rendu l’âme. Auparavant / avant cela, il a bu la ciguë. (236) ? Socrate n’a pas rendu l’âme. Auparavant / avant cela, il n’a pas bu la ciguë.

Un tel test fournit -il effectivement une preuve, ou se borne-t-il à donner un « symptôme », un indice, de l’exactitude de l’hypothèse du blocage ? On pourrait penser que c’est l’adverbe qui entre sous l’action de la négation et non la règle conceptuelle. Mais cette hypothèse ne peut être retenue si on se réfère aux observations générales de la deuxième partie de cette étude qui ont conduit au modèle temporel qu’on a adopté : les adverbes sont plus « forts » que les règles conceptuelles, et si un élément empêche la séquence connectée par un adverbe, alors, conséquence inévitable, cet élément doit aussi l’emporter sur les règles conceptuelles. En effet, un élément qui maintiendrait les règles conceptuelles mais rendrait problématiques les indications adverbiales contreviendrait aux postulats qui sous-tendent la hiérarchie du modèle directionnel procédural ; rappelons que la hiérarchie des contraintes qui place les connecteurs temporels plus haut que les règles conceptuelles ou que le temps verbaux est motivée par la portée, propositionnelle ou non, des instructions procédurales, et par la plus grande force de ces dernières que les règles conceptuelles (tant qu’elles n’ont pas reçu un statut d’hypothèse contextuelle)115.

Le même phénomène est observable avec des règles conceptuelles de natures diverses : toutes sont rétives à l’insertion d’un adverbial qui marque l’antériorité du deuxième terme, mais toutes ces séquences restent bien formées sans ces adverbes. On l’observe dans les exemples suivants :

Règle conceptuelle causale non nécessaire : (237) Les passagers ne se sont pas noyés. Le bateau n’a pas fait naufrage. (238) Les passagers ne se sont pas noyés. ? Auparavant / avant cela, le bateau n’a pas

fait naufrage. Règle conceptuelle non causale nécessaire : (239) Les passagers ne sont pas descendus. L’avion n’a pas atterri. (240) Les passagers ne sont pas descendus. ? Auparavant / avant cela, l’avion n’a pas

atterri. Règle conceptuelle non causale non nécessaire : (241) Le client n’a pas payé l’addition. Il n’a pas bu de café.

115 Sur les règles conceptuelles, cf. § II.2.2.

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242 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

(242) Le client n’a pas payé l’addition. ? Auparavant / avant cela, il n’a pas bu de café.

La même disparité est observée à l’égard de leurs opposés positifs qui, eux, bien que peu élégants, ne posent pas de problème d’interprétation :

(243) Les passagers se sont noyés. Auparavant / avant cela, le bateau a fait naufrage. (244) Les passagers sont descendus. Auparavant / avant cela, l’avion a atterri. (245) Le client a payé l’addition. Auparavant / avant cela, il a bu un café.

Si ce test confirme l’hypothèse du blocage, selon laquelle l’opérateur négatif bloque les inférences temporelles provenant des règles conceptuelles, il en suscite aussi une nouvelle. En effet, si la négation bloque aussi les inférences que devraient fournir les adverbiaux, c’est peut -être qu’elle bloque tout simplement toute inférence temporelle fournie par quelque facteur linguistique ou contextuel que ce soit. C’est là en réalité ce que stipule la première version de l’hypothèse du blocage, que nous reproduisons ici sous une forme simple :

Hypothèse du blocage (3) : L’opérateur négatif bloque les inférences direction-nelles.

C’est à la lumière de cette hypothèse qu’il convient d’observer maintenant le comportement de la négation avec un temps verbal qui porte une instruction de progression temporelle, le passé simple. On verra ensuite que des variations de temps verbaux dans les différents énoncés des séquences ne produisent pas d’effet particuliers ni n’induisent des comportements temporels particuliers de la négation.

On peut essayer de choisir une règle causale contraignante, du point de vue de l’ordre temporel, bien que non-nécessaire, avec une séquence comme celle-ci, dans laquelle une règle conceptuelle simple lie les deux éventualités :

(246) Il y eut un tremblement de terre. L’immeuble s’écroula.

L’ordre temporel est clair. Mais c’est une séquence un peu problématique pour les observations qu’on cherche à mener : il y a inclusion ou encapsulation naturelle de l’écroulement dans le tremblement de terre. Par ailleurs, l’inversion est possible dans une interprétation alternative :

(247) L’immeuble s’écroula. Il y eut un tremblement de terre.

C’est une interprétation métaphorique de « tremblement de terre » qui semble étrangement privilégiée : l’écroulement de l’immeuble, dû à une cause non tellurique, a fait tant de fracas et de vibrations qu’on peut en parler, en termes non littéraux, comme d’un tremblement de terre. D’ordinaire, c’est-à-dire lorsqu’aucune lecture métaphorique ou encapsulée n’est possible, toujours comme on l’a vu dans la partie précédente (§ II.3.1.1), l’inversion est simplement bloquée par le passé simple, comme dans cette série :

(248) Le bateau coula. Les passagers se noyèrent.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES

(249) ? Les passagers se noyèrent. Le bateau coula.

L’intuition suggère que la séquence (249) communique que les passagers se sont noyés avant que le bateau ne coule, interprétation que le destinataire juge contradictoire avec sa connaissance du monde ; si aucune autre interprétation n’est possible, c’est-à-dire en contexte neutre ou non marqué, le destinataire ne peut que conclure à une double-contrainte interprétative : d’une part le passé simple est motivé et fait donc progresser le temps en vertu des instructions qu’il fournit, et d’autre part la règle conceptuelle causale, bien que non-nécessaire, exige au contraire l’inversion. Si le contexte l’autorise, le destinataire pourra cependant rétablir la lecture en avant, par exemple si les passagers se sont noyés pour une autre cause que le naufrage (ils tombent du bastingage par exemple) ; il faut cependant pour cela que le destinataire annule la règle conceptuelle qui relie le naufrage et la noyade.

Or l’opérateur négatif rend inutile l’interprétation métaphorique du tremblement de terre, et permet d’inverser les éventualités du naufrage et de la noyade sans entraîner la moindre difficulté interprétative :

(250) L’immeuble ne s’écroula pas. Il n’y eut pas de tremblement de terre. (251) Les passagers ne se noyèrent pas. Le bateau ne coula pas.

Les mêmes observations sont possibles avec des règles non causales :

(252) L’avion atterrit. Les passagers descendirent. [Inférence directionnelle en avant]

(253) * Les passagers descendirent. L’avion atterrit. [double-contrainte]

(254) L’avion n’atterrit pas. Les passagers ne descendirent pas. [Inférence directionnelle ?]

(255) Les passagers ne descendirent pas. L’avion n’atterrit pas. [ Inférence directionnelle ?]

L’interprétation, impossible avec l’inversion dans les séquences positives, devient possible dans les séquences négatives. Dans ces dernières, on a inversé l’ordre des propositions. La question est donc la suivante : demande-t-on pour autant au destinataire d’inverser l’ordre des éventualités elles-mêmes ? Jusqu’ici, notre hypothèse est toujours que tel n’est pas le cas. Nous serons rapidement en mesure de le montrer, en prouvant la validité de l’hypothèse du blocage par quelques observations supplémentaires.

Dans tous ces exemples, on observe le comportement des énoncés négatifs lorsqu’une règle conceptuelle contraignante commande un ordre précis entre les énoncés. L’inversion, normalement impossible au passé simple, se trouve possible avec la négation. L’hypothèse concurrente de l’hypothèse du blocage est donc formellement invalidée et ne peut donc plus être formulée en termes de neutralité : la négation n’est pas inerte du point de vue des inférences directionnelles. Cette hypothèse concurrente, pour prendre ces données en considération, doit donc faire une

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244 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

concession de taille et admettre que la négation casse une contrainte du passé simple, à savoir l’impossibilité de l’inférence en arrière sans adverbial. Par ailleurs, l’hypothèse du blocage stipule aussi que la négation casse une contrainte du passé simple, mais il s’agit d’une autre contrainte : celle de l’ordre temporel.

Revenons aux deux hypothèses maintenant en présence. L’hypothèse du blocage est inchangée. En revanche, l’hypothèse de la neutralité devient l’hypothèse de l’autorisation des inférences directionnelles :

Hypothèse du blocage (3) : L’opérateur négatif bloque les inférences direc-tionnelles. Hypothèse de l’autorisation des inférences directionnelles : L’opérateur négatif autorise les inférences directionnelles en dépit des contraintes délivrées par les temps verbaux.

L’hypothèse de l’autorisation des inférences directionnelles est sensiblement moins plausible que l’hypothèse de la neutralité. Elle impliquerait en effet que l’opérateur négatif bloque non pas certaines inférences, les inférences directionnelles, mais bloque des instructions spécifiques appartenant à la procédure du temps verbal (celles qui empêchent l’inversion au passé simple, dans nos exemples).

Pour trancher définitivement entre ces deux hypothèses, une méthode est à notre disposition. En prenant des règles conceptuelles reliant des éventualités non plus de manière univoque, comme c’est le cas avec les exemples qu’on a observés jusqu’ici, mais de manière équivoque, c’est-à-dire moins contraignantes, on peut observer que le destinataire tire une inférence directionnelle en avant avec le passé simple dans les énoncés positifs, mais ne parvient pas à le faire avec les énoncés négatifs. Si ces inférences directionnelles ne peuvent être tirées, cela implique que l’hypothèse de l’autorisation des inférences directionnelles est fausse, et que l’hypothèse du blocage des inférences directionnelles est correcte.

Dans le cas où la séquence d’énoncés donne accès à une règle conceptuelle non univoque (i.e. qui peut aller « dans les deux sens ») susceptible de relier le premier événement au second en spécifiant facilement une relation d’antériorité ou d’ultériorité, il y a fort à croire que le destinataire ne peut instancier d’hypothèse contextuelle forte sur l’ordre des événements en se fondant sur une telle règle. En revanche, il l’obtiendra en validant les instructions fournies par les temps verbaux, ou en récupérant des contraintes contextuelles ou linguistiques simples qui corroboreront l’un ou l’autre des ordres possibles.

Dans un tel type de configuration, il n’y a pas de double-contrainte interprétative possible : dans le monde, la relation proposée est facilement annulable. Autrement dit, une telle règle donnant une règle d’inversion, si elle est confrontée à un passé simple, s’annulera sans bloquer l’inférence directionnelle commandée par le passé simple. Le destinataire sélectionnera la règle conceptuelle ou tirera l’hypothèse contextuelle selon des critères très dépendants des facteurs codiques.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES

Les exemples qu’on observera dans cette perspective donnent lieu à la récupération de règles conceptuelles non-nécessaires, causales ou non causales, ces dernières correspondant à des relations de précédence habituelle ou naturelle, mais ne contraignant pas l’interprétation (cf. § II.2.2).

(256) Paul vola le stylo de Jean. Jean frappa Paul. (Luscher) [Inférence en avant]

(257) Jean frappa Paul. Paul vola le stylo de Jean. [Inférence en avant]

(258) Paul ne vola pas le stylo de Jean. Jean ne frappa pas Paul. [direction nulle]

(259) Jean ne frappa pas Paul. Paul ne vola pas le stylo de Jean. [direction nulle]

Il est aussi probable dans le monde que Paul vole le stylo de Jean parce que Jean l’a frappé que le contraire : Jean peut frapper Paul pour punir ce dernier d’avoir volé son stylo. Deux règles conceptuelles contradictoires sont en fait concurrentes dans les exemples ci-dessus : aucune des deux n’a définitivement plus de probabilité, hors contexte, d’être la bonne. Ce seront donc les contraintes « codiques », puisqu’on réfléchit à contexte neutre, qui vont permettre au destinataire de trancher. Tout naturellement, les séquences positives, comme on s’y attend, présentent une inférence en avant : le destinataire applique l’instruction de progression donnée par le passé simple. En revanche, et c’est là le fait à relever, les séquences négatives, contrairement aux séquences positives, donnent une situation d’indétermination. Dans (258) et (259), le destinataire est de toute évidence incapable de trancher entre les deux règles conceptuelles en contexte neutre. Et cela, en dépit des instructions délivrées par le temps verbal. On obtient donc une situation claire : avec les séquences négatives, aucune règle n’est sélectionnable, et l’instruction de progression du temps avec le passé simple est bloquée. L’hypothèse de l’autorisation des inférences directionnelles avec la négation est contredite.

Mais il est possible d’aller plus loin. Prenons des cas dans lesquels aucune règle conceptuelle causale n’intervient. Par exemple, observons le comportement des énoncés négatifs en présence de règles conceptuelles non-nécessaires stéréotypiques, comme celles qui concernent les relations de précédence « ordinaire », par exemple celles qui permettent de relier le lever d’un personnage, l’ouverture d’un store, et la contemplation du soleil :

(260) Ce matin-là, il se leva, ouvrit le store et contempla le soleil. [inférence en avant]

(261) Ce matin-là, il contempla le soleil, ouvrit le store et se leva. [inférence en avant]

(262) Ce matin-là, il ne se leva pas, n’ouvrit pas le store ni ne contempla le soleil. [?]

(263) Ce matin-là, il ne contempla pas le soleil, n’ouvrit pas le store ni ne se leva. [direction nulle]

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246 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Dans (260), il y a un ordre plus naturel : celui où le lever précède l’ouverture du store et la contemplation du soleil. Mais pour interpréter (261), il suffit de réaliser quelques inférences simples : le soleil perce à travers le store, et le store est actionnable du lit. Dans cet exemple, le destinataire est obligé de réaliser ces inférences, sans quoi les contraintes du passé simple ne pourraient pas être respectées. Tant que de telles inférences sont possibles dans le monde, l’inférence directionnelle en avant est inévitable116.

Mais on constate à l’examen de (262) que sous la négation, l’ordre temporel est pour le moins douteux. En revanche, le doute s’estompe complètement lorsque les événements sont présentés dans l’ordre contraire à celui donné par la règle conceptuelle : le destinataire ne parvient pas à appliquer l’instruction de progression par défaut du passé simple, en dépit des faciles inférences possibles sur les relations entre les événements. Cette impossibilité permet non seulement de confirmer que l’hypothèse de l’autorisation des inférences directionnelles est fausse, comme on l’a vu, mais de conclure clairement en faveur de l’hypothèse du blocage : si le destinataire ne parvient pas à ordonner les événements avec une telle règle, c’est que cet ordre est bloqué par la négation.

Ces observations font supposer qu’en l’absence complète de règle conceptuelle, la séquence d’énoncés négatifs s’interprète automatiquement comme présentant une pseudo-concomitance : le temps ne progresse ni ne régresse. Mieux, la négation forcerait alors l’émergence d’une situation capsulaire : les situations fournies par ces événements niés seraient alors constitutifs d’un tout. Pour évaluer cette indétermination comme cas général de la négation, on observera quelques-uns des exemples dans lesquels les événements dénotés auraient pu se produire dans un ordre arbitraire dans le monde. Prenons un passage de Madame Bovary, qui a l’avantage d’illustrer le fait que le cas général du récit est justement celui dans lequel il y a peu de règles conceptuelles nécessaires (un des ressorts du récit réside précisément dans l’effet de surprise lié à l’annulation d’hypothèses anticipatoires, notamment causales et temporelles) :

(264) Elle se plaignit d’éprouver, depuis le commencement de la saison, des étourdissements ; elle demanda si les bains de mer lui seraient utiles ; el le se mit à causer du couvent, Charles de son collège, les phrases leur vinrent. Ils montèrent dans sa chambre. Elle lui fit voir ses anciens cahiers de musique, les petits livres qu’on lui avait donnés en prix et les couronnes en feuilles de chêne, abandonnées dans un bas d’armoire. Elle lui parla encore de sa mère, du cimetière, et même lui montra dans le jardin la plate-bande (…). (Flaubert, Madame Bovary).

116 On relèver a peut-être la présence du connecteur logique « et » dans ces séquences

positives, et du « ni » dans leur contrepartie négative. Notons que le « et » ne force pas de manière déterminante l’ordre temporel (cf. chapitre II section N), et que conserver « et » au lieu de « ni » ne modifierait en rien les conclusions qu’on tire ici.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES

Ce court récit produit une situation générale dans laquelle le temps progresse entre les événements dénotés par chacune des phrases. En l’absence de règle conceptuelle nécessaire contradictoire avec la progression, c’est l’instruction par défaut du passé simple qui s’applique. Pour les besoins de l’analyse, fabriquons un nouvel exemple dépourvu d’adverbiaux temporels :

(265) Elle lui montra ses cahiers et ses souvenirs. Elle lui parla de ses parents et de son enfance. Il se rapprocha d’elle. Il la prit dans ses bras.

Ici, toujours, les inférences en avant se succèdent. Réduisons encore :

(266) Elle lui montra ses cahiers. Elle lui parla de ses parents.

Qu’en est-il de cette séquence lorsqu’on injecte l’opérateur négatif ?

(267) Elle ne lui montra pas ses cahiers. Elle ne lui parla pas de ses parents.

On peut commencer par supposer qu’en vertu de l’instruction par défaut du passé simple, l’ordre temporel revient à inférence en avant. Pourtant, cette opération échoue : (267) reste temporellement indéterminé. L’énoncé ne parvient à communiquer aucun ordre entre les éventualités : elles semblent toutes deux des parties générales d’une situation, ou plutôt d’un état. En voici la raison principale : les énoncés peuvent être interchangés sans que l’état du monde soit différent. Autrement dit, cette séquence d’énoncés a les mêmes conditions de vérité que la séquence qui inverserait les deux énoncés :

(267) Elle ne lui montra pas ses cahiers. Elle ne lui parla pas de ses parents. (268) Elle ne lui parla pas de ses parents. Elle ne lui montra pas ses cahiers.

En somme, l’exemple communique deux choses, et communique aussi qu’il est non-pertinent de les ordonner entre elles. On voit clairement la différence avec les mêmes séquences sans négation. Une séquence comme celle-ci semble impliciter quelque chose comme « non plus », qui marque assez bien le fait qu’on ne communique aucun ordre entre les éventualités :

(269) Elle ne lui montra pas ses cahiers. Elle ne lui parla pas non plus de ses parents.

On dispose maintenant d’une série d’arguments raisonnables en faveur de l’hypothèse du blocage. Cette hypothèse pose cependant quelques questions : si le temps ne progresse pas, de quelle situation exacte s’agit-il ? Nous ferons l’hypothèse que ces différentes éventualités sont encapsulées, et même qu’elles forment une capsule non-ordonnée : selon nos hypothèses générales sur le passé simple, les situations où le temps ne progresse pas avec le passé simple reviennent à des situations de relations partie-tout, soit parce que l’une des éventualités est une partie d’un autre, soit parce que les éventualités forment elles-mêmes les parties d’un tout par ailleurs contextuellement accessible ou inférable. Si le temps ne progresse pas avec la négation, il y aurait donc encapsulation des éventualités.

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248 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Deux énoncés au passé simple dont les éventualités pourraient avoir un autre ordre dans le monde s’ordonnent uniquement en vertu du passé simple. On a vu que cet ordonnancement n’est pas possible avec la négation. Il faut donc en conclure que les séquences d’énoncés négatifs au passé s imple ne sont pas ordonnables entre eux. C’est pourquoi il est naturel de ne pas trouver de progression du temps entre deux énoncés négatifs au passé simple, même lorsque le destinataire fait accès à une règle causale forte. La conclusion qui s’impose, c’est que l’opérateur négatif bloque bien les inférences directionnelles, en dépit des diverses contraintes qui pourraient apparaître dans la séquence d’énoncés (temps verbaux, règles conceptuelles, mais aussi adverbiaux, conjonctions, prépositions…). Ainsi, l’opérateur négatif est jusqu’ici le facteur le plus contraignant qu’on a rencontré pour l’ordre temporel. Observons en effet l’étrangeté d’une connexion avec une marque pragmatique qui devrait commander la progression. Dans l’exemple suivant, en effet, « ensuite » semble recevoir une interprétation non temporelle117 :

(270) (D’abord) elle ne lui montra pas ses cahiers. ?Ensuite, elle ne lui parla pas de ses parents.

Toutes les séquences de phrases qu’on a observées jusqu’ici présentent cependant une caractéristique susceptible de parasiter l’observation. La partie précédente a fourni l’occasion d’évaluer les principales hypothèses formulables par une approche procédurale des temps verbaux. Notamment, l’hypothèse du blocage des inférences directionnelles doit être mise à l’épreuve par des exemples dans lesquels le temps verbal varie d’un énoncé à l’autre : si dans des séquences homogènes on peut assumer que l’hypothèse du blocage est facilement vérifiée et que les éventualités semblent s’encapsuler naturellement, des configurations non homogènes peuvent présenter d’autres situations.

1.1.3. Négation et temps verbaux : séquences hétérogènes

Les hypothèses formulées dans la deuxième partie nous ont amenés à considérer que l’inférence directionnelle n’était pas le fait d’une combinaison d’énoncés mais de la confrontation d’un énoncé avec le contexte construit sur la base de l’environnement cognitif du destinataire. Il n’y a donc pas lieu pour nous d’évaluer différentes instructions fournies par différents énoncés rassemblés dans une quelconque séquence discursive, et lorsqu’on confronte deux énoncés, il ne s’agit pour nous que de rendre compte de l’organisation temporelle que le destinataire peut établir entre le « deuxième » énoncé et les coordonnées (E et R) qui se trouvent dans l’environnement cognitif à la suite du traitement computationnel du premier (et donc associées à la représentation mentale de l’éventualité fournie par le traitement de ce premier

117 Non temporelle au plan des événements en question, bien entendu. En revanche, il y a

certainement une motivation temporelle « argumentative » ou « métalinguistique » dans ce type de combinaison : d’abord il vaut la peine de dire α, ensuite il vaut la peine de dire β.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES énoncé). C’est ce qui nous a conduit à obtenir non pas un tableau complexe des inférences directionnelles en fonction de combinaisons de temps verbaux mais une liste simple d’instructions par défaut fournies par le temps verbal, auxquelles s’ajoutent naturellement des instructions qui s’appliquent en cas de contraintes plus fortes (détail au § II.3.2). Cette perspective assume donc que toute inférence directionnelle est le résultat d’une manipulation de ces coordonnées, que cette inférence directionnelle soit en définitive le seul fait du temps verbal, d’un connecteur temporel (cf. les procédures simplifiées de « puis » et d’« ensuite » au § II.2.1) ou même que cette inférence directionnelle soit commandée par une règle conceptuelle. Si les inférences directionnelles sont bloquées par un facteur quelconque, donc aussi par la négation, on peut le noter par la permanence du point R d’un énoncé à l’autre, toujours dans l’optique d’une computation sur des coordonnées. Ainsi le passé simple appliquerait tout naturellement l’instruction contrainte <R := R>. Pour la description du blocage par la négation des inférences directionnelles dans une séquence au passé simple, cette simple permanence du point R pourrait donc sembler au premier abord suffisante. Cependant, on voit immédiatement les problèmes qui surgissent dès qu’on aborde la négation dans des énoncés à d’autres temps. Pour ne citer que ces exemples, le point R n’est pas automatiquement disponible au passé composé, et on a une inférence en arrière au plus-que-parfait s’il suit un passé simple alors même qu’il y a permanence du point de référence. De plus, la négation concerne avant tout le positionnement de la coordonnée E : si l’éventualité est dans la portée de la négation118, cela implique que la coordonnée E n’est pas saturable. La conservation du point R à l’identique n’est donc pas une opération suffisante sans quoi dans une séquence passé simple + plus-que-parfait, la détermination de la référence temporelle de l’éventualité ne serait pas affectée par la négation. Pour mieux envisager les possibilités d’une modélisation, nous devons alors préciser l’hypothèse du blocage en la formulant en termes computationnels. De nouvelles observations au sein de séquences mixtes sont donc nécessaires. Nous nous concentrerons sur une combinatoire dont les termes seront les temps du passé de l’indicatif : passé simple, passé composé, plus-que-parfait, imparfait. Toutefois, il paraît inutile, à la suite de ce qu’on en a dit dans la partie précédente, d’observer les exemples qui combinent passé simple et passé composé. Nous nous concentrerons donc sur les séquences qui combinent passé simple, plus-que-parfait et imparfait, pour vérifier la validité de l’hypothèse du blocage.

Lorsque se présente la configuration passé simple - plus-que-parfait, par défaut, le destinataire déclenche une inférence en arrière. Pourtant, selon l’hypothèse du blocage, la négation bloquant les inférences directionnelles, cette inférence ne devrait pas être le cas, et l’usage du plus-que-parfait dans le deuxième énoncé devrait mener à

118 Nous utilisons dans ce chapitre le terme de portée dans un sens non technique, dans

lequel la négation porte sur un élément lorsque cet élément est nié. Le chapitre suivant traitera de la portée de la négation de manière plus précise.

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250 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

d’autres types d’inférences. Reprenons une séquence que nous avons déjà traitée, dans laquelle aucune règle conceptuelle n’est saillante en contexte neutre :

(271) Elle ne lui montra pas ses cahiers. Elle ne lui avait pas parlé de ses parents.

On constate immédiatement qu’il est indispensable d’avoir une description plus fine : le destinataire, en interprétant cette séquence, peut avoir une intuition d’inférence en arrière : la deuxième proposition dénoterait une éventualité qui n’a effectivement pas eu lieu avant la première. Toutefois, en se référant au modèle des temps verbaux proposé plus haut (§ II.3), on voit que ce type d’énoncés demande une explication plus complexe. Le plus -que-parfait déclenche une inférence en arrière par défaut lorsque l’énoncé précédent est au passé simple ; mais il établit surtout un état résultant vrai au moment correspondant au point R ; ce point R, enfin, ne varie pas et est directement hérité du point R donné par le passé simple (sauf dans des configurations dans lesquelles une règle conceptuelle demande de tirer, avec un coût particulier, une progression entre un passé simple et un plus-que-parfait). Autrement dit, un plus -que-parfait permet, tout comme un imparfait, de dénoter un état vrai au moment R hérité du passé simple, par la dénotation de l’éventualité, antérieure cette fois, qui a produit cet état résultant. Pour expliquer (271), il est possible de considérer que l’énoncé négatif au plus-que-parfait se borne à dénoter un état résultant, et ne ferait pas régresser le temps grâce d’une part à la conservation du point R à l’identique, ce qui implique une permanence d’un point d’appréhension de l’éventualité toujours donné, comme pour le passé simple, par un élément disponible dans le contexte. Il faut alors admettre que sous la portée de la négation, un plus-que-parfait serait dénué de référence temporelle pour le point E, et qu’il est impossible de récupérer un moment quelconque du temps correspondant à la « cause » de l’état résultant. Cette hypothèse concerne l’idée que dans ce cas, l’énoncé négatif ne dénote pas un événement négatif comme ne pas parler de ses parents, mais un état résultant comme ne pas avoir parlé de ses parents. En réalité, il est possible, sans modifier les conditions de vérité de la séquence d’énoncés, de rajouter une marque pragmatique temporelle particulière comme « jusqu’à ce moment », ou mieux, « toujours » ou « encore », marques absentes de l’exemple original à cause des implicitations non temporelles qu’elles peuvent favoriser119 :

(272) Elle ne lui montra pas ses cahiers. Elle ne lui avait pas parlé de ses parents jusqu’à ce moment.

(273) Elle ne lui montra pas ses cahiers. Elle ne lui avait toujours pas parlé de ses parents.

(274) Elle ne lui montra pas ses cahiers. Elle ne lui avait pas encore parlé de ses parents.

119 « Jusqu’à ce moment » favorise l’implicitation selon laquelle, par exemple, cette lacune

vient d’être comblée ou va l’être très bientôt ; « toujours » favorise l’implicitation d’une espérance du personnage que l’héroïne lui parle enfin de ses parents ; « encore » semble impliciter que le destinataire doit inférer une conséquence quelconque de l’ignorance par le personnage des parents de l’héroïne.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES

Autrement dit : l’état résultant est vrai, parce que l’éventualité qui l’empêcherait n’a eu lieu à aucun moment du passé (ceci sera formulé plus bas en termes d’inférence invitée) ; en d’autres termes, l’éventualité ne pas parler de ses parents, tout simplement, n’a pas de référence temporelle. D’un point de vue terminologique, on pourrait hésiter à parler d’état temporellement résultant ; pourtant cet état est la conséquence non pas d’un événement mais d’un autre état qui entretient des relations implicatives avec lui. Ainsi, temporellement parlant, le destinataire doit inférer un état résultant comme, par exemple, le héros ne sait rien des parents de l’héroïne120, et une cause de cet état résultant, en l’occurrence parce que l’héroïne s’est tue à propos de ses parents121.

En revanche, l’état résultant, à savoir par exemple l’ignorance du personnage au sujet des parents de son interlocutrice, dispose bel et bien d’une référence temporelle vraie à R et qui correspond à celle que donnerait un imparfait prenant comme argument une éventualité atélique, par exemple dans les séquences suivantes :

(275) Elle lui montra sa maison. Il connaissait le quartier. (276) Elle lui montra sa maison. Il ne connaissait pas le quartier. (277) Elle ne lui montra pas sa maison. Il ne connaissait pas le quartier.

La combinaison avec le plus-que-parfait ne contredit donc pas l’hypothèse du blocage : le destinataire ne peut attribuer une quelconque référence temporelle à l’éventualité niée, mais il réalise une inférence simple : que cette éventualité soit fausse a une conséquence au moment R sous la forme d’un état vrai à R, dont le contenu conceptuel provient d’une implicitation ; et c’est le plus-que-parfait qui commande alors l’inférence de cette implicitation. Il n’y a donc pas à proprement parler d’inférence en arrière dans cette combinaison.

Dans ce type de configuration, la négation se comporte comme un facteur qui l’emporte, en bloquant les inférences directionnelles, non seulement sur le temps verbal mais aussi sur le connecteur temporel ; ou plutôt, comme un facteur qui l’emporte sur le temps verbal mais qui mène à une situation de double-contrainte en présence d’un connecteur. Cela implique que le connecteur et la négation sont de même force, aucun des deux ne pouvant l’emporter sur l’autre. La négation l’emportant aussi sur les règles conceptuelles, on rendra donc compte des séquences passé simple – plus-que-parfait sous la négation comme bloquant les inférences en arrière normalement produites par le plus-que-parfait après un passé simple, et cela de manière générale, qu’une relation conceptuelle quelconque soit récupérée ou non. En témoignent les exemples suivants :

120 D’autres possibilités seraient, selon le contexte : l’héroïne ne fait pas confiance au

personnage, ne se confie pas, etc. 121 Un simple imparfait dénotant l’état, par exemple « il ne savait rien de ses parents »

pourrait, en fonction du contexte, poser des problèmes de pertinence, car le locuteur cherche à relier les deux éventualités sans disposer alors d’un même sujet d’action.

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252 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

(278) Règle conceptuelle nécessaire causale : a. La foudre tomba sur le clocher. (Auparavant) l’orage avait éclaté. b. La foudre ne tomba pas sur le clocher. (?Auparavant) l’orage n’avait pas éclaté.

(279) Règle conceptuelle nécessaire non causale : a. Les passagers descendirent. (Auparavant) l’avion avait atterri. b. Les passagers ne descendirent pas. (?Auparavant) L’avion n’avait pas atterri.

(280) Règle conceptuelle non nécessaire causale : a. Les passagers se noyèrent. (Auparavant) le bateau avait heurté un iceberg. b. Les passagers ne se noyèrent pas. (?Auparavant) Le bateau n’avait pas heurté d’iceberg.

(281) Règle conceptuelle non nécessaire non causale : a. Jacques paya l’addition. (Auparavant) il avait mangé comme un pape. b. Jacques ne paya pas l’addition. (?Auparavant) Il n’avait pas mangé comme un pape.

Indépendamment du surcroît d’information fourni par les implicitations par ailleurs inférables, en particulier en (281) (Jacques refuse de payer l’addition parce qu’il estime avoir très mal dîné), ces énoncés présentent tous une situation de blocage des inférences directionnelles122.

De plus, il semble opportun de se poser la question du style indirect libre avec une phrase négative au plus-que-parfait. Le statut d’interprétabilité de (271)* n’est en effet pas très clair, et certains pourraient l‘estimer bizarre. Le destinataire, en interprétant l’énoncé au plus-que-parfait, en cherche la pertinence par le biais d’une connexion conceptuelle, et cette opération semble échouer à moins d’avoir la possibilité d’ajouter de l’information au niveau du contexte. L’effet du plus-que-parfait dans ce type d’exemples pourrait être une interprétation au style indirect libre de l’énoncé, la lecture descriptive tendant à échouer. Il s’agirait alors d’une pensée représentée, et c’est vraisemblablement cette hypothèse qui conduit à l’insertion intuitive d’un adverbe comme « toujours » ou « encore », voire « jusqu’à ce moment » qui favorise la récupération d’un sujet de conscience capable d’assumer le contenu propositionnel de ces expressions ; ainsi, quelque chose comme « Max était agacé : elle ne lui avait

122 Cependant, la combinaison passé simple – plus -que-parfait, lorsque aucune règle

conceptuelle n’est accessible, permet l’introduction d’un connecteur temporel en arrière comme « auparavant ». On le remarque avec l’exemple suivant :

(a) Elle ne lui montra pas ses cahiers. Auparavant, elle ne lui avait pas parlé de ses parents.

Cette situation est problématique pour notre analyse. Mais lorsqu’aucune règle conceptuelle n’est accessible et que le passé simple et le plus-que-parfait sont employés, on peut supposer que le destinataire a davantage de latitude pour construire l’ordre des représentations, d’autant plus qu’il dispose d’une hypothèse anticipatoire sur le caractère de récit présenté par ce type de séquences. Toutefois, il ne s’agit là que d’une conjecture.

* (271) : Elle ne lui montra pas ses cahiers. Elle ne lui avait pas parlé de ses parents.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES toujours pas parlé de ses parents » reçoit préférentiellement une interprétation de style indirect libre123.

Le cas inverse de celui qu’on vient d’observer, à savoir les séquences plus-que-parfait – passé simple, présente la même situation : le point R ne progresse pas124 avec le passé simple, et l’hypothèse du blocage reste confirmée.

(282) Elle ne lui avait pas montré ses cahiers. Elle ne lui parla pas de ses parents.

La même séquence, dans sa version positive, donne en revanche lieu à une inférence en avant, l’énoncé au plus -que-parfait favorisant une implicitation du type « c’était fait » :

(283) Elle lui avait montré ses cahiers. Elle lui parla de ses parents.

Une connexion avec un connecteur d’ordre temporel est possible, notamment avec « puis », « alors » ou « enfin » (« ensuite », pour des questions intervallaires, est plus difficile) :

(284) (C’était fait,) elle lui avait montré ses cahiers. Puis elle lui parla de ses parents. (285) Elle lui avait montré ses cahiers. Elle lui parla alors de ses parents. (286) Elle lui avait montré ses cahiers. Enfin, elle lui parla de ses parents.

Ces connexions sont, comme on s’y attend, problématiques lorsque les éventualités sont dans un énoncé négatif :

(287) Elle ne lui avait pas montré ses cahiers. ?Puis elle ne lui parla pas de ses parents.

(288) Elle ne lui avait pas montré ses cahiers. Elle ne lui parla ?alors pas de ses parents.

(289) Elle ne lui avait pas montré ses cahiers. ?Enfin, elle ne lui parla pas de ses parents125.

Le passé simple dans un énoncé négatif ne se comporte donc pas différemment s’il est précédé d’un énoncé au plus-que-parfait. R est construit ou inféré au cours du traitement de l’énoncé au plus-que-parfait, et est conservé tel quel par l’énoncé au passé simple. Là encore, l’énoncé au plus-que-parfait semble favoriser l’interprétation au style indirect libre, comme on peut s’y attendre en vertu du temps de l’auxiliaire (cf. § II.3.1.3 & II.3.1.4).

123 On reviendra brièvement sur la négation et la déclaration d’un sujet de conscience ou

d’une attitude propositionnelle au § 3.3.4. 124 Rappelons que nous avons contredit la thèse de la détermination cataphorique du point de

référence en soutenant qu’un passé simple qui suit un plus-que-parfait fait progresser le point de référence (cf. § II.3.2).

125 Dans cette séquence, « enfin » peut par ailleurs recevoir une lecture argumentative.

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254 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Il n’est guère besoin de s’attarder longuement sur les séquences dans lesquelles apparaît un imparfait : l’imparfait en usage descriptif ne donne lieu à aucune inférence directionnelle en avant ou en arrière puisqu’il se borne à fournir un état vrai à R. Toutefois, une question cruciale apparaît dès qu’on observe de telles séquences, question qui concerne aussi les éventualités qui apparaissent sous la portée de la négation à d’autres temps verbaux. Si un état doit être vrai à R, et qu’un énoncé négatif permet la récupération de cet état, c’est que l’énoncé négatif ne se « borne pas » à communiquer d’une éventualité qu’elle n’est pas le cas au moment R, mais qu’elle peut permettre l’inférence d’une éventualité vraie à R. Cela donne l’indice du fait qu’à partir de la négation d’une éventualité, le destinataire peut être amené à l’inférence d’une autre éventualité.

1.1.4. Connecteurs temporels, télicité et négation

Dans le paragraphe de la partie précédente consacré aux adverbiaux (§ II.2.1), on a distingué trois types d’adverbiaux temporels : les compléments de restriction temporelle, les compléments de durée et les connecteurs temporels. Les compléments de restriction temporelle, en fixant la période de restriction, précisent minimalement dans quel intervalle de temps le point R doit être placé, mais ne contribuent à l’ordre temporel que si le destinataire infère que la période de restriction de l’énoncé en cours de traitement n’est pas en situation de recouvrement avec la période de restriction de l’énoncé précédent ; autrement dit, l’adverbe de restriction temporelle n’a pas selon nous de fonction d’ordre temporel. Les compléments de durée se comportent à cet égard de la même manière ; ces deux types de compléments adverbiaux fournissent des simples données contextuelles en explicitant et précisant une extension temporelle que le destinataire pourrait inférer par ailleurs. Cependant, on considère généralement que dans un énoncé négatif, la présence d’adverbiaux, notamment temporels, restreint en principe la portée de l’opérateur négatif sur eux-mêmes et non sur le verbe, tout comme en présence de circonstanciels en général (cf. Heldner 1981, 98sq ; Tovena 1995 et 1996 chap.4 ; Muller 1991, 122sq notamment)126. Nous reviendrons un peu plus bas sur ces phénomènes.

Les seuls adverbes qui ont pour rôle premier d’ordonner les éventualités entre elles sont les connecteurs temporels, expressions procédurales à portée propositionnelle, qui constituent le facteur linguistique le plus fort dans la computation des données temporelles. Nous nous attacherons donc ici uniquement à

126 Dans « Bertrand ne marcha pas longtemps », le destinataire tire préférentiellement

l’implicitation selon laquelle l’événement de marcher(Bertrand) a eu lieu, calculable au point R disponible (cette implicitation est par ailleurs défaisable, bien qu’on parle parfois d’implication et non d’implicitation, cf. Heldner 1981). Tirer cette implicitation n’est pas obligatoire, et dépend de facteurs divers, notamment du type d’adverbe. Par exemple « Bertrand ne chante pas maintenant / les lundis / en prenant sa douche » ne déclenche aucune implicitation du type Chanter (Bertrand). Voir Heldner (1981, 103sq).

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES ce type d’adverbe, en en restant pour l’instant à une analyse préliminaire en termes de force. Mais quand nous avons constaté, plus haut, que la négation bloque les inférences directionnelles, nous avons formulé les choses de manière un peu simple. L’hypothèse du blocage peut en effet se définir en termes plus précis et plus conformes à la tradition linguistique sur la négation, dont les descriptions habituelles font intervenir de manière centrale la notion de portée ; nous allons recourir nous aussi, pour traiter de la négation et des adverbiaux temporels, à ce concept. Pour en rester, provisoirement, à une version pragmatique de cette notion, on dira que la négation porte sur un élément de la proposition si l’interprétation de l’énoncé mène à la conclusion que le locuteur communique de cet élément qu’il n’est pas le cas. De même, la négation porte sur l’ensemble de la proposition si le locuteur communique que cette proposition entière est fausse. Cette question de la portée de la négation a reçu nombre d’analyses sur lesquelles nous reviendrons dans le chapitre suivant. Toutefois, avec une notion simplifiée, il est possible de reformuler l’hypothèse du blocage en terme de portée :

Hypothèse du blocage (4) : L’opérateur négatif porte sur tous les facteurs déterminant les inférences directionnelles.

L’hypothèse du blocage a été maintenue jusqu’ici sur les faits d’expérience concernant les règles conceptuelles et les temps verbaux ; autrement dit, dans cette nouvelle formulation, la négation porte sur les implicitations temporelles délivrées par les règles conceptuelles (et non sur les règles elles-mêmes qui restent accessibles en tant que telles), sur les données temporelles délivrées par les temps verbaux et plus précisément sur les instructions des temps verbaux qui permettent le calcul de l’ordre temporel. Cependant, à plusieurs reprises, on a observé la possibilité de l’insertion d’un connecteur temporel ou d’un adverbial pour conclure à l’absence d’inférences directionnelles. Le simple fait de constater que l’insertion d’un connecteur temporel dans l’énoncé négatif le rend mauvais permet de conclure à une double contrainte interprétative, qui résulte d’un conflit irrésolu entre les instructions du connecteur et la négation. Comme le modèle prévoit que le connecteur temporel est le facteur le plus fort, cela implique, si le modèle est vrai, que la négation est de force identique à celle du connecteur. On peut même remarquer que lorsque le destinataire peut annuler la lecture temporelle du connecteur et récupérer une interprétation non-temporelle du connecteur, quand une telle interprétation est lexicalement autorisée par le connecteur (c’est le cas par exemple d’expressions comme « ensuite », « d’abord », « enfin »), on est en droit de supposer que puisque le connecteur peut avoir une lecture non-temporelle, le destinataire la tente, parce que la lecture temporelle est radicalement bloquée par la négation. Les adverbes de durée, qu’ils soient ou non sensibles à la polarité négative, seront abordés plus loin (§ 3.2). On peut observer ces lectures non temporelles avec des exemples, notés ci-dessous, qui font intervenir tous les types de

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256 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

combinaisons : temps verbaux, règles conceptuelles, caractère télique ou non du prédicat127.

Nos observations empiriques générales sur l’hypothèse du blocage vont se clore avec cette combinatoire ; son objectif n’est pas d’épuiser tous les cas de figure, car nous aurions un taux élevé de redondance inutile. Son but est au contraire de vérifier la justesse de l’hypothèse du blocage avec des données différentes en fonction des critères que nous nous sommes donnés. Ainsi, nous n’observons pas toutes les combinaisons de temps verbaux : les séquences PS + PS donnent une inférence directionnelle en avant, et les séquences PS + PQP donnent une inférence directionnelle en arrière, et ces combinaisons sont donc suffisantes pour l’observation du blocage des inférences directionnelles.

Combinatoire On note : PS : passé simple ; PQP : plus -que-parfait ; RCnc : règle conceptuelle nécessaire causale ; RCnnc : non-nécessaire causale ; RCns : nécessaire stéréotypique ; RCnns : non-nécessaire stéréotypique. 1. RCnc : PS télique / PS télique (290) L’orage n’éclata pas ; (?ensuite/puis128) la foudre ne tomba pas sur le clocher. 2. RCnc : PS télique / PS atélique (291) L’orage n’éclata pas ; (?ensuite/puis) le terrain de football ne fut pas mouillé. 3. RCnc : PS atélique / PS atélique (292) Il ne plut pas ; (?ensuite/puis) le terrain de football ne fut pas mouillé.

127 A propos de la notion de télicité, il faut relever que depuis Vendler (1967)

(originellement 1957), divers courants ont divergé sur la question de l’objet qualifiable de télique : la phrase elle -même, le prédicat (le verbe et sa ou ses complémentation(s)), ou le verbe seul. La tradition originelle, à laquelle des auteurs comme Higginbottham*** semblent revenir aujourd’hui (bien que dans un raffinement de la notion), suppose que les propriétés sémantiques de la phrases sont conditionnées in fine par celles du verbe lui-même. En revanche, les sémantiques du discours admettent généralement que des oppositions du type Courir (Max) vs Courir le 100m (Max) sont pertinentes, la complémentation modifiant la télicité du prédicat. Cette opposition d’école n’est pas problématique pour les observations que nous entendons mener : nous cherchons à confronter la négation à un contexte télique ou atélique. Pour que la phrase soit télique ou atélique, il suffit de considérer l’ensemble du prédicat comme l’unité qui se charge de la valeur de télicité. Les propriétés sémantico -aspectuelles des phrases négatives seront abordées dans le détail plus bas ; toutefois, relevons déjà que de nombreuses approches traditionnelles considèrent que la négation produit automatiquement une configuration stative, ou atélique, de la phrase (cf. de Swart & Molendijk 1994 et de Swart 1995 par exemple).

*** : Communication à la première conférence Chronos : Mood, tense and aspect, Thermi (Grèce), juil. 1999.

128 Dans cette combinatoire, la difficulté de puis ou ensuite, comme d’ailleurs d’auparavant, n’est prise que comme indice du fait que les éventualités ne sont pas ordonnables, cela étant admis par ailleurs.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES

4. RCnc : PS atélique / PS télique (293) Il ne plut pas ; (?ensuite/puis) le niveau de la rivière ne monta pas de vingt

centimètres. 5. RCnc : PS télique / PQP télique (294) La foudre ne tomba pas sur le clocher ; (?auparavant,) l’orage n’avait pas

éclaté. 6. RCnc : PS télique / PQP atélique (295) Le niveau de la rivière ne monta pas de vingt centimètres ; (?auparavant,) il

n’avait pas plu. 7. RCnc : PS atélique / PQP atélique (296) Le terrain de football ne fut pas mouillé ; (?auparavant,) il n’avait pas plu. 8. RCnc : PS atélique / PQP télique (297) Le terrain de football ne fut pas mouillé ; (?auparavant,) l’orage n’avait pas

éclaté. 9. RCns : PS télique / PS télique (298) L’avion n’att errit pas ; (?ensuite/puis) Max ne descendit pas de l’avion. 10. RCns : PS télique / PS atélique (299) Le juge n’alluma pas de cigarette ; (?ensuite/puis) le tabac n’eut pas le goût de

miel. 11. RCns : PS atélique / PS atélique (300) Le téléphone ne sonna pas ; (?ensuite/puis) Jacques ne parla pas dans le

combiné. 12. RCns : PS atélique / PS télique (301) Le téléphone ne sonna pas ; (?ensuite/puis) Jacques ne décrocha pas le

combiné. 9. RCns : PS télique / PQP télique (302) Max ne descendit pas de l’avion ; (?auparavant,) l’avion n’avait pas atterri. 10. RCns : PS télique / PQP atélique (303) Jacques ne décrocha pas le combiné ; (?auparavant,) le téléphone n’avait pas

sonné. 11. RCns : PS atélique / PQP atélique (304) Jacques ne parla pas dans le combiné ; (?auparavant,) le téléphone n’avait pas

sonné. 12. RCns : PS atélique / PQP télique (305) Le tabac n’eut pas le goût de miel ; (?auparavant,) le juge n’avait pas allumé de

cigarette. 9. RCnnc : PS télique / PS télique (306) Le bateau ne fit pas naufrage ; (?ensuite/puis) les passagers ne se noyèrent pas. 10. RCnnc : PS télique / PS atélique (307) L’athlète ne courut pas le cent-mètres ; (?ensuite/puis) il ne fut pas essoufflé. 11. RCnnc : PS atélique / PS atélique (308) L’athlète ne courut pas ; (?ensuite/puis) il ne fut pas essoufflé.

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258 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

12. RCnnc : PS atélique / PS télique (309) L’athlète ne courut pas ; (?ensuite/puis) il ne tomba pas. 13. RCnnc : PS télique / PQP télique (310) Les passagers ne se noyèrent pas ; (?auparavant,) le bateau n’avait pas fait

naufrage. 14. RCnnc : PS télique / PQP atélique (311) L’athlète ne reprit pas son souffle ; (?auparavant,) il ne courut pas. 15. RCnnc : PS atélique / PQP atélique (312) L’athlète ne fut pas essoufflé ; (?auparavant,) il n’avait pas couru. 16. RCnnc : PS atélique / PQP télique (313) L’athlète ne fut pas essoufflé ; (?auparavant,) il n’avait pas couru le cent-

mètres. 17. RCnns : PS télique / PS télique (314) Jacques ne fuma pas de cigarette ; (?ensuite/puis) il n’écrasa pas le mégot dans

le cendrier. 18. RCnns : PS télique / PS atélique (315) Jacques ne fuma pas de cigarette ; (?ensuite/puis) il n’aéra pas la pièce. 19. RCnns : PS atélique / PS atélique (316) Jacques ne courut pas ; (?ensuite/puis) il ne se reposa pas. 20. RCnns : PS atélique / PS télique (317) Jacques ne courut pas ; (?ensuite/puis) il ne reprit pas son souffle. 21. RCnns : PS télique / PQP télique (318) Jacques n’écrasa pas de mégot dans le cendrier; (?auparavant,) il n’avait pas

fumé de cigarette. 22. RCnns : PS télique / PQP atélique (319) Jacques ne reprit pas son souffle ; (?auparavant,) il n’avait pas couru. 23. RCnns : PS atélique / PQP atélique (320) Jacques ne se reposa pas ; (?auparavant,) il n’avait pas couru. 24. RCnns : PS atélique / PQP télique (321) Jacques n’aéra pas la pièce ; (?auparavant,) il n’avait pas fumé de cigarette.

Un certain nombre de ces exemples appellent des analyses complémentaires. Mais on constate, et c’est l’objet de cette combinatoire, que des énoncés négatifs disposant de caractéristiques linguistiques très différentes, en l’occurrence des énoncés dans lesquels apparaissent différents types de règles conceptuelles, différents temps verbaux, et chacune des deux valeurs télique et atélique présentent la même configuration du point de vue de l’ordre temporel, à savoir l’indétermination. Aucun de ces exemples ne donne, en contexte neutre, d’inférence directionnelle ; autrement dit, tous corroborent l’hypothèse du blocage.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES

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260 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

1.2. La négation de rupture

« We have seen negation survive enough attempts at liquidation (…) to qualify as the Rasputin of the propositional calculus. » (Laurence R. Horn)

1.2.1. Séquences mixtes : vers une révision de l’hypothèse du blocage

Dans tous les exemples que nous avons traités ici, les deux énoncés de la séquence étaient négatifs. Comme on traite toujours de l’interprétation du deuxième énoncé, la question de savoir si l’énoncé précédent comporte ou non une négation pourrait être sans conséquence sur l’hypothèse du blocage, l’énoncé négatif empêchant systématiquement l’inférence directionnelle. On peut observer rapidement que les choses ne sont malheureusement pas aussi simples. Certes, dans un premier temps, les résultats ne semblent pas varier par rapport à ceux qu’on a obtenus plus haut, et toutes les séquences suivantes présentent une directionnalité nulle en dépit des temps verbaux et des règles conceptuelles, ce dont témoigne, toujours, la difficulté d’insérer un connecteur temporel. On ne reprendra pas telles quelles les séquences étudiées jusqu’ici, pour que les séquences problématiques ne le soient pas à cause d’un manque de pertinence ; par exemple, une séquence comme « Les passagers sont descendus. L’avion n’a pas atterri » contredit la règle nécessaire, d’où la bizarrerie de la séquence, indépendamment de la présence ou non de l’opérateur négatif. Prenons donc les exemples suivants :

(322) Socrate a bu la ciguë. ?Puis il n’est pas mort. (323) Socrate est resté en vie. ?Auparavant, il n’avait pas bu la ciguë. (324) Les passagers sont arrivés à bon port. ?Auparavant, le bateau n’a pas fait

naufrage. (325) Le client a contesté l’addition. ?Auparavant, il n’a pas bu de café. (326) Il y eut un tremblement de terre. ?Puis l’immeuble ne s’écroula pas.

L’insertion du connecteur semble effectivement problématique, comme pour les séquences entièrement négatives traitées plus haut. Il y a cependant une certaine difficulté à traiter de ces séquences. En effet, il peut s’avérer difficile d’obtenir de telles combinaisons sans qu’elles violent le principe de pertinence pour de simples raisons conceptuelles. Comme le destinataire cherche à récupérer une relation conceptuelle entre les énoncés, et qu’il a un énoncé positif en première partie, il a construit une représentation mentale de type éventualité, par exemple d’événement, à l’issue du traitement interprétatif de ce premier énoncé. Le deuxième énoncé peine à fournir une représentation mentale d’événement, puisqu’il communique précisément

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES d’une éventualité qu’elle n’est pas le cas. Dans les exemples de ce type, les inférences directionnelles sont bloquées, et l’hypothèse du blocage est toujours justifiée, mais par ailleurs, des facteurs conceptuels parasitent la constructions des relations générales entre ces énoncés par le fait qu’ils communiquent des informations qui semblent mettre en jeu des computations complexes et de niveaux différents. Une observation plus précise du rapport entre les énoncés négatifs et leurs contrepartie positive, au regard d’une tradition linguistique déjà éprouvée de la négation (notamment la tradition polyphonique à la Ducrot), tout en faisant l’objet de commentaires critiques, permettra de mieux cerner ce type de problèmes.

Pour l’heure, on peut d’ores et déjà constater que certaines séquences sont parfaitement possibles dans une configuration mixte positif – négatif . Cependant, l’intuition suggère que le deuxième énoncé dans de telles séquences est interprété de manière particulière : il ne s’agit pas pour le locuteur de communiquer que rien n’a eu lieu de tel que l’éventualité donnée par la proposition, mais plutôt d’impliciter autre chose, à savoir, par exemple, une conséquence effective de l’éventualité dénotée par le premier énoncé ; une telle conséquence disposerait alors bel et bien d’une référence temporelle, et la tirer demanderait un effort supplémentaire, comme n’importe quelle autre implicitation. Nous en verrons d’autres cas plus bas ; notons par exemple ces types de situations :

(327) L’avion atterrit. Les passagers ne descendirent pas. (328) Le bateau sombra. Les passagers ne se noyèrent pas. (329) Il y eut un tremblement de terre. L’immeuble ne s’écroula pas. (330) Jacques prit sa voiture. Il ne s’arrêta pas à la station-service.

Dans de telles séquences, l’énoncé négatif semble sous-informatif si le destinataire n'enrichit pas la forme propositionnelle avec des implicitations. Par exemple, en (327), le fait que les passagers ne descendent pas de l’avion contredit une hypothèse anticipatoire du type « quand l’avion atterrit, les passagers descendent » ; le destinataire, pour obtenir cette configuration, interprète quelque chose comme « Mais les passagers ne descendirent pas ». (328) et (329) peuvent recevoir la même analyse. (330) est plus complexe, et constituera un des exemples que nous analyserons le plus. On peut au moins supposer que le destinataire infère par exemple que Jacques s’arrête d’ordinaire à la station-service lorsqu’il fait le trajet dont il est question, et que cette fois-ci, il s’est bel et bien passé quelque chose comme le « non-arrêt » de Jacques à la station-service.

Faut-il conclure que l’hypothèse du blocage est mauvaise ? A tout le moins, les exemples ci-dessus la contredisent. Il y a donc des conditions qui président au blocage par la négation des inférences directionnelles. Autrement dit, l’hypothèse du blocage, telle quelle, est trop forte. Après avoir observé une série de cas qui donnent effectivement lieu à des inférences directionnelles, on proposera de réviser l’hypothèse du blocage en l’affaiblissant.

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262 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

1.2.2. Négation de rupture et événements négatifs

L’hypothèse du blocage, dans les manipulations qu’on a effectuées jusqu’ici, n’est pas contredite par des facteurs linguistiques, en particulier sémantiques. On ne l’a pas mise à l’épreuve de constructions syntaxiques complexes, mais dans les exemples simples qui ont été explorés, l’hypothèse du blocage n’est pas invalidée par la présence ou non d’une expression linguistique particulière ni par une caractéristique sémantique propre du prédicat. De plus, certaines informations contextuelles comme les règles conceptuelles, n’affectent pas le blocage des inférences directionnelles sous la négation.

En revanche, des combinaisons mixtes positif-négatif semblent déjà poser quelques problèmes ; autrement dit, il serait possible que certains contextes puissent invalider l’hypothèse du blocage, notamment les contextes positifs.

En réalité, il s’avère que l’hypothèse du blocage est trop forte, en vertu de raisons plus fondamentales. Il existe en effet des énoncés négatifs qui semblent effectivement pointer sur un moment précis du temps et autoriser bel et bien les inférences directionnelles, en tout cas celles produites par les instructions des expressions procédurales, qu’elles soient morphologiquement incorporées (temps verbaux) ou non (connecteurs temporels). A la lumière d’un certain nombre d’exemples, nous devrons maintenant réévaluer cette hypothèse et contredire l’axiome selon lequel une phrase négative ne peut être narrative (au sens de Labov 1978). Les exemples que nous observerons ici ne concernent pas les énoncés dans lesquels un adverbe seul est effectivement nié, l’éventualité continuant d’être assertée ou « présupposée », comme dans « Bertrand ne marcha pas longtemps » qui présuppose que Bertrand a effectivement marché. Nous les verrons plus bas, premièrement en explicitant les questions de portée de la négation (§ 2.2.2 & 2.2.3), et dans le chapitre consacré à la procédure temporelle (§ 3). Ce paragraphe est consacrée aux phrases négatives qui ne comportent pas de tel déclencheur présupposant l’éventualité, mais qui sont malgré tout interprétées comme ne bloquant pas les inférences directionnelles.

Observons l’exemple (331) :

(331) Jacques ne s’arrêta pas à la station-service129.

L’intuition suggère, mais il existe comme nous le verrons des moyens linguistiques pour le confirmer, qu’un tel énoncé, bien que négatif, a la même capacité à référer à un événement précis associé à un point E précis qu’un énoncé positif ; ici, si le destinataire dispose d’une représentation mentale d’événement délivrée par un autre énoncé antérieur, la situation n’est pas une situation de stagnation ou d’indétermination, i.e. d’encapsulation, mais bien d’inférence en avant. C’est bien la

129 Cet exemple a été proposé dans Saussure (1996) et (1997b) ; on trouve un exemple

proche chez Amsili & Hathout (1996) : Jean ne s ’arrêta pas. Ces auteurs ne considèrent pas que cet énoncé puisse renvoyer à un événement. Nous y reviendrons.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES lecture privilégiée de l’enchaînement (332), ou, avec encore plus d’évidence, de (330) que nous avons déjà évoqué plus haut :

(332) Jacques emprunta l’autoroute. Il ne s’arrêta pas à la station-service. (330) Jacques prit sa voiture. Il ne s’arrêta pas à la station-service.

Si ces séquences présentent une situation d’ordre temporel, alors l’inférence directionnelle est le cas, et elle a lieu selon l’instruction par défaut du passé simple ; l’énoncé négatif est donc pleinement narratif.

Horn (1989) donne un exemple remarqué pour montrer qu’un énoncé négatif peut servir, sous certaines conditions, à communiquer un événement :

(333) What happened next is that the consulate didn’t give us our visa (Horn 1989, 55). Ce qui arriva ensuite, c’est que le consulat ne nous délivra pas notre visa.

D’autres exemples ont été fournis par la littérature. Tout en évoquant une cause qui expliquerait l’appartenance de ces phrases à la catégorie des événements indépendamment de la négation, Amsili & Hathout (1996) notent que les exemples suivants suggèrent que les phrases négatives peuvent dénoter des événements (nous donnerons leur version de ces faits au paragraphe suivant) :

(334) Elle ne le voulut pas. (335) L’autre ne prit pas de détour130. (336) Elle ne se laissa pas faire.

L’Education sentimentale fournit quelques exemples frappants d’énoncés négatifs qui ne bloquent pas les inférences directionnelles 131 :

(337) Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire (Flaubert, L’éducation sentimentale).

(338) Il [Frédéric] vit un monsieur qui contait des galanteries à une paysanne, tout en lui maniant la croix d’or qu’elle portait sur la poitrine. (…) La présence de Frédéric ne le dérangea pas . Il se tourna vers lui… (Flaubert, L’éducation sentimentale).

(339) Et personne dans la voiture ne parla plus (Flaubert, L’éducation sentimentale).

En (337), la présence d’ ensuite est autorisée par l’énoncé négatif. En (338), le temps progresse normalement, et l’énoncé négatif communique quelque chose de difficilement littéralisable, mais probablement un événement comme La présence de

130 Dans le sens de « parler sans détour ». 131 Outre les exemples présentés ici, on peut encore donner (a) :

(a) Elle était dans son pays, près de sa mère malade. Il [Frédéric] n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux (Flaubert, L’Education sentimentale). Cet exemple présente une difficulté liée au recouvrement vraisemblable entre n’osa pas et demanda seulement .

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264 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Frédéric fut pour lui bienvenue ; la présence de Frédéric n’eut pas l’effet qu’elle aurait vraisemblablement pu avoir, à savoir de déranger le « monsieur » dans ses galanteries auprès de la paysanne. En (339), il y a progression du temps indépendamment de la présence de plus (qui présuppose simplement que les personnages parlaient jusqu’à ce moment). Notons quelques exemples supplémen-taires, qui peuvent constituer des événements, tirés de l’Education sentimentale et de Que ma joie demeure de Giono :

(340) Frédéric n’invita pas le citoyen (Flaubert, L’éducation sentimentale). (341) Il n’ajouta rien, mais il étendit la main gauche et la laissa toute grande

ouverte… (Flaubert, L’éducation sentimentale). (342) Hussonnet n’insista pas davantage (Flaubert, L’éducation sentimentale). (343) La résistance ne dura pas (Flaubert, L’éducation sentimentale). (344) Mlle Vatnaz ne répondit rien (Flaubert, L’éducation sentimentale). (345) Il ne regretta rien (Flaubert, L’éducation sentimentale). (346) Elle disparut d’abord, puis il n’y eut plus de bruit (Giono, Que ma joie

demeure). (347) Ce soir-là, ils ne mirent pas la table, mais ils coupèrent en trois parts un

fromage de chèvre et ils sortirent sur le seuil, le fromage dans la main, le pain dans l’autre (Giono, Que ma joie demeure).

On remarque que les énoncés négatifs qui ne bloquent pas les inférences directionnelles apparaissent facilement avec mais ou avec plus. Nous y reviendrons (cf. § 3.1).

Stockwell, Schachter & Partee (1973) évoquent des cas qui constituent des événements sous la négation, au moins à certaines conditions132 :

a. Ne pas payer ses impôts. b. Ne pas se lever tôt. c. Ne pas aller au culte. d. Ne pas dîner.

Leur argument linguistique est fourni par l’insertion possible d’un adverbe de fréquence :

(348) He often doesn’t pay his taxes. Il ne paye souvent pas ses impôts.

(349) He often hasn’t paid his taxes. Il n’a souvent pas payé ses impôts.

132 Ces auteurs estiment que l’événement est alors une rupture par rapport à un schéma

d’activité habituel ou attendu. Nous voudrions reternir dans cette hypothèse l’idée de rupture d’avec ce que le destinataire attend, à savoir avec une hypothèse anticipatoire. Il en sera question dans le prochain chapitre.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES

(350) He sometimes doesn’t get up early. Parfois, il ne se lève pas tôt.

(351) He sometimes doesn’t go to the worship. Parfois, il ne va pas au culte.

D’autres exemples pourraient être ajoutés à cette liste. Proposons notamment :

(352) Souvent, je n’entends pas le téléphone. (353) Souvent, je ne ferme pas la fenêtre en sortant. (354) Parfois, je ne prends pas de sucre dans mon café. (355) Parfois, je ne donne pas de cours le lundi.

Les trois derniers exemples sont plus complexes, puisque le prédicat est modifié par un complément qui le restreint : « en sortant », « dans mon café », « le lundi ». Ce n’est pourtant pas gratuitement que nous les avons insérés ici, comme on va le voir. Il faut toutefois faire plusieurs remarques au sujet des exemples de Stockwell, Schachter et Partee.

Premièrement, il faut noter que tous les énoncés négatifs, en effet, n’acceptent pas aussi facilement d’être combinés avec un adverbe dénotant la fréquence, comme en témoignent les combinaisons suivantes :

(356) ? Souvent, il n’y a pas de tremblement de terre. (357) ? Souvent, il ne fait pas froid. (358) ? Souvent, le bateau n’a pas coulé.

Mais (358) pose un simple problème conceptuel : i l s’agit d’un bateau déterminé (l’article le déclare), et un bateau ne peut couler à plusieurs reprises. En revanche, avec un autre prédicat, on peut avoir :

(359) Souvent, le Redoutable n’a pas pris la mer.

Il suffit pour cela d’un contexte particulier, que nous allons expliciter lorsque nous reviendrons sur la notion aspectuelle d’événement négatif au chapitre suivant.

La deuxième remarque concerne le fait que si la négation accepte, sous certaines conditions, d’entrer dans une proposition dont le prédicat est combiné à un adverbe de fréquence, ces énoncés constituent des contre-exemples solides, comme le soulignent Stockwell, Schachter et Partee, à l’axiome de Lakoff selon lequel on ne peut asserter la fréquence d’un événement qui ne se produit pas (Lakoff 1965,172 ; voir aussi de Swart 1995, 10) ; or cet axiome entretient un rapport certain avec le postulat, courant dans les approches sémantico-aspectuelles de la négation, selon lequel la négation force la phrase à prendre la valeur aspectuelle d’état. Toutefois, il y des arguments contre l’idée que l’adverbe de fréquence contredirait le caractère statif de la phrase, que nous verrons plus bas, lorsque nous passerons en revue les solutions aspectuelles à la temporalité des phrases négatives (§ 2.1.1).

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266 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Il existe pourtant d’autres sortes d’adverbes, plus convaincants que les quantificateurs de fréquence, qui forcent une lecture événementielle de l’énoncé, ou tout au moins qui signalent que quelque chose a lieu, et non pas que rien ne se produit de tel que ce que le proposition niée encode ; ces adverbes jouent un rôle assez proche de celui de « Ce qui arriva ensuite… » dans l’exemple célèbre de Horn*. C’est le cas, par exemple, de soudain, tout-à-coup, cette fois-ci. Avec ce type d’adverbes, il devient clair que la proposition négative est bien un événement négatif, et l’hypothèse du blocage est alors contredite aussi dans ces cas :

(360) Soudain, il ne put rester en place. Il sortit précipitamment. (361) Tout-à-coup, il ne regretta pas l’abolition de la peine de mort. La vengea nce lui

parut douce. (362) Cette fois-ci, la lumière ne s’alluma pas. Il s’affola.

Mais si de tels exemples peuvent vraisemblablement avoir une interprétation événementielle, ils peuvent être parasités par le fait que ces adverbes favorisent le style indirect libre, comme dans « Soudain, il ne rentrerait pas » qui implicite « Soudain, il décida qu’il ne rentrerait pas ».

Quant à nous, le test que nous proposons pour déterminer qu’un énoncé négatif appartient à ce type particulier qui ne bloque pas les inférences directionnelles consiste à évaluer la possibilité d’insérer un connecteur temporel, opération qui échouait dans les exemples étudiés au § 1.1. Cette opération réussit avec certains énoncés négatifs (l’exemple de Horn contient déjà « next »). Parfois, comme pour (369), puis pose des problèmes (cf. § II.2.1) ; nous avons alors inséré après quoi :

(363) Jacques s’arrêta à la station-service, puis il emprunta l’autoroute. (364) Jacques ne s’arrêta pas à la station-sevice, puis il emprunta l’autoroute. (365) Jacques emprunta l’autoroute, puis il s’arrêta à la station-service. (366) Jacques emprunta l’autoroute, puis il ne s’arrêta pas à la station-service. (367) Jacques ne s’arrêta pas à la station-service, puis il n’emprunta pas

l’autoroute133. (368) Jacques n’emprunta pas l’autoroute, puis il ne s’arrêta pas à la station-service. (333) What happened next is that the consulate didn’t give us our visa (Horn 1989,

55). Ce qui arriva ensuite, c’est que le consulat ne nous délivra pas notre visa. (369) Nous nous disputâmes avec le secrétaire d’ambassade, après quoi le consulat

ne nous délivra pas notre visa.

* (333) What happened next is that the consulate didn’t give us our visa (Horn 1989, 55). Ce

qui arriva ensuite, c’est que le consulat ne nous délivra pas notre visa. 133 Cette séquence est plus naturelle si on ajoute un troisième énoncé, positif cette fois ; par

exemple « enfin / puis il bifurqua à gauche ». Cette remarque s’applique aussi à l’exemple suivant. Nous avions noté que la présence dans le contexte d’une éventualité positive favorisait une interprétation de l’énoncé négatif comme laissant ouvertes les inférences directionnelles normales ; les séquences (367) et (368) restent difficiles en isolation. Cette question sera résolue plus bas.

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1. OBSERVATIONS LINGUISTIQUES ET HYPOTHÈSES PRAGMATIQUES

Nous nous donnons un terme pour ces énoncés négatifs qui ne bloquent pas les inférences directionnelles : la négation de rupture. Nos hypothèses ne concernent pas le fait qu’il y aurait plusieurs négations, la négation « normale » qui bloque les inférences directionnelles, et la négation de rupture qui ne les bloque pas ; la piste de l’ambiguïté de la négation, déjà explorée dans divers paradigmes, peut recevoir des objections sérieuses (cf. Moeschler 1992a et Moeschler & Reboul 1994), notamment résultant de principes comme le rasoir d’Occam (cf. § I.1.4.2 et infra 2.1.2). La négation de rupture n’est donc pas pour nous le fait d’un type particulier d’opérateur négatif, mais elle est le résultat d’un comportement particulier de cet opérateur134. Pourquoi le mot de « rupture » ? Par analogie avec l’imparfait du même nom : les approches classiques de l’imparfait ont ainsi dénommé les phrases à l’imparfait qui font progresser le temps à cause d’un changement conceptuel et mènent, en particulier, à l’inférence de l’achèvement de l’éventualité, au contraire de l’imparfait en usage descriptif (cf. § II.3.1.3), sans toutefois impliquer par ce terme que la négation de rupture serait le fait d’un usage interprétatif. Enfin, notre biais pour appréhender le statut de ces énoncés est toujours la détermination de leur référence temporelle, qui passe pour nous par une computation inférentielle directionnelle, dans la continuation des travaux de Moeschler sur le temps. Dès lors, parler comme la tradition le fait d’ordinaire d’événements négatifs pourrait nuire à l’intelligibilité du propos et convoquer un point de vue strictement sémantico-aspectuel sur cette question, ce que nous voulons éviter.

1.3. Conclusion Nous avons, dans ce chapitre, observé un phénomène délicat : dans un grand nombre de cas, la négation bloque les inférences directionnelles, et dans un nombre plus restreint d’exemples, elle les autorise. Une telle formulation des problèmes n’aide en rien à les résoudre, puisqu’elle s’en tient à une vague idée statistique135. Des outils pragmatiques, notamment ceux proposés par Moeschler, offrent des pistes heureuses de solution. Pour la négation, on peut formuler les choses avec plus de pertinence : la négation de rupture semble en réalité apparaître sous des conditions particulières. Dès lors, on peut envisager une hypothèse, et c’est celle qui sera creusée au troisième chapitre : à des c onditions « normales » ou « minimales », c’est-à-dire pour nous dans un contexte minimal, la négation bloque les inférences directionnelles. Mais lorsque le

134 Nous défendrons plus bas l’idée que ce comportement apparaît uniquement à certaines

conditions contextuelles. 135 Toutefois, ce type d’« impression » au sujet des phrases négatives n’est pas sans dévoiler

une complexité qui, avec d’autres facteurs, ont conduit certains auteurs à parler de l’« océan de difficultés où dérivent ceux qui affrontent la négation » (Attal 1992, 122), ou à qualifier la négation de « Raspoutine du calcul propositionnel » (Horn 1989, 59)

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268 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

destinataire est amené à construire un contexte particulier, qui a certaines caractéristiques à déterminer, il infère une négation de rupture. Le troisième chapitre sera consacré à prédire à quelles conditions le destinataire est amené à réaliser ce type d’inférence. Nous défendrons alors l’hypothèse que la négation bloque les inférences directionnelles par défaut.

Le chapitre suivant a pour objet de mener cette analyse pragmatique ; toutefois, il convient aussi de passer en revue les principales solutions offertes par la sémantique au problème de la référence temporelle des énoncés négatifs.

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2. Négation et ordre temporel

La question de la nature temporelle des phrases négatives a été analysée par deux types d’approches sémantiques. Nous les présenterons de manière critique dans le premier paragraphe de ce chapitre.

Une première approche, la tradition aspectuelle, traite le problème en termes d’aspect sémantiquement forcé par la négation. La solution aspectuelle la plus largement défendue consiste à réfuter l’existence d’événements négatifs comme étant un leurre aspectuel. Elle considère, en discutant la validité des tests linguistiques classiques sur l’aspect, que la négation contraint l’aspect statif du prédicat dans lequel elle intervient. Cette position est notamment représentée par de Swart & Molendijk (1994) et de Swart (1995). Des observations plus « ontologiques », donc portant moins sur les propriétés sémantiques elles -mêmes que sur la nature de l’éventualité dénotée, ont alimenté une approche aspectuelle alternative dont on a vu les exemples au chapitre précédent, et qui a conduit notamment Stockwell, Schachter & Partee (1973) à soulever la question des phrases négatives qui dénoteraient des événements ; cette idée se retrouve chez Horn (1989) avec l’exemple (333)136.

Une deuxième approche sémantique du problème de la référence temporelle des phrases négatives a été proposée par la sémantique dynamique, D.R.T. puis S.D.R.T. (nous parlerons pour cette solution de l’hypothèse (S.)D.R.T.) à la suite d’exemples de Kamp & Reyle (1993), qui défendent la position selon laquelle les phrases négatives ne peuvent dénoter ni état ni événement. Les études les plus approfondies sur cette question ont été menées par Amsili & Le Draoulec (1995) et (1998), qui argumentent en faveur d’un autre mécanisme, qui conduit les phrases négatives à dénoter des objets abstraits non aspectuels, à savoir des faits, en reprenant l’idée de Kamp & Reyle (1993) et de Asher (1993) selon laquelle la négation a une « portée large au-dessus des états et événements ».

Le deuxième paragraphe de ce chapitre aura pour objet de revenir sur des concepts fondamentaux des analyses traditionnelles de la négation. Ces concepts sont d’abord la portée de la négation, la présupposition et la polarité. A la suite des observations de Moeschler (1997), nous défendrons en particulier que la négation a une portée sémantique large sur la proposition dans laquelle elle intervient, suivant en cela notamment les traces de Carston (1998b et 1999). Nous passerons également en revue les principaux arguments des thèses alternatives. Mais nous discuterons aussi l’analyse de la négation que fournit Ducrot (1972, 1973 et 1984 ainsi que Ducrot &

136 (333) What happened next is that the consulate didn’t give us our visa (Horn

1989, 55). Ce qui arriva ensuite, c’est que le consulat ne nous délivra pas notre visa.

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270 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

alii 1980) dans un autre paradigme (celui de la pragmatique intégrée), tout en retenant l’idée centrale, entièrement compatible avec l’hypothèse d’un opérateur à portée large, selon laquelle la phrase niée donne accès aux représentations positives qui sont niées 137.

Troisièmement, nous présenterons l’analyse que Moeschler (1996b et 1997) donne des emplois de la négation en généralisant la contribution de Geis & Zwicky (1971) sur l’ inférence invitée.

Enfin, nous présenterons dans le quatrième paragraphe de ce chapitre la solution procédurale que nous pensons apporter au problème de la référence temporelle des énoncés négatifs, et qui a recours aussi au moteur d’inférence invitée. Nous plaiderons en particulier pour le fait que les réductions de portée de la négation se déroulent au niveau pragmatique. De plus, nous donnerons des arguments pour décider si la réduction de portée est une opération qui résulte de la construction de la forme propositionnelle de l’énoncé, ou si, au contraire, la proposition dans laquelle la négation a une portée étroite est une implicitation particulière.

2.1. Solutions sémantiques à la temporalité des phrases négatives

2.1.1. Les approches aspectuelles de la négation

Les solutions aspectuelles à la temporalité des phrases négatives posent trois problèmes essentiels (cf. § I.1.5. & II.1.3.1). Le premier est lié aux analyses aspectuelles en général, et réside dans l’ambiguïté qu’il y a à traiter de catégories ontologiques, comme les états ou les événements, à partir de propriétés sémantiques du prédicat. Le deuxième concerne le fait que les théories aspectuelles ne sont pas des théories satisfaisantes de l’ordre temporel. Enfin, le troisième problème concerne le fait qu’une théorie aspectuelle ne permet pas d’expliquer la nature d’une proposition inférée à partir d’une phrase négative, et qui, alors, est elle-même l’objet de la communication. Toutefois les solutions aspectuelles au problème de la temporalité des phrases négatives ont permis de mettre en évidence que les phrases négatives ne se comportent pas aspectuellement comme les propositions positives sur lesquelles la négation agit.

137 En d’autres termes, pour nous, la présence polyphonique du positif, dans ce qu’un énoncé

négatif communique chez Ducrot, n’est qu’une manière de rendre compte du fait que la négation opère sur un contenu propositionnel positif.

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 271

La sémantique a en effet tenté de déterminer si la négation avait un comportement stable sur la nature sémantique de la phrase. On peut dégager trois attitudes principales face à ce problème :

i) Les phrases négatives sont susceptibles de dénoter des événements. ii) Les phrases négatives sont aspectuellement statives. iii) Les phrases négatives sont inanalysables en termes d’aspect.

La première approche est essentiellement représentée par Stockwell, Schachter & Partee (1973) et dans une certaine mesure par Horn (1989), qui ont donné des exemples d’événements négatifs. Comme on l’a déjà vu avec les exemples de négation de rupture, ces auteurs admettent que les phrases négatives peuvent effectivement dénoter des événements, sans cependant donner d’analyse précise des conditions nécessaires pour qu’une telle situation se produise. La deuxième, représentée notamment par Verkuyl (1993), Molendijk & de Swart (1994) et de Swart (1995), est l’option la plus généralement admise : les phrases négatives sont des phrases statives, et l’opérateur négatif est alors aussi un opérateur aspectuel.

La troisième position est celle de Vlach (1993) : en observant les problèmes posés par les adverbes de temps dans les phrases négatives, il conclut à l’impossibilité de déterminer l’aspect des phrases négatives. Nous l’étudierons conjointement avec la deuxième option, car elles discutent les mêmes tests.

2.1.1.1. LA NEGATION D’EVENEMENTS

La première position fait des observations prudentes : Stockwell, Schachter et Partee notent entre guillemets le mot d’« événements » négatifs, et Horn ne préjuge pas du « verdict ultime sur l’existence d’événements négatifs » (Horn 1989, 55, notre traduction). Par ailleurs, ces auteurs se limitent à décrire des cas problématiques sans les résoudre, bien que Stockwell, Schachter et Partee évoquent la possibilité que ces événements soient une rupture par rapport à un schéma normal d’activité (cf. note 132 p. 264). A notre connaissance, il n’existe pas d’étude sémantique qui défende de manière approfondie l’existence de phrases négatives événementielles.

On a relevé plus haut (§ 1.2) les exemples d’événements négatifs proposés par Stockwell, Schachter et Partee (1973) :

(348) He often doesn’t pay his taxes. Il ne paye souvent pas ses impôts.

(349) He often hasn’t paid his taxes. Il n’a souvent pas payé ses impôts.

(350) He sometimes doesn’t get up early. Parfois, il ne se lève pas tôt.

(351) He sometimes doesn’t go to the worship. Parfois, il ne va pas au culte.

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272 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Sous l’hypothèse qu’on ne peut asserter la fréquence d’un événement qui ne se produit pas (Lakoff 1965, cf. § 1.2.2), ils supposent que ces constructions dénotent des événements. Leur hypothèse est donc que lorsqu’une phrase négative peut se combiner avec un adverbe de fréquence, alors elle dénote une éventualité positive. Nous ferons l’hypothèse, quant à nous, qu’elles dénotent des événements itératifs si les conditions linguistiques sont réunies, à savoir avec des temps verbaux perfectifs ou dans des emplois narratifs de temps imperfectifs, et qu’elles dénotent des états itératifs avec les temps imperfectifs en usage descriptif (cf. § I.3.1.5). On l’observe avec les énoncés positifs suivants :

(370) Souvent, Marcel se leva de bonne heure. (371) Souvent, Paul rentrait tard. (372) Souvent, Paul était content de lui.

Revenons donc à la question de savoir si vraiment certains énoncés négatifs acceptent une complémentation par un adverbe de fréquence et d’autres non. En réalité, il est possible de défendre une explication purement contextuelle de ces phénomènes, qui mène à la conclusion qu’en réalité, il suffit d’un contexte approprié pour avoir ce genre de combinaisons, et cela avec n’importe quel type de phrases négatives. En d’autres termes, nous adhérons pleinement à l’idée que des phrases négatives combinées à des adverbes de fréquence donnent lieu à des représentations positives, mais nous considérons que ce qui est en jeu dans ce phénomène n’est pas la sémantique des phrases négatives, ou de certaines phrases négatives, mais le contexte.

Reprenons pour le montrer les exemples qui n’acceptent pas, a priori, la combinaison avec un adverbe de fréquence :

(356) ? Souvent, il n’y a pas de tremblement de terre. (357) ? Souvent, il ne fait pas froid.

Pour (357), en réalité, il est très facile de construire un contexte approprié, qui rend l’exemple parfaitement intelligible. Par exemple :

(373) Lorsqu’il neige, souvent, il ne fait pas froid.

En introduisant ce contexte, nous avons introduit une condition temporelle d’occurrence, i. e. une condition qui explicite la possibilité pour l’éventualité de se produire ou non 138. Pour (356), l’opération est un peu plus compliquée, mais elle est intrinsèquement de même nature. Il faudrait par exemple qu’on veuille constater que dans certaines conditions, il y a statistiquement peu de tremblements de terre. Supposons que des géologues établissent une telle corrélation, par exemple avec l’époque de la mousson en Asie (exemple fictif bien entendu) :

138 Cette condition temporelle d’occurrence ne s’assimile pas à une période de restriction,

puisqu’elle n’est pas nécessairement homogène, mais joue un rôle globalement similaire à la période de restriction pour la question évoquée ici.

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 273

(374) A l’époque de la mousson, souvent, il n’y a pas de tremblement de terre.

Ces deux exemples communiquent respectivement que le locuteur a mis en relation deux phénomènes, et a choisi de dénoter le deuxième à l’aide d’un énoncé négatif. L’adverbe de fréquence souvent se combine avec le complément temporel « lorsqu’il neige » ou « à l’époque de la mousson ».

Lorsque ce contexte n’est pas linguistiquement présent, nous faisons l’hypothèse qu’il est inféré ; les phrases qui restent difficiles avec un adverbe de fréquence ne le sont que dans la mesure où cette inférence est difficile à réaliser, difficulté qui dépend de la saillance d’information pertinentes dans l’environnement cognitif. Dans un certain nombre de cas, cette inférence est très facilement réalisée, ce qui rend inutile l’explicitation de la condition temporelle d’occurrence : elle est communiquée implicitement par l’énoncé. C’est pour nous le cas des exemples proposés par Stockwell, Schachter et Partee. On le voit en réalisant l’explicitation de la condition temporelle d’occurrence :

(375) Lorsqu’il reçoit ses impôts , il ne les paye souvent pas. (376) Quand il a des ennuis, il ne paye souvent pas ses impôts . (377) Le matin, parfois, il ne se lève pas tôt . (378) Le dimanche, parfois, il ne va pas au culte .

La même observation peut être faite à propos des exemples du téléphone et du bateau :

(379) Souvent, je n’entends pas le téléphone quand il sonne. (380) Souvent, le Redoutable n’a pas pris la mer lorsque les marées étaient trop

fortes.

Et si nous mettons en italiques les conditions temporelles d’occurrence des deux exemples suivants, proposés au paragraphe précédent, on voit pourquoi il est possible d’avoir presque n’importe quelle combinaison dans ce type de construction, à savoir une phrase négative avec un adverbe de fréquence :

(353) Souvent, je ne ferme pas la fenêtre en sortant. (355) Parfois, je ne donne pas de cours le lundi.

Ce n’est que lorsque cette condition n’est ni présente ni inférable que l’exemple pose des difficultés interprétatives. C’est ce qui explique la bizarrerie de (381) hors contexte, puisqu’il y a un grand nombre de situations dans lesquelles on peut être amené à prendre du sucre. Au contraire, (354) est naturel à cause d’un élément linguistique qui permet directement l’inférence d’une condition temporelle d’occurrence, à savoir que le locuteur prend du sucre dans son café quand il prend un café :

(381) ? Parfois, je ne prends pas de sucre. (354) Parfois, je ne prends pas de sucre dans mon café.

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274 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Dans tous ces cas, le locuteur communique que dans certaines conditions, une éventualité négative est le cas, qui se comporte de manière similaire, temporellement parlant, aux éventualités décrites par des phrases « positives ». Une manière possible de corroborer la thèse de l’événement négatif dans ces constructions consiste à vérifier la possibilité d’insérer un connecteur temporel entre deux propositions négatives itératives ; dans ce cas, nous pouvons conclure à l’intérieur de l’itération à l’ordre temporel, et donc que la négation n’a pas bloqué les inférences directionnelles. On peut l’observer dans (382) :

(382) Parfois, je ne prends pas de sucre dans mon café ; ensuite, je le remue quand même avec ma cuillère, machinalement.

On a donc observé que les phrases négatives avec un adverbe de fréquence, dans la mesure où le processus interprétatif peut construire un contexte qui détermine une condition temporelle d’occurrence, peuvent donner lieu à une situation où les inférences directionnelles ne sont pas bloquées, et dénotent vraisemblablement des événements, quoique itératifs. On a aussi observé que si un tel contexte n’est pas constructible, alors ces phrases ne sont pas bien formées. On peut en conclure que l’adverbe de fréquence, tout seul, ne suffit pas à modifier la caractéristique aspectuelle de la phrase, mais que l’argument plaide en faveur d’événements négatifs, ou, comme nous disons, de négations de rupture, au terme de l’interprétation. A notre sens, ce n’est donc pas une approche aspectuelle mais contextuelle qui peut prétendre rendre compte de ces phénomènes.

2.1.1.2. PHRASES NEGATIVES STATIVES VS INANALYSABLES ASPEC TUELLEMENT

La deuxième approche aspectuelle — la plus répandue — consiste à dire que les phrases négatives sont statives. Cette hypothèse a été défendue par Verkuyl 1993) puis surtout par de Swart & Molendijk (1994) et de Swart (1995). Dans ce dernier article, de Swart relève la difficulté d’utiliser les tests classiques de durativité avec la négation, la durativité étant une condition minimale pour la stativité (la notion de phrases duratives vs phrases non-duratives remonte au moins à Vendler 1967). Les tests linguistiques les plus courants sont donnés par Vendler avec les adverbes in et for en anglais (en et pendant en français) et l’expression prendre n temps pour faire quelque chose. En et prendre entrent dans des phrases non-duratives, alors que pendant entre dans des phrases duratives (atéliques)139. Dans les cas où notre analyse conteste le jugement de mauvaise formation, nous utilisons pour le signaler la convention suivante : */3.

(383) Suzanne a aimé Paul pendant de nombreuses années.

139 Dans les traditions anglo -saxonnes récentes, on utilise plutôt la distinction entre phrases

téliques et atéliques que le critère de durativité (les différentes versions de cette opposition sémantique, présente dans la littérature au moins dès Jespersen (1924), sont synthétisées dans le tableau dressé par Luscher & Sthioul 1996, 200).

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 275

(384) * Suzanne a aimé Paul en de nombreuses années. (385) */3 Cela a pris de nombreuses années à Suzanne d’aimer Paul140. (386) Eve a dessiné un cercle en dix minutes (387) Cela a pris dix minutes à Suzanne de dessiner un cercle. (388) ? Eve a dessiné un cercle pendant dix minutes141.

Krifka (1989) a montré que, malheureusement, ce test rend la négation à la fois durative et non-durative, et que, de plus, elle n’entrerait pas dans une combinaison avec prendre. Ceci « suggère que les critères utilisés sont inconsistants dans un certain sens » (de Swart 1995, 4). En témoigneraient des exemples comme ceux-ci :

(389) Jane did not drink a (glass of) wine for two days. Jane n’a pas bu un verre de vin pendant deux jours.

(390) Jane did not drink (a glass of) wine in two days. Jane n’a pas bu un verre de vin en deux jours.

(391) */3 It took Jane two days not to drink (a glass of) wine. */3 Cela a pris deux jours à Jane de ne pas boire de vin.

Il n’est pourtant pas légitime, à notre sens, de refuser (391). L’interprétation de cet exemple n’est problématique qu’en excluant la lecture, pourtant préférée, selon laquelle c’est au bout de deux jours que Jane a enfin pu cesser de boire, ce qui présuppose qu’elle buvait encore pendant les deux jours en question. Ce test pose un problème interprétatif inverse dans les constructions positives comme (385) : de manière préférée, cet exemple donne lieu à une lecture inchoative, i.e. dans laquelle Suzanne a commencé à aimer Paul après de nombreuses années, ce qui présuppose que Suzanne n’a pas aimé Paul durant les années en question. En d’autres termes, le test de prendre pose des problèmes méthodologiques à cause du fait suivant : lorsque la proposition est atélique (durative), la combinaison avec prendre provoque l’inférence d’un événement télique (non -duratif). C’est ce dont témoigne le passage de aimer à commencer à aimer, et le passage de ne pas boire un verre de vin à cesser complètement de boire du vin . Cette inférence en provoque de plus une autre, qui donne une proposition logiquement inconsistante avec le prédicat explicite de la phrase initiale, et qui est associée à la période de temps explicite : c’est le passage de commencer à aimer à ne pas aimer auparavant et de cesser complètement à boire du vin à boire du vin auparavant. Ces inférences correspondent à des présuppositions (cf. § 2.2).

Les tests sur la durativité ne sont pas les seuls à donner des résultats problématiques avec les phrases négatives. C’est aussi le cas des tests qui permettent normalement de discriminer, au sein des phrases duratives, les phrases qui dénotent des états (phrases statives) et celles qui dénotent des activités (les critères de

140 La lecture inchoative est possible, comme on l’indique plus bas dans ce paragraphe. 141 La lecture alternative « Eve a dessiné et redessiné un cercle pendant dix minutes » est

possible.

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276 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

distinction intervallaires sont rappelés § I.1.5.3). Les tests classiques sur la stativité sont donnés par Dowty (1979) avec les tests du progressif (dont nous proposons l’équivalent en français par la périphrase être en train de faire quelque chose), les verbes persuader de et forcer à , l’impératif, et plusieurs autres encore. On le voit avec les exemples suivants :

1) Le progressif est impossible avec des phrases statives : (392) Jean est en train de courir. (393) * Jean est en train de connaître la réponse. 2) Une proposition infinitive dans la portée d’une principale avec persuader ou forcer n’est possible que si elle est non-stative : (394) Jean persuade Harry de construire une maison. (395) * Jean persuade Harry de connaître la réponse. (396) Jean force Harry à construire une maison. (397) * Jean force Harry à connaître la réponse. 3) Seules les phrases non-statives sont possibles à l’impératif142 : (398) Vas-y ! (399) * Connais la réponse ! 4) Seules les phrases statives sont compatibles avec l’adverbe anglais still ; en français, nous dirons qu’elles sont compatibles avec l’adverbe toujours dans le sens « continuatif » (sens aussi possible avec encore) : (400) John was still angry.

John était toujours fâché. (401) ? John still smiled.

John sourit toujours (passé simple). On peut aussi observer l’exemple suivant, plus clair en français : (402) ? Max construisit toujours sa maison. 5) Seules des non-statives peuvent apparaître en construction « pseudo-clivée » (pseudo-cleft) : (403) * Ce que Jean a fait, c’est de connaître la réponse. (404) Ce que Jean a fait, c’est de construire une maison.

142 D’aut res énoncés, identifiés généralement comme des paradoxes pragmatiques

(notamment depuis les travaux de Watzlawick sur les phénomènes de double-contrainte, cf. Watzlawick, Weakland & Fisch 1974), sont pourtant attestés : « Sois spontané » par exemple, ou « Je veux qu’on s’amuse » proféré, comme ordre, par un officier lors d’un bivouac militaire (exemple vécu…).

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 277

Ces tests, eux aussi, rendent les phrases négatives indécidables, dans la mesure où des phrases négatives peuvent apparaître avec toujours et dans des constructions clivées (elles sont statives en vertu du test), au progressif et avec forcer ou persuader, ou encore avec l’impératif (elles sont alors non-statives en vertu du test)143 :

(405) Jean ne construisit toujours pas sa maison. (406) Ce que Frédéric a fait, c’est de ne pas s’arrêter au stop. (407) Jean n’est pas en train de courir. (John is not running). (408) Jean persuade Harry de ne pas construire une maison. (409) Jean force Harry à ne pas se ronger les ongles. (410) N’y va pas !

Ces tests semblent corroborer l’impossibilité d’utiliser les tests classiques en général pour décider du statut aspectuel des phrases négatives 144.

Malgré cela, de Swart maintient l’idée que la négation force l’aspect statif. Pour elle, les problèmes liés aux tests qui déclarent les phrases négatives non-statives sont tous explicables.

Premièrement, à propos du test de l’insertion de en ou pendant, le in anglais peut recevoir une lecture qu’elle dit « non-quantifiée », ou itérative, voire temporellement extrêmement proche de for, et est donc problématique pour juger de la télicité / durativité de la phrase. La différence entre (389) et (390) ne serait pas une différence de télicité :

(389) Jane did not drink a (glass of) wine for two days. Jane n’a pas bu un verre de vin pendant deux jours.

(390) Jane did not drink (a glass of) wine in two days. Jane n’a pas bu un verre de vin en deux jours.

La négation, notamment dans (390), favoriserait la lecture atélique (« non-quantifiée ») de en. Cette hypothèse est une conséquence que de Swart tire des remarques de Vlach (1993), qui prend position en faveur de l’impossibilité de déterminer la valeur aspectuelle des phrases négatives, en particulier avec le test en vs pendant. Il relève que en et pendant sont des items de polarité négative et note, en particulier au sujet de for, que leur force dans un contexte négatif est inclusive, tout comme le any existentiel (Vlach 1993, 263). Rappelons que les phrases à polarité

143 De Swart cite encore le test du présent, qui prédit que les non-statives au présent ont

obligatoirement une lecture itérative ou habituelle. Ce test n’est pas clair en français, à cause de l’absence de distinction entre le présent et le présent progressif.

144 Mais une difficulté intervient lorsqu’on modifie la portée de la négation, par exemple dans « ? Jean est en train de ne pas courir » qui, lui, est difficile sauf contexte spécifique (par exemple comme propos de l’entraîneur de Jean) ; être en train de donne d’autres contraintes, c’est pourquoi nous retenons l’argument uniquement pour la forme anglaise.

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278 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

négative sont des phrases qui entretiennent des caractéristiques communes avec les phrases négatives elles -mêmes ; notamment, elles sont les seules, avec les phrases négatives, à autoriser certains mots, les items de polarité négative. C’est le cas notamment avec les phrases superlatives 145. Ces items de polarité négative ne pourraient donc rien montrer au sujet de la classe aspectuelle des phrases négatives, et le test est inefficace. Vlach (1993) semble conclure, si on suit de Swart, que l’aspect des phrases négatives n’est pas susceptible d’être résolu146. Cependant, cet argument, dérivé par de Swart des commentaires de Vlach, pose un problème. Il y a en effet une ambiguïté récurrente à savoir si les items de polarité négative forcent un contexte négatif, comme le propose Vlach, ou s’ils sont un test pour savoir si le contexte est lui-même négatif. Quelque soit la valeur définitive de l’argument, on peut sans peine retenir que les tests traditionnels de durativité (ou de télicité) posent problème pour les phrases négatives.

Les autres tests qui donnent un résultat non-statif pour les phrases négatives (tests du progressif, de persuader / forcer, de l’impératif, de la construction clivée) sont réfutés par de Swart à la suite des observations de Verkuyl (1989) : ces tests permettraient de mettre en relief plutôt l’agentivité que la durativité ou la stativité (cf. de Swart 1995, 9).

Bien que ces tests ne fournissent pas d’indication solide sur la stativité de la négation, de Swart donne deux arguments pour défendre une analyse des phrases négatives comme étant statives.

Premièrement, elle cherche à éliminer le parasitage de la polarité négative de in et de for par une analyse contrastive avec le néerlandais et le français, sensés fournir « suffisamment de preuves » (« enough evidence ») pour accréditer la stativité (de Swart 1995, 7). Nous n’entrerons pas sur l’analyse des phrases en néerlandais. Elle note les deux exemples suivants pour montrer que la négation ne peut pas se combiner avec un adverbe non-duratif en français (l’astérisque est de de Swart) :

(411) */3 Michèle n’a pas été au marché en trois mois (de Swart 1995, 7). (412) */3 Je n’ai pas vu Michèle en trois mois (de Swart 1995, 7).

Pourtant, nous objecterons que le destinataire francophone récupère bel et bien, tout comme en anglais, une lecture de ces exemples, et nous ne suivrons pas de Swart sur cet argument : l’astérisque est injustifiée. On peut avoir quantité d’exemples en français qui combinent les phrases négatives avec en :

(413) Je n’ai pas trouvé d’exemple valable en trois mois.

145 La question des items à polarité négative et des phrases à polarité négative est

abondamment abordée dans la littérature. Nous renvoyons pour plus de détail en particulier à Tovena (1995 et 1996) et van der Wouden (1997).

146 Toutefois, cette conclusion n’est pas explicite chez Vlach (1993) qui ne consacre qu’une page et demie à ce problème en discutant un exemple de Mittwoch (1988), lequel fait d’ailleurs intervenir d’autres items de polarité négative (en l’occurrence first et only).

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 279

(414) Je n’ai pas mangé de bon repas en trois mois de service militaire.

On peut même ajouter que certaines complémentations avec pendant, qui plaideraient en faveur de la stativité des phrases négatives, ou au moins en faveur de leur non-durativité, sont en réalité assez peu naturelles en français, même si elles sont éventuellement possibles, dès lors qu’une condition d’occurrence supplémentaire (« de travail », « de service militaire ») enrichit le complément temporel :

(415) ? Je n’ai pas trouvé d’exemple valable pendant trois mois de travail. (416) ? Je n’ai pas mangé de bon repas pendant trois mois de service militaire.

De Swart dirait de (413) et de (414), comme elle le fait pour les exemples anglais, qu’ils donnent lieu à une lecture « non quantifiée » de en, i.e. durative. Notre conclusion est différente et maintient que le test de en vs pendant reste valable : il y a donc des phrases négatives atéliques (duratives) et d’autres téliques (non duratives). En voici la raison.

L’analyse de de Swart implique qu’il y a deux emplois très différents de in, voire même deux « in » différents, l’un non-duratif, utilisé pour tester la télicité, et l’autre non-duratif (« non quantifié »), obligatoire avec la négation ; ceci serait valable pour le « en » français puisque nous avons vu qu’on peut avoir sans peine des phrases négatives avec en. Nous opposerons à cela une l’hypothèse différente : les phrases négatives ne sont pas toutes possibles indifféremment avec en ou pendant (comme le montrent déjà les exemples (415) et (416) difficiles avec pendant), et lorsque ces deux possibilités existent pour une phrase négative, l’interprétation en est différente. Autrement dit, dans ce cas, la complémentation par en ou par pendant modifie l’interprétation de la phrase dans la direction favorisée par ces adverbes (télique vs atélique). Plus précisément, au contraire de pendant qui caractérise effectivement une période, en pointe la terminaison d’une période temporelle. Ainsi, les exemples (389) et (390)* ne donneraient pas deux lectures duratives de deux phrases négatives différentes, l’une avec en et l’autre avec pendant, mais ils donnent deux lectures différentes de deux exemples différents. L’exemple avec pendant communique d’une période de temps que durant cette période Jane a été sobre, et l’exemple avec en communique que durant cette période, à aucun moment, l’événement de boire (Jane) n’a été vrai. Pour pointer cette différence assez fine, on observe que les négations acceptent sans peine des éventualités comptables, comme celui de boire un verre de vin, avec en. Au contraire, alors que pendant est possible avec des phrases négatives dont le prédicat est non comptable, par exemple une activité comme dormir, en est difficile :

(417) Je n’ai pas dormi pendant huit heures.

* (389) Jane did not drink a (glass of) wine for two days. Jane n’a pas bu un verre de vin pendant deux jours. (390)Jane did not drink (a glass of) wine in two days. Jane n’a pas bu un verre de vin en deux jours.

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280 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

(418) ? Je n’ai pas dormi en huit heures (Sthioul).

Il y a donc des phrases négatives comme (411) ou (412) qui sont possibles aussi bien avec en qu’avec pendant, et dénotent des éventualités respectivement téliques et atéliques, et des phrases négatives qui bloquent l’insertion d’une complémentation par en, et qui dénotent effectivement des états. Pour nous, le test en vs pendant reste donc efficace pour la télicité de ces phrases.

Le deuxième argument de de Swart en faveur d’une stativité générale des phrases négative est que le test de la construction avec prendre serait quant à lui efficace pour démontrer la stativité de la négation. Dans l’exemple suivant, de Swart juge la phrase négative mal formée :

(419) Cela a pris dix minutes à Jane de dessiner un cercle. (420) */3 Cela a pris dix minutes à Jane de ne pas dessiner un cercle (de Swart 1995,

4, notre traduction)

Nous avons vu plus haut les difficultés méthodologiques posées par ce test, notamment dues à la complexité des informations que le destinataire est amené à inférer pour interpréter une phrase avec ce type de complémentation. De plus, si des prédicats téliques dans la portée de la négation peuvent sembler difficiles dans ce genre de combinaisons, ce n’est qu’en analyse superficielle : des contextes appropriés peuvent rendre des exemples comme (420) parfaitement acceptables, pour peu qu’ils donnent lieu à une implicitation. En l’occurrence, l’exemple est bien formé pour signaler que l’enfant Jane, décevant la demande de l’éducateur, a mis dix minutes pour dessiner un carré. Sur cet exemple, on peut faire un commentaire proche de celui que font Stockwell, Schachter et Partee à propos des phrases négatives avec adverbe de fréquence, en signalant la « rupture », non pas avec un « schéma d’activité attendu » mais avec une « action attendue ».

Ajoutons que, de plus, rien ne s’oppose à ce type de combinaison pour des prédicats atéliques :

(421) Cela a pris trois ans à Bertrand de ne pas fumer147.

La négation n’est donc pas toujours stative, même selon les critères de de Swart148.

147 En français, on peut réaliser une expérience proche avec une complémentation avec

mettre N temps, qui semble aussi forcer la télicité. L’exemple (c) reçoit le même commentaire que (420) : (a) Bertrand a mis trois ans pour ne pas fumer. (b) Bertrand a mis vingt secondes pour courir le cent-mètres. (c) */3 Jane a mis vingt secondes pour ne pas dessiner un cercle.

148 Toutefois, dans un article récent, de Swart & Molendijk (1999) avancent une autre proposition pour les phrases négatives, dans un cadre D.R.T. Ils défendent notamment l’hypothèse qu’en contexte narratif, des éventualités statives peuvent se comporter comme des événements et, donc, donner lieu à une progression temporelle.

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 281

La troisième position sémantique stipule que l’aspect des phrases négatives n’est pas déterminable sémantiquement ; elle se fonde aussi sur les arguments que nous venons de voir à propos de la difficulté de faire des tests avec les méthodes classiques. Cette position, qu’on peut reformuler en disant que la négation est sous-déterminée aspectuellement, est défendue en quelques lignes par Vlach (1993) à l’aide de l’argument qu’il donne à propos des items à polarité négative, noté plus haut. Cette position est partagée par la solution de la (S.)D.R.T. représentée par les travaux d’Amsili, Le Draoulec et Hathout.

2.1.2. La solution de la (S.)D.R.T. : phrases négatives et faits

Pour la (S.)D.R.T.149, dont la position sur la question des phrases négatives est donnée par Amsili & Le Draoulec (1995 et 1998) et Amsili & Hathout (1996), c’est la troisième solution qui prévaut : les phrases négatives ne sont ni des événements ni des états, ce sont des faits (cf. § I.1.4). Ils donnent des arguments philosophiques et fournissent des observations linguistiques.

Du point de vue philosophique, ils considèrent que la négation a une portée large, au-dessus des événements et états, en particulier pour des raisons référentielles et ontologiques.

Une phrase négative peut en effet donner lieu à deux types de représentations de type D.R.S., selon que la phrase négative introduit ou non un événement nouveau. Leur exemple est donné par le contraste entre les deux représentations K1 et K2 de (423) (Amsili & Le Draoulec 1998) :

(422) Jean s’arrêta. (423) Jean ne s’arrêta pas 150.

Voici les deux représentations possibles. Notons que t est un localisateur temporel qui inclut l’éventualité et qui est antérieur au point de la parole (n est l’équivalent de S) :

149 Comme indiqué plus haut, nous renvoyons par cette notation aux travaux, explicitement

menés dans le cadre de la D.R.T. par Amsili, Le Draoulec et Hathout. Toutefois, leur position fondamentale est partagée par la S.D.R.T. qui voit dans les phrases négatives des faits, à la nuance près que Asher (1993) admet que des phrases négatives puissent être statives à la condition que le prédicat nié soit lui-même statif.

150 On a relevé que cet exemple est proche de « Jacques ne s’arrêta pas à la station-service », prototype pour nous de la négation de rupture (« Il ne s’arrêta pas à la station-service » dans Saussure 1996).

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282 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

n t x n t x e Jean (x) Jean (x) t < n t < n e e ¬ e ⊆ t e : ¬ e ⊆ t e : x s’arrêter e : x s’arrêter K1 K2

III. 1: REPRESENTATIONS ALTERNATIVES DES PHRASES NEGATIVES EN (S.) D.R.T.

K1 peut se traduire ainsi : « il n’y a pas d’événement de Jean s’arrêtant au moment t » (Amsili & Hathout 1996, notre traduction). K2, en revanche, introduit un événement « spécial », noté « e » et défini par la négation d’un autre événement.

Pour la (S.)D.R.T., K2 est à rejeter pour deux raisons principales. La première tient en réalité à l’application dans leur épistémologie du principe dit « principe du rasoir d’Occam », selon lequel une bonne explication réduit au minimum les principes explicatifs151 : K1 constituerait une description suffisante des phrases négatives. Il est plus simple, d’un point de vue technique, d’adopter K1, dès lors que K1 rend compte de toutes les données qu’on décide d’étudier. La deuxième raison est ontologique : un nouveau référent de discours comme celui introduit en K2 doit avoir des propriétés ontologiques clairement définies. Or, comme de tels « référents de discours » se définissent en termes d’autres types de « référents de discours », Amsili et Hathout notent qu’il ne s’agit pas là d’une tâche triviale (« this may not be a trivial task », Amsili & Hathout 1996, 2).

La première raison, à savoir la suffisance de la description externe pour les phrases négatives, répond à l’interprétation des phrases négatives telle qu’elle est donnée en D.R.T. standard par Kamp & Reyle (1993, 548), et qui s’organise en trois points. En réalité, seul le troisième point concerne la négation, et stipule qu’une phrase négative doit être représentée à l’aide d’une condition spécifiant qu’il n’y a pas d’éventualité correspondant à l’éventualité niée qui soit en relation de concomitance (ou d’inclusion, ce dont rend compte le symbole ⊆) ou de recouvrement (¡) avec le localisateur temporel :

1) introduction d’un nouveau temps de localisation t ; 2) introduction d’une condition reliant t avec le moment de la parole n152 ;

151 cf. note 24 page 53. 152 Chez Amsili & Le Draoulec (1998), le terme de comparaison de t n’est pas le moment de

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 283

3) introduction d’une condition disant qu’il n’y a pas d’événement ou d’état d’un certain type qui entretient avec t la relation ‘⊆’ ou ‘¡’ (Kamp & Reyle 1993, 548, notre traduction, nos italiques)153.

En effet, cette formalisation rend compte des phrases négatives, au moins à un certain niveau du traitement interprétatif. Mais l’explication de la phrase négative est ici relativement sous-informative, puisqu’elle ne fait qu’expliciter l’opérateur négatif par une formulation du type « il n’y a pas d’événement… ».

D’autre part, la (S.)D.R.T. donne des arguments linguistiques pour appuyer le fait que les phrases négatives ne dénotent ni états ni événements. Toutefois, il convient de relever que la démarche de la (S.)D.R.T. sur ce point concerne exclusivement la sémantique des phrases négatives, laissant explicitement en suspens la possibilité de résoudre l’accessibilité d’états ou d’événements au niveau du traitement pragmatique de ces phrases154. Nous reprenons entièrement à notre compte cette conception : la négation n’est pas un opérateur aspectuel qui modifie la catégorie sémantique à laquelle la phrase appartient. Mais la proposition d’Amsili & Le Draoulec ne précise pas la manière dont un enrichissement pragmatique peut intervenir, et déclare à l’aide d’arguments linguistiques que les phrases négatives ne peuvent dénoter ni des états ni des événements. Sur ce point, on défendra une autre position ; il se trouve en effet que les arguments d’Amsili & Le Draoulec, notamment linguistiques, peuvent faire l’objet d’une discussion contradictoire.

Ils considèrent en premier lieu que la différence entre (424) et (425), pointée par Kamp & Reyle (1993), ne peut être résolue si on conserve l’idée que la négation encode aspectuellement la stativité :

(424) Mary looked at Bill. He didn’t smile. Marie regarda Bill. Il ne sourit pas.

(425) Mary looked at Bill. He wasn’t smiling. Marie regarda Bill. Il ne souriait pas.

En effet, pour eux, cela conduirait à considérer que les deux phrases négatives, dans ces deux exemples, seraient équivalentes, et le contraste entre l’imparfait et le passé simple est perdu. Leur analyse de ces exemples conduit à ceci : au passé simple, la phrase négative stipule qu’au moment t introduit dans la D.R.S., un certain événement n’est pas le cas, alors qu’à l’imparfait, c’est un état qui n’est pas le cas. Jusque-là, l’explication est simple. En réalité il est possible de dire davantage sur cette analyse. Observons les D.R.S. correspondant à ces deux cas de figure155.

la parole n mais le « point de perspective aspectuelle TP », qui est « très souvent équivalent à n ». Nous n’entrons pas sur ce détail ici.

153 ¡ signale la relation de recouvrement (overlapping). 154 cf. Amsili & Le Draoulec (1998, 13). 155 Pour le progressif, ils donnent la D.R.S. d’un autre exemple : « Pierre et Marie entrèrent.

Ils ne parlaient pas ». Mais pour l’essentiel, la D.R.S. de (425) est semblable.

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284 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

(a) (b) x y n t e u t’ x y n t e u t’ Marie (x) Marie (x) Bill (y) Bill (y) t < n t < n e ⊆ t e ⊆ t e : x regarde y e : x regarde y u = y u = y t’ < n t’ < n e’ s e ⊆ t’ s ¡ t’ ¬ e < e’ ¬ s : u sourire e’ : u sourire « Marie regarda Bill. Il ne sourit pas » « Marie regarda Bill. Il ne souriait pas » (Amsili & Le Draoulec 1998,13)

III. 2: PHRASES NEGATIVES EN (S.) D.R.T AU PASSE SIMPLE ET A L 'IMPARFAIT.

Il faut observer que ces D.R.S. ne se bornent pas, en effet, à rendre compte du fait qu’il n’existe simplement ni événement ni état, respectivement au passé simple ou à l’imparfait. En réalité, et cela concerne la D.R.S. de l’exemple au passé simple, le statut des références temporelles ne semble pas clair. Notamment, on peut s’interroger sur le rapport qu’entretiennent entre elles les coordonnées t et t’. La D.R.S. (a) est sous-spécifiée sur ce point : elle ne met en relation temporelle que les éventualités, les coordonnées temporelles n’ayant pour détermination que le fait qu’elles sont antérieures à n. Le problème mérite d’être relevé. On constate en effet que :

1) l’événement e est inclus dans t (ce qui correspond approximativement à la formule <E,R> de Reichenbach) 2) l’événement e’ sous la portée de la négation est inclus dans t’ ; 3) l’événement e’ est postérieur à l’événement e, ce dont témoigne la clause [e<e’] de l a D.R.S. enchâssée.

Ensemble, ces trois éléments, sans l’impliquer logiquement, conduisent à considérer que t’ est postérieur à t, (en admettant, ce qui paraît naturel, que t et t’ ne sont pas ensemble en situation de recouvrement). Et cela est pour nous crucial : en d’autres termes, il y a eu progression du temps entre les objets dénotés par les deux énoncés. Cela implique que l’énoncé Bill ne sourit pas n’a pas bloqué les inférences

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 285 directionnelles. C’est alors une négation de rupture. On peut donner un exemple plus évident de cette situation :

(426) Popov fit une mauvaise plaisanterie. Il se tourna vers Staline. Il ne sourit pas.

Que Staline ne sourit pas ne peut guère être interprété autrement que par la construction d’un événement positif, à savoir quelque chose comme Staline signala à Popov sa disgrâce. En conséquence, l’hypothèse que l’énoncé ne fait pas progresser le temps est contestable (l’insertion de puis ou ensuite est problématique pour d’autres raisons, cf. § II.2.1).

Pourtant, comme le moment t’ est sous la portée de la négation comme l’événement e, Amsili & Le Draoulec ne tirent pas cette conclusion.

Quant à (b) ci-dessus, cette D.R.S de (425) rendrait compte de l’imparfait, en l’occurrence du progressif, par le recouvrement.

L’analyse Amsili – Le Draoulec – Hathout conteste que les phrases négatives donnent des états. On a évoqué qu’ils considèrent que l’hypothèse de la négation comme stative empêcherait de distinguer les phrases négatives au passé simple de celles qui sont à l’imparfait. Cette hypothèse les amène à conclure, on le sait, que les phrases négatives ne dénotent jamais d’état, y compris dans les cas où tous les facteurs favorisant la stativité sont présents. Ainsi en est-il de « Bill ne souriait pas », qui pour eux ne dénote pas d’état, puisque la négation prend la D.R.S. « Bill souriait » dans sa portée. Or, on ne voit pas très bien en quoi dans les exemples suivants, les énoncés négatifs seraient moins des états que les énoncés positifs :

(427) Marie regarda Bill . Il était sérieux. (428) Marie regarda Bill. Il ne souriait pas. (429) Le proviseur entra. Les élèves étaient à l’étude. (430) Le proviseur entra. Les élèves n’étaient pas en récréation.

C’est la même observation qui avait conduit Asher (1993) à considérer que les phrases négatives dénotent effectivement des états lorsque les prédicats dans la portée de la négation sont statifs ou au progressif. Amsili et Le Draoulec nuancent leur propos en admettant en effet qu’un référent de discours statif puisse être disponible dans des conditions très particulières, par exemple dans la séquence (431) :

(431) John didn’t knowi the answer to the problem. Thisi lasted until the teacher gave the solution. John ne connaissait pas la réponse au problème. Ceci dura jusqu’à ce que le professeur donna la solution (Asher 1993, 53156)

Pour eux, cet état est le résultat d’une computation entre deux référents de discours liés (marqués ci-dessus « i »). L’état est disponible quand c’est nécessaire, à

156 Cet exemple pose d’évidents problèmes de traduction, à cause de l’absence de

correspondance exacte entre les temps verbaux du français et de l’anglais.

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286 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

cause d’une de ses caractéristiques ontologiques : comme l’énonce Asher 1993, « si un objet u d’un état possible ϕ existe mais que ϕ n’est pas le cas, alors u est dans l’état ¬ϕ » (Amsili & Le Draoulec 1995, 27)157. On remarque donc que la formule ¬ϕ correspond à un état : si « u est dans l’état ¬ϕ », alors ¬ϕ est un état. Or ¬ϕ peut correspondre à une phrase négative, si on admet l’équivalence de principe entre l’expression linguistique de la négation et l’opérateur vériconditionnel. Dès lors, il est possible d’admettre que les phrases négatives dénotent (ou peuvent dénoter) des états.

De même, Amsili et Le Draoulec considèrent qu’il n’existe pas d’événements négatifs. A nouveau, nous leur emboîterons le pas pour ce qui est de la sémantique des phrases négatives, qui effectivement n’encodent pas d’événement pour nous non plus, mais nous pensons qu’un traitement pragmatique peut effectivement conclure à un événement tout-à-fait semblable à un événement « positif ». Ajoutons que leur définition d’un événement, qui correspond à la relation classique entre états et événements, stipule qu’un événement est un changement d’état ; selon cette définition, ils postulent donc que la négation ne dénote pas de changement d’état.

Leur premier argument contre la négation d’événements est le suivant : les phrases négatives sont incapables d’introduire un nouveau point de référence, au contraire des énoncés positifs (Amsili & Le Draoulec 1995, 18). Autrement dit, les phrases négatives ne font pas progresser le temps. Pourtant, on a vu que la D.R.S. qui correspond à la phrase négative au passé simple devrait permettre de situer t’ comme postérieur à t et se traiter alors comme une négation de rupture.

Ils utilisent le connecteur temporel puis pour le vérifier. Mais nous avons vu au chapitre précédent une série d’exemples dans lesquels une connexion avec puis est parfaitement possible, et cela devrait suffire à montrer que, à tout le moins, certains énoncés négatifs dans certains contextes peuvent faire progresser le temps, et peuvent introduire un nouveau point de référence au passé simple, même sous les conditions imposées par le connecteur puis (qui communique davantage que l’ordre temporel, cf. § II.2.1). Notons l’un des exemples les plus significatifs donnés par Amsili et Le Draoulec, à propos duquel nous ne partageons pas leur avis :

(432) Il rentra chez lui. Puis il téléphona à son ami (Amsili & Le Draoulec 1995, 19). (433) */3 Il ne rentra pas chez lui. Puis il téléphona à son ami (idem). (434) */3 Il rentra chez lui. Puis il ne téléphona pas à son ami (idem).

L’impossibilité des deux derniers exemples n’est d’une part pas claire, et d’autre part, si elle est le cas, elle peut être imputée à d’autres facteurs. Notamment, (434) est possible pour communiquer que le personnage décida délibérément de ne pas téléphoner à son ami. On peut expliciter un contexte qui prend en compte une hypothèse anticipatoire, à savoir que le héros avait prévu ou devait téléphoner à son

157 x portant sur les états et ϕ est un état d’objets de type O, la formule qui donne ce principe

est la suivante (Asher 1993, 53) : ∀ u ∈ O (¬∃ xϕ (x,u) → ∃ s ¬ϕ (s,u))

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 287 ami. Une complémentation du type contrairement à rend ce contexte explicite, et donne :

(435) Il rentra chez lui. Puis, contrairement à ce qu’il avait initialement prévu, il ne téléphona pas à son ami.

(433), (434) et (435) ont des comportements temporels très semblables à, respectivement, (436), (437) et (438) :

(436) Il resta au bureau. Puis il téléphona à son ami. (437) Il rentra chez lui. Puis il renonça à téléphoner à son ami. (438) Il rentra chez lui. Puis, contrairement à ce qu’il avait initialement prévu, il

renonça à téléphoner à son ami.

En dehors de ce type de contextes, on peut concéder que des énoncés comme (433) sont difficiles. Mais, si on prend en considération les relations conceptuelles qui favorisent le fait de rentrer quelque part avant d’utiliser un téléphone, hors contexte particulier, on peut soutenir que (436) est aussi difficile que (433), et que (437) a une formation aussi bizarre que (434). Quand la séquence de phrases est impossible, ce n’est donc pas, en l’espèce, à cause de la négation. Rappelons qu’au chapitre précédent, nous avons donné plusieurs exemples d’énoncés négatifs connectés avec puis ou ensuite. Notamment :

(337) Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire (Flaubert, L’éducation sentimentale).

(346) Elle disparut d’abord, puis il n’y eut plus de bruit (Giono, Que ma joie demeure).

Le deuxième argument de la (S.)D.R.T. contre la négation d’événement, à la suite notamment de Chetrit 1976, Hamann 1987 et de Swart 1991, concerne l’impossibilité des phrases négatives à constituer des subordonnées temporelles, notamment introduites par après que ou quand. C’est pour cette raison qu’ils rejettent les énoncés suivants (leur stellarisation) :

(439) * Après qu’il ne lui a pas répondu, elle est partie (Amsili & Le Draoulec 1995, 19).

(440) * Quand il n’a pas trouvé ses clefs, il a appelé un taxi (idem).

Là aussi, pourtant, des contextes spécifiques le permettent, et les exemples qu’ils jugent mauvais le sont pour des raisons imputables à des relations conceptuelles plus qu’à la négation elle-même. Notons quelques exemples qui nous semblent possibles dans de telles combinaisons :

(441) Après qu’il n’eut pas répondu à trois questions, l’instituteur lui donna une punition.

(442) Après que le consulat ne nous eut pas donné notre visa, nous sommes partis furieux.

(443) Quand il n’a pas trouvé ses clefs, il a compris qu’il s’était trompé de manteau.

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288 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

(444) Quand il ne s’arrêta pas à la station-service, sa femme sentit son inquiétude grandir.

(445) Quand il ne lui a pas rendu sa bague, elle est partie en pleurs.

Il faut convenir que pour être interprétés, ces exemples demandent vraisemblablement un effort de traitement particulier. Ceci dit, il semble bien qu’on ait toujours affaire ici à des interprétations événementielles. Pour de telles phrases négatives, il est faux que rien ne se passe ; il est faux, ou tout au moins insuffisant, pour reprendre les termes de Kamp et Reyle, qu’il n’y a pas d’événement ou d’état d’un certain type qui entretient avec t la relation ‘⊆’. En l’espèce, par exemple en (445), il y a un événement d’un certain type qui n’est pas du type rendre la bague mais, par exemple, du type, refuser de rendre la bague ou garder la bague, qui entretient bel et bien une relation avec un moment donné.

Toutefois, il faut remarquer qu’Amsili et Hathout posent une nuance à propos des négations d’événement. Dans leur corpus, ils relèvent trois cas au passé simple dans lesquelles la phrase négative, admettent-ils, semble dénoter un événement (exemples cités au chapitre précédent) :

(334) Elle ne le voulut pas. (335) L’autre ne prit pas de détour. (336) Elle ne se laissa pas faire.

Pour eux, de tels exemples, premièrement, sont rares, et, deuxièmement, font intervenir, pour les deux derniers, une expression lexicalisée. Lorsque tel n’est pas le cas, ils admettent que « de telles phrases semblent dénoter un changement réel de l’arrière-plan », mais ils affirment que la négation est alors « lexicalement incorporée et non plus phrastique » (Amsili & Hathout 1996, 4, notre traduction).

Cela, pourtant, n’explique pas le processus par lequel une négation devient lexicalement incorporée. Notamment, l’expression lexicalisée en jeu dans les deux derniers exemples nous semble plutôt respectivement « prendre des détours » et « se laisser faire », et non pas leur version négative ; on ne voit guère pourquoi, simplement parce que la proposition correspond à une expression lexicalisée, la négation donnerait exceptionnellement lieu à la constitution d’un événement négatif comme dans la représentation K2 ci-dessus. L’explication traditionnelle des expressions lexicalisées stipule qu’elles ne sont pas compositionnelles (les éléments qui la composent ne sont pas détachables sans perte de la valeur lexicalisée158) ; une expression lexicalisée se comporte alors comme un verbe seul. En revanche, certaines

158 C’est ainsi que « Paul a mis les voiles » (Paul est parti) perd sa valeur d’expression

lexicalisée dans l’inversion passive « Les voiles ont été mises par Paul ». Dans ce dernier cas, Paul est un marin qui a hissé la voilure. Toutefois, on trouvera dans Kozlowska (1999) une explication qui montre qu’à un certain niveau, les expressions lexicalisées ont une dimension compositionnelle ; cela ne concerne pas notre argument. Voir aussi à cet égard Moeschler (1992b).

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 289 expressions lexicalisées ont bel et bien une négation lexicalement incorporée, mais ce n’est pas le cas de « ne pas se laisser faire » ou « ne pas prendre de détours ». Par exemple, « Max n’est pas une lumière » est une expression lexicalisée avec une négation incorporée lexicalement ; l’équivalent positif n’est d’ailleurs pas une expression lexicalisée : « Max est une lumière » est au plus une métaphore non usuelle. Nous ne pensons donc pas que la négation dans une expression lexicalisée soit nécessairement lexicalement incorporée. De plus, Kozlowska (1999) a notamment étudié les expressions lexicalisées sous l’angle de leur référence temporelle, et a montré que ces expressions fonctionnent temporellement de la même manière que les expressions non lexicalisées.

De manière générale, Amsili et Le Draoulec contestent donc à la négation la capacité de produire des phrases statives ou événementielles. Ces phrases, pour eux, dénotent des faits. Cela ne pose pas de difficulté, si la sortie fait appartient à la forme logique, et qu’elle peut être systématiquement enrichie pragmatiquement. Mais il faut savoir, alors, si des faits, qui sont d’autres objets abstraits que les éventualités, peuvent « devenir » pragmatiquement des éventualités, ce qui supposerait une ontologie dans laquelle les faits sont sous-déterminés par rapport aux éventualités. Ceci n’est pas très simple à résoudre, notamment pour la raison suivante : si les faits sont des propositions dont la valeur de vérité a été déterminée comme VRAI, alors il n’est pas évident de savoir si un fait est sous-déterminé par rapport à une éventualité qu’il pourrait dénoter après enrichissement. Par ailleurs, si les faits par nature sont en dehors d’une localisation temporelle, comment sont-ils assortis d’un localisateur temporel ? Enfin, si les faits sont des propositions qui ont reçu une valeur de vérité VRAI, alors il faut, pour les phrases négatives, admettre un traitement du type il est vrai qu’il est faux que P, ce qui n’est pas problématique en soi, mais qui doit alors être expliqué.

Nous serions prêts à admettre par principe que la négation dénote un fait, mais il faudrait alors résoudre ces problèmes. Par prudence, mais surtout parce que nous n’avons pas besoin de faits dans la description de ces phénomènes, nous défendrons que les phrases négatives sont sous-déterminées, notamment aspectuellement. Toutefois, nous proposerons qu’une phrase négative peut effectivement dénoter un événement, à certaines conditions d’enrichissement pragmatique.

Enfin, que la négation ait une portée large, au niveau sémantique est une proposition que nous défendrons nous aussi. Plus encore, nous défendrons que la négation a une portée large au-dessus même du temps de location t de Kamp & Reyle ; pour nous, il s’agira de dire que la négation porte sur le point E. Cette option, qui est donc proche de celle défendue par la (S.)D.R.T., est corroborée par des travaux de syntaxe, notamment chez Pollock (1989) et Laka Mugarza (1990) : la négation, comme le temps verbal et les autres caractéristiques sémantico-aspectuelles, est représentée comme une catégorie fonctionnelle inscrite dans une tête fonctionnelle

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290 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

d’inflexion, dans une structure du type suivant, où IP renvoie à Inflexional phrase (syntagme inflexionnel)159 :

[IP [NegP [NegTP [T VP [V [NP]]]]]

2.2. L’hypothèse du blocage par défaut des inférences directionnelles

2.2.1. Une hypothèse pragmatique

Le paragraphe précédent a permis de dégager le fait que la négation n’est pas un opérateur aspectuel, et de former l’hypothèse que les phrases négatives sont sous-déterminées aspectuellement, mais peuvent donner lieu à un enrichissement, de telle sorte qu’à certaines conditions le traitement interprétatif peut conclure à la dénotation d’une éventualité, stative ou non.

Les différents cas de figure sont donc les suivants : soit la négation porte sur l’ensemble des informations données par la proposition, y compris les informations aspectuelles et temporelles, soit elle ne porte que sur une partie de ces informations. En d’autres termes, soit elle bloque les inférences directionnelles en portant sur tous les facteurs déclenchant les inférences directionnelles, soit elle autorise les inférences directionnelles à certaines conditions en ne portant pas sur tous ces facteurs. On peut donner une formulation plus précise de cette hypothèse, qu’on appellera l’hypothèse par défaut du blocage des inférences directionnelles ; nous la donnerons par le biais de la notion de portée.

Nous parlerons de portée de la négation pour définir les éléments sur lesquels l’opérateur négatif s’appliquent (ceux qui sont niés par l’énoncé). La portée de la négation peut être observée à trois niveaux distincts. La portée syntaxique concerne les expressions linguistiques qui entrent syntaxiquement sous la portée de l’opérateur. La portée sémantique détermine au niveau de la forme logique les entrées conceptuelles qui sont affectées par l’opérateur, et la portée pragmatique détermine le champ de la négation lors de l’enrichissement pragmatique, à savoir dans la construction de la forme propositionnelle et, au terme du processus interprétatif, au niveau des implicitations inférées.

159 On place ainsi la négation au niveau de l’inflexion (cf. Pollock 1989 et Laka Mugarza

1990). Le syntagme est dominé par les catégories inflexionnelles, qui contiennent le temps verbal, les informations aspectuelles (généralement notées Agr pour agreement (« accord ») mais notées Asp pour aspect chez Laka Mugarza 1990 ; l’inflexion contient aussi la négation. Cette conception de la portée de la négation se trouve déjà chez Dahl (1977) et van Deyck (1977).

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 291

Notre hypothèse stipule que la négation a une portée sémantique large au niveau de la forme logique, et par défaut une portée pragmatique large non seulement sur la proposition entière, mais aussi sur la référence temporelle E de l’éventualité dénotée par la proposition. En revanche, si le destinataire ne parvient pas à obtenir un effet cognitif suffisant par cette interprétation, i.e. si l’interprétation à portée large est sous-informative, il est amené pragmatiquement à réduire la portée de la négation sur l’éventualité seule, en maintenant sa référence temporelle E. Ce faisant, le destinataire est amené à inférer une nouvelle éventualité qui fait l’objet de la communication et qui produit un effet cognitif suffisant. L’hypothèse du blocage par défaut des inférences directionnelles stipule, plus précisément, que la négation a une portée large pragmatique sur la forme propositionnelle de l’énoncé. La portée large au niveau de la forme logique correspond selon nous, une fois que les référents sont saturés par le processus interprétatif et que les explicitations sont tirées, à une portée large sur la forme propositionnelle. L a négation se comporte donc simplement comme un opérateur vériconditionnel au niveau de la forme propositionnelle. L’enrichissement, à savoir la récupération de la référence temporelle E de l’éventualité E se produit par une implicitation, et l’énoncé peut alors être statif ou événementiel en autorisant les mêmes inférences directionnelles qu’un énoncé positif.

L’hypothèse se formule donc comme suit :

Hypothèse du blocage par défaut des inférences directionnelles : Par défaut, la négation a une portée large. Si cela conduit à une interprétation sous-informative (non-pertinente), le destinataire réduit la portée de la négation sur le prédicat seul et infère une éventualité vraie à E ; l’énoncé négatif autorise alors les inférences directionnelles commandées par les facteurs en présence.

Ce paragraphe a pour objet de justifier cette hypothèse. Pour être motivée, elle doit reposer sur une théorie de la négation qui admet que la négation a une portée large au premier niveau de traitement, portée qui peut être réduite ultérieurement dans le processus interprétatif. La possibilité que nous retiendrons consiste donc à admettre que la négation a une portée large au niveau sémantique, réductible au niveau pragmatique. Nous prendrons position sur ce point à la lumière des positions antagonistes existantes sur la question. Les moteurs qui conduisent à l’enrichissement pragmatique seront décrits plus bas, et donneront une solution à cette tâche, consistant à dénoter un événement par l’intermédiaire d’une éventualité niée, qualifiée par Amsili et Hathout comme une « tâche non triviale ».

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292 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

2.2.2. Pour une portée large par défaut160

Comme le remarquent Moeschler & Reboul (1994), la recherche sur la négation a été considérablement enrichie et alimentée par celle qui a été menée, et continue d’être menée, sur la présupposition. En effet, comme nous allons le voir maintenant, résoudre la question de la portée de la négation sur les présuppositions permet de résoudre la question de la portée de la négation en général. Les présuppositions sont des propositions auxquelles le destinataire accède lors du traitement d’un énoncé, tout comme les implications. Mais à la différence de celles-ci, les présuppositions sont toujours vraies, que l’énoncé soit positif ou négatif. Ainsi, dans (446) et (447), la présupposition (448) est vraie. En revanche, l’implication (449) n’est vraie que si cesser de fumer (Pierre) est vrai :

(446) Pierre a cessé de fumer. (447) Pierre n’a pas cessé de fumer. (448) Pierre fumait. (449) Pierre ne fume pas.

Mais certains énoncés négatifs comme (450) annulent les présuppositions. En particulier, ce type de cas est habituellement décrit comme des cas de négation métalinguistique (cf. Ducrot 1984 et Horn 1989), la négation portant non plus sur une proposition mais sur l’assertabilité de la phrase niée :

(450) Pierre n’a pas cessé de fumer, il n’a jamais fumé.

La négation pose donc un problème essentiel : hormis le cas particulier de la négation métalinguistique, dans laquelle ce n’est pas la proposition qui est niée mais l’assertabilité de la phrase, la négation ne porte généralement pas sur l’ensemble des informations données par l’énoncé, une fois l’énoncé interprété : en fin de traitement, le résultat est une portée pragmatique étroite, en réalité plus ou moins étroite. Notamment, il existe certaines complémentations, en particulier certains adverbes, qui provoquent la réduction de la portée de la négation uniquement sur cette complé-mentation et non sur l’ensemble du syntagme verbal. C’est notamment le cas avec les adverbes de durée : (451) donne lieu à la conclusion (452), et ce que communique (451) correspond à (453) :

(451) Bertrand ne marcha pas longtemps. (452) Bertrand marcha. (453) ¬ longtemps (marcher (Bertrand))

Le même phénomène se produit avec les adverbes et compléments de manière (lentement) et avec des adverbes dits « à polarité négative » comme jusqu’à x,

160 Nous renvoyons à Gazdar (1979), Horn (1989), Moeschler & Reboul (1994) et Moeschler

(1997) pour une discussion plus détaillée des problèmes de portée et de présupposition abordés dans ce paragraphe.

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 293 seulement etc.161 Un certain nombre de facteurs syntaxiques opèrent ainsi sur la portée de la négation.

En revanche, l’introduction du deuxième terme d’un prédicat à deux places, voire du troisième terme d’un prédicat à trois places (le datif des verbes parfois dits « bitransitifs ») ne modifie pas la portée large de la négation sur le syntagme verbal entier (bien qu’une telle réduction puisse être par ailleurs contextuellement inférée) :

(454) Stephan ne repasse pas ses chemises. (455) ¬ (repasser (Stephan, ses chemises)) (456) César ne bat pas la femme qu’il aime. (457) ¬ (battre (César, la femme qu’il aime)). (458) Augustin n’a pas offert le bouquet à Diane. (459) ¬ (offrir (Augustin, le bouquet, Diane)).

(454) n’implique nullement que Stephan repasse autre chose que ses chemises162, (456) n’implique pas que César batte d’autres femmes que celle qu’il aime, et (458) ne permet pas de conclure hors contexte qu’Augustin a offert autre chose qu’un bouquet à Diane, ni qu’il a offert un bouquet à quelqu’un d’autre que Diane.

Toutefois, tous ces exemples communiquent aussi d’autres informations sur lesquelles la négation ne porte pas. Par exemple, interpréter (454) conduit à assumer l’existence de Stephan, et vraisemblablement le fait qu’il possède des chemises (les chemises dont on parle existent). Ces informations sont des présuppositions existentielles. La portée de la négation sur les présuppositions recevra ici le terme de portée présuppositionnelle. De telle sorte que les exemples (454) à (458) une fois interprétés correspondent logiquement à � ci-dessous, où la portée présupposition-nelle est étroite (i.e. les présuppositions existentielles sont assertées) et non à �, où la portée présuppositionnelle est large – le prédicat étant noté φ :

� ∃x∃y¬(φ (x,y)) prédicat à deux places ∃x∃y∃z¬(φ (x,y,z)) prédicat à trois places � ¬ [∃x∃y(φ (x,y))] prédicat à deux places ¬ [∃x∃y∃z(φ (x,y,z))] prédicat à trois places

Bien entendu, une fois interprétés, ces exemples peuvent avoir une portée présuppositionnelle variable. Le premier argument que prend le prédicat, à savoir le sujet, est en principe maintenu ou « asserté » dans son existence. Diverses situations

161 Voir à cet égard Tovena (1995 et 1996) et van der Wouden (1997) ; voir aussi Heldner

(1981) pour la distinction avec les adverbes de phrase, qui ne permettent pas une telle réduction 162 Dans une analyse mettant en jeu l’article indéfini, on peut penser qu’une négation comme

« Jean ne repasse pas une chemise » « présuppose » une information du type « mais des mouchoirs ». Il s’agit là d’une conjecture que rien n’étaye, cet énoncé pouvant tout aussi bien communiquer que Jean ne repasse rien du tout, sans qu’il faille annuler la moindre « présupposition » pour cela.

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294 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

contextuelles peuvent amener le destinataire à obtenir une portée plus ou moins large sur les autres termes. S’il est mutuellement manifeste que Stephan ne possède pas la moindre chemise et qu’il ne porte que des polos, il peut être utile d’asserter (454) dans certains contextes, mais alors la négation porte sur l’existence des chemises, et la forme obtenue correspond à ceci :

∃x[¬[∃y(φ (x,y))]]

Lorsque la négation a une portée présuppositionnelle étroite, elle peut en outre avoir une portée large sur l’ensemble du prédicat, ou une portée étroite sur une partie seulement de ce prédicat (d’ordinaire, le verbe). Nous parlerons alors de portée prédicative. C’est le cas pour l’exemple (451), qui correspondrait alors à une formule de ce type où le complément est noté χ, le prédicat φ et le terme x 163 :

� φ(x, ¬χ)

�, pour la portée présuppositionnelle, et �, pour la portée prédicative, correspondent donc à différents cas de figure dans lesquels la négation a une portée plus ou moins étroite : seules certaines informations sont affectées par la négation. Au contraire, � correspond à la portée large : la négation affecte l’ensemble des informations de la proposition.

Les questions essentielles à résoudre, pour savoir quelle forme correspond à la sémantique des phrases négatives, sont les suivantes : de quelle nature sont les présuppositions ? Sont-elles inférées à cause du contexte ? Sont-elles fournies telles qu’elles par la forme logique ? Résoudre la question des présuppositions revient à résoudre la question de la portée de la négation aux différents niveaux de traitement. Cette question est cruciale pour nous, car elle permettra, si la négation a bien une portée large au niveau sémantique, de fournir un fondement théorique justifié à l’hypothèse selon laquelle par défaut, la négation pourrait porter aussi sur les coordonnées temporelles.

Deux positions pour la négation sont possibles : soit la négation a une portée étroite au niveau sémantique, qu’il serait dans certains cas possible d’élargir pragmatiquement, auquel cas la phrase négative ne correspond pas sémantiquement à � mais à � ou � ci-dessus ; soit la négation a une portée sémantique large, auquel cas la forme logique d’une phrase négative correspond à �, et sa portée est réduite en fonction du contexte construit sur la base des référents et des informations d’arrière-plan. Dans ce dernier cas, il reste encore deux possibilités : soit la négation voit sa portée réduite automatiquement au moment de la construction de la forme propositionnelle, soit elle n’est réduite que lors de la production d’une implicitation, lorsque la portée large donne un résultat sous -informatif. Il y a aussi une autre solution, radicalement différente, qui stipule qu’il y a deux négations différentes

163 Cette formulation, non orthodoxe, prend l’opérateur négatif comme n’étant pas

propositionnel. Pour l’exemple, on la lira ici : non lentement (marcher (Bertrand)).

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 295 sémantiquement, l’une interne (étroite) et l’autre externe (large) ; Cette distinction permettrait d’expliquer les emplois non-vériconditionnels de la négation, i.e. les emplois traditionnellement décrits comme métalinguis tiques. Elle est essentiellement représentée par Ducrot (1972 et 1984).

La première position, à savoir la portée étroite de la négation au niveau sémantique, est assez consensuelle ; notamment, les travaux de Burton-Roberts (1989 et 1997) militent en ce sens. La deuxième position, à savoir la portée large, est assumée de manière assez générale par les approches pragmatiques radicales depuis Grice, et notamment par Carston (1994, 1998b et 1999) et Moeschler (1992a, 1996b et 1997).

La première position, pour laquelle la négation préserve sémantiquement les présuppositions, est une position dite par Moeschler (1997) « présupposition-naliste ». Il faut selon elle l’émergence d’un facteur spécifique pour obtenir la portée large et donc l’annulation des présuppositions. Burton-Roberts (1997) assume l’hypothèse « LHP » (pour Logical Hypothesis for Presupposition), qui stipule que « l’échec des présuppositions est lié à un statut logique différent des valeurs de vérité classiques » (Burton-Roberts 1997, 66, notre traduction). Plus spécifiquement, pour que la négation ait une portée large, il est nécessaire d’avoir un phénomène particulier, notée P-cancellation pour « annulation de la présupposition ». Par exemple une clause explicite, comme la deuxième phrase de (460), fonctionnerait comme P-cancellation :

(460) The king of France is not bald. There is no king of France ! Le roi de France n’est pas chauve. Il n’y a pas de roi de France ! (Burton-Roberts 1997, 66, notre traduction).

Cette approche générale, donnée dans Burton-Roberts (1989) et affinée sous le nom de Revised Theory dans Burton-Roberts (1997), assume donc qu’une forme du type Le X n’est pas Y encode sémantiquement, éventuellement « entraîne » (entails), la présupposition Le X existe. Cela implique que tout énoncé de type Le X n’est pas Y correspond, sémantiquement, à X est non-Y. La négation aurait donc une portée sémantique étroite.

En revanche, la tradition pragmatique gricéenne assume exactement le contraire : une phrase comme Le X n’est pas Y a sémantiquement la forme non (Le X est Y) et la réduction de portée n’intervient que parce que cette forme est sous-informative. La présupposition est alors une simple implicitation conversationnelle, commandée par les maximes de manière, voire une simple implicitation, puisque la Théorie de la Pertinence ne recourt pas à la distinction entre implicitations conventionnelles et conversationnelles. Cette position générale est défendue par Carston (1994), Moeschler & Reboul (1994) et Moeschler (1997). Nous nous inscrivons ici dans le prolongement de ces travaux, et il y a deux arguments que nous voulons ajouter en faveur des approches non-présuppositionnalistes.

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296 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Le premier argument est simple, et il se fonde sur un exemple dans lequel il ne peut y avoir de présupposition d’existence ni au niveau sémantique, ni au niveau pragmatique, sous peine d’inconsistance, et qui, de plus, n’est pas un cas de négation métalinguistique ; cet exemple se laisse pourtant interpréter de manière parfaitement naturelle :

(461) Le roi de France n’existe pas.

Si, comme nous le supposons, cet énoncé ne donne pas lieu à un traitement particulier, notamment, à un effort spécifique lié à une P-cancellation quelconque, alors il n’y a pas de P-cancellation lors l’interprétation de cet exemple. Et s’il n’y a pas d’annulation de la présupposition, alors l’interprétation à portée large est encodée sémantiquement. On peut même aller encore plus loin : (461) pourrait être un représentant satisfaisant du type le plus simple de phrases négatives, à savoir celui qui demande le moins d’effort de traitement. Pensons à (462), par exemple :

(462) Le Père Noël n’existe pas.

Le deuxième argument consiste à dire que lorsque le référent du sujet n’existe pas, et que cette information est mutuellement manifeste, alors un énoncé négatif ne peut avoir de portée étroite. Cet argument discute une phrase célèbre. Depuis Russell (1905), la question de la présupposition est concentrée sur le fait de savoir si une phrase négative qui dit quelque chose au sujet d’une expression référentielle non-saturable a ou n’a pas une valeur de vérité. Cette question a engendré une abondante littérature (cf. sur ce point Horn 1989, 106sq, Reichenbach 1947, Strawson 1950 et 1952, Frege 1919 / 1952, Kartunnen & Peters (1979), Gazdar (1979), Carston 1994, Moeschler & Reboul (1994), Moeschler 1992a, Moeschler (1997) pour ne citer qu’eux). La phrase de Russell est la suivante :

(463) Le roi de France n’est pas chauve.

La question, plus précisément, concerne le fait de savoir si cette phrase est ni vraie ni fausse (cf. Strawson 1950), auquel cas elle aurait la valeur neutre ou si au contraire elle est vraie. Une hypothèse possible à ce sujet consiste à dire que s’il y a un élément qui bloque la présupposition d’existence en amont de l’énoncé, alors la négation s’interprète naturellement et automatiquement comme ayant une portée large qui inclut la présupposition d’existence sans que le destinataire doive pour autant recourir à une double lecture (de type « phrase-labyrinthe »). Ce serait le cas dans l’exemple suivant :

(464) Puisque le roi de France est inexistant, le roi de France n’est pas chauve.

Si cela est exact, alors la deuxième proposition de l’énoncé n’a pas donné lieu à une « lecture par défaut » qui maintient la présupposition existentielle.

Notre deuxième argument concerne la distinction entre la logique des propositions et l’interprétation du langage naturel.

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 297

Si le problème de la présupposition dans la phrase de Russell concerne la logique des prédicats et donc la sémantique, il n’est pas clair qu’il concerne la pragmatique. D’abord, le type d’exemple auquel appartient (463) est en soi difficile comme occurrence : pour nous, (463) est soit vrai (i.e. il est vrai que le roi de France n’est pas chauve) soit n’a pas de sens, soit encore est métaphorique. Nous soutiendrons que si cet énoncé devait être produit dans une visée littérale par un locuteur, dans des circonstances assez difficiles à établir, l’énoncé est impossible pour communiquer la portée étroite de la négation s’il est mutuellement manifeste que la France est une république. Soit il donne lieu à un échec de la communication, la construction de la forme propositionnelle restant incomplète du fait que le roi de France est étranger à l’ontologie, soit il donne lieu à une hypothèse selon laquelle le locuteur se trompe en assumant l’existence du roi de France. La version positive, à savoir (465), est en fin de compte tout aussi improbable que la phrase de Russell, et ce toujours uniquement pour des raisons purement référentielles.

(465) Le roi de France est chauve.

Notre position à cet égard est donc relativement proche de celle de Strawson (1950). Toutefois, nous ne dirons pas de la phrase de Russell qu’elle est ni vraie ni fausse. Pour nous, et en cela nous restons conforme à la position de Russell (1905) et Reichenbach (1947), les conditions de vérité de cet énoncé ne peuvent être satisfaites si le référent n’est pas dans l’ontologie (si l’expression référentielle ne peut être résolue). Cet énoncé (465) est faux. A l’inverse, dans la perspective qu’on a adoptée, (463) est nécessairement vrai ; mais ces deux énoncés sont des cas de non-pertinence, dès lors que la France n’est pas une monarchie et que l’intention informative du locuteur est de communiquer la portée étroite.

Nous assumons donc qu’un exemple comme la phrase de Russell ne peut servir qu’à communiquer quelque chose comme (461)*, à savoir que le référent n’existe pas ; en d’autres termes, cet exemple ne peut être employé que pour communiquer la portée large de la négation. Prenons un exemple du même type et donnons-lui un contexte pour illustrer cette hypothèse. Cet exemple est important, car il montre que la négation se traite très facilement comme ayant une portée large si le contexte ne conduit pas à la récupération de la présupposition. Ici, on se moque d’un tiers qui se prétend riche mais qui ne l’est pas :

(466) Sa Ferrari n’est pas dans le parking ! (Luscher).

Cet exemple sert au locuteur à démontrer la fausseté de la présupposition d’existence. Ce cas de figure est, pensons-nous, le seul type d’emploi possible lorsque la présupposition d’existence n’est pas dans la portée de la négation. Or, dans ce type d’emploi, il n’y a pas de P-cancellation.

* (461) Le roi de France n’existe pas.

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298 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Notre argument est donc le suivant : si un énoncé négatif dont le sujet n’a pas de référent apparaît dans le discours dans une visée littérale, il communique nécessairement la portée large de la négation, sans qu’il faille réaliser de P-cancellation.

Par ailleurs, il est possible que la notion de présupposition d’existence, voire de présupposition en général, soit en fait un mythe en ce qui concerne l’interprétation du langage naturel. Il existe en fait d’autres manières de prévoir qu’une forme négative du type Le X est / n’est pas Y donne lieu ou non à la conclusion Le X existe. Premièrement, on peut constater que la proposition réellement obtenue à propos des référents n’est pas « existentielle ». Elle ne concerne pas l’existence du référent dans le monde, mais sa disponibilité référentielle : on admettra que dans « Le Père Noël ne se déplace pas en voiture », le Père Noël ne pose pas de difficulté référentielle, bien qu’il n’existe pas de père Noël dans le monde. La différence est importante : un énoncé négatif n’a pas besoin de vérifier l’existence effective des termes référentiels, il doit simplement pouvoir, à certaines conditions, conduire à la saturation de ses référents. Autrement dit, « le roi de France » dans la phrase de Russell (exemple (463)) peut ou non, selon le contexte, recevoir ou non une contrepartie conceptuelle. Dans les cas d’énoncés en usage « attributif » (cf. Donellan 1979), à savoir lorsque l’expression réfère non pas à un individu particulier mais à une fonction donnée (ou une caractéristique donnée), l’expression ne pose aucun problème de référence, comme dans les exemples suivants :

(467) Le roi de France n’est pas élu. (468) Le roi de France n’est pas le roi d’Angleterre.

Dans ces deux cas, l’attribution d’un référent à l’expression ne pose pas de problèmes bien que le roi de France n’existe pas en tant qu’individu de l’ontologie, et la négation n’a pas pour autant une portée large au terme de l’interprétation. Le référent du nom de fonction est disponible mais pas l’individu roi de France. Cette première distinction nous conduit à l’hypothèse que ce qu’on considère généralement comme la présupposition est une implicitation , inférable ou non en fonction du contexte, et qui spécifie la réduction de portée de la négation. L’hypothèse que les présuppositions d’existence sont des implicitations, devenue traditionnelle en pragmatique gricéenne et post-gricéenne (cf. Grice 1975, Carston 1994, Kartunnen & Peters 1979 et Moeschler 1997), est corroborée par ces observations.

Pour les autres présuppositions, le mécanisme est plus facile à décrire. Prenons le cas de (469), qui présuppose (470) (d’après Gazdar 1979, 64) :

(469) Max ne regrette pas que Jean ait échoué à l’examen. (470) Jean a échoué.

Si (469) communique normalement (470), on peut trouver un contexte dans lequel, sans surcroît d’effort de traitement de la proposition elle-même, on obtient au contraire une lecture large. Le futur le montre mieux :

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 299

(471) Contexte : Jean est un étudiant qui tente un examen. Un membre de son entourage, par exemple sa grand-mère, aurait beaucoup de regret en cas d’échec de son petit-fils. Deux amis de Jean le savent. 1er ami : - Jean a ré ussi. 2e ami : - Ah ! Sa grand-mère ne regrettera pas qu’il ait échoué à l’examen.

(470) est donc ici analysable comme implicitation. Comment est-elle inférée ? La réponse est simple : � le destinataire récupère la forme logique de (469) comme ayant une portée large ; � il sature les référents (et tire les explicitations) : il obtient la forme propositionnelle, sur laquelle la négation porte encore entièrement ; � cette lecture est sous-informative, et le destinataire infère l’implicitation à portée étroite :

� ¬ [ φ (ϕ(y)(x)) (z)] � ¬ [ regretter (échouer (l’examen) (Jean)) (la grand-mère)] � (réussir (l’examen) (Jean)) ∧ ¬ [ regretter (échouer (l’examen)(Jean)) (la

grand-mère)]

En revanche, le traitement de (461), (462) ou (463)* ne donne pas lieu à cette implicitation par réduction de portée (mais produit d’autres implicitations, à savoir l’annulation d’hypothèses entretenues par le destinataire.

Il y a cependant une objection courante à l’hypothèse non-présuppositionnaliste : il ne serait pas conforme à l’intuition que la portée large soit une lecture par défaut et la portée étroite une implicitation, la conservation des présuppositions étant plus naturelle que leur élimination. Mais cette intuition induit en erreur, car elle se base sur l’hypothèse que l’inférence d’une implicitation est sensiblement plus coûteuse que le traitement sans implicitation. Autrement dit, nos hypothèses devraient avoir pour conséquence qu’il serait sensiblement plus coûteux d’interpréter la forme � que la forme �, alors que la lecture avec portée étroite est très naturelle. Cette objection peut être contredite par deux arguments.

Premièrement, on peut remarquer que si � est effectivement plus coûteux que �, cette lecture est beaucoup plus informative et donc plus rémunératrice en termes d’effet. Deuxièmement, ce surcoût, faible dans l’hypothèse qu’il s’agit d’une implicitation très accessible et très automatique, n’affecte en rien la naturalité de la lecture à portée étroite. Il y a des implicitations très naturelles, commandées automatiquement par une expression linguistique. Ainsi, les implicitations délivrées par « même » dans (472), données en (473) et (474), sont très naturelles ; elles sont même difficilement annulables (la tradition gricéenne soutient même qu’elles ne sont pas annulables sans produire de contradiction) :

* (461) Le roi de France n’existe pas.

(462) Le Père Noël n’existe pas. (463) Le roi de France n’est pas chauve.

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300 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

(472) Même Augustin aime Diane. (473) implicitation 1 : D’autres hommes aiment Diane. (474) implicitation 2 : Augustin est le moins susceptible d’aimer Diane.

Il en est de même pour les implicitations scalaires (exemples (475) à (476)), elles aussi annulables en contexte (exemple (477)) :

(475) Anne a quatre enfants. (476) Anne a exactement quatre enfants. (477) contexte : il faut avoir quatre enfants pour toucher une allocation spécifique, et

Anne a cinq enfants ; son frère explique à l’administration qu’Anne remplit les conditions d’octroi de l’allocation : Anne a quatre enfants, en fait elle en a même cinq.

Notre hypothèse est que les implicitations déclenchées par la négation sont du même ordre.

Un certain nombre d’exemples semblent toutefois poser des problèmes, à cause d’une conséquence particulière de la thèse de la portée large par défaut sur la forme propositionnelle. En effet, la portée large sur la proposition φ implique que l’énoncé négatif, par défaut, signifie il est faux que φ et que, comme le défend Gazdar (1979, 67), « la négation en langue naturelle est sémantiquement équivalente à la négation du calcul propositionnel » (notre traduction). Cette position, vériconditionnaliste, a été soutenue notamment par Russell (1940, 81) qui affirme que p est faux est strictement synonyme de non-p (voir aussi Horn 1989, 58)164. Un certain nombre d’exemples semblent produire une interprétation qui n’est pas équivalente à la forme il est faux que x. Nous pensons pourtant que ces exemples problématiques ne le sont que superficiellement. Nous noterons (478), qui ne correspond pas sémantiquement à (479)165 :

(478) Un élève n’a pas rendu son devoir.

164 Cette conception a été contestée par de nombreux logiciens et philosophes qui ont

considéré soit qu’il n’y a pas équivalence stricte entre l’opérateur vériconditionnel et le morphème négatif (par exemple Austin 1950 / 1970), ou parce qu’ils considèrent, précisément, que la négation linguistique a une portée étroite. Quine contraste ainsi a) « John is ill » is false et b) John is not ill, a) étant un jugement à propos du jugement John is ill, et b) étant un jugement à propos de John (Quine 1951, 27). Mais si on admet que la négation a une portée large par défaut, b) n’est pas différent de a) puisque les présuppositions n’ont pas été récupérées au stade du décodage linguistique par le destinataire.

165 Nous laisserons ici en suspens le cas des énoncés négatifs à l’impératif, comme (a) qui ne correspond pas sémantiquement à (b) selon l’analyse habituelle (cf. Horn 1989, 59) :

(a) Ne ferme pas la porte ! (b) Qu’il soit faux que tu fermes la porte !

On admet généralement que les conditions de vérité d’un énoncé à l’impératif sont impliquées par celles de l’acte de langage. Autrement dit, le contenu propositionnel d’un énoncé impératif est vrai si et seulement si l’acte de « dire de » est satisfait.

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 301

(479) Il est faux qu’un élève a rendu son devoir.

Le processus d’assignation référentielle qui conduit à la forme propositionnelle permet de lever l’indétermination de « un élève » comme dénotant non pas un élève quelconque mais un élève particulier. Si tel n’était pas le cas, nous serions dans le cas du paralogisme de Tom et Jerry, qui stipule que Tom, qui veut attraper une souris indéterminée, ne parvient pas à attraper Jerry qui est une souris déterminée (cf. Reboul 2000, 46 166). Dès lors, la forme qui correspond à (478) est plutôt (480), qui est satisfaisante :

(480) Il est faux qu’un certain élève a rendu son devoir.

Ces observations nous conduisent à maintenir l’hypothèse que la négation a bien une portée large par défaut.

2.2.3. Portée et référence temporelle

La position que nous défendrons est en réalité plus précise. En effet, nous donnerons ici une hypothèse qui veut que la négation porte sur les positions des coordonnées calculées selon les instructions délivrées par le temps verbal. En d’autres termes, nous sommes conduits par nos hypothèses à admettre que, si la négation a par défaut une portée large, y compris sur les référents de la forme propositionnelle, elle porte sur cette référence particulière qu’est la référence temporelle de l’énoncé.

Autrement dit, pour nous, la négation porte aussi sur la référence temporelle de la forme propositionnelle de la phrase niée. La coordonnée en jeu n’est pas le point R, puisque le point R est un médiateur qui sert à fixer la référence temporelle. En revanche, le point E est non-saturable sous la négation, par défaut. L’hypothèse du blocage par défaut devient alors la conséquence d’une hypothèse plus fondamentale, l’hypothèse de la portée large de la négation sur la référence temporelle :

Hypothèse de la portée large de la négation sur la référence temporelle : Par défaut, la négation porte sur l’éventualité et sur sa référence temporelle.

Comme pour les autres éléments dans la portée de la négation, nous faisons l’hypothèse que la portée de l’opérateur de négation est réductible au niveau pragmatique, par implicitation, sur l’éventualité elle-même, et l’énoncé asserte alors une référence temporelle pour laquelle une autre éventualité est le cas. C’est une implicitation déclenchée uniquement lorsque la portée de la négation sur l’éventualité et sa référence temporelle est sous-informative.

Nous pouvons formuler maintenant une hypothèse unifiée sur le traitement temporel des phrases négatives. Cette hypothèse stipulera que : a) sémantiquement, la négation a une portée large sur l’éventualité et sa référence temporelle, ce qui a pour

166 Communication de 1996.

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302 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

conséquence b) de bloquer les inférences directionnelles par défaut ; c) pour des raisons de pertinence, i.e. en vertu de contraintes contextuelles, le destinataire peut être amené à réduire la portée de la négation sur l’éventualité seule en récupérant l’assertion de sa référence temporelle. Il s’agit alors d’une interprétation contrainte. Cependant, une référence temporelle d’éventualité ne pouvant avoir de sens en dehors d’une éventualité quelconque, l’hypothèse unifiée prévoit l’inférence d’une autre éventualité qui doit être le cas pour la référence temporelle récupérée.

Il est cependant nécessaire de préciser un point avant de donner cette hypothèse : pour nous, l’interprétation par défaut des énoncés négatifs est l’interprétation qui correspond à la sortie sémantique de ces énoncés, au sens de la Théorie de la Pertinence, à savoir leur forme logique167. Cela se justifie, dans la mesure où 1) l’interprétation par défaut d’un énoncé est l’interprétation la moins coûteuse, et 2) l’interprétation d’un énoncé est la moins coûteuse lorsque aucun enrichissement ne requiert l’annulation de paramètres sémantiques.

C’est pour nous ce qui permet, par exemple, d’expliquer le surcoût interprétatif induit par les énoncés métaphoriques, tout comme par les énoncés en usage large (loose use) de manière générale. Dans ces cas, par exemple « Pierre est un lion », le destinataire est amené à annuler un paramètre sémantique, en l’occurrence à propos du concept de lion . Il s’agit là d’une opération dont le coût particulier est compensé par un effet particulier. De manière proche, le surcroît de traitement provoqué par la réduction de portée de la négation, lorsque l’interprétation à portée large est sous-informative, génère un enrichissement particulier qui contredit la forme sémantique à portée large. Dès lors, pour nous, il s’agit d’une interprétation contrainte (par des paramètres contextuels). Au surcoût induit par cette interprétation contrainte est alors associé un effet particulier, à savoir l’autorisation des inférences directionnelles, et le déclenchement d’implicitations relatives à ces inférences directionnelles.

Voici donc comment se présente l’hypothèse sur le traitement des phrases négatives :

Hypothèse sur le traitement des phrases négatives (1) Sémantiquement, i.e. par défaut, la négation porte sur l’éventualité et sur sa référence temporelle E, et les inférences directionnelles sont bloquées. Si l’interprétation par défaut est sous-informative, le destinataire réduit la portée de la négation sur l’éventualité seule et maintient le point E comme asserté. Il infère alors l’éventualité la plus susceptible d’être vraie à E. Les inférences directionnelles sont alors librement autorisées en fonction des facteurs habituels (l’énoncé se comporte temporellement comme un énoncé positif).

Cette hypothèse peut être formalisée de la manière suivante. Soit E l’éventualité donnée par la phrase, E sa référence temporelle, et E1 l’éventualité inférée :

167 Sur ce point précis, nous défendons une position proche de celle de Burton-Roberts (1989

et 1997).

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 303

Hypothèse sur le traitement des phrases négatives (2) Interprétation par défaut : ¬ (EE) Interprétation contrainte : (¬E ∧ E) → E1E

Pour nous, comme on l’exposera plus bas, c’est la négation, en tant que déclencheur d’une procédure interprétative, qui autorise l’implicitation selon un moteur spécifique, celui de l’inférence invitée, utilisé déjà par Geis & Zwicky (1979) puis par Moeschler (1996b et 1997) pour la négation en général.

Auparavant, toutefois, il faut tirer une conséquence de cette hypothèse générale selon laquelle, d’une éventualité niée, le destinataire peut être amené à construire une éventualité « positive » qui serait pragmatiquement assertée par la proposition négative.

2.2.4. Enoncé négatif et contenu positif

Ce postulat général, selon lequel une phrase négative peut asserter quelque chose de positif, n’est pas nouveau et a connu diverses versions dans la littérature. Essentiellement, on peut diviser les théories à ce sujet en trois types : i) les théories qui soutiennent qu’une phrase négative produit toujours un contenu positif, ii) les théories qui soutiennent que les phrases négatives ne dénotent jamais, ou uniquement dans des cas très particuliers, un contenu positif, comme la (S.)D.R.T. et iii) l’approche polyphonique de Ducrot qui considère que les phrases négatives ne dénotent pas de contrepartie positive mais communiquent tout en la niant la proposition positive.

Nous avons une position encore différente sur ce point : l’énoncé négatif par défaut ne dénote pas de contenu positif, mais, en fonction des contraintes contextuelles, il peut le faire par implicitation.

Les approches qui soutiennent qu’un énoncé négatif dénote toujours un contenu positif correspondent à l’idée, brièvement évoquée dans l’introduction de cette partie, selon laquelle la « fausseté » n’existe pas et ne peut pas donner lieu à une représentation quelconque168. Qu’il y ait nécessairement un contenu propositionnel « différent » tiré d’une proposition négative, bien qu’il ne soit pas directement identifié comme la proposition exactement contraire à la proposition dans la portée de la négation, implique que la proposition négative donne lieu à une représentation mentale « positive ». Cette hypothèse, en réalité, n’est vraie que pour un certain nombre de cas. En effet, à l’encontre de cette généralisation, on peut reprendre un argument donné par Russell avec cet exemple :

168 Cette idée d’un contenu nécessairement positif pour les énoncés négatifs est illustrée par

le Sophiste , dans lequel Platon fait dire à Parménide : « Lorsque nous disons non-être, nous parlons, je crois, non pas de quelque chose qui est l’opposé de l’être, mais seulement de quelque chose de différent ».

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304 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

(481) Il n’y a pas un hippopotame dans la chambre (Russell 1918 / 1964, 213, notre traduction).

Pour Russell, cette phrase ne peut faire conclure que « chaque partie de la chambre est remplie avec quelque chose qui n’est pas un hippopotame » (Russell 1918 / 1964, 214, notre traduction).

De même, après que Katz (1972) a défini la négation comme une antinomie, en proposant l’équivalence entre (482) et (483), Patton (1968, 230) se demande avec raison quelle serait la contrepartie possible pour (484) (cf. Horn 1989, 53) :

(482) Mon cuisinier n’est pas une femme. (483) Mon cuisinier est un homme. (484) Le chien n’est pas à côté de l’homme.

Si la phrase négative dénotait systématiquement une propriété positive complémentaire, on ne voit guère de quoi il s’agirait pour (481) ou (484). Et même si on peut admettre une équivalence relative entre (482) et (483), il ne faut pas perdre de vue que la « contrepartie positive » n’est en réalité qu’un enrichissement pragmatique. En effet, (482) peut servir à communiquer d’autres choses que (483), notamment, et dépendamment du contexte, que mon cuisinier est autre chose qu’un être humain (une gazinière perfectionnée, un animal légendaire…) ou que mon cuisinier est monstrueux (par métaphore).

Quant à l’équivalence souvent évoquée entre des énoncés comme (485) et (486), (487) et (488) ou (489) et (490), il ne s’agit que d’effets de litote, donc d’enrichissement pragmatique (cf. Moescher & Reboul 1994, 223).

(485) Pas mal ! (486) Très bien ! (487) Cet fille n’est pas franchement laide. (488) Cet fille est très jolie. (489) Va, je ne te hais point. (490) Je t’aime.

Rien ne permet d’affirmer que le sens de « Pas mal ! » est toujours « Très bien ! » ; il en est de même pour les autres exemples ci-dessus.

La différence, l’ opposé ou l’autre « positif » est donc vraisemblable pour un certain nombre d’énoncés en contexte, mais pas pour tous : il n’y pas de « loi de la contrepartie positive assertée » qui serait vraie sans conditions.

Pour la polyphonie de Ducrot (1984), ce choix s’exprime non pas entre l’événement sous la portée de la négation et un événement inférable à partir de la proposition niée, mais entre les deux termes simples de l’alternative entre la proposition dans la portée de la négation, à savoir la proposition P dans non-P, qu’un énonciateur fait entendre, et son « refus par un autre énonciateur ». Plus clairement,

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 305 l’énoncé négatif exprimerait deux « voix », la voix positive et la voix négative, assumées respectivement par deux énonciateurs fictifs antagonistes, respectivement E1 et E2, le locuteur assumant le contenu propositionnel donné par E2.

Nous laisserons de côté les cas de négation métalinguistique qui ne concernent pas la négation d’éventualités, nous concentrant sur les négations dites par Ducrot (1984, 217) « polémique » et « descriptive » (cette dernière n’étant pour lui qu’une dérivation « délocutive » de la négation polémique).

Prenons donc un exemple :

(491) Pierre n’est pas gentil.

Des analyses de Ducrot, on conclut que pour interpréter un tel exemple, le destinataire doit considérer que le locuteur « met en scène dans son discours même » (Ducrot 1984, 217) deux énonciateurs fictifs E1 et E2, dont les voix respectives font entendre respectivement les contenus propositionnels (492) et (493), le locuteur s’identifiant à E2 et s’opposant à E1 :

(492) E1 : Pierre est gentil. (493) E2 : Pierre n’est pas gentil.

De la sorte, l’énoncé négatif serait donc polyphonique, en faisant entendre deux points de vue distincts dans un même énoncé. Cette conception repose sur un test linguistique, le test de l’insertion de au contraire. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, « au contraire » dans (494) permet non pas de contredire le premier énoncé, mais le contenu propositionnel positif attribuable à l’énonciateur E1. Autrement dit, le deuxième énoncé contredit non pas la phrase négative mais la voix positive contredite par la phrase négative elle-même :

(494) – Pierre n’est pas gentil. – Au contraire, il est détestable.

Ajoutons que les énonciateurs peuvent être, pour Ducrot, fictifs (c’est le cas général) ou non fictifs, auquel cas l’énoncé négatif s’oppose soit à un propos réellement tenu par un énonciateur, ce qui revient à contredire son assertabilité (négation métalinguistique), soit à un propos qui aurait pu être tenu par cet énonciateur réel (négation descriptive).

Notre conception rejoint Ducrot en ce qui concerne l’hypothèse fondamentale qui le guide, à savoir que l’énoncé positif sous la portée de la négation reste accessible par le destinataire. Mais parler d’énonciateurs fictifs reste pour nous peu économique. En effet, le statut de ces énonciateurs semble automatiquement devoir faire de la négation un fait de mention, ce qui n’est pas sans poser des problèmes. Notamment, si les énoncés négatifs sont des faits de mention, on est conduit à admettre que ces énoncés devraient pouvoir être expliqués dans le cadre d’une théorie du style indirect, en particulier du style indirect libre (cf. Reboul 1992 et Banfield 1995) ou en tant qu’usages interprétatifs, ce qui n’est manifestement pas le cas. Toutefois, les énoncés

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306 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

négatifs, comme on le soutiendra plus bas, peuvent dans certains contextes entraîner des interprétations comme représentant des pensées (cf. § 3.3.4).

Il y a, de plus, une raison technique pour ne pas recourir à la polyphonie pour expliquer les questions de référence temporelle pour un énoncé négatif. En particulier, on remarque que s’il y a dans l’énoncé négatif la trace de son contraire positif, on pourrait alors supposer que la négation permet l’émergence de deux temporalités différentes, l’une relevant de l’énoncé positif et l’autre de l’énoncé négatif. Prenons un exemp le simple pour le tester :

(495) Paul n’est pas venu.

Cet énoncé manifeste deux contenus propositionnels C1 et C2 du ressort de deux énonciateurs fictifs E1 et E2 :

C1 : Paul est venu. C2 : Paul n’est pas venu.

Comme (495) manifeste les deux voix, s’il est possible d’associer une temporalité à C1, elle pourrait rester disponible dans (495). En ajoutant un complément temporel quelconque, elle devrait rester accessible sous la négation ; certains exemples montrent pourtant que l’interprétation fonctionne différemment. Prenons (496). Son contraire positif (497) pose problème :

(496) Paul n’est pas venu de toute la soirée. (497) * Paul est venu de toute la soirée / pendant toute la soirée.

On peut donc s’interroger sur la possibilité, en énonçant (496), de faire aussi entendre la voix exactement inverse (497). Il y a donc, peut-être, des énoncés négatifs non polyphoniques. En tous les cas, la temporalité manifestée par un énoncé négatif, si elle correspond vraisemblablement à la temporalité qu’aurait manifesté son contraire positif, n’est pourtant pas accessible polyphoniquement de manière stable. Ceci dit, nous conservons notre accord avec l’hypothèse fondamentale qu’un énoncé négatif laisse accessible l’éventualité sous la portée de la négation. Cet élément est fondamental pour déterminer l’éventualité éventuellement assertée par la phrase négative.

2.3. Conclusion

Dans ce chapitre, l’hypothèse du blocage par défaut des inférences directionnelles par la négation a été envisagée dans un certain nombre de ses conséquences. En particulier, elle a mené à la double hypothèse, centrale pour notre propos, que la négation a une portée large sémantiquement, et que cette portée large sémantique a

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2. NÉGATION ET ORDRE TEMPOREL 307 pour correspondance une interprétation par défaut des phrases négatives dans laquelle l’opérateur négatif a une portée large.

Le chapitre suivant expose les modalités pragmatiques d’un tel enrichissement sous forme procédurale, puis montrera comment la procédure générale d’interprétation temporelle, développée dans la deuxième partie de cette thèse, peut prévoir l’accès à la procédure propre déclenchée par la négation.

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3.Une procédure temporelle pour la négation

Une question primordiale concerne le statut sémantique de la négation : est-ce une expression conceptuelle comme les autres, ou est-ce une expression procédurale ? Plusieurs réponses peuvent être formulées à cet égard. Pour la version standard de la Théorie de la Pertinence, il n’est pas clair que la négation doive être traitée comme une expression procédurale, dès lors qu’elle encode clairement un concept déterminé, à savoir le non logique. Si la négation est une expression conceptuelle, les enrichissements auxquels donnent lieu les énoncés négatifs ne seraient pas d’un type particulier, mais correspondraient simplement aux enrichissements inférentiels standard, produits par la recherche de pertinence et la récupération d’implicitations, à partir de la forme propositionnelle. Plus précisément, l’argument spécifique en défaveur d’une négation comme expression procédurale est le suivant : la négation encode un concept logique, tout comme et (qui n’est pas une expression procédurale au sens de la théorie standard de la pertinence, mais qui l’est pour Luscher 1998b et pour le modèle directionnel de Moeschler 1998a), qui appartient à la forme propositionnelle de l’énoncé. Dans une analyse non procédurale de la négation, les enrichissements sont commandés de manière simple : la négation peut donner lieu à deux enrichissements, d’abord comme préservant les présuppositions, ce qui correspond à une lecture « spécifiée » du concept de négation (« pragmatic narrowing », cf. § I.3.3.1 et Carston 1998b, 341), et en cas d’échec, la computation réalise un élargissement qui correspond à une réanalyse métalinguistique.

Une position différente, qui fait de la négation une expression procédurale, est cependant plus efficace, car elle oblige le modèle à contraindre de manière précise les enrichissements. C’est la position défendue par Moeschler (1996b et 1997). Elle est tenable, et ce pour deux raisons. Premièrement, que la négation encode un concept n’est pas contradictoire avec l’hypothèse qu’elle appartient à la classe des expressions procédurales. Rappelons-nous l’exemple du connecteur temporel ensuite, qui encode certainement quelque chose comme le concept de la succession (ne serait-ce que par sa forme morphologique) mais qui a une valeur fonctionnelle précise, procédurale, qui se distingue nettement de la simple dénotation conceptuelle de en associé à suite. On a remarqué plus haut (§ I.3.3.1) qu’il en était de même pour diverses expressions procédurales, notamment moreover, after all et même but (mais) qui encode, selon Blakemore (1987) le concept de la conjonction en lui ajoutant des instructions précises. Deuxièmement, si la négation porte sur la forme propositionnelle, comme on l’a défendu plus haut, alors plus rien ne s’oppose à considérer la négation comme une expression procédurale.

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310 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

3.1. Négation et procédure interprétative On a vu (§ I.3.3.1) que pour Moeschler, la distinction conceptuel vs. procédural sépare les classes ouvertes et les classes fermées d’expressions. En assumant que la négation encode une procédure, on s’inscrit ici dans cette continuité. Toutefois, il est légitime de se demander quelle est la forme morphologique associée à cette procédure. Dans la plupart des langues, hormis pour les constructions génitives169, le morphème négatif ne pose pas de problème, comme en anglais le not, en russe ne, en italien non, en allemand nicht. Une particularité du français concerne la troncation morphologique de l’opérateur en ne… pas, qui fait parfois croire que la négation se réalise assez librement en ce qui concerne le deuxième terme qui peut être plus, rien, jamais, etc. Nous considérons quant à nous que le français permet en structure de surface plusieurs réalisations de la négation, à savoir ne seul, ne… pas, ou pas seul. Ces différents cas de figure seront admis ici, donc, comme des variations non-pertinentes dues à des conditions périphériques (niveau de langue principalement). Et lorsque des morphèmes comme plus, rien ou jamais entrent dans une construction négative (on les analyse traditionnellement comme des items à polarité négative), ils forcent en général (i.e. sauf variantes dialectales ou cas isolés), peut être pour des raisons d’économie la disparition du pas170. En d’autres termes, lorsque plus, rien ou jamais inte rvient, les instructions propres à ces expressions se combinent à celles de la négation (ce qui rend par là-même possible la suppression, en langue orale, de l’opérateur négatif lui-même comme dans « y a plus de pain »). Par exemple, plus signale non seulement que l’éventualité n’est pas le cas, mais provoque l’inférence que l’éventualité était le cas précédemment (on traite souvent ce phénomène comme une présupposition)171. Ces expressions peuvent d’ailleurs se combiner entre elles, comme dans plus rien, plus jamais. Rien a un traitement plus compliqué, mais l’argument est le même : ne… rien n’est pas une réalisation morphologique spécifique

169 Certaines langues ont un morphème spécifique pour la construction négative au partitif,

qui équivaut au français ne…pas…de. Pour « Il n’a pas d’argent », les constructions suivantes sont possibles, mais il existe souvent une construction alternative, à la sémantique proche (mais pas équivalente) avec le morphème négatif ordinaire : Anglais, no vs not : He has no money ou he hasn’t got (any) money. Allemand, kein vs nicht : Er hat kein geld ou Er hat nicht dieses /viel… geld. Russe, net (net) vs ne (ne) : U nego net deneg (u nevo net deneg) ou On ne imeet deneg (on ne imeet deneg)

170 Le maintien éventuel du pas ne donne une lecture soit en double-négation soit métalinguistique que lorsque le destinataire cherche précisément la pertinence de son maintien dans une situation où il aurait dû chuter.

171 Plus encode des instructions plus sophistiquées que ce que nous choisissons de présenter. Certains considèrent que plus ne se combine pas facilement avec des prédicats qui dénotent des éventualités nécessairement uniques, comme en (a), ou avec des éventualités statives à un temps imperfectif, sous la portée d’une période de restriction, comme en (b) (cf. Kleiber 1985 et Amsili 1994) : (a) ? Il ne meurt plus. (b) ? Cette année-là, i l ne dormait plus.

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 311 de l’opérateur négatif, mais consiste en deux expressions procédurales combinées, dont l’opérateur négatif172. Nous nous concentrons donc sur la forme la plus naturelle, à savoir les morphèmes ne… pas.

Moeschler (1996b et 1997) a présenté une version procédurale de l’analyse pragmatique de la négation, fondée sur le mécanisme de l’inférence invitée.

Son hypothèse prend appui sur l’observation de Geis & Zwicky (1971) à propos des phrases conditionnelles, et qui pose la notion d’inférence invitée. Cette inférence spécifique consiste en l’accès à une relation biconditionnelle à partir d’une relation conditionnelle simple, à certaines conditions. Ces inférences, redéfinies comme le sous-type particulier des implicitations dites informatives (ou implicatures – I ) par Atlas & Levinson (1981) et Levinson (1987), sont présentes dans des exemples comme (498), dont la structure logique correspond à (499) :

(498) Si tu tonds la pelouse, je te donnerai cinq dollars (Geis & Zwicky 1971, 562). (499) P → Q

Geis et Zwicky constatent que le destinataire interprète un énoncé comme (498) selon une structure biconditionnelle, qui correspondrait à (500), c’est à dire à la forme logique (501), pour bloquer la conséquence aberrante (502) :

(500) Si et seulement si tu tonds la pelouse, je te donnerai cinq dollars. (501) P ↔ Q (502) Le destinataire peut ne pas tondre la pelouse et recevoir cinq dollars.

Moeschler & Reboul (1994) présentent un autre exemple, (503), dans lequel le destinataire tire par inférence invitée (504) et conclut à la fausseté de (505) :

(503) Si tu rentres après dix heures, tu seras puni. (504) Si et seulement si tu rentres après dix heures, tu seras puni. (505) Le destinataire peut être puni même s’il rentre avant dix heures.

Pourtant, le passage de (499) à (501) est problématique : dès lors que le si de la langue encode une conditionnelle, il n’y a pas de validité logique à tirer une biconditionnelle. En effet, la formule (506) est invalide, comme on l’a rappelé plus haut, au contraire de la formule (507) :

(506) * (P →Q) → (¬P→¬Q) (507) (P↔Q) → (¬P→¬Q)

172 Certaines complémentations possibles des phrases négatives, qui font aussi chuter le pas,

délivrent des instructions de traitement complexes, comme dans les combinaisons ne… que ou ne… jusqu’à . Nous reviendrons sur certaines de ces formes plus bas, § 3.3.2 ; pour une analyse de ces items dans un cadre sémantique, voir Tovena 1996).

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312 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Pour Geis et Zwicky, l’explication réside en une tendance de l’esprit humain à transformer des conditionnelles parfaites en biconditionnelles, tendance qui se manifeste en deux classes d’erreurs (fallacies) logiques courantes, l’affirmation du conséquent, qui conduit à tirer P à partir des prémisses Q et (P → Q), et la négation de l’antécédent, qui conduit à tirer ¬Q des prémisses ¬P et (P → Q). Leur hypothèse est donc :

Inférence invitée : Une phrase de la forme P → Q invite une inférence de la forme (¬P→¬Q) (Principe de perfection conditionnelle, Geis & Zwicky 1971, 562).

On pourrait faire deux objections à l’encontre de cette approche. Toutefois, nous ne retiendrons aucune d’entre elles, comme nous allons le voir maintenant. La première voudrait que la forme logique biconditionnelle soit la forme normale des énoncés introduits par si. La deuxième, exactement contraire à la première, conteste simplement qu’une quelconque inférence invitée soit jamais tirée.

Commençons par la première. Geis et Zwicky ont eux-mêmes montré avec succès que le si de la langue encode bien une conditionnelle et non une biconditionnelle, opposant ainsi un argument solide contre la « biconditionnalité » du si de la langue. Ils notent en particulier que (508) ne permet aucunement de tirer (509), puisque Jean peut tomber de la fenêtre en lâchant prise ou en étant déstabilisé par une rafale de vent (Geis & Zwicky 1971, 562) :

(508) Si Jean se penche davantage à la fenêtre, il tombera (Geis & Zwicky 1971, 562).

(509) Si et seulement si Jean se penche davantage à la fenêtre, il tombera.

La deuxième objection généralise cette observation et consiste à dire que d’une phrase conditionnelle, on ne tire jamais l’inférence invitée biconditionnelle. Autrement dit, les phrases conditionnelles ne diraient rien du cas où la condition n’est pas réalisée. Ainsi, si un père dit à son fils (503), cela n’impliquerait rien quant au fait que le fils peut rentrer avant dix heures mais être puni pour une autre raison. Par exemple, il pourrait être puni, comme le Petit Nicolas, parce qu’il a cassé le vase du salon en rentrant. De même, si je me vois proposer de tondre la pelouse pour cinq dollars, je ne tirerais pas la conséquence inverse, puisque je peux négocier pour les mêmes cinq dollars de repeindre la porte du garage à la place de tondre la pelouse.

On peut montrer que cette hypothèse est trop forte, mais elle a le mérite de mettre en évidence le fait que les exemples doivent être mieux choisis. Comme exemple forçant l’inférence invitée, proposons (510) :

(510) Si on efface le tableau noir, il sera propre pour le prochain cours.

Ici, le destinataire doit tirer l’inférence invitée : il n’est pas possible que le tableau soit propre pour le prochain cours si personne ne l’efface (dans le contexte où le tableau est maculé, bien entendu). En revanche, (511) n’autorise aucune inférence invitée de ce type :

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 313

(511) Si nous allons à la montagne, nous serons contents.

Cela n’implique pas que nous ne serons contents que si nous allons à la montagne, d’autant plus s’il est admis que des vacances sont agréables dès lors qu’elles se passent à la mer ou à la montagne, pour reprendre le cliché traditionnel.

Nous optons donc résolument pour une différence qualitative entre ces deux types d’interprétation des phrases conditionnelles, celles pour lesquelles la lecture implicative suffit à produire de l’effet contextuel, et celle où le destinataire doit réaliser l’inférence invitée.

Mais, et cela est crucial, le destinataire peut être amené à inférer la biconditionnelle pour des raisons simplement contextuelles : à certaines conditions, il peut comprendre que le locuteur de (511) veut communiquer que nous ne serons contents qu’à la montagne. Cela nous mène donc à une conclusion : ce n’est pas la structure sémantique des différentes phrases qui conduit, ou non, à l’inférence invitée, mais la recherche de pertinence. C’est pour cela qu’on discrimine ici des interprétations d’énoncés et non des significations de phrases.

En se fondant sur ce moteur général cognitif, cette « tendance de l’esprit humain » à recomposer des biconditionnelles à partir de conditionnelles, pour reprendre les termes de Geis et Zwicky, Moeschler (1996b et 1997) propose une approche procédurale de la négation. Pour Moeschler, un énoncé négatif provoque la création d’un contexte d’inférence invitée. La négation, tout opérateur vériconditionnel qu’elle soit, est une expression procédurale qui encode des instructions déterminées sur la création du contexte.

Qu’un énoncé négatif provoque la création d’un contexte d’inférence invitée correspond logiquement à ceci : pour interpréter non-p, le destinataire récupère une conditionnelle implicitée, à savoir si p alors q en fonction du contexte, puis réalise l’inférence invitée par l’erreur logique identifiée plus haut sous le nom de « négation de l’antécédent » : le destinataire tire non-q. Toutefois, cette erreur logique a ceci de particulier qu’elle est déclenchée par l’énoncé négatif. C’est aussi parce que cette inférence est une inférence non valide logiquement qu’elle est dite « invitée ».

Ainsi, pour traiter (512), le destinataire récupère une prémisse implicitée, par exemple (513) s’il est question de faire une course en montagne, et réalise l’inférence invitée (514) :

(512) Il ne fait pas beau. (513) S’il fait beau, nous irons en excursion (prémisse implicitée). (514) Nous n’irons pas en excursion (conclusion).

Si on admet que l’énoncé négatif implique un contexte d’inférence invitée, nous pouvons formuler comme suit ce mécanisme :

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314 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Procédure de traitement des énoncés négatifs

1. non-P input

2. ¬ P Forme Logique

3. P → Q contexte d’inférence invitée

4. ¬ Q conclusion par inférence invitée

III. 3: PROCEDURE D 'INTERPRETATION DES ENONCES NEGATIFS PAR INFERENCE INVITEE.

La procédure explicitement donnée par Moeschler est cependant plus sophistiquée, car elle cherche à prédire davantage que la simple interprétation d’une éventualité sous la portée de la négation. Notamment, elle cherche à rendre compte de la différence entre les emplois de la négation, classifiés par Ducrot (1984). comme descriptive (exemple ci-dessus), polémiques (réfutatifs, concessifs et réctificatifs / abaissants, cf. Moeschler 1996b et 1997) et métalinguistiques. Ce faisant, Moeschler dresse de manière détaillée les opérations logiques commandées non pas par le traitement d’unités propositionnelles simples mais aussi de plusieurs contenus propositionnels conjoints, voire même de deux énoncés, comme dans les cas de négation polémique. Tous ces traitements fonctionnent selon le moteur ci-dessus d’inférence invitée. On peut d’ailleurs penser que lorsqu’il s’agit de décrire des cas marqués d’emplois, le contexte donne lieu, simplement, à des enrichissements supplé-mentaires variables. Par exemple, les énoncés négatifs métalinguistiques peuvent être analysés comme étant d’abord interprétés normalement avec le moteur de l’inférence invitée, puis le traitement du deuxième contenu propositionnel produit d’autres implicitations. L’interprétation de (515) donnerai t donc lieu finalement à ceci, la prémisse (P → Q) étant déterminée par le second contenu propositionnel « j’ai coupé la viande » :

(515) a. Je n’ai pas coupé le viande, b. j’ai coupé la viande. (516) Traitement de a :

P (« avoir coupé le viande ») → Q (« l’énoncé a est bien formé ») ¬ Q (conclusion par inférence invitée)

Quel que soit le verdict ultime sur la manière dont on traite ce genre d’énoncés, il est très efficace d’avoir une explication des faits de négation en termes d’inférence invitée pour les énoncés négatifs dont le prédicat est un prédicat d’événement.

Il y a encore deux objections possibles au modèle de l’inférence invitée défendu par Moeschler.

Premièrement, la prémisse implicitée pourrait être non pas P → Q mais ¬P → ¬Q. En d’autres termes, le destinataire de « Il ne fait pas beau » récupérerait

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 315 comme hypothèse contextuelle (non(faire beau) → non(faire une excursion) ) sans devoir dériver cette hypothèse d’une quelconque hypothèse contextuelle « positive », à savoir (faire beau → faire une excursion). Cela semblerait effectivement plus direct et plus simple. Relevons que c’est une intuition de ce genre qui conduit Yoshimura (1998) à traiter une partie du processus inférentiel de but (mais) proposé par Blakemore comme introduisant un contexte négatif. Il observe (82), proféré à propos de la personne à consulter pour obtenir un bon conseil économique (à la suite de Blakemore 1987) :

(82) John is not an economist, but he is a businessman. John n’est pas un économiste, mais il est un homme d’affaires.

Rappelons l’explication de Blakemore : si John n’est pas économiste, alors il ne faut pas le consulter, ce qui mène à l’implicitation qu’il ne faut pas consulter John. Cette implicitation se heurte à celle de la proposition introduite par mais, qui fait inférer qu’il faut malgré tout consulter John, parce qu’il a une autre qualité, à savoir celle d’être un homme d’affaires.

Ce n’est pas la proposition introduite par mais qui nous intéresse. C’est l’hypothèse de Yoshimura selon laquelle mais n’est possible que si la proposition qu’il introduit est traitée selon un état cognitif particulier qu’il appelle la structure cognitive de négation (Yoshimura 1998, 113). Nous observons simplement la première partie de l’analyse : elle concerne un énoncé négatif simple, à savoir Jean n’est pas un économiste, dont le fonctionnement est le suivant (Yoshimura 1998, 112, notre traduction)173 :

(517) John n’est pas un économiste.

John n’est pas un économiste prémisse Si John n’est pas un économiste, alors il ne prémisse faut pas le consulter

Il ne faut pas consulter John. conclusion implicitée174

III. 4: REDUCTION DE LA PROPOSITION DE YOSHIMURA A L'INTERPRETATION DES ENONCES NEGATIFS.

On voit immédiatement la parenté et les différences de cette analyse avec celle de Moeschler. Premièrement, la conclusion n’est pas dérivée d’une relation implicative positive. L’explication en est, à notre sens, moins puissante, puisqu’elle applique le

173 Il s’agit donc là d’une partie de l’explication pragmatique de mais, cf. § I.3.3.1 et II.2.1. 174 Chez Yoshimura, comme chez Blakemore : « implication contextuelle » (contextual

implication).

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316 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

schéma d’une inférence déductive traditionnelle sans lever l’opérateur négatif dans la description (mais il est vrai que l’objectif de Yoshimura ne concerne pas directement la négation, pour cet exemple). Mais surtout, Moeschler donne un argument contre le traitement de prémisses négatives. Cet argument, psychologique, repose sur les observations de Warr & Coffman (1969) : les informations positives sont plus facilement traitées que les informations négatives. Il n’est donc pas vraisemblable, en fait, que l’esprit manipule directement des prémisses négatives sans les dériver, et seulement lorsqu’il en a besoin, de prémisses positives (cf. Moeschler 1996b, 124-125). On assume donc avec lui que traiter de représentations négatives implicitées est plus coûteux que de traiter des représentations positives implicitées. Dans le cas de l’exemple ci-dessus (517), il est naturel d’admettre que le destinataire dispose d’une prémisse implicitée positive, à savoir une conditionnelle simple Si John est un économiste, alors il faut le consulter. Dès lors, la description de Yoshimura – mais aussi celle de Blakemore –, si elle admettait ce principe, donnerait aussi une description qui fait intervenir une erreur logique, comme l’inférence invitée.

La deuxième objection est plutôt une divergence possible dans l’analyse qui mène de (¬P) et (P → Q) à la conclusion ¬Q. Le modèle de l’inférence invitée présenté par Moeschler assume qu’une erreur logique soit pragmatiquement efficace et pertinente. Cette position mène d’ailleurs à la conclusion que la proposition ¬Q est une implicitation. Une autre position consisterait à ne pas recourir à une erreur logique mais à une prémisse implicitée. Ainsi, (P → Q) permettrait de récupérer une prémisse implicitée (P ↔ Q) qui justifierait alors logiquement la conclusion ¬Q, dès lors que la biconditionnelle implique (¬P → ¬Q). Ce raisonnement aurait la forme suivante :

1. non-P

2. ¬ P

3. P → Q

4. P ↔ Q (prémisse implicitée)

5. ¬P → ¬Q

6. ¬Q

III. 5: PROCEDURE D 'INTERPRETATION DES ENONCES NEGATIFS PAR BICONDITIONNELLE IMPLICITEE.

Ce modèle, plausible, présente l’avantage d’être logiquement consistant, bien qu’il implique une série de dérivations. Pour Moeschler, le modèle de l’inférence invitée l’est davantage. En effet, il y a dans chacun de ces deux modèles une opération non logique à expliciter : une erreur logique dans le modèle de l’inférence invitée et une prémisse implicitée dans le modèle ci-dessus, prémisse récupérée ou reconstruite sur des bases non formalisées puisque (P ↔ Q) ne résulte aucunement des deux autres

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 317 prémisses. Il n’y aurait donc pas de différence cruciale entre ces deux modèles, et le modèle de l’inférence invitée permet de rendre compte de l’automatisme avec lequel le destinataire récupère la conclusion, puisque le traitement par inférence invitée est plus économique que le modèle par dérivations logiques. Toutefois, l’ensemble de l’analyse que nous menons est transposable sans perte dans le modèle par bicondition-nelle implicitée.

Le modèle de l’inférence invitée, qui prend en charge l’ensemble des interprétations des énoncés négatifs, est un modèle qui permet aussi d’expliquer l’interprétation temporelle des énoncés négatifs. C’est ce que nous nous proposons de montrer dans les pages qui suivent.

3.2. Procédure temporelle d’interprétation par défaut

Si l’inférence invitée permet d’expliquer l’interprétation « informative » des énoncés négatifs, à savoir leur contenu propositionnel et leur enrichissement pragmatique, elle ne suffit pas en tant que telle à expliquer le comportement temporel des énoncés négatifs. Il est nécessaire et possible d’avoir un degré supérieur de spécification. Nous défendrons ici l’hypothèse que le résultat temporel de l’interprétation des énoncés négatifs est le produit d’une inférence invitée spécifiquement temporelle.

En effet, un énoncé véhicule plusieurs types d’information. Outre les informations sui-référentielles au sens strict, à savoir celles qui concernent le processus de décodage linguistique, l’énoncé communique de l’information au sens traditionnellement décrit comme « thématique » ou « topical ». L’analyse en termes d’inférence invitée permet de prédire quelle sera la proposition, en fonction du contexte, qui constituera cette information (l’intention informative du locuteur, pour la Théorie de la Pertinence). Mais l’énoncé véhicule d’autres informations. Parmi celles-ci, il faut compter comme primordiales les informations temporelles et spatiales. Notre hypothèse est que la négation, outre qu’elle oriente la récupération d’informations au niveau thématique, déclenche une série d’instructions, organisées en procédure, qui concernent par défaut l’annulation de la référence temporelle de la proposition. L’enrichissement, à savoir la récupération de cette référence temporelle, lorsqu’une telle référence temporelle est nécessaire, sera décrite ensuite. Cette procédure temporelle « fondamentale » des énoncés négatifs est formalisable par le moteur de l’inférence invitée175. Le recours à ce type d’inférence se justifie en ce qu’elle prédit l’accès au contexte tel que la négation le commande de manière générale.

175 Des premières tentatives en ce sens ont été proposées antérieurement (cf. Saussure 1997b,

1998b et 1998c).

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318 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

L’hypothèse que nous avons faite stipule que l’interprétation par défaut des énoncés négatifs bloque les inférences directionnelles, hypothèse que nous avons enrichie d’une composante explicative : si par défaut les inférences directionnelles sont bloquées, c’est parce que par défaut, la négation a une portée large sur la forme propositionnelle. Cette forme propositionnelle, donc, ne contient pas l’opérateur négatif ; si elle ne contient pas l’opérateur négatif, elle sature ses référents, y compris sa référence temporelle. Nous en rendons compte ici en dissociant le contenu propositionnel « informationnel » P de sa référ ence temporelle E, les deux formant ensemble la forme propositionnelle de l’énoncé Q. La négation porte sur Q, et ceci correspond à l’interprétation par défaut de l’énoncé négatif. Q correspond donc à ce que nous avions noté plus haut comme l’éventualité et sa référence temporelle, et la sortie interprétative par défaut correspond donc à ce que nous avions noté ¬ (EE). Voici donc cette première hypothèse procédurale :

Hypothèse procédurale sur le traitement temporel par défaut des énoncés négatifs : De l’énoncé non-P, le destinataire tire la forme logique ¬ (P) ; Le destinataire extrait l’éventualité P ; Le destinataire accède au contexte d’inférence invitée P→Q, où Q est l’information temporellement saturée combinée à la forme propositionnelle que la négation prend dans sa portée : Q = il existe une référence temporelle E telle que P est le cas ; Le destinataire tire par inférence invitée l’interprétation par défaut de l’énoncé négatif, à savoir ¬Q. L’énoncé bloque les inférences directionnelles.

Cette formalisation de la portée large de la négation concerne donc spécifiquement les énoncés négatifs dont la proposition dénote une éventualité. On remarque que le premier pas de cette procédure par défaut consiste à récupérer, ou extraire, l’éventualité P. Cette opération repose sur une hypothèse qui n’est pas très éloignée du postulat polyphonique de Ducrot évoqué au § 2.2.4 (bien que nous ne parlerons pas de différents « énonciateurs ») : d’un énoncé négatif, à un moment ou à un autre, le destinataire doit extraire la teneur « positive » qui entre dans le champ de l’opérateur. Cela signifie, plus clairement, que le destinataire, au niveau cognitif, ignorerait l’opérateur négatif durant le processus de construction de la forme propositionnelle de l’énoncé ; ce ne serait que lorsque ce processus est complet qu’il introduit l’opérateur, avec une portée large, grâce au mécanisme de l’inférence invitée176. Ainsi, on peut rendre compte i) du fait que les indications temporelles (commandées par les temps verbaux en particulier, mais aussi par les autres facteurs auxquels l’énoncé donne accès) entrent pleinement dans la forme propositionnelle de l’énoncé, et ii) que la négation porte non seulement sur le contenu informationnel à proprement parler, mais aussi sur sa référence temporelle.

176 Cette hypothèse est cohérente avec l’idée que l’esprit manipule préférentiellement des

propositions « positives », le calcul des opérations négatives intervenant dans un second temps.

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 319

Nous obtenons donc une interprétation par défaut des énoncés négatifs qui correspond, grosso modo, à la solution (S.)D.R.T. ; cependant, nous ne parlerons pas de faits, nous bornant à constater que la coordonnée E est dans la portée de l’opérateur, et que les inférences directionnelles sont bloquées par la négation. Les exemples présentés au chapitre 1 de cette partie sont donc traitables par cette hypothèse.

Cela soulève toutefois un problème pour la computation temporelle et l’ordonnancement auquel donne lieu l’énoncé négatif. Si E est dans la portée de la négation, que faire alors du fait que les énoncés négatifs ne disent pas qu’une éventualité n’est pas le cas de toute éternité mais plutôt, d’ordinaire, que l’éventualité n’est pas le cas dans une certaine période par ailleurs considérée. Nous avons déjà évoqué la réponse possible qu’on peut donner à cette question. Dans toutes les computations d’ordre temporel, nous faisons l’hypothèse que le destinataire récupère (sauf pour les cas de « vérité générale » comme La terre est ronde) une période de restriction qui le force de manière générale à positionner la référence temporelle E à l’intérieur de ses bornes. Au passé simple ou à l’imparfait, cette période de restriction sert d’abord à positionner le point R, généralement directement disponible dans l’environnement cognitif, et qui se trouve en relation de simultanéité ou de recouvrement avec E. Dans certains cas de passé composé et de plus-que-parfait, la période de restriction concerne le point R seul 177 (sur la période de restriction, cf. § II.1.2). En fait, on peut dire que les conditions de vérité de l’énoncé sont évaluées au point E, lui-même à l’intérieur de la période de restriction ; au passé simple, comme E est identique à R, les conditions de vérité sont directement évaluées à R. On peut considérer que lorsque E est dans la portée de l’opérateur négatif, comme c’est le cas par défaut pour les énoncés négatifs, les choses sont un peu différentes, et ce uniquement parce que les conditions de vérité de la proposition P ne doivent jamais être satisfaites, au sein d’une période de restriction, pour que les conditions de vérité de l’énoncé négatif ¬P soient, elles, satisfaites sur l’ensemble de cette période.

En d’autres termes, l’évaluation des conditions de vérité doit prendre en compte soit le point E possible, soit la période de restriction temporelle, disponible ou inférée. Prenons trois exemples dans lesquels il y a un point R disponible pour évaluer les conditions de vérité sur E au passé simple :

(332) Jacques emprunta l’autoroute. Il ne s’arrêta pas à la station-service. (518) Max dormit comme un loir. Il ne se leva pas. (519) Bianca chanta l’air des bijoux. Igor ne l’accompagna pas au piano.

Lorsque un point R a été donné par un énoncé précédent, les configurations possibles sont les configurations ordinaires : soit il y a inférence en avant, et

177 Dans les énoncés au passé composé, et dans certains cas au plus-que-parfait, la période de

restriction peut concerner le point R et non E pour des raisons essentiellement dues au potentiel offert par le temps de l’auxiliaire, comme dans « Maintenant il a plu », cf. § II.3.

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320 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

l’interprétation conclut à la négation de rupture, comme en (332), dans lequel on ne peut évaluer les conditions de vérité de Ne pas s’arrêter (Jacques) qu’après l’entrée sur l’autoroute, tout comme son contraire positif S’arrêter (Jacques), soit une situation d’encapsulation, comme dans (518) ou (519).

Si le destinataire ne dispose pas de point de référence mémorisé mais seulement d’une période de restriction, le calcul n’est pas tout-à-fait le même. En pareil cas, pour traiter un énoncé positif, nous assumions que le destinataire créait un point R plus ou moins arbitrairement à l’intérieur d’une période de restriction. C’est ce qui permettait de positionner la première de deux éventualités toutes deux situées dans la même période de restriction178 puis d’appliquer l’instruction par défaut du passé simple pour obtenir l’inférence en avant, comme dans (94) :

(94) Cette nuit-là, Pierre quitta la maison sans bruit, traversa le jardin, escalada le mur et courut jusqu’à la ferme des conspirateurs.

En ce qui concerne les énoncés négatifs, puisque E est dans la portée de la négation et que les inférences directionnelles sont bloquées, alors l’éventualité est fausse (et l’énoncé vrai), sauf indication particulière, sur l’entièreté de la période de restriction, comme dans (520). C’est ce qui explique l’absence d’ordre temporel entre les propositions suivantes :

(520) Cette nuit-là, Pierre ne quitta pas la maison, ne traversa pas le jardin, n’escalada pas le mur ni ne courut jusqu’à la ferme des conspirateurs.

Aucune de ces actions n’étant réalisées, il est légitime, dans l’interprétation par défaut, de considérer que « rien ne se passe » sur toute la période de restriction dénotée par Cette nuit-là. On voit maintenant plus clairement que l’énoncé négatif, par défaut, est encapsulé (cf. § II.1.3.2) : comme dans « Bianca chanta l’air des bijoux ; Igor l’accompagna au piano », qui présente une situation de directionnalité nulle, l’énoncé (520) présente aussi une « liste », temporellement non-ordonnée, de propositions. Et tout comme l’exemple de Bianca et Igor, (520) constitue la description d’une situation encapsulée. Le cas le plus typique est marqué par un encapsulant explicite, qu’il soit positif ou négatif, comme dans (521) et (522) :

(521) Cette nuit-là, Pierre dormit du sommeil du juste. Il ne quitta pas la maison, ne traversa pas le jardin, n’escalada pas le mur ni ne courut jusqu’à la ferme des conspirateurs.

(522) Cette nuit-là, Pierre ne réalisa aucun de ses plans. Il ne quitta pas la maison, ne traversa pas le jardin, n’escalada pas le mur ni ne courut jusqu’à la ferme des conspirateurs.

Venons-en donc à la procédure temporelle de la négation. Elle se déroule toute seule, en reprenant les termes généraux de l’analyse de Moeschler de la négation

178 Nous éloignant sur ce point des approches qui identifient le point R avec la période de

restriction, cf. § II.1.2.

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 321 (Moeschler 1997) et en lui appliquant l’hypothèse du blocage par défaut des inférences directionnelles. Elle correspond donc à ceci pour les interprétations par défaut :

Procédure temporelle de la négation – interprétation par défaut non-P input ¬ (P) forme logique P→Q ; Q = (∃ E tel que P) hypothèse contextuelle

¬ Q Portée large de la négation sur la forme propositionnelle. Encapsulation ; direction nulle.

III. 6: INTERPRETATION TEMPORELLE PAR DEFAUT DES ENONCES NEGATIFS .

Pour illustrer le propos, on peut faire passer un exemple dans cette procédure. Prenons le deuxième énoncé de (267) :

(267) Elle ne lui montra pas ses cahiers. Elle ne lui parla pas de ses parents.

non-P input ¬ (P) ; P = parler de ses parents (elle) forme logique P→Q ; Q = ( ∃ E tel que P) ; E = t1 hypothèse contextuelle

¬ Q portée large de la négation = ¬ (∃t1 tel que parler de ses parents (elle)) sur la forme propositionnelle.

III. 7: INTERPRETATION TEMPORELLE PAR DEFAUT DES ENONCES NEGATIFS

(EXEMPLIFICATION).

Nous disposons ici d’une procédure par défaut qui produit un résultat dans lequel les inférences directionnelles sont bloquées. La forme à laquelle nous sommes parvenus correspond relativement à la forme proposée par Amsili & Le Draoulec et Amsili & Hathout : l’opérateur porte sur la combinaison d’un moment et d’une éventualité. Il faut préciser que l’énoncé négatif ne communique pas, bien entendu, de ce « moment » qu’il n’a jamais eu lieu ; il communique qu’il n’y a pas eu de moment quelconque t au sein de la période de restriction, tel que l’éventualité soit vraie à t. Si nous sommes ici proches de l’analyse de la (S.)D.R.T., nous en sommes éloignés sur deux points : premièrement, notre procédure par défaut ne spécifie pas la catégorie sémantico-aspectuelle de l’énoncé négatif, et deuxièmement, il ne s’agit ici que d’une interprétation par défaut, alors que pour la (S.)D.R.T. cela correspondrait à l’interprétation des phrases négatives en général.

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322 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Il faut maintenant pouvoir rendre compte des cas de négation de rupture, à savoir les cas dans lesquels la phrase négative produit l’inférence d’une éventualité qui fait progresser le temps. Avant de donner la partie de la procédure qui concerne spécifiquement cet enrichissement, on reviendra sur les différents exemples en tentant de dégager d’une part les conditions contextuelles qui président au déclenchement de cet enrichissement, et d’autre part les caractéristiques de l’éventualité inférée par rapport à celles qui sont sous la portée de la négation.

3.3. Interprétation de la négation de rupture

3.3.1. Introduction

Il faut ici faire une précision importante : comme nous cherchons à rendre compte des relations temporelles, notre objectif n’est pas de détailler tous les cas où un énoncé négatif donne lieu à une représentation positive, ni de déterminer à quelles conditions la négation donne lieu à une représentation positive d’une éventualité. Il est possible que les phrases négatives donnent toujours lieu à une représentation positive, comme le soutient par exemple Katz (1972) et toute une tradition philosophique avant lui. Comme on l’a soutenu, il est toutefois plus vraisemblable, en particulier au vu des exemples pour lesquels cette représentation semble extrêmement difficile à préciser (cf. exemple (484) § 2.2.4179), que l’inférence d’une éventualité positive ne concerne qu’un certain nombre de cas, dans des conditions contextuelles particulières. Notre objectif est d’abord de rendre compte d’un sous-type de ces cas pour lesquels nous avons de bonnes raisons de penser qu’ils donnent effectivement lieu à une inférence en avant, à savoir les cas dans lesquels l’opérateur négatif ne bloque pas les inférences directionnelles et en particulier l’inférence en avant. Mais l’observation de ces cas permet de conclure à une procédure générale de la négation qui inclut les cas dans lesquels l’énoncé négatif donne effectivement lieu à l’inférence d’une éventualité positive, que celle-ci fasse ou non progresser le temps. Nous parlerons alors d’interprétation contrainte, conformément à notre terminologie habituelle.

Notre hypothèse stipule qu’une interprétation de rupture intervient lorsque l’interprétation par défaut n’est pas pertinente. C’est à mieux cerner la négation de rupture, ses condition d’émergence comme interprétation d’un énoncé négatif, et le résultat, en termes d’inférence, auquel elle donne lieu, qu’est consacré ce paragraphe.

Nous commencerons par dégager deux types de négation de rupture. Premièrement, un nombre courant de cas concerne les énoncés négatifs qui donnent

179 (484) Le chien n’est pas à côté de l’homme.

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 323 lieu à une réduction de la portée de la négation sur un élément interne au prédicat. Nous en avons vu des exemples plus haut, notamment « Bertrand ne marcha pas longtemps ». Deuxièmement, nous observerons les énoncés pour l’interprétation desquels le destinataire réduit la portée de la négation sur l’ensemble du prédicat : l’éventualité sous la portée de la négation est alors effectivement fausse ; c’est le cas habituellement décrit sous le terme d’événements négatifs. Le cas des événements négatifs constitue l’essentiel des difficultés qu’on rencontre dans le traitement des énoncés négatifs, c’est pourquoi ce paragraphe sera essentiellement consacré aux exemples d’événements négatifs.

3.3.2. Négation de rupture par réduction de portée sur le complément

On a observé (§ 2.2.2) que certaines conditions structurelles donnent généralement lieu à la réduction de la portée de la négation sur une partie seule du prédicat, en particulier lorsque le prédicat est modifié par une expression (un adverbe) ou une complémentation qui vient compléter la dénotation du prédicat. Cette réduction de portée est généralement le cas, et l’énoncé « présuppose » alors l’éventualité. Ces énoncés rendent généralement non-pertinente la lecture par défaut, comme en (451) qui s’interprète facilement comme une négation de rupture. L’éventualité est alors assertée, mais le destinataire est amené à inférer une autre modification du prédicat, comme en (523). De même, (524) s’interprète facilement comme une négation de rupture, et l’éventualité inférée est par exemple (525).

(451) Bertrand ne marcha pas longtemps. (523) ðBertrand marcha peu de temps. (524) Bertrand ne marcha pas lentement. (525) ðBertrand marcha vite.

En d’autres termes, si nous désignons les compléments explicites par χ et les compléments inférés χ’, on dira que le destinataire a annulé les compléments χ, à savoir longtemps et lentement, et a inféré d’autres compléments χ’, à savoir peu de temps et vite. Le traitement de ces exemples est un enrichissement simple de la procédure temporelle de la négation. Le complément χ’, toutefois, n’est pas n’importe quel complément : c’est un complément qui est inconsistant avec le complément χ, puisque χ est précisément nié. Le destinataire infère χ’ en fonction des données contextuelles accessibles, mais si les possibilités sont binaires, comme dans les exemples ci-dessus (i.e. à chaque complément correspond un opposé), alors χ’ est cet opposé. L’inconsistance nécessaire entre χ’ et χ correspond à ceci :

χ’ → ¬ χ

L’enrichissement se résume ainsi :

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324 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Procédure d’enrichissement (1) SI la portée large de la négation est non-pertinente, alors SI le prédicat est modifié par un complément, alors Réduire la portée sur le complément χ. Inférer un autre complément χ’ tel que χ’ → ¬ χ.

III. 8: ENRICHISSEMENT DE L'INTERPRETATION TEMPORELLE DES ENONCES NEGATIFS.

D’autres constructions conduisent à des situations semblables. Notamment, les constructions en ne…pas…que présentent, au moins lorsque le prédicat est non-statif, la particularité d’asserter l’éventualité qui est dans la portée de la négation, en donnant à inférer davantage que le terme introduit par que. Ainsi, dans (526) et (528), le destinataire interprète respectivement (527) et (529) :

(526) Jean-Henry ne mangea pas qu’une entrecôte. (527) ð Jean-Henry mangea une entrecôte plus autre chose. (528) Frédéric ne se passionna pas que pour La recherche du temps perdu. (529) ð Frédéric se passionna pour La recherche du temps perdu et pour d’autres

oeuvres.

Certains exemples peuvent donner lieu à l’inférence d’une autre éventualité que celle qui est dans la portée de la négation ; elle vient alors la compléter pour former une éventualité complexe. Si (530) permet dans certains contextes l’inférence de avoir plus d’un enfant (Marie-Hélène), un enrichissement du type de (531) est aussi parfaitement possible :

(530) Cette année-là, Marie-Hélène n’eut pas qu’un enfant. (531) ð Cette année -là, Marie-Hélène eut un enfant et sa vie connut d’autres

changements, notamment un déménagement à Gibraltar.

Nous considérerons que ces cas de figure sont récupérés comme rendant non-pertinente l’interprétation par défaut. Ils donnent lieu au même type d’enrichissement que dans le cas de la réduction de portée sur le complément. Ici, le destinataire réduit la portée sur le terme introduit par que dont le rôle est de fournir une complémentation à l’éventualité. Ici aussi, le destinataire récupère l’éventualité positive, plus un complément χ’ destiné à remplacer la complémentation niée. Mais dans ce cas précis, χ’ n’est pas inconsistant avec χ, il est inconsistant avec « seulement χ ».

Ceci dit, les énoncés négatifs avec un adverbe, comme « Bertrand ne marcha pas lentement » peuvent dans certains cas correspondre à la catégorie générale que nous avons groupée sous le terme de événement négatif et que nous allo ns observer en détail. En effet, (524) peut servir à communiquer une éventualité sensiblement différente de marcher, par exemple (532) :

(532) ðBertrand courut.

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 325

Dans ce cas, il faut admettre que ce n’est pas seulement le complément lentement qui est sous la portée de la négation, mais c’est le prédicat dans son entier : il n’est pas le cas que Bertrand marche. Le destinataire a inféré une autre éventualité, à savoir courir qui peut à certains égards être considérée comme l’opposé de marcher ; pour réaliser cette interprétation, le destinataire a appliqué une procédure d’enrichissement assez proche de celle qu’on vient de voir, mais dont l’enjeu n’est pas une complémentation mais l’éventualité elle-même. C’est ce mécanisme dont nous voudrions rendre compte maintenant.

3.3.3. Négation de rupture par réduction de portée sur l’éventualité

Reprenons les cas de négation de rupture que nous avons observés plus haut, en commençant par les énoncés qui favorisent une lecture de rupture même sans expression temporelle (connecteur temporel) ou expression procédurale portant sur l’événement (comme plus) :

(331) Jacques ne s’arrêta pas à la station-service. (334) Elle ne le voulut pas. (335) L’autre ne prit pas de détour. (336) Elle ne se laissa pas faire. (340) Frédéric n’invita pas le citoyen (Flaubert, L’éducation sentimentale). (343) La résistance ne dura pas (Flaubert, L’éducation sentimentale). (344) Mlle Vatnaz ne répondit rien (Flaubert, L’éducation sentimentale). (345) Il ne regretta rien (Flaubert, L’éducation sentimentale).

Comme nous l’avons relevé plus haut, ces énoncés ne bloquent pas les inférences directionnelles spécifiées par les facteurs d’inférence directionnelle (connecteurs, temps verbaux, règles conceptuelles). À certaines conditions contextuelles, ces énoncés donnent une lecture par défaut sous-informative, et sont enrichis de telle sorte que les inférences directionnelles soient pleinement applicables. Nous verrons maintenant à quelles conditions cet enrichissement peut avoir lieu.

Il convient d’abord de rappeler, comme cela a été vu au § 1.1.4, que ce ne sont pas les propriétés sémantico-aspectuelles des prédicats qui sont en jeu. Le test classique de la télicité permet de confirmer que ces prédicats ont des caractéristiques variables, puisque l’éventualité sous la portée de la négation est télique en (331), comme en témoigne (533), mais ce n’est pas le cas, par exemple, de (336), comme le montre (534) :

(533) Jacques s’arrêta à la station-service en dix secondes. (534) ? Elle se laissa faire en dix minutes180.

180 On exclut ici l’interprétation selon laquelle la période introduite par en est la période au

bout de laquelle le personnage commence à se laisser faire.

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326 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

On notera que « s’arrêter » permet d’inférer être arrêté, éventualité atélique, ce qui explique qu’on puisse aussi avoir pendant comme en (535) :

(535) Jacques s’arrêta à la station-service pendant dix minutes.

De plus, au passé composé, à contexte neutre, il n’y a plus de facteur déclenchant l’inférence en avant, et ces énoncés ne donnent pas lieu à une interprétation de rupture. Le passé composé donne toutefois lieu à d’autres effets (cf. § II.3.1.2). En particulier, ils déclenchent l’accès à une conséquence dans le présent, comme dans l’exemple canonique de Wilson & Sperber (1993) « J’ai mangé », qui implicite je n’ai pas faim. Par exemple :

(536) Jacques ne s’est pas arrêté à la station-service. Conséquence possible : Jacques n’a pas de bidon d’huile de réserve (il n’en a pas acheté à la station-service).

(537) Elle ne l’a pas voulu. Conséquence possible : c’est par négligence qu’elle a commis une faute.

Pour (343)181, la transposition produit des effets un peu plus sophistiqués, mais la différence n’est pas une différence qualitative. L’énoncé comporte un verbe aspectuel (durer), qui favorise une lecture comme passé composé de l’antériorité, donc proche du passé simple ; cependant, cette lecture n’est pas obligatoire puisqu’on peut utiliser (538) pour communiquer (539) :

(538) La résistance n’a pas duré. (539) ð Les adversaires sont faibles.

Il faut aussi remarquer que pour ces exemples, l’interprétation de rupture n’est pas nécessairement le cas. Ainsi, rien n’indique que les séquences d’énoncés suivantes provoquent une inférence en avant :

(540) Jacques ne prit pas sa voiture. Il ne s’arrêta pas à la station service. (541) Ses collaborateurs n’obtinrent pas qu’elle leur donne le document. Elle ne le

voulut pas. (542) L’autre lui expliqua les choses brutalement. Il ne prit pas de détour. (543) Ses collaborateurs n’obtinrent pas sa démission. Elle ne se laissa pas faire.

Certains exemples de négation de rupture contiennent un connecteur temporel :

(333) What happened next is that the consulate didn’t give us our visa (Horn 1989, 55). Ce qui arriva ensuite, c’est que le consulat ne nous délivra pas notre visa.

(369) Nous nous disputâmes avec le secrétaire d’ambassade, après quoi le consulat ne nous délivra pas notre visa.

(337) Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire (Flaubert, L’éducation sentimentale).

181 (343) La résistance ne dura pas

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 327

(339) Et personne dans la voiture ne parla plus (Flaubert, L’éducation sentimentale). (346) Elle disparut d’abord, puis il n’y eut plus de bruit (Giono, Que ma joie

demeure). (366) Jacques emprunta l’autoroute, puis il ne s’arrêta pas à la station-service. (367) Jacques ne s’arrêta pas à la station-service, puis il n’emprunta pas l’autoroute. (368) Jacques n’emprunta pas l’autoroute, puis il ne s’arrêta pas à la station-service. (435) Il rentra chez lui. Puis, contrairement à ce qu’il avait initialement prévu, il ne

téléphona pas à son ami.

Mais là encore, nous savons que le connecteur ne suffit pas à déclencher une interprétation de rupture, puisque par défaut la négation bloque les inférences directionnelles, comme en témoignent les nombreux exemples que nous avons observés plus haut, qui sont mal formés avec un connecteur.

Dans tous ces exemples, plusieurs facteurs d’inférence directionnelle convergent : le passé simple, mais aussi le connecteur. Pour certains d’entre eux, l’inférence en avant est encore favorisée par la présence d’une expression procédurale particulière, à savoir plus. Nous avons noté plus haut que plus n’est pas une alternative à la négation en ne…pas mais fonctionne comme une expression procédurale à part entière et n’annule en rien les instructions de la négation : plus provoque l’inférence que l’éventualité était le cas avant le moment considéré. La construction ne….plus ne produit cependant pas automatiquement une progression temporelle : (544), au passé composé, ne donne pas nécessairement lieu à une inférence en avant. Toutefois pour être interprétable, une période de restriction est indispensable ; cet énoncé s’interprète naturellement comme une négation par défaut, mais permet par ailleurs de tirer l’implicitation que des tremblements de terre ont eu lieu avant la période de restriction :

(544) Il n’y a plus eu de tremblement de terre en France ces dix dernières années.

Si l’interprétation de rupture autorise donc les inférences directionnelles, certaines conditions minimales sont cependant requises dans le cas où le seul facteur d’inférence directionnelle est une règle conceptuelle. Une règle conceptuelle peut être récupérée de deux manières pour conduire à une interprétation de l’énoncé négatif comme négation de rupture : soit de manière « normale », si l’énoncé négatif donne directement accès au deuxième terme de la règle, soit par le biais de la négation de ce deuxième terme. Reprenons ces deux cas de figure.

Premièrement, le destinataire peut accéder à une règle conceptuelle « positive » et l’appliquer normalement. Pour cela, d’une part l’énoncé négatif doit donner le deuxième terme normal de la règle, et d’autre part il est nécessaire que le premier terme de la règle soit disponible comme éventualité « positive », soit que le premier énoncé soit lui-même positif, soit qu’il permette d’inférer ce premier terme (sa forme positive ou négative étant à cet égard indifférente).

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328 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Ainsi, dans (545), le premier terme de la règle est directement disponible à cause de l’énoncé positif : cette règle conceptuelle se paraphrase par se disputer avec y (x) > refuser de rendre service à x (y) :

(545) Max s’est disputé avec le secrétaire d’ambassade. Le consulat ne lui a pas délivré son visa.

Mais cet exemple peut donner lieu à d’autres interprétations, puisque Max a pu se disputer avec le secrétaire d’ambassade à cause du refus du visa. Cette observation ne vaut pas pour d’autres exemples, comme (546), qui fait intervenir une règle qui relie la lecture d’une sentence de condamnation et la douleur de l’accusé :

(546) Le juge a lu la sentence. L’accusé n’a pas retenu ses larmes.

Dans (547) et (548), le premier terme de la règle est inféré à partir du premier énoncé ; qu’il soit positif ou négatif n’a pas d’importance à cet égard :

(547) Le juge a fait son travail. L’accusé n’a pas retenu ses larmes. (548) Le juge n’a pas failli à sa mission. L’accusé n’a pas retenu ses larmes.

Il faut relever que lorsque le seul facteur directionnel est une règle conceptuelle et que la deuxième éventualité est un état, ce sont les mêmes critères qui s’appliquent. On le voit ici, avec la règle allumer une cigarette (x) > avoir un goût (le tabac).

(549) Le juge a allumé une cigarette. La fièvre ne donnait pas au tabac un goût de fiel.

(550) Le juge n’a pas hésité à allumer une cigarette. La fièvre ne donnait pas au tabac un goût de fiel.

Lorsque les deux termes de la règles sont sous la négation, en principe la règle ne s’applique pas, comme on l’a vu au § 1.1.2. Cependant, on ne peut pas exclure la possibilité pour le destinataire d’inférer une règle conceptuelle différente à partir d’un tel cas de figure, si le contexte l’exige.

Deuxièmement, une règle conceptuelle peut être récupérée puis niée dans son deuxième terme ; la négation de ce deuxième terme peut alors produire une interprétation de rupture, comme en (551), qui convoque la règle pousser (x,y) > tomber (y) , règle dont la réalisation est niée :

(551) Paul a poussé Max. Max n’est pas tombé.

Ici, le deuxième énoncé donne une lecture de rupture par ces deux faits : i) le premier terme d’une règle conceptuelle est asserté ; ii) le deuxième terme de la règle est nié.

Autrement dit, pour qu’une règle conceptuelle puisse remplir la condition nécessaire d’inférence directionnelle pour la négation de rupture, il faut soit qu’elle soit accessible dans ses deux termes, soit que le deuxième énoncé nie l’occurrence du deuxième terme attendu.

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 329

Ces conditions, tant linguistiques que conceptuelles, ne sont, rappelons-le encore une fois, que des conditions minimales nécessaires et non suffisantes.

L’hypothèse que nous faisons, dont nous avons déjà évoqué le principe, est la suivante. Une interprétation de rupture est tentée lorsque l’interprétation par défaut est sous-informative, i.e. ne satisfait pas les attentes de pertinence. En d’autres termes, le facteur de déclenchement de l’interprétation de rupture n’est pas la présence ou non de facteurs lexicaux, sémantiques ou simplement conceptuels, mais la non-obtention d’effet cognitif à l’issue du traitement par défaut. Elle est ensuite réalisable, à deux conditions : i) que les facteurs d’inférence directionnelle spécifient une inférence en avant, et ii) que le destinataire soit capable d’associer contextuellement la r éférence temporelle obtenue par inférence en avant à une éventualité qui soit le cas. Cette hypothèse se présente donc basiquement comme suit :

Hypothèse sur l’interprétation de rupture : Si l’interprétation par défaut ne produit pas d’effet cognitif satisfaisant, le destinataire tente une autre interprétation. Si les facteurs d’inférence directionnelle spécifient une inférence en avant, et si le destinataire peut inférer une éventualité positive qui soit le cas au moment donné par l’inférence en avant, alors le destinataire le fait et réalise ainsi une interprétation de rupture de l’énoncé négatif.

Pour l’illustrer, nous observerons ici le traitement auquel donne lieu notre exemple prototypique de négation de rupture :

(330) Jacques prit sa voiture. Il ne s’arrêta pas à la station-service.

Notre hypothèse stipule que dans ce cas, le destinataire ne cesse pas le processus de traitement à l’interprétation selon laquelle rien ne se produit , ou, dans les termes de Kamp et Reyle, il n’y a pas d’événement d’un certain type, à savoir s’arrêter à la station-service (Jacques) . En effet, le destinataire, en réalisant cette interprétation par défaut, anticipe un effet cognitif particulier, notamment à cause des relations qu’il connaît entre le fait de circuler en voiture et celui de s’arrêter. Si son interprétation se borne à « rien ne se produisit qui corresponde à s’arrêter », il n’obtient aucune relation entre les éventualités et l’énoncé est sous-informatif dans son interprétation par défaut. Dès lors, il continue son traitement interprétatif en tentant une interprétation de rupture. Les conditions nécessaires d’inférence en avant sont satisfaites, et une autre éventualité est facilement inférable, à savoir Jacques a préféré continuer sa route ou autre chose d’approchant, en fonction du contexte.

Cependant, et ceci est à souligner, puisque les conditions pour une interprétation de rupture sont contextuelles, cet énoncé ne donne pas lieu à une interprétation de rupture dans tous les contextes. Par exemple, il se peut qu’en (552) l’interprétation par défaut soit pleinement suffisante :

(552) Jacques n’emprunta pas l’autoroute. Il ne s’arrêta pas à la station-service.

Si le destinataire peut raisonnablement considérer que l’intention informative du locuteur est de communiquer que ni l’une ni l’autre de ces éventualités ne s’est

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330 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

produite, alors la lecture par défaut est pleinement satisfaisante, et le destinataire encapsule ces deux énoncés, soit pour en faire une éventualité complexe, comme Jacques prit un autre chemin qui ne passe pas par la station-service soit pour enrichir la dénotation d’une éventualité positive fournie précédemment comme dans (553) :

(553) Jacques décida de couper par les départementales. Il n’emprunta pas l’autoroute. Il ne s’arrêta pas à la station-service.

L’approche que nous proposons est donc en résumé la suivante : à certaines conditions contextuelles, que nous allons spécifier, si les facteurs d’inférence directionnelle spécifient une inférence en avant, le destinataire est amené à interpréter plus que ce que dit l’énoncé négatif ; ce faisant, il considère que la référence temporelle E est assertée et que seule l’éventualité elle-même est niée. Il récupère alors une autre éventualité qui est le cas au moment E.

Les conditions contextuelles qui empêchent la satisfaction de l’interprétation par défaut sont complexes. Le seul paramètre véritablement indispensable est le déséquilibre entre l’attente de pertinence du destinataire, en fonction du contexte, et l’interprétation par défaut. Or, ceci n’est pas directement mesurable, et les conditions qui produisent à coup sûr cette situation ne sont pas identifiables clairement. Toutefois, on peut dégager plusieurs situations qui permettent l’interprétation de rupture.

Nous avons vu plus haut l’influence des complémentations, notamment adverbiales. Il faut ici ajouter le cas des compléments temporels comme pendant N temps, qui ne donnent pas à inférer que l’éventualité a eu lieu, donc qui ne réduit pas la portée de la négation sur eux seuls (bien que de telles interprétations soient effectivement possibles), mais qui donne à inférer une éventualité opposée. Dans les exemples suivants, ces éventualités pourraient être, respectivement, se taire et quelque chose comme faire moins mauvais. Le complément temporel pendant N temps empêche la négation de bloquer les inférences directionnelles du fait qu’il borne l’éventualité :

(554) Il ne parla pas pendant dix minutes. Ensuite il explosa. (555) On lui fit signe de se taire, puis il ne parla pas (/plus) pendant dix minutes. (556) La tempête se calma. Ensuite, pendant une heure, il ne plut pas.

Outre les facteurs liés aux complémentations, un certain nombre de paramètres contextuels favorisent l’interprétation de rupture.

Premièrement, et nous l’avons déjà évoqué au § 1.2.1, si l’énoncé précédent est un énoncé positif, particulièrement au passé simple, alors la négation de rupture est favorisée et l’interprétation par défaut a moins de chances d’être pertinente. Cela s’explique par le fait suivant : un énoncé positif au passé simple a donné lieu à la construction d’une représentation mentale d’événement, rendant disponible un point R, et rendant moins coûteuse l’interprétation d’une négat ion de rupture, puisque l’énoncé négatif peut alors être traité par incrémentation de ce point R. C’est

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 331 effectivement le cas dans l’exemple (330)*. Cependant, cela ne suffit pas, puisque cette configuration est aussi le cas pour toutes sortes d’énoncés négatifs naturellement interprétés par défaut, et qui ne donnent donc pas lieu à une inférence directionnelle :

(557) Jacques se reposa. Il ne relut pas son manuscrit. (519) Bianca chanta l’air des bijoux. Igor ne l’accompagna pas au piano.

Ces deux cas ne fonctionnent cependant pas de la même manière, du point de vue des représentations que le destinataire construit. Dans le premier cas, l’énoncé négatif s’encapsule simplement parce qu’il enrichit et précise la dénotation du premier énoncé. Dans le deuxième cas, la situation est un peu plus complexe, puisque le deuxième énoncé annule une hypothèse qui porte sur le concert que donne Bianca, à savoir que vraisemblablement, le destinataire pouvait s’attendre à ce qu’Igor l’accompagne. Ceci dit, qu’Igor accompagne ou non Bianca, les conditions minimales pour la négation de rupture, à savoir le fait que les facteurs déterminant les inférences directionnelles spécifient une inférence en avant, ne sont pas satisfaites puisque le destinataire infère que chanter (x) & accompagner au piano (y,x) donne lieu à un événement complexe, du type donner un concert. S’il n’y a pas ici de négation de rupture, on ne peut omettre que dans ce cas, l’énoncé négatif donne bel et bien lieu à une représentation positive, i.e. à l’inférence d’une éventualité vraie à E. Il s’agit donc d’une interprétation contrainte (i.e. une interprétation qui résulte de contraintes qui empêchent l’interprétation par défaut), mais non de rupture. Nous rendrons compte de ces cas dans la procédure donnée plus bas.

Il y a toutefois une condition supplémentaire nécessaire à l’interprétation de rupture. Il faut en effet que l’énoncé précédent, une fois traité, permette de conclure à ce que l’état impliqué (le post-état dans la terminologie de la S.D.R.T.) soit tel que l’éventualité dans la portée de la négation aurait pu être le cas ; en d’autres termes, l’état impliqué par le premier énoncé doit pouvoir servir de pré-état pour l’éventualité niée. Ainsi, si Jacques prend sa voiture, il peut être le cas qu’il s’arrête à la station-service, parce que l’état impliqué est tel que Jacques est en train de rouler. Cette condition n’est pas remplie lorsque le premier énoncé est, par exemple, « Jacques laissa sa voiture au garage », et l’énoncé négatif ne peut recevoir d’interprétation de rupture :

(558) Jacques laissa sa voiture au garage. Il ne s’arrêta pas à la station-service.

Certains des exemples que nous avons fournis ont en outre une particularité : ils annulent une hypothèse anticipatoire. Nous entendons par là le fait suivant : le destinataire s’attend à ce qu’une éventualité se produise, même si cette éventualité n’est pas clairement déterminée dans l’esprit du destinataire, et l’énoncé négatif contredit explicitement l’occurrence de cette éventualité. L’effet cognitif obtenu dans l’interprétation de rupture est alors non seulement la création d’une nouvelle éventualité inférée, mais aussi l’annulation d’une hypothèse anticipatoire. C’est ce

* (330) Jacques prit sa voiture. Il ne s’arrêta pas à la station-service.

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332 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

que montraient les exemples d’Amsili & Le Draoulec où nous avons rajouté une explicitation de cette attente :

(435) Il rentra chez lui. Puis, contrairement à ce qu’il avait initialement prévu, il ne téléphona pas à son ami.

(438) Il rentra chez lui. Puis, contrairement à ce qu’il avait initialement prévu, il renonça à téléphoner à son ami.

Le destinataire des énoncés suivants, selon nous, interprète l’éventualité niée comme dénotant un événement qui fait progresser le temps parce qu’il a une hypothèse anticipatoire. Explicitons-en quelques possibilités :

(444) Quand il ne s’arrêta pas à la station-service, sa femme sentit son inquiétude grandir.

(444)’ Quand il ne s’arrêta pas à la station-service comme il aurait dû, sa femme sentit son inquiétude grandir.

(445) Quand il ne lui a pas rendu sa bague, elle est partie en pleurs. (445)’ Quand il ne lui a pas rendu sa bague, ce qu’elle espérait , elle est partie en

pleurs.

L’hypothèse anticipatoire, dans ces exemples, est également assumée par un personnage. Mais cela n’est pas nécessaire pour avoir l’interprétation de rupture. On peut facilement donner des hypothèses anticipatoires (H.A.) de ce type pour les exemples que nous avons fourni plus haut :

(333) What happened next is that the consulate didn’t give us our visa (Horn 1989, 55). Ce qui arriva ensuite, c’est que le consulat ne nous délivra pas notre visa. H.A. : Le consulat doit délivrer le visa.

(337) Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire (Flaubert, L’éducation sentimentale). H.A. : Les personnages continuent à se parler.

(339) Et personne dans la voiture ne parla plus (Flaubert, L’éducation sentimentale). idem.

(366) Jacques emprunta l’autoroute, puis il ne s’arrêta pas à la station-service. H.A. : D’ordinaire Jacques s’arrête à la station-service lorsqu’il a emprunté l’autoroute.

(367) Jacques ne s’arrêta pas à la station-service, puis il n’emprunta pas l’autoroute. H.A. : D’ordinaire Jacques s’arrête à la station-service. H.A. : D’ordinaire Jacques emprunte l’autoroute.

(368) Jacques n’emprunta pas l’autoroute, puis il ne s’arrêta pas à la station-service. H.A. : idem, mais à l’inverse.

(424) Mary looked at Bill. He didn’t smile. Marie regarda Bill. Il ne sourit pas. H.A. : Marie s’attendait à ce que Bill lui sourie quand elle le regarda.

Mais il est impossible de généraliser : pour un certain nombre de cas, on ne voit pas quelle est l’hypothèse anticipatoire que l’énoncé négatif annule :

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 333

(369) Nous nous disputâmes avec le secrétaire d’ambassade, après quoi le consulat ne nous délivra pas notre visa.

(346) Elle disparut d’abord, puis il n’y eut plus de bruit (Giono, Que ma joie demeure).

Pour le premier cas, on peut remarquer cependant qu’il y a une relation entre ce que la première phrase communique et la force avec laquelle l’hypothèse anticipatoire est entretenue au moment de traiter l’énoncé négatif. On peut considérer que le destinataire s’attend à ce que le consulat délivre le visa, mais cette hypothèse anticipatoire est rendue sensiblement moins plausible dès lors que la dispute avec le secrétaire d’ambassade a eu lieu. Pour le deuxième exemple, il faut convenir que ce sont des implicitations qui sont en jeu : le fait qu’il n’y ait plus de bruit est une perception du personnage, perception qui le renvoie à sa solitude, une fois que la femme est partie. On peut tirer du deuxième énoncé l’inférence le personnage se sent seul. Mais on ne voit guère comment définir clairement l’éventuelle hypothèse anticipatoire que l’énoncé négatif, dans ce cas, annulerait. Nous ne considérons donc pas que tout énoncé négatif de rupture soit proféré pour annuler une hypothèse anticipatoire, et a fortiori, que tout énoncé négatif en général joue un tel rôle.

En résumé, nous avons donc une condition nécessaire et suffisante pour déclencher le processus d’interprétation de rupture, deux conditions nécessaires mais non suffisantes, et deux facteurs contextuels qui la favorisent simplement :

Condition nécessaire et suffisante : a. L’interprétation par défaut est sous-informative. Conditions nécessaires et non-suffisantes : b. Les facteurs d’inférence directionnelles spécifient une inférence en avant. c. Le post-état (ou état impliqué par l’énoncé précédent) peut servir de pré-

état pour l’éventualité niée. Facteurs favorisant l’interprétation de rupture d. Contexte à gauche positif e. L’énoncé négatif annule une hypothèse anticipatoire.

III. 9: FACTEURS NECESSAIRES ET NON-NECESSAIRES DECLENCHANT L'INTERPRETATION DE

RUPTURE.

Lorsqu’un complément temporel comme pendant n temps intervient, il favorise la condition a. Cette condition est la seule condition nécessaire et suffisante, puisque c’est l’échec, en termes de pertinence, de l’interprétation par défaut. La procédure d’enrichissement doit donc impérativement commencer par l’évaluation de cette interprétation par défaut. En d’autres termes, le premier test que la procédure doit

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334 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

effectuer consiste à évaluer la pertinence de l’interprétation par défaut. Ce n’est que dans un deuxième temps que la procédure teste les conditions nécessaires et non-suffisantes ci-dessus. Enfin, celles-ci étant remplies, la procédure aboutit à l’inférence d’une éventualité vraie à E.

Avant de pouvoir dresser la procédure, il faut pouvoir spécifier, fût-ce minimalement, la nature de l’éventualité inférée.

3.3.4. Sur la nature de l’éventualité inférée

Quelle est la nature de l’éventualité que le destinataire peut inférer en réalisant une interprétation de rupture ? Jusqu’ici, nous nous sommes contentés de dire qu’il s’agit d’une autre éventualité. Toutefois, nous devons d’une part nuancer ce propos en prenant en considération les cas de négation métalinguistique, et le préciser pour fournir les quelques caractéristiques minimales que l’éventualité inférée doit avoir.

Premièrement, on ne peut exclure une interprétation métalinguistique d’un énoncé comme « Jacques ne s’arrêta pas à la station-service ». L’énoncé sert alors à communiquer que la forme s’arrêter à la station -service (Jacques) n’est pas appropriée pour rendre compte de l’éventualité. Ainsi en est-il s’il s’agit de dire que Jacques a freiné brutalement devant la pompe à essence. Dans ce cas, nous relèverons que l’interprétation se réalise de la même manière que lorsque l’énoncé a une complémentation adverbiale ; le destinataire récupère une proposition comme (559), et infère alors quelque chose comme (560) selon le mécanisme de réduction de portée évoquée au § 3.3.3 (figure III. 8) :

(559) ð Jacques ne s’arrêta pas délicatement. (560) ð Jacques s’arrêta brutalement.

Cette question des éventualités métalinguistiquement niées n’est pas cruciale, car, généralement, une négation métalinguistique est immédiatement corrigée dans la suite de l’énoncé, et le destinataire est dispensé d’inférer l’éventualité appropriée :

(561) Jacques ne s’arrêta pas à la station-service, il freina brutalement devant la pompe à essence.

Hormis pour le cas métalinguistique, l’éventualité que le destinataire infère a une caractéristique : elle est inconsistante avec l’éventualité sous la portée de la négation, tout comme, dans les cas d’énoncés négatifs dont le prédicat est modifié par un complément χ, le complément χ’ inféré est inconsistant avec χ.

Dans notre exemple, le destinataire infère ainsi une éventualité est inconsistante avec s’arrêter à la station-service. (562), (563) ou (564) semblent des interprétations assez naturelles de (331) :

(331) Jacques ne s’arrêta pas à la station-service. (562) Jacques refusa de s’arrêter à la station-service.

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 335

(563) Jacques oublia de s’arrêter à la station-service. (564) Jacques renonça à s’arrêter à la station-service.

L’éventualité E1 que le destinataire infère est significativement plus spécifique que l’éventualité « contraire » ou « opposée » à l’éventualité niée. Refuser, oublier ou renoncer à s’arrêter est plus spécifique que, par exemple, continuer sa route. Le destinataire a donc inféré davantage, à savoir par exemple la cause de la non-occurrence de l’éventualité sous la portée de la négation, ou la manifestation d’une volonté par exemple.

Nous dirons que le destinataire infère une éventualité E1 telle qu’elle est nécessairement inconsistante avec l’éventualité niée P au moment E :

E1 E → ¬ PE

Considérons l’exemple suivant :

(565) Le professeur Tournesol s’engouffra à toute allure dans la voie de sortie. Il ne s’arrêta pas au signe du gardien. L’inquiétude de Tintin et du capitaine redoubla.

Dans cet exemple, pour peu que le destinataire ait dans son contexte les événements qui précèdent cet épisode d’Objectif Lune, il infère sans peine qu’une éventualité a lieu, et que cette éventualité est quelque chose comme :

(566) Fou furieux, le professeur Tournesol manifesta sa colère et sa détermination en passant outre les signes du gardien.

Pour cela, le destinataire infère une éventualité E1 inconsistante avec P (P = S’arrêter (Tournesol) ). Cette éventualité E1 est construite par un accès aux connaissances du monde : le destinataire sait qu’un gardien enjoint à Tournesol de s’arrêter, ce qui provoque une hypothèse anticipatoire : Tournesol doit s’arrêter. L’éventualité E1, inférée, en l’occurrence, annule une hypothèse anticipatoire. Une interprétation de rupture est donc une interprétation dans laquelle le destinataire a compris davantage que ce que l’énoncé ne dit.

Pourquoi le locuteur fournit -il une forme négative pour donner à inférer l’éventualité E1 ? D’abord, ne pas s’arrêter n’est pas strictement équivalent à continuer sa route. Les inférences auxquelles donne lieu ne pas s’arrêter, si elles recoupent en partie celles que le destinataire peut tirer de continuer sa route, ne sont toutefois pas intégralement les mêmes. Ne pas s’arrêter convoque des effets particuliers. Par exemple, (567) et (568) ne produisent pas les mêmes inférences, notamment parce que (568) peut laisser croire à une cause involontaire de la poursuite du trajet, alors que (567) dénote préférentiellement une volonté délibérée :

(567) Un quart d’heure plus tard, les bandits arrivaient au barrage de gendarmerie, ne s’arrêtaient pas et étaient abattus par les forces de l’ordre.

(568) Un quart d’heure plus tard, les bandits arrivaient au barrage de gendarmerie, continuaient leur route et étaient abattus par les forces de l’ordre.

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336 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

De nombreux énoncés négatifs de rupture que nous avons rencontrés donnent à inférer une attitude ou un état mental, voire une pensée, d’un participant de l’éventualité. Avec ne pas s’arrêter à la station-service dans les exemples de rupture, on comprend quelque chose de l’ordre de la décision. Dans ne rien répondre, toujours dans une interprétation de rupture, on infère davantage que de la forme positive garda le silence ou à tout le moins des ensembles de propositions possibles qui ne sont pas identiques. Vuillaume (1998) considère de même, tout en restreignant son observation aux énoncés dont le prédicat est expressément constitué par un verbe d’attitude propositionnelle, que la négation au passé simple porte sur cette attitude propositionnelle, comme dans l’exemple suivant, dans lequel on remarque par ailleurs l’explicitation d’une hypothèse anticipatoire (« contre toute attente ») :

(569) M. Roque voulait pour gouverner la France un bras de fer. Mais Nonancourt, contre toute attente, ne regretta pas cette fois que l’échafaud politique fût aboli (Vuillaume T&D, 194).

Non seulement nous suivons Vuillaume sur ce point, mais nous irons plus loin. Pour nous, les énoncés négatifs de rupture en général, lorsqu’ils impliquent un agent, impliquent une attitude particulière de cet agent, et rendent compte d’une pensée de cet agent, qu’il s’agisse effectivement de style indirect libre, comme ici, ou non (le passé simple peut en effet produire des effets de style indirect libre, comme le montre Sthioul 1998a, à paraître et en préparation).

Premièrement, nous assumons donc que le locuteur a proféré une négation de rupture parce que c’était le seul moyen pour lui de communiquer ce qu’il veut. Deuxièmement, nous considérons que les effets d’une négation de rupture sont plus forts, notamment parce qu’ils permettent d’inférer des éléments aussi variés que la cause de l’éventualité ou l’état mental des agents de l’éventualité. Interpréter l’énoncé négatif de rupture est plus économique et maximise le rapport entre coût et effet.

Il arrive cependant que l’éventualité E1 soit trop difficile à inférer, lorsque le destinataire n’est pas en mesure de construire le contexte adéquat ; ou bien, plus simplement, le locuteur peut vouloir éviter une ambiguïté dans les possibilités d’inférence. Dans ce cas, le locuteur peut recourir à une connexion avec mais, dans la forme non-P mais E1. Nous en avons vu des exemples plus haut :

(341) Il n’ajouta rien, mais il étendit la main gauche et la laissa toute grande ouverte… (Flaubert, L’éducation sentimentale).

(347) Ce soir-là, ils ne mirent pas la table, mais ils coupèrent en trois parts un fromage de chèvre et ils sortirent sur le seuil, le fromage dans la main, le pain dans l’autre (Giono, Que ma joie demeure).

En (341), les propositions introduites par mais permettent d’inférer avec plus de garanties la bonne éventualité. Ici, elles permettent de conclure que le personnage, tout en ne disant rien, communique tout de même quelque chose avec un geste. En (347), l’éventualité elle-même est donnée par le complément, et l’énoncé négatif semble alors produire un effet particulier, outre l’annulation d’une hypothèse anticipatoire. Cet effet particulier semble correspondre à l’expression d’une volonté

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 337 délibérée de ne pas faire quelque chose, à savoir l’éventualité sous la portée de la négation, comme lorsqu’on dit du professeur Tournesol qu’il ne s’arrêta pas au signe du gardien.

3.3.5. Procédure de la négation de rupture

Nous pouvons maintenant dresser la procédure. Pour que le destinataire récupère le fait que l’énoncé asserte la référence temporelle E, il doit réduire la portée de la négation sur l’éventualité seule et non sur la référence temporelle E. Si toutefois l’énoncé contient un adverbe ou une complémentation χ qui modifie le prédicat, alors le destinataire réduit la portée plus fortement, et la négation ne porte plus que sur χ, le destinataire inférant χ’. Comme le complément est encodé linguistiquement, il est directement accessible et donc est testé en premier :

Procédure (négation) – interprétation de rupture Si ¬ Q est non-pertinent alors : Si Q contient un adverbe ou une complémentation χ qui modif ie le prédicat, alors : Réduire la portée de la négation sur χ. Inférer χ tel que χ’ → ¬ χ. - FIN Si Q donne une inférence en avant IAV alors De ¬ Q réduire la portée de la négation sur l’éventualité P et non sur sa référence temporelle E. Inférer une éventualité E1 vraie à E telle que E1 → ¬ P - FIN Sinon le destinataire enrichit autrement l’interprétation, par exemple en reconstituant une éventualité positive vraie à E, E ne faisant pas progresser le temps. Sinon : Echec de l’interprétation.

De manière plus formelle, la partie de la procédure qui traite la négation de rupture se présente comme suit :

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338 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

E := (E ∨ R)+1 Inférence en avant donnée par les facteurs d’inférence directionnelle SI complément / adverbe χ ALORS

∃ E tel que P & ¬ χ Réduction de portée sur χ

χ’ → ¬ χ Inférence de χ’ SINON ∃ E tel que ¬ P Réduction de portée sur l’éventualité P seule.

E1E → ¬ PE Inférence de E1

III. 10: PROCEDURE D 'INTERPRETATION DE RUPTURE (1).

Dans notre exemple (565), on peut ainsi rendre compte de l’interprétation de l’énoncé négatif de rupture :

E := (E ∨ R)+1 R := R+1 ; E := R ; Passé simple ∃ E tel que ¬ P P = S’arrêter au signe du gardien (Tournesol) E1E → ¬ PE E1 = Manifester sa fureur en passant outre les signes du gardien (Tournesol)

III. 11: PROCEDURE D 'INTERPRETATION DE RUPTURE (1). EXEMPLIFICATION.

Dans cette procédure, nous avons rendu compte du fait que les facteurs directionnels spécifient une inférence en avant. Toutefois, cette information, à savoir les facteurs d’inférence directionnelle dans leur ensemble, est héritée de la procédure temporelle générale établie au § II.4.

Mais l’inférence invitée se retrouve toujours comme motivation générale de l’interprétation, et il convient d’en rendre compte. Dans cet exemple, « Tournesol ne s’arrêta pas » déclenche un contexte d’inférence invitée comme s’arrêter au signe du gardien → être raisonnable, d’où le destinataire tire, par inférence invitée, Tournesol n’est pas raisonnable ; il enrichit cette inférence par une implicitation sur la fureur que Tournesol manifeste.

On peut donc donner une version légèrement aménagée de cette sous-partie de la procédure, qui explicite la construction de l’éventualité inférée par inférence invitée :

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 339

Sous-partie de la procédure : interprétation de rupture E := (E ∨ R)+1 Inférence en avant donnée par les facteurs d’inférence directionnelle SI complément / adverbe χ ALORS ∃ E tel que P & ¬ χ Réduction de portée sur χ

χ’ → ¬ χ Inférence de χ’ SINON ∃ E tel que ¬ P Réduction de portée sur l’éventualité P seule . P → Q Contexte d’inférence invitée

¬ Q Inférence invitée E1E → ¬ QE Eventualité inférée

III. 12: PROCEDURE D 'INTERPRETATION DE RUPTURE (2).

L’exemple (565) reçoit donc le traitement suivant :

E := (E ∨ R)+1 Inférence en avant donnée par le passé simple ∃ E tel que ¬ P Réduction de portée sur P = S’arrêter au signe du gardien (Tournesol) l’éventualité P seule. P → Q Contexte d’inférence S’arrêter implique être raisonnable invitée

¬ Q Inférence invitée Q = Ne pas être raisonnable (Tournesol) E1E → ¬ QE Eventualité inférée E1 = Manifester sa colère en continuant sa route (Tournesol)

III. 13: PROCEDURE D 'INTERPRETATION DE RUPTURE (2). EXEMPLIFICATION.

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340 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

3.3.6. Procédure temporelle générale des énoncés négatifs

En faisant de l’inférence en avant une condition de déclenchement de la négation de rupture, couplée à la condition initiale pour cette sous-procédure, à savoir l’échec de l’interprétation par défaut, nous pouvons coupler les deux parties de la procédure temporelle d’interprétation des énoncés négatifs (nous notons par ⇒ le résultat du test de pertinence) :

PROCEDURE TEMPORELLE (Enoncé négatif) : (version provisoire) non-P input ¬ (P) Forme logique P→Q ; Q = ( ∃ E tel que P) contexte d’inférence invitée ¬ Q Par inférence invitée : portée large de la négation sur la forme propositionnelle. Encapsulation ; direct. nulle. ¬ Q ⇒ pertinent FIN ¬ Q ⇒ * Echec de l’int. par défaut SI complément / adverbe χ ALORS ∃ E tel que P & ¬ χ Réduction de portée sur χ χ’ → ¬ χ Inférence de χ’ SI E := (E ∨ R)+1 ∃ E tel que ¬ P Réduction de portée sur l’éventualité P seule . P → Q Contexte d’inférence invitée

¬ Q Inférence invitée E1E → ¬ QE Eventualité inférée SINON Autre enrichissement tenté.

En réalité, cette procédure rend compte des cas par défaut, dans lesquels aucune éventualité positive n’est inférée, et des cas de négation de rupture, pour lesquels non seulement une éventualité positive est inférée (ou récupérée, dans le cas des réductions de portée sur le complément), mais qui fait de plus progresser le temps en fonction d’une inférence en avant. Si on simplifie cette procédure en omettant la clause de l’inférence directionnelle en avant, elle pourra prendre en compte de manière générale tous les cas de figure possibles, y compris ceux dans lesquels une éventualité positive est inférée, mais qui ne font pas progresser le temps. Il s’agit là des cas qui donnent lieu à cet « autre enrichissement » spécifié dans la procédure ci-dessus. Cet enrichissement est nécessaire par exemple pour certains énoncés au passé simple encapsulés conceptuellement :

(519) Bianca chanta l’air des bijoux. Igor ne l’accompagna pas au piano.

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 341

Ici, comme on l’a noté plus haut, Bianca chante sans qu’Igor ne l’accompagne, et la procédure doit prévoir la possibilité pour le destinataire d’enrichir une éventuelle interprétation sous-informative à portée large pour obtenir une nouvelle éventualité, par exemple Igor se montra inflexible ou toute autre chose. Virtuel lement, il est alors possible de prendre en charge tous les cas qui ne font pas progresser le temps mais dans lesquels l’énoncé négatif donne lieu à une représentation positive.

Ces cas constituent ensemble l’interprétation contrainte de la négation, et peuvent même donner lieu à une inférence en arrière, comme dans Jacques ne s’était pas arrêté à la station-service.

Il est donc possible de dresser maintenant une procédure temporelle générale de la négation, qui prenne en compte l’interprétation par défaut, mais aussi les interprétations contraintes dont l’interprétation de rupture est un sous-type. Nous prévoyons le cas d’échec (énoncé mal formé ou ininterprétable) lorsque ni l’interprétation par défaut ni l’interprétation contrainte ne satisfait les attentes de pertinence du destinataire.

PROCEDURE TEMPORELLE (énoncé négatif) : non-P input ¬ (P) Forme logique P→Q ; Q = ( ∃ E | P) contexte d’inférence invitée ¬ Q par inférence invitée : portée large de la négation sur la forme propositionnelle. Encapsulation ; direct. nulle. SI ¬ Q ⇒ pertinent FIN Fin du traitement. SI ¬ Q ⇒ * Echec de l’interprétation par défaut SI complément / adverbe C ∃ E P & ¬ χ Réduction de portée sur χ χ’ → ¬ χ Inférence de χ’ SINON ∃ E tel que ¬ P Réduction de portée sur l’éventualité P seule . P → Q Contexte d’inférence invitée

¬ Q Inférence invitée E1E → ¬ QE Eventualité inférée SI E1 ⇒ pertinent : FIN SI E1 ⇒ * : ECHEC

III. 14: PROCEDURE TEMPORELLE DES ENONCES NEGATIFS (ALGORITHME).

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342 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

Inférence directionnelle selon facteurs temporels

On peut donner de cette procédure une version graphique simplifiée en « organi-gramme » (les branches de droite sont les chemins suivis en répondant « oui » aux tests, et les chemins verticaux correspondent à « non » ; nous notons le test de pertinence par <non-pertinent ?> pour des raisons de simplification graphique).

PROCEDURE TEMPORELLE (ENONCE NEGATIF) non- P (input) P→Q ; Q = (∃ E | P) ¬ Q ¬ Q ⇒ non-pertinent ? Complément χ ? ∃ E P & ¬ χ χ’ → ¬ χ Interprétation par défaut ∃ E ¬ P χ’ ⇒ non-pertinent ? encapsulation E1E → ¬ PE E1 ⇒ non- pertinent ? *

III. 15: PROCEDURE TEMPORELLE DES ENONCES NEGATIFS (ORGANIGRAMME).

Le modèle temporel dispose maintenant d’une procédure pour les énoncés négatifs. Le dernier objectif que s’est donné cette étude est maintenant sur le point d’être satisfait : nous pouvons faire interagir cette procédure avec la procédure générale d’interprétation temporelle.

Avant cela, il est possible de faire deux conjectures en rapport avec l’analyse fournie par les travaux d’Amsili, Le Draoulec et Hathout en (S.)D.R.T. Premièrement, nous avons noté plus haut que la détermination d’une éventualité positive à partir d’une éventualité niée est évoquée par eux comme une tâche non triviale, ce qu’il faut comprendre comme une tâche ardue voir impossible, et ce essentiellement pour des raisons ontologiques. Nous espérons avoir offert ici une possibilité plausible de résolution pour ce problème par un biais pragmatique. L’éventualité dénotée par un énoncé négatif de rupture, ou par un énoncé négatif quel qu’il soit s’il donne lieu à

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 343 une représentation positive, est pris en charge par ce modèle. Deuxièmement, rien ne nous permet de trancher définitivement ni en faveur, ni en défaveur, de l’inter-prétation de défaut comme dénotant un « fait ». Toutefois, nous ne nous sommes pas intéressés ici à la catégorie ontologique des éventualités dénotées par ces énoncés ; pour nous, ils ne font simplement ni progresser ni régresser le temps. Ils sont encapsulés.

En revanche, on peut prendre au sérieux le problème que Amsili et Le Draoulec relèvent au sujet des approches aspectuelles statives : si la phrase négative dénote un état, plus rien ne vient distinguer formellement les phrases négatives à différents temps verbaux. Les énoncés négatifs de rupture se comportent comme des énoncés positifs, et cette distinction ne les concerne plus : ils héritent directement des caractéristiques temporelles du prédicat sous la portée de la négation, et toutes les configurations possibles sont autorisées. Par exemple, rien n’empêche une négation de rupture à l’imparfait « narratif », i.e. en usage interprétatif (cf. § II.3.1.3). Nous en avons volontairement donné un exemple en (567) :

(567) Un quart d’heure plus tard, les bandits arrivaient au barrage de gendarmerie, ne s’arrêtaient pas et étaient abattus par les forces de l’ordre.

La question de la différenciation des phrases négatives à différents temps verbaux concerne donc les phrases négatives qui reçoivent l’interprétation par défaut, i.e. celles où « rien ne se passe ». Au passé simple, l’énoncé négatif enrichit négativement la dénotation d’un encapsulant, en spécifiant simplement des caractéristiques négatives de cette éventualité encapsulante. A l’imparfait, c’est un arrière-plan, à savoir un état, qui est caractérisé de la sorte, et au plus-que-parfait ou au passé composé, c’est alors un état résultant qui est caractérisé négativement. Une caractérisation négative ne représente rien de problématique : l’énoncé négatif empêche la formation d’hypothèses contextuelles indésirables à propos de l’éventualité qu’elle caractérise.

3.4. Intégration dans la procédure temporelle générale La procédure ci-dessus explicite, parmi les instructions qu’elle spécifie, la récupération de la référence temporelle associée à P pour l’obtention de la forme propositionnelle Q. Cette opération est en réalité dévolue à la procédure temporelle générale, puisque la détermination de E est la conséquence de l’application normale des instructions générales sur les inférences directionnelles. Le traitement spécifique induit par la procédure de la négation commence donc à la réalisation de l’inférence invitée temporelle.

Intégrer la procédure temporelle de la négation dans la procédure générale est une opération simple. Le destinataire récupère d’emblée, c’est-à-dire dans l’input, la

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344 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

forme non-P à laquelle il associe la forme logique ¬ P. La négation est alors ignorée pendant la construction de la forme propositionnelle Q. A l’issue du traitement donné par la procédure temporelle, le destinataire obtient une inférence directionnelle en fonction des instructions que la procédure spécifie, puis il applique l’instruction par défaut de la négation, à savoir la portée large sur Q entière. Si cette interprétation est satisfaisante en termes d’effet cognitif, alors le traitement donne lieu à la validation de cette instruction par défaut, et le destinataire conclut à une encapsulation. Si au contraire cette interprétation est sous-informative, le destinataire réduit la portée de la négation sur P et cherche donc à saturer E par le biais d’une éventualité E1, qui a les caractéristiques énoncées ci-dessus.

La négation intervient donc essentiellement à l’issue du traitement donné par la procédure temporelle générale. On obtient donc, en simplifiant légèrement la procédure de la négation (nous en avons supprimé la sortie stellarisée et le détail tant de la portée large que de la réduction de portée), l’organigramme présenté dans la figure III. 16 (p. suivante).

Cette procédure générale, qui prend en compte les énoncés négatifs, se lit comme la procédure temporelle générale énoncée en deuxième partie et la rend capable de traiter les énoncés négatifs. Elle rend compte du fait que le traitement de la négation intervient en fin de traitement pour bloquer les inférences directionnelles, blocage levé par une éventuelle réduction de portée en cas d’interprétation sous -informative.

Pour conclure cette partie, nous donnerons maintenant une représentation de la négation d’éventualités sous deux formes concurrentes mais parentes en dépit des différences épistémologiques qui les motivent, à savoir selon le formalisme des D.R.S. en (S.)D.R.T., et selon celui des représentations mentales de Reboul & alii (1997) et Reboul et Moeschler (1998b).

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3.UNE PROCÉDURE TEMPORELLE POUR LA NÉGATION 345

III. 16: PROCEDURE D 'INFERENCE DIRECTIONNELLE.

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Conclusion

La (S.)D.R.T. a déjà fourni les outils représentationnels nécessaires pour rendre compte des énoncés négatifs dans le cas où leur traitement est un traitement par défaut. C’est le cas représentable par la D.R.S. qui contient un référent de discours correspondant à une éventualité sous la portée d’un opérateur négatif. La (S.)D.R.T. ne prévoit pas de situation alternative, puisque l’analyse d’Amsili, Le Draoulec et Hathout rejette un opérateur négatif à portée étroite sur l’éventualité seule. S’il est possible d’inférer une éventualité aux conditions exposées ci-dessus, la négation a une portée étroite et le destinataire a récupéré une représentation alternative. Quelle pourrait être la solution de la (S.)D.R.T. pour prendre en charge le cas de la négation de rupture, ou plus généralement de la négation qui autorise les inférences directionnelles ? Même s’il s’agit d’une « tâche non-triviale », pour reprendre encore une fois l’expression d’Amsili et Hathout, cela ne peut passer que par l’introduction d’un nouveau référent de discours, celui-là même qui était noté par un e dans la D.R.S. qu’ils donnaient, déjà présentée à la figure III. 1, (page 282) :

n t x e Jean (x) t < n e e : ¬ e ⊆ t e : x s’arrêter

En effet, dans cette représentation, la négation n’a pas été levée, ce qui lui donne un caractère peu explicatif. Si on admet l’inférence d’une nouvelle éventualité à définir contextuellement, par exemple oublier de s’arrêter (Jean), la D.R.S. devient une D.R.S. qui comporte un référent d’éventualité qui, à son tour, ne comporte plus de négation. C’est une D.R.S. « ordinaire », qui n’a pas de différence, au moins formellement, avec une D.R.S. « positive ». On peut la représenter de manière simplifiée comme suit :

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348 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

n t x e Jean (x) t < n e ⊆ t e : x oublier de s’arrêter

III. 17 : PROPOSITION DE D.R.S. POUR UNE EVENTUALITE INFEREE PAR UNE PHRASE

NEGATIVE DE RUPTURE.

Si nous reprenons l’exemple du professeur Tournesol, nous obtenons la même représentation, mais x est saturé par le professeur et e par manifester sa colère en continuant sa route. Toutefois, cette éventualité est complexe, et il convient d’évaluer la possibilité, au sein d’une représentation de type D.R.S., d’en rendre compte par deux éventualités e1 et e2, respectivement continuer et manifester sa colère. Mais on a observé ci-dessus que l’une des informations vraisemblablement communiquées par le locuteur est récupérée comme une implicitation supplémentaire, à savoir le professeur Tournesol est déraisonnable au moment t. Cette implicitation correspond elle aussi à une éventualité, mais il s’agit cette fois d’un état. Tentons de proposer une possible D.R.S. pour cet énoncé. Comme chaque éventualité inférée reprend le même localisateur temporel, nous en rendons compte par la permanence de t : n t x e1 e2 S Le professeur Tournesol (x) t < n e1 ⊆ t e : x continuer sa route e2 ⊆ t e : x manifester sa colère S ¡ t S : x être déraisonnable

III. 18: D.R.S. POUR DE MULTIPLES EVENTUALITES INFEREES .

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CONCLUSION 349

Pour la Théorie de la Pertinence en général et pour l’approche de Reboul & alii (1997) et Reboul & Moeschler (1998b) en termes de représentations mentales, ces éventualités inférées ne peuvent, par principe, constituer des « référents de discours » : ce sont des référents inférés, et ils n’ont pas de valeur discursive pertinente. Pour la recherche actuelle en représentations mentales, dès lors que ces représentations représentent de l’information, il conviendrait vraisemblablement de considérer qu’il existe une représentation d’ordre « supérieur », correspondant à une éventualité complexe du type continuer sa route (x) + manifester sa colère (x) + être déraisonnable (x) , accessoirement augmentée d’autres éventualités inférées (le gardien a peur d’être écrasé, Tintin et le capitaine, qui sont les passagers, voient leur inquiétude redoubler, etc.). Si on donne à cette représentation mentale complexe le nom de E, elle pourrait correspondre à un jeu de représentations imbriquées entretenant des relations d’inclusion avec E, cette dernière résultant d’une fusion de représentations mentales, par exemple comme suit (de manière schématique) :

@ E @ continuer @ manifester @ être déraisonnable @ avoir peur sa colère t1 @ continuer @ manifester… @ avoir peur

@ Tournesol @ Tournesol @ Gardien t1 t1 t1 @ être déraisonnable

@ Tournesol t1

III. 19: REPRESENTATION MENTALE SIMPLIFIEE D'UNE EVENTUALITE COMPLEXE COMMUNIQUEE PAR UN ENONCE NEGATIF DE RUP TURE.

Ceci étant dit, le formalisme des représentations mentales pose encore quelques difficultés sur la manière de prendre en charge les états. Une première tentative consistait à les inclure comme des caractéristiques propres, bien qu’éventuellement passagères, dans les entrées correspondantes des représentations mentales des individus concernés. Cela ne convient cependant pas pour tous les états, notamment pour ceux dont les participants sont non-animés, et pour ceux qui ne sont pas fournis par des verbes d'état. La recherche actuelle semble s’orienter vers une séparation entre

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350 III. ASSERTER ET NIER LE TEMPS. UNE PROCEDURE TEMPORELLE POUR LA NEGATION

les états qui peuvent correspondre à des éléments de l’entrée encyclopédique de leurs participants et ceux qui doivent donner lieu à des représentations mentales d’éventualités. Par ailleurs, l’un n’exclut pas nécessairement l’autre, rien ne permettant de penser que la redondance induise toujours une quelconque déperdition au niveau de la gestion de l’information.

Tant pour la (S.)D.R.T. que pour l’approche en termes de représentations mentales, il faut admettre des éventualités inférées. Ces éventualités posent toutefois un problème pour la représentation en (S.)D.R.T., à moins d’admettre, par un aménagement de la théorie, que des éventualités inférées, donc « non discursives », puissent être considérées comme des référents de discours.

En revanche, pour les énoncés négatifs qui ne donnent pas lieu à une représentation positive, la (S.)D.R.T. dispose directement d’un mode de représentation adéquat, dans lequel une D.R.S. correspondant à l’éventualité niée est imbriquée dans une D.R.S. et se trouve sous la portée de l’opérateur négatif. Dans le formalisme des représentations mentales, il est en revanche a priori complexe de prendre en compte ces énoncés. Grisvard (2000) choisit une solution semblable à celle de la (S.)D.R.T. : on introduit un opérateur négatif qui porte sur la représentation mentale de l’éventualité. Mais cela ne va pas sans poser un problème ontologique sérieux, puisqu’on parle de représentations mentales, donc d’objets mentaux, et non d’objets discursifs. Doit-on en effet considérer : i) que les éventualités niées ne donnent pas lieu à une représentation mentale, auquel cas la négation se comprend comme « il n’existe pas de représentation mentale telle que… », ii) donne lieu à une représentation mentale d’éventualité négative, mais il faut alors préciser ce qu’on peut entendre par là, ou encore iii) donne lieu à une représentation mentale correspondant à l’éventualité, mais assortie d’un paramètre négatif ? Si l’esprit traite plus difficilement des propositions négatives que des propositions positives, cela n’implique pas qu’il ne soit pas amené, dans un certain nombre de cas, à le faire. Prospectivement, on peut faire l’hypothèse que la troisième solution est la bonne. Sinon, on ne voit plus comment le destinataire récupérerait et gérerait les informations associées à l’éventualité niée, ce qu’il fait bel et bien, toute niée qu’elle soit par ailleurs. Cette solution serait par ailleurs consistante avec le modèle procédural envisagé ici.

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Conclusions

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u terme de cette étude, il convient de se demander en quoi le modèle procédural des inférences directionnelles, qui inclut maintenant le traitement des énoncés négatifs, reste incomplet, soulève des problèmes et ouvre des perspectives. Il convient aussi de s’interroger sur la méthodologie appliquée pour aborder

le problème spécifique de la temporalité. En particulier, nous profiterons de ces pages conclusives pour envisager que ce modèle puisse donner le ton d’une pragmatique procédurale généralisée, qui puisse traiter des énoncés eux-mêmes dans leur complexité et « en d irect », en aboutissant à un modèle de gestion de l’information au fur et à mesure que les énoncés la fournissent, par le biais des représentations mentales idoines. En cela, on prendrait alors le relais des méthodologies qui ont été développées jusqu’ici en pragmatique aux fins de rendre compte de simples expressions procédurales, en l’appliquant aux énoncés eux-mêmes, sans limiter cet objectif aux seules données temporelles. Un tel programme, indépendamment de son caractère ambitieux, présenterait l’avantage d’imposer la mise en relation de plusieurs paradigmes d’analyse du langage, éventuellement considérablement éloignés les uns des autres. Mais avant de considérer ces perspectives, revenons sur la négation et les problèmes qu’elle soulève encore.

1. Perspectives d’analyse A bien y regarder, l’objectif de la troisième partie de cette étude a consisté à formuler une réponse pragmatique à un problème soulevé par des approches sémantiques. Pour la sémantique de tradition aspectuelle, la question revenait à savoir si les phrases négatives dénotaient nécessairement des états ou non, la détermination de l’ordre temporel dépendant de la réponse apportée. Pour la sémantique dynamique de la tradition (S.)D.R.T., on convient que certains cas d’énoncés négatifs (expressions lexicalisées notamment) restent rebelles à l’analyse en termes de faits, mais la difficulté de caractériser des types d’événements correspondant à la négation d’une éventualité est laissée en suspens. Pour notre part, nous avons proposé une solution pragmatique par le biais d’un enrichissement contextuel, i.e. par l’instanciation d’un contexte d’inférence invitée. Cependant, il faut remarquer que le modèle procédural ne prend pas en compte dans ses prédictions un certain nombre de cas et de problèmes

AA

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354 CONCLUSIONS

liés à la négation. Notamment, ni le cas des énoncés négatifs métalinguistiques ni les distinctions traditionnelles depuis Ducrot entre négations descriptive et polémique ne sont complètement pris en charge par le modèle. Cela tient essentiellement au choix que nous avons opéré pour résoudre un problème précis, celui des inférences directionnelles déclenchées par les énoncés négatifs. Cet objectif impliquait d’abord que seuls les énoncés dénotant clairement des éventualités devaient être étudiés, et non pas ceux dont la négation peut être suspectée de porter sur l’acte d’énonciation. Deuxièmement, cela impliquait naturellement la non-pertinence de la distinction entre des types d’énoncés contenant des négations polémique vs descriptive, sans compter que cette distinction relève en soi d’un autre paradigme d’analyse. Cela dit, la méthodologie procédurale généralisée doit pouvoir rendre compte de tout l’éventail des cas de figure possibles. Dans ces pages, on l’a appliquée à un phénomène donné, les relations temporelles, de sorte qu’elle puisse en principe intégrer tous les types possibles d’énoncés dont le prédicat correspond à une éventualité. A l’inverse, rien n’empêche, à la suite de la description de Moeschler (1996b), de l’appliquer à un type précis d’énoncé, l’énoncé négatif, en dehors de l’observation d’un phénomène particulier. En d’autres termes, le modèle procédural est susceptible d’être utilisé méthodologiquement de deux manières : soit pour rendre compte du déclenchement d’un phénomène précis par n’importe quel type d’énoncé, soit pour rendre compte de tous les effets possibles d’un type particulier d’énoncés. C’est dans une perspective de ce type qu’il convient d’envisager naturellement une description exhaustive des phénomènes liés à l’interprétation des énoncés négatifs en général. Il y a de bonnes raisons de penser que le moteur inférentiel de l’interprétation des énoncés négatifs soit l’inférence invitée. A terme, toutefois, le projet d’une heuristique procédurale généralisée pourrait combiner ces deux ambitions : la possibilité de le faire ne tient qu’à la quantité d’informations dont on espère rendre compte et au degré de granularité auquel on tend.

Enrichir le modèle procédural pour traiter des énoncés négatifs de manière générale demande une interaction plus étroite avec la syntaxe. La version proposée dans ces pages généralise la proposition d’intégrer la négation comme paramètre inflexionnel en en faisant un opérateur qui, par défaut, porte sur l’entièreté de la phrase, mais il est nécessaire, à terme, d’obtenir une description qui tienne compte des impossibilités pointées par la syntaxe et qui puisse les expliquer ; le faire au sein d’un modèle procédural suppose toutefois quelques hypothèses pragmatiques sérieuses sur la construction même des structures syntaxiques, en envisageant l’interface entre les deux d’une manière différente de l’architecture habituelle en trois étages syntaxe – sémantique – pragmatique (si l’on excepte la phonologie). On a fait brièvement allusion plus haut au fait que des mécanismes pragmatiques participent vraisemblablement à la construction de la structure syntaxique : il y a certainement des hypothèses anticipatoires sur la structure en cours de construction, ainsi que des évaluations de pertinence directement en rapport avec la structure syntaxique. Par ailleurs, pour ce qui concerne la temporalité, les travaux de Moeschler s’orientent vers un couplage avec la syntaxe ; un tel couplage devrait alors être distribuable sur la procédure que nous avons proposée.

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CONCLUSIONS 355

2. Le modèle procédural des inférences directionnelles : problèmes et perspectives

2.1. Degré de fiabilité de l’interprétation

Le Modèle procédural des inférences directionnelles soulève des questions liées à la manière technique dont il résout les problèmes : quels sont les paramètres qui devraient être pris en compte de manière supplémentaire ? la prise en charge de paramètres tels que les règles conceptuelles est-elle correcte ? Les connecteurs et adverbiaux constituent-ils véritablement une information aussi contraignante que le prévoit le modèle (et avant lui, le Modèle des inférences directionnelles de Moeschler) ?

Ces questions ne trouveront pas de réponse définitive ici, mais quelques remarques importantes doivent être formulées. En particulier, il faut observer que les connecteurs ne peuvent être réduits à ce niveau de simplification que provisoirement. Dans le Modèle des inférences directionnelles de Moeschler, les connecteurs forment une catégorie « forte », de quelque nature qu’ils soient. Or nous avons contesté dans ces pages, et d’autres avant nous, que et force un quelconque ordre temporel. Il y a fort à croire qu’en réalité les connecteurs ne portent pas tous le même degré de contrainte ; il est vraisemblable qu’il faille rendre compte de ce phénomène par un paramètre supplémentaire, par exemple un type d’indice de contrainte.

Pour ce faire, il faut enrichir le modèle. Faire cette hypothèse implique en effet que le modèle puisse prendre en compte divers degré d’accessibilité, ou, plus exactement, de fiabilité des interprétations potentielles. Si un connecteur contraint fortement une inférence directionnelle, et si tous les facteurs convergent vers cette inférence, elle aura un très haut degré de fiabilité. En revanche, un connecteur moins contraignant, une règle conceptuelle ambiguë et un temps verbal sous-déterminé quant à l’ordre temporel ne donneront pas, ensemble, d’inférence directionnelle avec un degré élevé de fiabilité. Il est possible de contraster des degrés de fiabilité pour les inférences directionnelles avec les deux exemples suivants. Dans (570), l’inférence en avant a un fort degré de fiabilité, tandis qu’en (571), elle a un degré moindre de fiabilité, en dehors d’un contexte marqué :

(570) L’orage éclata, puis la foudre s’abattit sur le clocher. (571) Max est parti. Marie a pleuré.

Le degré de fiabilité avec lequel une interprétation est obtenue correspond à la fois, de manière inversement proportionnelle, à un degré de risque d’erreur et à un degré d’effort.

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356 CONCLUSIONS

Réduisons l’effet cognitif produit par les deux séquences suivantes à la seule inférence directionnelle, pour les besoins de l’analyse. Le premier exemple, au passé simple et assorti d’un connecteur, donne une inférence en avant avec un plus haut degré de fiabilité que le deuxième, au passé composé et sans connecteur :

(572) Max partit puis Marie pleura. (571) Max est parti. Marie a pleuré.

Dans (571), le faible degré de fiabilité est dû non pas à un conflit entre les facteurs d’inférence directionnelle mais à une sous-spécification des informations accessibles. Une situation dans laquelle il y aurait conflit « léger », par exemple si une règle conceptuelle donne une direction nulle tandis que le temps verbal donne une instruction en avant, demande un effort de résolution de conflit, rémunéré par un effet particulier (en l’occurrence une encapsulation). Un conflit fort, par exemple un passé simple avec une règle en arrière, mène soit à l’échec de l’interprétation, soit à une révision de celle-ci pour trouver une règle conceptuelle accessible mais moins saillante, soit encore à un enrichissement « lourd » et complexe. Ce degré de fiabilité devra être pris en compte dans un modèle ultérieur ; si on le signale schématiquement par des connexions d’épaisseur diverses, on peut malgré tout en rendre compte de manière sommaire pour des situations données. Mais cette question de la fiabilité de l’interprétation en reste ici au stade de la conjecture :

i) convergence (nous ne traitons que la deuxième proposition, la première ayant déjà donné une représentation mentale en mémoire) : (126) Max croqua la tablette de cyanure puis il s’écroula raide mort.

D(C) = IAV D(TV) = IAV D(RC) = IAV IAV

C. 1: FIABILITE FORTE PAR CONVERGENCE DES FACTEURS DIRECTIONNELS.

ii) conflit faible : (107) Bianca chanta l’air des bijoux. Igor l’accompagna au piano.

D(C) = ∅ D(TV) = IAV D(RC) = IPC182 IPC

C. 2: FIABILITE INFERIEURE PAR CONFLIT FAIBLE.

182 On rappelle qu’on utilise la notation [IPC] pour signaler une relation de pseudo-

concomitance.

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CONCLUSIONS 357

ii) conflit fort : (151) * Socrate expira. Il but la ciguë.

D(C) = ∅ D(TV) = IAV D(RC) = IAR ? / *

C. 3: FIABILITE FAIBLE PAR CONFLIT FORT .

Une option possible pour rendre compte de la fiabilité de l’interprétation consiste à la traiter comme un fait d’ optimalité dans la théorie du même nom. C’est la voie actuellement poursuivie par Moeschler, sans qu’il soit effectivement question, stricto-sensu, de fiabilité (cf. Moeschler à paraître b).

2.2. Interprétation et représentations mentales

Il est possible de rendre compte des différents cas de figure généraux par des opérations qui mettent en relation des représentations mentales. Nous nous basons pour cela en particulier sur la recherche en cours à Genève, dirigée par Moeschler, et qui combine la recherche temporelle avec le formalisme des représentations mentales de Reboul (cf. Reboul & alii 1997 et Reboul & Moeschler 1998b). Le système que nous proposons est essentiellement fondé sur un repérage temporel des éventualités en termes de coordonnées. Nous proposons donc d’associer à une représentation mentale d’éventualité une double coordonnée temporelle composée des points R et E. Comme le modèle général des représentations mentales rend compte de la temporalité par des opérations de groupement en représentations complexes d’ordre supérieur, nous réalisons des représentations mentales complexes composées de représentations associées à des éventualités ; en ce sens, la représentation obtenue a quelque parenté avec les Discourse Representation Structures de la D.R.T. et de la S.D.R.T., au-delà des différences épistémologiques qui séparent ces deux approches. Nous donnons ci-dessous quatre cas simples (nous simplifions les représentations mentales en nous limitant à leur adresse, à leurs coordonnées temporelles et aux relations de celles-ci) :

i) Passé simple et passé simple ; inférence en avant. Soient les représentations mentales (RM) d’événements E1 et E2. Ces RM sont groupées dans une RM complexe E dans laquelle l’infére nce en avant est spécifiée :

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358 CONCLUSIONS

@ E1 @ E2 @ E R := t1 R := t2 @ E1 @E2 E := t1 E := t2 t1 < t2

C. 4: REPRESENTATIONS MENTALES ET INFERENCE EN AVANT.

ii) Passé simple et plus-que-parfait ; inférence en arrière.

@ E1 @ E2 @ E R := t1 R := t1 @ E2 @E1 E := t1 E := t2 t2 < t1

C. 5: REPRESENTATIONS MENTALES ET INFERENCE EN ARRIERE.

iii) Passé simple et passé simple, encapsulation inférée (« Bianca chanta l’air des bijoux ; Igor l’accompagna au piano ») :

@ E1 @ E2 @ E R := t1 R := t1 @ E1 @E2 E := t1 E := t1 t1

C. 6: REPRESENTATIONS MENTALES ET ENCAPSULATION INFEREE.

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CONCLUSIONS 359

iv) Passé simple et passé simple, encapsulation de E2 dans E1 (« Il y eut une terrible tempête ; le vent arracha le poirier du jardin ») :

@ E1 @ E2 @ E R := t1 R := t2 @ E1 @E2 E := t1 E := t2 t2 ⊂ t1

C. 7: REPRESENTATIONS MENTALES ET ENCAPSULATION EXPLICITE.

Ces représentations ne peuvent toutefois pas suffire et posent de nombreux problèmes théoriques ; les résoudre constitue en partie l’objectif des recherches actuellement menées à Genève. Notamment, comment différencier les différents types d’inférence en arrière, pour ne pas perdre la puissance descriptive fournie par le modèle ? Comment rendre compte des imparfaits ? Faut-il discriminer plusieurs types d’états, ceux qui constituent effectivement des éventualités identifiées comme telles et ceux qui doivent se borner à enrichir la description d’un individu ou d’un participant ? Autant de points d’interrogation que la recherche future sur les représentations mentales devra résoudre.

3. Pour une pragmatique procédurale généralisée

L’idée que l’ interprétation, au sens de compréhension du sens de l’énoncé, soit un objet construit de manière procédurale ne peut guère faire l’objet de discussions. Pourtant, les tendances dominantes de la linguistique, analyse du discours, sémantique dynamique et pragmatique comprises, continuent généralement à procéder par des mises à plat, des figements de la construction du sens dans l’immobilisme d’un objet, la « phrase », l’« énoncé » ou l’« acte », dépourvu de déroulement dans le temps. Qu’on donne à l’énoncé une caractéristique sui-réflexive d’énonciation (Ducrot), qu’on observe le comportement de deux phrases dans l’isolation d’une base de données (S.D.R.T.), ou qu’on confronte l’acte de discours à la structuration à laquelle il participe (Roulet), l’analyste traite des unités du langage naturel comme d’objets immobilisés et pris dans la globalité recouverte par le terme d’énoncé. Mais si l’objectif des sciences du langage est de rendre compte de la manière dont l’esprit accède aux bonnes informations, les construit, les élabore, bref, récupère l’interprétation adéquate, alors il faut franchir le cap d’une perspective procédurale

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360 CONCLUSIONS

sur ce phénomène. Dans ses travaux, ter Meulen (1995) a, de manière non explicite, donné une certaine impulsion à cette perspective en réduisant à une seule phrase l’objet analysé. L’unité minimale de la linguistique n’est pourtant pas l’énoncé : le sens se construit, bien que de manière hésitante tant qu’une proposition n’est pas complète, non pas énoncé après énoncé mais plus naturellement morphème après morphème, ces derniers étant eux-mêmes certainement construits par des mécanismes de contextualisation, de paris, de révisions, en un mot d’opérations sur des objets qui ressemblent à des hypothèses contextuelles. Il n’est pas absurde de concevoir le projet d’une pragmatique procédurale dont l’objectif serait de rendre compte des opérations, en particulier des computations, mais aussi des modifications d’état mental, ou affectives183, qui se succéderaient, dans un ordre non arbitraire, et seraient partie intégrante de la procédure générale d’interprétation. C’est tout naturellement que la Théorie de la Pertinence nous semble conduire à ce développement, dès lors que le concept même de pragmatique procédurale a émergé en son sein, il est vrai en se bornant à l’interprétation déclenchée par un certain type d’expressions (cf. Blakemore 1987, Moeschler & alii 1994, Luscher 1998b). Tout naturellement aussi, un formalisme comme celui des Représentations mentales chez Reboul & Moeschler (1998b), s’il est envisagé aux fins de répercuter les modifications de l’état cognitif au fur et à mesure du traitement interprétatif, est à même de constituer une méthode adéquate pour noter les sorties procédurales. De plus, outre son pouvoir de validation, la méthodologie offerte par la modélisation formelle algorithmique est naturellement dédiée à la description et à la prédiction de processus. Qu’ils soient informatiques ou mentaux n’a en réalité pas la moindre importance. Les règles qui permettent la construction d’algorithmes peuvent aussi servir à la confection d’un repas ou à la composition d’une symphonie : il suffit d’admettre en certains cas des paramètres très libres. De tels paramètres sont d’ailleurs à notre sens nécessaires pour l’interprétation du langage dès lors que les conditions d’apparition d’un contexte d’interprétation plutôt qu’un autre sont a priori trop complexes. La S.D.R.T. et les traditions formelles, au moins dynamiques, nous semblent aussi en passe de parvenir à des conclusions proches : les relations de discours seraient alors envisagées comme la conséquence d’un processus complexe, intégrant probablement une partie des prédictions du moteur D.I.C.E. mais l’enrichissant de paramètres séquentiels de plus bas niveau.

Enfin, il n’est pas inutile de revenir sur un des aspects périphériques de cette étude, à savoir le fait que l’approche pragmatique procédurale fournit en termes interprétatifs et computationnels des arguments quant à la présence de certains temps verbaux dans certains types de discours. Bien que très inattendu lorsque cette recherche était envisagée, cet aspect est le signe d’une possibilité de rencontre ou de complémentarité entre différents niveaux d’analyse : la pragmatique radicale, comme la Théorie de la Pertinence, surtout dans une version maximalement procédurale, et les approches qui traitent des relations entre objets discursifs comme la S.D.R.T., la

183 Ou encore « expérientielles », cf. Auchlin (1998)

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CONCLUSIONS 361

sémantique du discours en général ou l’analyse du discours. Bien que relevant de paradigmes différents, et reposant à certains égards sur des fondements épistémologiques parfois éloignés ou contradictoires, il faut convenir que la première approche cherche à expliquer le processus d’interprétation de l’énoncé tandis que les autres partent d’énoncés interprétés pour découvrir la structuration d’un discours. Sans préjuger des difficultés éventuelles qui peuvent se dresser sur le chemin d’un dialogue, il reste que, a priori, la pragmatique procédurale peut fournir à qui en a besoin l’interprétation qui sert de base à l’analyse d’un discours. S’il est naturel pour la pragmatique elle-même de développer des méthodes d’investigation du discours, comme le font Reboul & Moeschler (1998b), il est imaginable, moyennant peut-être un certain nombre de révisions ou d’aménagements d’une part ou de l’autre, de voir apparaître des points de rencontre ou de collaboration a priori inattendus. Cet espoir est, de notre point de vue, légitime et réaliste.

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Table des figures et tableaux

I.1: D.R.S. 37 I. 2: D.R.S. pour (23). 39 I. 3: Arbre aspectuel dynamique. 65 I. 4: D.A.T. pour (69) (1ère interprétation). 67 I. 5: D.A.T. pour (69) (2ème interprétation). 67 I. 6: La conception de Guillaume. 76 I. 7: Procédure de mais d'après Blakemore (1987). 98 I. 8: Procédure simplifiée de mais. 98 I. 9: L'organisation des facteurs d'inférences directionnelles. 102 I. 10: La hiérarchie des facteurs d'inférence directionnelle. 103 I. 11: Détermination de l'ordre temporel en S.D.R.T. et en pragmatique radicale. 105 I. 12: Procédure concept*. 113 I. 13: Représentations mentales. 118 II. 1: Encapsulation (ordonnée). 145 II. 2: Représentation par séquencement et inclusion. 145 II. 3: Les configurations temporelles des énoncés 148 II. 4: Procédure pour Ensuite. 154 II. 5: Procédure pour Puis. 155 II. 6: Règles conceptuelles. 161 II. 7: Progression du temps au passé simple. 173 II. 8 : Procédure du passé simple (tentative). 175 II. 9: Procédure du passé simple (organigramme). 176 II. 10: Procédure du passé simple (algorithme). 176 II. 11: Procédure du passé composé (organigramme). 183 II. 12: Procédure du passé composé (algorithme). 183 II. 13: Procédure de l'imparfait (organigramme). 187 II. 14: Procédure de l'imparfait (algorithme). 188 II. 15: Procédure du plus-que-parfait (organigramme). 191 II. 16: Procédure du plus-que-parfait (algorithme). 191 II. 17: Inférences directionnelles par défaut 193 II. 18: Instructions par défaut du deuxième temps verbal d’une séquence. 194 II. 19: Inférence en avant dans la combinaison Plus-que-parfait - Passé simple. 195 II. 20: Possibilités d'inférences directionnelles dans les séquences au plus-que-parfait. 197 II. 21: Inférence en arrière dans la combinaison Passé simple - Plus-que-parfait. 197 II. 22: Instructions par défaut des temps verbaux. 201 II. 23 : Procédures des temps du passé. 202 II. 24: Inférence en avant dans une séquence passé simple - Plus-que-parfait (1). 203 II. 25: Inférence en avant dans une séquence passé simple - plus-que-parfait (2). 204 II. 26: Economie de la computation temporelle dans les textes narratifs. 210 II. 27: Variable temporelle. 214 II. 28: Représentation métaphorique des accès aux sous-procédures. 218 II. 29: Schéma général de la procédure. 218 II. 30: Organigramme schématique de la procédure. 219 II. 31: Procédure d'inférence directionnelle. 220 III. 1: Représentations alternatives des phrases négatives en (S.) D.R.T. 282

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III. 2: Phrases négatives en (S.) D.R.T au passé simple et à l'imparfait. 284 III. 3: Procédure d'interprétation des énoncés négatifs par inférence invitée. 314 III. 4: Réduction de la proposition de Yoshimura à l'interprétation des énoncés négatifs. 315 III. 5: Procédure d'interprétation des énoncés négatifs par biconditionnelle implicitée. 316 III. 6: Interprétation temporelle par défaut des énoncés négatifs. 321 III. 7: Interprétation temporelle par défaut des énoncés négatifs (exemplification). 321 III. 8: Enrichissement de l'interprétation temporelle des énoncés négatifs. 324 III. 9: Facteurs nécessaires et non-nécessaires déclenchant l'interprétation de rupture. 333 III. 10: Procédure d'interprétation de rupture (1). 338 III. 11: Procédure d'interprétation de rupture (1). Exemplification. 338 III. 12: Procédure d'interprétation de rupture (2). 339 III. 13: Procédure d'interprétation de rupture (2). Exemplification. 339 III. 14: Procédure temporelle des énoncés négatifs (algorithme). 341 III. 15: Procédure temporelle des énoncés négat ifs (organigramme). 342 III. 16: Procédure d'inférence directionnelle. 345 III. 17 : Proposition de D.R.S. pour une éventualité inférée par une phrase négative de rupture. 348 III. 18: D.R.S. pour de multiples éventualités inférées. 348 III. 19: Représentation mentale simplifiée d'une éventualité complexe communiquée par un énoncé négatif de rupture. 349 C. 1: Fiabilité forte par convergence des facteurs directionnels. 356 C. 2: Fiabilité inférieure par conflit faible. 356 C. 3: Fiabilité faible par conflit fort. 357 C. 4: Représentations mentales et inférence en avant. 358 C. 5: Représentations mentales et inférence en arrière. 358 C. 6: Représentations mentales et encapsulation inférée. 358 C. 7: Représentations mentales et encapsulation explicite. 359