Louis Janover - Préface au livre de M. Rubel "Marx, critique du marxisme" (2000)

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    MAXIMILIEN RUBEL, UNE UVRE EN TROP*

    Louis Janover

    La terre la plus trange sur laquelle aborde lternel naufrag des Voyages de

    Gulliver de Swift nest pas celle des gants et des nains, o il suffit lil de

    saccommoder la taille. En revanche, le monde des Houyhnhnms sur lequel il choue a

    de quoi jeter le trouble dans son esprit. La noble espce des chevaux intelligents, au

    comportement si logique et rationnel, si sagace et judicieux, a dompt les Yahoos,

    incarnation de la race humaine qui tale ici ses vices au grand jour. Et linverse de ces

    btes misrables, qui respirent la duplicit, les Houyhnhnms sont gouverns par la raison

    et ignorent lacharnement soutenir des opinions fausses ou douteuses. Ils nont pas de

    mots pour dsigner le mensonge et les faussets, et il nest chez eux de parole que pour

    comprendre leurs semblables, les clairer et recevoir des informations sur les faits. Bien

    en peine de penser limpensable, donc de mal penser, ces cratures parlent fort sagement,

    fort philosophiquement, de la-chose-qui-nest-pas.

    Dire la-chose-qui-nest-pas, cest trahir la nature mme du langage pour en

    faire lexpression dun tat pire que lignorance, car celle-ci nest quun dfaut de

    connaissance, non un dni de la connaissance. On ne saurait concevoir rien de plus

    pernicieux que damener son prochain croire quune chose est noire quand elle est

    blanche ou quune autre est courte quand elle est longue, donc de le prparer accepter

    linacceptable.

    Inconcevable, en effet, pour les Houyhnhnms, le procd na pas de secret

    pour ceux qui veulent abuser leurs semblables en faisant violence aux esprits. Cest ainsi

    quune arme de Yahoos aux ordres na rien pargn pour tordre chacun des mots utiliss

    afin demprisonner la pense dans leurs rets. Leur objectif, des plus terre terre : doter

    la-chose-qui-nest-pas en URSS, et ne pouvait y tre, savoir le communisme, dune

    ralit illusoire.

    Il ne manque pas, il est vrai, duvres destines montrer que la-chose-qui-

    tait en Union sovitique ne correspondait en rien la description idyllique de cette

    socit. Dautres avant Maximilien Rubel staient aventurs fort loin sur cette voie et la

    recherche actuelle semble ne rien laisser dinexplor derrire elle. Pourtant, seule son

    analyse demeure taboue. Elle est ignore aussi bien de ceux qui ont maquill la vrit et

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    se sont prudemment rigs en gardiens des ruines du Temple, comme guides de leur

    parcours dantan, que de la plthorique intelligentsia dsireuse denterrer Marx et le

    communisme sous les dcombres du stalinisme.

    Une fois crite son Essai de biographie intellectuelle de Karl Marx, dun

    Marx qui acceptant la fois le possible et le ncessaire, non comme des catgories

    abstraites, mais comme les lments mmes dune pense vivante, [...] se faisait le

    promoteur dune thique o la lutte des classes et sa finalit mancipatrice tenaient la

    place du normatif, Rubel a construit son uvre par apports successifs. Il sagit darticles

    ou de confrences souvent conus en raction aux affirmations premptoires des

    dfenseurs dune orthodoxie marxiste qui, lpoque, allait si bien de soi quen contester

    la lgitimit tait tout bonnement impensable et iconoclaste.

    Les sujets ont t regroups par thmes, mais la pense ne se laisse saisir dans

    son unit quau moment o le lecteur peut embrasser dun seul coup dil lensemble de

    la rflexion. Les contributions marxologiques sur la connaissance de luvre alternent

    avec des critiques sur lhistoire de lURSS et le destin du marxisme. Do la ncessit de

    dgager le fil conducteur des diffrentes parties de ce recueil darticles, donc daller

    Marx pour resituer la pense de Rubel, puisque aussi bien cest Marx que nous mnent

    et nous ramnent ces crits, travers ses multiples retours sur le pass du communisme et

    lavenir de lutopie.Tel est donc le problme : reprendre largument de faon montrer en quoi et

    pourquoi une telle uvre, qui parat ne parler que du pass, reste de trop au royaume

    o les Yahoos sont rois. Quel est en fait, sous des aspects de neutralit, le critre de

    slection idologique qui dtermine les choix et les orientations actuels (1)?

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    MARX A LENDROIT

    Spinoza pensait que la plupart des erreurs consistent en cela seul que nous ne

    donnons pas correctement leurs noms aux choses. Et Marx en voyait la raison dans

    lintrt de classe, allie inopine de lignorance. Un cas illustre merveille cette ccit.

    Aux yeux de Nicolas Berdiaev, qui pourtant ntait pas le moins averti en la matire, la

    rvolution communiste saccomplit en Russie [...] en contradiction avec la plupart des

    affirmations de Marx sur le dveloppement de la socit (2). Etonnant renversement de

    causalit ! La rvolution bolchevique a t baptise communiste au nom de Marx et de sa

    thorie, mais ce communisme ne correspond rien de ce que Marx a baptis de ce nom.

    La logique et le bon sens commanderaient donc dinverser la proposition et de ne plus

    parler de communisme ce propos; ou dadmettre que, conformment aux prvisions de

    Marx et dEngels, Octobre a prcipit la Russie sous les fourches caudines dun certain

    capitalisme sans rapport aucun avec une certaine ide du communisme.

    Ce que de savants interprtes ne surent ou ne voulurent pas voir ne fut pas

    ignor de tous.

    Toutes les observations objectives concordent pour caractriser la ngation

    dune orientation communiste dans lURSS industrialise (3). A la lumire de ce qui

    suivit, la remarque de Boris Souvarine, mise une poque o lon pouvait encore

    exprimer quelques doutes, devrait exclure lombre dune hsitation : lURSS

    industrialise sest prsente bel et bien comme la ngation du communisme. Mais dans

    lunivers mental des Yahoos, laccumulation de preuves ne fait que conforter la ncessit

    de la dngation. Plus le rgime, en sloignant dans le temps de son acte de naisance,

    devenait le contraire de ce quil prtendait tre, plus il devait tre prsent comme tant

    ce quon en disait. Et comme les Yahoos exeraient dsormais dans le monde intellectuel

    le monopole de la violence verbale, simprimera dans les esprits au fil des ans linversion

    de sens que Souvarine redoutait au point dy voir la perversion suprme des idaux

    dmancipation humaine : La plus grande dfaite jamais subie par le socialisme rside

    dans ce phnomne de dpravation collective qui consiste inculquer aux enfants et aux

    adolescents tout le contraire dune doctrine en gardant les mmes vocables (4).

    Victorieux sur tous les fronts, matres de lappareil dducation et

    dinculcation dun Etat irriguant de sa volont hgmonique les moindres nervures de la

    socit cultive, les bolcheviks nont pas eu de mal faire passer leur message. Et leurs

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    ennemis prendront leurs dclarations sur Octobre au pied de la lettre, plus encore que

    leurs amis, souvent trop imprgns de la pense du matrialisme historique pour ne pas

    concevoir des doutes sur une interprtation qui mettait derechef lhistoire sur la tte. Mais

    le flot devait invitablement suivre la pente la plus forte. Le triomphe de la rvolution

    russe permit lassimilation peu prs complte dune version spcifiquement russe du

    marxisme avec le marxisme en gnral (5) et avec Marx en particulier.

    Que lappellation de communisme pour dsigner le rgime dit sovitique ait

    t reprise par lintelligentsia progressiste, lie par de mmes intrts de classe et une

    mme soif de modernit la nouvelle bourgeoisie, ressortit certes un tel phnomne.

    Mais ce consentement unanime consacrant un usage pervers remplit une fonction

    idologique vidente. Au fur et mesure que le rgime tabli en URSS sassurait par la

    dure une lgitimit historique, les critiques ont t prises dans la problmatique mme

    que dfinissaient le nouveau pouvoir et ses scribes.

    Ainsi, les vainqueurs ont impos une conception unique de la rvolution

    bolchevique, et tout enferm dans la mme vision factice de la ralit, transformant

    lhistoire en mythologie pour accrditer le mensonge dconcertant du sicle et

    discrditer les thses les moins contestables de Marx sur le sens du communisme. La

    chute dfinitive de lURSS a laiss debout le mythe originel de la rvolution russe,

    baptise rvolution proltarienne et socialiste. Il en a mme t renforc en ce sens que le

    rgime sest effondr non pour ce quil tait, mais comme ralisation de ce quil ntait

    pas. Tout ce que le bolchevisme a dit sur son propre compte fait figure de vrit rvle,

    et comme la mystification fut universellement accepte, elle continue dteindre sur le

    prsent et hypothquer lavenir.

    Le stalinisme a disparu, mais il ne cesse de dposer ses sdiments

    dimpostures au fur et mesure que les militants livrent le rcit de leur propre exprience.

    Et de fait, parler de Marx, du communisme et de la rvolution proltarienne revient pour

    eux parler du bolchevisme, comme si toute lhistoire du mouvement ouvrier convergeaitvers cet vnement fondateur. Inversion radicale de perspective, car Octobre marque au

    contraire le commencement de la fin de lIde communiste et le dbut dun nouveau

    chapitre dans lhistoire de lasservissement. Et cest pourtant cette mmoire que les

    tmoins inscrivent dans le Livre sous le nom de communisme un mot qui non

    seulement ne correspond aucune ide, mais recouvre la ngation de ce quil prtend

    exprimer.

    Au-del des manipulations smantiques des uns et des autres, et de leurs

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    efforts pour dplacer le point de basculement entre le lninisme et le stalinisme, tous les

    frres ennemis aujourdhui rconcilis se sont retrouvs daccord sur lessentiel, tous ont

    conserv la mme perception rtinienne de la ralit historique : l o Marx prvoyait

    une longue priode de maturation et de transformations, dix jours auraient suffi pour

    branler le monde, le gnie de Lnine et de Trotski pour le transformer, la trahison de

    Staline pour le reconstruire sur des bases monstrueuses. La fleur se serait panouie ou

    fane alors mme que manquaient la tige et les racines ?

    Les trotskistes rattachaient Staline la dgnrescence de la dictature du

    Parti. Dautres, plus avertis, avaient fini par voir le ver luvre dans le fruit, et par

    incriminer Lnine. Mais la nature mme du fruit et son origine ne faisaient mystre pour

    personne : une rvolution proltarienne ou socialiste, ou communiste, ou marxiste,

    selon convenance qui avait mal tourn et donnait beaucoup penser sur larbre lui-

    mme.

    Comment une rvolution qui a commenc comme rvolution socialiste a-t-

    elle pu engendrer ce rgime que jappelle capitalisme bureaucratique total et totalitaire ?

    (6) Ptition de principe, cette question, qui serait aux yeux de Cornelius Castoriadis la

    clef de la comprhension de lhistoire contemporaine, dfinit le caractre de la

    rvolution non par les rapports de forces entre classes aux intrts diffrents, mais par

    lidologie destine en mystifier le sens. Lnonc oblitre en fait le problme, quil faut

    reprendre au point mme o il apparat dans luvre de Rubel : pourquoi une rvolution

    qui a commenc et sest dveloppe comme une rvolution de type bourgeois a-t-elle t

    baptise proltarienne et socialiste alors mme que le proltariat, sous contrle du Parti,

    ne disposait dans la socit daucune des conditions pour donner aux luttes une impulsion

    socialiste dcisive.

    Tous les intellectuels qui ont suivi un itinraire semblable se satisfont eux

    aussi de limagerie du trotskisme : Au commencement tait une rvolution proltarienne

    ou socialiste. Et cette dfinition, qui sarrte gnralement la dnomination, renddemble inintelligible lide mme en la dtachant de son objet. Car dans la thorie

    politique de Marx, une rvolution proltarienne ne simprovise pas : elle suppose un tel

    degr de maturit des conditions matrielles, intellectuelles et culturelles que son

    existence est la preuve que le type de socit quelle doit aider natre est dsormais

    inscrit dans les rapports sociaux et interdit de fait tout retour en arrire. Un simple coup

    dil sur Octobre suffit pour y dcouvrir ds lorigine lempreinte dun socialisme

    domin par lorganisation du travail capitaliste et plac sous tutelle par le Parti. Lidal de

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    Lnine ntait-il pas, selon le Trotski de 1904, driger le principe technique de la

    division du travail en principe de lorganisation social-dmocrate et de crer le militant

    parcellaire conforme la discipline de la fabrique ?

    Dans cette perspective, la dictature du proltariat dcoule des mesures prises

    par une organisation mdiatrice, un parti qui, agissant au lieu et place des intresss, et en

    leur nom, sempare de lEtat, confisque les moyens de production leurs propritaires et

    applique un programme destin bouleverser de fond en comble les structures

    conomiques et sociales pour imprimer au dveloppement une finalit conue comme la

    ralisation du communisme. Paradoxe absolu, le jacobinisme et le bonapartisme que Marx

    avait mis la porte du mouvement ouvrier reviennent par la fentre ouverte sur lavenir

    par la volont du Parti.

    Ainsi ont t point pour point inverss tous les postulats de la conception

    matrialiste de lhistoire telle que Marx, avant mme Le Manifeste, en avait expos le

    principe intangible : labolition de la domination politique bourgeoise (7) dpend avant

    tout de conditions matrielles mries sous les rapports de production capitalistes. La

    Prface du Capital met les points sur les i : une socit ne peut ni dpasser dun saut ni

    abolir par des dcrets les phases de son dveloppement naturel.

    Vint Octobre, et chacun sefforcera dannuler la leon et de prendre pour

    parole dvangile proltarien les dcrets du Parti et son discours solipsiste. Lorsque la

    classe ouvrire russe sempare du pouvoir le 25 octobre 1917, le comit militaire

    rvolutionnaire, qui avait pris le pouvoir au nom du soviet des ouvriers et de soldats de

    Petrograd, annona la classe ouvrire russe et au monde entier le changement accompli

    en dclarant : la cause de la paix est entre les mains puissantes du proltariat (8). La

    classe ouvrire qui se parle elle-mme par la voix du Parti, ce numro de ventriloquie

    opr par Karl Radek, dirigeant bolchevique influent, est devenu lessence mme de la

    propagande sovitique. Mais ce substituisme tait dj si bien ancr dans les habitudes

    de pense militantes que les mots se prtaient toutes les mtamorphoses. Et cest ainsique totalitarisme et communisme ont fini par sentrelacer jusqu ne faire quun dans les

    esprits.

    Les exceptions, rarissimes, confirment la rgle qui nourrit de lieux communs

    cette fin de sicle ! Tous les auteurs frotts en leur pass de marxisme-lninisme se

    bercent de la fiction qui fait du soulvement bolchevique et du Parti-dmiurge lalpha et

    lomega de lhistoire sovitique, alors que ses activistes les plus zls furent eux-mmes

    ports, souvent contrecur, par la ncessit historique dont ils firent vertu socialiste :

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    laccumulation primitive du capital et lorganisation coercitive du travail avec son cortge

    dhorreurs et de terreurs. La correspondance et les crits de Marx et dEngels sur le

    tsarisme et la commune russe, mis au jour par Maximilien Rubel, rendent cet gard

    nulles et non avenues toutes les illusions sur le communisme qui ont cours aujourdhui et

    montrent que la thorie offrait quelques repres pour se guider dans la tourmente.

    Ecoutons Engels parler la citoyenne Vera Zassoulitch en avril 1885 de la

    future et invitable rvolution russe, l o, le 1789 une fois lanc, le 1793 ne tardera pas

    suivre :Eh bien, si jamais le blanquisme la fantaisie de bouleverser toute une socit par

    laction dune petite conspiration, avait une certaine raison dtre, cest certainement Ptersbourg. Une fois le feu mis aux poudres, une fois les forces libres et lnergie nationale de

    potentielle, transforme en kintique [...] les hommes qui ont mis le feu la mine serontenlevs par lexplosion qui sera mille fois plus forte queux et qui cherchera son issue comme ellepourra, comme les forces et les rsistances conomiques dcideront.

    Supposons que ces hommes simaginent russir semparer du pouvoir, quimporte? Pourvu quils fassent la digue, le torrent lui-mme fera bientt raison de leurs illusions. [...] Lesgens qui se sont vants davoir fait une rvolution ont toujours vu, le lendemain, quils ne savaientpoint ce quils faisaient; que la rvolution faite ne ressemblait pas du tout celle quils avaientvoulu faire.

    Ces hommes, ce furent les premiers bolcheviks. Ils croyaient grce leurs

    ides et leurs actions ouvrir une brche pour le socialisme, mais le courant qui sy

    engouffra charriait tout autre chose. Le drame vint de ce que leurs illusions passrent pour

    la ralit et que ce 1793 qui balaya la Russie simposa pour limage du communisme. On

    comprend que Staline, dans une lettre au Politburo datant de 1934, ait pu parler propos

    de Marx et dEngels de leur surestimation du rle de la rvolution bourgeoise en

    Russie, rectificatif historique qui sonne comme un hommage la lucidit des

    fondateurs.

    Le torrent de lindustrialisation qui dvasta tout sur son passage, il est dsign

    par le titre mme de luvre matresse de Marx, Le Capital, et cest celui prcisment

    quil convenait de taire pour lui substituer celui de socialisme. Dans tous les cas,

    lexpropriation de la grande masse paysanne y est dcrite comme le chemin de croix

    oblig quemprunte toute socit qui sur des bases historiques donnes doit dvelopper

    aux dpens du travailleur [...] la force collective du travail. Il faudra attendre la

    sovitologie pour apprendre de Martin Malia que la collectivisation aurait t un terrible

    dsastre pour le pays et lindustrialisation une relative russite de lexprimentation

    sovitique. Mais puisque les deux tches ntaient pas dissociables, et ne pouvaient tre

    conues lune sans lautre, lchec de lune fut aussi celui de lautre, et sil y eut

    russite, alors la Terreur comme ressort de la reproduction force et forcene participe

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    de ce succs.

    Cette accumulation du capital, puisquil faut lappeler par son nom, a

    commenc sous le tsarisme, sest poursuivie sur une chelle rduite avec Lnine et

    Trotski, et elle sest dveloppe avec Staline happ par le mme engrenage, et trop

    heureux dy prter la main et denfiler le gant de fer. Mais on ne rptera jamais assez

    lavertissement que Marx aurait pu mettre en exergue de son uvre : le capital arrive au

    monde en suant la boue et le sang par tous les pores. Quimporte alors la poigne des

    dirigeants politiques, le rsultat reste le mme : la division du travail produit la mme

    pyramide hirarchique, car il sagit de frayer au capital un chemin sans gard pour les

    obstacles humains. Les conomistes du Parti le savaient et ne se firent pas faute de le

    thoriser : en labsence de colonies pressurer jusqu la corde, le surproduit ncessaire

    pour lindustrialisation devrait tre prlev sur le dos des paysans. Tout

    dpendrait du rythme et de la manire ! Il fallait utiliser la force de travail brute des

    larges masses paysannes dans les organisations de larme du travail, commentera Karl

    Radek en 1922; et ces mthodes seront ncessaires chaque fois que le gouvernement

    ouvrier-paysan devra raliser la reconstruction au rythme le plus rapide (9). Staline ne

    dira pas mieux au moment de la grande collectivisation !

    La bureaucratie-prtre a reu des exploits eux-mmes le nom de bourgeoisie

    rouge. Caste ou classe ? On a pu discuter ad nauseam de la pertinence de la catgorieutilise pour dsigner les nouveaux matres en fonction du mode dappropriation et de

    distribution. Il reste que du point de vue de ceux den bas, la proprit collective tait tout

    aussi privative que la proprit prive, et ceux den haut occupaient la place dune

    nouvelle bourgeoisie en tant que personnification des catgories conomiques du

    capitalisme dEtat.

    Dans La croissance du capital en URSS, texte clef de son argument,

    Maximilien Rubel cite des extraits dun discours o le grand architecte du socialisme

    apporte sa pierre ldifice : Notre grande industrie socialiste, dclare-t-il, se dveloppeselon la thorie marxiste de la reproduction largie, chaque anne, elle augmente en

    volume, elle accumule, elle avance pas de gant. Sauf que le processus ainsi dcrit est

    emprunt au grand classique de lexploitation : la mise en valeur du capital. La rpression

    lninienne, puis la terreur stalinienne senracinent coup sr dans cette ncessit qui tait

    indpendante de la volont politique des protagonistes. Le stalinisme avait prcd

    Staline, la Terreur entrait de toute part dans la socit avant quappart le grand terroriste

    lui-mme. Ce fut un hasard que tout ncessitait, dirons-nous pour reprendre la formule

    dun crivain aussi clbre que dcri.

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    Bien quil nait assist qu la naissance des nouvelles formes de servitude,

    Marx, par la seule force de labstraction, a su voir les consquences de ce paradoxe : un

    ple, le dveloppement des forces productives, ncessairement voues produire et

    reproduire lunivers marchand; lautre, le renforcement du pouvoir cens reprsenter la

    communaut, pouvoir profane qui nanmoins exprime sous une forme sculire, dans sa

    seule ralit dEtat, la base universelle dont il a dpouill le christianisme pour se

    lapproprier.

    Sans doute, crit Marx, aux poques o lEtat politique comme tel nat de la

    socit civile dans la violence, o la libration de lhomme par lui-mme tend

    emprunter la forme de la libration de soi politique, lEtat peut et doit aller jusqu

    labolition de la religion, voire jusqu lanantissementde la religion, mais uniquement

    de la manire dont il procde labolition de la proprit prive, dont il proclame le

    maximum, la confiscation, limpt progressif, voire labolition de la vie, la guillotine.

    Dans ses moments dexaltation, la vie politique cherche touffer le principe

    dont elle procde, la socit civile et ses lments, afin de simposer comme la vie relle

    et harmonieuse de lhomme, sa vie gnrique. Mais pour y parvenir, il lui faut se dresser

    violemment contre ses propres conditions dexistence, proclamer la rvolution

    permanente, et cest pourquoi le drame politique sachve par le rtablissement de la

    religion, de la proprit prive et de tous les lments de la socit civile, tout aussi

    ncessairement que la guerre sachve par la paix (10).

    Et Marx brosse un tableau saisissant de la fin du drame quand, dans La Sainte

    Famille, il montre le triomphe de lgosme de classe trop longtemps refoul, une fois

    fanes les fleurs denthousiasme de la rvolution et vanoui son pathos : La puissance de

    cet intrt fut telle quil vainquit glorieusement la plume dun Marat, la guillotine des

    hommes de la Terreur, le glaive de Napolon, tout comme le crucifix et le pur sang des

    Bourbons (11).

    Dans lexaltation premire de leur rvolution politique victorieuse, les

    bolcheviks firent jouer ces mmes ressorts pour imposer le pouvoir sans partage de lEtat

    mancip de la religion; et pour proclamer le rgne de lgalit abstraite entre citoyens-

    camarades, dtenteurs dune souverainet illusoire et remplis de cette universalit irrelle,

    le communisme, rige par le Parti en ersatz de religion. LEtat dit sovitique,

    communaut factice agissant au nom de lintrt gnral, sest efforc de refouler

    lgosme des intrts privs et nationaux pour prendre en compte la tche du capitaliste

    collectif (Engels,Anti-Dhring), la seule quil lui tait alors possible de mener bien en

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    Russie : lindustrialisation et la modernisation du pays, avec laccentuation de la

    division sociale depuis longtemps luvre sous le tsarisme.

    Certes, la conclusion semble dmentie par les rebondissements inous de

    lintrigue. Marx y prvoit la revanche de la socit civile comprime et le retour de lEtat

    sa fonction de reprsentant gnral des intrts les plus puissants. Mais si le

    droulement rel de la rvolution russe sest cart au dpart du modle heuristique de la

    rvolution propos par Marx dans sa rponse Bruno Bauer, A propos de la Question

    juive, la mthode danalyse matrialiste permet prcisment de comprendre pourquoi

    nous en sommes revenus progressivement au schma initial. Loscillation balance que

    suscitent les branlements rvolutionnaires projette la socit au-del du point

    dquilibre, puis le ramne en de, avant que la revanche rtroactive des lois de

    lhistoire ne limmobilise un temps. Cette tape parat indpassable aux yeux de ceux

    qui sont arrivs leurs fins et naspirent plus quau repos, mais mme parvenir cette

    moyenne et t impossible sans la premire secousse. Ainsi Lon Blum, alors imprgn

    de culture marxiste, dcrivait-il la marche de lhistoire, nullement linaire, et la rsistance

    des rapports sociaux une volont politique toujours en veil (12).

    La manire dont Rubel dmonte Le mythe dOctobre, en le rapportant aux

    tendances mises au jour par Marx dans Le Capital, ne laisse pas de doute : les pays les

    plus dvelopps ont montr ceux qui les suivaient sur lchelle industrielle la voie de

    leur propre avenir. En dpit de tous les tours et dtours, la socit sovitique na jamais

    cess de se dvelopper conformment la loi conomique du mouvement de la socit

    moderne. Et lidologie non plus que le politique nont rien fait laffaire ! La puissance

    du capital fut telle que son intrt refoula tous les autres. Il vainquit glorieusement la

    parole dun Lnine, la plume dun Trotski, les fusillades des hommes du Gupou, le

    pouvoir de Staline, tout comme le crucifix et le pur sang des Romanov. Et finalement, la

    proprit prive a rinstaur son rgne comme si de rien navait t.

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    LE CHAINON MANQUANT

    De retour de Russie en 1920, Bertrand Russell, instruit dsormais des conditions

    sociales et culturelles de la socit comme de lidologie des nouveaux dirigeants,

    promettait lex-empire des tsars un essor industriel stupfiant. Un vrai capitalisme,

    pur et dur, tel tait en quelque sorte lhorizon indpassable de ce pseudo-communisme.

    Ainsi en ft-il !

    Que lon sen tienne aux forces sociales libres par la chute du tsarisme ou que lon

    largisse lanalyse au type de socit dont ces bouleversements firent le lit, le rsultat est

    le mme : par le groupe politique dirigeant le parti unique et lintelligentsia petite-

    bourgeoise , par la masse de manuvre dcisive en raison de son poids et de sa force

    dinertie la paysannerie transforme en population sans feu ni lieu pour tre rive

    comme un crou la machine , par le rapport social fondamental le salariat , par

    la dynamique conomique la reproduction simple et largie du capital , la mise en

    valeur de la force de travail tait voue prendre lallure dune vaste opration de

    conditionnement disciplinaire, avec personnel de direction et de contrle lavenant. Et

    les invitables effets de cette entreprise eurent tt touff les promesses libertaires

    quavaient fait clore les soviets.

    Cette incorporation de la population dans une structure dhomognisation

    tentaculaire ne reprsente de mystre que pour ceux qui virent en elle le socialisme et en

    Octobre lre de la rvolution proltarienne. Il faut considrer la Russie comme un pays

    capitaliste et un ennemi mortel du communisme [...]. La rvolution de 1917 est reste une

    rvolution bourgeoise. Ses lments proltariens ont t battus [...] Ce qui existe en

    Russie est un capitalisme dEtat [...]. Ceux qui se rclament du communisme doivent

    aussi attaquer ce capitalisme dEtat (13). Tels taient les principes thico-critiques que

    les militants de Rtekorrespondanz avaient tirs de lexprience bolchevique, quilsvoyaient arrive lheure de vrit, puisquen cette anne 1937 rien ne subsistait des

    illusions rvolutionnaires. La rvolte de Cronstadt avait t le dernier clair pour un

    impossible rveil avant que ne sonne minuit dans le sicle !

    On trouvera des traces de ce point de vue dans Socialisme ou Barbarie et dans

    les dbats qui se dploieront jusquaux annes soixante-dix. Puis, la pression de la rivalit

    Est-Ouest et la prsence de nouveaux acteurs sociaux et politiques sur le devant de la

    scne effaceront jusquau souvenir du communisme; et les fossoyeurs de Mai 68, experts

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    en phrasologie marxiste, finiront par parasiter cette critique pour nen plus rien laisser

    subsister.

    Andr Breton avait en son temps mis propos du stalinisme un

    avertissement qui pouvait passer pour une vidence : Parler de communisme ce sujet

    est, videmment, draisonner plaisir (14). Mais cette draison est devenue la raison de

    lintelligentsia qui, aprs avoir un instant revisit luvre de la vraie dissidence pour sen

    approprier certains lments, entend ne plus rien laisser filtrer de ce pass critique afin de

    parler tout loisir de rvolution socialiste ou communiste, de dictature du proltariat

    propos de cet ennemi mortel du communisme.

    Luvre de Maximilien Rubel, associe celle des communistes de conseils,

    est le chanon manquant de cette histoire. Lui seul permet de dpartager sans quivoque

    le communisme de ce quil nest pas et ne pouvait tre, de faire le dpart de Marx et de

    ses succdans, en rvlant tant les points de fausse adhrence que lendroit mme o

    commence la mystification. Aussi ce chanon doit-il imprativement rester manquant dans

    lhistoriographie officielle, car il introduit une solution de continuit dans son

    droulement. Lui redonner sa place et son importance rendrait possible de reconstituer le

    corps entier de la mystification qui sest greffe sur le mythe dOctobre et survit

    lcroulement de lURSS.

    Il faudra une vritable rsurrection de cette priode historique, porte par unnouvel esprit critique, avant que les historiens et les chercheurs ne redcouvrent sous les

    flots darchives lexistence de cet intarissable courant dides et ninversent la

    perspective. On assiste, en attendant, un ressassement sans fin sur le communisme,

    vocable qui ne correspond plus aucune ide concevable, mais lidologie dun

    rgime disparu qui tout au plus travestissait ainsi la finalit politique de son action. Et

    cette polmique sans objet vrai verserait vite dans labsurde si elle navait au fond une

    fonction bien prcise : faire limpasse sur toute critique vivante, viter que les crits de

    Souvarine ou de Panat Istrati, dAnton Ciliga ou de Paul Mattick, dont on naurait gardedoublier limportance, nentrent en rsonance avec dautres auteurs et une autre histoire

    qui donneraient un sens complet leur dissidence, en elle-mme historiquement limite.

    Rien ne semble aujourdhui devoir chapper larchivation de lhistoire de ce

    sicle tmoin. Et pourtant on napprend rien quon ne sache dj, mais on dsapprend

    une vitesse vertigineuse ce quil conviendrait plus que jamais de savoir pour comprendre

    ce pass. Car voquer certains noms rduirait nant lchafaudage branlant de demi-

    vrits qui est ce jour le maximum de ce quune mmoire slective peut retenir dans ses

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    mailles. Pour protger leur histoire et prserver le prsent, les artisans de la mmoire

    unique doivent imposer une vision moyenne de lURSS et du martyrologe sovitique qui

    occulte le point de vue de la classe crase par la bureaucratie totalitaire. Le sens de

    certains vnements reste tabou, et certaines critiques sont conserves sous le boisseau.

    Elles seront ressorties en dautres temps et en dautres circonstances, quand plus rien ne

    menacera cette recomposition historique. Loubli, au sens orwellien, nest pas tant dans

    lradication de la mmoire que dans la mise en perspective biaise des vnements. Elle

    consiste, par exemple, porter au crdit du rgime les sacrifices que le peuple dut

    consentir pour survivre.

    Tel est en effet le principe de confusion sur lequel repose le rvisionnisme en

    cours. Ces changeurs entre la mmoire du bolchevisme et le no-stalinisme sontindispensables pour inscrire une certaine vision dforme mais conforme de lhistoire.

    Chaque repre aras, et les critres dvaluation et de comparaison thoriques dtachs de

    leur contexte historique, toute forme dopposition sintgre dans lordonnancement

    objectif des vnements; stalinisme et antistalinisme sinscrivent alors au mme titre

    comme expression du communisme dans le grand livre de la mmoire, o Marx et

    lutopie rvolutionnaire figurent la rubrique totalitarisme.

    On conoit pourquoi les crits de Maximilien Rubel veillent prsentement si

    peu dchos, et sont tout au plus utiliss comme bote ides. En dpit de tous lesemprunts, qui nourrissent les transfuges de lorthodoxie dsireux de prendre leurs

    distances, lide mme dun Marx critique du marxisme reste inassimilable. Il leur est

    dj difficile dadmettre que la conception matrialiste et critique du monde se rattache

    par ses multiples ramifications lutopie fondatrice, et sy retrempe constamment. Mais

    surtout, cet ouvrage mine les fondements sur lesquels se sont leves lapologtique et la

    critique du bolchevisme. Et il fait apparatre que dans son double aspect, sociologique et

    thique, Octobre rpondait prcisment aux caractres dune rvolution bourgeoise

    telle quAnton Pannekoek en dfinissait les grandes lignes dans une lettre adresse Socialisme ou Barbarie le 8 novembre 1953 (15) : Rvolution bourgeoise signifie une

    rvolution qui dtruit le fodalisme et ouvre la voie lindustrialisation avec toutes les

    consquences sociales que celle-ci implique. La Rvolution russe est donc dans la ligne

    de la Rvolution anglaise de 1647 et de la Rvolution franaise de 1789 avec ses suites de

    1830, 1848, 1871. Elle fut populaire, par la puissance massive ncessaire pour dtruire

    lancien rgime, mais ensuite le parti bolchevik russit peu peu sapproprier le

    pouvoir et le caractre bourgeois (au sens large) de la Rvolution russe devint

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    dominant et prit la forme du capitalisme dEtat donc lexact oppos de la rvolution

    proltarienne.

    Nous retrouvons ici la configuration que dessine le Manifeste communiste :

    Tous les mpouvements du pass ont t le fait de minorits, ou faits dans lintrt de

    minorits. Le mouvement proltarien est le mouvement autonome de limmense majorit

    dans lintrt de limmense majorit. Largument normatif, qui dploie le futur au temps

    du prsent, ne laisse rien au doute, et cest pourquoi Rubel a pu dire de Marx quil tait

    en un sens le plus utopiste des utopistes. linverse, toutes les normes et justifications

    de lintelligentsia au cours de son engagement depuis Octobre ont t celles de minorits

    au profit dune minorit, et sa critique actuelle dun pseudo marxo-marxisme au nom

    de la dmocratie sinscrit dans ce droit fil, mme si elle en inverse les propositions.

    Aussi, luvre de dmystification de Rubel na-t-elle pas simple valeur

    rtroactive. L o Franois Furet doit oprer de curieux amalgames et de non moins

    surprenantes rductions labsurde pour greffer rvolution et contre-rvolution,

    bolchevisme et fascisme, utopie et mythe sur le mme tronc de la violence

    rvolutionnaire, laissant au lecteur le soin de tirer la conclusion qui simpose propos de

    Marx et du marxisme, Rubel refuse les approximations et les alliages douteux. Son uvre

    constitue, par avance, une rponse suffisante et sans appel cette illusion, ne dune

    dfaite sans avenir, selon laquelle le communisme et Marx entretiendraient un rapportquivoque avec le bolchevisme et Octobre.

    A loppos de ces remontes dans le temps, qui se perdent dans des analogies

    sans fond et sans fondement, la marxologie revendique par Maximilien Rubel a

    renou avec le travail de luvre communiste en de de la bifurcation du marxisme pour

    montrer que Marx chappe aux schmatisations de lEcole, dj en germe chez Engels et

    les premiers disciples. En un sens, le marxisme a pu se passer de Marx en le sacralisant

    sous lespce du fondateur dun socialisme scientifique rvr lgal dune religion.

    Ainsi ont t tenus distance les lments anarchistes de la thorie, et neutraliss sesferments utopistes, avant mme que Lnine ne lui fasse accoucher au forceps de la plus

    invraisemblable thologie de la domination lusage des Partis uniques et des chapelles

    se rclamant du bolchevisme primitif.

    Simone Weil en avait elle aussi la certitude : let-il voulu, les prmisses

    mmes de la thorie de Marx devaient le conduire prvoir le phnomne totalitaire et

    la nature des doctrines qui surgiraient autour de lui (16). En fait, le cycle des rvolutions

    inaugur par Octobre est pass par toutes les formes de domination compatibles, un

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    moment donn, avec le mode de rapport immdiat entre les matres des conditions de

    production et les producteurs directs, compte tenu du niveau dtermin du

    dveloppement du genre et du mode de travail et par suite de sa productivit sociale. Le

    totalitarisme, que daucuns considraient comme un systme chappant au dterminisme

    conomique du capital, rapparat dsormais dans cette histoire comme un mode de

    domination correspondant un moment donn de son dveloppement.

    Otto Rhle a parfaitement saisi lesprit de cette dynamique de massification

    totale et son double caractre : tendance irrsistible du capital, elle se cristallise ici dans

    un nouveau type de pouvoir. Rhle voit dans ladhrent au PC lhomme de lre

    capitaliste, dans lorganisation du Parti une rplique de la ralit bourgeoise et de ses

    lois, et dans le pouvoir dit sovitique une dictature incarne de lre des machines dansla politique (17). Mais surtout, il a dcrit lenfermement solipsiste du pouvoir sovitique

    qui tourne avec une monotonie monomaniaque dans un cercle gocentrique pour

    imposer la normalisation de ltre social.

    Certes, un alliage indit dlments historiques, idologiques et sociaux a pu

    produire une forme de domination non prvue dans les annales du sicle, o le pass saisit

    le vif pour chapper la mort. Mais pour nommer ce quil advient de nouveau, et rendre

    intelligible cette venue au monde, il faut bien dire quelque chose qui se rapporte une

    chose, et cette chose ne peut venir que deffets et de causes qui taient dj l. AussiMaximilien Rubel nous renvoie-t-il aux fondamentaux de la socit de classes, donc

    lexplication que rcusent aujourdhui ceux qui semploient mettre entre parenthses

    tout rapport de causalit historique et vider les mots de toute ralit empirique : quelles

    combinaisons de causes dj l ont produit cet effet-l, qui est son tour devenu cause,

    car il a rvl une autre finalit, une autre ide dj luvre dans le corps social ?

    Appliqu nos rgimes oligarchiques, le mot dmocratie ne vaut gure mieux

    que celui de communisme pour dsigner le pouvoir total des PC. Il sagit toujours de

    formes de domination lies un rapport social de production, donc de classes, arriv unstade dtermin de son volution, dune phase particulire dun processus de

    dveloppement historique. Tous les stades de ce dveloppement se distinguent par

    certains traits communs, par certains caractres gnraux qui sarticulent trs diversement

    et se dploient en dterminations varies. La superstition politique consiste dtacher du

    processus historique tel moment particulier pour en faire la dtermination essentielle

    dune poque de manire transformer le particulier en gnral.

    On ne viendrait croire que dans ce monde sens dessus dessous, la relation

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    politique de pouvoir prcde et fonde la relation conomique dexploitation, et quelle

    peut simposer comme la seule logique du systme social. Mais lide mme dune telle

    hirarchie dans les instances de la critique implique une dissociation pistmologique

    sans grand sens opratoire sagissant de la ralit sociale; et cest prcisment linanit un

    tel dcoupage que fait apparatre Maximilien Rubel en soulignant la cohrence et

    lindissociable unit de lanalyse marxienne qui, si elle mnage les transitions

    dialectiques, ne perd jamais de vue la totalit organique du systme domin par le

    capital.

    En dpit de toutes les thories pour expliquer que le Politique avait pris le

    dessus sur lEconomique, lEmpire du mal na pas mieux rsist la grosse artillerie

    marchande que lEmpire du rve dcrit par Alfred Kubin dans LAutre Ct, roman oplus quen aucune autre fiction souffle le vent dune terreur impalpable avant que

    lAmricain, symbole de la modernit conqurante, ny mette bon ordre. Le dessous a fini

    par prendre le dessus.

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    LA MARXOLOGIE AU MIROIR DES MARXISMES

    Cest un paradoxe, en apparence, de trouver luvre de Maximilien Rubel

    dans une collection place sous le signe de la Critique de la politique. Lopinion

    savante, qui a creus un sillon profond dans les esprits, ne veut-elle pas que Marx ait

    emprisonn sa pense dans le corset serr de lconomie, touffant ses intuitions les

    plus fcondes ? Il naurait rien laiss de substantiel sur lEtat, rien qui puisse nous clairer

    sur un phnomne comme le totalitarisme. Puisquil nexiste pas un expos systmatique

    et complet des positions de Marx dans ce domaine, une chose semble claire aux yeux des

    sociologues et des historiens fidles aux impratifs mthodologiques de la spcialisation :pour lauteur du Capital, cette rflexion passait au second plan, elle tait seconde, voire

    secondaire, au regard de lanalyse de lexploitation. Et dapporter comme preuve

    irrfutable et suffisante le contenu du grand uvre de Marx, lobsession de sa vie,

    savoir la critique de lconomie.

    L est sans doute un des points les plus forts de lclairage offert par

    Maximilien Rubel, et de la dmarche quil adopte : nul besoin, en effet, dune nime

    interprtation pour donner voir que LEconomie de Marx, nom par lequel lauteur du

    Capital dsignait le projet densemble de son uvre, ne fait pas de lui un conomiste.Mais le caractre mme de sa critique est lorigine du paradoxe sur lequel certains

    croient ainsi mettre le doigt. La thorie marxienne du politique nest pas, et ne pouvait

    tre lobjet dun trait spar, car elle nest autre prcisment que le fil conducteur du

    Capital. Rsumons-en la formule : la loi conomique du mouvement de la socit

    moderne est en mme temps la loi politique du mouvement de la socit moderne, et la

    mthode danalyse respecte scrupuleusement lunit du mtabolisme social.

    La pense politique de Marx ne peut se lire comme une section particulire de

    son Economie. Elle est le cur de la critique de lconomie politique puisquelledcoule de la relation spcifique que nouent entre elles les trois classes principales de la

    socit capitaliste. Loin davoir, par extension abusive, appliqu au domaine historique

    le paradigme cognitif des sciences de la nature avec ses lois, ses dterminismes, ses

    prvisions purement objectives, son volutionnisme linaire (18), Marx a montr que

    le capital, en se soumettant la socit, obissait lui-mme au commandement du Grand

    Horloger : Accumulez, accumulez, cest la loi et les prophtes !

    L o le travail rifi de lindividu est raval sa seule dimension de capital

    variable, lhistoire se prsente effectivement comme le produit de catgories

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    conomiques, comme domination et ftichisation de lconomie, et le progrs sidentifie

    un stade suprieur de laccumulation. Le nouveau matrialisme se propose au

    contraire comme la nouvelle praxis, dont il est au mme titre la thorie au double sens de

    critique de lexistant et dintuition rationnelle du futur (19).

    Ici, la double structure de luvre de Marx ne risque pas dapparatre comme

    la juxtaposition de deux lments spars au dpart, ainsi que semblent le penser les

    prsentateurs anglais de luvre de Rubel. Pour Rubel, soulignent-ils, la doctrine de

    Marx contient la fois des lments thico-utopiques et des lments purement

    scientifiques (20). Interprtation discutable, laquelle Rubel, il est vrai, a pu prter le

    flanc. Ne lit-on pas dans le liminaire des Pages de Karl Marx pour une thique socialiste,

    que lactualit de Karl Marx rside moins dans la valeur scientifique de sa thorieconomique que dans la validit thique de sa critique radicale des institutions. Se

    trouveraient ainsi spars les lments constitutifs de cette analyse, et dissocis lnonc

    de la dnonciation, alors que la finalit thique est laffirmation de cette unit. Telle est

    dailleurs la pense matresse de Rubel qui, dans la conclusion de sonEssai de biographie

    intellectuelle, insiste sur ce point : Mais l o science et thique sinterpntrent, l

    rside toute loriginalit de Marx.

    Car le projet normatif est lexpression directe du rapport de classes, expos du

    point de vue des exploits, qui est lobjet mme de la comprhension scientifique de lastructure conomique de la socit bourgeoise, du mode de production capitaliste et des

    rapports de production et dchange qui lui correspondent. Que nous apprendrait-il sur

    notre monde ? Que lconomie nous ramne sans cesse aux consquences sociales et

    politiques des vnements, et leur cause, donc la validit thique de la critique

    marxienne des institutions, quil sagisse, par exemple, du retour de lURSS dans le giron

    de la proprit prive, ou des phnomnes de fusion et de concentration qui rythment la

    marche en avant de laccumulation,

    Rapports de production et rapports de classes sont comme lavers et le reversdune ralit sociale, les moments dune totalit, que la mthode dexposition oblige

    apprhender successivement. Et il en est ainsi parce que le capital, loin dtre un rapport

    conomique, est un rapport social. Ds lors, le procd dinvestigation est dun mme

    mouvement conomique et politique, critique de la civilisation bourgeoise et thorie de la

    rvolution. Les propositions relatives aux connexions inhrentes la structure

    conomique, politique, juridique et intellectuelle dune socit dtermine, et

    lvolution de ces connexions structurelles (21), servent lanalyse empirique de la

    socit bourgeoise en mme temps qu sa critique radicale.

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    Cette articulation entre largument sociologique et llment normatif, cette

    conception du communisme comme mouvement rel qui abolit lordre tabli, mais ne

    peut stablir dans lordre rel avant cette abolition trouve son expression dans le Plan de

    lEconomie. L en effet Marx sapplique dgager de manire claire qui soit les liens

    logiques et dialectiques entre les catgories qui constituent la structure interne de la

    socit bourgeoise, Capital, Travail salari, Proprit foncire, et sur lesquelles reposent

    les classes fondamentales, Bourgeoisie, Proltariat, Propritaires fonciers-paysannerie

    (22).

    La critique scientifique du mode de production capitaliste et largument

    thique ne font quun, car le sujet social de lhistoire ne saurait tre un simple objet du

    dveloppement objectif. La collision entre les forces productives et les rapports deproduction, ressort cach de lvolution historique, met en jeu les deux faces dune mme

    ralit sociale; mais il nest gure possible de poser que lun des lments de la totalit,

    savoir la formation socio-historique particulire tudie, est autonome ou

    indpendant par rapport lautre, dtablir des rapports de rciprocit fortuits et de lier

    ces catgories simplement comme un objet son reflet. Cette formule, Marx lutilise

    prcisment dans lIntroduction gnrale... de 1857 pour mettre en garde contre une

    telle marque de grossiret et dinintelligence thorique.

    Sparons un lment de lautre. Ne reste alors quun sociologisme ou unconomisme. Aussi peut-on dire que la critique de lconomie est le moyen destin

    dmontrer une thse qui, elle, est minemment politique : rapports de domination et de

    servitude sont indissociables des rapports dexploitation, et nous retrouvons ainsi au cur

    du corpus scientifique lintuition originelle de Marx, car domination et exploitation ne

    sont quune seule et mme ide, comme il le soulignait en 1843 lintention de son ami

    Arnold Ruge.

    *

    A lpoque o Rubel crivait, aucune pense dopposition ne pouvait marquer

    son espace et dfinir la place quoccupait Marx dans cette constellation critique sans se

    rfrer la prsence de lURSS et dune arme de scribes son service. Enoncer le vrai

    revenait dnoncer ce faux. Mais puisque le faux a disparu de lui-mme, que devient le

    vrai qui fut ainsi appel la lumire ?

    Leffondrement de lURSS et la mort du marxisme institutionnel permettent

    luvre de Rubel de se librer de limpensable rfrent, qui semblait tout teindre sous

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    son ombre. Paradoxalement, sa pense apparat plus actuelle que jamais et prend une

    nouvelle dimension critique. Malgr quils en aient, cest ses questions et nulles autres

    que sont tenus dsormais de rpondre les hritiers intempestifs; cest cette aune quils

    sont contraints de mesurer ce quils firent et dirent au nom de Marx et du communisme.

    Et les convergences et les rapprochements qui semblent dus au hasard ou lair du temps

    se chargent dun sens nouveau quand on les rapporte la connivence secrte ne dune

    commune origine et dun mme besoin den occulter le fond.

    Le remplacement quasi compulsionnel de marxiste par marxien, terme

    encore honni la veille, ne sonne-t-il pas comme laveu dune faillite historique

    frauduleuse dont ils voudraient faire disparatre la trace ? Aussi ont-ils grand soin

    dexercer par omission une discrte censure sur une pense dont la seule prsencednonce limposture. De mme, lhistoire retiendra le jugement quils portent sur eux-

    mmes quand ils reconnaissent que la chose quils voyaient noire hier leur parat blanche

    aujourdhui, ou grise, ou dune autre couleur. Swift naurait pu imaginer pareil aveu de la

    part des Yahoos, trop obtus pour ne pas tre plus obstins dans le mensonge, mme au

    dtriment de leur intrt !

    Scandale hier pour les marxistes de la chaire, la pense de Rubel reste

    scandale pour les rvisionnistes actuels. Elle arrache Marx la fois au pass du marxisme

    et rend ainsi vaines les manipulations sur le prsent des post-marxistes qui voudraientcorriger Marx pour lui faire endosser les consquences de leurs propres errements. Leur

    Marx aprs les marxismes nest que la copie, rature la hte, de leurs erreurs passes

    et dpasses, toujours aussi loigne de loriginal que le fut leur Marx marxiste. Laissons

    rpondre lauteur qui, propos dexistences mprisables autant que mprises,

    entendait rendre loppression relle encore plus oppressive, en lui ajoutant la conscience

    de loppression, rendre leur honte plus honteuse encore en la divulguant (23). En

    divulguant les mille et une ruses grce auxquelles Marx a t mis au service dune

    oppression que toute son uvre dnonce, Maximilien Rubel a rendu loppression relleplus visible et le scandale plus scandaleux. Lui donner la parole, cest rendre la honte plus

    honteuse encore et ajouter ainsi la conscience la mmoire dune servitude dont le poids

    continue peser sur le cerveau des vivants.

    *

    Maximilien Rubel est mort le 28 fvrier 1996, dans quatre-vingt-

    onzime anne. Il est n en 1905, date de la premire rvolution russe qui commence le

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    cycle de bouleversements du XXe sicle. La Grande Guerre, Fvrier et Octobre en Russie,

    la naissance de lURSS, la monte des fascismes et du nazisme, la grande terreur

    stalinienne, la rvolution en Espagne et la guerre civile, la Seconde Guerre mondiale, la

    dcolonisation, lentre dans lre nuclaire et la guerre froide, la dislocation de lURSS

    enfin aussi paradoxal que cela puisse paratre, les textes runis dans ce volume sont

    autant de tmoignages sur cette histoire. Le sort de luvre marxienne ne saurait en effet

    en tre dissoci. Comment le dfenseur intransigeant de la libert de la presse, des

    conqutes politiques de la dmocratie radicale et de lmancipation huamine a-t-il pu

    servir de point dhonneur un rgime dasservissement comme il ny en eut nul autre dans

    lhistoire ? La question a dvor plusieurs gnrations. Marx tait devenu le sphinx de

    notre temps dont chacun sefforait de dchiffrer les nigmes.

    L'histoire de Czernowitz, la ville o Maximilien Rubel est n et o il a

    suivi des tudes de droit et de philosophie dans les annes vingt, est elle aussi l'image

    des alas de ce sicle fertile en cataclysmes : d'abord situe aux marches de lempire

    austro-hongrois, la capitale de la rgion de Bukovine fut le thtre de violents combats

    entre Russes et Allemands pendant la Premire Guerre mondiale. Devenue roumaine par

    le trait de Saint-Germain, en 1919, elle est cde lURSS en 1940, roccupe par les

    Roumains de 1940 1944 pour passer finalement dans lorbite sovitique en 1947 et

    suivre le destin de lUkraine. Ici encore, les vnements du sicle sy rfltent commedans un miroir.

    Maximilien Rubel vivait Paris depuis 1931. Cest pendant

    lOccupation, en 1941, que Marx simposa lui comme unique solution pour se librer des

    apories du marxisme. Un groupe de marxistes franais lui demanda de traduire en

    allemand un appel pour le faire circuler parmi les militaires de la Wehrmacht. Le texte

    initial comportait linvitable rfrence Marx, et il fit natre les premiers doutes sur le

    socialisme scientifique et le marxisme : si le socialisme tait vraiment devenu une science

    avec le marxisme, ses lois ne devaient-elles pas interdire toute interprtation contradictoiresur presque tous les points de la doctrine et de son application ? Et pourquoi un

    mouvement qui devait par dfinition rester anonyme faisait-il sans cesse appel la figure

    tutlaire dun fondateur ? Ds lors, il neut de cesse, pour percer ce mystre, de se livrer

    ltude approfondie de la littrature marxiste et des crits de Marx. La guerre finie, il

    put enfin consulter librement les documents de premire main, except videmment ceux

    que dtenaient les instituts des pays communistes.

    Maximilien Rubel entra au CNRS en 1946. En 1954, il soutint en

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    Sorbonne sa thse de doctorat s lettres sous le titre Karl Marx. Essai de biographie

    intellectuelle avec, en complment, une Bibliographie des uvres de Karl Marx. Mais

    il ne sagissait pas dajouter un nouveau concurrent aux ismes dj en prsence, ni de

    prendre parti pour lun ou lautre, et pour lun contre les autres, comme il tait dusage

    dans le milieu. Dune certaine manire, la critique de cette priode tait acheve. Elle avait

    produit dans la mle une immense littrature sur Marx, Octobre, Lnine et la rvolution,

    laquelle manquait seulement lide centrale, la finalit destine la rattacher son objet

    vrai : son rapport critique au marxisme.

    Maximilien Rubel a bnfici de cet indispensable apport, quobscurcissait

    encore lincertitude militante. Tard veill la conscience dun problme dont les

    donnes dsormais ne devaient plus gure changer, il na pas eu revenir, comme KarlKorsch par exemple, sur les chemins quOctobre avait ouverts la passion et la rvolte

    sociales de cette gnration, et qui aboutissaient ce carrefour o la pense tournait en

    rond. Selon lAvertissement de Rubel la publication dune lettre que lui avait envoy

    Karl Korsch en juillet 1951, le penseur marxiste en voie de mutation philosophique [...]

    stait trop longtemps mis au service dun marxisme sans cesse repens pour admettre

    demble ce qui mavait toujours paru lvidence : lincompatibilit de tout marxisme

    idologique et politique avec lenseignement de Marx (24).

    Plac ainsi distance de ces engagements sans issue, Rubel a pu faire le pasque la raison dsormais commandait et se retrouver ainsi de lautre ct du miroir. Nul ne

    savait comment rompre le charme dune orthodoxie toute-puissante sans jeter Marx et le

    communisme aux oubliettes. En sparant Marx du marxisme, il a tranch le nud

    gordien. Et ce dernier effort, qui prservait la pense des uns et des autres, permettait de

    retrouver sous le palimpseste la trame originelle, de percer une fois pour toutes lopacit

    des interprtations masquantes dont les marxismes et les antimarxismes avaient surcharg

    les crits de Marx.

    Revenait enfin la lumire le caractre original et unitaire de lauteur desManuscrits de 1844 et du Capital; du jeune Marx et du Marx de la maturit. Il tait

    possible de briser lenvotement du marxisme en renouant les liens qui staient

    distendus, voire rompus, entre Marx, lutopie, lanarchisme et les courants du

    communisme dit pr-marxiste. Cest cette unit fondamentale que fait apparatre

    larchitecture des uvres runies dans la Bibliothque de la Pliade, au-del de la

    sparation formelle Economie-Philosophie-Politique que commandait limpratif

    ditorial. Et cest cette volont de rendre sensible lattitude globale, indivisible dans son

    principe, de la dmarche marxienne qui a fait du Marx de la Pliade lennemi irrductible

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    du Marx marxiste compos de manire favoriser le jeu des monopolistes

    falsificateurs, selon la formule svre de Karl Korsch visant lappropriation par Moscou

    de luvre des fondateurs. Rubel a anticip en quelque sorte le moment o Marx, libr

    de cette emprise, serait rendu la libert. Il a prpar cette uvre pour une lecture

    nouvelle qui cette fois contiendrait la critique du faux communisme et celle du vrai

    capitalisme et, dune mme haleine, la mmoire des deux.

    Si les questions du marxisme ont pour une large part perdu leur pouvoir

    dinterrogation, les problmes que soulve Marx critique du marxisme nont pas fini de

    tarabuster les esprits. Certes, lasservissement de masse ne se prsente plus aujourdhui

    sous les couleurs dun totalitarisme rouge ou brun. Il reste que nous sommes toujours

    placs devant lalternative qui hantait Marx et Rosa Luxemburg : Socialisme ou chutedans la barbarie. Sauf que le premier terme semble plus que jamais irrel et que le

    second ressemble un Prote capable demprunter tous les visages et tous les noms, y

    compris celui du socialisme.

    *

    La prsente dition est rigoureusement conforme ldition originale de 1974.

    Nous avons uniquement pris la responsabilit de retrancher du chapitre V, Connaissancede luvre, une recension commente des principales lectures de Marx, qui

    schelonnent de 1840 1856 : Les cahiers de lecture de Karl Marx. Elle est certes

    importante pour nous clairer sur la mthode de travail de Marx, sur le procd

    dinvestigation, car ces cahiers, nous dit Rubel, constituent le laboratoire dune uvre

    inacheve, et nous aident suivre cette gestation immense que rsume en quelque sorte

    la phrase de Marx sa fille Laura : Je suis une machine condamne dvorer des livres

    et les rejeter transforms sur le fumier de lhistoire (11 avril 1868). Mais pour

    lessentiel, ce texte marxologique, qui fait apparatre un Marx la curiosit toujours enveil, tranger aux simplifications du matrialisme militant, napporte rien la thse

    centrale dfendue par Rubel, telle que nous avons tent de la rsumer et telle quelle doit

    simposer au lecteur attentif.

    * Introduction la nouvelle dition de M. Rubel, Marx critique du marxisme (1974),

    Paris, Payot et Rivages (Critique de la politique) 2000.

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    NOTES1Nous renouons en fait ici le fil dune rflexion mene dans les Etudes de marxologie et notamment dans le derniernumro plac par Maximilien Rubel sous le signe de Marx et la fin de la prhistoire (n 30-31, juin-juillet 1994). Nousrenvoyons donc notre article, Lavenir dune utopie (p. 31-90), ainsi qu notre ouvrage : La Tte contre le mur.Essai sur lide anticommuniste au XXe sicle, Arles, Sulliver, 1998.2Nicolas Berdiaev,Les Sources et le Sens du communisme russe [1938], Paris, Gallimard, 1963, p. 208.3Boris Souvarine, Staline. Aperu historique du bolchevisme (1935), Paris, Champ Libre, 1977, p. 474.4Ibid., p. 485.5Paul Mattick,Marx et Keynes, Paris, Gallimard, 1969, p. 353.6Cornelius Castoriadi,Le Nouvel Observateur, 2 janvier 1982, p. 14.7Karl Marx, La critique moralisante et la morale critique (1847), uvres III, Philosophie, Paris, Pliade, 1982, p. 754.8Karl Radek, Les voies de la rvolution russe (1922), inLes Voies de la Rvolution russe, Paris, EDI, 1971, p. 85.9Ibid., p. 80.

    10Karl Marx, A propos de la question juive, Philosophie, op. cit., p. 359.11Karl Marx,La Sainte Famille. Philosophie, op. cit., p. 512.12Lon Blum,Nouvelles Conversations de Goethe avec Eckermann (1901), in : uvres, t. 1, Paris, Albin Michel, 1954,p. 251.13La Russie sovitique daujourdhui, Rtekorrespondanz, fvrier, 1937, cit in : La Contre-Rvolutionbureaucratique, Paris, UGE, 1978, p. 24.14Andr Breton, Combat, interview, 16 mai 1950 inEntretiens, Paris, Gallimard, 1969, p. 276.15Anton Pannekoek, lettre Socialisme ou Barbarie, n 14, 1954.16Simone Weil, Oppression et Libert, Fragments (1943), Paris, Gallimard, 1967, p. 212.17Otto Rhle, Fascisme brun, fascisme rouge (1939), Paris, Spartacus, 1975, p. 45 sq.18Michael Lwy, Crise du marxisme ou marxisme critique,M, n 38-39, juin-juillet 11919Maximilien Rubel, Notes et variantes, in K. Marx, Philosophie, op. cit., 1982, p. 1716.

    20 Rubel on Marx. Five Essays. Edited and translated by Joseph OMalley and Keith Algozin, Cambridge UniversityPress, Cambridge, 1981, Introduction, p. 8.21Karl Korsch, Karl Marx [1938], Paris, Champ Libre, 1971, p. 262.22Maximilien Rubel, Le Plan et la signification de lconomie, in : K. Marx, uvres II, Economie II, Paris,Gallimard (Pliade), 1968, p. LXXXVI-CXXVII.23Karl Marx,Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, Philosophie, op. cit., p. 385.24Une lettre de Karl Korsch, prcde dun Avertissement de Maximilien Rubel, Etudes de marxologie, n 18,avril-mai 1976, p. 934.

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