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Louis Joseph Vance

LE RETOUR DU LOUPSOLITAIRE

Les Aventures du Loup

solitaire (épisode 3)

traduction : Richard de Clerval

1932

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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CHAPITRE PREMIER

DÉMISSION

Dans la chaude splendeur de cet après-midide printemps, un gentleman d’apparence mo-deste mais sympathique, qui arpentait Picca-dilly, s’engagea dans Halfmoon Street pourrentrer chez lui. Son air soucieux ne se déridapoint en présence du personnage qui l’atten-dait dans son studio, bien calé dans sonmeilleur fauteuil, ayant à portée tabac et whis-ky, et lisant un volume de sa bibliothèque.

Ce personnage était évidemment un An-glais, encore que sa physionomie présentât

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quelques traits d’origine sémitique. Le gentle-man à l’air soucieux, était sans conteste derace celte, bien que son costume et ses alluresfussent purement anglais, et qu’il parût mêmeun peu étonné de s’entendre saluer d’un nombien français.

Car l’Anglais, déposant son livre sur le par-quet, s’était levé du fauteuil, et lui tendait unemain cordiale ; en s’exclamant :

— Comment va monsieur Duchemin ?

L’autre, après une légère pause, répondit,évasivement :

— Oh, « Duchemin », c’est de l’histoire an-cienne. Mais, vous-même, comment allez-vous, monsieur Wertheimer ?

La poignée de main échangée, M. Duche-min déposa son chapeau, sa canne et ses gantsde chamois, tandis que son ami, debout en faced’une cheminée sans feu, et exposant les mainsà une flamme imaginaire, dissimulait sous un

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aimable reproche la curiosité éveillée en lui parson air préoccupé :

— Jolie habitude que vous avez de faire at-tendre vos amis. Je viens de passer ici plus dedeux heures d’un temps que je dois au servicede Sa Majesté.

— Comment pouvais-je deviner que vousauriez le front de vous introduire ici en monabsence et d’user de mon petit matériel ? ri-posta Duchemin, tout en se servant à son tourde tabac et de whisky. Mais on ne sait jamaisquel nouvel outrage vous réserve le destin…

— Après vous le whisky, s’il en reste. Ditesdonc, je voudrais bien savoir où vous réussis-sez à vous procurer ce liquide d’avant-guerre.(Mais sans attendre qu’on lui refusât ce rensei-gnement, M. Wertheimer reprit) : À en croireles témoignages de votre mine et de votre hu-meur, vous êtes allé cet après-midi aux quaisde Tilbury accompagner au bateau Karslake etSonia.

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— Si vous faites souvent preuve d’une telleintelligence dans votre profession, mon cher,vous irez loin…

— Et cette aventure vous a laissé un peutriste.

— Je suppose que vous non plus, vous netrouvez pas qu’il est agréable de se séparer deceux qu’on aime.

— Mais quand c’est pour leur bien…

— Oui, je sais, concéda Duchemin. S’il arri-vait quelque chose à Karslake, Sonia en auraitle cœur brisé, mais…

— Et après le rôle qu’il a joué dans cetteaffaire Vassilievsky, ce n’est pas en restant enAngleterre qu’il pourrait espérer prolongerbeaucoup sa vie. C’est pourquoi nous lui avonsdonné ce poste à la légation britannique de Pé-kin.

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— J’ignorais que vous eussiez votre partdans cet exil, fit Duchemin, après un regardmaussade à son interlocuteur.

— Oh ! avec moi, on ne sait jamais ! Quandvous me connaîtrez mieux, vous verrez que jerépands quelquefois mes bienfaits sur des in-grats.

— Mais on n’est pas ingrat, affirma Duche-min. Dieu sait que j’aurais volontiers aidé moi-même à éloigner Karslake de Sonia jusqu’enPatagonie au besoin, si ce lointain séjour avaitpu le faire oublier de l’Institut Smolny.

— Puisque ledit Institut Smolny refuse obs-tinément de s’effondrer comme on le préditchaque jour.

— Tout juste.

— Mais n’oubliez-vous pas que vous-mêmeavez donné à la bande Smolny tout autant deraisons de vous déclarer indésirable ?

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— Ah ! gronda Duchemin, moi je me tireraitoujours d’affaire. Ce qui me fâche, c’est que jen’ai plus personne à protéger, puisque Karslakea emmené celle qui fut ma fille durant quelquessemaines, et que je n’ai plus qu’à me tournerles pouces en regardant venir la vieillesse.

— La vieillesse ? Ma foi, mon cher, je nem’en étais pas encore aperçu, mais le fait estque vous devenez vieux. Et je me demandaisaussi ce qui vous avait rendu si lent, prudent ettimoré, ces temps derniers. Vous baissiez, réel-lement… tandis que je vous croyais simple-ment fatigué et désireux de prendre un congé.

— Cela se peut, fit Duchemin sans révolte.Je sens que j’ai bien gagné des vacances dansvotre satané Service Secret.

— Ah ! vous croyez ça ?

— Vous le croiriez vous aussi si vous aviezparcouru l’East End tout l’hiver en tenant votrevie entre vos mains.

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— Mais… à votre âge… je penserais plutôtà prendre ma retraite qu’à demander un congé.

Tout en sachant très bien que son interlo-cuteur plaisantait selon le jeu de l’humour an-glais, M. Duchemin répondit avec aigreur :

— Ma démission est à votre disposition.

— Je l’accepte, fit Wertheimer d’un air dé-taché. Elle a effet à partir de maintenant.

Duchemin ne répondit que par un grogne-ment, qui montrait bien le peu d’agrément qu’iltrouvait à un tel genre de conversation. Et Wer-theimer ayant repris son fauteuil, tous deuxgardèrent un moment le silence, un silence quise prolongea si obstinément que Duchemin enconçut une sourde curiosité.

— Et à quoi, interrogea-t-il avec la noncha-lante ironie du désintéressement, à quoi dois-je l’honneur inattendu que me fait le premierSous-Secrétaire du Service Secret Britan-nique… si c’est bien là votre titre ?

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— Oh ! répliqua Wertheimer indolemment,tout en vidant sa pipe, je n’étais entré que pourvous dire au revoir.

Duchemin ne peut réprimer un mouvementde surprise.

— Ah bah ! où comptez-vous aller ?

— Nulle part… et c’est tant pis ! Je veuxdire que je suis venu ici pour vous souhaiterbon voyage et bon vent à la veille de votre dé-part des Îles Britanniques.

— Et pouvez-vous me dire où je vais ?

— C’est à vous de le décider.

M. Duchemin réfléchit un instant, puis an-nonça :

— Je comprends, je vais avoir une missionsans but déterminé.

— Pis que cela : pas de mission du tout.

Duchemin ouvrit de grands yeux.

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— L’esprit souffle où il veut, affirma Wer-theimer. Comment saurais-je où va souffler levôtre, maintenant que vous êtes un hommelibre, ne dépendant plus que de vous-même. Jen’ai plus d’autorité sur vos déplacements.

— Le Service Secret en a.

— Pas du tout. Ne venez-vous pas à l’ins-tant de me remettre votre démission ? N’a-t-elle pas été acceptée aussitôt ?

— Voyons, que diable ?…

— Eh bien, si vous voulez savoir, se hâtad’interrompre l’Anglais, j’avais l’ordre de vousdonner votre congé si vous refusiez de m’offrirvotre démission. Ainsi votre lien avec le Ser-vice Secret est coupé à partir de cette heure.Et si vous n’êtes pas sorti d’Angleterre dansles vingt-quatre heures, nous vous expulseronstout net. Et voilà.

— Je vois que j’ai eu tort de si bien servirl’Angleterre.

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— Quel malin ! sourit Wertheimer. Voyez-vous, mon bon, nous vous aimons beaucoup,et nous sommes résolus à vous sauver la vie.Le bruit nous est parvenu de Léningrad quevotre nom est trois fois souligné sur l’Index Ex-purgatoire du Smolny. Le nom de Karslake aus-si. Honneur bien mérité par votre collabora-tion dans l’affaire Vassilievsky. On a déjà misKarslake à l’abri, mais vous restez en évidence,et c’est une calamité publique. Si vous vousattardez encore ici, cela finira par un verdictde « mort violente causée par un ou plusieursinconnus ». Voici donc vos passeports et unesomme d’argent convenable. Et si vous réussis-sez à passer au travers nous saurons vous enfaire parvenir encore. Vous comprenez : on nepaiera jamais trop cher pour être débarrassé devous. Un contre-torpilleur vous attendra cettenuit à Portsmouth avec ordre de vous débar-quer au port de votre choix de l’autre côté de laManche. Après cela… en ce qui concerne l’Em-

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pire Britannique… que votre sang retombe survotre tête.

L’autre acquiesça, tout en jetant un coupd’œil dans l’enveloppe que son ex-chef venaitde lui remettre, puis releva les yeux et dit avecun sourire entendu :

— Ce n’est pas la première fois que vous mecongédiez de la sorte. Vous vous souvenez ?

— Bah ! vous avez aussi bien gagné le droitde vous appeler Duchemin, que moi Werthei-mer.

Mais le sourire s’effaça des yeux del’homme que l’Anglais préférait connaître sousle nom de Duchemin.

— Mais où diantre vais-je aller ?

— Ne me le demandez pas, protesta l’An-glais. Et surtout, ne me le dites pas. Je ne veuxpas le savoir. Je crois presque à la télépathie,et je ne veux pas que vous soyez frappé de

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mort subite parce que quelqu’un aurait trouvémoyen de lire dans mon subconscient.

Il prit congé peu après. M. Duchemin s’ins-talla dans le fauteuil que son visiteur venait dequitter, pour résoudre ce problème : où aller ?

Après avoir réfléchi un moment, il ramassadistraitement le volume que Wertheimer avaitlu… et il se demanda si celui-ci ne l’avait paslaissé à terre intentionnellement. C’était leVoyage à âne dans les Cévennes, de Stevenson.Duchemin connaissait suffisamment le livre, etil n’eut pas besoin de recourir au texte pour sa-voir que là se trouvait pour lui la solution duproblème.

S’il y avait un pays en Europe où l’on pou-vait se juger à l’abri de la curiosité malsainedes rancuniers bolcheviks, c’était bien dans lesCévennes, ces montagnes peu connues du sudde la France, qui partent de la côte et re-montent assez loin dans l’intérieur du pays.

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CHAPITRE II

VOYAGE À PIED

« Un petit bourg nommé Le Monastier,dans une charmante vallée à vingt-cinq kilo-mètres du Puy… remarquable par la fabrica-tion des dentelles, par l’ivrognerie et la libertéde langage de ses habitants, et par leurs in-ouïes dissensions politiques… » C’est par làque Stevenson commença son « voyage àâne ». M. Duchemin suivit son exemple. Lequatrième jour après son départ d’Angleterre, ilsortit du Monastier à pied, un volume de Mon-taigne en poche un solide gourdin au poing, le

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gros sac tyrolien bouclé sur son dos permet-tant à ce voyageur bien moderne de se priverde la société d’un baudet.

Il faisait beau temps, il avait le cœur léger,il était heureux d’être à nouveau son maître. Ilsourit plus d’une fois en pensant à ses enne-mis, qui le cherchaient dans les bas-fonds desgrandes villes européennes. Car depuis la côtede la Manche jusqu’au Monastier, il avait sui-vi un itinéraire qui défiait toute poursuite, etil pouvait en toute assurance se persuader queson évasion opportune avait passé inaperçue.

Durant deux semaines, il s’avançait vers lesud sur les pas de Stevenson. Sa santé s’épa-nouissait à cette randonnée. Chaque jour, il secouchait avec les poules et se levait avec lesoleil ; et plus d’une fois il lui arriva de logerà la belle étoile, avec la mousse pour oreiller.L’exercice tonifiait ses muscles, les vents deshauteurs excitaient son appétit. Le soleil tannason visage et les rides disparurent. De plus,

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comme en France on peut porter la barbe sansridicule, il négligea son rasoir ; et ce fut lemeilleur déguisement. Car, à la fin de la se-conde semaine, quand il fit tailler par un bar-bier de Florac cette hirsute broussaille, il eutpeine à se reconnaître dans le masque barbu etbronzé qui lui apparut dans la glace.

Ce fut précisément à Florac, sur le Tarnon,qu’il abandonna l’itinéraire de Stevenson. Tan-dis que celui-ci avait incliné à l’est vers Alès,Duchemin, pour s’arracher davantage à toutcontact humain, continua de s’enfoncer dans lamontagne.

Le temps restait superbe. Entre de hautsremparts de pierre crénelés, le Tarn s’étaitfrayé un cagnon par où se précipitaient seseaux, vertes au soleil et translucides commele jade, d’émeraude profonde à l’ombre, d’unblanc crémeux dans les rapides. Les hautainsprofils de ses falaises se frangeaient de pins ra-bougris et de genévriers, et çà et là, quelque

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ruine de château abandonné se détachait sur leciel bleu. À six cents mètres plus bas, le Tarnse faufilait à travers des grèves de sable, deschamps cultivés, des vergers, des plantationsde châtaigniers et de noyers, et, de loin en loin,traversant des petits villages resserrés entre lesfalaises et l’eau.

Sur la hauteur, s’étendaient les Causses,vastes plateaux arides et nus, sans autres acci-dents de terrain que parfois un tertre arrondi,un menhir ou un dolmen, et de grands trous quis’ouvraient dans le sol comme des cratères re-froidis et que les gens du pays nomment desavens. Une contrée bizarre, lugubre, inhospi-talière, balayée des vents, livrée aux sept dé-mons de la solitude…

La pluie emprisonna le voyageur duranttrois jours dans un bourg appelé Meyrueis,agréablement situé dans la vallée de la Jonte,au confluent de la Jonte et du Butézon, à deslieues de distance du chemin de fer et du

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monde civilisé. Cet arrêt dans la monotonie dela marche quotidienne n’était pas pour déplaireà Duchemin, qui campa volontiers dans cettecoquette petite ville, isolée au cœur de ce paysenchanté.

« Ici, songeait-il, rien ne peut me troubler ;et il est grand temps de savoir ce que je vaisfaire du reste de mes jours, je n’ai que trop gas-pillé ma vie. Voici qu’il va falloir dire adieu àla jeunesse et à la grande aventure, à l’insou-ciance et au romantisme. »

Et notre aventurier se voyait déjà, bedon-nant et respectable, tenant boutique d’antiqui-tés dans un quartier tranquille de Paris…

Mais l’homme propose…

Malgré cette résignation prématurée auxvertus bourgeoises, Duchemin fut bien aise devoir, le quatrième jour, un soleil radieux selever sur Meyrueis. Dès huit heures, il étaiten route, se proposant de faire l’excursion duCausse Noir et de Montpellier-le-Vieux, d’où

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il redescendrait par les gorges de la Dourbiepour être à Millau avant la nuit.

Il avait refusé de prendre un guide, malgréles conseils de son hôtelier. Les Causses, avaitdit le bonhomme, sont traîtres ; des gens seperdent parfois sur leurs plateaux, et on ne lesrevoit plus. Duchemin ne craignait pas de seperdre, car il comptait sur sa bonne mémoireet sur son sens de l’orientation pour retrouverson chemin.

Il allait bientôt avoir occasion de se repentirde son outrecuidance…

La montée était dure au sortir de la valléede la Jonte. Quand il parvint au sommet, le so-leil avait déjà dépouillé toute végétation de saparure de rosée, et le Causse ne montrait plustrace du déluge qui s’y était abattu pendantsoixante-douze heures de suite. Le calcaire po-reux absorbait l’eau, comme un Allemand faitla bière. Mais, si l’on s’arrêtait sur le bord d’unaven pour prêter l’oreille, on entendait sous ses

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pieds des bruits troublants, fuites d’eau et glou-glous sinistres, qui révélaient dans les ténèbressouterraines l’existence de torrents au coursmystérieux.

La piste que Duchemin suivait – il n’y avaitpas trace de route – serpentait parmi une forêten miniature de pins rabougris et de chênesnains, et de temps à autre se mêlait dans unepetite clairière à dix sentiers pareils divergeanten toile d’araignée dans toutes les directions.Le voyageur ne pouvait se guider que sur lesoleil. À un moment il se trouva tout à coupau bord d’un ravin qui s’ouvrait dans la terrecomme une cruelle blessure. Gagnant une hau-teur, il vit qu’à moins de faire un détour de plu-sieurs kilomètres, il n’avait d’autre moyen d’at-teindre l’autre côté que par les profondeurs duravin lui-même.

La descente fut pénible, mais la montée quisuivit fut un vrai casse-cou, et il dut se reposerun bon moment avant de se remettre en che-

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min. Le soleil lui fut alors un ennemi. La sueurruisselait de son visage. Durant des heures Du-chemin avança ainsi, sans rencontrer une âme.Une fois il crut apercevoir à distance un châ-teau solitaire dominant un autre ravin ; mais cen’était apparemment qu’une des nombreusesruines propres au pays, et il s’abstint de s’ap-procher.

Bien après midi, le hasard le mena à un ha-meau dont la misérable auberge lui fournit dupain et du fromage avec une piquette claireet aigre. Il s’enquit d’un guide, mais le seulindigène présent, une épaisse et rébarbativebrute, en apprenant que Duchemin voulait vi-siter Montpellier-le-Vieux, refusa hargneuse-ment d’avoir affaire à lui. À plusieurs reprisesdurant son déjeuner il entrevit par la fenêtrede l’auberge l’individu qui semblait l’épier avecune insistance singulière. Pour finir, la fille quile servait consentit à le mettre sur son chemin.

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Dans une gorge rocheuse, appelée le Rayol,fantastique comme un cauchemar de GustaveDoré, dans une chaleur de fournaise, il peinadurant des heures. La paix du soir et seslongues ombres couvraient déjà la terre quandil déboucha de nouveau sur le Causse. Alors ilperdit son chemin une fois de plus, manqua levillage de Maubert, où il comptait trouver unvéhicule, ou tout au moins un guide, et dans lemystère argenté d’une superbe nuit de clair delune il se trouva au haut d’une montagne d’oùil dominait Montpellier-le-Vieux.

La renommée de cette curiosité naturelleavait préparé notre voyageur à la reconnaîtreà première vue, malgré tout l’invraisemblabledu spectacle. Dieu sait quelles convulsions ouquel lent travail de la nature il a fallu pourcréer cette merveille. Duchemin ne cherchapas d’explication scientifique et il reste au-jourd’hui encore persuadé qu’une légion de cy-clopes en démences a jadis édifié Montpellier-

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le-Vieux dans une heure de désœuvrement, eten ont fait une cité de titanesques monolithes.

Il avait devant lui en apparence une villed’au moins trois kilomètres de long, sur plusd’un de large, un entassement d’habitations detoute forme et de toute dimension, un laby-rinthe de rues étroites et tortueuses coupéesçà et là de vastes et majestueuses avenues,avec des places publiques et des carrefoursspacieux, et des murailles dominées par une ci-tadelle.

Mais ni porte ni fenêtre ne garnissaient lafaçade des bâtiments, aucune cheminée n’ex-halait une spirale de fumée, ni véhicule ni pié-ton ne troublaient ces voies où poussaitl’herbe… Montpellier-le-Vieux ! Plutôt Mont-pellier-le-Mort, songea Duchemin.

Émerveillé, il descendit dans la ville depierre et circula dans ses rues désertes, tout ense dirigeant vers l’extrémité sud, où il comp-tait trouver la route de Millau. Le choix de

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ce raccourci n’avait d’autre raison que la fa-tigue. Moins las, il eût préféré faire le grandtour. Il n’était guère enclin aux terreurs super-stitieuses, mais il y avait quelque chose de si-nistre dans la prodigieuse immobilité du lieu etdans le silence lourd d’une menace secrète.

De temps à autre, en arrivant au coin d’ungrand monolithe, il se surprenait à épier avecméfiance il ne savait quoi, comme s’il se fût at-tendu à l’apparition de quelque rite effroyable,et il jetait des coups d’œil inquiets dans lesavenues qu’il dépassait, ou regardait derrièrelui dans la crainte d’un danger inconnu.

Si bien qu’au moment où un homme surgittout à coup d’un rocher à trente ou quarantepas en avant de lui, Duchemin s’arrêta court,les nerfs en émoi et eut peine à retenir uneexclamation. Il comprit aussitôt que l’hommene l’avait pas vu et ne se souciait pas de lui.Car un instant il resta là lui tournant le doset inspectant la direction que Duchemin allait

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prendre. C’était un gros gaillard vêtu d’un uni-forme de simple soldat du corps expédition-naire américain, costume le plus disgracieux etmalséant qui ait jamais déshonoré la forme hu-maine.

Puis il se retourna à demi, adressa un signalrapide à un être invisible pour l’observateur, ets’avança furtivement. Non moins furtivementrépondit à son signal un individu qui portait unbizarre costume de paysan. Dès qu’il eut paru,tous deux s’éclipsèrent derrière un bloc de ro-cher, et l’avenue de monolithes reprit son im-mobilité.

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CHAPITRE III

RENCONTRE AU CLAIR DELUNE

Or, en admettant qu’un simple soldat soitlibre de passer sa permission où bon luisemble, le corps expéditionnaire américainavait été rembarqué depuis longtemps jusqu’audernier homme, et la région du Tarn est fortéloignée des bords du Rhin, occupée par lestroupes régulières des États-Unis. Mais c’étaitaussi un fait connu de M. Duchemin que l’uni-forme des Américains avait souvent servi à sesanciennes connaissances, les Apaches de Pa-

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ris, de déguisements pour exécuter leurs for-faits. Ce détail seul eût donc suffi à lui rendresuspecte la rencontre des deux individus et àlui persuader qu’ils préparaient quelque mau-vais coup. Et, comme pour confirmer ses soup-çons, des cris de femme éclatèrent soudain.

Duchemin contournait le coin où les rô-deurs avaient disparu. Mais n’apercevantqu’une haute muraille de rocher, il prit sacourse et après un circuit, arriva en plein sur lascène du drame.

C’était un terrain découvert, sur une bandede gazon bordant l’un des grands cirques, unentonnoir vaguement ovale d’environ deuxcents mètres dans son plus petit diamètre etcent de profondeur, un vaste trou obscur où laclarté lunaire silhouettait un groupe étrange desept personnages.

Une femme en deuil serrait contre elle unejeune fille épouvantée. D’autre part, dans uncombat farouche, un homme se défendait as-

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sez mal contre deux adversaires, et, non loin,une autre femme, tournant le dos dangereuse-ment à l’abîme, tremblait d’épouvante sous lamenace d’un revolver, brandi par un autre ban-dit.

Ce dernier était le plus proche. Duchemins’élança sur lui brusquement et son gourdins’abattit sur la main de l’individu avec uneforce à lui casser le poignet. L’arme tomba,l’homme lança un blasphème et pirouetta surlui-même. Puis, apercevant son assaillant, il sebaissa si vite pour ramasser l’arme de la maingauche, qu’il eut le temps de la braquer et defaire feu avant que Duchemin pût lui assénerun second coup de bâton.

Mais ce coup mit fin à la bagarre. Atteinten plein front, l’individu, avec un grognement,s’abattit en arrière, roula jusqu’au bord du pré-cipice, et entraîné par son poids s’engloutitdans l’abîme.

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La jeune femme se mit à crier, la femmeâgée poussa un soupir d’horreur, Ducheminlui-même ne put réprimer un frisson d’horreur.Mais il n’avait pas de temps à perdre. L’hommequi se débattait contre deux adversaires étaiten danger.

Le gourdin de l’aventurier fit merveille. Unseul coup sur le crâne le plus proche, et à l’ins-tant cet enchevêtrement de lutteurs se disso-cia. Le blessé porta la main à son crâne, engémissant. Son complice se recula avec un re-gard où la rage fit place à la détresse quand ilcomprit le changement de situation et se vit àson tour menacé par le gourdin. Il fit le plon-geon, évita le coup ; et avant que Duchemineût repris son équilibre, il s’était retourné etfuyait éperdument.

Duchemin ne s’attarda qu’un instant : saprésence ici devenait inutile. En une secondel’homme qui était prêt à succomber sous lenombre se ressaisit et reprit l’offensive avec

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une souplesse admirable. Quand Ducheminl’eut vu se jeter avec furie sur son adversaire etl’abattre sur le dos, il fit demi-tour pour donnerla chasse au fuyard.

Celui-ci n’était autre que le faux soldat amé-ricain, et il courait bien, malgré sa corpulence.Déjà il avait pris une certaine avance, et s’ileût soutenu son allure des quelques premierscents mètres, il eût échappé. Mais il commitune erreur. Duchemin le vit obliquer sur ladroite et se diriger vers une voiture qui atten-dait à quelque distance et qui, de toute évi-dence, avait amené à Montpellier-le-Vieux lesamateurs de clair de lune.

Arrêtée au milieu d’une large avenue de dif-formes obélisques, c’était une calèche antédi-luvienne attelée de deux rosses étiques. Et Du-chemin ne put s’empêcher de rire tout haut àla vue de leur douloureuse surprise, lorsque lescélérat, sautant sur le siège, se mit à les cin-gler de féroces coups de fouet. À coup sûr les

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pauvres bêtes n’avaient jamais reçu pareil trai-tement de leur conducteur habituel. Il leur fal-lut quelques instants pour comprendre qu’il nes’agissait pas d’un mauvais rêve, et lorsque lesrosses partirent soudainement au galop, Du-chemin avait eu déjà le loisir de se cramponnerà l’arrière du véhicule. D’un rétablissement, ilempoigna la capote repliée, sauta par-dessuset prit pied à l’intérieur.

Le cocher improvisé porta en hâte la main àsa poche revolver. Mais il n’eut pas l’occasionde se servir de son arme. À peine Ducheminavait-il pris pied dans la cahotante guimbardequ’il sauta sur le dos du bandit et l’arracha dusiège.

Ce qui suivit ne fut pour Duchemin qu’unesérie d’impressions confuses. Le faux Améri-cain se battit comme un beau diable, en vo-ciférant des injures choisies dans le plus purargot de Belleville… Les bêtes livrées à elles-mêmes s’élancèrent à fond de train, et l’infor-

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tunée calèche roula et tangua comme un es-quif sans gouvernail, secouant les deux passa-gers qui se battaient en dehors de toute règle.Duchemin entrevoyait par moments un visagepareil à un masque japonais, hideusement dé-figuré par des traînées de suie et roulant desyeux blancs qui luisaient au clair de lune. Puisil sentit une main lui saisir le gosier, et il glissahors des coussins, tandis qu’un pouce gagnaitson œil à tâtons. Mais presque tout de suite lesdeux adversaires se retrouvèrent debout, enla-cés comme des lutteurs.

Cependant, Duchemin connaissait les rusesdu corps à corps. Il avait l’avantage, étant l’as-saillant et il eut vite fait de tenir l’individu à samerci, dans une prise qui permettait de lui cas-ser l’échine à volonté. Par scrupule, Ducheminse contenta de réduire l’autre à l’impuissance,le temps de le dépouiller de son revolver. Puisd’une bourrade et d’un coup de pied, il envoyale sinistre individu rouler sur le sol, la tête lapremière.

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Dans cette chute il aurait dû se rompre lecou. Pourtant, lorsque Duchemin, après s’êtrehissé sur le siège, eut saisi les rênes et fait re-prendre aux rosses déchaînées le chemin ducirque, il ne vit plus sur la route aucune tracede l’apache. Aussi put-il se féliciter d’avoirdésarmé le bandit qui, embusqué dans uncreux, n’eût certes mis, lui, aucun scrupule àabattre M. Duchemin.

Il ne restait plus que quatre personnes surcinq debout au bord du cirque, quand il sautaà terre après avoir amené la calèche aussi prèsdu groupe que le terrain le permettait. Surl’herbe rude un homme gisait de tout son long,la tête appuyée sur les genoux d’une desfemmes. Une seconde, plus âgée se tenait au-près, tremblante et se tordant les mains. Latroisième était agenouillée à côté de l’homme,mais quand Duchemin s’approcha, elle se levaet s’en vint à sa rencontre.

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Il reconnut dans cette dernière celle que lehasard lui avait permis de sauver tout d’abord,et il prit cette fois le temps d’apprécier la pâlebeauté de son visage calme et lucide, tandisqu’elle lui adressait la parole en un français desplus purs mais avec un léger accent étranger.Voix délicieuse, d’ailleurs. Une Anglaise, sup-posa-t-il, ou peut-être une Américaine, très fa-miliarisée avec la France…

— M. d’Aubrac a été blessé, d’un coup decouteau. Il faut procurer un médecin le plus tôtpossible. Je pense qu’il n’y en a pas de plusproche qu’à Nant. Connaissez-vous la route ?

— Je tâcherai de la trouver, fit modeste-ment Duchemin. Mais moi-même je m’yconnais un peu en blessures. Peut-être…

— Si vous voulez bien avoir cette obli-geance…

Duchemin s’agenouilla à côté de l’hommequi l’accueillit les yeux ouverts, d’un sourirecrispé presque aussi faible que sa voix :

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— Ce n’est rien, monsieur… une simple en-taille au bras, avec forte perte de sang.

— Laissez-moi voir.

La jeune fille sur les genoux de laquelle re-posait la tête de M. d’Aubrac considéra Duche-min d’un œil curieux et grave où brillaient deslarmes.

— Je croyais tenir ce gredin à ma merci,s’excusa d’Aubrac, quand tout d’un coup il a ti-ré son couteau, m’a frappé, et s’est enfui.

— Je comprends, répliqua Duchemin. Maisne parlez pas. Vous allez avoir besoin de toutevotre énergie, monsieur.

Avec son couteau de poche il ouvrit lesmanches trempées du veston et de la chemiseet mit au jour le bras rouge d’un sang qui fusaitd’une entaille large et profonde.

— L’artère est atteinte, annonça-t-il, et seredressant il regarda autour de lui. Monsac ?…

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Il avait beau savoir que dans les momentsde trouble les actions sont régies en grandepartie par le subconscient, il n’en trouvait pasmoins difficile d’admettre qu’il avait pu sans levouloir se débarrasser de son sac tyrolien alorsqu’il s’apprêtait à poursuivre l’uniforme améri-cain. C’était bien, néanmoins ce qu’il avait fait.

La jeune femme qui lui avait adressé la pa-role retrouva l’objet à peu de distance. Soncontenu permit à Duchemin d’improviser untourniquet, et, quand le flux de sang fut arrêté,un pansement. Durant l’opération, d’Aubracperdit connaissance.

La jeune fille poussa un petit cri.

— Ne vous alarmez pas, mademoiselle, ditDuchemin. Il va revenir à lui tout de suite, ettout ira bien maintenant jusqu’à ce que nouspuissions le mettre au lit, après quoi sa conva-lescence ne sera plus qu’une simple questionde repos.

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Il passa les bras sous l’homme évanoui, lesaisit à bras-le-corps et le transporta jusqu’à laroute. Puis, d’Aubrac installé aussi commodé-ment que possible sur les coussins de l’arrière,avec un oreiller que tout homme lui eût envié,Duchemin se retourna, et vit auprès de lui lesdeux autres femmes.

À la plus âgée il adressa un profond salut etlui offrit la main pour l’aider à monter dans lacalèche.

— Madame…

Elle avait perdu de sa nervosité. L’aimableinclination de la tête vénérable qui répondit àla politesse de leur sauveur témoignait déjà desa qualité tout autant que le nom qu’elle luidonna d’une voix émue :

— Mme de Simiane, monsieur.

— Monsieur, nous avons une grande detteenvers vous. Louise… (Dans la voiture la jeunefille leva les yeux et salua, avec un murmure de

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politesse.) Mademoiselle de Montalais, mon-sieur : ma petite-fille. Et Ève… (Elle se tournavers la troisième dame, celle dont l’accent déli-cieux n’était pas dans l’idée de Duchemin com-plètement français)… Madame de Montalais,ma fille par adoption, veuve de mon petit-fils,mort glorieusement pour son pays, à La Fère-Champenoise.

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CHAPITRE IV

ÈVE

Une fois installée dans la voiture,Mme de Simiane s’occupa aussitôt de réconfor-ter sa petite-fille, et Duchemin supposa (ce quise trouva exact) que cette demoiselle était fian-cée à d’Aubrac.

Mais Mme de Montalais réclamait son at-tention.

— Croyez-vous, monsieur… ? fit-elle à mi-voix, avant de monter dans la calèche.

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— M. d’Aubrac n’est pas en danger immé-diat. Mais cependant, un bon médecin le plustôt possible…

— Sera-ce dangereux d’attendre jusqu’àson arrivée à Nant ?

— À quelle distance, madame ?

— Vingt kilomètres.

Duchemin jeta un coup d’œil à l’antédilu-vien véhicule et à ses deux misérables rosses,et conclut son examen par un hochement detête.

— Millau est plus près, n’est-ce pas, ma-dame ?

— Mais Nant n’est pas loin du château deMontalais ; et à la Roque-Sainte-Margueritenotre chauffeur nous attend, à trois kilomètresà peine d’ici. Le chauffeur a conseillé de ne paslui faire faire la route de la Roque à Montpel-lier ; elle est très mauvaise et abrupte.

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— Votre chauffeur attend avec l’auto, sansdoute ?

— Mais certainement, monsieur.

Il se ressaisit.

— Nous verrons bien à la Roque. Avec uneauto à votre disposition, Nant est à peine plusloin que Millau. Mais tout de même ne nous at-tardons pas.

Une main frêle et ferme se posa un instantsur la sienne. Puis la jeune femme prit place àcôté de Mme de Simiane, et Duchemin grimpasur le siège.

La route ne valait pas mieux que sa réputa-tion, et les pluies du printemps ne l’avaient pasaméliorée. De profondes ornières et une pro-fusion de gros cailloux faisaient broncher leschevaux à chaque pas. Duchemin bénit le clairde lune qui lui permettait de se maintenir sur laroute. Mais il songea ensuite que, sans le clairde lune, il n’y aurait pas eu d’expédition aux si-

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mili-ruines de Montpellier et donc pas d’aven-ture.

Sur cette réflexion, il jura dans sa barbe. Ilétait las des aventures, et se serait bien passéde cette dernière, à l’heure où il désirait n’êtreplus qu’un oiseau de passage libre de toute at-tache et de tout souci.

Mais parce que le hasard avait jugé bon del’envoyer au secours d’excursionnistes en dan-ger, il se trouvait lié à eux. Ils demeuraient,semblait-il, dans un château quelque part àproximité de Nant. Après cette fâcheuse aven-ture, et avec le blessé sur les bras… et surtoutsi à la Roque-Sainte-Marguerite les événe-ments s’étaient déroulés comme il l’entre-voyait… Duchemin serait obligé de les recon-duire jusqu’à Nant. Et une fois là il serait dé-finitivement accaparé. Il lui faudrait passer lanuit en ville, et le lendemain il lui faudrait s’en-quérir de l’état de d’Aubrac, et se soumettre à

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l’enquête qui suivrait inévitablement le récit del’attaque de Montpellier.

Il eut le pressentiment de délais sans fin au-près des autorités.

Et puis il y avait toute chance que l’histoire,grâce au rang des personnes impliquées, figu-rât dans les journaux du département. Et quedeviendrait le commode pseudonyme d’AndréDuchemin ? Livré à la publicité, pourrait-iléchapper longtemps à l’attention de quelqueconnaissance, ami ou ennemi ?…

À la Roque, minuscule hameau blotti dansl’ombre de Montpellier et vivant presque ex-clusivement de l’exploitation des touristes, ilen fut comme Duchemin l’avait prévu en son-geant à l’uniforme américain et au visage bar-bouillé de suie. Il se trouva, en effet, tandisque l’auto était restée au rendez-vous, que lechauffeur s’était volatilisé. Personne ne se rap-pelait l’avoir vu après le départ de la calèche.Là-dessus Duchemin demanda si le chauffeur

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était corpulent, et sur une réponse affirmative,considéra la question comme réglée.Mme de Simiane et de Montalais, suggéra-t-il,feraient bien de renoncer à tout espoir de re-voir ce chauffeur-là, si ce n’est pas un hasarden dehors des probabilités.

Le patron de l’auberge, un rustre bourru,qui avait fourni la calèche avec l’homme des-tiné à servir de cocher et de guide à la fois,prit en mauvaise part l’accusation que son em-ployé avait été de complicité avec les bandits.Mais Mme de Montalais en donna sa parole :c’était leur guide que Duchemin avait jeté à basde la falaise. Et (comme Duchemin s’y atten-dait), c’en fut assez pour arrêter les vertueusesprotestations du patron. On était quelquefoistrompé, déclara-t-il. Il ne savait rien du mort,sinon qu’il l’avait pris sur bonnes recomman-dations. Après quoi il ne dit plus rien, et aida àtransférer d’Aubrac dans l’auto.

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Quand ce fut fait, d’Aubrac revint à lui et ré-clama de l’eau, qu’on lui donna à boire mélan-gée d’un peu de cognac. Bien installé sur lescoussins de l’arrière, entre Louise de Monta-lais et sa grand’mère, il retomba dans l’incons-cience.

En apprenant que Mme de Montalais allaitconduire, Duchemin dissimula un soupir desoulagement et, debout à côté de la voiture, fitses adieux. Il n’était que trop heureux d’avoirpu leur rendre ce petit service. Si par la suiteil pouvait faire autre chose, un mot qu’on luiadresserait poste restante à Nîmes…

— Mais si vous vouliez avoir l’obligeance,interrompit Mme de Simiane d’une voix che-vrotante, et si ce n’est pas trop vous détournerde votre chemin… Il fait nuit, monsieur. Jesuis une vieille femme, et s’il survenait unepanne…

De sa place au volant, Mme de Montalaisabaissa vers lui son regard et ajouta :

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— Ce serait un acte de charité, monsieur.

— Au contraire, inventa-t-il sans rougir,vous obligeriez un homme fatigué en le met-tant à quelques kilomètres plus loin sur laroute.

Il n’eut pas à regretter sa complaisance. As-sis à côté de Mme de Montalais, il la vit ma-nœuvrer l’auto d’une main habile, longeantsans une hésitation les méandres de la Dourbiesur une route médiocre.

Le vent de l’air nocturne, assez doux parexception malgré l’altitude, lui caressait agréa-blement le visage. Il éprouvait une somno-lence, un abandon à la fatigue, auxquels ai-daient le mouvement souple de la voiture, etle clair-obscur de la belle nuit de lune. Ce quiapaisa bien vite sa mauvaise humeur.

La vie ne lui accorderait jamais le reposqu’il souhaitait ; mais après tout l’agitationétait la vie même ; et il faisait bon vivre cette

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nuit, et se sentir dans cette auto rapide et si-lencieuse auprès d’une femme mystérieuse.

Peut-être instinctivement sensible au re-gard qui détaillait ses traits avec admiration,elle jeta au bout d’un moment un coup d’œiloblique à son voisin, et comme s’il ne lui dé-plaisait pas, elle eut un léger sourire avant dereporter son attention sur la route.

Duchemin éprouva une secousse d’émo-tion, le brusque éveil d’un sentiment restélongtemps endormi en son être, insoupçonné,qui avait pris de la force en secret.

« Ève, songea-t-il, Ève de Montalais… »

Puis tout à coup il se ressaisit. Il était na-turel de ressentir de telles impressions, en descirconstances si imprévues et romanesques ;mais il ne devait pas, il n’osait pas, il ne voulaitpas y céder. Le danger était là.

Non qu’il craignît le danger ; il l’aimait aucontraire, comme la plupart des hommes. Mais

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ce danger renfermait des possibilités, sinonune certitude de souffrance… de souffrance,pour lui et pour d’autres…

Et puis c’eût été par trop absurde…

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CHAPITRE V

PHINUIT ET Cie

En fin de compte, néanmoins, les fâcheuxpressentiments de M. Duchemin furent démen-tis par les événements. Les autorités se mon-trèrent déférentes à un degré qui le surprit. Ilse trouva que le cocher-guide de la Roque étaitun vieux cheval de retour, trop connu de lagendarmerie. La blessure reçue par M. d’Au-brac attestait la gravité de l’affaire, et justifiaitl’intervention de Duchemin et ses suites fa-tales, tandis que les témoignages deMme de Simiane et de Montalais exaltèrent la

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conduite d’André Duchemin jusqu’à l’hé-roïsme. Et, naturellement, il était muni de pa-piers en règle.

Tant et si bien qu’il se trouva, moins detrente-six heures après son arrivée à Nant,libre à nouveau d’obéir aux ordres de sa librefantaisie, d’aller à Nîmes, son but avoué, ou audiable si cela lui plaisait. Liberté dont, suivantla naturelle inconséquence de l’homme, il usaen se décidant à rester à Nant encore un jourou deux, au moins. Il s’affirmait à lui-mêmequ’il trouvait la ville tout à fait charmante, plusmême que Meyrueis… Et d’ailleurs, le tempsétait si incertain…

L’auberge, qui se dénommait modestementle Grand Hôtel de l’Univers, était propre,convenable et la cuisine méritait des éloges.Les fenêtres de la chambre où logeait Duche-min non seulement prenaient vue sur la grandeplace et la vie amusante de son marché, maisdominaient aussi un panorama splendide de la

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vallée de la Dourbie, avec l’attrayant contrastede sa végétation de terre alluvionnaire et desescarpements rocheux qui surplombaient dechaque côté la capricieuse rivière.

De plus, de la terrasse même du café, il suf-fisait de lever les yeux pour voir, au loin, per-ché sur une riante pente verte, devant une fa-laise, avec la grand’route de Millau à ses pieds,le château de Montalais.

Assis sur la terrasse, tard dans l’après-mididu second jour, Duchemin laissait son regarderrer sur la silhouette du château.

Il devait y dîner le soir même, « en fa-mille ». Dans sa poche se trouvait l’invitation,libellée de l’écriture antique de Mme de Si-miane et apportée à l’hôtel par un domestiquenon moins antique : Monsieur Duchemin feraitun réel plaisir aux hôtes du château en leur per-mettant de lui exprimer, de façon trop insuffisante,l’obligation qu’ils lui avaient, etc. Avec un post-scriptum disant que M. d’Aubrac reposait tran-

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quillement, et que sa blessure se guérissaitaussi vite qu’on pouvait le souhaiter.

Duchemin avait envoyé son acceptationpar le même messager. Il se rendit comptequ’il aurait dû refuser. Pour un homme de sonâge il était, de fait, étonnamment sincère aveclui-même. Il savait fort bien ce qui l’incitaità rendre visite au château de Montalais rienqu’une fois avant de disparaître, comme ill’avait résolu, à tout jamais de l’horizon de seshabitants. Il ne s’était pas encore entretenucinq minutes en particulier avec Ève de Mon-talais, il n’avait reçu d’elle aucun témoignagequ’il ne lui était pas tout à fait indifférent, etpourtant…

La veille dans l’après-midi, il avait retrouvéles dames du château dans le bureau du maire,et il avait regardé et écouté Ève de Montalaisdurant plus de deux heures.

Assise avec grâce sur une chaise incom-mode, d’une minceur élégante dans son demi-

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deuil, qui encadrait bien sa peau mate et fine etses cheveux dorés, elle avait narré tranquille-ment sa version de l’aventure nocturne. Un fré-missement d’ironie prolongeait parfois les mo-dulations de sa voix grave.

Son récit terminé, elle se soumit sans ré-pugnance ni trace d’embarras au questionnaireindiscret du formulaire administratif.

Son âge, répondit-elle, était de vingt-neufans ; son lieu de naissance New-York ; ses pèreet mère, Edmond Anstruther, né à Bath, An-gleterre, mais à l’époque de sa naissance na-turalisé citoyen des États-Unis, et Ève-MarieAnstruther, née Legendre, de Paris. Tous deuxétaient décédés. En juin 1914, elle avait épou-sé, à Paris Victor-Maurice de Montalais, quiavait été tué dans le combat à la Fère Champe-noise, le 9 septembre suivant. Son domicile, lechâteau de Montalais.

Sur la main qu’elle déganta pour signer sadéposition, Duchemin aperçut un diamant bleu

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d’une eau si merveilleuse que cet amateur depierres précieuses eut un mouvement d’admi-ration. Ces joyaux-là sont peu nombreux et setrouvent rarement en dehors des collectionsprincières.

Avec ces simples éléments son imaginationreconstitua le drame d’une vie, drame singuliè-rement proche de la réalité, comme il l’appritplus tard, et qui n’était pas fait pour diminuerl’intérêt qu’il portait à la jeune femme. Le pèrede celle-ci, donc, avait possédé des richesses.Et quand on savait, comme Duchemin, toutesles joies et tous les plaisirs que New-York dis-pense aux jeunes filles riches, on pouvait sereprésenter la vie étincelante d’Ève de Mon-talais, avant que les six ans de son veuvageprématuré ne l’eussent reléguée dans son châ-teau solitaire, enterré au fond des montagnesles plus sauvages de France, seule compagneet consolatrice d’une belle-sœur orpheline etde sa grand’mère.

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Les sons d’une corne d’auto à deux notes,troublant la paix du soir et les méditations deDuchemin, le ramenèrent la réalité. Et il vit ap-paraître, venant du sud, une puissante auto detourisme qui stoppa en face de l’hôtel de l’Uni-vers. C’était une majestueuse voiture, toute re-luisante d’argent plaqué, d’émail vert et or, ledernier modèle de la plus grande marque fran-çaise. Un chauffeur en livrée sauta de son siègeet ouvrit la portière en se figeant dans une im-mobilité impressionnante.

Les gens se rassemblaient déjà bouche bée,quand de la voiture descendit d’abord unmaigre gentleman, long pomme un jour sanspain, au visage cadavérique et qui portait, sousson ulster entre-bâillé, un complet gris trèsajusté, un gilet blanc à revers, une cravate desoie noire piquée d’une unique perle, admi-rable, et des souliers blancs immaculés.

De sa main squelettique, il aida à descendreune jeune femme dont l’éclatante beauté

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blonde fit dans l’ombre du soir comme unetrouée de lumière.

Derrière elle un troisième voyageur parut. Ilprésentait le type parfait du Français de trenteans adonné aux sports, comme en témoi-gnaient un complet de cheviotte agressive-ment anglais et le monocle vissé dans l’orbitedroite. Son visage était poupin, rose et blanc,sa mine joviale et insouciante.

Tels les figurants d’une présentation costu-mée de la Grande Vie au XXe siècle, ce triotraversa la terrasse et pénétra dans le café del’Univers qui parut soudainement plus petit etplus misérable, tandis que le personnel sidéréet les propriétaires en émoi, monsieur et ma-dame en personne, accueillaient ces appari-tions d’un autre monde par des salutations,des révérences et un grand remue-ménage dechaises et de tables. Autour, le tout-Nant, réunidans le café pour l’apéritif, s’ébaubissait avecdes yeux respectueux et envieux.

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Cette entrée théâtrale fit sourire M. Duche-min, lequel, perdu dans ce brouhaha, songeaavec quelque mépris : « Des nouveauxriches ! »

Un seul personnage était demeuré dans lavoiture, un monsieur sobre de gestes, envelop-pé dans un banal cache-poussière. La voiturearrêtée, il s’était levé de sa place à côté duchauffeur comme pour descendre, mais n’avaitpas bougé. Il restait, une main sur le pare-brise, à regarder pensivement vers le nord surla route qui, longeant les terres du château deMontalais, se perdait à l’horizon, derrière lecontrefort d’une montagne.

Or, quand le chauffeur modèle eut fait cla-quer la portière, ce personnage hocha grave-ment la tête, puis, descendit, et se dirigea versle café. Mais avant de rejoindre ses compa-gnons au brillant plumage, il s’arrêta pouréchanger quelques mots avec le chauffeur.

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— Nous dînons ici, Jules, annonça-t-il enanglais.

Se postant derrière la roue, Jules le saluaavec élégance.

— Fort bien, monsieur Phinuit, répondit-ildocilement dans la même langue. Puis il ajoutafroidement sans broncher, sans remuer unmuscle, sur le ton de respect qui convenait àsa livrée : Qu’est-ce que c’est que cette fichueidée-là, hein, gros ballot ?

Sans se montrer le moins du monde offus-qué par ce mode d’interpellation, M. Phinuit setourna vers le chauffeur avec un sourire et luidit aimablement :

— Et toi, crapuleux avorton de garage,pourquoi me demandes-tu ça ?

Du même ton, Jules répliqua :

— Tu ne vois donc pas qu’il va flotter ?

M. Phinuit leva au ciel un œil calme et ob-servateur. Machinalement, mais sans en avoir

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l’air, caché par les arbustes en caisse qui bor-daient la terrasse, Duchemin fit de même, etdécouvrit la cause du crépuscule prématuréqui s’était abattu sur Nant.

Entré les pics jumeaux dominant la vallée,de noirs bataillons de nuages rangeaient leurarmée menaçante.

— C’est juste, dit M. Phinuit, non sansquelque satisfaction. Ma parole, tu vois tout !

— Eh bien alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— Mais, je dois te dire que tu ferais mieuxde chercher un meilleur endroit pour mettre àl’abri l’auto dans le cas où il viendrait à pleu-voir avant que nous n’ayons fini…

— Tu n’as tout de même pas l’intention decontinuer sous la flotte ! protesta Jules, sanstoutefois mettre dans son ton aucune nuancede protestation.

— Mais si !

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— Tu veux donc nous faire tremper jus-qu’aux os ?

— Mon brave Jules ! riposta M. Phinuitavec un sourire vainqueur. Que nous soyonsou non trempés, je m’en moque absolument.

Là-dessus, il alla rejoindre ses compa-gnons ; cependant que Jules, dès que l’autreeut le dos tourné, se payait le luxe d’un haus-sement d’épaules plus éloquent que des motspour exprimer son opinion personnelle sur leprojet insensé de continuer le voyage par untemps pareil.

Puis il remit l’auto en marche et la conduisità l’abri, emportant la sympathie non moins quel’étonnement du seul témoin de cet intermèdequi pût comprendre le sens des mots échangéset qui, devant les menaces du ciel, commençaità regretter que son invitation au château ne fûtpas pour une autre soirée.

Le ton assez insolite de l’entretien qu’il ve-nait d’entendre permettait à sa vive intelli-

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gence d’imaginer une douzaine d’explications.Il était fort probable, en effet, que ce M. Phi-nuit, à en juger par la simplicité de sa miseen contraste avec l’élégance tapageuse de sescompagnons, fût tout comme Jules, un salariéde ces évidents nouveaux-riches, et que tousdeux, chauffeur et secrétaire, fussent accoutu-més à échanger réciproquement d’amicales in-jures.

Mais ce que Duchemin cherchait vainementà deviner, c’était la raison pourquoi Phinuitavait choisi de s’arrêter à Nant pour dîner àcette heure… alors que Millau n’était qu’à uneheure de là et que, de toute évidence l’auto eûtpu atteindre avant l’orage la ville et s’y réfu-gier dans un hôtel et un restaurant plus confor-tables.

Mais après tout ce n’était pas l’affaire d’An-dré Duchemin.

Il alluma une nouvelle cigarette, tout en ob-servant le groupe des étrangers avec une cu-

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riosité bien française, et donc normale à cetteheure. Les compagnons de M. Phinuit étaientle point de mire de vingt paires d’yeux et endu-raient cet examen avec impassibilité.

M. Phinuit s’entretint avec animation dumenu avec le propriétaire. Les autres comman-dèrent des apéritifs au garçon. Parmi le brou-haha des voix qui emplissaient le café on en-tendit les mots « whisky-soda » lancés par lemonsieur en cheviotte. Puis le grand maigreconsulta la belle dame sur ses préférences etDuchemin saisit les mots « madame la com-tesse » prononcés avec le nasillement caracté-ristique des Américains.

Le grand maigre venait évidemment de direquelque chose de fort spirituel. « Madame lacomtesse » fut brusquement secouée d’unéclat de rire ; le monsieur poupin pouffa,M. Phinuit leva les yeux de dessus la carte dumenu avec un sourire interrogateur, le visagedu garçon s’épanouit, obséquieux. Mais la

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cause de toute cette gaieté qu’il avait déchaî-née ne produisit sur le masque de l’hommecadavérique qu’un air de surprise légèrementpeinée.

À ce moment, arriva la calèche que Duche-min avait commandée pour se faire conduireau château. Avec une course de trois kilo-mètres en perspective et la pluie imminente, iln’avait pas de temps à perdre.

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CHAPITRE VI

VISITEURS INATTENDUS

Le dîner fut servi dans une vaste et sombresalle dont les hautes boiseries et le plafondà poutres apparentes se peuplaient d’ombresfantastiques suivant les oscillations desflammes des bougies sous les courants d’air.

Il n’y avait dans tout le château (Ducheminl’apprit) d’autre moyen d’éclairage que la bou-gie. La vieille bâtisse avait été modernisée sousbien des rapports, elle était meublée avec goût,mais Mme de Simiane demeurait obstinémentattachée aux antiques usages. Elle ne voulait

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pas entendre parler de lumière électrique. Ellejugeait le téléphone un instrument pour bou-tiquiers et manants, au-dessous de la dignitéde gens de qualité. L’automobile, elle la désap-prouvait tout en la tolérant, car malgré ses an-nées elle restait fort active, elle aimait circuler,et, depuis la guerre, les bons chevaux étaientdevenus introuvables.

Tout cela, elle l’apprit à Duchemin au coursdu repas le traitant avec une amabilité non dé-pourvue d’une certaine coquetterie un peu sur-année.

Après avoir dit qu’elle-même était née troptard pour son temps, elle se tut et considérason invite avec bienveillance, une lueur de ma-lice dans les yeux.

— Et vous aussi, monsieur, ajouta-t-ellesoudain. Mais vous, je pense, vous appartenezà un âge encore plus ancien…

— Moi, madame ? Et pourquoi dites-vouscela ?

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— Je dois avoir été guillotinée sous la Ter-reur ; mais vous, monsieur, vous avez dû êtrependu longtemps avant cela… pendu commeflibustier sur le Continent espagnol.

— Madame, vous avez peut-être raison, ré-pondit Duchemin, amusé.

Puis il s’étonna un peu, et fut pris d’un cer-tain respect pour la perspicacité intuitive de lavieille dame.

Il était placé à sa gauche, la place d’hon-neur revenant de tradition immémoriale àM. le curé de Nant. Malgré tout, Duchemin nepouvait se sentir lésé. N’était-il pas à la droited’Ève de Montalais ?

La jeune Louise était entre sa belle-sœur etle curé. Duchemin ne pouvait faire semblantd’ignorer sa présence ; mais à la vérité, saufquand la politesse exigeait qu’il fît quelque at-tention à elle, il la regardait à peine. Elle étaitassez jolie, mais très taciturne, absorbée, frêleet insignifiante à côté d’Ève, dont la beauté

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s’épanouissait à la lueur des bougies commeune fleur exotique. Et comme une fleur qui setourne vers le soleil, elle réagissait à l’hom-mage admiratif de son voisin, si discret qu’ilfût. Mais Duchemin songeait non sans mélan-colie qu’il serait bien vite oublié, lorsqu’il au-rait repris sa route, tournant le dos pour jamaisau château de Montalais…

La tempête faisait rage. Les chocs de labourrasque semblaient ébranler le château surses fondations que les seigneurs de Montalaisavaient établies sur le roc. La pluie ruisselaitsur les vitres, sans répit. Le vent hurlait dansles greniers ou s’engouffrait dans la cheminéedu salon, rabattant la flamme et projetant desnuées d’étincelles et des nappes de fumée.Après le dîner, le curé s’installa pour jouer aupiquet avec Mme de Simiane ; en songeantqu’il lui faudrait pour gagner son lit s’aventurerdans la tourmente, il anathématisait les élé-ments, puisait une nouvelle prise dans sa taba-tière et se remettait à jouer.

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Assis à quelque distance, Duchemin causaitavec Mme de Montalais. Tous deux fumaientleurs cigarettes. Chose curieuse, Mme de Si-miane ne s’opposait pas à ce que sa belle-fillefumât. Certes les femmes ne fumaient pas deson temps. Mais puisque « cela se faisait »dans les meilleures maisons du faubourg Saint-Germain…

Louise s’était excusée… pour aller s’asseoir,Duchemin n’en doutait pas, au chevet de d’Au-brac, sous l’œil de duègne d’une vieille nour-rice de la famille.

Ayant été encouragé à le faire, Ducheminparlait de lui-même, de ses voyages et aven-tures, le tout avec discrétion, et dans le but se-cret de parler un peu de New-York.

Quand il eut prononcé ce nom il vit unenouvelle lumière s’allumer dans les yeux d’Ève.

— Vous connaissez New-York ?

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— Mais oui : j’y suis allé enfant, puis jeunehomme ; et plus tard, l’année où l’Amérique estentrée en guerre. Je n’y suis pas retourné de-puis…

— J’y suis née, fit doucement Ève de Mon-talais, en détournant les yeux.

— Et depuis quand n’y êtes vous pas reve-nue ?

— Depuis 1913. La ville doit avoir beau-coup changé.

— Elle change d’un jour à l’autre, réponditDuchemin. Mais elle reste toujours aussi fasci-nante.

— Fascinante ? Dites plutôt irrésistible !Comme je voudrais y retourner ! Elle resta son-geuse un instant… Mon cher New-York !

Il avait trouvé la clef de son intimité. Autantpour elle-même que pour lui, elle se mit à par-ler en anglais de sa vie, « chez elle. »

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Son père avait été l’associé d’une grandemaison de joaillerie, la maison Cottier, de Pa-ris, Londres et New-York. Duchemin s’expliquaqu’elle portât ce soir-là ce magnifique diamantbleu et d’autres bijoux royaux. Après une sé-vère éducation, Ève avait fait très jeune ses dé-buts dans le monde, mais la même année sonpère mourut, et sa mère, qui avait toujours lais-sé son cœur en France, ferma la maison de lacinquante-septième rue et partit avec sa fillepour Paris. Ève avait rencontré là son futurmari. Peu après sa mère mourait. Pour mettreordre aux affaires de la succession, Ève re-tourna à New-York, n’y resta que quelques se-maines, s’en allant presque à regret ; mais lenouvel amour était bien doux…

Et puis la guerre, le court mois de longuesjournées passées dans l’appartement desChamps-Élysées, à attendre, attendre, tandisque la terre tremblait sous le passage destroupes, sous le roulement incessant des cais-sons et des camions, et que l’air vibrait du fa-

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rouche dialogue des canons chaque jour plusproches…

Elle se tut, la tête basse et le regard lointain.

Les splendides joyaux qui ornaient sesdoigts entrelacés étincelaient aux clartés dufoyer.

— Maintenant je déteste Paris. Je souhaitene jamais le revoir.

Duchemin émit un murmure de sympathie.

— Mais New-York ?…

— Ah ! je me dis parfois que je donneraisgros pour m’y retrouver encore.

L’animation avec laquelle elle avait fait cetaveu ne fut que passagère.

— Puis je songe que je n’ai plus personnelà-bas. Quelques amis, des connaissances ;mais plus de liens de famille, personne qui mesoit cher.

— Mais… vous demeurez ici ?

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— Le pays est si beau.

— Mais une telle solitude… un tel isole-ment !… pour vous.

— Je sais. Malgré tout, j’aime cette vie.C’est ici que je me suis retrouvée, après mondeuil. Et j’ai beaucoup d’affection pour mamère adoptive et pour Louise, et ellesm’aiment beaucoup aussi. Louise va se marierd’ici peu. Georges d’Aubrac va l’emmener, etalors Mme de Simiane n’aura plus que moi, et àson âge…

De l’autre côté du salon la vieille dame,quittant des yeux son jeu de cartes, interro-geait un valet qui venait de se placer respec-tueusement devant elle.

— Qu’est-ce que vous désirez, Jean ?

Le domestique marmotta son explication :une automobile venait d’avoir une panne sur lagrande route non loin du château, le chauffeur

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ne pouvait réparer dans la tempête, un mon-sieur était venu sonner pour demander…

Il s’écarta, désignant la porte ouverte sur levestibule. Duchemin aperçut M. Phinuit, arrêtésur le seuil la casquette à la main, et tout ruis-selant. Mme de Simiane, Ève de Montalais, lecuré et Duchemin se levèrent, tournés vers lui.Le regard froid et intelligent du nouveau venu,après un rapide coup d’œil circulaire, se posasur la châtelaine devant qui il s’inclina profon-dément.

Duchemin constata que lui-même n’auraitsu mieux faire. Les manières de M. Phinuitétaient parfaites, et le français dans lequel ilprésenta aussitôt mille excuses pour son in-trusion était si pur, qu’il paraissait difficile decroire que le même personnage eût, quelquesheures plus tôt, échangé des propos plutôt vifsen argot des États-Unis avec un chauffeur de-vant le café de l’Univers.

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M. Phinuit se déclara navré de recouriravec cette liberté aux bons offices de la maî-tresse de céans, mais l’accident constituait uncas de force majeure, la nuit était inclémente,madame la comtesse souffrait déjà du froid,et si on pouvait solliciter un abri pour elle etces messieurs tandis qu’on téléphonerait ouqu’on enverrait quelqu’un à Nant pour avoirune autre voiture…

Mme de Simiane protesta, le château deMontalais avait des traditions d’hospitalité.Elle allait envoyer tout de suite des domes-tiques jusqu’à l’auto avec des lanternes, descouvertures, des parapluies…

Ce ne fut pas nécessaire. Les autres voya-geurs en panne avaient, semble-t-il, présuméde cet accueil, car ils suivaient de près leurambassadeur. Mme de Simiane parlait encore,que déjà le valet Jean était en train d’ouvrirla grande porte aux nouveaux venus. Les pré-sentations furent faites par M. Phinuit : la com-

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tesse de Lorgues, M. le comte son mari (c’étaitle gros poupin en cheviotte) et M. WhittakerMonk, de New-York.

À la vérité, ces personnages avaient peusouffert. Leurs manteaux avaient reçu de lapluie, ils grelottaient, les souliers de Mme lacomtesse étaient trempés. Mais rien de plusgrave. M. Phinuit, apprenant qu’il n’y avait pasde téléphone, accepta que l’auto deMme de Montalais remorquât la leur jusqu’augarage pour permettre à Jules de faire les ré-parations ; puis, quand Ève de Montalais eutemmené Mme la comtesse à sa propre chambrepour changer de bas et de souliers, les mes-sieurs se rassemblèrent devant le feu du salon,sur les instances de Mme de Simiane, et re-prirent leur gaîté sous l’influence de la chaleur.Duchemin, assistant à tout cela, s’efforçait dechasser un doute. Il était vaguement troublépar l’étrangeté de cette rencontre, rapprochantl’arrêt inopportun pour dîner à Nant en dépitde la tempête imminente, et la déclaration de

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M. Phinuit se moquant de les voir tous trempésjusqu’aux os.

Il semblait ridicule d’imaginer que ces gens-là eussent eu recours à un plan aussi laborieuxde mystification et de duplicité pour gagnerd’être présentés au château de Montalais. Dansquel but pouvaient-ils bien… ?

Mais l’esprit d’un Duchemin était alerté : illui était désormais impossible de ne pas res-ter en éveil jusqu’à ce qu’un fait éclatant vîntlui démontrer qu’il faisait fausse route. D’autrepart, pour appuyer ses soupçons, il n’avait au-cune preuve formelle. Et il était fort tourmenté,car il tenait à vérifier ses intuitions, et c’estpourquoi il exerça ses facultés d’observationssur ces nouvelles connaissances.

M. le comte de Lorgues, il était disposé àle considérer conformément aux apparencescomme un être inoffensif, médiocrement doué,avec un état d’esprit de vieil enfant, et une pro-

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pension puérile à admirer et imiter chez autruiles qualités qu’il ne possédait pas lui-même.

M. Phinuit n’était pas revenu, il n’y avaitpas lieu de s’occuper de lui pour le moment.Toutefois, Duchemin avait inféré de laconduite de M. Monk que Phinuit était son se-crétaire, et cette supposition fut bientôt confir-mée.

À ce M. Monk, Duchemin consacra unescrupuleuse attention, persuadé que sa person-nalité était exceptionnelle, sinon unique.

M. Whittaker Monk pouvait avoir un âgequelconque, entre trente-cinq et cinquante-cinq ans, tant sa physionomie au menton vo-lontaire était peu expressive avec ses grossourcils noirs, son haut front prolongé par unecalvitie bordée de cheveux gris, ses petits yeuxbleus et indéchiffrables, son grand nez, sabouche aux lèvres minces, sa pâleur étrange.Dépassant de la tête tous les hôtes du châteauà l’exception de Duchemin lui-même, il était

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remarquablement maigre, mais non pas malproportionné. Et M. Monk n’était pas non plusdisgracieux dans ses mouvements. Vêtu de cecostume exagérément correct, il avait tout àfait l’apparence d’un comédien qui sort desmains de son habilleur. On attendait naturelle-ment de lui des pitreries – et on trouvait sim-plement les allures courtoises d’un homme dumonde.

Tout cela était l’apparence extérieure. Maisquel homme se cachait derrière ce masque ?Ses paroles et ses actions seules pourraient ledire.

En attendant, M. Monk esquissait briève-ment, pour l’édification de Mme de Simiane,l’historique et la genèse de sa présente mésa-venture.

Ayant rencontré par hasard à Monte-Carlo,contait-il, ses vieux amis, la comtesse et lecomte de Lorgues, il avait réussi à les décider à

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rentrer avec lui à Paris par le chemin des éco-liers.

— Une fantaisie de mon âge, madame.(L’accent nasillard des Américains ne défigu-rait pas trop son français qu’il parlait couram-ment.) Dans ma jeunesse, en 1894, j’ai exploréce pays-ci à pied, en m’inspirant de Stevenson.Vous connaissez peut-être, son amusantVoyage à âne dans les Cévennes ? Mais je douteque l’esprit du livre ait résisté à la traduction…En tout cas, j’ai eu la fantaisie de revoirquelques-uns de ces paysages, je dis quelques-uns, car malgré l’amélioration des routes, il neserait pas possible à mon auto de pénétrer par-tout où j’ai passé à pied… Eh bien donc, àNant, dans ces temps lointains, j’avais fait unefois un dîner mémorable, et, en y revenant, j’aivoulu le recommencer, même au risque de ga-gner Millau sous la pluie. Mais hélas ! le caféde l’Univers n’est plus ce qu’il était… ou bienje suis devenu trop exigeant.

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Les soupçons de Duchemin ne faiblissaientguère. Il trouvait le récit de Monk beaucouptrop bien débité, et il éprouva un sentiment dereconnaissance quand le curé proposa une lé-gère rectification.

— Mais en 1894, monsieur, il n’y avait pasde café de l’Univers à Nant.

Monsieur Monk haussa des sourcils ébahis.

— Non, monsieur le curé ? Vraiment non ?Alors ce devait être un autre café. Commenotre mémoire peut nous jouer des tours !

— Mais quelle étrange coïncidence, fitMme de Simiane. Vous qui avez excursionné àpied dans ce pays il y a si longtemps, vousavez devant vous M. Duchemin qui lui-mêmese livre au même sport.

Duchemin accueillit d’un petit salut iro-nique le coup d’œil de M. Monk, qui paraissaitmodérément surpris de cette si étrange coïnci-dence, et il ajouta :

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— Une fantaisie, monsieur, un projet quej’ai caressé depuis ma jeunesse. Jusqu’à cesderniers temps j’avais, hélas ! manqué de loisirpour le mettre à exécution.

— Mais quoi de plus admirable que les des-seins de Dieu, poursuivit Mme de Simiane. No-tez bien que, si M. Duchemin avait pu réaliserson désir dans sa jeunesse, nous serions tous,moi, ma fille, ma petite-fille, et même cepauvre Georges d’Aubrac, étendus morts aufond d’un cirque à Montpellier-le-Vieux.

Naturellement les étrangers voulurent ensavoir davantage, et Mme de Simiane se mit àleur faire le récit de la grande aventure. Du-chemin prit un air résigné et s’entendit exaltercomme un paladin pour sa force, son courageet son habileté. Au vrai, il n’était pas du toutrésigné, et il eût de beaucoup préféré ne pasêtre mis en vedette. Plus on le représentaitcomme quelqu’un d’important, moins il aurait

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de chance d’étudier ces gens à loisir, dans lacommode obscurité de leur indifférence.

À présent les yeux énigmatiques de Monkle vrillaient, comme pour le percer jusqu’àl’âme, avec dans leur fixité une interrogationqu’il ne pouvait déchiffrer et à quoi d’ailleursil n’eût sans doute pas répondu. Les yeux ducomte de Lorgues se reportaient constammentsur lui. Et avant que Mme de Simiane eût ter-miné son panégyrique, Phinuit était de retouret ce qu’il en entendit fut suffisant pour quelui aussi se crût obligé de mettre Duchemin àl’épreuve.

Quand le dernier couplet eut été chanté àla louange de Duchemin, et que celui-ci eutcomme il convenait assuré Mme de Simianequ’elle exagérait ses mérites, Phinuit s’avançaet tendit la main au modeste héros.

— Voilà du bon travail, fit-il en anglais. Jevous ai déjà vu quelque part, n’est-ce pas,monsieur Duchemin ?

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En toute autre circonstance, Duchemin,nullement dupe de ce trop évident subterfuge,aurait pris un malin plaisir à contrefaire l’ahuriet prier son interlocuteur de s’exprimer en fran-çais. Mais la question de Phinuit était poséeopportunément. Ève de Montalais entrait à cemoment dans le salon avec Mme la comtessede Lorgues, et elle savait parfaitement que Du-chemin connaissait l’anglais aussi bien que lefrançais.

— Au café de l’Univers cet après-midi répli-qua-t-il avec franchise.

— En effet, je me rappelle. Vous êtes partien voiture, juste avant que la tempête n’éclatât,dans une guimbarde antédiluvienne qui dataitde l’époque de Noé.

— Pour venir ici, monsieur Phinuit.

— C’est curieux, dit Phinuit avec hésitation,que vous soyez ici, et que nous nous y retrou-vions.

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Duchemin crut savoir ce que l’autre pensait.

— Je me suis beaucoup amusé… si cela nevous fait rien que je dise cela… d’entendre lafaçon dont votre chauffeur vous parlait, mon-sieur. Dites-moi : est-ce la coutume dans votrepays… ?

— Ah ! Jules, dit Phinuit en riant. Jules estmon frère cadet. À la démobilisation il n’a pasretrouvé sa place, et je l’ai proposé à M. Monkcomme chauffeur. Nous sommes toujours ànous disputer.

N’était-ce pas tout à fait vraisemblable ? sedemanda Duchemin. Et il conclut que ce pou-vait bien être la vérité. Mais il se refusait àle croire, tant il était prévenu contre tous cesgens : l’autre reprit :

— Mais vous devez connaître l’Amérique,pour en parler la langue aussi correctement.

Duchemin acquiesça.

— Un peu, monsieur.

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— Je me demandais… Malgré tout je nepeux pas m’ôter de la tête que je vous ai vuquelque part avant aujourd’hui.

— C’est très possible : le monde est petit…Mais mon point d’attache, ajouta-t-il, c’est Pa-ris.

— Je suppose, dit Phinuit d’un ton singuliè-rement désappointé, que ce doit être là que jevous ai vu.

Duchemin s’inclina signifiant qu’il préféraiten rester là. D’ailleurs Monk adressait à Phinuitun signe de ses sourcils expressifs.

— Et la voiture, Phinuit ? dit-il en anglais.

Consultant son bracelet-montre, Phinuits’approcha et répondit en français :

— Jules n’en a plus que pour une demi-heure à présent, monsieur.

Y avait-il, dans cet emploi du français, pourrépondre à une question formulée en anglais,une nuance de subtile critique. Pourquoi Du-

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chemin se sentait-il incliné à le croire ? Maispourquoi Monk, sans laisser voir qu’il fût piquédu reproche, continuait-il en français ?

— Jules a demandé une demi-heure ?

— Oui, monsieur.

— Nous partirons donc dans une demi-heure. On peut se fier aux évaluations de Jules.

Mme de Simiane intervint.

— Mais si la tempête continue, vous nepouvez songer à poursuivre votre voyage parune nuit pareille. Le château est grand, il y alargement de la place pour vous loger tous.

Il y eut une légère pause, durant laquelleDuchemin vit les longs cils de la comtesse deLorgues s’abaisser rapidement sur ses extraor-dinaires yeux violets. C’était un signe d’assen-timent. Il fut suivi tout aussitôt d’un très lé-ger mouvement négatif de la tête. Elle regar-dait Phinuit, lequel, à ce que put voir Duche-min, demeurait impassible, et s’abstint égale-

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ment de parler ou d’agir d’après les signes qu’ilavait indubitablement aperçus. D’autre part, cefut Monk qui accueillit la politesse offerte.

— Vous êtes trop bonne, madame, maisnous ne pouvons songer à nous imposer…Non, vraiment, madame, je suis obligé de priermes invités de continuer avec moi jusqu’à Mil-lau cette nuit en dépit du temps. Un importantcourrier d’affaires m’y attend. Il faut que j’enprenne connaissance et que j’y réponde parcâble cette nuit sans faute. C’est réellement dela nécessité la plus urgente. Sans cela nous se-rions heureux…

Mme de Simiane inclina la tête.

— Il en sera comme vous le voudrez.

— Mais, monsieur Monk, s’exclama avecvivacité la comtesse, savez-vous ce que jeviens de découvrir ? Mme de Montalais estvotre compatriote. Elle est comme vous deNew-York.

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— Je m’étais demandé, avoua Monk, ens’inclinant devant Ève, si je n’étais pas le jouetd’une illusion.

Ève se tourna vers lui d’un air de surprise.

— Comment cela, monsieur ?

— C’est un souvenir bien ancien. Vous étiezalors une toute jeune fille… J’étais dans le bu-reau particulier de mon ami, Edmond Anstru-ther, de la maison Cottier, un après-midi, àchoisir un colifichet sur son conseil, et…

— C’était mon père, monsieur !

— Vous êtes entrée à l’improviste, pour voirvotre père. Il m’a présenté à vous comme unde ses amis, et vous a priée de l’attendre dansla pièce voisine. Mais ce ne fut pas nécessaire,car je pris congé aussitôt. Est-ce que par ha-sard vous vous en souviendrez ?

L’effort de mémoire plissa le front d’Ève.Mais elle finit par secouer la tête.

— Je regrette, monsieur…

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— Rien d’étonnant. Pourquoi faudrait-il quevous vous souveniez de moi ? Vous étiez alorsune toute jeune fille, comme je viens de le dire,et moi déjà un homme mûr. Vous ne m’avezvu qu’une fois, durant peut-être deux minutes.Mais moi je me souviens fort bien…

— Je suis très heureuse, monsieur, de ren-contrer un ami de mon père.

— Et moi de retrouver sa fille. Je me suismaintes fois demandé… Ne pourriez-vous pasme donner un petit renseignement, madamede Montalais ?

— Si c’est en mon pouvoir…

— Votre père et moi nous avions un goûtcommun pour les beaux diamants et les éme-raudes. Je me suis maintes fois demandé cequ’était devenue sa collection. Il avait despierres admirables.

— C’est moi qui en ai hérité, monsieur.

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— Elles n’ont pas fait retour au fonds Cot-tier, alors ?

La comtesse de Lorgues eut un mouvementd’émotion.

— Oh ! que vous êtes heureuse ! Vous pos-sédez ces magnifiques émeraudes, ces dia-mants presque sans rivaux, dont on a tant par-lé… la collection Anstruther ?

— Je les ai, madame, répondit Ève, avec unsourire d’acquiescement… Oui.

— Mais, à Paris, dans un coffre-fort inex-pugnable.

— Non, madame, ici.

— Voyons, pas ici même. Ne craindriez-vous pas… ?

— Qu’on me les vole ? Non. Ils sont en mapossession depuis des années… et personnen’a jamais tenté de me les voler.

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— Mais cette affaire de Montpellier, l’autrenuit ? interrogea le comte de Lorgues. Cette ef-froyable agression sur vous dont vient de par-ler Mme de Simiane ? Il vous faut bien recon-naître qu’elle avait le vol pour mobile.

— Un simple acte de banditisme, monsieurle comte. Mais eût-il même réussi, j’avais trèspeu de bijoux sur moi. Tout ce qui était d’im-portance, tout ce que je n’aurais pas vouluperdre, était ici, en lieu sûr.

— Néanmoins, dit Monk, si vous voulez mepermettre de vous donner un conseil… jepense que vous êtes très imprudente.

— Il est possible, monsieur.

— Balivernes ! déclara Mme de Simiane.Qui oserait cambrioler le château de Monta-lais ? On n’a jamais entendu parler de cela.

— Il y a toujours un commencement à tout,madame, insinua aimablement Monk. J’ima-

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gine que c’était votre première aventure de cegenre, à Montpellier.

— Un douteux chauffeur de Paris, quelquescrapuleux personnages du département. Leschoses ont tellement changé depuis la guerre.

— C’est pourquoi je vous donne ce conseil,madame…

— Mais, monsieur, je vous assure que toutema vie j’ai habité Montalais. M. le curé peutvous dire que je connais toutes les figures depar ici. Et je sais que ces pauvres gens du pays,ces braves rustres de paysans, n’ont pas l’ima-gination, encore moins le courage…

— Mais les malfaiteurs du dehors, desgrandes villes, de Londres, Paris et Berlin ? Ilsont l’imagination, le courage, l’adresse, eux.Si jamais ils ont vent de la fortune queMme de Montalais détient ici…

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— Et le Loup Solitaire ? ajouta la comtessede Lorgues. J’ai entendu dire qu’il était revenuen France.

Duchemin jeta un coup d’œil incrédule àcelle qui venait de parler.

— Mais quand avez-vous entendu dire cela,madame ?

— Tout récemment, monsieur.

— Je croyais que le citoyen en questions’était depuis longtemps retiré des affaires ?

— Seulement pour la durée de la guerre,monsieur, j’en ai peur.

— C’est exact, d’après tout ce qu’on dit,ajouta la comtesse de Lorgues. M. Lanyard :c’était bien son nom, n’est-ce pas ?

— Si ma mémoire est bonne, madame lacomtesse, acquiesça Duchemin.

— Oui (les traits poupins du comte affec-tèrent une sorte de gravité risible). Maintenant

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je me rappelle très bien. Il passait pour uncollectionneur d’objets d’art… ce Michaël La-nyard. Puis il disparut. Le bruit courut qu’il serendait utile aux alliés comme espion. Aprèsl’armistice, à ce que j’ai appris, il a bien tra-vaillé pour l’Angleterre dans une affaire decomplot bolcheviste là-bas. Mais il y a peude temps, d’après mes renseignements, M. leLoup Solitaire a donné sa démission du ServiceSecret Britannique et est revenu en France…sans aucun doute pour y reprendre ses an-ciennes occupations.

— Peut-être pas, insinua Duchemin. Il estpossible que sa conversion soit sincère et du-rable.

La comtesse de Lorgues eut ce rire d’ironielégère qui appartient presque exclusivement àla Parisienne d’une certaine classe.

— Vous restez sceptique, madame, dit Du-chemin ?… Peut-être avez-vous raison. Vous

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en savez sans doute plus que nous sur le carac-tère et les mœurs des classes criminelles.

— En tout cas, s’empressa d’interromprePhinuit, je sais bien ce que je ferais si je possé-dais une petite fortune en pierreries, et si j’ap-prenais qu’un voleur de la force de ce Loup So-litaire est en liberté en France. Je fréterais untrain blindé pour transporter le trésor dans lescaves de coffres-forts les mieux défendues deParis.

— En faisant connaître par là au Loup Soli-taire le lieu où se trouvent les pierreries, mon-sieur, pour qu’il puisse tout à son aise faire sesplans et cambrioler les caves ?

— Est-ce vraisemblable ? railla Phinuit.

Duchemin haussa les épaules et reprit d’unton léger :

— Il paraîtrait que cet individu en est réel-lement capable.

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Le laquais Jean entra, échangea un regardavec Mme de Simiane, et annonça :

— Le chauffeur de M. Monk m’a chargé deprévenir ces messieurs et dames qu’il a termi-né la réparation de l’automobile, et que la pluiea cessé.

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CHAPITRE VII

VOLTE-FACE

Cette nuit-là, Duchemin ramena avec lui àNant dans sa calèche de louage, non seulementM. le curé, mais d’abondantes matières à ré-flexion, en même temps qu’une idée confuse,qui au moment où il se réveilla le lendemainmatin avait pris la force d’une conviction ab-solue : il ferait mieux de se résigner à prolon-ger indéfiniment son séjour au Grand Hôtel del’Univers et… à attendre les événements.

La fatalité sur laquelle il avait amèrementréfléchi alors qu’il jouait le rôle de cocher im-

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provisé entre Montpellier-le-Vieux et LaRoque-Sainte-Marguerite le poursuivait denouveau. Plus il y réfléchissait, plus il jugeaitimpossible d’attribuer à une simple coïnci-dence les allusions émises au château parM. Monk et ses compagnons.

Non, il y avait eu là-dessous de la malice,Duchemin en était convaincu, voire mêmequelque dessein plus ténébreux qui dépistaitles plus patientes analyses.

Duchemin ne concevait pas de malice inno-cente. Mais il fouillait en vain sa mémoire pourretrouver ce qu’il pouvait avoir dit ou fait quieût donné à quiconque l’envie de le discréditeraux yeux des dames du château de Montalais.Quand même, la tentative était indéniable : onavait amené le Loup Solitaire sur le tapis enl’y traînant littéralement par ses légendairesoreilles.

Il croyait pourtant que ce fauve du Parisd’avant-guerre était mort et enterré depuis as-

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sez longtemps pour que l’on respectât sespauvres restes. Quelque ennemi d’autrefois secachait-il sous l’un de ces visiteurs ?

Sa mémoire passa en revue successivementles traits de MM. Monk, Phinuit et Lorgues, etde leur chauffeur Jules. Pour finir Ducheminaurait juré qu’il n’avait jamais auparavant vuaucun d’entre eux.

Et la comtesse ? La corde d’une vague etlointaine réminiscence vibrait, mais indistinc-tement. Non qu’elle eût rien de très remar-quable : le monde était rempli de femmescomme elle, jolies, spirituelles, pourvues d’unecertaine distinction de manières, naturelle ouacquise. Ce sont ces femmes-là qui ont leurportrait à chaque Salon, leur photographiedans tous les périodiques à la mode. Plusieursd’entre elles ont fait l’histoire, d’autres la lé-gende, qui seraient l’une et l’autre insupporta-blement ternes sans leur influence. Mais sor-ties de leurs divers milieux elles se ressemblent

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toutes, et l’homme qui en voit une se les rap-pelle forcément toutes…

Le lendemain matin, Duchemin s’éveilla àsix heures et, deux heures après, il avait faità pied les huit kilomètres qui séparent Nantdu bureau de poste le plus voisin, Combe-Re-donde. De là, il envoya un télégramme chiffréà Londres, réclamant tous renseignements quel’on pourrait posséder ou obtenir sur M. Whit-taker Monk de New-York et ses compagnons ;les dits renseignements devaient être expédiésen langage chiffré et adressés à André Duche-min, Hôtel du Commerce, à Millau.

Puis, aussi bien pour tuer le temps que pourse préparer au voyage du lendemain, qu’ilcomptait faire exclusivement à pied, il retour-na à Nant en parcourant les trois côtés d’uncarré, c’est-à-dire par Sauclières et la vallée dela Dourbie.

L’après-midi, vers le milieu du trajet, unemésaventure jeta son ombre passagère sur sa

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sérénité philosophique. Comme il suivait laroute longeant la rivière, dans la dernière étapede son excursion (Nant était déjà presque envue), il entendit sur la pente d’une montagnedont le pied bordait la route, un grondementsingulier et intermittent, et il en découvrit lacause juste à temps pour échapper d’un bondà la trajectoire d’un gros bloc de rocher qui,délogé de son alvéole, peut-être par le délugede l’autre nuit, dégringolait la pente. Rebondis-sant sur la route, l’énorme pierre rebondit et al-la, dans un grand éclaboussement d’eau, plon-ger et disparaître dans la rivière.

Duchemin évita la petite avalanche qui sui-vit, et durant quelques minutes resta à scruterd’un œil aigu le flanc de la montagne. Mais rienne bougeait sur cette pente dénudée, parse-mée de rocs, où il n’y avait même pas un buis-son pour se cacher. Si une main humaine avaitébranlé la pierre, celle-ci était venue du som-met de la montagne, et Duchemin était sûr, s’il

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essayait de l’atteindre, d’arriver trop tard pourtrouver quelqu’un là-haut.

Il passa tout le reste de l’après-midi à laterrasse du café de l’Univers, les yeux sur lechâteau, et songeant qu’il trouverait peut-êtreà Millau des nouvelles qui lui donneraient unmotif de supplier Ève de Montalais d’être rai-sonnable et de transférer ses bijoux en lieu plussûr avant qu’il fût trop tard.

Mais un désappointement l’attendait à Mil-lau où, après trente kilomètres de marche sousune chaleur étouffante, il se rendit le lende-main. À l’hôtel du Commerce, il retint unechambre pour la nuit, et on lui remit un télé-gramme de Londres qui, traduit en clair, disaitceci :

Monk Américain, fortune personnelle, bonneréputation. Pas renseignements sur les autres. Aidemandé Sûreté renseignements concernantLorgues. Donnerais beaucoup pour savoir dequelle histoire vous vous mêlez.

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Il est irritant de constater qu’un de nosfrères humains a réussi à garder sa réputationà peu près intacte, quand on est persuadé qu’ilen devrait être autrement. Duchemin pestatout son saoul à part lui, fit un mauvais dîner,et après avoir maudit Millau pendant uneheure ou deux, alla se coucher de très mau-vaise humeur.

Le lendemain, il eut beau attendre jusqu’àonze heures du matin, il ne reçut pas d’autretélégramme de Londres. La Sûreté de Parisn’avait donc rien communiqué au désavantagede M. le comte de Lorgues et de son épouse.

En s’informant au bureau de l’hôtel duCommerce, le voyageur apprit que Monk etses compagnons y avaient couché la nuit de latempête, et que, après une excursion à Mont-pellier-le-Vieux dans la matinée, ils étaient re-venus déjeuner, et avaient ensuite continué surParis, comme d’honnêtes touristes.

Il n’y avait qu’à regagner Nant et attendre…

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Totalement désemparé, Duchemin reprit laroute sous l’ardeur d’une journée encore plusaccablante que la veille. Dans la vallée de laDourbie, l’atmosphère était lourde et sans air.Au bout de trente kilomètres Duchemin haras-sé commit deux erreurs.

En premier lieu il fit halte à La Roque-Sainte-Marguerite et, tourmenté par la soif, serafraîchit à l’auberge où les excursionnistes deMontalais avaient loué la calèche et engagé leguide. Le patron reconnut Duchemin et, sans lelaisser voir, servit de mauvaise grâce au voya-geur la seule boisson qu’il eût soi-disant àvendre, une limonade atrocement acide, faitepour aggraver la soif plutôt que pour l’apaiser.

Duchemin but, installé sur un banc devantla porte de l’auberge. Il entendait à l’intérieurla voix du patron qui grommelait, sans qu’il pûtsaisir ses propos. Mais avant d’avoir achevésa consommation, Duchemin se rendit comptequ’il était le point de mire d’un certain nombre

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de naturels de La Roque. Il en conclut que leguide défunt avait dû jouir parmi eux d’unecertaine popularité.

Tandis qu’il continuait à boire et à fumertout en consultant sa carte routière, un jeunerustre dégingandé sortit de l’auberge en lui lan-çant un mauvais regard, s’en alla à l’écurie, oùil sella un cheval pour s’éloigner dans la direc-tion de Nant.

Ce fut alors que Duchemin commit sa se-conde erreur. Il s’imagina qu’il trouverait un airplus frais sur le plateau du Causse de Larzac,de l’autre côté de la rivière, en même tempsqu’un chemin pour Nant (indiqué sur la carte)plus court que celui qui suivait les sinuositésdu courant.

Il traversa donc la Dourbie, escalada unsentier en zigzag taillé dans la falaise, atteignitle sommet, et s’assit pour reprendre haleine.

La vue était splendide, et valait l’ascension.Duchemin découvrait à des kilomètres en

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amont et en aval de la vallée, un panorama aupittoresque farouche. Au bord de la route, LaRoque-Sainte-Marguerite se détachait en reliefet si nettement dans l’air limpide que Duche-min reconnut la silhouette du patron, deboutsur le seuil de l’auberge, les bras levés et lescoudes au niveau des yeux : la posture d’unhomme qui regarde à la jumelle.

Duchemin se demanda s’il devait s’en félici-ter. Puis il parcourut des yeux la vallée et vitau loin en amont un petit nuage de poussièresoulevé par le galop du cheval monté par legarçon de l’auberge, qui filait bon train sur lagrande route de Nant. Et de nouveau Duche-min s’étonna…

Reposé, il repartit, trouva le chemin, unesimple piste d’ornières de chariots, et, son-geant au Get à la glace pilée qui l’attendait aucafé de l’Univers, il se mit à marcher d’un bonpas.

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Au bout d’un moment, un instinct le poussaà regarder en arrière sur le chemin qu’il venaitde parcourir. À un demi-kilomètre de distanceil vit un paysan qui suivait la même route. Du-chemin fit halte pour attendre que l’autre le re-joignît. Mais quand il s’arrêta, l’homme s’arrê-ta également, s’assit sur un rocher, bourra unepipe et affecta de se reposer.

Un peu nerveux, Duchemin se remit enroute. Au bout d’un demi-kilomètre il regardade nouveau derrière lui. Le même paysan lesuivait à la même distance.

Duchemin songea que si cet individu le sui-vait dans un but prémédité, il aurait vite faitde se perdre dans ce pays sauvage avant quelui-même fût parvenu à le rejoindre. Si, aucontraire, il n’était qu’un paisible voyageur, ceserait un terne compagnon de route. Aussi Du-chemin ne fit-il rien pour le décourager. Se re-tournant par intervalles, il le retrouvait à l’ho-rizon, obstiné comme la fatalité. Mais vers le

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soir, tout à coup l’individu s’éclipsa aussi mys-térieusement que s’il était tombé dans un aven.

Une irritation mentale s’ajouta de la sorteà l’accablement physique dont souffrait Duche-min. Une brise intermittente semblait soufflerde la bouche d’un four. Dans les ombres du soiril redescendit vers la vallée et retrouva la routelongeant la rivière environ à mi-chemin entrele château de Montalais et Nant. À ce car-refour quelques masures formaient une sortede hameau. Duchemin remarqua dans l’ombreplusieurs silhouettes de rôdeurs, mais il étaittrop las et trop altéré pour y prendre garde.Il n’avait plus d’autre pensée que de s’arrêterà la première maison pour demander un verred’eau. Il levait la main pour frapper à uneporte, lorsqu’il fut attaqué.

Sans autre avertissement qu’un cri de ral-liement et une ruée soudaine, il fit volte-face,se trouvant déjà serré de près par plusieurshommes. Son gourdin s’abattit sur un crâne

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avec un bruit sourd auquel succéda un hurle-ment de douleur. Puis trois hommes se colle-tèrent avec lui, deux autres s’efforçaient de lesaider, tandis qu’un sixième gisait sur la routese tenant la tête et crachant des blasphèmes etdes plaintes.

On lui arracha son gourdin, et il fut accablésous le nombre. Il tomba à terre, ses assaillantspar-dessus lui, si bien qu’il lui était impossiblede porter la main à son revolver. À demi as-phyxié par le relent des peaux mal lavées, il en-tendit des exclamations entrecoupées que lan-çaient des voix enrouées par l’effort et l’émo-tion :

— Ton couteau !… Tiens-le bien !… Re-cule-toi ! Laisse-moi faire… Ton couteau !

Se débattant avec frénésie, il parvint à dé-gager une jambe et se mit à ruer de toutesses forces. L’un des agresseurs poussa un beu-glement et retomba en arrière, se tenant le ti-bia. Deux autres se retirèrent de la bagarre,

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tandis qu’un troisième le clouait à terre en luiappuyant les genoux sur sa poitrine, et qu’unautre levait son couteau.

Un éclair luisait sur l’acier prêt à s’abattre.Dans un rétablissement furieux, Duchemin serejeta de côté, et sentit le froid du métal ef-fleurer la peau de ses côtes tandis que la lametraversait ses vêtements, juste au-dessous del’aisselle.

Sans laisser à l’homme au couteau le tempsde frapper de nouveau, Duchemin, d’un effortplus violent, renversa le malandrin sur leventre, se releva sur les genoux, et faisantpleuvoir une grêle de coups à droite et àgauche tandis que les autres se rapprochaient,réussit tant bien que mal à se remettre surpieds.

La surprise fit son effet. Un instant il restalibre au milieu d’un cercle d’assassins hésitantsdont la couardise lui donna le loisir de tirer sonrevolver. Mais il ne l’avait pas encore braqué

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qu’un homme se jetait sur son dos, lui saisis-sait le poignet et lui arrachait l’arme.

À un cri de triomphe répondirent des ex-clamations d’alarme tandis que, désarmé, Du-chemin restait de nouveau libre et que les ban-dits se reculaient pour permettre au revolverde faire son œuvre. À cet instant un jet delumière éblouissante déboucha d’un tournantvoisin et s’abattit sur le groupe : les pharesflamboyants d’une auto illuminèrent ce spec-tacle d’un homme aux abois au milieu de laroute, dans un cercle d’ennemis sans merci.Le revolver claqua. Les phares montrèrent dis-tinctement à Duchemin le visage de l’hommequi tirait, le visage aux traits barbouillés desuie qu’il avait déjà vu au clair de lune à Mont-pellier-le-Vieux.

Mais la balle le manqua, et l’auto au lieu des’arrêter, fonça droit sur le groupe, s’insinuantentre lui et ses assaillants qui se dispersèrentcomme des poussins.

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Des freins grincèrent, la masse noire glissasur ses roues bloquées en ralentissant, et unevoix, la voix d’Ève de Montalais… cria :

— Vite, vite !

En deux bonds Duchemin rejoignit la voi-ture, et elle n’était pas encore arrêtée qu’il sau-tait sur le marchepied en s’accrochant au bor-dage. Il entrevit de profil la figure blêmied’Ève, qui se penchait en avant. Puis le re-volver claqua de nouveau, Duchemin sentit auflanc une cuisson douloureuse. Il mit tout cequi lui restait d’énergie et de volonté dans undernier effort. Comme il s’abattait à l’intérieurde la voiture, la conscience l’abandonna…

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CHAPITRE VIII

BADINAGE SÉRIEUX

Au bout d’une quinzaine de jours, Duche-min fut en état de se déplacer dans un fauteuilà roulettes, pour se rôtir au soleil sur le petitbalcon de sa chambre à coucher, dans le châ-teau de Montalais, et désobéit à la Faculté enessayant de faire quelques pas.

Sa blessure au côté était encore extrême-ment douloureuse au moindre mouvement.Mais Duchemin avait toujours été le moins pa-tient des hommes dès qu’une contrainte s’im-posait à sa volonté. Si bien que ces exercices

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défendus étaient réellement (comme il l’affir-ma à Ève de Montalais le jour où elle le surpriten train de se traîner autour de sa chambre)une sorte de compensation pour son amour-propre.

— Il suffit de me répéter assez souvent dene pas faire une chose, ajouta-t-il tandis qu’ellele reconduisait à son fauteuil, pour me remplird’un désir immodéré de le faire, dussé-je enmourir.

— N’est-ce pas là une faiblesse humaine as-sez répandue ? demanda-t-elle, en roulant lefauteuil du malade par une des fenêtres jusquesur le balcon.

— Vous voudriez insinuer, madame, quevous partagez avec moi ce défaut… ou cettequalité. Vous m’avez déjà démontré que nousavions la même opposition instinctive à la voixde la raison.

Elle prononça un plaintif « Mon Dieu ! » etinvoquant la pitié du Ciel, déclara :

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— Voilà qu’il va encore lutter d’esprit avecmoi sur ce qu’il convient de faire de mes bi-joux.

— Non, madame : pardon. Je compte aucontraire vous développer tous les argumentsdestinés à prouver qu’il est de votre devoir delaisser vos bijoux là où ils sont, dans toute leurnoble insécurité. Ceci dans la ferme persuasionqu’en vous exhortant assez longtemps à adop-ter cette manière d’agir, je parviendrai à vousfaire agir à l’opposé par pure…

— Perversité, monsieur ?

— Précisément, madame.

Ève de Montalais eut un rire charmant.

— Mais épargnez-vous cette peine, mon-sieur. Je me rends à discrétion. Je ferai commevous le désirez.

— Vraiment ? Plutôt que d’écouter mes dis-cours, vous aimez mieux tout de suite transfé-rer vos bijoux en un lieu plus sûr ?

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— Vous l’avez dit, monsieur ! Dès que vousserez en état de circuler, et que le châteaude Montalais aura perdu un hôte, je laisseraiLouise prendre soin de Mme de Simiane pourquelques jours tandis que je ferai le voyage deParis…

— Seule ?

— Mais naturellement.

— En portant vos bijoux avec vous ?

— Sinon pourquoi irais-je ?

— Mais, madame, vous ne devez pas…

— Et pourquoi ?

— Vous, une femme ! aller seule à Parisavec un pareil trésor ? Ah ! non ! Je vous as-sure que non !

— Vous êtes bien catégorique, fit Ève sansse rendre.

— Plutôt que de vous laisser courir un pa-reil risque, je préférerais voler moi-même les

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bijoux, les porter à Paris, les mettre en dépôtsûr, et vous envoyer le récépissé.

— Que vous m’épargneriez d’embarras, sivous vouliez avoir l’obligeance d’exécuter vosmenaces.

— Et que ce serait amusant si j’étais arrêtéen route, compléta Duchemin avec un sourireambigu.

— J’ai toute confiance en votre habiletépour tromper la vigilance de la police, mon-sieur.

— Est-ce un compliment ?

— Si vous le prenez ainsi…

— Mais supposez que vous n’ayez pasconfiance en moi ?

— Impossible.

— Vous me flattez. Et vous êtes trop aviséepour soumettre personne à une aussi grandetentation.

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— Mais croyez-vous que je ne sois pas ca-pable de bien placer ma confiance.

— Je dois vous avertir, madame, que biendes gens trouveraient votre confiance mal pla-cée.

— Sans doute. Et après ? Dois-je me défierde vous parce que d’autres s’en défieraient quine vous connaissent pas aussi bien ?

— Mais, madame, avez-vous la prétentionde me bien connaître ?

Ève de Montalais jeta sa cigarette et s’avan-ça sur son siège, les coudes aux genoux, lesmains croisées, sans le quitter du regard.

— Écoutez, mon ami. Il est vrai que nous nenous connaissons que depuis trois semaines ;mais vous faites injure à ma perspicacité sivous supposez que je n’ai rien appris de vousen tout ce temps. Vous n’avez pas eu de secretspour moi. Le masque que vous maintenezentre vous et le monde, de crainte qu’il ne s’oc-

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cupe de ce qui ne le regarde pas, ce masques’est abaissé quand vous causiez avec moi, etj’ai su voir ce que vous me découvriez…

— Ah, madame !

— … le caractère d’un homme d’honneur,monsieur, d’un cœur simple et généreux, aussifidèle que brave.

Ève avait parlé impulsivement, avec unechaleur de sentiment dont elle ne s’aperçut quetrop tard. Alors le rouge lui monta aux joues.Mais ses yeux restèrent francs et sereins. Cefut Duchemin qui abaissa le regard, intimidé.

Avec un sourire troublé, il prononça :

— Je donnerais beaucoup pour mériterl’opinion que vous avez de moi, madame. Et jeserais un pauvre être en vérité si je ne faisaistout au monde pour être digne de votreconfiance.

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— Ce que vous êtes, répliqua-t-elle, vousl’étiez avant, et vous le resterez ensuite,quand…

Elle n’acheva pas, mais soudain se ressaisit,se renfonça dans son fauteuil et eut un petitrire nerveux.

— Ainsi donc, c’est réglé, acheva-t-elle,vous ne me permettez pas d’emporter mes bi-joux à Paris toute seule. Comment faire alors,monsieur ?

— Je vous conseillerais d’écrire à votrebanquier, reprit Duchemin avec sérieux, et dedire que vous comptez transporter à Parisquelques valeurs pour les confier à sa garde.Dites-lui que vous préférez ne pas voyagersans protection, et demandez qu’on vous en-voie deux hommes de confiance… des détec-tives…, pour vous garder en cours de route.On le fera sans hésiter, et vous pourrez alorsvous sentir tout à fait tranquille.

— Pas autrement, vous croyez ?

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— Pas autrement, j’en suis sûr.

— Mais pourquoi ? Vous avez tellement in-sisté sur ce point, monsieur. Sans cesse depuisla soirée où ces gens bizarres se sont arrêtés icisous l’orage… Serait-ce que vous les soupçon-nez de mauvais desseins sur mes colifichets ?

Duchemin haussa les épaules.

— Qui sait, madame, ce qu’étaient cesgens ? Vous avez raison de les qualifier de bi-zarres.

— Je crois savoir ce que vous pensezd’eux…

— Et c’est…

— Qu’ils ont amené la conversation surmes bijoux.

— Telle était bien ma pensée.

— Peut-être avez-vous raison. Dans ce cas,ils ont appris tout ce qu’ils avaient besoin desavoir.

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— Sauf peut-être l’emplacement exact devotre coffre-fort.

— Il se peut qu’ils aient appris cela aussi.

— Comment, madame ?

— Je ne sais. Mais c’étaient des gens ha-biles, beaucoup plus habiles que de pauvresprovinciales comme nous.

(Elle prit un moment de réflexion.) Maisje suis intriguée par leur acharnement sur…je crois qu’ils l’appelaient le Loup Solitaire.Voyons, quelle était leur intention ? Ducheminn’eut d’autres ressources que de hausser à nou-veau les épaules. Il répliqua.

— Qui sait ? S’ils sont aussi habiles quevous le supposez, ils avaient aussi sur ce pointun dessein prémédité.

— Il a réellement existé, ce Loup Solitaire ?Il a été autre chose qu’un être de légende ?

— Assurément, madame. Durant des an-nées il a été le cauchemar et le fléau des gens

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riches de toutes les capitales de l’Europe. Jecrois qu’un journaliste parisien doué d’uneimagination lui a appliqué ce sobriquet, pourqualifier sa méthode et ses principes.

— C’est-à-dire ?

— Qu’un criminel, ou du moins un voleur,pour réussir doit être absolument anonyme etsans amis ; en ce cas personne ne peut le tra-hir. Comme vous le savez probablement, ma-dame, les malfaiteurs d’un certain niveau d’in-telligence sont rarement pris par la police sice n’est par la trahison de leurs complices. LeLoup Solitaire semble avoir agi avec beaucoupd’ingéniosité et de prudence et comme il n’ad-mettait personne dans sa confidence, il n’yavait personne qui pût le vendre. Il n’a donc ja-mais été pris. Il a simplement cessé de voler.

— Je me demande pourquoi…

— Parce que, je crois, il est tombé amou-reux et a considéré que la loyauté envers celle

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qu’il aimait était incompatible avec uneconduite criminelle.

— Il a donc renoncé au crime. Comme c’estromanesque ! Et la femme, a-t-elle apprécié lesacrifice ?

— Tant qu’elle a vécu, oui, madame. Oudu moins on le dit. Malheureusement elle estmorte.

— Et alors… ?

— On prétend que l’ennemi de la société,une fois converti, n’a pas récidivé. Le Loup So-litaire n’a jamais plus rôdé.

— Une histoire extraordinaire.

— Mais cette histoire n’est-elle pas celle detoute âme humaine ? Qui de nous n’a pas en-seveli en soi une histoire tout aussi étrange ?Vous-même…

— Vous vous trompez. Je suis simple-ment… ce que vous voyez.

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— Ce que je vois n’est pas simple, mais biencomplexe et énigmatique au delà de toute ex-pression. Une femme de votre sorte se muredans la solitude, qui renonce au monde, qui re-nonce à la vie même…

— Mais ce n’est pas du tout cela, monsieur.

— Alors je suis stupide…

— Je vais vous expliquer. Pour une femmecomme moi, monsieur, la vie sans amour n’estplus la vie. J’ai vécu jadis un peu de temps,puis l’amour m’a été ravi. Quand mon chagrins’est apaisé, j’ai compris qu’il me fallait retrou-ver l’amour si je voulais recommencer à vivre.Aussi j’ai attendu…

— Une pareille philosophie est rare, ma-dame.

— Philosophie ? Non. C’est plutôt une pa-tience confiante, le sentiment obscur quel’amour viendrait un jour à moi et qu’il me ren-drait la vie.

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Elle se leva, et alla à la fenêtre, puis, tour-nant ensuite vers Duchemin un visage embellid’une rougeur plus intense.

— Mais tout ceci nous éloigne de la ques-tion, dit-elle d’un ton ferme. Il faut que j’écrivetout de suite à mon banquier si je veux que lalettre parte aujourd’hui.

— Si vous vouliez accepter le conseil dequelqu’un qui n’est pas dépourvu d’expé-rience…

— Parlez…

— Vous vous enfermerez chez vous pourécrire. Vous brûlerez votre papier buvard. Puisvous irez mettre la lettre à la poste de vospropres mains, sans laisser voir l’adresse à per-sonne.

— Et quand annoncerai-je mon voyage ?

— Dès que votre banquier pourra envoyerses gens au château de Montalais.

— Ce sera dans trois jours.

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— Ou même moins.

— Mais vous ne serez pas assez remis pournous quitter d’ici une huitaine.

— Quelle importance cela a-t-il ?

— Ceci : que je refuse absolument de partirtandis que vous êtes notre hôte. Il faut quequelqu’un veille sur vous.

— Mais, madame !…

— Non, je suis bien résolue. Vous avez desaptitudes exceptionnelles à vous mettre sur laroute du danger. Je ne quitterai pas le châteauavant vous. Ainsi je fixerai la date de monvoyage à la semaine prochaine.

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CHAPITRE IX

À COLIN-MAILLARD

Pour tout dire, M. Duchemin considérait saconvalescence au château de Montalaiscomme un agrément qu’il n’estimait pas avoirpayé trop cher. Lorsqu’Ève était occupéeailleurs, Mme de Simiane, qui l’avait pris en af-fection, venait lui tenir compagnie, et s’instal-lait à côté de son lit ou de son fauteuil. D’Au-brac aussi, à la fin de la première semaine, ren-dit visite à Duchemin, et ils échangèrent leuropinion sur la maladresse de la gendarmerie

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locale, qui n’avait pas encore réussi à arrêterles auteurs des deux agressions.

C’était un aimable garçon que ce d’Aubrac,aussi héroïque que discret. Duchemin mit plu-sieurs jours à lui faire avouer qu’il était unancien « as » de l’aviation ; et cela seulementaprès avoir découvert que d’Aubrac était, à cemoment, directeur technique d’une fabriqued’aéroplanes.

À la fin de la semaine d’Aubrac partit pourretourner à ses affaires, et Louise de Montalaisle remplaça au côté de Duchemin, où elle res-tait des heures à lui faire la lecture d’une voixassez terne. Néanmoins Duchemin prenaitplaisir à l’entendre dévider les aventures desTrois Mousquetaires.

Mais la troisième semaine, Duchemin trou-va que son rétablissement allait trop vite. Lejour vint où le mot « demain » offrit pour lui laterrible signification qu’elle a pour un condam-né à la veille de l’exécution.

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Demain arriveraient les détectives envoyésde Paris par le banquier de Mme de Montalais.Demain Ève se mettrait en route pour Paris.Demain Duchemin quitterait le château deMontalais et tournerait le dos à tout ce qui luiétait le plus cher dans la vie.

Ce dernier jour il vit Ève moins que d’habi-tude. Elle était naturellement occupée des pré-paratifs de son voyage, un peu émue aussi.C’était la première fois qu’elle allait quitter lechâteau depuis qu’elle y était revenue aprèsla mort de son mari. Quand Duchemin la vit,elle lui parut à la fois surexcitée et attristée,et il crut discerner dans son attitude envers luiune trace d’appréhension, comme si elle eûtcraint qu’il ne profitât de la circonstance pourlui faire l’aveu de son amour. Mais (comme ilse le dit non sans amertume), elle devait avoirdeviné ses sentiments, et il mesurait l’abîmequi les séparait, elle la riche héritière, et luil’aventurier sans le sou.

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Il put aller et venir dans la maison durantl’après-midi et dîna avec Ève et Louise dansla salle à manger pleine de courants d’air etd’ombres fantastiques. Mme de Simiane étaitsouffrante et gardait la chambre. Mais la pré-sence de la jeune fille jusqu’à un certain point,et plus encore l’émotion des deux autres, im-posaient à la conversation une contrainte queles efforts de Duchemin ne réussissaient pas àdissiper. Les propos languissaient et ne se rani-maient un peu que quand on abordait un sujetimpersonnel, celui du temps par exemple. Èvecraignait de la pluie pour le lendemain. Elleavoua une petite superstition, qu’elle n’aimaitpas de se mettre en voyage avec la pluie…

Après dîner, elle ne fuma qu’une seule ciga-rette avec Duchemin dans le salon, puis s’excu-sa pour aller rejoindre Mme de Simiane et ter-miner ses bagages. Il était temps aussi pourDuchemin de se rappeler qu’il n’était pas en-core tout à fait rétabli, et que la Faculté lui or-donnait d’aller se mettre au lit de bonne heure.

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— Je regrette, mon ami, dit la jeune femme,en hésitant après avoir quitté son fauteuil de-vant l’âtre. Je regrette que notre dernière soi-rée ensemble doive être si brève. Je resteraisbien volontiers à causer avec vous pendant desheures.

— Ah ! si vous pouviez m’en accorderseulement une, madame ! (Elle secoua la têtedoucement, avec un sourire ambigu.) Ce seranotre dernière soirée…

— Je sais, je sais ; et cela m’attriste de le sa-voir… Mais vous aurez vite oublié le châteaude Montalais.

— Oublié ! Alors que tout ce qu’il me reste-ra ce seront mes souvenirs… !

— Oui, fit-elle, nous aurons tous deux dessouvenirs… Et soudain sa voix grave et harmo-nieuse cita en anglais le vers célèbre : Les sou-venirs pareils à un vin généreux…

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Elle tendit la main à Duchemin, qui l’effleu-ra de ses lèvres, avant de la laisser aller. Ellegagna rapidement la porte, hésita, se retourna.

— Nous nous verrons demain matin… pournous dire au revoir. Pour nous, monsieur, il nedoit pas être question d’adieu.

Elle disparut. Mais elle laissait Ducheminen proie à une secrète émotion qui ne lui per-mit pas de s’endormir, après qu’il eut dix foisparcouru pendant une heure, sans savoir cequ’il lisait, le dernier chapitre du Vicomte deBragelonne.

Jusque bien après minuit il ne cessa de seretourner, tourmenté alternativement par lamélancolie et l’exaltation, ou immobile et lesyeux grands ouverts dans les ténèbres sanspouvoir réussir à fixer sa pensée. Le châteauétait silencieux comme un donjon enchanté.Seule une vieille horloge, dans le salon, à deuxétages plus bas, égrenait les heures lentes. Par

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les fenêtres ouvertes arrivait le murmure de larivière.

Il entendit sonner deux heures, et, peuaprès, n’y tenant plus, et dans l’espoir de cal-mer son esprit par la lecture, il ralluma la bou-gie sur la table de nuit, prit son livre et fouillaen vain dans la petite cassette d’argent à côtédu chandelier pour y trouver une cigarette.

Or un vrai fumeur sait se passer de fumerdurant des heures, aussi longtemps que l’abs-tention est volontaire. Mais s’il est privé desmoyens de satisfaire son habitude quand il en aenvie, il lui faut à tout prix se les procurer aus-sitôt. Il en fut ainsi pour Duchemin. Il songeaqu’il serait bien sot de se priver d’une cigarettealors qu’il y avait au salon une réserve, où iln’avait qu’à puiser ?

Il se leva, revêtit sa robe de chambre, prit lebougeoir, ouvrit la porte. Le vestibule était si-lencieux et désert. Il n’avait pas à craindre de

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réveiller la maison, car ses pantoufles étaientde feutre et un escalier de pierre ne grince pas.

Abritant sa bougie avec sa main, et un peuébloui par la lumière, il dépassa le palier sur le-quel les trois dames avaient chacune un appar-tement distinct, et gagna le salon sans bruit.

Le feu s’était presque éteint. Quelques ti-sons rouges se voyaient encore sous la cendre.

Les cigarettes n’étaient pas à la place oùil s’attendait à les trouver, près du bout d’unecertaine table. Duchemin déposa le bougeoir etse dirigea vers l’autre bout où il découvrit laboîte dès qu’il eut tourné le dos à la lumière.Au même instant celle-ci s’éteignit.

Il resta tout d’abord stupéfait. Il n’y avaitpas de fenêtre ouverte, ni de courants d’air per-ceptibles, rien qui pût expliquer la subite ex-tinction de la flamme. C’était un événementétrange, à pareille heure, en un tel lieu.

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Involontairement, il se remémora la soiréede son premier dîner dans le château, quandles ombres vacillaient si fantastiquement, et lesétranges idées de revenants qui l’avaient ef-fleuré.

Absurde imagination…

Quand il se retourna pour rallumer la bou-gie celle-ci avait disparu.

Il avait dû se tromper sur l’emplacementexact où il l’avait déposée. Perplexe, il exploraà tâtons toute la table. Mais il n’y avait là au-cun chandelier…

Il se redressa vivement, et demeura immo-bile à écouter. Aucun bruit.

Son regard essayait en vain de plonger dansles ténèbres, que les rideaux hermétiquementclos des fenêtres rendaient absolus, avec, parinstants, de vagues lueurs échappées aux ti-sons mourants.

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D’un puissant effort de volonté il maîtrisason imagination, se ressouvenant que les es-prits doués du pouvoir de changer de placeles objets matériels fréquentent seulement lesséances de médiums.

Sans bruit il fit un pas en arrière, puis deuxde côté, en s’écartant de la table. C’étaient delongues enjambées, qui le transportèrent bienau-delà du point où il se trouvait quand la lu-mière s’était éteinte et où une action hostileavait chance de se produire. D’ailleurs, sa si-tuation n’était guère améliorée. Il ne savaitplus trop où il se trouvait par rapport auxportes et au mobilier de la pièce. Il attendit,longuement. Ses sens surexcités ne perce-vaient aucun danger. Pourtant, il savait qu’iln’était pas seul. Quelque part, dans les té-nèbres environnantes, se cachait une intelli-gence étrangère et hostile. Il avait l’impressionqu’il ne faisait pas un mouvement dont l’autrene fût averti.

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Sa main, à trente centimètres, rencontra ledossier d’une chaise de tapisserie, qu’il identi-fia par le toucher. À supposer que cette chaiseoccupât sa position normale, il n’avait qu’àcontinuer suivant une ligne parallèle à ce dos-sier pour atteindre le vestibule en six pas envi-ron.

Au bout de trois pas il s’arrêta court,comme paralysé par la soudaine perceptiond’une présence toute proche. Il la sentait là, àportée de bras, qui attendait, aux aguets, prêtà bondir.

Enfonçant ses ongles dans les paumes deses mains, jusqu’à ce que la souffrance soula-geât sa tension nerveuse, il attendit, en comp-tant les pulsations de son cœur, une minute,deux, trois.

Mais rien…

Alors très lentement il leva un bras, et ba-laya l’espace devant lui de droite à gauche.En un point de l’arc de cercle, un peu sur sa

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gauche, les bouts de ses doigts effleurèrentquelque chose. Il crut percevoir un mouvementdans l’obscurité, un bruit étouffé, fit vivementun pas en avant, agrippa le vide, puis effleurade ses doigts une étoffe lisse et froide commede la soie.

En même temps, il perçut une exclamationétouffée, de colère ou d’alarme, et la nuit luiparut éclater, en mille aiguilles de feu multico-lores. Frappé brutalement à la pointe du men-ton, il rejeta sa tête en arrière, et dans un ver-tige il tituba et tomba contre une chaise, quis’abattit sur le parquet avec un bruit sourd.

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CHAPITRE X

« MAIS TEL LE GRAIN DE SÉ-NEVÉ… »

Duchemin s’éveilla dans son lit, le soleildans les yeux.

D’après ce détail il calcula, encore toutétourdi, qu’on devait être au milieu de la mati-née. Avant cette heure le soleil ne donnait pasdans ses fenêtres.

Encore appesanti de sommeil, son esprit es-saya de retrouver la cause qui l’avait fait dor-mir si tard, et pourquoi on ne l’avait pas ré-

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veillé. Puis, se rappelant que midi était l’heurefixée pour le départ d’Ève, la crainte qu’elle nese fût mise en route sans lui dire au revoir le fitse dresser vivement sur son séant.

Il poussa une plainte et se prit à deux mainsle front qui menaçait d’éclater sous une dou-leur fulgurante, pareille à des coups de mar-teau.

Un bandage proprement assujetti mainte-nait en place, au-dessus d’une oreille, unecompresse d’ouate imbibée d’arnica, sèche àprésent. Duchemin l’enleva et du doigt explorale côté de sa tête, où il découvrit une superbebosse. Il avait aussi la mâchoire tuméfiée, etelle lui faisait très mal lorsqu’il ouvrait labouche.

Alors Duchemin se rappela clairement com-ment il avait reçu ce coup féroce qui avait at-teint sa mâchoire avec une surprenante dexté-rité, et il fut traversé du souvenir confus de cequi avait suivi.

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Il se souvint d’avoir monté l’escalier péni-blement, mi-marchant, mi-soutenu par les brasrobustes du valet Jean, tandis que devant euxs’agitait la silhouette de Mme de Montalais enpeignoir, portant une bougie allumée.

Puis il eut l’impression d’avoir été mis aulit par Jean, dont les bras un peu plus tard luisoulevèrent la tête et les épaules, pour lui per-mettre de boire une infusion aromatique dansun verre tendu par Ève de Montalais.

Et puis, un souvenir singulièrement vif ettroublant d’un visage tendre et compatissant,penché sur lui, tandis qu’il sombrait dansl’abîme du sommeil…

Avec quelque surprise il constata que samontre marchait toujours régulièrement. Ellelui apprit qu’Ève allait quitter le château d’iciune heure.

Il se leva promptement, sans trop souffrir(car la douleur de sa tête semblait s’atténuer)

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et, sonnant le valet de chambre, demanda sonpetit déjeuner.

Le valet de chambre l’apporta presque aus-sitôt, avec la nouvelle que Mme de Montalaisprésentait ses compliments à monsieur et se-rait bien aise de le voir quand il lui convien-drait dans le grand salon. Duchemin s’habilladonc en hâte, expédia son café au lait et uncroissant, et descendit au salon.

Assise sur une chaise longue, elle l’attendaitpaisiblement, les mains croisées sur ses ge-noux, et il ne vit dans sa contenance rien quiconfirmât ses appréhensions. En l’entendantvenir elle se leva et s’avança à sa rencontre, lesdeux mains tendues.

— Mon cher ami ! Vous souffrez… ?

Il eut un rire de dénégation.

— Plus maintenant. Au début, oui. Mais jesuis tout à fait d’aplomb. Et vous, madame ?

— Un peu lasse.

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Elle reprit son siège, en faisant signe à Du-chemin de s’asseoir auprès d’elle.

— Mais, madame, vous n’êtes pas prêtepour votre voyage !

— Non, monsieur. Je l’ai ajourné… indéfi-niment.

À cette confirmation des craintes quil’avaient tourmenté, Duchemin hocha légère-ment la tête.

— Mais les détectives envoyés ici par votrebanque ?

— Ils ne sont pas encore arrivés. Nous lesattendons d’une minute à l’autre.

— Je vois, fit Duchemin pensivement. Et ilreprit : Voudriez-vous accepter de poursuivrecette conversation en anglais ? On ne sait ja-mais qui peut nous entendre…

Elle haussa un peu les sourcils, mais adoptad’emblée la proposition.

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— Les domestiques ?

— Ou n’importe qui.

— Alors, vous avez deviné… ?

— Grosso modo, tout, je pense. Pas en dé-tail, naturellement… Je puis toujours vous direceci : je ne dormais pas la nuit dernière, et netrouvant pas de cigarettes dans ma chambre, jesuis descendu ici pour en chercher. Je déposaima bougie sur la table… là. Dès que j’eus le dostourné, quelqu’un la prit et l’éteignit. Quelquesminutes plus tard, tandis que j’essayais de sor-tir de la pièce, je reçus un coup de poing…

— Oui, fit-elle pensivement. Et avecquelque hésitation elle ajouta : Mon cher ami,moi aussi, j’avais de la difficulté à dormir. Maisje n’ai rien entendu jusqu’au moment où cettechaise s’est renversée. Alors je me suis levéepour venir voir… et vous ai trouvé là, étendusans connaissance. En tombant, votre têteavait dû porter contre le pied de la table.

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— Vous êtes descendue ici… seule ?

— J’ai d’abord écouté, sans entendre aucunbruit, ni voir aucune lumière. Mais je voulaisconnaître l’origine de ce fracas…

— Enfin, vous êtes descendue seule !

— Mais naturellement, monsieur.

— Je ne pense pas, reprit Duchemin avecsincérité, que le monde renferme une autrefemme qui vous égale en bravoure.

— Ou en curiosité ? sourit-elle. En tout cas,je vous ai trouvé, mais je ne pouvais rien fairepour vous ranimer. Aussi j’ai appelé Jean, et ilm’a aidée à vous transporter en haut.

— Où Jean couche-t-il ?

— Dans le quartier des domestiques, autroisième étage, sur le derrière de la maison.

— Il a dû vous falloir du temps…

— Plusieurs minutes, je pense. Jean dor-mait profondément.

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— Quand vous êtes revenue avec lui…avez-vous vu ou entendu… ?

— Rien d’anormal… personne. Même, j’aid’abord cru que vous étiez tombé en syn-cope… ou que vous aviez trébuché et que vousvous étiez blessé en tombant.

— C’est par la suite, alors, que vous avezdécouvert une raison de changer d’avis ?

— Pas avant ce matin de bonne heure.

— Voudriez-vous me dire…

— Eh bien ! vous allez voir… Cela me parutsi étrange que m’étant recouchée je restaiéveillée, intriguée, inquiète. Il faisait grandjour quand je m’aperçus que le panneau quise trouve devant mon coffre n’était plus à saplace. Le coffre est encastré dans l’épaisseurdu mur. Je me levai donc, et trouvai la porte ducoffre entre-bâillée d’un ou deux centimètres.Celui qui l’a ouverte la nuit dernière l’a refer-

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mée précipitamment et a négligé de faire cla-quer le pêne.

— Et vos bijoux… ?

Elle prononça sans rien perdre de soncalme :

— Tout a disparu.

Duchemin poussa un gémissement et bais-sa la tête. Il déclara :

— Je m’en doutais ! Naturellement celui quia volé ma bougie et m’a renversé ne s’est pasintroduit dans la maison pour se livrer à cesimple divertissement… J’imagine que, pourme découvrir, aller éveiller Jean et me reporterdans ma chambre, cela vous a pris une bonnedemi-heure.

— Au moins.

— Cela n’aurait pas pu mieux s’arrangerpour les voleurs. Ah ! que ne suis-je resté dansma chambre… !

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— Si vous y étiez resté, cela aurait pu êtrepis… qui sait ? Le, ou les cambrioleursconnaissaient exactement l’emplacementexact du coffre. Ils étaient en train de monterà ma chambre, et s’ils m’avaient trouvéeéveillée… Il est fort possible, mon cher ami,que votre désir de fumer m’ait sauvé la vie.

— C’est une consolation, avoua-t-il… s’ilpeut y en avoir une pour vous, qui avez toutperdu.

— Mais peut-être retrouverai-je mes pierre-ries ?

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— Il y a toujours le hasard, n’est-il pasvrai ? Et je crois avoir un indice, comme on dit,mal défini, mais qui pourrait servir, peut-être.

— Quel est-il ?

— Il me semble que le coupable ne doit pasêtre un étranger à la maison, car il connaît ap-paremment la combinaison du coffre.

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— Vous voulez dire qu’il ne l’a pas forcé.Cela ne signifie rien. Je n’ai jamais vu le vôtre,mais je m’y connais un peu en coffres-forts, etje parierais de l’ouvrir en dix minutes sans sa-voir la combinaison.

— Vous, monsieur Duchemin ?

Il acquiesça, tristement.

— Ce n’est pas un grand exploit, dès qu’ons’y connaît. Il faudra examiner s’il n’y a pasd’empreintes digitales ?

— Et puis ?

— N’avez-vous aucune idée de la façondont les voleurs se sont introduits ?

— Par cette fenêtre-ci, j’imagine. Voyez-vous, j’étais levée de bonne heure et, dans monagitation, je me suis habillée en hâte et suisdescendue. Les domestiques étaient déjà levésmais n’avaient pas encore ouvert les piècesd’habitation pour la journée. La fermeture est

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en mauvais état, comme vous voyez. Elle estainsi depuis quelque temps.

Duchemin se leva, pour examiner la cré-mone.

— C’est vrai, fit-il.

Et, comme il sortait sur la terrasse, elle re-prit :

— Qu’allez-vous faire ?

— Chercher des empreintes de pas sur lecarrelage. Il pleuvait hier soir quand je me suiscouché, et avec la boue…

— Mais il est tombé une forte averse justeavant le lever du jour. Si les voleurs ont laissédes traces sur la terrasse, la pluie doit les avoirfait disparaître. J’ai déjà regardé.

Avec un geste résigné, Duchemin retournaauprès d’elle.

— Vous avez prévenu la gendarmerie, jesuppose ?

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Elle interrompit, avec une intonationpresque d’impatience :

— Je n’ai rien dit à personne d’autre quevous, monsieur, pas même à ma mère ni àLouise.

— Mais pourquoi ?

— Je tenais à vous consulter d’abord et…Elle s’interrompit brusquement pour deman-der : Eh bien, Jean qu’est-ce que c’est ?

Le valet était entré pour lui présenter descartes. À leur vue, Ève de Montalais haussa lessourcils.

— Introduisez ces messieurs, je vous prie.

Le domestique se retira.

— Les gens de Paris, madame ?

— Oui. Vous m’excusez… ?

Duchemin s’inclina.

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— Mais un mot. Vous ne pouvez mieuxfaire que de remettre la chose entre les mainsde ces messieurs. Ce sont les plus habiles queles banquiers prennent à leur service.

— Je comprends, répliqua-t-elle d’un tonfroid et calme.

Elle alla recevoir les deux hommes au mi-lieu de la pièce. Duchemin se retira dans l’em-brasure de la fenêtre où, le dos à la lumière, ilpouvait réfléchir et observer sans trop laisservoir ses jeux de physionomie. Et il fut fort heu-reux de ce moment de répit pour se préparer.D’ici une heure, il le savait, d’ici un jour oudeux, au plus, il pouvait être mis en état d’ar-restation, accusé de vol des bijoux Montalais,condamné par toutes les apparences.

Les détectives introduits par Jean étaient,extérieurement, tels que Duchemin s’y était at-tendu : d’une catégorie trop connue de lui, etfort probablement ils excellaient dans leur mé-tier.

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Après avoir salué cérémonieusementMme de Montalais, l’un d’eux prit la parole etfit le geste de présenter ses papiers. Duchemineut peine à dissimuler sa surprise en voyant lajeune femme les repousser.

— C’est inutile, monsieur, dit-elle. Je re-grette beaucoup de vous avoir dérangés. Vousserez indemnisés comme il convient, mais jevous ai fait venir inutilement. Mes projets devoyage n’ont plus de raison d’être.

Il y eut des expressions de surprise aux-quelles elle coupa court par ces mots, accom-pagnés d’un charmant sourire :

— À franchement parler, messieurs, je mevois forcée de solliciter votre indulgence pourun caprice bien féminin. J’ai tout simplementchangé d’idée.

Il n’y avait rien à ajouter. Visiblement dé-concertés les deux détectives se retirèrent.

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Le sourire avec lequel elle les congédia per-sista, énigmatique. Quand, stupéfait, Duche-min s’approcha d’Ève pour lui dire son étonne-ment.

— Madame ! s’écria-t-il, pourquoi avez-vous agi ainsi ? Pourquoi les laisser se retirersans leur dire… ?

— J’ai mes raisons, monsieur Duchemin.

— Je ne vous comprends pas, madame.Vous voulez que le vol de vos bijoux reste unsecret entre vous et moi !

— C’est en effet mon désir, monsieur. Il eutun geste d’ahurissement. Peut-être, reprit-elle,ai-je en vous plus de confiance…

— Il vous serait impossible d’avoirconfiance en moi, dit Duchemin à mi-voix, sivous saviez…

Elle l’arrêta d’une voix suave :

— En êtes-vous sûr ?

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— Que faut-il que je vous dise ?

— Mon cher ami, reprit-elle, ne me ditesrien qui puisse vous peiner.

Il ne répondit pas tout de suite. La lutte quise livrait en lui ne se trahissait que trop visible-ment par la pâleur de son visage.

— Si vous aviez parlé à ces détectives, dit-ilenfin, sans lever les yeux, vous auriez été ren-seignée très vite. Ils auraient découvert bienvite qu’André Duchemin, votre hôte depuistrois semaines, n’est autre que Michaël La-nyard, ou si vous aimez mieux le Loup Soli-taire. Et de là à me déclarer coupable…

— Mais vous vous trompez, monsieur, ré-pliqua-t-elle tout de suite. Moi je ne vous au-rais pas cru coupable.

Muet, il la regarda. Elle eut pour lui un sou-rire, où il y avait à la fois de la tendresse et dela compassion.

— Alors vous saviez…, dit-il.

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— Je soupçonnais…

— Depuis combien de temps… ?

— Depuis la soirée où ces gens bizarressont venus ici et ont fait ces stupides allusionsau Loup Solitaire. Quand j’ai commencé à vousmieux connaître, j’ai été tout à fait persua-dée…

— Et maintenant que vous savez… vouspouvez me livrer à la police.

— Une telle idée ne m’est jamais venue àl’esprit. Voyez-vous… je crains que vous ne mecompreniez pas tout à fait… j’ai confiance envous.

— Mais pourquoi ?

Elle secoua la tête.

— Il ne faut pas me demander cela.

Au bout d’une longue minute il reprit d’unevoix brisée :

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— Très bien. Je me tais… Il n’est pas en-core temps.

Mais ce grand don que vous me faites devotre confiance… je ne puis l’accepter sans es-sayer de la mériter.

— Si je vous l’accorde, mon ami, c’est quevous la méritez.

— Non, reprit Michaël Lanyard, cela ne suf-fit pas. Il faut que vos bijoux vous soient ren-dus, dussé-je aller jusqu’au bout du monde.Et… s’il y a quelqu’un au monde qui soit ca-pable de les retrouver, c’est bien moi.

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CHAPITRE XI

AU REVOIR

Dès le début de l’après-midi Ève de Mon-talais fit en sorte que Lanyard pût examinerle coffre-fort dans son boudoir sans exciter decommentaires dans la maison. Après avoirpassé plus d’une heure à cette occupation, ilreparut dans le salon avec un visage déçu.

— Rien, répondit-il à la question de la jeunefemme. Évidemment votre visiteur de l’autrenuit était un monsieur correct et il ne se seraitpas permis de vous rendre visite-sans porterdes gants. J’ai tout exploré minutieusement

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mais… rien. Malgré cela, je n’ai pas perdu montemps, car j’ai réfléchi.

Tandis qu’il prenait une chaise pour s’as-seoir, la jeune femme le regarda avec curiosité.

— Vous avez un plan ?

— Je ne saurais le dire, encore. Nousn’avons pas encore de point de départ précis.Mais un ou deux faits me semblent assez évi-dents, qu’il ne faut pas laisser dans l’ombre.Supposons, pour la commodité du raisonne-ment, que M. Whittaker Monk et sa bande ontparticipé à cette entreprise…

— Ah ! vous croyez ?

— J’avoue que ces gens-là offusquent monsens du normal, en ce qu’ils sont trop décora-tifs, trop riches et trop voyants, trop… théâ-traux. On dirait des personnages de mélo-drame. Et d’ailleurs, si leurs intentions étaientsi pures, quel besoin avaient-ils de manœuvreravec cette souplesse astucieuse ?

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— En amenant la conversation sur mes bi-joux…

— Je veux parler de tous leurs faits etgestes. Pourquoi cette fantaisie de dîner à Nantau moment de l’orage, alors qu’ils auraient pufacilement arriver à Millau avant qu’il n’écla-tât ? Pourquoi, sinon pour machiner cet acci-dent à votre porte à une heure où il seraitraisonnable de demander l’abri et l’hospitalitéde votre toit ? Puis il a fallu que Mme la com-tesse de Lorgues ait les pieds mouillés, ex-cellent prétexte pour se faire introduire dansvotre boudoir, afin de changer de souliers et debas, et de jeter par la même occasion un coupd’œil sur l’emplacement exact de votre coffre-fort. Et, leur voiture remorquée dans le garage,M. Phinuit éprouve le besoin d’aller aider, cequi lui permet de parcourir à loisir le rez-de-chaussée de la maison et de prendre note desentrées. M. Monk remarque par hasard votreressemblance avec la petite-fille qu’il a jadisrencontrée, à ce qu’il dit, dans le bureau de

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votre père. Cela n’éveille en vous aucun sou-venir, mais cela permet de mettre la conver-sation sur les bijoux Anstruther. Puis,Mme de Lorgues, dirigeant la conversation pardes signes convenus que je surprends, quel-qu’un reconnaît en moi le Loup Solitaire, endépit des ans et de ma barbe, et on vous avertitsournoisement que si vos bijoux venaient àdisparaître, le coupable pourrait bien être leLoup Solitaire. En tout cas, ils vous seraientfort obligés de le croire, car cela leur éviteraitbien des ennuis. Enfin, quand votre ex-chauf-feur… Comment s’appelait-il ?

— Albert Dupont.

— Un nom aussi répandu en France queJohn Smith en Angleterre… Quand Albert Du-pont tente de m’ôter la vie, par pure et simplevendetta…

— Vous croyez réellement que c’était lui ?

— J’ai reconnu cet animal quand il a dé-chargé son revolver à la figure… Quand Du-

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pont m’assassine à demi et que je suis immo-bilisé pendant près d’un mois, nos bons amisqui ont des vues sur vos bijoux attendent ju-dicieusement pour opérer que je sois capabled’aller et venir, et donc susceptible d’être accu-sé d’un méfait que l’on ne peut attribuer qu’auLoup Solitaire. Je crois que nous avons de lé-gitimes raisons d’accuser de ce vol M. Monk etses amis !

— Évidemment, dit Ève de Montalais. MaisAlbert fait-il partie de leur bande, est-il leuremployé ou leur collègue ?

— Dupont ? Je ne pense pas. Je peux metromper, mais je crois qu’il a agi pour son seulcompte personnel… tout à fait indépendam-ment de la bande Monk.

— Mais cette agression sur nous à Montpel-lier, et plus tard sur vous ici, se produisant àpeu d’intervalle de leur visite… ?

— Coïncidence à mon avis. Les probabilitéss’opposent à ce qu’il y ait eu complicité entre

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les deux bandes. Dupont est un apache de Pa-ris. Les mots qui lui ont échappé quand nousnous battions dans la guimbarde à Montpellierle prouvent. Ces autres individus sont aucontraire de l’élite du monde criminel. Et lesmalfaiteurs de ces deux catégories travaillentbien rarement ensemble.

— Vous dites « rarement ». Mais pourquoipas dans le cas présent ?

— Je ne le pense pas. Dupont a été à votreservice comme chauffeur, à ce que vousm’avez dit, plus d’un mois. Il a eu toute latitudede se familiariser avec votre demeure, et auraitpu communiquer les renseignements auxautres s’il eût été de connivence avec eux.Mais il n’en a rien fait, puisqu’ils sont venus icichercher eux-mêmes des informations.

— Je comprends, monsieur, repartit lajeune femme. Alors vous croyez que le voleurest quelqu’un de la bande Monk…

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— Ou plusieurs agissant de concert, fit La-nyard en souriant.

— Ou Albert.

— Non, pas lui. Je le crois incapable de tantde ruse. C’est un bandit avant tout. Il m’auraittué d’abord s’il m’avait tenu à sa merci dansl’ombre. Et il n’aurait pas été capable d’ouvrirle coffre sans employer les moyens violents.

— Éliminons donc Albert…

— Reste la bande Monk.

— Vous êtes persuadé que l’un ou l’autre,ou la totalité de ses membres, a commis le volde la nuit dernière ?

— Pas moins de deux, apparemment. Met-tons Phinuit, par exemple, et son soi-disantfrère, Jules, le chauffeur, tous deux Améri-cains, aventuriers, intelligents, inventifs… Oui,je le crois.

— Et votre plan de campagne repose surcette conclusion ?

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— C’est beaucoup dire. J’estime habile deleur laisser croire qu’ils ont réussi sur toute laligne, et de les amener à se relâcher de leur vi-gilance en leur donnant une fausse sécurité.

Une ride se creusa entre les sourcils de lajeune femme.

— Comment vous proposez-vous d’agir ?demanda-t-elle d’un ton qui trahissait son in-quiétude.

— Très simplement. Ils espéraient jeter lasuspicion sur moi. Eh bien, laissons-leur croirequ’ils ont réussi.

Ève protesta :

— Ah ! non.

— Mais si, reprit Lanyard. C’est biensimple. Personne ne sait encore ici que vos bi-joux ont été volés, en dehors de vous et demoi. Vous ne révélez pas le vol avant demainmatin. À ce moment, André Duchemin auradisparu mystérieusement. La chambre où il va

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se retirer ce soir se trouvera vide au matin, sonlit non défait. Évidemment le scélérat n’aurapas quitté le château, de nuit, sans motif. Infor-mez les policiers du fait et laissez-les tirer leursconclusions : avant le soir toute la France sau-ra qu’André Duchemin est soupçonné d’avoirvolé les bijoux Montalais, et qu’il fuit la justice.

— Non, monsieur, réitéra la jeune femme,avec décision.

— Veuillez remarquer, continua-t-il, badi-nement persuasif, que c’est André Ducheminqui sera accusé, madame, et non Michaël La-nyard, et encore moins le Loup Solitaire ! An-dré Duchemin n’est pour moi qu’un nom d’em-prunt : on peut le charger si l’on veut de tousles crimes, et bonsoir ! Car quand je dis qu’ildisparaîtra cette nuit, je m’exprime à la lettre :on n’entendra plus jamais parler de lui en cebas monde.

Elle eut sur les lèvres un sourire tremblant,mais elle secoua négativement la tête.

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— Vous oubliez que j’ai appris à vousconnaître sous le nom d’André Duchemin.

— Ah ! madame, ne me faites pas trop re-gretter la perte de ce pauvre garçon. Que celavous plaise ou non, il est condamné… Non,madame, ce plan que je vous expose est ex-cellent. Si nous l’adoptons, personne n’en souf-frira. Si nous ne l’adoptons pas, je pourrai nepas réussir, car les vrais auteurs du crime se-ront peut-être trop habiles pour moi ; et en dé-finitive, mes meilleurs amis auront de moi laplus triste opinion. Vous-même, vous vous de-manderez si votre confiance n’a pas été malplacée.

— Assez ! fit la jeune femme d’une voixétouffée. Il en sera comme vous le désirez.

Et se levant aussitôt, elle quitta la pièce…

Lanyard employa les dernières heures qu’ilpassait dans le château à faire des plans pourson « évasion », ce qui lui demanda pas malde méditations sur les cartes et guides de che-

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mins de fer, dans la solitude de sa chambre.Puisque le lendemain à midi André Ducheminserait pour le public un malfaiteur et un pros-crit, il lui fallait utiliser tous les moyens à sadisposition s’il voulait atteindre Paris sans êtrearrêté et sans inutile perte de temps.

Prendre un train à Millau serait ni plus nimoins se jeter dans la gueule du loup, car tousles trains en direction du nord ou du sud s’ar-rêtaient à cette gare, et non seulement la po-lice, mais ses ennemis les plus dangereux l’at-tendraient à l’arrivée à Paris par cette ligne.

D’autre part, il ne fallait pas songer à la sta-tion de chemin de fer la plus proche, Combe-Redonde, puisque, pour y arriver, on devaitpasser par Nant, où André Duchemin étaitconnu, et où il risquait d’être aperçu.

Il ne lui restait donc qu’à faire une marchede trente kilomètres vers l’ouest, pour traver-ser de nuit le causse du Larzac et gagner Tour-

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nemire, où l’on pouvait prendre des trains dansquatre directions.

Son dernier dîner avec Ève de Montalaiseut lieu dans une atmosphère de contrainte.Ils étaient seuls. Louise dînait au chevet deMme de Simiane, toujours indisposée. Ilsn’osaient pas causer, car chacun craignait d’endire trop ou trop peu, et cependant il leur fallaitfeindre devant les domestiques. Ils échan-geaient donc avec gêne des considérations ba-nales, faisant des projets pour le départ du len-demain. Ève devait conduire Duchemin en au-to à Millau, où il prendrait l’express de l’après-midi pour Paris.

Et ce ne fut pas beaucoup mieux après ledîner dans le salon. Tous deux s’efforçaient dedominer leur émotion à l’approche de la sépa-ration. À neuf heures et demie, mettant fin à unsilence prolongé, Lanyard prit la parole, faisantdes efforts pour dissimuler son trouble.

— Il va falloir que je parte, annonça-t-il.

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Elle eut un tressaillement de surprise quasiimperceptible, et dit à mi-voix :

— Si tôt ?

— La lune se lève peu après dix heures, etje tiens à sortir sans être vu des domestiquesou de… quelque passant. Vous comprenez ?

Elle acquiesça. Pensivement il alluma unecigarette.

— Avec votre permission, je vous écrirai…

— Je vous en prie.

— Quand j’aurai quelque chose à vous an-noncer.

Elle le regarda bien en face, lui laissant voirson sourire affectueux.

— Sera-t-il nécessaire que vous attendiezjusque-là ?

— Peut-être, balbutia-t-il… du moins, j’es-père… que ce ne sera pas long.

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— J’attendrai, répliqua-t-elle simplement…Je surveillerai chaque courrier pour voir s’il n’ya pas un mot de vous.

Il se leva lentement de son fauteuil. Il suffo-quait presque. Les paroles qu’il s’était interditde prononcer l’étouffaient.

— Je ne vois aucun moyen de vous remer-cier, balbutia-t-il enfin.

— De quoi ?

— De tout… votre bonté, votre charité,votre sympathie…

— Qu’est-ce que tout cela ? dit-elle avec unpetit rire nerveux. Des mots ! Rien que desmots, derrière lesquels vous et moi nous nousdissimulons comme des enfants timides… Ellese leva brusquement et lui tendit la main. Maisje ne crois pas que cela serve à quelque chose,mon ami, je suis sûre qu’aucun de nous n’estdupe. Non : ne dites plus rien. Le moment n’estpas encore venu et… Nous pouvons tous les

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deux attendre. Sachez seulement que je vouscomprends… Et maintenant allez… Elle luipressa les doigts… Mais ne restez pas éloignéplus longtemps qu’il ne sera nécessaire, nevous laissez pas influencer par de sots préjugésquand vous penserez à moi. Allez… Elle laissaaller sa main et s’éloigna… Mais surtout reve-nez bien vite, mon cher ami !

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CHAPITRE XII

VOYAGE AVEC UN ASSASSIN

Sous un ciel doré par les premières lueursde l’aube, Duchemin gris de poussière et fa-tigué par trente kilomètres de marche forcée,traversa les rues endormies de la ville de Tour-nemire.

À la station du chemin de fer (dont la bu-vette lui fournit les insipides rafraîchissementsqu’on ne trouve nulle part ailleurs que dansces endroits-là), un train attendait, plein devoyageurs ensommeillés, pour la plupart despaysans et des villageois du département. On

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n’apercevait sur le quai pas la moindre sil-houette de gendarme ni de policier.

Lanyard s’informa, apprit que le train allaitau Vigan, sur le versant oriental des Cévennes,et prit un billet pour cet endroit.

Installé tant bien que mal dans un sinistrecompartiment de seconde classe (il n’y avaitpas de premières, et les troisièmes étaient tropodorantes pour son goût), il se mit en devoir defaire un somme quand le convoi eut démarré.Mais à la moindre halte sur le parcours c’étaitun tel charivari de grincements de freins et decahots à l’arrêt comme au départ, qu’il dut re-noncer à tout espoir de sommeil et chercherune consolation dans la fumée de sa pipe etdans la vue du paysage.

Par la vallée supérieure du Cernon, le trainatteignit la lisière sud du causse de Larzac,puis se hissa péniblement sur le plateau même,et Lanyard, en reconnaissant le pays, s’avisa

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que la station suivante allait être Combe-Re-donde.

Le soleil était à peine levé quand on attei-gnit cet arrêt. À part les employés de la gare,il n’y avait personne sur le quai. On déposadeux ou trois voyageurs mais, comme la ma-chine se remettait à souffler, un homme s’élan-ça de la bicoque qui servait de bureau à billetset de salle d’attente, arriva au galop sur le quai,et, sautant dans le train en marche, s’engouffradans le compartiment voisin de celui qu’occu-pait Lanyard.

Cette manœuvre fut exécutée si rapidementque Lanyard eut à peine le loisir d’entrevoirle personnage. Mais ce coup d’œil suffit à leconvaincre qu’il s’était trompé en supposantque M. Albert Dupont avait fui à Paris pours’y dérober aux recherches des autorités aprèssa tentative d’assassinat sur André Ducheminplus de trois semaines auparavant. Mais pour-quoi Dupont s’était-il attardé si longtemps dans

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la région au risque de se faire arrêter d’uneheure à l’autre ? Et pourquoi ce départ brusquéà la pointe du jour, qui décelait tous les symp-tômes de la précipitation et de la peur ?

Pour un amateur de sensations il y avait unréel attrait à se dire que l’on voyageait en com-pagnie d’un individu qui avait tenté deux foisde vous assassiner et n’hésiterait pas à réci-diver ; qu’on n’était séparé de lui que par unemince cloison. Et cela sans avoir la ressourcede dénoncer l’homme à la police ; car le fairec’eût été jeter dans les rets de la justice, nonseulement Albert Dupont, l’assassin, mais An-dré Duchemin, accusé du vol des bijoux Mon-talais.

Lanyard aurait donné gros pour apercevoirà travers la cloison la figure de Dupont. Maisnotre aventurier dut se contenter de monter lagarde aux fenêtres, pour s’assurer que Dupontne s’esquiverait pas à l’une des nombreuses

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haltes que le train marquait scrupuleusement àtoutes les stations.

Dupont, cependant, ne bougea pas avant lafin du trajet. Lanyard, s’attardant à dessein, levit alors descendre du compartiment et aller auguichet du Vigan sans regarder ni à droite nià gauche, dans l’absolue certitude qu’il n’avaitrien à craindre. Il était si absorbé que Lanyardput arriver jusque derrière lui, quand il s’arrêtaau guichet, et surprendre sa conversation avecl’employé des billets.

Dupont voulait à toute force continuer surLyon dans le plus bref délai. Dans ces condi-tions, d’après l’indicateur des chemins de fer,son meilleur itinéraire était par Nîmes, où leprochain express du Vigan donnait la corres-pondance avec un rapide qui venait de Mar-seille et arrivait à Lyon vers la fin de l’après-midi. Mais il y avait à cela un inconvénient,déclara l’employé après avoir jaugé d’un coupd’œil la mise peu reluisante de Dupont : on

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pouvait aller en toutes classes jusqu’à Nîmes,mais le rapide pour Lyon ne prenait que desvoyageurs de première classe. Avec un juron,Dupont affirma son droit de prendre des pre-mières comme n’importe qui. Et il conclut entirant de sa poche une poignée de billets debanque pour payer son billet.

Puis, ayant une demi-heure à attendre, ilse dirigea vers la buvette où il engouffra dessandwiches et de la bière, tandis que Lanyard,ayant pris un billet pour Lyon par le même iti-néraire, flânait sous la marquise, sans le perdrede vue.

Quand il eut satisfait son appétit, Dupontsortit, se vautra sur un banc et se mit à grillerdes cigarettes qu’il fumait l’une après l’autred’un air absorbé.

Quelles réflexions, pouvaient faire oublierà cet individu toutes considérations de sur-veillance ou d’entourage ? Lanyard ressentitune telle curiosité qu’il n’eût plus d’autre idée

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que de surprendre son secret. Du reste, rien nepouvait mieux convenir à son propre desseinque de continuer sur Paris en passant par Lyon.

Rien n’entrava la mise à exécution de ceprojet. Toujours perdu dans ses réflexions, Du-pont prit le train pour Nîmes et là monta dansle rapide de Lyon, où, à quatre heures précises,toujours escorté de Lanyard, il descendit engare de Perrache.

Là encore le hasard favorisa le détective di-lettante. Il y avait passablement de foule dansla gare, ce qui lui permit de rester près de l’in-dividu sans qu’il le remarquât. D’ailleurs Du-pont attendait évidemment quelqu’un. Bientôtun tout petit homme, à figure chafouine, donnaen passant un coup de coude à Dupont et l’en-traîna dans un coin, où ils causèrent quelquesminutes, cependant que Lanyard flânait en de-hors de leur rayon visuel. Précaution super-flue : ils ne s’occupaient que de leurs affaires.Le nabot parla presque tout le temps. Dupont

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se bornait à écouter, et ce qu’il entendait luifaisait plaisir. Il acquiesçait par de fréquentssignes de tête, et une fois ou deux un sinistresourire accentua la laideur de sa bouche.

Lanyard souffrait de ne pouvoir entendreun mot…

Le petit homme tira de sa poche un boutde papier, et le tendit à Dupont, qui l’examinad’un air désapprobateur en hochant la tête plu-sieurs fois aux explications de l’autre. Tout àcoup, il coupa court à la discussion en fourrantle bout de papier dans les mains du gredin, luilança quelques mots impératifs, en désignantdu pouce le bureau des billets, et sans plus at-tendre s’éloigna et sortit de la gare.

Resté seul, le nabot haussa les épaules avecrésignation et gagna le guichet. Lanyard, necourant plus le risque d’être reconnu, se rangeaà côté de lui et écouta attentivement.

Ayant retenu sa place pour Paris au rapided’une heure douze du matin, le gredin avait

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loué une certaine couchette de wagons-lits. Ilmontra le billet, et Lanyard reconnut le boutde papier, objet de la dispute. Le nabot ajoutaitqu’un ami devait se rendre à Paris par le mêmetrain, mais dans un autre wagon-lit, et il sou-haitait d’échanger cette place réservée contreune autre située dans la même voiture que cetami ?

L’employé des billets ne fit pas de difficultéspour satisfaire ce désir. L’échange des placesréservées s’effectua sans discussion, et le petitgredin s’éloigna, l’air épanoui.

Lanyard prit pour lui-même la couchettedélaissée et s’en alla à ses affaires de plus enplus intrigué mais ne se tenant pas pour battu.Sans l’ombre d’un doute, Dupont projetaitquelque nouveau coup, et Lanyard prévoyaitqu’il l’exécuterait dans le train ou au plus tard àl’arrivée à Paris le lendemain matin. Pour l’ins-tant, il ne tenait pas à revoir le gros apacheavant quelques heures et se félicitait d’être dé-

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barrassé de lui momentanément. Il avait beau-coup à faire pour son propre compte, et devaitfaire disparaître du nombre des humains lapersonnalité d’André Duchemin.

L’entreprise comportait d’abord quelquesachats, car il voyageait sans bagage, ayant lais-sé au château de Montalais jusqu’à son sac ty-rolien. Malgré cela, il n’était pas plus de septheures du soir quand il quitta, complètementtransformé, la chambre qu’il avait louée dansun hôtel où il passa inaperçu dans le va-et-vient d’une clientèle nombreuse.

La barbe en pointe de M. Duchemin avaitdisparu, et un peu de fard discrètement appli-qué avait raccordé au reste bruni du visage, leton de la peau fraîchement rasée. Le costumede touriste était remplacé par un complet dedrap bleu, la casquette et les brodequins par uncanotier de paille et des bottines élégantes.

D’autre part, les papiers d’André Ducheminn’étaient plus que des cendres noircies dans la

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cheminée de la chambre que Lanyard venaitde quitter. Seule la lettre de crédit fut inséréedans une enveloppe adressée à Londres parposte recommandée, avec prière d’expédier lasomme en billets de banque français à M. PaulMartin, poste restante, Paris, Paul Martin étantle nom qui figurait sur une nouvelle série depièces d’identité que Lanyard avait judicieuse-ment dissimulée dans la doublure de son cos-tume de touriste avant de quitter Londres.

Si Lanyard avait eu besoin d’un meilleur té-moignage que celui du miroir de sa chambrepour lui garantir la complète métamorphose desa physionomie, le hasard le lui fournit et celapar deux fois en l’espace d’une heure.

En sortant de l’hôtel à la recherche d’un bu-reau de poste d’où il pût expédier sa lettre àLondres, il se trouva soudain en face de Du-pont, qui assis à une table de café près de l’en-trée de l’hôtel, examinait attentivement tousceux qui entraient et sortaient, tout en dissi-

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mulant cette occupation par une conversationanimée avec le nabot à figure chafouine de lagare de Perrache.

À cette rencontre, Lanyard éprouva un sur-saut d’inquiétude passagère. Peut-être avait-ilmanqué de prudence en suivant à la piste Du-pont sur tout le trajet depuis Combe-Redondejusqu’à Lyon. Mais les petits yeux de goretl’embrassèrent d’un regard qui le lâcha aussi-tôt, sans marquer d’intérêt. Il continua donctranquillement son chemin. Quand il revint,Lanyard fut favorisé d’une attention plus dis-traite encore, et il put à loisir remarquer queDupont était de mauvaise humeur, sombre ethargneux, peut-être par suite de quelquecontrariété.

Il eût été bien aise de pouvoir écouter ceque disaient ces deux individus-là, mais il n’yavait pas de place libre près de leur table. Enoutre, Lanyard voulait dîner. Il rentra doncdans l’hôtel et gagna le restaurant où l’infati-

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gable main du hasard le conduisit à une tablelibre près de laquelle était installé – et Lanyardfaillit laisser échapper un cri de surprise – lecomte de Lorgues en personne.

Celui-ci à son tour considéra Lanyard duhaut en bas, sans trouver en lui rien qu’éveillâtses souvenirs, puis reporta son attention surson potage puis sur la porte du restaurant, qu’ilsurveillait aussi impatiemment que Dupont, audehors, surveillait l’entrée principale, et appa-remment, avec aussi peu de succès.

Voilà bien, se dit Lanyard, ce qui avait attiréDupont si précipitamment à Lyon. Il avait dûrecevoir la nouvelle, probablement par un télé-gramme, que le comte était venu à Lyon pourattendre quelqu’un. Et Lanyard éprouva laferme conviction que le personnage convoquéà ce rendez-vous devait être l’auteur du cam-briolage commis au château de Montalais.

Il se mit donc à surveiller le comte, et sepromit une soirée intéressante.

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Mais à mesure que le temps passait, le re-gard inquiet du comte allait à la porte pour re-venir avec désappointement à son assiette. Samain, qui, trop fréquemment, portait le verre àses lèvres, tremblait. Des gouttes de sueur per-laient sur son front. Ses efforts pour fixer sonattention sur un journal du soir étaient vains.Et cependant les nouvelles ne manquaient pasd’intérêt. Car Lanyard se procura un exem-plaire de la même feuille, et il apprit qu’Èveavait loyalement tenu sa promesse. Une brèvedépêche de Millau parlait de la disparition si-multanée d’André Duchemin et des bijoux deMme de Montalais, et ajoutait que la polices’occupait activement de l’affaire.

Incapable de subir plus longtemps la crois-sante tension de ses nerfs, de Lorgues deman-da l’addition et quitta le restaurant. Lanyardactiva son repas rapidement, et arriva dansle vestibule de l’hôtel assez tôt pour voir deLorgues régler sa note à la caisse et l’entendreordonner à un porteur de tenir prêt son bagage

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pour le rapide d’une heure douze pour Paris. Ilajouta que si quelqu’un venait d’ici là deman-der le comte de Lorgues, on l’envoyât chercherau café.

Lanyard crut devoir l’y suivre. Il passa toutle reste de cette soirée, dont il s’était promistant d’intérêt, à regarder Dupont et le nabotqui avaient les yeux rivés sur de Lorgues, dontl’angoisse secrète devenait intolérable. Et lesquantités de whisky-sodas consommées par lemalheureux gentilhomme témoignaient de safébrile inquiétude.

À minuit il était plus qu’à moitié ivre et toutà fait désemparé. Une demi-heure plus tard ilacheva son huitième whisky-soda et d’un pasaussi digne que mal assuré, regagna le vesti-bule de l’hôtel.

Aussitôt Dupont et son acolyte, tous deuxvisiblement émus par leurs libations, payaientet quittaient le café.

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Lanyard retourna à sa chambre pourprendre le sac de voyage qu’il venait d’acheter,et se mit en route vers la gare, à pied, avecsous le bras un paquet correctement enveloppéde papier gris. En traversant la Saône, il s’arrê-ta au milieu du pont comme pour méditer surla beauté de la nuit. Quand il se remit en route,le paquet de papier gris emportait allègrementau fil de l’eau les restes mortels d’André Duche-min, c’est-à-dire sa défroque abandonnée.

Dans la gare de Perrache, Lanyard assistaaux adieux touchants du nabot et de Dupont. Ilfut peu surpris de voir que, en fin de compte,le premier n’allait pas à Paris cette nuit : c’étaità l’intention de Dupont seul qu’il s’était donnétant de tracas pour effectuer l’échange desplaces réservées.

Quand le comte de Lorgues déboucha dansle hall, à la suite d’un porteur chargé de colis,Dupont s’arracha aux étreintes de son cherami. Lanyard à son tour arriva à la gare avec

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eux, et il put constater que Dupont avait réussià se faire placer dans la même voiture que deLorgues. Ce qui démontrait qu’il ne voulait pasle perdre de vue.

Fatigué, Lanyard gagna son propre compar-timent dans la voiture voisine et se coucha.Malgré sa lassitude il n’était pas trop mécon-tent de sa journée, et se promettait de re-prendre la chasse le lendemain matin.

Mais il n’était pas de ces gens qui dormentdans les trains. Malgré sa lassitude il se ré-veillait chaque fois que le rapide s’arrêtait. Ilse réveilla à Dijon, à quatre heures du matin,et de nouveau à Laroche, vers six heures unquart. Là, en mettant la tête à la fenêtre pourregarder le nom de la gare, il fut surpris de voirl’épaisse silhouette d’Albert Dupont qui s’éloi-gnait en traversant les rails, après être descen-du du train à contre-voie !

Il ne fallait pas songer à s’habiller et semettre à sa poursuite, même si c’eût été pru-

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dent. Lanyard, dépité, en voulait à Dupont delui avoir donné toute raison de croire qu’il al-lait jusqu’à Paris. Que diantre cet animal pou-vait-il bien avoir à faire à Laroche ? Était-ceencore au comte de Lorgues qu’il en voulait ?Ce dernier serait-il donc aussi descendu dutrain ! Ou bien…

Il y avait quelque chose de sinistre dans l’al-lure furtive de ce Dupont qui s’éloignait, et La-nyard en éprouva un frisson d’horreur.

Ce jour-là, les journaux de Paris publièrentune nouvelle sensationnelle qui reléguait ausecond plan le vol des bijoux de Montalais :dans un compartiment qu’il avait occupé seuldans le rapide de nuit à partir de Lyon, on avaittrouvé un homme égorgé, ses vêtements lacé-rés, ses valises éventrées.

Hasard ou intention, tout indice manquaitpour identifier la victime.

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CHAPITRE XIII

ATHÉNAÏS

Ce même jour vers midi, à Londres, le gent-leman que Lanyard désignait le plus souventdans sa pensée sous le nom de Wertheimer, dé-chiffrait un message chiffré. Le mépris de sonexpéditeur pour le coutumier laconisme télé-graphique était bien caractéristique, et l’identi-fiait encore mieux que les initiales tenant lieude signature :

Cher ami,

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Veuillez avertir Préfecture Police sans révélervotre source d’information, que l’inconnu trouvéassassiné dans rapide arrivé gare Lyon 8 h. 30 cematin a logé hier hôtel Terminus, Lyon, sous nomcomte de Lorgues. Durant soirée entière avantprendre train il fut suivi par deux apaches, dontun Albert Dupont ayant retenu couchette pour Pa-ris même voiture que de Lorgues, mais qui a quittétrain à Laroche 6 h. 15. Assassinat seulement dé-couvert à l’arrivée Paris. En retour de cette occa-sion que je vous donne d’obliger la Préfecture, ren-dez-moi un service. Je désire en qualité d’étrangervisiter Paris la nuit mais suis caractère timide etcrains m’aventurer seul dans l’obscurité. Pour metranquilliser il ne faudrait rien moins que la socié-té d’une aimable dame bien renseignée, de discré-tion éprouvée. Si vous pouvez me recommanderpar télégramme à quelqu’un de ce genre, pour cesoir, je vous serais reconnaissait. Je présume quevous avez appris que votre vieil ami Duchemin,à présent disparu, est soupçonné d’avoir emportéles bijoux de Mme de Montalais, château de Mon-

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talais, près Millau. Il compte sur votre discrétionpour garder secret de son innocence jusqu’à nou-vel avis. Paul Martin de passage ici Hôtel Cha-tam. Amitiés.

M. L.

Un télégramme de Londres, adressé àM. Paul Martin, Hôtel Chatham, Paris, lui futremis tard dans la soirée :

Préfecture alertée. Merci bien. Cordiaux re-grets pour réussite Duchemin à éviter prison. Pastranquille pour lui aussi longtemps qu’il restera enliberté. Comprends parfaitement votre crainte cir-culer seul dans l’obscurité Confie donc votre vertudans Paris à Mlle Athénaïs Rénaux, vénérable céli-bataire que je vous prie respecter comme ma sœur.Vous souhaite agréable soirée intellectuelle.

W.

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Le ressouvenir de cette terrible vérité qu’iln’est jamais bien prudent de badiner avec l’hu-mour d’un Anglais provoqua en Lanyard unecrise d’appréhension. Pour l’en guérir, il ne fal-lut rien moins que la réception d’un petit-bleupendant qu’il s’habillait pour dîner.

Cher monsieur Martin,

Vous êtes tout à fait gentil de vous être rappelévotre promesse de m’inviter à dîner la premièrefois que vous viendriez à Paris. Puisque vous melaissez le choix, voulez-vous au Ritz, à 7 h. ½ ?Dans le cas où vous n’auriez pas la mémoire desphysionomies (il y a si longtemps que nous ne noussommes vus) je serai en toilette noire, et j’aurai unéventail de plumes couleur feu.

Toujours vôtreAthénaïs Rénaux.

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Avec vingt-cinq minutes de retard à peineMlle Athénaïs Rénaux, une grande et jolie fillede très bonne mine et merveilleusement ha-billée, fit son apparition dans le hall du Ritzet ses yeux s’arrêtèrent sur M. Paul Martin, àl’instant où celui-ci, renseigné par la toilettenoire et l’éventail de plumes, se levait pourl’accueillir. Elle illumina son visage d’un char-mant sourire, qui découvrit les plus bellesdents du monde, et s’en fut devant Lanyard, lamain tendue.

— Paul ! s’écria-t-elle. Que je suis contente !Il y a des siècles… Et vous avez si bonne mine !Vous n’avez pas changé du tout.

Le ton de sa voix, exactement calculé, niassez haut ni assez bas pour attirer plus qu’uneattention passagère, conquit Lanyard, et il tra-duisit son admiration en s’inclinant devant lajeune femme :

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— Et vous, Athénaïs, toujours exquise,mais aujourd’hui… Vraiment, je ne vous ai ja-mais vue plus jolie.

— Quel flatteur ! répliqua-t-elle.

Cependant elle embrassa d’un regard lesautres occupants du hall et reporta les yeux surLanyard avec un léger battement de-cils, im-perceptible pour tout autre que lui, signifiantqu’elle n’apercevait personne susceptible denuire à leur tranquillité.

Lanyard avait déjà conféré avec le maîtred’hôtel sur le menu et retenu les places où sacompagne et lui s’installèrent sur le côté de lasalle, un peu à l’écart.

Dès qu’ils furent assis dans un isolementmomentané, la jeune femme, sans cesser desourire, demanda :

— Vous avez reçu un télégramme cet après-midi ?

— Oui, mademoiselle. Et vous ?

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— Bien entendu… puisque je suis ici. Puis-je voir le vôtre ?

D’un geste gai elle lui passa sa dépêche deLondres et prit la sienne en échange.

Le chiffre habituel du S. S. B. leur était fa-milier à tous deux, et ils parcoururent lestextes comme si ceux-ci eussent été libellés enfrançais ou en anglais.

Lanyard lut :

Veuillez vous mettre, à dater de ce soir et pourla durée de son séjour à Paris, à la disposition dePaul Martin, Hôtel Chatham, utopique mais inof-fensif et de grande utilité pour nous. Il paraît sepréoccuper d’une affaire probablement sans au-cune chance de réussite, sinon il ne s’y intéresseraitpas. Veuillez faire de votre mieux pour lui per-mettre de sortir vivant de France le plus tôt pos-sible.

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La fille riait en rendant le télégramme à La-nyard et reprenant le sien.

— Agréable soirée intellectuelle ! Oh !quelle désolation ! Mon pauvre Paul ! Vousavez dû vous sentir découragé.

— Oui, au début.

Une légère ride de perplexité s’ébaucha surle joli front d’Athénaïs.

— Paul ! Il n’est pas possible que vous par-liez le français si bien et que vous soyez An-glais !

— Je vous assure que je suis Français decœur et d’esprit.

Elle soupira d’aise.

— Quelle agréable perspective. Et voilàl’homme aux ordres duquel je suis priée de memettre… Quels sont les ordres de monsieur ?

— D’abord : de flirter avec moi comme àprésent… c’est-à-dire outrageusement.

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— Même si vous me rendez la chose si dif-ficile ?

— Et puis, de perdre une soirée en ma so-ciété.

— Vous tenez absolument à ce qu’elle soitperdue ?

— Cela reste à voir.

— Et que faisons-nous de cette soirée d’unevaleur si incertaine ?

— Nous finissons de dîner ici. Nous bavar-dons un moment dans le hall en fumant des ci-garettes si vous voulez, ou si nous ne voyonsrien de mieux à faire nous allons au spectacle.Et puis vous me prendrez par la main, s’il vousplaît, mademoiselle…

— Et alors ?

— Vous me conduirez de côté et d’autre,sans jamais oublier que l’intérêt que je prendsà ces distractions est purement platonique, etme montrerez comment Paris s’amuse à pré-

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sent. Vous ferez semblant de boire beaucoupplus qu’il n’est bon pour vous et de vous amu-ser comme vous ne l’avez pas fait souvent.Si je découvre de l’intérêt en des gens que jepuis rencontrer par hasard, vous aurez la bon-té de me dire qui ils sont et… les autres détailsconcernant leurs mœurs et coutumes.

— Si je les connais.

— Mais je suis sûr que vous connaisseztous ceux qui méritent d’être connus à Paris,Athénaïs.

— Alors… si je ne me trompe pas en suppo-sant que vous cherchez une personne détermi-née… qui est-ce que vous cherchez dans Parisaprès minuit ?

— L’une quelconque de plusieurs per-sonnes.

— Je les connais peut-être. Vous gagneriezdu temps en me donnant leurs noms.

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— C’est vous maintenant qui me demandezde risquer de perdre une agréable soirée. Maisainsi soit-il. Le comte de Lorgues ?

Mlle Rénaux ne broncha pas.

— La comtesse de Lorgues ?

La jeune femme secoua la tête.

— Ces noms sont probablement fictifs, ex-pliqua Lanyard.

— Si vous pouviez me décrire les person-nages, peut-être…

— Inutile, je le crains. Ils n’ont rien de trèsremarquable ni l’un ni l’autre. Et un signale-ment de l’un et de l’autre s’appliquerait pro-bablement à une vingtaine de gens du mêmegenre. Ensuite connaissez-vous un homme quis’appelle Phinuit… j’ignore le prénom… unAméricain ?

— Non.

— M. Whittaker Monk, de New-York ?

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— Le millionnaire ?

— C’est fort possible.

— Il a fait sa fortune dans les munitions, jecrois… À moins que ce ne soit dans les pé-troles.

— Alors vous le connaissez ?

— Je l’ai rencontré une nuit, ou plutôt unmatin, il y a quelques semaines, avec unejoyeuse société qui s’est jointe à la nôtre auPré-Catelan.

— Et va-t-on toujours au Pré-Catelan pourtraire les vaches quand on a passé la nuit àcourir les établissements, mademoiselle ?

Elle acquiesça, et Lanyard soupira :

— C’est donc vrai : l’homme vieillit, ses ri-dicules jamais.

— Un bizarre individu quelque peu stupide.

— Pardon, mademoiselle ?

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— Je pensais à M. Whittaker Monk.

— Bizarre, je vous l’accorde. Mais stupide,non. Un homme maigre, long comme un joursans pain, avec une figure qui ressemble à unmasque grotesque de tragédie…

— Mon cher Paul, dit Athénaïs Rénaux, ce-lui qui vous a renseigné s’est moqué de vous.Whittaker Monk est un petit gros, et il a la phy-sionomie la plus banale du monde.

— Alors il semblerait, commenta Lanyard,que j’ai bien fait de télégraphier à Londres pouravoir un mentor. Partons d’ici, si vous voulezbien, et tâchons d’oublier ma honte dans lesboissons fortes et les danses dissolues d’uneépoque dégénérée.

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CHAPITRE XIV

LE DIAMANT RAYE LE DIA-MANT

Lanyard et Athénaïs Rénaux s’étaient attar-dés à dîner, à prendre le café et à fumer des ci-garettes d’un accord tacite, si bien que, au mo-ment où Lanyard se leva, il était presque troptard pour se rendre au théâtre et encore un peutrop tôt pour la tournée des Grands-Ducs. Enoutre, il faisait trop chaud pour songer à unmusic-hall.

Ils tuèrent donc encore une heure aux Am-bassadeurs, où ils furent assez heureux pour

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trouver de bonnes places et où le spectaclen’imposa aucune fatigue à leur intention. Deplus l’assistance, bien qu’hétérogène, était suf-fisamment bien mise et bien élevée pour lais-ser à une belle dame et à son cavalierl’agréable persuasion qu’ils étaient quasi livrésà eux-mêmes dans une aimable réunion de ci-vilisés sceptiques et discrets.

Mais il en fut de même partout où ils al-lèrent ce soir-là ; et ils allèrent pour ainsi direpartout. Mlle Rénaux avait beaucoup de rela-tions. Dans les établissements où ils faisaientune apparition elle ne manquait pas d’être sa-luée par quelque connaissance. Malgré cela onles laissait généreusement à eux-mêmes.

Lanyard ne pouvait s’en plaindre. La véritéest que, en dépit de sa préoccupation, il prenaitgrand plaisir à la société d’une femme d’ungenre sinon unique du moins nouveau à sonexpérience.

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Jeune, belle, cultivée et intelligente, Athé-naïs Rénaux aurait dû logiquement soumettrel’amour d’un homme supérieur. Mais ce n’étaitpas le cas. Elle en fit l’aveu à Lanyard dans unmoment de gravité qui donnait plus de relief àla grâce de son badinage.

Ce fut chez Maxim que Paul Martin, cédantaux instances de sa compagne, accepta pour lapremière fois de danser un tango avec elle.

— Notre dernière danse ensemble, peut-être… qui sait ? dit-elle en se levant.

Il eut en elle une partenaire exquise. Af-fectant d’être lasse, elle semblait par momentsprête à s’abandonner comme un fardeau dansles bras de son cavalier, mais se redressait tou-jours juste à l’instant de tomber, avec un res-sort étonnant pour sa frêle et mince personne.

Soudain, il vit ses cils se relever sur desyeux où à la gaieté se joignait un avertisse-ment, et elle lui glissa du coin des lèvres :

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— Attention, Paul ! Jouez bien la comédiecomme moi ! Nous dansons trop bien pour nepas attirer les regards. Si je ne me trompe, ilvient d’entrer quelqu’un à qui vous vous in-téressez. Non, ne regardez pas encore, rap-pelez-vous seulement que nous sommes folle-ment amoureux, vous et moi, et que je n’ai curequ’on s’en aperçoive.

Sans avoir l’air de remuer les lèvres, La-nyard demanda :

— Qui ?

De la même manière, elle répondit :

— Ne parlez pas ! Dansez seulement.

Il obéit et se livra, au rythme de la danse.

Sur un accord éclatant la musique se tut. Enregagnant leur table. Lanyard et sa compagnefurent arrêtés au passage par une femme qui,avec deux cavaliers, était restée debout auprèsde la porte du restaurant. Parmi la rumeur des

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conversations qui reprenaient, sa voix nettelança :

— Athénaïs ! C’est moi… Liane.

En entendant prononcer son nom, Athénaïss’était retournée avec un sursaut de surpriseparfaitement jouée qu’elle traduisit bien vite enun petit cri de joie. Une jeune femme, somp-tueusement parée, se jeta dans ses bras etl’embrassa sur les deux joues, puis se tourna àdemi vers Lanyard.

Des lueurs de malice brillèrent sous la cu-riosité évidente de ses yeux violets. Lanyardcomprit qu’il était reconnu.

Il s’inclina profondément tandis que lajeune femme, tapotant le bras d’Athénaïs avecun éventail incrusté de diamants, demandait :

— Présentez-moi tout de suite, ma chère,ce monsieur qui danse le tango de si divine fa-çon.

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Prévenant Athénaïs, Lanyard répliqua avecun sourire spirituel :

— Aurais-je donc la malchance de n’êtrepas reconnu de Mme la comtesse de Lorgues.

Aux côtés d’une autre femme qu’AthénaïsRénaux il eût hésité à tenter une offensive aus-si hardie. Mais il avait confiance dans l’intel-ligence de sa partenaire. Elle reçut cette an-nonce que sa recherche venait d’être couron-née de succès, sans autre témoignage qu’un re-gard intrigué.

— Madame la comtesse ?… murmura-t-elle.

— Mais monsieur se méprend, balbutial’autre, se mordant la lèvre.

— Il faut vraiment que je sois bien stupide !s’excusa Lanyard.

— Mais c’est Mme Delorme, dit Athénaïs…M. Paul Martin.

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Liane Delorme ! Ces syllabes venaient derompre le sortilège magique qui avait enchaînéla mémoire de Lanyard depuis qu’il avait ren-contré cette femme au café de l’Univers àNant. Un grand flot de lumière envahit son in-telligence, mais il n’eut pas le temps de tirerparti de cette révélation. Liane Delorme futprompte à engager la riposte.

— Il est étrange que monsieur ait pu croirequ’il m’avait déjà vue sous le nom de… Com-ment disiez-vous ?… Mais qu’importe ! Carmaintenant que je le regarde de plus près, jecherche où, moi aussi, j’ai bien pu rencontrermonsieur… Martin, dites-vous ?… je ne saistrop quand… Mais Paul Martin ? Il faudraitdonc que monsieur ait plusieurs noms.

— Il semble donc que mademoiselle et moinous sommes tous deux dans l’erreur. C’estmoi qui y perds.

— Il n’est pas trop tard pour réparer cetteperte, monsieur, reprit Liane Delorme. À coup

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sûr deux personnes tellement possédées du re-gret de ne s’être jamais vues l’une l’autre nedoivent pas tarder à faire plus ample connais-sance. Chère Athénaïs, invitez-nous donc ànous asseoir à votre table.

La jeune femme présenta ses cavaliers :MM. de Bernonville et Le Brun, deux jeunesgens parfaitement insignifiants, d’une excel-lente éducation et apparemment riches. Lechampagne moussa dans les verres. Dès quel’orchestre eut attaqué une autre danse, Athé-naïs s’éloigna aux bras de M. Le Brun. Liane je-ta un regard autour d’elle, répondit aux saluta-tions de quelques amis, et donna ses ordres àde Bernonville.

— Allez inviter Angèle à danser. Elle restelà toute seule. D’ailleurs, je veux infliger mesconfessions à M. Martin.

Avec une parfaite docilité, de Bernonvilles’éclipsa.

— Eh bien, monsieur Duchemin !

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— Eh bien, madame la comtesse ?

Liane but une gorgée de champagne, regar-dant avec ironie Lanyard par-dessus le bord desa coupe.

— Alors, vous vous êtes enfin arraché à lacharmante société du château de Montalais.

— Comme vous voyez.

— C’est une longue visite que vous avezfaite au château, mon cher.

— Madame la comtesse est bien rensei-gnée, riposta Lanyard, flegmatiquement.

— On sait ce qu’on sait.

— On a eu le malheur d’être blessé par unassassin, daigna expliquer Lanyard.

— Un assassin !

— Le même apache qui a attaqué avecd’autres les excursionnistes de Montalais àMontpellier-le-Vieux.

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— Et vous avez été grièvement blessé ?

Lanyard acquiesça froidement :

— Comme vous savez.

Liane Delorme affecta de ne pas entendre.

— Et les dames du château, interrogea-t-elle… Elles vous étaient sympathiques, à coupsûr ?

— Elles ont été fort obligeantes pour moi…J’ai passé au lit près de trois semaines.

— Mais quelle atrocité ! Et cet apache ?…

— Il court encore.

— Oh ! la police !… Quelle aventure !Mais… Liane enfonça de nouveau son nezdans sa coupe et regarda Lanyard d’un air demystérieuse entente. Reposant sa coupe, ellereprit : Mais, pas sans compensations, dites,cher ami ?

— Cela dépend du point de vue, mademoi-selle !

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— Oh ! Oh ! Il y a donc plusieurs manièresd’envisager la chose ?

— Certes, fit Lanyard avec son plus gra-cieux sourire. On peut, par exemple, songerque j’ai guéri assez vite pour être à Paris cettenuit et vous retrouver sans perdre de temps.

— Je suis flattée que vous m’ayez fait l’hon-neur de désirer me trouver cette nuit ?

— Ne dépréciez pas la puissance de voscharmes, mademoiselle. Qui donc, vous ayantvue une fois, pourrait ne pas souhaiter vous re-voir ?

— C’est un compliment ?

— Non, certes.

— Dois-je donc comprendre que vous mefaites la cour ?

Lanyard prononça froidement :

— Non.

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Ce qui lui valut un nouveau sourire d’appro-bation secrète.

— Quoi donc, alors, cher ami ?

— Dites-vous bien qu’on peut souvent rêverl’inaccessible sans aspirer à l’obtenir.

— L’inaccessible ? répéta Liane d’une voixmélodieuse. Quel triste mot, monsieur !

— Il veut dire ce qu’il veut dire, mademoi-selle.

— Non, monsieur, il veut dire ce que vousvoulez lui faire dire. Vous devriez réviser votrevocabulaire.

— C’est vous qui me flattez, maintenant. Etoù est ce cher M. Monk ce soir ?

La jeune femme se répandit en désolationfort bien jouée :

— Ah ! monsieur ! J’en suis désolée, incon-solable. Il est parti !

Lanyard ouvrit de grands yeux.

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— M. Monk ?

— Hé oui ! Il a quitté la France, il est retour-né dans sa barbare Amérique, avec sa superbeauto, son bon cœur et tous ses millions !

— Et cet excellent Phinuit ?

— Lui aussi.

— Depuis combien de temps ?

— Il y aura demain huit jours qu’ils se sontembarqués à Cherbourg. Il y a une semaineque je n’aie ri !

Lanyard compatissant tira une bouteille duseau à glace et remplit le verre de sa com-pagne.

— Acceptez, mademoiselle, toute l’assu-rance de ma profonde sympathie.

— Vous avez du cœur cher ami, dit-elle, enbuvant.

— Et il est tout à votre service.

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Liane renifla et se tamponna le nez avec unridicule petit simulacre de mouchoir de poche.

— Ainsi soit-il, dit-elle d’une voix lar-moyante, bien qu’elle eût les yeux secs… Unecigarette.

Lanyard en conclut que l’orage était passé.Il lui tendit son étui à cigarettes, puis du feu,se demandant ce qui allait suivre. L’incidentqu’il avait des raisons d’attendre ne pouvaitmanquer de se produire, il s’agissait de savoirquand. Mais rien ne pressait : Athénaïs, trou-vant en Le Brun un excellent danseur, se ser-vait de ce prétexte pour rester sur le parquetet laisser Lanyard terminer sans l’interrompreune conversation dont elle devinait fort bien lahaute importance.

Quant à de Bernonville, il était trop bienélevé pour songer à revenir avant d’y être invi-té par Liane Delorme.

— N’importe, c’est merveilleux, murmuracette dernière, pensive, de rencontrer une telle

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compréhension chez quelqu’un qu’on voit pourla première fois.

— Ah ! mademoiselle ! protesta-t-il avectristesse… Il me semble que vous oubliez bienfacilement…

— Que nous nous sommes rencontrés au-paravant ?

— Euh… oui.

— Je tiens à faire échange de bons procé-dés. J’ai déjà oublié que j’ai rendu visite auchâteau de Montalais. Comment me rappeler,dès lors, que j’ai rencontré un certain mon-sieur…

— Duchemin ?

— Je ne connaissais pas l’existence de cenom… je vous le jure !… avant de le voir im-primé aujourd’hui.

— Imprimé ?

— Vous ne lisez donc pas les journaux ?

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— Pas tous, mademoiselle.

— J’ai vu dans Le Matin d’aujourd’hui, cesingulier nom de Duchemin, dans un télé-gramme de Millau, disant qu’une personne dece nom, invitée du château de Montalais, a dis-paru sans prendre congé de ses hôtes.

— Il est à supposer qu’il a pris quelquechose d’autre ?

— Ni plus ni moins que la fameuse collec-tion des bijoux Anstruther, propriété deMme de Montalais, née Anstruther.

— Mais j’arrive du château de Montalais, etje suis à même de vous assurer que ce pauvreDuchemin est injustement accusé.

— Ho ! ho !

— Vous ne me croyez pas ?

— Je pense que vous devez être le meilleurami de ce M. Duchemin.

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— J’avoue que j’ai pour lui la plus grandeaffection.

— Vous ne pouvez guère être un juge im-partial…

— Il n’en est pas moins vrai qu’il n’a pas vo-lé les bijoux.

— Alors dites-moi qui les a pris.

— Malheureusement pour Duchemin, celareste un mystère.

— Je dirais plutôt heureusement pour lui.

— Ce serait le calomnier.

— Mais pourquoi, s’il est innocent, a-t-ilpris la fuite ?

— Parce qu’il savait, je suppose, qu’il seraitimmanquablement accusé, et qu’il s’est sou-venu de ce mot célèbre : « Si l’on m’accusaitd’avoir volé les tours de Notre-Dame, je com-mencerais par me mettre à l’abri de la justice. »

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— Savez-vous ce que vous allez me fairecroire ? Qu’il n’était pas aussi innocent, quevous l’affirmez.

— Ne pourriez-vous pas m’expliquer ?

— J’ai le soupçon que M. Duchemin étaitcoupable d’intention. Mais quand il en est venuà exécuter cette intention, il s’est aperçu qu’onl’avait devancé.

— Vous êtes trop fine pour moi. Je n’auraisjamais pensé à cela.

— Il aurait été plus sage de rester et de sedisculper. La fuite est un aveu de culpabilité.

— Peut-être ne s’en est-il avisé que quand ilétait trop tard.

— Et maintenant rien ne peut plus le blan-chir. Comme c’est triste pour lui ! Un simplehasard qui le mettrait en présence d’un enne-mi, un mot glissé à la préfecture, ou au plusproche agent de police et en une heure le voilàà la Santé.

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— Pauvre garçon ! fit Lanyard avec un ho-chement de tête funèbre.

— Moi aussi, j’ai pitié de lui, déclara lajeune femme. Monsieur, contrairement à mespréventions, votre confiance en M. Ducheminm’a gagnée. Je suis convaincue qu’il est inno-cent.

— Comme vous êtes bonne !

— Cela me rend heureuse d’avoir si bienoublié ma rencontre avec lui. Je ne pense pasque je le reconnaîtrais si je le retrouvais ici,même dans ce restaurant, même assis à côtéde moi.

— C’est vous, mademoiselle, qui avezmaintenant le cœur grand et généreux.

— Comme nous nous comprenons ! Mon-sieur, croyez-moi. Il faut que nous nousvoyions davantage.

— Ce serait pour moi un grand honneur.

— Je vous offre mon amitié.

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— Je serais bien ingrat de la refuser. Maisune question : les gens ne vont-ils pas jaser ?

— Quoi ! fit-elle ébahie. Comment jaser ?Que peut-on dire de plus sur Liane Delorme ?

— Ah ! reprit Lanyard… mais sur madamela comtesse de Lorgues ?

— Que dites-vous ? Est-il possible que vousvous mépreniez ainsi ? De Lorgues n’est rienpour moi.

— Je m’en doutais.

— Comme nos deux noms ont une certaineanalogie, cela m’amuse de jouer à la comtesse.Et ce jeu divertit aussi nos amis.

— Il est réellement comte ?

— Qui sait ? C’est le titre que nous lui avonstoujours connu.

— Hélas ! soupira Lanyard, en penchant sursa coupe une mine assombrie.

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La tête penchée, il sentit que sa voisine l’in-terrogeait du regard. Il ne dit rien, mais secouala tête.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle vi-vement. Vous savez quelque chose concernantde Lorgues ?

— N’avez-vous pas appris ? répliqua-t-il, enlevant les yeux avec surprise.

— Appris ?…

Il la vit frappée de crainte, et comprit queses suppositions étaient justifiées. Tout le jourelle avait attendu de Lorgues, ou un mot de lui,tout le jour et toute cette nuit. On pouvait de-viner que son inquiétude et sa préoccupationn’avaient cessé de s’accroître d’heure en heure.Cette évidence se trahissait dans son attitudehaletante.

Mais Lanyard n’avait pas de pitié pour elle.Il la connaissait depuis longtemps, elle et lemal qu’elle avait fait. Il croyait encore entendre

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résonner à ses oreilles les phrases par les-quelles, sans ambiguïté possible, elle l’avaitmenacé de le livrer à la police s’il ne consentaitpas à une sorte d’alliance avec elle, à une colla-boration dont la nature eût été nécessairementplus déshonorante qu’un simple pacte de mu-tuel silence.

À dessein il tarda de répondre jusqu’au mo-ment où, perdant patience, elle lui saisit le brasd’une main fébrile.

— Qu’y a-t-il ? Pourquoi me regardez-vouscomme cela ? Pourquoi ne me dites-vous pas…si vous savez quelque chose…

— J’hésitais à vous donner une émotion,Liane.

— Ne vous occupez pas de moi. Qu’est-ilarrivé à de Lorgues ?

— C’est dans tous les journaux du soir…Mystérieux assassinat dans le rapide de Lyon.

— De Lorgues ?…

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Lanyard inclina la tête. La femme s’effondracontre la muraille, livide sous son maquillage.

— Vous le savez ?

— Je voyageais à bord de ce rapide, et j’aivu le cadavre avant qu’on ne l’emportât.

Liane Delorme fit effort pour parler, maiselle n’émit qu’un son rauque entre ses lèvresdesséchées. Elle prit sa coupe et la trouva vide.Lanyard s’empressa de la remplir. Elle but d’untrait. Puis, elle resta sans voir, le regard perdudans le vide, étrangère à tout ce qui l’entourait,et les ravages des ans apparurent sur sa figureoù l’artifice seul entretenait l’illusion de labeauté. Lanyard détourna les yeux.

Au delà de la rangée de tables qui le sépa-rait du parquet de danse il vit Athénaïs Rénauxpasser avec Le Brun au rythme alangui d’unevalse. La jeune femme fixait avec un étonne-ment stupéfait la voisine de Lanyard. Celui-ci, haussant les sourcils, jeta un coup d’œil si-gnificatif vers la porte. Un signe imperceptible

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lui répondit avant que Le Brun eût entraînéAthénaïs vers le milieu du parquet, où d’autrescouples les enveloppèrent.

Liane Delorme se ranima brusquement.

— L’assassin ? demanda-t-elle… A-t-on unindice ?

— Je crois que l’on a son signalement, maisil a disparu.

— Mais vous, mon ami… vous, que savez-vous ?

— Autant que n’importe qui, je pense…

— Racontez-moi.

En peu de mots, Lanyard lui raconta tout :le comte de Lorgues découvert à Lyon, l’in-quiétude qu’il manifestait, et son attente vaine,les apaches qui le guettaient à la porte du café,la couchette retenue par l’un d’eux dans lamême voiture que lui, la fuite à contre-voie del’assassin présumé à Laroche, la découverte ducadavre, à l’arrivée à Paris.

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Absorbée, les yeux absents, les lèvres pin-cées, la femme l’écoutait. De temps à autreseulement elle faisait un geste. Quand il eut fi-ni, elle posa la question :

— Vous dites qu’on a le signalement de l’as-sassin ?

— Ne vous l’ai-je pas communiqué ?

— Mais la police ?…

— Pensez-vous ? La jeune femme lui jeta unregard étonné. Voyons, mademoiselle, pensez-vous vraiment que l’ex-André Duchemin désireavoir avec la police plus de rapports qu’il n’eststrictement indispensable ?

— Vous verriez de sang-froid un pareilcrime rester impuni ?

— Plutôt que de passer le restant de mesjours en prison ? Certainement ! Mais, vous quiêtes une amie de de Lorgues, qui vous em-pêche d’aller à la Préfecture ?… J’aimerais tou-

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tefois que vous ayez la délicatesse de ne pasprononcer mon nom.

Mais Lanyard ne courait aucun risque àfaire cette proposition. Il savait bien que LianeDelorme n’irait pas trouver la police.

— Ah ! songea-t-elle amèrement… Si seule-ment nous savions le nom de ce sinistre indivi-du !

— Nous le savons.

— Vous dites : nous… monsieur ?

— Moi du moins, je connais un des nom-breux noms de l’assassin.

— Et vous hésitez à me le dire !

— Pas du tout. Non, mais un effort de mé-moire…

Lanyard prit un temps, et parut s’abîmerdans la réflexion, mais en réalité, il préparaitle coup et s’apprêtait à juger de son effet. Puis,

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claquant des doigts comme pour dire : Je letiens ! il annonça brusquement :

— Albert Dupont !

Évidemment ce nom ne disait rien à lajeune femme ; elle eut une moue déçue.

— Mais c’est un nom quelconque !… Puispensivement : Vous avez entendu son compa-gnon l’appeler ainsi au café ?

— Non, mademoiselle, mais j’ai reconnu Al-bert Dupont en la personne de ce drôle quandil est monté dans le train à Combe-Redonde,où, sans qu’il me reconnût, j’ai fait tout le trajetavec lui jusqu’à Lyon.

— Vous l’avez reconnu ?

— Je crois bien.

— Quand l’aviez-vous vu ?

— D’abord quand je me suis battu avec luià Montpellier-le-Vieux, puis quand il a tenté de

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me tuer aux abords de Nant. C’était le chauf-feur fugitif du château de Montalais.

— Mais, qu’est-ce qu’il voulait donc à deLorgues ?

— Si vous voulez bien me le dire, il n’y auraplus de mystère dans cette sinistre affaire.

La jeune femme resta songeuse un moment.

— S’il s’en était pris à vous, je compren-drais encore…

Il entrevit le coup d’œil oblique qu’elle luijeta, lourd d’interrogation muette.

Mais la valse avait pris fin, Athénaïs et LeBrun revenaient vers eux en se frayant un che-min parmi les tables.

L’interruption n’aurait pu être plus oppor-tune. Lanyard était désireux de s’en aller. Ilavait appris de Liane Delorme tout ce qu’ilpouvait raisonnablement espérer d’apprendre.Il savait qu’elle et de Lorgues avaient eu desintérêts communs dans l’affaire qui avait ame-

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né ce dernier à Lyon. Il venait de constater parle témoignage de ses propres sens que la nou-velle de l’assassinat lui avait causé une grandeémotion. D’après le même témoignage il étaitprêt à jurer que, quelque rôle qu’elle eût pujouer dans le vol, elle ne savait rien d’AlbertDupont, du moins sous ce nom, et elle ignoraitqu’il eût été chauffeur au château de Monta-lais.

Pourtant Lanyard avait appris encore unechose : Liane le soupçonnait d’en savoir plusqu’il ne lui en avait dit. Mais il n’était pas fâchéqu’elle le crût. Cela lui donnait des droits à saconsidération. Elle devrait désormais se défierde lui, mais elle ferait ses efforts pour ne pasperdre le contact avec lui.

Athénaïs, qui venait de s’arrêter auprès dela table, dit avec un sourire aussi las que char-mant :

— Allons-nous-en, je vous prie, Paul, etayez l’obligeance de me reconduire chez moi !

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J’ai tellement dansé que je ne tiens plus de-bout.

Ennuyée par la perspective de perdre La-nyard de vue si tôt, Liane Delorme se ressaisit.

— Vous rentrez ? protesta-t-elle avec viva-cité. Si tôt ! Ma chère, à quoi pensez-vous ?

— Je n’ai cessé de me dépenser toute lajournée, expliqua doucement Athénaïs. Je suisà bout de forces.

— Allons ! reprit Liane. Encore un peu dechampagne…

— Non, merci, très chère. Ma tête tournedéjà. Je dois partir. J’espère que cela ne vousgêne pas ?

Mais cela gênait Liane, et le vin qu’elleavait bu ne lui laissait pas assez de sang-froidpour dominer son humeur.

— Si ça ne me gêne pas ? répliqua-t-ellevivement. Qu’est-ce que tu veux que ça mefasse ? C’est ton affaire, et non la mienne. Mais

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moi je ne m’en vais pas encore. Du cham-pagne, Fred. Il y a encore, Dieu merci, des gensqui savent vivre !

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CHAPITRE XV

ADIEU

Le temps s’était gâté, au cours des der-nières heures. Il pleuvait quand Lanyard etAthénaïs Rénaux sortirent de l’établissement,et le seul véhicule que le chasseur réussit à leurprocurer était un de ces vieux fiacres honteuxqui ne font leur apparition qu’après minuit.

Les rues désertes défilaient sous l’averse,au claquement des fers du cheval. Pensivementrencogné dans le fond de la voiture, Lanyard setaisait.

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— Mais dites-moi, mon cher Don Juan,s’écria enfin Athénaïs. Est-ce que toutes vosconquêtes vous inspirent une pareille mélan-colie ?

— Mes conquêtes ?

— Vous sembliez très bien vous entendreavec Liane Delorme.

— Pardon. Si je suis sentimental, c’estparce que de vieux souvenirs se sont réveillésen moi cette nuit, des souvenirs de mon passéparisien.

— Un passé dans lequel, sans doute, Lianea joué un rôle ?

— Un rôle très épisodique, Athénaïs… Maisest-ce que par hasard vous me feriez l’honneurd’être jalouse ?

— Peut-être… Mais parlez-moi de Liane, sice n’est pas un secret.

— Oh ! C’était il y a longtemps. Il m’arrivad’être où je n’avais pas le droit d’être. C’était

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assez mon habitude, alors. Et je découvris dansl’appartement d’autrui une jeune fille, presqueencore une enfant, qui était en train d’essayerde se suicider. Vous imaginez bien que je l’enempêchai… Par la suite, car de ce temps-làj’avais quelque influence dans certains milieux,je lui procurai une place de choriste aux Varié-tés. Elle adopta un nom de théâtre : Liane De-lorme. Et voilà tout. Comme vous voyez, ce futtrès simple.

— Et elle vous en a été reconnaissante ?

— Pas à l’excès. Elle s’est montrée tout àfait normale sous ce rapport-là… Mais depuislors, qu’est-elle devenue ? Le savez-vous ? Jesuis resté si longtemps en exil.

— Mais vous savez comment Liane estmontée en grade, et que de choriste aux Varié-tés, elle est devenue premier sujet de music-hall.

— Je suis au courant.

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— Au comble de ses succès elle s’est reti-rée, déclarant qu’elle avait assez travaillé, ga-gné assez d’argent. Mais elle a continué à fré-quenter certains… milieux, à avoir des amitiésintéressées. Elle compte dans ses relationsquelques-uns des plus hauts personnages d’Eu-rope. Ainsi elle est devenue peu à peu cequ’elle est aujourd’hui. – Athénaïs Rénaux de-vint sombre. – La femme la plus dangereuse ducontinent.

— Dangereuse… Comment ?

— Avide, rapace, sans scrupules et corrom-pue, et mystérieusement puissante. Elle a uneétrange influence en haut lieu.

— Chantage ?

— Qui sait ! Cette influence a été assezforte, en tout cas, pour l’empêcher d’être fu-sillée pendant la guerre. J’avais pour missionde la surveiller. On la soupçonnait en Angle-terre d’être en relations avec l’ennemi. J’ai dé-couvert que c’était parfaitement exact. Je sais

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que l’Angleterre a fait de vigoureuses représen-tations au gouvernement français à son sujet.J’ai connu personnellement deux jeunes offi-ciers qui se sont fait sauter la cervelle à caused’elle, l’un d’eux dramatiquement sur le seuilde sa porte… Et malgré tout, jamais elle n’a étéinquiétée… Ah, monsieur, je vous assure queje ne connais que trop bien cette femme.

La voix d’Athénaïs tremblait d’indignation.

— Voilà donc comment vous l’avez connue,répliqua Lanyard comme s’il ne s’intéressaitpas à autre chose. Je me demandais…

— Oui, nous avons été amies intimes…presque… pour un temps. Ce n’était pas très,très joli, mais j’accomplissais mon devoir. PuisLiane fut prise de soupçons et notre amitié serefroidit. Une nuit où j’échappai à des apachesje reconnus dans cet attentat la main de Liane.Je savais trop de choses. Elle avait peur. Elleavait raison. Mais elle ne se doutait pas à quelpoint j’étais renseignée. Si elle l’avait su, il y

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aurait eu une seconde agression du mêmegenre à laquelle je n’aurais pas échappé… De-puis, l’armistice est venu, et elle a eu d’autreschats à fouetter…

— Je pense, conseilla Lanyard, que vous fe-riez bien de vous méfier d’elle, Athénaïs, aprèscette nuit-ci. En vous voyant avec moi, elle adû être confirmée dans ses soupçons que vousappartenez au S. S. B.

— J’y songerai, dit avec calme la jeunefemme. Merci, cher ami… Mais qu’est-ce quevous faites là ? Qu’est-ce que vous regardez ?

Le fiacre venait de contourner la massesombre de la Trinité, et Lanyard s’était pour latroisième fois retourné sur les coussins, pourinspecter la rue Pigalle par la petite lucarned’arrière.

— Comme je le pensais ! (Il laissa la lan-guette de cuir retomber sur la vitre et se rassit.)Liane se défie de moi, soupira-t-il avec désola-tion.

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— Nous sommes suivis ?

— Par une auto non éclairée, probablementune des voitures particulières qui attendaientquand nous sommes sortis.

— J’ai un revolver, offrit Athénaïs, d’un tonpositif.

— Vous avez été plus prudente que moi.

Lanyard garda quelques minutes un silencepensif tandis que le fiacre cahotait par la rueSaint-Lazare, puis il jeta un coup d’œil par lalucarne.

— Pas d’erreur possible, annonça-t-il… Ettout est désert.

— À quoi pensez-vous donc, monsieur ?

— Mais naturellement à vous débarrasserd’un compagnon encombrant et peut-être dan-gereux.

— Vous voulez peut-être sauter à bas etvous mettre à courir, répliqua Athénaïs, vous

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n’êtes qu’un nigaud. Vous n’iriez pas loin aveccette auto à vos trousses… Tranquillisez-vous,nous ne sommes plus bien loin de mon appar-tement.

— Mieux vaudrait sans doute vous y dépo-ser d’abord…

— Pas de ça, monsieur Paul ! Rappelez-vous que je suis spécialement chargée deveiller sur votre vie pour la durée de votre sé-jour à Paris. D’ailleurs mon appartement estun discret petit pied-à-terre à deux issues. Etdès qu’ils croiront vous avoir « logé » pour lanuit, il est plus que probable qu’ils ne poste-ront même pas une sentinelle, mais qu’ils file-ront faire leur rapport. Vous pourrez alors vousesquiver quand vous voudrez…

Il la considéra, et eut un moment d’indéci-sion, auquel elle mit un terme par un petit rire.

— Oh ! vous n’avez pas besoin de pensertellement à ma réputation. Si l’on n’avait ja-mais rien dit de pis de moi…

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Lanyard sourit à son tour, plein d’indul-gence, et lui serra la main.

— Je vous remercie, dit-il.

Il se détourna vers la lucarne.

— Toujours sur la piste, annonça-t-il. Maisils ont allumé leurs feux à présent.

Le cheval s’arrêta soudain et un peu plustard repartit sous le fouet, emportant la guim-barde cahotante et laissant Lanyard délesté duprix de la course et du pourboire.

Athénaïs était déjà à la porte, et sonnaitpour avoir le cordon. Lanyard s’empressa de larejoindre, mais il était encore au milieu du trot-toir qu’une auto débouchait du coin du boule-vard Haussmann, tout près, et s’avançait rapi-dement vers eux, paraissant fouiller la rue del’éclat de ses yeux blancs.

La porte s’ouvrit. La jeune femme poussa lebattant et s’enfonça dans les ténèbres. Lanyards’attarda encore un instant. La voiture ralen-

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tissait, et le réverbère laissa voir nettement unbras masculin accoudé sur l’appui de la por-tière, mais le visage qui épiait au-dessus de cebras demeurait indistinct.

— Venez, monsieur.

Lanyard entra et referma la porte. Unemain prit la sienne et l’emmena dans l’obscu-rité. Ce fut une halte au bout de quelques pas.Une clef grinça dans une serrure, la main l’en-traîna de nouveau, une seconde porte se refer-ma derrière lui.

— Nous sommes chez moi, dit une voixdans l’obscurité.

— On pourrait allumer.

— Attendez. Par ici.

La main le guida jusque dans une chambrede grandeur modérée, puis l’arrêta encore. Desanneaux de cuivre cliquetèrent doucement surune tringle, les lourds rideaux d’une fenêtres’entre-bâillèrent, et, pénétrant par la trouée la

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clarté d’un réverbère fit surgir le profil de lajeune femme.

— Vous voyez…

Il pencha la tête vers la rue. Regardantentre les rideaux il vit l’auto s’arrêter non aubord du trottoir mais au milieu de la chausséedevant la maison. Le bras de l’homme restaittoujours accoudé sur le cadre de la portière.Le pâle ovale de la figure qui le surmontait de-meurait vague. Brusquement l’un et l’autre dis-parurent, une portière claqua de l’autre côté dela voiture, et celle-ci, après un moment d’at-tente, se remit en route et s’évanouit, laissantla rue apparemment vide de toute présence hu-maine.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Ont-ils prisquelqu’un avec eux ?

— Au contraire, mademoiselle.

— Alors qu’est-il devenu ?

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— Dans l’ombre de la porte en face. Nevoyez-vous pas le noir plus dense de sa sil-houette dans le coin, de ce côté ? Et là… Oh !le maladroit !

L’homme caché dans l’embrasure de laporte avait bougé, allongeant une main hors del’ombre et un reflet de réverbère miroita sur lecadran de sa montre-bracelet.

— Cela suffit, dit Lanyard, en refermant lesrideaux. Il ne sera pas difficile de tromper lasurveillance de ce novice.

La jeune femme ne répondit pas. Elle faisaitpour le moment si peu de bruit qu’il auraitpresque pu se croire seul. Mais dans cettechambre muette il l’entendait respirer tout prèsde lui sur un rythme rapide qui dénotait uneagitation que le son de sa voix confirma quandelle répondit à son inquiet :

— Mademoiselle ?

— Je suis là.

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— Est-ce qu’il y a quelque chose ?

— Non… non. Il n’y a rien.

— Vous êtes fatiguée ?

— Oui, je suis un peu lasse. Mais cela n’apas d’importance.

— Voulez-vous avoir l’obligeance de fairede la lumière et de me donner une lampe depoche ?

— Il vaut mieux qu’on ne voie pas de lu-mière. Un simple rayon filtrant à travers les ri-deaux, et nous serions trahis. Attendez.

Un bruit de pas légers, assourdis par un ta-pis, de hauts talons tapotant sur un parquet dé-couvert, le raclement d’un tiroir qu’on tire…Elle revint et lui remit une petite lampe depoche nickelée.

— C’est tout ? demanda-t-elle.

— L’adresse de Liane, si vous la connaissez.

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Athénaïs donna un numéro et le nom d’uneavenue peu éloignée. Lanyard en fit la re-marque.

— Oui, vous pouvez y être à pied en moinsde cinq minutes. Et puis ?

— Montrez-moi la sortie. Ainsi vous memettrez à même de vous remercier de monmieux en vous laissant vous reposer.

Après un temps de silence, la jeune femmedit :

— Donnez-moi la main.

Mais elle ne la serra plus comme précédem-ment. La prise de ses doigts était légère, im-personnelle. Lanyard se laissa guider par elleà travers l’obscurité jusque dans une autrechambre, puis dans un bref corridor, et de làdans une troisième pièce, où elle le laissa unmoment.

Il perçut de nouveau un claquement d’an-neaux de rideaux… Le vague rectangle violacé

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d’une fenêtre apparut dans les ténèbres, surlesquelles la silhouette de la jeune femme sedétachait vaguement. Un châssis s’entr’ouvritsans bruit, l’air humide de pluie pénétra dansl’appartement. Athénaïs lui glissa dans la mainune clef.

— Cette fenêtre ouvre sur une cour, à unmètre cinquante du sol. Dans le mur juste enface vous trouverez une porte. Cette clefl’ouvre. Refermez la porte derrière vous, et à lapremière occasion débarrassez-vous de la clef.J’en ai plusieurs autres. Vous vous trouverezdans un couloir qui mène à l’entrée de l’im-meuble situé sur le derrière de celui-ci, faceà la rue voisine. Demandez le cordon auconcierge comme si vous étiez un visiteur at-tardé quittant l’un des appartements. Il ne ferapas de difficultés pour vous ouvrir… Je croisque c’est tout.

— Pas tout à fait. Il me reste à tenter l’im-possible, à vous prouver ma reconnaissance,

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Athénaïs, autrement que par de simples pa-roles banales.

La voix de la jeune femme répondit avecune étrange émotion :

— Ne me remerciez pas… Allez, mon cherami, et bonne chance… Mais faites-moi unepromesse.

— Tout ce que vous me demanderez, Athé-naïs…

— C’est de ne jamais revenir, à moins quevous n’ayez besoin de moi.

Restée seule, elle posa un front brûlantcontre un carreau de la fenêtre, attentive àsuivre l’ombre de Lanyard qui s’éloignait dansl’obscurité de la cour au-dessous, et qui se per-dit dans les ténèbres du mur opposé.

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CHAPITRE XVI

LA MAISON D’ASPASIE

L’hôtel particulier de Liane se dressait àl’angle des avenues de Friedland et desChamps-Élysées. Un hôtel des plus modernes,d’une richesse insolente.

Blotti sous un porche de l’autre côté del’avenue, Lanyard étudiait la demeure etconstatait non sans dépit que son projet seraitdifficile à réaliser, malgré son vif désir de jeterun coup d’œil à l’intérieur de cette maison àl’insu de ses occupants.

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Une lourde grille de bronze ouvragé sedressait devant le grand portail. La porte la-térale de service était protégée de façon ana-logue. De solides barreaux garnissaient toutesles fenêtres du rez-de-chaussée.

Lanyard porta son attention sur le premierétage. Là toutes les fenêtres s’ouvraient sur depetits balcons à rampe de fer forgé. Lanyards’avisa que les crémones ne résisteraient pas àdes efforts persuasifs, à condition d’escaladerun de ces balcons. Et cela n’offrait guère dedifficulté pour un homme de son agilité et desa force. Les murs étaient faits de larges blocsde pierre avec des rainures horizontales entrechaque assise. On n’eût pu demander demeilleurs échelons. Quatre ou cinq mètres àgrimper. L’affaire de deux minutes, à conditionde n’être pas dérangé. Le quartier semblait pro-fondément endormi. Durant les cinq minutesqui s’étaient écoulées depuis que Lanyards’était blotti dans l’entrée pas une auto n’étaitpassée, aucun pas n’avait troublé le silence, nul

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autre bruit n’avait frappé son attention qu’unlointain beuglement de trompe d’auto à deuxnotes venant des abords de l’Arc de Triomphe.Mais on ne pouvait compter sur la prolonga-tion indéfinie de ce calme. Déjà les premièreslueurs de l’aube pâlissaient le ciel par-dessusle profil des toits. Il suffisait qu’une personneéveillée vînt regarder à une fenêtre voisinepour entraîner la perte de l’aventurier.

Malgré tout il fallait courir ce risque.

Prêt à quitter sa cachette et à traverser vi-vement l’avenue, il avait déjà choisi son pointd’attaque et fixé la tactique à suivre, quand ils’arrêta et se recula dans l’ombre. Il se passaitquelque chose dans l’hôtel d’en face.

Un homme venait d’ouvrir la porte de ser-vice et se postait derrière la grille de bronze. Lademi-obscurité ainsi que les barreaux de métalqui le cachaient à demi rendaient sa silhouetteindistincte.

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Au bout de quelques instants d’attente, lagrille s’entrebâilla de quelques centimètres,l’homme se glissa dans l’ouverture et s’arrêtade nouveau pour examiner la rue. Puis, vive-ment, comme alarmé, il se retira, referma Iagrille, et disparut, tirant derrière lui la porte deservice.

Lanyard à l’écoute ne perçut aucun clique-tis de pêne. Évidemment l’individu avait négli-gé de clore la grille. Peut-être avait-il pareille-ment oublié d’assujettir la porte. Mais que fai-sait-il ? Pourquoi cette apparition furtive, pour-quoi cette retraite si brusque et précipitée ?

Soudain Lanyard perçut le ronflementd’une puissante auto. Puis la voiture elle-même apparut, une superbe limousine qui ve-nait de l’avenue de Friedland. Devant l’hôteld’angle elle stoppa. L’auto était à peine arrêtéeque Liane Delorme sauta à bas et courut vers lamaison. En même temps un des deux battants

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du grand portail se replia vers l’intérieur, et unvalet accourut pour ouvrir la grille.

Liane escalada le perron. Le valet refermagrille et porte tandis que la limousine s’éloi-gnait. Elle ne s’était pas arrêtée une minute en-tière. Quinze secondes plus tard, l’avenue etl’hôtel retombèrent dans le silence.

À son tour Lanyard s’approcha de la grillequi céda silencieusement. Le bouton de la pe-tite porte tourna sans bruit. Il franchit le seuilet s’enfonça dans un vestibule non éclairé, sansrefermer complètement la porte, par précau-tion en cas de retraite précipitée.

Jusque-là tout allait bien. Il chercha dans sapoche la lampe électrique, puis brusquementse blottit dans un coin et se fit tout petit. Despas résonnaient de l’autre côté de la cloison. Ilattendit, inquiet, retenant le souffle.

Un pêne cliqueta, et à environ trois mètresde distance une porte étroite s’ouvrit. Un valeten livrée entra, portant un flambeau électrique,

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bâilla et, sans regarder ni à droite ni à gauche,quitta la pièce d’un pas lourd. À l’autre bout dulong vestibule une porte se referma, et Lanyardse remit en chasse.

La porte par où le valet venait d’entrer dansle vestibule donnait accès à une spacieuse an-tichambre séparant l’entrée d’une salle à man-ger qui, sous la lampe électrique, apparaissaitrichement meublée. D’un côté s’élevaient lesmarches d’un escalier. Lanyard les escaladaavec l’agilité silencieuse d’un chat.

Le premier étage était en grande partie oc-cupé par un salon, un boudoir, et une biblio-thèque, toutes pièces meublées avec une sortede magnificence incohérente et sans goût, à enjuger par le rais discret de la lampe.

Des lumières brillaient à l’étage au-dessuset on percevait une rumeur de voix féminines,coupée de silences soudains. Lanyard conjec-tura que la femme de chambre déshabillaitLiane, cérémonie susceptible de prendre un

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temps considérable avec une femme de l’âge etdu caractère de Liane, qui tenait à conserver àses charmes un semblant de fraîcheur. Lanyardcomptait de quinze minutes à une heure avantle départ de la femme de chambre. Dix minutesde plus, et Liane devait être endormie.

Décidé à s’armer de patience, il cherchaitune cachette, quand un changement dans leton de la conversation entre maîtresse et ser-vante se manifesta par une élévation soudained’une octave dans la voix de cette dernière quiprotestait et à qui Liane répliquait avec une co-lère autoritaire.

Désireux de savoir ce qui se passait, La-nyard monta l’escalier du second aussi vite etaussi discrètement qu’il avait grimpé celui dupremier. Il écouta. Liane avait déjà réduit lafemme de chambre à la soumission et la mori-génait.

— Et pourquoi ne me suivriez-vous pas enAmérique ? disait-elle. C’est votre amoureux,

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n’est-ce pas, qui vous a mis cette idée dans latête ? Dites-lui de ma part que le jour où vousquitterez mon service sans mon consentement,il s’en repentira.

— C’est très bien, madame. Je ne dis plusrien. Je vous suivrai.

— Je le crois certes bien, que vous me sui-vrez ! Vous étiez folle de penser le contraire !Donnez-moi ma boîte à bijoux… la grande, enacier, avec la serrure américaine.

— Madame prend donc tous ses bijoux ? fitla femme de chambre, tout en circulant dans lapièce.

— Mais naturellement. Je les emballe cettenuit avant de me coucher.

— Et nous partons demain, madame, àquelle heure ?

— Peu importe, l’essentiel est d’arriver àCherbourg pour minuit. Je me déciderai peut-

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être à faire le voyage en auto… Et maintenantvous pouvez aller.

— Bonne nuit, madame.

— Bonne nuit, Marthe.

Lanyard redescendit comme une ombrejusqu’à l’étage au-dessous, et se réfugia dansun recoin obscur du grand salon, d’où il aper-cevait le vestibule.

La femme de chambre descendit, portantun flambeau électrique, comme le valet. Lesrayons projetés sur son visage faisaient jouersur ses traits comme un sourire sardonique.

Elle acheva de descendre. Un pêne cliquetaau rez-de-chaussée et la porte de service sereferma doucement. Lanyard sortit de sa ca-chette. Il lui fallait tuer le temps, car Liane pas-serait au moins encore une demi-heure à s’oc-cuper de ses bijoux. L’idée lui vint que la bi-bliothèque mériterait d’être explorée. Non qu’ilespérât y découvrir les bijoux Montalais ca-

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chés dans le coffre qui devait probablement s’ytrouver. Mais il ne coûtait rien de s’en assurer.

Certain d’être averti au besoin par son ouïe,qui était très sensible en temps normal et,quand il se livrait à ce genre d’occupation,d’une acuité presque surhumaine, il se mit àla besogne avec sang-froid, et dès son premierpas trouva une lampe de lecture portative mu-nie d’un long cordon souple dont il tourna l’in-terrupteur.

Déposant la lampe sur le parquet et ajus-tant son abat-jour de façon à diriger sa lumièreau milieu d’un buffet qu’il avait repéré dèsl’abord, il vit une clef sur la serrure.

« C’est trop de chance, se dit-il. La grille etla grand’porte pour commencer, et maintenantcelle-ci, toute prête… »

Il tourna la clef. Le coffre-fort qui apparutderrière la porte et que la maîtresse de la mai-son jugeait à coup sûr inviolable, n’était cepen-dant pas d’un modèle capable d’opposer une

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bien longue résistance à la virtuosité d’un spé-cialiste comme l’ex-Loup Solitaire. Celle-ci nes’était pas rouillée par le manque d’exercice, etau bout de dix minutes la combinaison avaitété reconstituée et le coffre ouvert.

Mais les compartiments ne renfermaientrien d’intéressant pour quelqu’un dont le butétait de retrouver les bijoux Montalais. Lecoffre, de fait, ne contenait que des documents.

« Des lettres d’amour ! » songea Lanyardavec une grimace de dédain.

Puis il s’avisa que peut-être des objets deréelle valeur se cachaient derrière ces liassesde papiers. Il choisit au hasard un comparti-ment et le vida de plusieurs paquet de lettres,tous proprement entourés de ficelles ou de fa-veur fanée et lisiblement catalogués. Le com-partiment ne contenait rien d’autre. Mais il eutle regard arrêté par un nom de grand person-nage inscrit sur l’un des paquets. En lisant lasuscription il releva les sourcils d’un air inté-

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ressé. Lanyard se demanda si par hasard il netenait pas là dans sa main un moyen de sou-mettre cette femme a sa volonté.

Tout à coup il avança la main vers l’inter-rupteur et éteignit la lumière, d’un réflexe pro-voqué par le coup sourd d’une chaise renver-sée sur le parquet d’au-dessus.

Des bruits de lutte suivirent comme si Lianese fût mise à danser sans musique avec un par-tenaire au pied pesant. Puis un gémissement…

Les mains de Lanyard agirent si rapidementque, tout en se relevant, il referma le coffre,brouilla la combinaison, ferma la porte du buf-fet et mit la clef dans sa poche.

Cette fois Lanyard grimpa l’escalier sans sepréoccuper du bruit qu’il faisait. Néanmoins,ses gestes n’eurent rien de maladroit ni debruyant. Il arriva sans avoir été entendu sur lepalier d’au-dessus.

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Il s’arrêta et d’un coup d’œil jeté dans lachambre vit Liane Delorme vêtue d’un pei-gnoir, agenouillée et portant les mains à sagorge, qu’entourait un gros foulard de soie for-tement noué. La strangulation faisait sonœuvre. Liane avait la figure déjà violacée, lesyeux prêts à sortir des orbites, la langue tiréeentre des lèvres tuméfiées.

Un genou massif se plantait entre ses omo-plates. Les bouts du mouchoir étaient tenuspar les mains musculeuses d’Albert Dupont.

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CHAPITRE XVII

CHEZ LIANE

On conçoit que même un étrangleur de mé-tier puisse éprouver une fierté professionnelledevant de l’ouvrage bien fait. Dupont ricanaittellement absorbé que Lanyard put le sur-prendre par derrière, lui faire lâcher prise, etl’envoyer voltiger au loin d’un coup à assom-mer un bœuf qui le renversa contre une chaiselongue d’où il glissa sans connaissance sur leparquet.

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Dupont mis ainsi pour un temps hors decombat, Lanyard s’occupa de Liane, dont l’étatexigeait un secours immédiat.

Le mouchoir serré autour de son cou s’étaitrelâché. Lanyard l’enleva, mit la victime sur ledos, lui releva la tête avec des coussins, puisallongea le bras, par-dessus son corps, prit surla table un flacon de parfum violent, et avec lecontenu lui frictionna le visage et la poitrine.

Au bout d’un moment la femme eut un fris-son, soupira profondément et ouvrit des yeuxvagues. Lanyard lui tapota la main comme onconsole un enfant et lui dit d’un ton rassurant :

— Tout va bien maintenant, Liane. Tenez-vous tranquille. Vous serez remise dans uneminute.

Alors il se tourna vers Dupont qu’il conve-nait de mettre hors d’état de nuire.

Depuis sa chute, l’apache n’avait pas fait unmouvement. Il semblait à peine respirer La-

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nyard lui enfonça sans trop de douceur le boutdu pied dans les côtes, mais ce fut peine in-utile. L’individu ne réagit pas et resta entière-ment inerte, comme mort.

Fronçant les sourcils, Lanyard se penchasur le corps pour y chercher des signes devie. Avec une brusquerie inconcevable, Dupontmontra qu’il était bien vivant. Un bras s’allon-gea telle une liane flexible, s’enroula étroite-ment autour du cou de Lanyard et, rabattant satête, lui ensevelit la figure dans les plis d’unechemise malodorante. En même temps lecorps massif de Dupont se souleva comme parprodige, et après quelques sursauts, s’abattitsur Lanyard.

D’un effort désespéré ce dernier se releva,empoignant à son tour l’adversaire, et les deuxhommes se mirent à lutter avec furie. Lescoups résonnaient sourdement sur les chairs,et à mesure que les péripéties du combat lesentraînaient à travers la chambre, les fauteuils,

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la chaise longue, les tables se renversaientsous les ruades. Des bibelots précieux de por-celaine et de cristal, des lampes, des vasesfurent projetés sur le sol et réduits en miettes.

Contrainte de s’écarter pour n’être pas fou-lée aux pieds, terrifiée, la jeune femme réussità se mettre debout et s’enfuit de côté et d’autre.À peine s’était-elle blottie contre un mur, quele tourbillon des deux lutteurs enlacés venaitl’en déloger. Une fois elle alla buter entre euxdeux, et avant que Lanyard fût parvenu à la re-pousser de côté, Dupont s’était dégagé et avaitextrait un revolver de ses vêtements.

Le premier coup de feu fracassa le miroir dela table de toilette. S’efforçant de viser mieux,le bandit ajusta l’arme. Mais la balle labourale plafond tandis que Lanyard en désespoir decause recourait à l’art de la savate, et d’un ma-gistral coup de pied réussissait de justesse àfaire sauter le revolver des mains de Dupont.

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Privé ainsi de son dernier espoir, l’apachefit volte-face et s’enfuit, en renversant un lourdfauteuil sur les pieds de son poursuivant. La-nyard ne put l’éviter, buta dans le meuble, ettandis que Dupont s’engouffrait dans l’escalieret dégringolait les marches quatre à quatre,s’abattit sur le parquet.

Il se redressa sur les genoux et retombaépuisé. Alors Liane courut vers l’escalier et sepenchant tira dans le noir les quelques car-touches qui restaient dans l’automatique deDupont. Mais elle ne fit que précipiter la fuitede l’apache. Il était déjà au premier étage queLanyard n’avait pas encore réussi à se relever.Le dernier coup de feu et le claquement de laporte cochère furent presque simultanés.

Haletant, la tête appuyée sur l’avant-bras,Lanyard reprenait haleine. Liane Delorme fitvolte-face et courut à la fenêtre. Elle se retour-na bientôt, s’effondra dans un fauteuil, et d’un

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air désemparé considéra l’homme étendu à sespieds.

— Il est parti, dit-elle d’une voix dé-faillante. Je l’ai vu dans l’avenue… Il titubait.

L’amertume de l’échec et de la défaite em-poisonnait les pensées de Lanyard à tel pointqu’il se désintéressait complètement de tout lereste. Depuis des minutes il avait oublié LianeDelorme quand elle lui passa les bras sous lesépaules et essaya de le soulever du parquet.Il la considéra d’un œil morne, et vit qu’à sontour elle lui adressait le même sourire confiantet rassurant dont il avait accueilli son retour àla conscience.

— Allons ! fit-elle… Redressez-vous et bu-vez ceci. Vous avez besoin de reprendre desforces.

Ce n’était que trop vrai. Il avait la gorgebrûlante et sèche, un goût de vieux cuir dansla bouche. Il sentait dans sa blessure des élan-cements de feu, et il eut beau serrer les dents,

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il ne put retenir un gémissement. Il changea decouleur et Liane s’écria :

— Mais vous souffrez !

Il s’efforça de sourire.

— Ce n’est rien. Cela va passer…

Elle lui soutint les épaules ; il but unelongue gorgée de whisky. Il crut absorberl’élixir de vie dans sa pure quintessence.

— Tous mes remerciements, mademoi-selle…

Il alla pour se lever, mais Liane l’en empê-cha.

— Non, reposez-vous encore un peu… Ilme semble, mon cher ami, que je vous dois lavie.

— Il me le semble aussi, concéda-t-il. Maisune dette de ce genre s’oublie vite, n’est-cepas ?

— C’est un reproche que vous me faites ?

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— Non, mademoiselle, pas à vous, mais aucœur humain. Nous sommes tous semblables,je pense.

— Si, insista la femme, le reproche est pourmoi. Vous songez : « Elle a oublié que, sansmoi, elle serait morte depuis longtemps. Ceservice-ci aussi, elle l’aura vite oublié. » Maisvous vous trompez, mon ami. Il est vrai quele recul des années avait quelque peu obscurcima mémoire. Mais l’aventure de cette nuit avivifié ce souvenir. Et un souvenir réveillé nes’efface jamais plus.

— On le dit.

— Vous n’avez pas confiance en moi ! fit-elle amèrement.

Lanyard eut un sourire las.

— Qu’importe, dit-il ! Nos cheminss’écartent tellement l’un de l’autre !

— Ils peuvent se réunir.

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Elle répondit à son regard perplexe par unregard qui semblait déborder de tendresse. Ilsecoua la tête comme pour chasser une idéeimportune et grotesque, et eut un sourire épa-noui.

— C’était fameux ce que vous m’avez faitboire ! déclara-t-il. Laissez-moi me lever.

La douleur lui larda le flanc à nouveau,mais il se mit debout et parvint à contenir sesplaintes. Mais quand il essaya de marcher il va-cilla et fut bien aise de se laisser aller dans lefauteuil vers lequel la femme le guida. Puis ellelui apporta un second whisky, lui mit une ciga-rette entre les lèvres, prit une chaise pour elle-même, et s’installa près de lui.

— Cela va mieux ? demanda-t-elle.

Il répondit par un acquiescement vague.

— … La blessure que cet animal m’a faite ily a un mois…

— Quel animal ?

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— Votre étrangleur de tantôt, Liane. Hierl’assassin de de Lorgues, précédemment ex-chauffeur du château de Montalais : Albert Du-pont.

Elle eut un mouvement de terreur.

— Mon Dieu ! Qu’est-ce que je lui ai faitpour qu’il en veuille à ma vie ?

— Que lui avait fait de Lorgues ?

Elle détourna les yeux, resta un momentperdue dans ses pensées, hésita à parler, maisretint les confidences qui allaient franchir seslèvres.

— Non : je ne comprends pas du tout, dit-elle. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Lanyard ébaucha un haussement d’épaules,comme pour dire qu’il n’en savait pas plusqu’elle.

— Mais comment est-il entré ? Je n’avaispas le moindre soupçon que je n’étais pas seulejusqu’au moment où ce foulard…

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— Naturellement !

— Et vous, mon ami ?

— Je l’ai vu entrer et je l’ai suivi.

C’était la stricte vérité : Lanyard ne doutaitplus que Dupont ne fût l’homme qui avait guet-té à la porte de service. Mais il ne voulait pasdire toute la vérité à Liane. Elle avait beau êtreaussi reconnaissante que possible, elle n’enrestait pas moins… Liane Delorme.

— Je vais vous raconter. Mais peut-être sa-viez-vous qu’il y avait des agents de la sûretédans le restaurant, cette nuit ?

Liane fit un signe négatif. Ses yeux de vio-lette étaient pareils à des lacs de candeur.

— C’est regrettable, sans quoi vous auriezpu me dire qui nous avait suivis.

— Vous avez été suivis ?

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Et elle osait lui reprocher de manquer deconfiance en elle ! La minute lui parut amu-sante.

— Nous avons été suivis, je vous assure, re-prit Lanyard avec gravité. Un homme ou deux,je ne sais combien, dans une auto de ville.Quand Mlle Rénaux m’eut persuadé de cher-cher un asile dans son appartement… qui saitce qu’ils projetaient… un homme descendit del’auto et s’embusqua dans une porte en face.

— Alors vous croyez que quelqu’un de lapréfecture a reconnu en vous Duchemin ?

— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est quej’ai été filé. Franchement, je pense que Parisn’est pas sain pour moi.

Lanyard s’arrêta pour boire son whisky-so-da. Il en profita pour chercher dans son imagi-nation les moyens d’enjoliver son récit :

— Nous attendîmes jusqu’à il y a environune demi-heure. L’espion en fit autant. Alors

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Mlle Rénaux me fit sortir par un passage secret.Je me mis en route vers mon hôtel, le Cha-tham. Il n’y avait pas un taxi disponible, vousle comprenez. Bientôt je me retournai et visque j’étais de nouveau suivi. Pour m’en assurer,je me mis à courir. L’espion courut après moi.Je fis un détour et revins sur mes pas dans toutce quartier, et réussis enfin à le semer. Puis jepris par cette avenue-ci, espérant trouver untaxi à l’Étoile… Tout à coup je vois Dupont.Il traversait la chaussée, se dirigeant vers cethôtel-ci… Il ne me reconnaît pas, mais accé-lère le pas et s’introduit par l’entrée de ser-vice… À ce propos, si j’étais vous, Liane, je fe-rais dans la matinée passer un mauvais quartd’heure à mon personnel. La grand’porte et lagrille n’étaient pas fermées. Je suis certain queDupont ne s’est pas servi de clef. Quelqu’un dela maison a été négligent… ou pire. Dans sahâte, Dupont laisse la porte comme il l’a trou-vée. Je réfléchis un moment. Il me paraît qu’iln’est pas entré ici dans un bon dessein. Je re-

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joins l’individu à l’intérieur… L’état de cettechambre dit le reste.

— Cela n’a pas d’importance.

La femme embrassa les ruines de son bou-doir d’un regard apathique, mais qui s’animaen se tournant vers Lanyard.

— Mon ami, comme je voudrais vous té-moigner ma reconnaissance !

— Ce serait facile, repartit Lanyard simple-ment, sans la quitter des yeux.

— Comment cela ?

— Aidez-moi à laver mon honneur. Voussavez que je ne suis plus ce que j’étais à Paris…quand vous m’avez connu tout d’abord. Voussavez que j’ai renoncé à tout cela. Des annéesj’ai lutté pour combattre cette mauvaise re-nommée dont jadis je me délectais. À présentje suis accusé de deux forfaits.

— Deux !

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— Deux en un, et je ne sais pas trop lequelest le plus grand : celui d’avoir volé ou celuid’avoir violé l’hospitalité et la confiance de cesbonnes dames du château de Montalais. Jen’aurai plus de repos tant qu’elles me croirontcoupable… et non seulement elles, mais tousmes amis de France et d’Angleterre. Ainsidonc, Liane, si vous croyez me devoir quelquechose, aidez-moi à retrouver les bijoux Monta-lais.

Liane Delorme se redressa sur son siègeavec un geste d’impuissance. Et du ton dontune grande personne répond à un enfant quidemande l’impossible :

— Comment le pourrais-je ?

Et elle avait protesté de sa reconnaissancepour lui ! Il comprit qu’elle mentait. La colèrese gonfla dans le cœur de Lanyard, mais il sutla contenir.

— Vous avez beaucoup d’influence, suggé-ra-t-il avec calme, ici à Paris, chez des gens

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de toutes classes. Un mot de vous par ci, unequestion par là, et cela m’aidera plus quetoutes les forces de la Préfecture et de la Sûretéréunies. Vous le savez bien.

— Voyons, que je réfléchisse. (Elle regar-dait le parquet.) Il faut me laisser le temps. Jeferai mon possible, je vous le promets. Peut-être (elle rencontra son regard, mais elle avaitde la ruse dans les yeux), peut-être ai-je déjàun plan dans l’esprit. Nous en reparlerons dansla matinée, quand j’aurai dormi un peu.

— Vous me rendez l’espoir. (Lanyard allapour se lever, mais retomba, une grimace dedouleur sur le visage.) Il va falloir que jeprenne un taxi, dit-il à mi-voix. Et si vous vou-lez bien me prêter un manteau quelconquepour couvrir ces loques…

Le costume de soirée avait, en effet, beau-coup souffert dans la lutte avec Dupont.

— Mais croyez-vous que je vais vous laisserquitter cette maison… ainsi pour vous jeter

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dans les bras de la police… Vous ne meconnaissez guère, monsieur Michaël Lanyard !

— Paul Martin, si cela ne vous fait rien.

— Les chambres d’amis sont là. (Elle dési-gna le devant de la maison au même étage.)Vous y trouverez tout ce qu’il faut pour passerune bonne nuit, et dans la matinée j’enverraiau Chatham chercher vos effets… Ou peut-êtreserait-il plus prudent d’attendre un peu et denous assurer d’abord que la police ne guettepas là-bas votre retour. Mais dans ce cas ilsera facile de vous procurer un costume conve-nable. En attendant nous serons arrivés à uneentente.

— Vous me voyez tout heureux, Liane.

Et c’était assez vrai. Quels que fussent lesprojets de cette femme envers lui, elle ne fai-sait que jouer son jeu à lui en lui proposant dele garder chez elle. Il réussit à se lever du fau-teuil, et accepta l’offre de son bras, mais hésitaun moment.

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— Mais vos domestiques…

— Eh bien, monsieur ?

— D’abord ils dorment solidement.

— Ils n’ont sûrement rien entendu. De plus,il leur est interdit de pénétrer ici sans être ap-pelés.

— Mais le matin venu, Liane, quand ils ver-ront ce désordre… Que vont-ils penser ?

— Ils n’auront pas le loisir de penser, pro-mit Liane Delorme, quand je les questionneraiau sujet de cette porte ouverte.

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CHAPITRE XVIII

FRÈRE ET SŒUR

L’orage était passé, un clair soleil de midicollaborait avec une jolie brise pour égayer lesfenêtres de la chambre où Lanyard, en robede chambre de soie, couché dans un lit somp-tueux, écoutait la rumeur de Paris en pleineactivité et, muni d’un excellent cigare, envi-sageait paisiblement les suites de sa dernièreaventure.

Bien remis par six heures de sommeil in-interrompu, rafraîchi par le bain et réconforté

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par un succulent déjeuner, il se sentait suffi-samment d’aplomb.

Les journaux du matin étaient éparpillés surles couvertures. Lanyard avait diligemmentparcouru tout ce qu’ils narraient sur l’identifi-cation de l’homme assassiné dans le rapide deLyon. Il n’y avait qu’une voix pour louer de cehaut fait les détectives de la Préfecture, ce dontLanyard n’avait pas à se plaindre.

Quant au vol Montalais on n’en parlaitmême pas, et il en serait probablement demême tant que Duchemin n’aurait pas été arrê-té ou les bijoux repris au voleur réel. Lanyardsouhaitait presque que la première hypothèsese réalisât pour en finir, s’il ne lui était pas don-né de jouer le principal rôle dans leur restitu-tion.

Pour l’instant, une récapitulation des ré-cents événements le portait à croire que, toutbien considéré, il avait fait quelques progrèsvers son but.

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Bien qu’à vrai dire il ignorât encore ce qu’ilétait advenu des bijoux Montalais, il avait ac-cumulé quelques renseignements intéressants,à savoir :

Que Dupont avait quitté le voisinage duchâteau de Montalais, après y être resté pen-dant plus d’un mois, pour un motif plus impor-tant que le plaisir d’assassiner au hasard un in-nocent ;

Que son attentat sur la vie de Liane De-lorme vingt-quatre heures après l’assassinat ducomte de Lorgues dénotait de sa part laconviction que tous deux étaient associés dansune entreprise contraire à ses intérêts propres ;

Qu’en dépit de son apparence brutale, Du-pont était, par sa ruse aussi bien que par saforce, un adversaire avec qui il fallait compter ;

Que, comme Lanyard l’avait toujours soup-çonné, la bande Monk était venue au châteaude Montalais non pas au hasard, mais suivantun dessein préalable dont le motif ultérieur ne

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s’était révélé qu’avec la disparition des bi-joux… au grand désappointement de Dupont ;

Que les divers membres de la bande Monkavaient agi en entier accord d’étroite compli-cité. Auquel cas la personne que le comte deLorgues avait compté retrouver à Lyon devaitêtre Monk, Phinuit ou Jules ;

Que l’un de ces trois derniers avait été l’au-teur effectif du vol. Et par la même occasionque Liane avait menti en affirmant que Monket consorts s’étaient embarqués pour l’Amé-rique près d’une semaine avant le vol ;

Que Liane elle-même avait soudainementdécidé de quitter la France pour aller en Amé-rique, par crainte de subir le sort du comte deLorgues ;

Qu’elle devait donc avoir une certaineconnaissance soit de l’identité de Dupont, soitdes intérêts de celui qu’il représentait si habi-lement. Et qu’ainsi elle était mieux renseignéeque ce pauvre de Lorgues. D’où il résultait que

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Liane jouait dans l’intrigue un rôle de premierplan, tandis que de Lorgues avait fait figure desimple comparse ;

Que même si cette femme était bien dis-posée envers Lanyard, elle était liée par desliens plus forts à d’autres, qu’elle devait ména-ger tout d’abord, et qui avaient peu de chanced’être aussi bien disposés qu’elle. Il fallait doncestimer en conséquence ses protestationsd’amitié et de gratitude.

Pour l’instant, qu’avait-elle décidé de faireà l’égard de cet homme qui, en récompense delui avoir sauvé la vie, l’avait ingénument priéede l’aider à retrouver les bijoux Montalais ?

D’autre part, puisque Lanyard avait entière-ment décidé ce qu’il comptait faire dans tousles cas à l’égard de Liane, la décision de celle-ci n’importait guère. Quoi qu’elle pût être, iln’aurait pas de surprise.

C’est en quoi Lanyard se trompait. Lianeétait capable de le surprendre. Et il devait bien-

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tôt reconnaître qu’elle ne manquait ni de har-diesse ni d’audace.

Elle arriva en costume de voyage d’une so-briété qui contrastait avec ses habitudes.

— Eh bien, mon cher ami ! dit-elle grave-ment, en s’arrêtant auprès du lit.

— Il n’est pas trop tôt, répliqua Lanyard.

— J’ai craint que vous ne vous impatien-tiez, avoua-t-elle. J’ai eu beaucoup à faire… Etj’ai envoyé chercher de quoi vous vêtir. Vousn’avez plus que quelques minutes à attendre.

— Vous voulez dire que vous avez envoyéau Chatham prendre mes effets ?

— Mais certainement non, monsieur ! men-tit Liane avec un effort visible. C’eût été tropimprudent. Il paraît que vous ne vous trompiezpas en pensant qu’on vous avait reconnu pourAndré Duchemin la nuit dernière. Des agentsde la Sûreté ont monté la garde toute la nuitau Chatham, attendant votre retour… J’ai donc

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envoyé quelqu’un d’intelligent dans un maga-sin de confections. Votre habit de soirée nous adonné vos mesures.

— C’est fort aimable à vous, reprit Lanyard.Cependant, si vous vouliez avoir l’obligeancede dire à votre valet de chambre de me rappor-ter mon portefeuille et mes papiers…

La femme lui tendit les objets manquants.

— Les voici. Mais, demanda-t-elle avec unintérêt non feint encore que tardif, commentallez-vous aujourd’hui ?

— Oh ! tout à fait bien, je vous remercie.

— J’en suis heureuse. Vous vous sentez ca-pable de voyager ?

Lanyard prit un air ennuyé.

— De voyager ? Mais on est si bien ici, etpuisque la Préfecture ne peut soupçonner…Êtes-vous donc si pressée de vous débarrasserde moi, Liane ?

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— Pas du tout. C’est mon désir et mon in-tention de vous accompagner.

— Eh bien, il faut espérer que le mondejugera cela sans trop de sévérité. Mais… ex-cusez-moi de ne pas me lever… ne voulez-vous pas vous asseoir et m’expliquer de quoi ils’agit ?

— J’ai si peu de temps à moi, et tellementde choses à faire.

— Dois-je en conclure que nous nous met-tons en route aujourd’hui ?

Malgré cela. Liane prit une chaise et accep-ta une cigarette.

— D’ici une heure. C’est-à-dire quand vousserez habillé.

— Et nous allons où, mademoiselle ?

— À Cherbourg, prendre le bateau pourNew-York.

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Heureusement il était dans le rôle de La-nyard de montrer de l’étonnement. Il lui en eûtcoûté de tenir secrète sa stupéfaction. Il se lais-sa retomber sur ses oreillers en esquissant desmains un geste vague, tandis que son respectpour Liane s’accroissait dans des proportionsénormes. Elle avait réussi à le déconcerter audelà de toute expression.

Quelle ruse se cachait sous une telle appa-rence de bonne foi ? Elle ignorait qu’il connûtson plan de quitter la France. Elle avait eugrand soin de le lui cacher. Et maintenant nonseulement elle l’avouait ouvertement, mais ellel’invitait à l’accompagner !… Pourquoi ? Elleconnaissait, car il le lui avait déclaré, son désircapital. Pas un instant il ne croyait que LianeDelorme quitterait la France en laissant der-rière elle les bijoux Montalais. Lui faisait-ellel’injure de le croire incapable de flairer la pré-sence des bijoux si jamais il se trouvait dansleur voisinage ?

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Mais les suppositions étaient vaines. Lianeétait trop forte pour lui. Son intention se décè-lerait quand elle le voudrait, pas avant, à moinsqu’il ne l’amenât à se trahir par inadvertance.

— Mais, ma chère, pourquoi l’Amérique ?

— Vous m’avez demandé de vous aider, lanuit dernière ? Ne vous ai-je pas promis defaire ce que je pourrais ? Je ne suis pas decelles qui oublient leurs promesses. Vousm’avez attribué quelque influence dans lemonde parisien. J’en ai usé. Ce que j’ai apprisme permet de vous affirmer que les bijouxMontalais sont en route pour l’Amérique.

— Dois-je croire que vous faites ce voyagepour m’aider à les retrouver ?

— Que supposez-vous donc ?

— Je ne sais que penser. Je suis accablé,confus devant une telle générosité.

— Vous ne me connaissez pas. Mais vousallez me connaître mieux tout à l’heure.

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— Je n’en doute pas. Mais si je dois m’em-barquer pour l’Amérique aujourd’hui…

— Départ demain, de Cherbourg, à huitheures du matin.

— Eh bien, demain, alors. Mais commentvais-je faire viser mon passeport ?

— J’y ai veillé. Si vous voulez bien regardervos papiers, monsieur, vous verrez que vousn’êtes plus Paul Martin, alias André Duchemin,mais Paul Delorme, mon frère invalide quisouffre encore des glorieuses blessures reçuesdans la Grande Guerre et qu’on envoie àl’étranger pour sa santé.

Lanyard, vérifiant rapidement l’assertionpar un coup d’œil sur ses papiers, ne trouvacomme réponse qu’une exclamation stupé-faite.

— Vous le voyez donc, tout est arrangé.Vous en plaignez-vous ? Vous ne doutez plusde mon dévouement ?

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— Me croyez-vous capable d’une telle in-gratitude ?

— Tout est bien. Maintenant il faut que jeme sauve. (Liane Delorme jeta sa cigarette etse leva.) J’ai mille choses à faire… Et, vouscomprenez, nous partons dès que vous êtes ha-billé.

— Parfaitement, par quel train ?

— En auto.

— Ce n’est pas un petit voyage, ma chèresœur.

— 370 kilomètres ? Nous les ferons en huitheures. Nous partons à quatre heures au plustard, avant si possible. À minuit nous serons àCherbourg. Vous verrez.

— Si je survis…

— N’ayez pas peur. Mon chauffeur conduitadmirablement.

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Elle était déjà à la porte quand Lanyard l’ar-rêta d’un :

— Un moment, Liane !

Les doigts sur le bouton, elle se retourna.

— Parlons anglais, recommanda-t-il briève-ment. Et Dupont ?

La simple mention de ce nom suffit à lafaire pâlir.

— Eh bien, que voulez-vous dire ? Dupont ?

— Supposez qu’il tente de nous suivre àCherbourg ou de nous arrêter en route…

— Comment le savoir ?

— Dites-moi qui a laissé les portes ouvertespour lui la nuit dernière, et je répondrai à cettequestion. (La femme parut plus qu’à demi ef-frayée, mais secoua négativement la tête.)Vous n’avez pu manquer d’interroger les do-mestiques ce matin, et malgré cela vous n’avezrien appris ?

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— Il m’a été impossible de déterminer laresponsabilité.

— Y avez-vous mis toute votre intelli-gence ?

— Que voulez-vous dire ?

— Avez-vous réfléchi que, puisque Dupontest entré après votre retour à la maison, lecomplice qu’il a parmi vos domestiques estprobablement un de ceux qui étaient levés àcette heure-là. Qui étaient-ils ?

— Ils n’étaient que deux. Le valet de pied,Léon…

— Vous vous fiez à lui ?

— Pas tout à fait. Je le congédierai en par-tant, sans préavis.

— Attendez. Et l’autre ?

— Marthe, ma femme de chambre.

— Vous avez confiance en sa fidélité ?

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— Absolue. Elle est avec moi depuis des an-nées.

Lanyard prononça : « Ouvrez cette porte ! »d’un ton sec et si autoritaire que Liane De-lorme, instinctivement, obéit. La soubrette queLanyard avait vue dans la nuit descendant l’es-calier avec le flambeau allumé entra quelquepeu précipitamment, portant sur le bras unmanteau de soirée.

— Pardon, madame, murmura-t-elle. (Etelle s’arrêta. Son air ne trahissait aucune confu-sion.) J’allais justement frapper et demander simadame désirait que j’emballe ce manteau…

— Vous savez très bien que je vais en avoirbesoin, repartit Liane d’un ton menaçant.

— Oui, madame.

Marthe ébaucha une révérence et s’esquiva.Liane ferma la porte derrière elle et se rappro-cha du lit, tremblante de colère. Elle reprit enfrançais :

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— Vous croyez qu’elle écoutait ?

— Parlez anglais, s’il vous plaît ! fit Lanyardavec un léger haussement d’épaule.

— C’est difficile à croire, avoua Liane d’unair malheureux. Après tant d’années… J’ai étébonne pour celle-là aussi.

— Ah ! Eh bien, vous saurez du moins àprésent qu’elle mérite d’être surveillée. Vouscomptez la prendre avec vous ?

— J’y comptais, jusqu’ici. Nous noussommes disputées à ce sujet la nuit dernière.Je pense qu’elle a un amoureux ici à Paris, etqu’elle ne veut pas le quitter.

— Et vous pensez que Dupont ne sait riende votre intention d’aller en auto à Cherbourgaujourd’hui ?

— Non…

Découragée, Liane s’effondra sur son fau-teuil. Puis elle songea tout haut :

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— Maintenant je n’ose plus y aller. Maisquand même il le faut… Que faire ?

— Courage, petite sœur ! C’est moi qui aiune idée. (Liane leva un regard de muette in-terrogation.) Nous nous accordons à penser,j’imagine, que cette trahison est le fait deMarthe ou du valet de pied. (Elle acquiesça.)Fort bien. Ils courront donc le risque qu’uneautre perfidie peut nous avoir été préparée.

— Je ne comprends pas…

— Quelle voiture prendrez-vous pour cevoyage, cet après-midi ?

— Ma limousine pour vous et moi.

— Et Marthe ? Comment fait-elle le trajet ?

— Dans la voiture de tourisme, qui noussuit avec les bagages.

— Elle va vite, cette voiture de tourisme ?

— Très vite.

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— Maintenant dites-moi ce que vous savezdu chauffeur qui conduit la limousine.

— On peut avoir toute confiance en lui.

— Vous l’avez depuis longtemps à votreservice ?

La jeune femme hésita, détourna les yeux,se mordit la lèvre.

— Au fait, monsieur, dit-elle en hâte… C’estle garçon qui nous a menés dans les Cévennes.M. Monk m’a priée de le garder jusqu’à sonretour en France. Vous comprenez, il ne serapas longtemps absent… M. Monk… seulementquelques semaines. Ç’aurait été des frais in-utiles d’emmener Jules en Amérique pour sipeu de temps. Vous vous rendez compte ?

Sans sourciller Lanyard hocha gravement latête.

— Vous expliquez tout cela si bien, petitesœur. Et le chauffeur de la voiture de tou-risme ? Êtes-vous sûre de lui ?

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— Je le pense. Mais vous ne me dites pasce que vous avez dans l’idée.

— Simplement ceci. Au dernier momentvous vous déciderez à prendre Léon avec vous.Ne lui laissez que le temps d’emballer une va-lise. Inventez un prétexte pour qu’il nous suivedans la voiture de tourisme avec Marthe.

— Aucune difficulté à cela. C’est un ex-cellent chauffeur, Léon. Il m’a servie commechauffeur une année avant que je le prennedans la maison sur sa demande. Mais sil’homme que je comptais employer est indis-posé… et je veillerai à ce qu’il le soit… je puisdonner ordre à Léon de se charger de Martheet des bagages dans la voiture de tourisme.

— Parfait. Maintenant, à supposer que Du-pont soit bien renseigné, nous pouvons comp-ter qu’il n’entreprendra rien avant la nuit tom-bée. Pendant le jour on aperçoit à distance lespièges tendus sur les routes. Vers le soir donc,nous nous laisserons rattraper par la voiture

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de tourisme. Vous exprimez le désir de conti-nuer dedans, parce que… Enfin, vous trouve-rez un prétexte. En tout cas nous changeronsde voiture avec Marthe et Léon, laissant cedernier, mener la limousine tandis que Julesnous conduira. Quoi qu’il arrive, alors, nouspouvons être sûrs que la voiture de tourismefilera sans casse ; car, qu’ils soient de mècheavec Dupont ou non, Léon et Marthe ne sontque du menu fretin, et pas le gros poisson qu’ilveut ferrer.

— Mais Léon et Marthe ne vont-ils pas re-fuser de nous suivre ?

— Même s’ils ont des soupçons, ils suivrontpar curiosité, pour voir comment nous nous entirerons… Hé, petite sœur enfin retrouvée ?

— Mon cher frère ! s’écria Liane, profondé-ment émue, en lui décochant un regard irrésis-tible de ses yeux de violette. Quel cerveau degénie nous avons dans la famille !

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CHAPITRE XIX

SIX BOUTEILLES DE CHAM-PAGNE

Liane avait mené les choses avec vigueur etdécision. Il était plus près de trois heures quede quatre quand l’expédition pour Cherbourgquitta l’hôtel et sortit de Paris par la porte deNeuilly. La limousine menait le train avec cechauffeur modèle, Jules, au volant, aussi pim-pant, ferme et imperturbable que le jour où La-nyard l’avait vu pour la première fois à Nant.La voiture de tourisme suivait, conduite par levalet de pied Léon, médiocrement satisfait de

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se trouver promu à la dignité de chauffeur, sil’on en jugeait par son air plutôt maussade.

Il n’y avait rien à craindre dans Paris nidans la banlieue. Lanyard s’épargna la peine deregarder s’ils étaient suivis – ne doutant guèrequ’ils le fussent – et resta confortablement ins-tallé dans son coin aux côtés de Liane De-lorme.

Tout en bavardant du temps passé, ou setaisant volontiers, quand Liane retombait danssa songerie, il jetait fréquemment un coupd’œil approbateur sur Jules qui conduisait àmerveille. Aussi longtemps qu’il resterait auvolant, ils étaient en mains sûres.

Ce fut à Saint-Germain-en-Laye que La-nyard aperçut pour la première fois l’autogrise. Il n’y avait rien de particulièrement si-nistre dans l’aspect de cette longue voiture auvaste capot enfermant un moteur de grandepuissance. Mais elle se tenait suspectement aucoin d’une petite rue latérale, comme pour

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échapper aux regards. On pouvait s’étonner devoir arrêtée à la porte d’un débit de bas étageune auto de cette classe. Et, ce qui renseignaplus sûrement Lanyard, ce fut l’apparition dunabot à la figure chafouine, vu à Lyon, sur leseuil du débit, cigarette au bec et surveillant letrafic d’un œil ombragé sous la visière d’unecasquette crapuleuse.

Lanyard ne dit rien sur le moment, maisplus tard, quand un long ruban de route droitelui en fournit l’occasion, il vérifia ses soupçonsen regardant en arrière et vit l’auto grise quiflânait à deux bons kilomètres. La voiture detourisme menée par Léon se tenait à cinq centsmètres derrière la limousine.

Ces positions réciproques se maintinrentapproximativement durant les heures de jourde cette longue soirée, en dépit de l’allure queJules gardait en rase campagne. Lanyard, sur-veillant le compteur de vitesse, y lisait le plussouvent le 80 à l’heure.

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De ce train, on devait être à Cherbourg ouau paradis à minuit sinon avant. Toujours, bienentendu, pourvu que…

Les trois premières heures Léon maintintbien l’allure. Puis la nervosité le prit ou son en-durance physique baissa, il resta en arrière, etla voiture de tourisme fut par la suite rarementvisible.

On ne voyait guère plus, d’ailleurs, l’autogrise. Dupont prenait son temps, commel’avait prévu Lanyard, et ne tenterait rien avantla nuit.

Vers sept heures, ils dînèrent sur le pouce,des provisions prises à la bourriche qui, avecla cassette à bijoux de Liane enfermée dans unsimple sac de voyage, constituait tout le char-gement de colis sur la limousine. Lanyard fitpasser des sandwiches à Jules, qui mangeaittout en conduisant à une vitesse folle, et quiavec la même nonchalance redoutable but unverre de champagne. Puis il trouva moyen d’al-

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lumer une cigarette et témoigna sa béatitudeen faisant grimper peu à peu l’aiguille ducompteur jusqu’au 100 à l’heure.

À huit heures ils traversaient Lisieux, à troiscents kilomètres de Paris.

Lanyard fit un calcul mental.

— Il fera clair jusqu’après neuf heures, an-nonça-t-il à Liane. À ce moment-là nous au-rons dépassé Caen.

— Je comprends, dit-elle froidement. Cesera donc alors après Caen.

— Probablement.

— Encore une heure de tranquillité ! (Elleétouffa un bâillement). Cette vitesse me berce.Je pense que je vais faire un petit somme.

Calmement, elle disposa les oreillers, posases jolis pieds sur la cassette à bijoux et, dé-tournant sa figure de Lanyard, s’endormit.

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« Il me semble, se dit-il, que le monde estencore plus riche en femmes extraordinairesqu’en hommes remarquables. »

Un crépuscule lilas rivalisait avec les réver-bères de Caen lorsque la limousine traversa laville à une allure modérée. Lanyard profita del’occasion pour conférer avec Jules par la fe-nêtre.

— Après avoir dépassé la ville, lui dit-il,nous arrêterons juste au delà du premier tour-nant favorable, de façon qu’on ne puisse nousvoir avant de virer à ce tournant. Retirez-vousau bord de la route et… je pense qu’il seraitconvenable d’avoir une petite panne.

— Très bien, monsieur, répondit Jules sanstourner la tête.

Puis il ajouta d’un ton respectueux :

— Pardon, monsieur, mais… ce sont lesordres de madame ?

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— Si madame n’est pas de cet avis, fit La-nyard agacé, elle vous le dira.

— Parfaitement, monsieur. Et… si je puisme permettre de le demander… de quoi s’agit-il ?

— Je présume que vous tenez plus oumoins à votre peau ?

— Énormément.

— Mlle Delorme et moi sommes atteints dela même maladie. Nous voulons sauver nosvies, et nous aurons plaisir à sauver la vôtre enmême temps !

— C’est tout à fait aimable de votre part.Mais est-ce tout ce que je dois savoir ?

— Si cela peut vous intéresser, voici : dansune auto grise qui nous a suivis depuis notrepassage à Saint-Germain, se trouve l’individuqui a assassiné M. le comte de Lorgues dans lerapide de Lyon, et qui a tenté la nuit dernièred’assassiner Mlle Delorme.

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— Et je suppose que par-dessus le marché iln’hésiterait pas à nous prendre pour victimes,ce soir ?

— J’ai bien peur que vous n’ayez raison…

— Si vous projetez de mettre un frein à sesambitions, monsieur, j’ai un revolver et je saism’en servir.

— Je ne pense pas que vous en ayez besoinencore, mais tenez-le sous la main. Notre planactuel est simplement de changer de voitureavec Léon et Marthe. L’auto grise nous dé-passera et continuera avant que nous n’ayonseffectué le changement. Puis vous, mademoi-selle et moi suivrons dans la voiture de tou-risme, les autres dans la limousine. S’il y a unpiège, comme nous avons toute raison de l’at-tendre, la voiture de tourisme passera au tra-vers… ou du moins nous l’espérons.

— Ah ! fit Jules. Marthe et Léon sont ausside la sale combine ?

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— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

— Ce que vous venez de me dire, rappro-ché de ce que j’ai déjà remarqué et que je necomprenais pas.

— Alors, vous croyez que ces deux-là…

— Marthe et Léon, prononça Jules avec dé-cision, sont deux très mauvais échantillons, sivous voulez que je vous dise. Je ne verserai pasune seule larme s’il leur arrive ce soir du vilaindans cette bagnole.

Il n’eut pas le temps de développer les rai-sons de son opinion. On sortait des faubourgsde Caen. Providentiellement le premier tour-nant sur la route de Bayeux offrait un bon en-droit pour se dissimuler à ceux qui venaientde la ville. Le virage effectué, Jules coupa l’al-lumage et freina court le long d’une rangéede hangars. Dès que les roues eurent cessé detourner, Lanyard sauta à terre, où Jules le re-joignit presque aussi vite.

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— À présent votre panne, ordonna La-nyard. Rien de sérieux, vous entendez… sim-plement un réglage pour justifier quelques mi-nutes de retard et donner motif à notre impa-tience.

— J’avais déjà saisi la première fois quevous me l’avez expliqué, répartit Jules, en sou-levant un volet du capot.

Lanyard s’en alla au milieu de la route et fitsigne à la voiture de tourisme quand elle viraau tournant, quelques minutes plus tard, à unevitesse telle que Léon ne put stopper qu’à cin-quante mètres au delà de la limousine. Le valetsauta à bas et, suivi de la femme de chambre,revint en courant, mais avant d’atteindre la li-mousine, il fut obligé de faire un bond de côtépour éviter l’auto grise qui, à toute allure, pritle virage sur deux roues, puis se redressa etpassa dans un nuage de poussière, en pétara-dant comme une mitrailleuse.

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Lanyard compta quatre personnes, deuxsur le siège de devant, deux dans l’intérieur. Cefut tout ce que la vitesse et le jour tombant luipermirent de distinguer.

En regardant le feu arrière, il crut remar-quer que l’auto grise ralentissait.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, mon-sieur ?

Le valet Léon était à son côté. Lanyard ré-pliqua par le signe bref d’un automobiliste em-bêté.

— Quelque chose… Jules vous le dira, fit-ilbrièvement. En attendant, Mlle Delorme et moiavons décidé de ne pas attendre. Nous n’avonspas de temps à perdre. Nous allons prendrevotre voiture et continuer.

— Mais, monsieur, je… commença Léon.

Le ton tranchant de Liane Delorme inter-vint :

— Eh bien, Léon, qu’avez-vous à objecter ?

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— À objecter, madame ? bégaya l’homme.Pardon… Je n’ai rien à objecter.

— Alors, apportez ma cassette à bijoux…Marthe vous la montrera… jusqu’à la voiturede tourisme.

— Oui, madame… Tout de suite.

— Et aussi la bourriche à provisions, s’ilvous plaît, dit Lanyard.

— Bien, monsieur.

Léon alla vers la limousine, où Marthe le re-joignit, tandis que Lanyard et Liane Delormes’avançaient vers la voiture de tourisme.

— Mais que voulez-vous donc faire de cettebourriche, monsieur ?

— Chut, petite sœur ! Votre frère penseavoir encore une idée.

— Alors Dieu me garde de le troubler.

Ployant sous le poids, Léon prit sur sonépaule la cassette à bijoux et la transporta à la

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voiture de tourisme, où Liane la fit caser par-mi les bagages. Un second voyage, moins la-borieux, leur amena la bourriche. Lanyard pro-nonça un vague remerciement, et appela Jules,qui s’affairait toujours près du moteur de la li-mousine, à la clarté d’une lampe de poche.

— Venez, Jules ! Laissez, Léon fera le né-cessaire.

— Fort bien, monsieur.

Jules gagna la voiture de tourisme et se mitau volant. Liane Delorme occupait la place àcôté de lui. Lanyard s’était établi dans l’inté-rieur parmi l’amoncellement des bagages.

— Combien de temps, Jules, faudra-t-il àLéon ?…

— Cinq minutes, monsieur, sans se presser.

— Alors, dépêchons-nous.

Ils s’éloignèrent de la limousine si rapide-ment qu’au bout de trente secondes ses pharesseuls repéraient sa position.

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Lanyard consulta le cadran phosphorescentde sa montre. L’opération n’avait guère prisplus de trois minutes.

Liane se retourna pour parler par-dessus ledossier de son siège.

— Quelle heure est-il, monsieur ?

— Neuf heures dix. Dans une heure environla lune se lèvera.

— Ce sera donc pendant cette heure d’obs-curité…

Une courbe de la route fit disparaître lesfeux stationnaires de la limousine. Il n’y avaitpas de feu arrière en vue sur la route devanteux. Lanyard toucha Jules à l’épaule.

— Éteignez vos feux, dit-il… tous. Puistrouvez un endroit où vous puissiez vousmettre de côté et attendre que Léon et Marthenous dépassent.

Soudainement aveugle, l’auto continua des’avancer lentement, sur quelques cents

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mètres. Alors Jules repéra l’entrée d’un cheminétroit couvert d’une voûte de feuillage, la dé-passa, stoppa, et s’y engagea en marche ar-rière.

Au bout de quelques minutes, le bruit dumoteur de la limousine commença à se déta-cher sur le silence de la campagne endormie.Un faisceau de clarté blanche jaillit de lacourbe, décrivit un arc de cercle tandis que lesphares eux-mêmes devenaient visibles, et ba-laya horizontalement la route quand la voiturepassa à toute vitesse.

— Évidemment Léon se sent perdu sansnous, commenta Lanyard. Allez-y, Jules, ga-zez !… Suivez son feu arrière et mettez l’échap-pement libre. Sauriez-vous vous passer dephares un moment ?

— J’ai conduit une ambulance pendantquatre ans, monsieur.

L’auto bondit sur la grand’route. Jules s’yconnaissait, et il menait comme en plein jour.

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Mais pour Lanyard et Liane Delorme, lancéssur une route invisible, près de 80 à l’heure,sans autre guide que l’œil rouge du lointain feuarrière de la limousine, ce fut un moment pé-nible.

Et cela dura une demi-heure…

Ils dévalèrent une longue côte avec tour-nant brusque en bas, comme ils le surent dufait que l’œil rouge venait de s’éclipser, quandquelque part en avant retentit un craquementgrinçant, le bruit d’un fort câble qui se romptdans un fracas de verre cassé.

— Doucement, avertit Lanyard… Et apprê-tez-vous à rallumer !

Avertissement superflu. Jules avait déjà dé-brayé. Emportée par son poids, la voiture dé-passa le tournant, lentement, sans bruit. Sousl’effort de ses freins, elle s’arrêta sur une des-cente rapide mais courte, et resta comme unanimal prêt à bondir, ronronnant tranquille-ment.

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Plus bas, au pied de la côte, les pharesd’une autre voiture, qui se tenait à quelque dis-tance et sur la droite de la route, illuminaientla scène de la catastrophe.

Un obstacle, de nature pour l’instant mys-térieuse, avait dû faire perdre à Léon la di-rection de la lourde voiture, qui avait déviédans le fossé où elle s’était renversée. Quatrehommes, silhouettes de cauchemar dans leurscache-poussières et avec leurs grosses lu-nettes, s’affairaient autour de l’épave. Deuxd’entre eux aidaient le chauffeur à en sortir,deux autres accomplissaient galamment lemême service pour la femme de chambre,échevelée et furieuse. Mais, de toute évidence,ni l’un ni l’autre n’était blessé.

Lanyard attira l’attention de ses compa-gnons sur une ligne noire et sinueuse qui gisaittelle qu’un serpent mort sur la surface éclairéede la route. Liane Delorme, haletante, deman-da :

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— Qu’est-ce que c’est ?

— Un vieux truc, expliqua Lanyard, un filde fer tendu entre deux arbres diagonalementen travers de la route, à la hauteur du pare-brise. L’élan de la limousine l’a rompu, maispas avant qu’il n’eût fait dévier l’auto vers lefossé, en arrachant le volant des mains duchauffeur.

Il caressa le revolver que Jules lui avait ten-du, retira le cran de sûreté et dit :

— Maintenant avant qu’ils ne se ressai-sissent, Jules… mettez-en tant que vous pour-rez.

Jules relâcha les freins et, passant en qua-trième vitesse, appuya fortement sur l’accélé-rateur. Il faisait quatre-vingt-dix à l’heure enarrivant à la hauteur du groupe. Une vision defigures effarées, le cri d’effroi d’un homme ef-fleuré par le garde-boue… et il n’y eut plus de-vant eux que la nuit de la route libre. Julesalluma les phares et mit l’échappement libre.

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Dominant la pétarade, Lanyard crut entendrele crépitement d’une fusillade. Quelqu’un avaitouvert le feu avec un pistolet automatique…Simple gaspillage de munitions…

L’allure était terrifiante sur cette routedroite. De chaque côté les peupliers simulaientles madriers disjoints d’une formidable palis-sade en déroute. Et malgré cela, bien avant lepremier tournant, Lanyard, qui regardait en ar-rière à genoux sur le siège et les bras croiséssur la capote repliée, vit les deux yeux blancsde l’auto grise arriver en ligne et prendre lachasse. C’était de la besogne rapide.

Il se traîna jusqu’à l’avant et avertit Jules :

— Ne ralentissez pas sans y être obligé, ilne faut pas leur céder un centimètre.

De retour à son poste d’observation, il guet-ta les phares, tandis que la voiture s’élançaitdans la nuit par les montées et les descentes,traversant en bolide villages et hameaux. Lalune se leva et fit de la route un fleuve de lait et

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d’encre. Mais à mesure que les minutes s’écou-laient et que les kilomètres se succédaient, tou-jours les feux de l’auto grise, perdus de vue detemps à autre, réapparaissaient avec un éclatplus vif, et Lanyard dut se rendre à l’évidencequ’ils se rapprochaient lentement mais sûre-ment.

La malchance les attendait dans les ruesd’une petite ville, de nom inconnu à Lanyard,où une auto surgit à l’improviste d’une rue la-térale et leur coupa la route. Le frein de se-cours les sauva d’une collision. Mais il n’y avaitpas dix centimètres entre les deux voituresquand l’auto de tourisme stoppa net, et on per-dit plusieurs minutes à se dégager.

Moins de deux cents mètres séparaientpoursuiveurs et poursuivis quand ils s’élan-cèrent de nouveau à travers champs. Et mètrepar mètre la distance diminuait inexorable-ment.

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Sur le siège à côté du chauffeur de l’autogrise un homme se dressa et, s’appuyant surle pare-brise, leva un revolver. Une balle fit untrou net dans le pare-brise entre les têtes deLiane Delorme et de Jules. Liane se recroque-villa et Jules se coucha sur le volant. Lanyardprit son revolver et attendit pour tirer à coupsûr.

Mais il se tourna vers la bourriche aux pro-visions et l’ouvrit. Liane l’avait garnie copieu-sement. Au fond du panier se trouvaient sixbouteilles de champagne dont quatre non enta-mées. Lanyard les transporta au siège arrière…et s’aperçut que l’auto grise n’était plus qu’àcinquante mètres de sa proie. Lancée à plus decent à l’heure, elle n’oserait faire un détour.

La première bouteille vide éclata sur le cô-té, la seconde en plein entre les roues d’avant.Il prit la première bouteille pleine par le goulotet la soupesa, mais dut faire un plongeon carune volée de coups de feu le salua. À la pre-

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mière accalmie il se leva et lança la bouteillecomme on lance une grenade. Elle éclata sousla plus proche roue avant de l’auto grise, maissans autre effet que de provoquer une nouvellefusillade.

La quatrième bouteille s’égara, mais la cin-quième explosa à quinze mètres en avant de laroue droite et ses fragments hérissés percèrentà fond le pneu. À l’instant de la détonation,l’auto grise fit un écart comme un cheval effa-ré qui dévie de sa route, pour aller donner enplein dans un bouquet d’arbres. L’écrabouille-ment qui suivit fut pareil à la détonation d’ungros obus. L’ombre profonde sous les arbresmasqua la tragédie. Lanyard vit le rais desphares se cabrer avant de s’éteindre brusque-ment.

Il se tourna et cria dans l’oreille de Jules :

— Ralentissez ! Prenez votre temps ! Ils ontleur compte !

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Liane Delorme quittant la position incom-mode qu’elle avait dû prendre, considéra d’unœil incrédule la route déserte sous la lune.

— Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

Lanyard eut un geste vague :

— … Ils ont essayé de grimper à l’arbre, ré-pliqua-t-il d’un ton apitoyé.

Et se laissant aller sur le siège de derrière ilfit sauter le bouchon de la dernière bouteille dechampagne.

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CHAPITRE XX

LES SYBARITES

Lanyard dut reconnaître que Liane Delormeavait bien placé sa confiance dans les talentsde Jules. Quand la voiture de tourisme fit surun quai de l’avant-port de Cherbourg, un arrêtqui devait être pour ses passagers le dernier dela nuit, on piquait le quart de minuit à bord desnombreux navires entassés dans les bassins duport de commerce ou mouillés en rade entreles jetées de granit et le lointain rempart de laDigue.

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Jules n’était pas disposé à se voir frustrédes éloges qu’il avait bien mérités. Comme iln’en recevait pas en ascendant de son siègepour s’étirer voluptueusement, il s’exclama :

— Je veux le proclamer à toute la terre : çac’était voyager !

— Et maintenant que vous l’avez proclamé,suggéra Liane Delorme, vous voudrez bienavoir l’obligeance de faire savoir aux stewardsque nous attendons.

Jules salua, fit demi-tour ainsi qu’un auto-mate, et s’éloigna allègrement.

Lanyard ne chercha pas à savoir où il allait.Condamné à suivre Liane Delorme jusqu’aubout de ce chapitre d’intrigue, il attendait lesévénements avec tranquillité. Il ne se souve-nait de Cherbourg que pour s’y être embarquéétant gamin, sous la conduite d’un malfaiteurendurci et avec la police à leurs trousses. Maisà supposer que Liane eût retenu leurs passagespour New-York, par un bateau Cunard, ou un

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des White Star qui font escale à Cherbourg,venant de Southampton, il s’attendait présen-tement à s’embarquer sur un remorqueur et àêtre transbordé sur l’un des paquebots dont leslumières se voyaient en rade. En attendant, ilgoûtait une satisfaction paresseuse.

Appuyé contre l’auto, auprès de Liane quimanifestait une impatience trépidante, La-nyard aspirait l’air salin, le regard perdu dansl’enchevêtrement des mâts, des cordages etdes cheminées silhouettés sur le ciel blanc delune. La tranquillité régnait sur le quai. Au loinun treuil dévidait sa chaîne. Plus près unepompe chuintait en crachant l’eau avec unbruit monotone. Des bars situés de l’autre côtéde la chaussée montaient de vagues boufféesde rires et la plainte d’un accordéon. Les pasd’un veilleur, ou peut-être d’un sergent de villeéveillaient des échos solitaires. En l’air les arcsélectriques projetaient leur clarté immobile etdécoupaient des ombres sur le pavé.

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Dupont, la route de Paris, semblaient lescréations d’un songe lointain.

L’impatient tapotement d’un petit souliercontinuait à trahir l’humeur de Liane. Mais ellese taisait. Discrètement Lanyard bâilla. EnfinJules, escorté de trois hommes aux vestesblanches et à la démarche traînante, surgitentre deux montagnes de caisses, et annonça :

— Tout est prêt, madame.

Lanyard acquiesça sèchement, surveilla uninstant les stewards qui s’attaquaient aux ba-gages, vit enlever sa cassette à bijoux, et suivitle porteur. Lanyard marchait à côté d’elle.Jules resta près de la voiture.

Le steward s’enfonça dans un dédale de bal-lots, tourna un coin, s’élança sur une passerellequi aboutissait au pont principal d’un petit ba-teau à vapeur, si élégant et aux cuivres sibrillants que Lanyard ne put y voir un vulgaireremorqueur et s’imagina que c’était une ve-dette de louage. Il lui parut singulier de ne pas

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voir d’autres passagers sur le pont. Mais peut-être Liane et lui étaient-ils les premiers arri-vés à bord. D’ailleurs, ils ne devaient pas par-tir avant le matin, d’après ce qu’elle avait dit.Il appréhenda une attente fastidieuse avant degagner sa cabine. Il remarqua aussi sur uneceinture de sauvetage le nom de Sybarite, etpensa que c’était un drôle de nom pour un ba-teau de la marine de commerce. Puis ayantdescendu par un large capot d’échelle, il setrouva dans l’un des plus beaux salons qu’il eûtjamais vus, un appartement qui, en dehors deses concessions à l’architecture maritime, eûtfait honneur à un hôtel de Park Lane ou de laCinquième avenue.

Lanyard s’arrêta court, la main sur la ramped’acajou.

— Dites, Liane ! Ne nous sommes-nous pasfourvoyés ? Ceci n’est pas un remorqueur, pasplus qu’un transatlantique.

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— Je l’espère bien. Vous ai-je promis un re-morqueur ou un transatlantique ? Mais non. Jene pense pas vous avoir dit sur quel genre debateau nous nous embarquerions pour l’Amé-rique. Vous ne me l’avez jamais demandé.

— C’est juste, petite sœur. Mais vous auriezpu m’avertir. Nous voici sur un yacht particu-lier.

— Vous êtes déçu ?

— Je ne veux pas dire cela…

— C’est le petit bateau d’un excellent ami,monsieur, qui me permet généreusement…Mais patience ! Vous serez vite renseigné.

Lanyard répliqua en lui-même : « Je le croisbien ! »

Une porte s’était ouverte dans la cloison ar-rière, et deux hommes étaient entrés. Dans levisage de l’un, vêtu en officier de marine, il re-connut le masque tragi-comique du soi-disantM. Whittaker Monk. À son côté s’épanouissait

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la physionomie bénigne et intelligente deM. Phinuit, qui semblait fort à son aise dans laveste bleue et le pantalon de flanelle blanchedu yachtman amateur de rang moyen…

Ce dernier adressa un signe de tête bien-veillant à Lanyard, tandis que Monk, avec unempressement marqué, s’avançait droit versLiane Delorme et s’inclinait profondément surla main qu’elle lui tendait d’un air langoureux.

— Ma chère amie ! dit-il d’une voix sonore.Une heure de plus et j’aurais commencé àm’inquiéter à votre sujet.

— Vous auriez eu raison, monsieur. Il n’y apas deux heures que j’ai échappé à la mort… etcela pour la seconde fois en un seul jour… etgrâce uniquement à monsieur que voici.

Monk consentit à s’apercevoir de la pré-sence de Lanyard, et aussitôt lui adressa unprofond salut, qui lui fut ponctuellement rendu.Ses sourcils se haussèrent jusqu’aux racines deses cheveux.

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— Ah ! ce bon monsieur Duchemin.

— Mais non ! dit Liane en riant. La ressem-blance est grande, il est vrai. J’admets mêmeque, si Paul laissait pousser sa barbe, elle seraitextraordinaire. Mais… permettez-moi, capi-taine Monk, de vous présenter mon frère, PaulDelorme.

Les sourcils dociles de Monk exprimèrentune pluralité d’émotions. Il tendit cordialementla main.

— Votre frère, mademoiselle ? Je suis en-chanté, monsieur Delorme, d’accueillir à borddu Sybarite, le frère de votre charmante sœur.

Lanyard abandonna mollement les doigts àson étreinte.

— Votre accueil me charme, capitaineMonk… Je crois que j’ai entendu Liane vousappeler capitaine ? (Le capitaine acquiesça.)Capitaine Whittaker Monk ? (Autre inclinaison.Lanyard regarda Liane.) Excusez-moi si je vous

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parais étonné, mais je croyais que vousm’aviez dit que M. Whittaker Monk s’était em-barqué pour l’Amérique il y a une semaine.

— Et c’est exact, reprit aimablement le ca-pitaine, tandis que Liane confirmait son direpar des signes de tête répétés et appuyés.M. Monk, le propriétaire, est mon cousin ger-main. Le sort m’a été moins favorable dansce bas monde. C’est pourquoi vous me voyezsimple patron du yacht de mon riche cousin.

— Et vos deux noms sont les mêmes ?…Vous êtes tous les deux des Whittaker Monk ?

— C’est un nom répandu dans notre fa-mille, monsieur.

Lanyard eut un hochement de tête pénétréd’admiration.

Phinuit s’était rapproché de lui, et lui ten-dait la main à son tour, avec une bonhomie queLanyard trouva plus engageante que les poli-tesses gourmées de Monk.

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— Tout cela est paroles d’évangile, mon-sieur Lanyard. Et moi je m’appelle en réalitéPhinuit, et je suis secrétaire intime deM. Monk. Voyez-vous, le propriétaire a étérappelé d’urgence à New-York, la semaine der-nière, et s’est embarqué à Southampton, ennous laissant ramener son joli petit bateau enAmérique.

— Voilà qui explique tout.

— Eh bien, en tout cas, je suis heureux devous rencontrer à visage découvert. J’ai beau-coup entendu parler de vous, et… si cela vousintéresse… vous m’avez fait beaucoup rêver.

— À ce propos, monsieur Phinuit, je vous aiconsacré aussi quelques pensées.

— Oh, probable. Et maintenant, si made-moiselle y consent, nous allons passer dans lacabine du capitaine, où nous pourrons causerplus à l’aise. Nous avons besoin de savoir destas de choses que vous seul pouvez nous dire…

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et je parie que vous boiriez volontiers quelquechose. Hein ?

— Mais je vous assure, monsieur, que jetrouve votre réception suffisamment rafraî-chissante.

— Bah, dit Phinuit, momentanément maistrès légèrement décontenancé, vous vous êtesrendu singulièrement utile… vous savez… jeveux dire, par rapport à mademoiselle.

— Utile ? interrogea poliment Lanyard.

— Utile, s’exclama Liane Delorme, c’estbien peu dire pour un homme qui m’a deux foissauvé la vie ! (Indignée elle passa la porte paroù Monk et Phinuit étaient venus l’accueillir.Deux saluts cérémonieux invitèrent Lanyardà la suivre. Monk et Phinuit fermèrent lamarche.) Oui, reprit la jeune femme, c’est pardeux fois qu’il me l’a sauvée !

— Au même endroit ? demanda candide-ment Phinuit, en fermant la porte.

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— Mais non ! D’abord dans mon hôtel à Pa-ris, ce matin, et de nouveau cette nuit sur laroute en venant à Cherbourg. La dernière foisil a sauvé en outre sa vie propre, et celle deJules.

— Ce n’est rien, dit le modeste héros.

— Ce n’est rien ! répéta Liane tragique-ment. Vous me sauvez la vie par deux fois etlui, il appelle cela « utile », et vous, vous ditesque ce n’est « rien ». Mon Dieu, cette langueanglaise est vraiment ridicule !

— Mais si vous voulez me raconter… sug-géra Monk, en disposant pour elle une chaise àune petite table sur laquelle s’étalait un appé-tissant souper froid.

Lanyard remarqua qu’il y avait des placesmises pour quatre. On l’avait donc attendu.Ou bien avait-on destiné la quatrième place àJules ? Il inclinait à la première hypothèse. Ilsemblait hautement probable que Liane devaitavoir télégraphié ses intentions avant de quit-

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ter Paris. C’était même quasi certain. Ni Monkni Phinuit n’avaient trahi la moindre surpriseen voyant Lanyard.

Spacieuse, meublée avec une riche sobrié-té, pleine de goût dans tous les détails, la ca-bine du capitaine était non moins sybaritiqueque le salon du Sybarite. Une chambre à cou-cher et une salle de bains particulière y atte-naient. Son salon ou bureau privé offrait uneatmosphère studieuse. Une bibliothèque auxbelles reliures ornait les murs, avec des ta-bleaux de marines signés de maîtres mo-dernes : Lanyard savait reconnaître la bonnepeinture. Le secrétaire du capitaine était enacajou massif. Le tapis de Perse était d’unebeauté rare.

Monk suivait avec malice l’œil observateurde Lanyard.

— Je suis bien logé, n’est-ce pas ? fit-il tran-quillement, dans une intervalle du récit dra-

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matique de Liane, laquelle était bien forcée des’arrêter parfois pour respirer.

— Je vois que vous n’avez pas trop à vousplaindre, répondit Lanyard avec un sourire.

Le capitaine acquiesça, mais une ombregrave envahit son visage. Il poussa un soupirde résignation philosophique.

Liane qui avait repris haleine acheva sonrécit et entama le panégyrique de Lanyard.

— Regardez-le donc, assis là, comme indif-férent à tous ces détails !

— Vous croyez ? commenta Phinuit. Illaisse dire simplement. Mais en lui-même, il aconscience de sa valeur. Pas vrai, Lanyard ?

— Mais naturellement, fit Lanyard en lan-çant à Phinuit un regard de gratitude. Celase comprend. Mais ce qui m’intéresse surtoutpour le moment, c’est la question : « Qui estDupont, et pourquoi a-t-il agi ? »

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— Je pense pouvoir répondre à cette ques-tion, monsieur, dit Liane Delorme. Maisd’abord je prierais le capitaine Monk de mettredes sentinelles pour veiller à ce que personnene monte à bord avant l’appareillage.

— C’est regrettable que vous n’y ayez paspensé plus tôt, observa Phinuit avec une ironieamicale. Mieux vaut tard que jamais, évidem-ment, mais enfin…

Monk n’avait pas bougé. La femme s’adres-sa directement à lui :

— Mais, je vous assure, monsieur, que j’aipeur, je suis terrifiée en songeant à cet indivi-du ! Je ne dormirai pas tant que je ne serai passûre qu’il n’a pas réussi à se cacher à bord…

— Soyez tranquille, mademoiselle, ditMonk. Ce que vous me demandez est déjà fait.J’ai donné des ordres dans ce sens sitôt reçuvotre télégramme ce matin. Vous n’avez rien àcraindre.

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— Dieu soit loué ! soupira Liane, qui trouvaaussitôt un autre sujet d’inquiétude. Mais voshommes, capitaine Monk, vos officiers et votreéquipage, êtes-vous bien sûr d’eux ?

— Absolument !

— Vous n’avez pas engagé d’hommes ici àCherbourg ? demanda Lanyard.

Monk remua les sourcils pour signifier quela question était ridicule.

— Pas si bête, ajouta-t-il.

— Mais on peut les avoir corrompus pen-dant qu’ils étaient ici au port, insista Liane.

— N’ayez pas peur. J’ai pris toutes les pré-cautions contre toute anicroche à nos plans. Siquelque chose tourne mal à présent, ce ne serapas ma faute.

— Ce sera le doigt de Dieu, déclara Phinuit,un des risques inévitables de l’affaire.

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— L’affaire ! répéta Liane avec mépris. Jevous assure que je souhaite en avoir fini avec« l’affaire ».

— Et nous tous de même, lui assura Phinuitsans s’émouvoir.

— Mais qui est Dupont ? réitéra Lanyardobstinément.

— Un apache, monsieur, répondit Lianetristement. Un chef d’apaches.

— Me voilà bien renseigné.

— Patience. Je vous dis ce que je sais. Jel’ai reconnu ce matin quand vous vous êtesbattu avec lui. Il se nomme Popinot.

— Ah !

— Pourquoi dites-vous « ah », monsieur ?

— Il y avait un Popinot à Paris de montemps. On le surnommait le Prince desapaches. Il est mort guillotiné.

— Dupont est son fils.

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— Voilà un point d’acquis. Et maintenant,voici ma seconde question, Liane. PourquoiDupont ?… Pourquoi Dupont-Popinot, a-t-ilassassiné de Lorgues ? Pourquoi a-t-il tentéd’assassiner Mlle Delorme ? Pourquoi a-t-ilvoulu nous empêcher d’arriver à Cherbourg ?

— Je vais vous proposer trois devinettes,offrit aimablement Phinuit. Mais je vous aver-tis que si vous n’y répondez pas, vous perdrezmon estime pour toujours. Et pour vous mon-trer quel beau joueur je suis, je vais vous poserquelques questions préliminaires. Pourquoi Po-pinot a-t-il entrepris cette petite affaire deMontpellier-le-Vieux ? Pourquoi a-t-il essayéde se débarrasser de vous quelques jours plustard ?

— Parce qu’il voulait voler les bijoux deMme de Montalais, je suppose.

— Je savais que vous devineriez.

— Vous admettez donc que vous avez lesbijoux ?

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— Pourquoi pas ? interrogea froidementPhinuit. Nous avons pris assez de peines pourles acquérir, ne trouvez-vous pas ? Nous pre-nons assez de peines pour nous en débarras-ser, n’est-ce pas ? Vous n’allez pas nous croireassez idiots pour vous faire perdre votretemps.

Son imperturbable impudence était si ré-jouissante que Lanyard éclata de rire. Puis, setournant vers Liane, il lui adressa une grave in-clination de la tête.

— Mademoiselle ; vous avez tenu votrepromesse. Merci beaucoup.

— Holà ! s’écria Phinuit. Quelle promesse ?

— M. Lanyard désirait que je lui fasse unefaveur, expliqua Liane, retrouvant sa belle hu-meur, en retour de m’avoir sauvée des griffesde Popinot ce matin, il m’a priée de l’aider à re-trouver les bijoux de Mlle de Montalais. Il pa-raît qu’il est, lui, ou André Duchemin, accuséd’avoir volé ces bijoux. C’est donc un point

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d’honneur pour lui de les retrouver et de lesrestituer à Mlle de Montalais.

— Il vous a dit ça ? interrompit Monk, éli-minant soigneusement de son ton la raillerieimpliquée dans ses paroles mêmes.

— Mais sûrement. Et que pouvais-je faire ?Il parlait si sérieusement que j’en ai été tou-chée. Considérez, d’ailleurs, à quel point je suisson obligée. J’ai donc promis de faire de monmieux. Et voilà ! Je l’ai amené aux bijoux. Lereste vous regarde. Êtes-vous satisfait de la fa-çon dont j’ai tenu parole, monsieur ?

— Je ne vois pas trop comment il ne seraitpas satisfait, commenta Phinuit non sansquelque aigreur.

Lanyard s’adressa à Liane :

— Dois-je comprendre que les bijoux sontsur ce navire ?

— Dans cette chambre.

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Lanyard se redressa sur sa chaise et inspec-ta la pièce. Phinuit ricana et consulta Monk duton dont on parle à un égal.

— Dites, capitaine. Ne croyez-vous pas quenous devrions être francs avec M. Lanyard ?C’est un garçon charmant… Et voyez tous lesservices qu’il nous a rendus.

Monk fronça les sourcils pour réfléchir.

— Je suis tout à fait de votre avis, Phin,prononça-t-il enfin, d’un ton d’augure.

— Il est évident qu’il veut ces bijoux, qu’ilcompte les découvrir. Connaissez-vous unmoyen de l’empêcher de réaliser ses inten-tions ?

Monk remua lentement la tête de droite àgauche.

— Aucun.

— Alors vous êtes d’accord avec moi quecela nous épargnerait à tous beaucoup de tra-

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cas de les lui laisser prendre sans plus de céré-monies ?

En guise de réponse, Monk se pencha et ou-vrit tranquillement une fausse porte qui simu-lait une série de tiroirs à l’un des côtés de sonsecrétaire. Lanyard ne put voir le coffre encas-tré à l’intérieur, mais il entendit cliqueter lacombinaison sous les longs doigts osseux deM. Monk. Finalement celui-ci se redressa, ensoulevant entre ses mains une cassette d’acier,qu’il déposa sur le bureau, et ouvrit avec unedes clefs de son trousseau de poche.

— Voilà, annonça-t-il avec un geste déta-ché.

Lanyard se leva et se tint penché sur le bu-reau, examinant le contenu de la cassette. Lasplendide collection de pierres précieuses pa-raissait correspondre exactement à la liste qu’ilavait retenue et aux descriptions fournies parÈve de Montalais.

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— Je crois que c’est bien cela, dit-il paisi-blement, en refermant la boîte dont le pêne au-tomatique claqua.

— Qu’en dites-vous, cher frère ?

— Que votre dette envers moi est ample-ment payée, Liane. Mais, messieurs, une ques-tion. Sachant que je suis déterminé à restituerces bijoux à leur propriétaire, pourquoi cette li-béralité ?

— Cartes sur table, dit Monk. C’est le seulmoyen de traiter les gens comme vous.

— En d’autres termes, interpréta Phinuit,vous avez sous la main la preuve de notrebonne foi.

— Et qui m’empêche d’aller à terre avec ce-ci tout de suite ?

— Rien, dit Phinuit.

— Mais c’est trop fort !

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— Rien, expliqua Phinuit, que votre proprebon sens.

— Ah ! dit Lanyard… Ah !

Et il les regarda tour à tour.

Monk fit prendre à ses sourcils un angle ex-primant le sérieux et la sincérité.

— L’ennui est, monsieur Lanyard, dit-il d’unton persuasif, qu’ils nous ont tellement coûté,ses bijoux, en temps, en argent et en peines,que nous ne saurions guère rester tranquille-ment à vous regarder partir avec eux, sans direun mot pour sauvegarder nos intérêts. Je doisdonc vous avertir, dans l’esprit le plus ami-cal. Si vous réussissez à vous évader du Syba-rite avec les bijoux, comme vous le pourriezfort bien, je me verrai obligé en qualité de ci-toyen respectueux des lois, de prévenir la po-lice qu’André Duchemin est en « liberté avecson butin du château de Montalais. Et je necrois pas que vous iriez bien loin, alors, ouque vous trouveriez beaucoup de créance en

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racontant cette histoire fantastique, que vousavez l’intention de les restituer. Vous rendez-vous compte ?

— Nettement ! Si, cependant, je laisse lesbijoux ici et porte plainte contre vous à la po-lice… ?

— Pour faire cela il faudrait aller à terre.

— Serait-ce que je dois me considérercomme votre prisonnier ?

— Oh ; Dieu, non ! repartit le capitaineMonk, peiné par la brutalité de ces paroles audelà de toute expression. Mais je souhaite quevous répondiez favorablement à notre invita-tion d’être notre hôte honoré durant le voyageà New-York. Vous ne voulez pas ? Ce serait siaimable de votre part.

— J’ai le regret de devoir refuser. Un enga-gement antérieur…

— Je vous en prie ! insista Phinuit. Réflé-chissez seulement un instant… et oubliez que

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vous avez un revolver dans votre poche. Noussommes tous amis ici. Mlle Delorme, le capi-taine et moi. Nous ne voulons pas vous empê-cher de partir, si vous persistez, et nous nousen garderions bien. Mais il y en a à bord quipourraient bien le faire. Jules, par exemple, quiest champion de tir. Puis il y a les autres. Ily aurait sûrement une bagarre sur le pont. Etcomment expliqueriez-vous à la police qu’onvous ait pris en train de chercher à décamperavec votre butin, que vous aurez laissé tomberen prenant la fuite ? Voyez-vous comme celaaurait mauvaise tournure pour vous ?

Lanyard ne trouva rien à répondre. Assisla tête basse et les yeux sombres, il réfléchis-sait, indifférent aux regards de triomphe quis’échangeaient par-dessus sa tête.

— Évidemment, vous n’avez pas pris toutecette peine, de m’attirer à bord de ce yacht,uniquement pour vous divertir à mes dépens.

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— Absurde ! déclara Liane avec indigna-tion. Comme si je permettrais une pareillechose, moi qui vous dois tant !

— Ou encore, considérez ceci, monsieur,intervint Monk avec un geste civil. Quand on aun adversaire que l’on respecte, on préfère sa-gement le surveiller soi-même.

— C’est bien cela ! corrigea Phinuit. Loin devous, nous serons toujours dans l’inquiétudede voir sauter sur nous quelque vilaine sur-prise. Mais ici, étant notre invité…

— Je dirai même, fit Liane, en adressantà Lanyard son plus irrésistible sourire : notrecher ami.

Mais les mots aimables et la flatterien’avaient aucune prise sur Lanyard. Il pronon-ça gravement :

— Non. Il y a un motif plus profond…

Il chercha les yeux de Phinuit, et contrai-rement à son attente, Phinuit lui répondit par

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un regard en plein visage, tout en avouant avecfranchise :

— Il y en a un.

— Alors pourquoi ne pas me le dire… ?

— Chaque chose en son temps. Et nous au-rons beaucoup de temps. Le Sybarite n’est pasle Mauretania. Quand vous nous connaîtrezmieux et que vous aurez appris à nous aimer…

— Je ne vous fais pas de promesse.

— Nous ne vous en demandons aucune.Mais votre revolver…

— Eh bien quoi, monsieur, mon revolver ?

— Il donne à nos relations un aspect si cé-rémonieux – ne trouvez-vous pas ? Allons,monsieur Lanyard ! Soyez raisonnable. Est-ilbesoin d’un revolver entre nous ?

Lanyard haussa les épaules et tira l’arme desa poche.

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— En vérité ! fit-il en la tendant à Monk…Comment résister à des expressions aussidésarmantes ?

Le capitaine le remercia gravement et dé-posa l’arme dans son coffre, avec la cassetteet le trésor des bijoux personnels de Liane De-lorme.

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CHAPITRE XXI

SONDAGES

Avec brusquerie, Liane Delorme annonçaqu’elle avait sommeil et que la journée avaitété trop fatigante pour elle. Le capitaine Monkescorta galamment la jeune femme jusqu’à laporte. Lanyard se leva avec Phinuit pour lasaluer, mais au lieu de suivre son exemple,se servit un copieux whisky-soda, choisit avecune sage lenteur un cigare, le coupa et l’allu-ma, et s’installa dans son fauteuil comme s’ilétait décidé à y passer la nuit.

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— Vous ne dormez jamais ? demanda Phi-nuit avec une sollicitude polie.

— Désolé si je vous incommode, monsieur,répliqua Lanyard avec une parfaite amabilité.Mais ce soir je ne dors pas, ou du moins pastant que ces bijoux n’auront plus de chanced’aller à terre sans moi.

Il goûta son breuvage avec un plaisir vi-sible.

— Un whisky de première qualité, jugea-t-il. Je me réconcilie momentanément avec laperspective d’un long voyage.

— Profitez-en, conseilla Phinuit. Rappelez-vous que notre prochaine escale sera le granddésert américain. Après tout, le chameau atrouvé le bon système.

Il bâilla démesurément derrière sa main.Monk, qui s’en revenait, commenta le tableaud’un mouvement de sourcils silencieux maiséloquent.

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— Il n’a pas confiance en nos bonnes inten-tions, lui dit Phinuit, en considérant Lanyardavec un doux reproche. C’est tout à fait décou-rageant.

— Monsieur souffre d’insomnie ? demandaMonk à son tour.

— En certaines circonstances.

— Ce soir pour me faire dormir il ne fau-drait rien de moins que la possession des bi-joux Montalais.

— Vous ne prenez jamais rien pour ça ?

— Eh bien, si vous réussissez à mettre lamain dessus sans notre consentement, promitjovialement Phinuit, on vous fera dormir pourde bon.

— Mais que je ne vous retienne pas, mes-sieurs.

Le capitaine Monk consulta son chrono-mètre.

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— Ce n’est pas la peine de se coucher, ré-pliqua-t-il. Nous appareillons au lever du jour.

— Eh bien alors, nous ferions mieux deboire tous ensemble, reprit Phinuit en mani-pulant la carafe, les verres et le siphon. Nousaurons toute la journée de demain pour dor-mir. Mais un conseil, Lanyard : n’essayez pasde faire rouler le capitaine sous la table à forcede boire. Croyez-en mon expérience, vous n’yréussiriez pas.

— Mais c’est moi qui roulerais sous la table,dit Lanyard. Je supporte mal le whisky.

— Merci du renseignement. Il est toujoursbon de connaître les faiblesses d’autrui.

— Savoir, prononça sentencieusementMonk, c’est pouvoir.

— Puis-je vous demander quelles autresnotes vous avez prises dans mon dossier, mon-sieur Phinuit ?

— Ça ne vous chiffonnera pas ?

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— Mais sûrement non.

— Eh bien… je ne peux pas affirmer avantde vous mieux connaître… mais j’ai peur quevous n’ayez une tendance à sous-estimer la fi-nesse de certaines gens. C’est cela, ou bien…Non, je ne crois pas que vous soyez intention-nellement hypocrite.

— Mais je ne comprends pas…

— Rappelez-vous votre promesse… Maisvous semblez croire qu’il est facile de nousen imposer, à mademoiselle, au capitaine et àmoi.

— Mais je vous assure que je n’ai jamais eupareille idée.

— Alors pourquoi ce conte grotesque… etdébité avec sérieux, encore !… que vous vou-lez vous emparer du butin Montalais simple-ment pour le rendre à sa propriétaire ?

Lanyard sentit un spasme de colère luicontracter la gorge, et la contrainte qu’il s’im-

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posa le fit rougir. Néanmoins son sourire polipersista, et son ton resta courtois.

— À propos, vous me rappelez quelquechose. Je présume, capitaine Monk, qu’il n’estpas trop tard pour faire porter à terre une lettreà mettre à la poste ?

Les sourcils du capitaine protestèrent vio-lemment :

— Oh ! Une lettre !

— Sur papier ordinaire, dans une enve-loppe ordinaire… et cela ne me dérange pas dutout que vous la lisiez. Les sourcils en appe-lèrent à Phinuit, et celui-ci décréta :

— Dans ces conditions, je n’y vois aucuninconvénient. Monk offrit le papier demandé,et alla même jusqu’à tremper la plume avant del’offrir à Lanyard.

— Vous voulez vous asseoir à mon bureau,monsieur ?

— Merci bien.

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Sans autre en-tête que la date, Lanyardécrivit :

Madame,

Je n’ai pas oublié ma promesse, mais depuismon départ du château de Montalais je n’ai paseu un instant de loisir. Et même à présent je doisêtre bref. D’ici une heure j’appareille pour l’Amé-rique, d’ici une quinzaine vous pouvez attendre demoi des nouvelles télégraphiques, disant que vosbijoux sont en ma possession, et que j’espère êtreen mesure de vous les restituer.

Croyez-moi, Madame, votre dévoué serviteur.

Michaël LANYARD.

Monk lut et en silence passa cette missiveà Phinuit, tandis que Lanyard mettait l’adressesur l’enveloppe.

— Tout à fait en règle, conclut Phinuit, avecun bâillement.

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Lanyard plia la lettre, la glissa dans l’enve-loppe qu’il cacheta, et y apposa un timbre four-ni par Monk, qui avait entre-temps sonné unsteward.

— Portez cette lettre à terre et mettez-la àla poste tout de suite, dit-il à l’homme qui ré-pondit à son appel.

— Mais sérieusement, Lanyard ! protestaPhinuit avec une mine peinée… Non, je nevous suis pas du tout. Quelle est l’utilité de ce-ci ?

— Je ne vous ai donc pas trompés ?

— Pas autant que vous en aviez l’intention.

Lanyard affecta un soupir.

— Hélas ! Un effort dépensé en vain !

— Oh ! nous ne vous blâmons pas d’avoiressayé. Mais nous tenons trop à votre considé-ration pour vous laisser continuer à croire quenous sommes tombés dans ce panneau.

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— Tenez, exposa Monk avec son air coutu-mier de niaiserie solennelle. Quand on sait dequelle façon le gouvernement britannique vousa mis à la porte de son Service Secret dès qu’iln’a plus eu besoin de vous, on imagine volon-tiers quelles ont été vos réactions bien natu-relles à une pareille ingratitude de la part de lasociété.

— Mais j’ignorais que vous en sachiez au-tant, monsieur le capitaine.

— Et puis, dit Phinuit, quand on sait quevous êtes allé tout droit de Londres au châteaude Montalais, vous ne pouvez guère nous de-mander de ne pas croire à une préméditation.

— Monsieur voit trop clair.

— Eh bien, puisqu’il en est ainsi… Que fai-siez-vous cette nuit-là, rôdant en catimini dansle château à deux heures du matin ?

— Mais c’est positivement incroyable. Voussavez tout.

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Il y eut de la vanité dans le ricanement dePhinuit :

— Pourquoi ne saurais-je pas cela ? Par quicroyez-vous avoir été envoyé au plancher cettenuit-là ?

— Apprenez-le moi !…

— Il me semble que je vous dois des ex-cuses, admit Phinuit. Mais vous reconnaîtrezque dans notre situation il n’y avait rien d’autreà faire. J’aurais tout donné pour pouvoir m’entirer autrement. Mais vous nous tombiez des-sus tellement à l’improviste… Eh bien ! quandje vous ai senti saisir ma manche de chemise,cette nuit-là, j’ai frappé dans le vide. Ce fut uncoup de hasard, je ne m’en glorifie pas. J’es-père que je ne vous ai pas fait trop de mal.

— Non, dit Lanyard… Non, il n’y paraissaitplus le lendemain. Mais je pense que je vousdois une revanche.

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— J’en ai peur. Et mon devoir et mon plaisirseront de vous en frustrer de mon mieux.

— Mais où était le capitaine Monk tout cetemps-là ?

— Ici même, répondit Monk. Assis tran-quillement et sans rien dire, et remerciant leGrand Architecte de ce que ses plans et épuresne m’eussent pas désigné pour faire le monte-en-l’air.

— Alors c’était Jules… ?

— Non. Jules n’en sait pas assez… C’étaitde Lorgues, bien entendu, je croyais que vousl’auriez deviné.

— Comment l’aurais-je pu… Mais, ceci estle plus intéressant, comment se fait-il que vousvous soyez séparés, vous et de Lorgues ?

— La malchance, une nuit noire, et notreami Popinot ! Nous avions prévu tous nosmouvements jusqu’à la quatrième décimale. Leseul facteur incertain dans nos calculs, à notre

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idée, c’était vous. Mais vous fûtes éliminé, etMme de Montalais partit à la recherche des do-mestiques, nous laissant ses portes grandesouvertes. Le travail ne nous a pas pris cinq mi-nutes. Nous avions fourré le butin dans unesacoche que j’avais apportée et nous sortîmespar la fenêtre du salon une seconde avant queMme de Montalais ne revînt avec son grand da-dais de valet. Mais ils ne regardèrent pas denotre côté. Je parie qu’ils ne se sont pas doutésqu’il y avait eu un vol avant le lendemain ma-tin. Est-ce que je perds ?

— Non, monsieur, vous avez tout à fait rai-son.

— Eh bien donc, nous avions laissé notrevoiture juste au haut de la côte, dirigée versNant, prête à partir sans le moindre bruit unefois les freins desserrés. Mais quand nous ar-rivons là, elle n’y était plus. Et alors tout d’uncoup on nous sauta dessus… Popinot et sabande. Mais nous ne savions pas qui, nous

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pensions que c’étaient les gens du château. Jeperdis de Lorgues dans la bagarre, et je n’aiplus su ce qu’il était devenu avant de recevoirle télégramme de Liane ce matin. Je portais lasacoche, et d’un coup j’assommai à moitié letype qui m’avait empoigné. Alors je leur glis-sai entre les doigts. Je ne saurai vous dire com-ment, il faisait noir comme dans un four etj’avais perdu ma lampe de poche. Je m’étaiscaché dans les buissons, et aux premiersrayons du jour je m’en allai à travers le caussepour je ne sais où. De Lorgues et moi étionsconvenus, en cas de séparation, de nous don-ner rendez-vous à Lyon, où le premier arrivéattendrait l’autre à l’hôtel Terminus. Mais jeperdis toute la journée à errer sur le causse.J’étais comme un voleur, tout couvert de boue,pour être tombé dans un aven, cette sacochefinissait par me peser, et à cause d’elle je n’osaientrer dans Millau qu’à la nuit tombée. Il n’yavait plus de train avant le matin, si bien que

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quand j’arrivai à Lyon, de Lorgues avait dû re-noncer à m’attendre et était reparti pour Paris.

Phinuit souleva son whisky-soda. Durantson récit les disques de nuit noire encadrésdans les cercles de cuivre des hublots s’étaientpeu à peu éclairés, passant au violet foncé,puis au lilas et enfin au bleu tendre. À présentsur le pont retentissaient des chocs sourds etune rumeur de pas nombreux.

— Voilà le pilote, fit Monk en se levant mé-caniquement de son fauteuil.

Et boutonnant sa tunique, il alla prendre lacasquette blanche insigne de son grade et sor-tit avec une démarche imposante.

— Toujours éveillé ? demanda Phinuit à La-nyard.

— Et je le resterai tant que nous n’auronspas renvoyé le pilote, monsieur.

Phinuit poussa un soupir.

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— Que puis-je faire maintenant pour vousdistraire, cher monsieur ?

— Vous pouvez avoir pitié de ma brûlantecuriosité…

— Concernant notre équipe ? (Lanyard ac-quiesça, et Phinuit délibéra sur la question.)Je ne sais si je dois en l’absence de mes esti-mables associés… Mais qu’est-ce qui vous in-trigue le plus ?

— L’assemblage singulier d’éléments aussiexceptionnels. Prenons, par exemple, vous-même, un homme d’intelligence supérieure, telqu’on n’est pas accoutumé à en trouver beau-coup se prêtant aux desseins de vulgaires mal-faiteurs.

— Mais c’est vous-même qui nous qualifiezde « vulgaires ».

— Alors Mlle Delorme ? C’est une sorte dereine dans un certain milieu parisien. Com-

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ment s’est-elle abaissée à profiter de son asso-ciation avec un cambrioleur professionnel ?

— À profiter ? Mais, c’est elle qui faisait leplan des campagnes de de Lorgues. Elle étaitson G. Q. G.… Elle encaissait l’argent et luilaissait la gloire !

— Alors votre pittoresque confrère, le capi-taine Monk ? Et ce beau petit yacht que voussemblez utiliser pour l’accomplissement de vosprojets ?

— Puisque je suis en train de tout vous dire,vous saurez que le capitaine est la brebis ga-leuse d’une vieille et honorable famille de lanouvelle Angleterre. Il a couru l’aventure de-puis sa jeunesse et il a tout fait : depuis lapêche illicite des perles jusqu’au trafic du boisd’ébène, jadis. Il m’a dit avoir rencontré LianeDelorme il y a longtemps, alors qu’elleconvoyait un potentat fugitif du Sud-Amériquequi avait passé la frontière de son pays en em-portant le trésor national. Monk s’est chargé de

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les conduire en droite ligne à Paris. Voilà com-ment elle a fait la connaissance de mon révérémaître, Mr. Monk, et la mienne…

Phinuit s’arrêta pour réfléchir, et terminapar une grimace drolatique.

— Je bavarde trop. Mais cela n’a pas d’im-portance avec vous. Strictement entre nous, le-dit Mr. Monk, voyant venir la prohibition, a eul’idée de s’approvisionner largement de cham-pagne, pour sa consommation personnelle. De-puis, Liane lui a inspiré l’idée de mettre à profitl’institution du régime sec pour frauder…

Lanyard commençait à entrevoir des hori-zons.

— Frauder !

— Du champagne. Liane a bien mérité desvignerons français. Mon honorable capitainepossède quelques hectares de terres familialessur la côte du détroit de Long-Island. Quoi deplus simple, lui suggéra-t-elle, que de lester

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son yacht de champagne pour le trajet de re-tour, d’atterrir par une nuit de nouvelle lune,et de déposer la marchandise sur ses propresterres avant le matin.

— Tout cela est fort intéressant, monsieur.Mais…

— Cela ne vous dit pas l’origine de notreprésente aventure ? Eh bien, mademoiselle aeu une idée : puisque l’on pouvait si facilementintroduire du champagne dans les États, pour-quoi n’introduirait-on pas des diamants ? Et,à l’insu du patron, nous avons formé à nousquatre, elle, le capitaine, moi et mon frèreJules, un syndicat pour exploiter son idée.

— Et vous avez fait votre premier coup auchâteau de Montalais !

— Pas le premier, mais le plus gros. La mar-chandise Montalais mettait l’eau à la bouche àde Lorgues depuis longtemps, paraît-il. Et nousprofitâmes d’une excursion dans la vallée du

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Rhône pour aller faire dans les Cévennes le pe-tit tour que vous savez…

La clarté du jour emplissait les hublots. Larumeur et les bruits de pas sur le pont méri-taient presque le nom de tintamarre. On hur-lait des ordres et des appels en anglais, en fran-çais, et on jurait dans toutes les langues. Unservomoteur ronflait, un treuil cliquetait, deschaînes se déroulaient sur un cabestan. Le longdu bord un remorqueur haletait. Le télégraphede la salle des machines tintait frénétiquement,la coque du Sybarite frémissait et prenait del’élan.

— Nous voilà partis, bâilla Phinuit. Mainte-nant allez-vous être raisonnable, et allez-vousvous coucher ?

— Je ne vous retiens pas, monsieur, dit La-nyard, en se levant. Pour ma part, je m’en vaissur le pont, si cela ne vous gêne pas, et j’y restejusqu’à ce que le pilote nous quitte.

— Comme il vous plaira.

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— Mais encore un instant. Vous avez étéextrêmement franc, mais vous avez oublié unpoint, qui est pour moi de quelque importance.Vous ne m’avez pas dit quel est mon rôle danscette aventure insensée.

— Ce n’est pas à moi de vous le dire, répli-qua vivement Phinuit. Si quelque chose d’aussiimportant que cela vient à se savoir ce ne se-ra toujours pas par suite de mes bavardages.Du reste, Liane peut avoir changé d’avis depuisles dernières nouvelles. Et ainsi, autant que jesache, vous n’êtes pour le moment que sonprotégé favori. Ce que vous deviendrez par lasuite, elle vous le dira, je suppose, assez tôt…Allons !

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CHAPITRE XXII

DANS L’IGNORANCE

Quand finalement Lanyard consentit à ga-gner sa cabine (on avait renvoyé le pilote etsous une brise fraîchissante le Sybarite filait surles eaux de la Manche), ce fut pour dormir letour du cadran et même un peu plus, car il étaitprès de six heures de l’après-midi quand il re-monta sur le pont.

Le pont arrière était presque désert, seulsdeux matelots étaient occupés à replier latente. Lanyard s’accouda sur la lisse, goûtantune sensation de parfait réconfort physique, in-

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tensifié par la vitesse du navire, le rythme desmachines, l’air marin et la vue des flots bleus,crêtelés d’écume et reflétant la féerie du cou-chant.

Dans ces conditions, la mer qu’il aimait cal-mait ses regrets au souvenir du sot rôle qu’ilavait joué la nuit précédente.

Mais il y avait des compensations… de na-ture plus positive que le plaisir de naviguerune fois de plus. Avoir baissé dans l’estime deLiane Delorme, de Phinuit et de Monk, étaitréellement un avantage. Persuader un adver-saire qu’on lui est inférieur, c’est presque s’enfaire un allié. Et Lanyard n’avait plus désor-mais à s’interroger sur le sort des bijoux Mon-talais.

Il savait maintenant tout ce qu’il avait be-soin de savoir, Il pouvait mettre la main surles bijoux quand il le voudrait, et il avait de-vant lui une bonne quinzaine (la durée pro-bable du voyage, d’après Monk) pour méditer

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les plans qui devaient lui permettre de s’en al-ler avec son butin sans trop de peines et sanstrop grand danger de représailles.

Des plans ? Il n’en avait pas encore, il com-mençait à les formuler quand il aurait faitconnaissance avec le bateau et son équipage etqu’il en aurait appris davantage sur ce mysté-rieux débarquement qui devait se faire « à lanouvelle lune ».

Non pas qu’il commît l’erreur de dédaignerses adversaires, mais il ne se croyait pas inca-pable d’arriver à les surpasser en ruse et à lesvaincre finalement, lui qui avait pour le soute-nir l’amour et la foi d’Ève de Montalais.

En attendant que Liane lui révélât ses inten-tions (et de fait il ne la revit que deux jours plustard, car elle avait le mal de mer et ne se mon-trait plus), il s’exhorta à la patience, et mit letemps à profit pour observer ses compagnonsde bord et se familiariser avec le bâtiment.

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Le Sybarite semblait plus grand que de rai-son pour un bateau de plaisance. Le capitaineMonk en avait parlé comme d’un bâtiment de900 tonnes. À coup sûr, il y avait de la placede reste sur le pont aussi bien qu’en bas pourloger beaucoup d’invités en sus des trentehommes d’équipages nécessaires à sa ma-nœuvre et au bien-être des passagers.

Le capitaine en second, M. Swain, était unAnglais trapu, à la figure rouge et aux yeuxbleus, difficile à émouvoir. Si Lanyard ne setrompait pas, M. Swain avait d’eux tous, le ca-pitaine Monk inclus, son opinion personnelle,décidément peu flatteuse. Mais il était assez ci-vil, quoique n’entendant pas la plaisanterie, etenclin à se montrer un peu brusque, à la ma-nière des gens préoccupés.

Tout différent de lui, M. Collison, le secondlieutenant, était un Américain à l’accent traî-nard des États du Sud, un homme brun etmince aux yeux vifs et pénétrants. Sa correc-

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tion et sa réserve étaient parfaites, bien qu’ilparût prendre un plaisir considérable à obser-ver les passagers, et qu’il eût toujours un sou-rire discret en écoutant leurs propos. Il parlaittrès peu et jouait excellemment au poker.

Le mécanicien principal, M. Mussey, ungros et affable sceptique, solide buveur, aussinégligé dans sa mise qu’exigeant pour l’entre-tien de sa salle des machines, était un vétérande son métier et, disait-on, un vieux camaradede Monk. Il y avait, en tout cas, entre eux deux,une complète entente évidente, mais malgrécela, de temps à autre, et en particulier à table,quand Monk affectait un peu plus de morgueque de coutume, Lanyard remarquait dans lesyeux de Mussey fixés en contemplation sur sonchef, un regard qu’il eût bien voulu déchiffrer.

Vivant en contact journalier, plus ou moinsproche, avec ces messieurs, les observant entoute occasion, Lanyard s’interrogeait souventsur leur attitude envers le métier illégal du Sy-

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barite, qu’ils ne pouvaient guère ignorer tout àfait, même s’ils n’en connaissaient pas exacte-ment les secrets détails. En songeant aux pé-nalités qui frappent la contrebande, ne fût-ceque de quelques caisses de champagne, il se di-sait que c’était là pour eux un bien gros risqueà courir en échange d’une solde normale.

Il en glissa quelques mots à Phinuit.

— Ne vous en faites pas pour eux, réponditcelui-ci. Ce sont de malins singes, des durs àcuire, et prêts à tout, depuis le plus galonnéjusqu’au dernier des soutiers. Le capitaine n’estpas homme à courir des risques inutiles, etquand il a recruté cet équipage il n’a pris per-sonne dont il n’eût pu répondre. Ils sont plusque bien payés, et ils font ce qu’on leur dit etferment leur bec aussi strictement que des ara-pèdes.

— Il n’est guère possible, reprit Lanyard,que les officiers et les hommes ne sachent pas

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ce qu’on compte faire de tout le champagneque vous avez récemment embarqué.

— Ce ne sont pas des idiots. Ils savent qu’ily a assez de marchandise à bord pour approvi-sionner un transatlantique pendant dix ans, etils savent aussi qu’il n’y a pas de manière lé-gale de la faire entrer aux États-Unis.

— Allons donc ! Ils savent cela. Qu’est-cequ’ils savent encore de plus ?

Phinuit lui montra un visage bouleversé etdemanda sèchement :

— Comment dites-vous ?

— N’ont-ils pu exercer leur intellect aussibien sur le sujet de votre secret dessein, cherami ?

— À quoi voulez-vous en venir ?

— Je me demande ce que feraient ces ma-lins singes, ces « durs à cuire » s’ils pensaientque vous projetiez une petite opération sur lespierres précieuses ?

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— Qu’est-ce que vous avez vu ou entendu ?

— Absolument rien. C’est une pure suppo-sition gratuite.

Phinuit poussa un soupir de soulagement.

— Bah ! Espérons qu’ils ne devineront pas.

Le quatrième jour, le temps était radieux.Quand Liane Delorme fit son apparition au dé-jeuner, elle arborait une toilette estivale qui eûtfait sensation sur la plage de Deauville.

Volontaire ou forcée, cette petite périodede retraite lui avait fait du bien. Indépendam-ment des secours de l’art, la jeune femme pa-raissait des années plus jeune que quand La-nyard l’avait vue pour la dernière fois. Il ne luieût donné plus de vingt-cinq ans, s’il n’avait eule souvenir de ses traits ravagés le matin où illui annonça la mort de de Lorgues dans le res-taurant de Montmartre.

Liane elle-même avait depuis longtempsoublié ce mauvais quart d’heure. Elle était gaie

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comme une écolière. Et elle inaugura, sans lemoindre délai, une campagne de conquête fortdivertissante à observer. Lanyard jugea bienses procédés un peu gros, mais c’était tout demême un allégement à l’ennui prolongé duvoyage, de les voir réussir, à ce qu’il semblaitinvariablement, avec un plein succès, et puisde voir avec quelle insouciance elle passait àune autre victime.

M. Swain fut le premier à succomber, prin-cipalement parce qu’il était par hasard présentau déjeuner, M. Collison étant de quart sur lapasserelle. Sous l’ardeur des yeux de violettequi cherchaient constamment les siens, attiréspar ce qu’il devait supposer être une irrésis-tible attraction, sa réserve fondit rapidement,son lointain regard bleu devint beaucoupmoins distant, et tout en rougissant àquelques-unes des saillies plus audacieuses deLiane, il fut prompt à saisir la perche qu’elle luitendit quand elle exprima le désir de connaîtreles devoirs de l’officier de quart. En montant

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vers six heures pour faire un tour sur le pont etrespirer un peu avant le dîner, Lanyard les vitsur la passerelle, penchés côte à côte sur l’ha-bitacle…

Liane le héla et d’un geste impératif l’appelaauprès d’eux. En frère complaisant, il ne pou-vait décemment qu’obéir. Il grimpa donc surla passerelle, et Liane, lui posant sur le brasune main affectueuse, le pria de mettre à laportée de son intelligence féminine les explica-tions techniques de M. Swain sur le compas etl’habitacle.

Obligeamment, M. Swain répéta sa confé-rence, et Lanyard, apprenant lui-même avecune surprise considérable la haute complica-tion de cet instrument de précision qu’est uncompas moderne, et que l’habitacle jouait en-core un tout autre rôle en sus de supporter lecompas et de l’abriter du mauvais temps, neput blâmer sa sœur de n’y avoir rien compris.

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Même, il s’intéressa tellement à l’exposéque lui fit Swain de la déviation, de l’attractionmagnétique et des divers procédés employéspour contrebalancer ces influences, les bar-reaux de Flinders, les sphères de fer doux, et lesystème d’aimants réglables logé dans le pié-destal de l’habitacle, qu’il fallut que sa sœur luirappelât par des marques d’humeur, qu’elle nel’avait pas fait venir sur la passerelle pour soninstruction personnelle.

Lanyard se mit alors à donner à la jeunefemme de si complètes et limpides explicationsqu’elle ne put retenir son admiration :

— Quelle intelligence nous avons dans lafamille ! lança-t-elle à M. Swain. Savez-vous,monsieur, qu’il m’arrive souvent de me deman-der comment je peux avoir un frère si malin.

— Il en est de même pour moi aussi, affir-ma Lanyard chaleureusement.

Il s’éloigna bientôt sous un prétexte, ayantmatière à de nouvelles réflexions.

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M. Mussey opposa une résistance plusgrande que M. Swain, faisant profession descepticisme en matière sentimentale. Il donnacarrément à entendre à Liane qu’il voyait clairen elle et qu’il ne se laisserait pas prendreà ses comédies. Ce qui n’empêcha pas qu’aubout de vingt-quatre heures, la conviction sem-blait l’avoir pénétré que seul un homme de sa-gesse mûre et désillusionné comme lui pou-vait comprendre une femme comme Liane De-lorme. Peu après, les jolies chevilles de Lianes’aventurèrent jusque dans la salle des ma-chines, et M. Mussey s’avoua qu’il y avait dansce monde une femme au moins capable de s’in-téresser à la mécanique.

M. Collison succomba sans lutte. Fidèleaux traditions chevaleresques des États duSud, il alla de lui-même poser sa tête sur lebillot et solliciter le coup de grâce.

Le septième jour la route piquée sur la cartesituait la position du Sybarite à midi approxi-

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mativement à mi-chemin de l’Atlantique. Envi-sageant une perspective de sept jours encorede pareil vide, Lanyard bâillait jusqu’à l’âme.

Et rien ne pouvait inciter le capitaine Monkà hâter le voyage. M. Mussey affirmait que sesmachines pouvaient, en cas de besoin, donnervingt nœuds, ou environ trente-sept kilomètresà l’heure. Malgré cela un jour après l’autre leSybarite ne filait guère que la moitié de cette vi-tesse. Ce n’était plus un secret que la fuite pa-nique de Liane causée par sa terreur de Popi-not avait fait sortir le yacht du port de Cher-bourg quatre jours plus tôt que la date assignéeau départ, alors que le Sybarite avait un rendez-vous fixé à une certaine heure d’une certainenuit, rendez-vous soigneusement calculéd’après la phase de la lune et la hauteur de lamarée, et qui ne pouvait donc que difficilementêtre modifié.

Après le dîner du septième jour, repasbeaucoup trop prolongé au gré de Lanyard,

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et marqué par une consommation abusive dechampagne, il quitta le salon où s’organisaitune partie de poker, monta sur la dunette et,trouvant un fauteuil d’osier près de la lisse decouronnement, s’y laissa aller avec un soupirde gratitude pour la solitude de la nuit, apai-sante et sereine.

Il y avait un peu de houle. Le Sybarite tan-guait légèrement, et son gracieux balancementd’avant en arrière, à mesure qu’il passait d’unelame à l’autre, faisait ruisseler les étoiles par-dessus les pommes des mâts, comme un fleuveintarissable de lumière. Sous le battement desmachines, incessant et uniforme, la coque vi-brait légèrement, et le ronronnement de leursrévolutions ressemblait au refrain d’une douceet antique chanson. Le mécanisme du lochvrombissait et cliquetait avec persistance.Juste au-dessous, l’hélice brassait un sillage auclapotis mou. Du capot du salon montait parmoments une rumeur confuse de voix, avec lerire clair de Liane, le bruit assourdi des jetons,

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et de temps à autre l’explosion d’un bouchonde champagne. À l’avant la cloche du bord tin-ta deux doubles coups, puis un simple, suivi dela mélopée en mineur : « Cinq coups et tout vabien ! »… Neuf heures.

Brusquement Lanyard se sentit oppresséd’une mélancolie inexplicable. L’énorme vanitéde toutes choses humaines lui apparut. Qu’im-portait qu’il gagnât ou perdit cette lutte stupidepour la possession de quelques colifichets in-crustés de fragments de pierres scintillantes ?S’il gagnait, à quoi bon ? Pouvait-il vraimentcroire qu’à son amour répondait celui d’Ève deMontalais ?… Du temps passa…

À la pression d’une main sur la sienne iltressaillit. Liane Delorme s’était assise à côtéde lui, dans un fauteuil tourné de l’autre côté.

— Je devais rêver, dit-il, en s’excusant.Vous m’avez surpris.

— Je l’ai bien vu, mon ami.

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La jeune femme parlait avec douceur.Quatre coups redoublés sur la cloche du bord,puis l’appel : « Huit coups et tout va bien ! »

Liane murmura :

— Minuit ! Je n’avais pas idée qu’il fût sitard.

Mince forme blanche, M. Collison émergeade sa cabine située sous la passerelle et grimpal’échelle pour aller remplacer M. Swain. Enmême temps un matelot arriva de l’avant etmonta par l’autre échelle. Ensuite M. Swain etl’homme dont le tour de barre était fini quit-tèrent la passerelle ce dernier pour s’en aller àl’avant prendre son repos, et M. Swain pour re-gagner sa cabine dans le rouf.

La chaude illumination des vasistas du sa-lon devint une obscure clarté. Nulle lumière nefut plus visible dans toute la longueur du bâti-ment, excepté la fenêtre aux rideaux tirés de lacabine de M. Swain, qui s’éteignit vite, et la lu-mière de l’habitacle que l’on apercevait par in-

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termittence quand l’homme de barre se dépla-çait.

Un profond silence enveloppa le bateau, si-lence tel que la marche sur les flots parutprendre un caractère furtif, et que les deux per-sonnes assises à l’arrière de la lisse de couron-nement parlèrent à voix basse sans y songer.

— Vous commencez à vous ennuyer ici,cher ami ?

— Cela se pourrait, Liane.

— Ou peut-être votre pensée rejoint-elle lecœur de quelqu’un ailleurs ?

— Vous croyez ?

— Au château de Montalais, apparemment.

— Cela vous amuse de lancer des flèchesen l’air ?

— Mais naturellement, je cherche la raison,quand je vous vois distrait et que je me sensnégligée.

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— Je crois que c’est à moi de me plaindrede cela.

— Comment pouvez-vous dire ?

— Votre coquetterie a eu de redoutablesmanèges ces derniers jours.

— Quelle bêtise ! Je suis la seule femme àbord. J’ai comme des devoirs de maîtresse demaison.

— Il est bien possible.

— Vous me jugez durement… Michaël.

Lanyard lança aux ténèbres un regardd’étonnement. Jamais encore Liane ne l’avaitappelé par son prénom. Il prit un ton détachépour répondre :

— Moi ? Je regrette… Mais qu’importe ?

— Vous savez que votre jugement compteseul pour moi.

Lanyard compta sur ses doigts :

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— Swain, Collison, Mussey. Et le suivant ?Pourquoi pas moi, aussi bien que les autres ?

— Pouvez-vous imaginer un instant que jevous mette sur le même plan que ces insigni-fiants personnages.

— Tenez, si vous voulez réellement savoirma pensée, Liane : il me semble que tous leshommes à vos yeux ne sont… bons qu’à uneseule chose, devenir des instruments utiles àvos fins. Et qu’est-ce que j’ai de supérieur pourque vous me teniez en plus haute estime qu’unautre ?

— Vous devez savoir que c’est le cas, soupi-ra Liane, si bas qu’il entendit à peine les motset eut un involontaire : « Comment » ? avantde se rendre compte qu’il avait saisi. De sortequ’elle réitéra sur un ton plus net de protesta-tions : Vous devez savoir que c’est le cas… queje vous estime comme quelqu’un de supérieuraux autres hommes. Pensez à ce que je vousdis, Michaël ; et puis considérez ceci, que de

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tous les hommes que j’ai connus, vous seul nem’avez jamais parlé d’amour.

Il eut un petit rire.

— C’est qu’il y a trop d’humilité dans moncœur.

— Non, fit-elle d’une voix sourde, maisvous me méprisez. Ne le niez pas ! (Elle eut,sur son fauteuil, un moment d’impatience.) Jesais ce que je sais… Je devine bien deschoses… Non, reprit-elle, avec une émotioncontenue : Je suis une femme fatale… je nepuis espérer d’échapper à mon destin.

Il resta muet un instant pour réfléchir. Quevoulait-elle donc lui faire croire ?

— Mais j’imagine que personne ne peutéchapper à son destin.

— Certains hommes le peuvent. Leshommes comme vous, exceptionnels commevous, savent tromper le destin. Mais lesfemmes, jamais. C’est le sort de toutes les

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femmes que chacune à un moment donnédoive aimer éperdument un homme et en êtreméprisée. C’est mon destin d’avoir appris troptard à vous aimer, Michaël.

— Ah ! Liane, Liane !

— Mais vous me tenez en trop grand mé-pris pour consentir à reconnaître la vérité.

— Au contraire, je vous admire extrême-ment, je pense que vous êtes une incomparablecomédienne.

Elle adressa aux étoiles un geste désespéré.

— Quoi ! Ce n’est pas vrai ce que je dis ? Jevous livre mon cœur à nu et vous me répondezque je joue la comédie !

— Mais, ma chère petite ! Vous ne vous at-tendez certainement pas à ce que je pense au-trement ?

— J’ai été sotte d’attendre quelque chosede vous, répliqua-t-elle amèrement… Vous enconnaissez trop sur mon compte. Je n’ai pas le

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courage de vous en faire un reproche, puisqueje suis ce que je suis, ce que la vie m’a faite, mavie que vous avez sauvée il y a si longtemps.Pourquoi croiriez-vous en moi ? Pourquoi ad-mettriez-vous la sincérité de cet aveu, qui mecoûte tant ? Ce serait trop beau pour moi, ceserait trop demander à la vie !

— Je ne vois pas que vous ayez honnête-ment à vous plaindre de la vie, Liane. Que luiavez-vous demandé qui ne vous ait pas été ac-cordé ? Réussite, argent, pouvoir, adulation…

— Jamais l’amour.

— Voilà ce que le monde croirait difficile-ment.

— Non, je l’ai pas connu l’amour, l’amourqui aspire à donner, à donner et donner tou-jours, sans rien demander en échange que labonté, la compréhension. C’est cet amour quej’ai pour vous, Michaël. Mais vous ne mecroyez pas… Si je pouvais arriver à vous fairecomprendre, à vous faire sentir ce que serait

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la vie pour nous, pour vous et moi. Que pour-rait-elle nous refuser ? Vous, avec votre intelli-gence, votre force, votre habileté, votre sang-froid… moi avec mon bel amour pour vous ins-pirer et vous soutenir. Quel couple nous fe-rions ! Quel bonheur serait le nôtre ! Songez-y,Michaël.

— J’y ai songé. Liane, répliqua-t-il avec unedouceur résignée. J’y ai bien songé.

Elle leva vers lui un visage interrogateur.

— Dites-moi votre pensée, Michaël.

— Eh bien, je pense, dit Lanyard, que si ceque vous avez dit est vrai, c’est un malheur,et j’en suis désolé, Liane, très désolé. Et, si cen’est pas vrai, que la comédie est bien jouée.En restons-nous là, ma chère ?

Et comme elle détournait la tête, s’efforçantde maîtriser son émotion, vraie ou feinte, il pritson étui à cigarettes, et après en avoir glisséune entre ses lèvres, chercha des allumettes.

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Il n’en avait pas dans sa poche, mais il serappela qu’il y en avait une boîte sur l’unedes tables d’osier voisines. Se levant, il alla laprendre, et à l’instant où l’allumette craquait,il entendit un brusque froissement d’étoffes.C’était sa compagne qui se levait.

Se dirigeant vers le capot du salon, elle pas-sa rapidement devant lui, sans un mot, la têtebasse, pressant d’une main son mouchoir surses lèvres. Il la suivit du regard sans plus son-ger à l’allumette jusqu’au moment où laflamme lui brûla le bout des doigts. Alors lais-sant tomber l’allumette, il en enflamma uneautre et alluma sa cigarette. À la seconde bouf-fée, il perçut une plainte soudaine et regarda.

La femme était debout, seule, silhouettéesur la lueur du capot, les bras tendus commepour écarter un danger menaçant. Un secondcri s’échappa de ses lèvres, vibrant de terreur,elle tituba et tomba, tandis que, jetant sa ciga-rette, Lanyard courait à elle.

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Il chercha en vain autour de lui la cause decet effroi apparent. À ce qu’il put voir, le pontétait aussi désert que durant toute leur conver-sation.

Il trouva Liane Delorme tombée en une dé-faillance bien authentique. Des bruits de pasrésonnèrent sur le pont tandis qu’agenouillé, ilse livrait à un examen superficiel. De la passe-relle, Collison avait entendu les cris de Lianeet l’avait vue tomber, et il venait aux informa-tions.

— Que diantre…

Lanyard répliqua par un geste d’ahurisse-ment :

— Elle allait juste descendre. Je me suis ar-rêté pour allumer une cigarette et je n’ai rienvu qui expliquât cette pâmoison. Attendez : jem’en vais lui chercher de l’eau.

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Il dégringola l’escalier du capot, remplit unverre, et s’en revint en hâte. Comme il arrivaitau haut de l’escalier, Collison annonça :

— Tout va bien. Elle revient à elle.

Soutenue dans les bras du premier lieute-nant, Liane commençait à respirer profondé-ment et à promener autour d’elle des yeux éga-rés. Lanyard mit un genou en terre et porta leverre à ses lèvres. Elle but deux gorgées, mé-caniquement, le regard fixé sur lui. Alors brus-quement sa mémoire s’éclaira, et elle poussaun cri de crainte renouvelée.

— Popinot ! s’écria-t-elle, tandis que Lan-vard s’empressait de retirer le verre. Popinot…Il était là… Je l’ai vu… debout là !

D’un bras tremblant elle désignait le ponttribord juste en avant du capot d’échelle. Mais,bien entendu, quand Lanyard regarda, il ne vitpersonne…

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CHAPITRE XXIII

LA CIGARETTE

Ahuri, Lanyard échangea un regard décon-certé avec Collison et constata machinale-ment : « Mais il n’y a personne… » Collisonbafouilla quelques mots qui devaient vouloirdire : « Non, et il n’y a jamais eu personne. »

— Mais vous devez l’avoir vu de la passe-relle, insista Lanyard, si…

— Je me suis retourné dès que je l’ai en-tendue crier, répliqua Collison. Mais je n’ai vupersonne, rien que mademoiselle ici… et vous,comme de juste, avec cette allumette.

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— Veuillez m’aider à me lever, demandaLiane d’une voix dolente.

Collison aida Lanyard qui la prit dans sesbras. Le corps de la jeune femme tremblaitcomme celui d’un enfant terrifié.

— Il faut que j’aille à ma cabine, soupira-t-elle en hésitant. Mais j’ai peur…

— N’ayez pas peur. Rappelez-vous queM. Collison et moi… D’ailleurs, vous savez, iln’y avait personne…

L’assertion parut l’exaspérer. Sa voix repritalors force et violence.

— Mais je vous répète que je l’ai vu… cetassassin ! (Elle frissonna de nouveau). Deboutlà, dans l’ombre, qui regardait comme si jel’avais surpris. Je pense qu’il devait être entrain de regarder en bas par le lanterneau.C’est la clarté de celui-ci qui m’a montré sonignoble tête de goret.

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— Vous êtes venu à l’arrière par le côté bâ-bord, n’est-ce pas ? demanda Lanyard au pre-mier lieutenant.

Collison fit un signe affirmatif. Il ajouta :

— En courant… Je ne savais pas ce qui ar-rivait.

— Il est facile de ne pas voir quelqu’unqu’on ne cherche pas des yeux, songea touthaut Lanyard, le regard dirigé vers l’avant lelong du côté tribord. En se couchant à platventre et en rampant tout le long jusqu’auxmanches à air de la salle des machines derrièrelesquelles il se serait caché, un homme auraitpu s’élancer… courbé en deux, vous m’enten-dez… sans que vous l’ayez vu.

— Mais vous étiez à cette place-là, sur tri-bord !

— Je vous répète que cette allumettem’éblouissait, affirma Lanyard, agacé.D’ailleurs, je regardais uniquement vers ma

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sœur, me demandant ce qu’elle avait. Collisontressaillit.

— Excusez-moi, dit-il, se rappelant ses de-voirs. Si mademoiselle est remise, il faut que jeretourne à la passerelle.

— Conduisez-moi en bas, pria Liane. Il fautque je parle au capitaine Monk.

Monk et Phinuit prenaient un dernier « bon-net de nuit » dans la cabine du capitaine. « En-trez ! » cria celui-ci quand Lanyard eut frappé.Lanyard ouvrit la porte et s’adressa brièvementà Monk.

— Mademoiselle Delorme désire vous voir.

Les éloquents sourcils indiquèrent surpriseet résignation, et Monk se leva et remit sa tu-nique blanche. Phinuit, lui, sentit qu’il y avaitquelque chose d’anormal, et sortit précipitam-ment en manches de chemise.

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— Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-il, enregardant tour à tour le visage grave de La-nyard et la face livide et bouleversée de Liane.

En peu de mots, Lanyard le mit au courant.

— Impossible ! commenta Phinuit.

— Absurde ! ajouta Monk, parlant directe-ment à Liane. Vous avez rêvé.

Elle avait recouvré en partie son sang-froid,assez pour lui permettre de hausser les épaulesdédaigneusement à une supposition aussiniaise.

— Je vous dis seulement ce que j’ai vu demes deux yeux.

— Sans doute, acquiesça Monk, affectantun air tout prêt à être convaincu. Qu’est-cequ’il est devenu alors ?

— Vous me le demandez, sachant que je mesuis évanouie d’épouvante !

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Les sourcils exprimèrent un décourage-ment affecté.

— Et vous n’avez vu personne, monsieur ?Et Collison non plus ?

Lanyard secoua la tête à chaque question.

— Cependant, il est possible…

Monk le coupa impatiemment.

— Balivernes ! Pas même un cafard n’auraitpu monter à bord de ce yacht sans que je l’aiesu. À plus forte raison un homme. Je connaismon bateau, je connais mon équipage, jeconnais mon métier.

— Quand vous vous trouverez un beau ma-tin égorgé pendant votre sommeil, comme cepauvre de Lorgues… riposta Liane avec uneâpre ironie.

— Je ne vais pas perdre une minute de monsommeil… commença Monk.

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— N’en prenez pas avant d’avoir fait per-quisitionner le navire, supplia Liane, chan-geant de ton. Vous le savez, messieurs, je nesuis pas une visionnaire, j’ai vu, ce qui s’appellevu… Et je vous prie de croire que tant que cetassassin sera en liberté à bord de ce yacht, pasune de nos existences ne vaudra un sou… non,pas un sou !

— Oh ! vous aurez votre perquisition,concéda Monk comme devant un caprice d’en-fant. Mais je puis vous dire dès à présent cequ’elle donnera… ou ne donnera pas.

— Alors que le Ciel ait pitié de nous tous !

Liane alla rapidement à la porte de sachambre, mais arrivée là elle hésita, lançant unregard de prière à Lanyard.

— J’ai peur…

— Laissez-moi jeter un coup d’œil d’abord.

Et quand Lanyard se fut assuré qu’il n’yavait personne de caché nulle part dans l’ap-

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partement de Liane, et en eut été récompensépar un regard de gratitude, elle reprit, arrêtéesur le seuil :

— Je vais m’enfermer, bien entendu… J’aimon revolver, d’ailleurs.

La porte claqua, et on entendit la clef tour-ner dans la serrure. Monk haussa les sourcilsd’un air excédé.

— Un verre de trop… Elle a des visions.

— Non, formula nettement Lanyard. Vousvous trompez. Liane a vu quelque chose.

— Personne n’en doute, bâilla Monk. Cedont on doute c’est si elle a vu un homme réelou bien une création de son imagination… Uneffet d’ombre qu’elle a pris momentanémentpour un homme.

— Alors examinons le terrain et voyons sicette explication peut nous satisfaire, répliquaLanyard.

— Pas de mal à ça.

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Phinuit se munit d’une lampe de poche, etles trois hommes explorèrent à fond les abordsdu pont où avait eu lieu l’apparition. Mais au-cun effort de crédulité ne parvint à leur faireprendre l’effet d’ombre à l’endroit en questionpour la forme d’un homme debout en ce point.D’autre part, quand Phinuit se fut posté, parexpérience, entre la bouche du capot d’échelleet le lanterneau, il fallut admettre que la lueurde chaque côté offrait une assez bonne ca-chette pour quelqu’un désireux de rester làpour voir sans être vu.

— Pourtant, je ne crois pas qu’elle ait vuquelque chose, reprit Monk… Le fantôme dePopinot tout au plus.

— Mais attendez. Qu’est-ce que c’est queça ?

Lanyard qui explorait le pont à l’aide de lalampe de poche, se pencha, ramassa un objet,et le présenta à ses compagnons sur la paume

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de sa main qu’il éclairait avec le blanc rayonélectrique.

— Un bout de cigarette, fit Monk, mépri-samment. Voilà une fameuse trouvaille !

— Une cigarette de la Régie française.

— Et on l’a écrasée sous le pied, ajouta Phi-nuit. Eh bien, qu’est-ce que vous en concluez ?

— Ceux qui usent de cette partie du pontseraient-ils capables de déshonorer leur palaisen fumant une telle abomination ? Ni vous nimoi… pas plus que n’importe lequel des offi-ciers ou stewards.

— Un matelot de pont s’est peut-être glisséjusqu’à l’arrière pour jeter un coup d’œil, s’at-tendant à trouver le pont désert à cette heure.

— Les vulgaires matelots eux-mêmesévitent, autant que possible, ce produit que larégie vend sous le nom de tabac. Et il n’est pasvraisemblable que l’un d’eux se hasarderait à

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enfreindre la discipline bien connue du capi-taine Monk.

— Alors vous aussi vous croyez que c’étaitPopinot ?

— Je crois que vous feriez bien de faire laperquisition que vous avez promise, complèteet immédiate.

— On a tout le temps, répliqua Monk aveclassitude. Je ferai fouiller tout ce vieux rafiot,puisque vous y tenez, dans la matinée.

— Mais pourquoi, monsieur, restez-vous siobstinément incrédule ?

— Bah ! gouailla Monk, je connais notrebelle dame depuis des années, et si vous vou-lez savoir, elle est tout à fait capable de jouerdes petits jeux à elle.

— De simuler, voulez-vous dire… pour sesfins particulières ?

Les sourcils eurent un geste poliment scep-tique.

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Peut-être la nuit avait-elle porté conseil àMonk. La fouille matinale du navire et l’exa-men de son équipage furent plus minutieuxque Lanyard ne l’avait attendu. Mais le résultaten fut précisément tel que Monk l’avait prédit,c’est-à-dire entièrement négatif. Le capitainel’annonça au cours d’une réunion tenue danssa cabine après le déjeuner. Lui-même, dit-il,avait surveillé toutes les recherches et en avaiteffectué une partie en personne. Aucun coin nirecoin du yacht n’avait été omis.

— J’espère que mademoiselle est satisfaite,conclut-il en adressant à Liane un mouvementde sourcils poliment railleur.

Elle y répliqua par un haussement d’épaulesimperceptible. Lanyard vit que les yeux de vio-lette, agrandis d’appréhension, lançaient unéclair passager dans sa direction, comme sielle eût espéré de lui quelque suggestion utile.Mais il n’en avait aucune à offrir. La perquisi-tion avait été conduite dans toutes les règles,

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lui semblait-il. Et de fait, en revoyant les évé-nements de sang-froid, à la lumière du jour, iljugeait absurde de croire que Popinot aurait puse cacher à bord du Sybarite sans qu’on l’y euttrouvé.

Et la discussion continua sans qu’il s’y mê-lât.

Durant trois jours la vie du navire suivitson cours en apparence introublé. Liane De-lorme n’eut plus de visions, comme disait lecapitaine. Mais d’un commun accord on avaitconsidéré l’incident comme clos depuis l’issuede la perquisition, et il semblait s’effacer de lamémoire de tous sauf de Liane elle-même etde Lanyard. Ce dernier, sans cesse en alerte,s’attendait à chaque instant à être fâcheuse-ment éclairé, c’est-à-dire à découvrir que Lianen’avait pas crié au loup sans raison matérielle.Car la vie lui avait appris au moins cette vérité,que tout est toujours possible.

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Quant à Liane, sans faire un secret de sapeur constante, elle la supportait avec un cou-rage digne d’admiration. À vrai dire, elle étaitpeut-être un peu soucieuse, un peu moins gaieque d’habitude, elle refusait positivement des’asseoir le dos tourné à une porte, ou d’aller secoucher avant qu’on eût examiné sa chambre,et (à ce que soupçonnait Lanyard) elle ne res-tait jamais sans arme, ni jour ni nuit ; mais mal-gré cela aucun signe de préoccupation n’alté-rait la sérénité de sa physionomie, ni la souplegrâce de ses mouvements.

Envers Lanyard elle se comportait commes’il n’était rien arrivé de nature à troubler labonne harmonie de leurs relations. Mais iln’imaginait pas un seul instant qu’elle pût ac-cepter avec soumission sa défaite ou renoncerà reprendre bientôt une nouvelle offensive.Aussi ne fut-il pas du tout surpris quand, unsoir, après le dîner, dans un nouveau tête-à-tête, elle aiguilla la conversation vers le sujetattendu.

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— Et vous avez repensé à ce que nousavons dit… ou à ce que j’ai dit, mon ami…cette fameuse nuit… comme cela paraît loin…il y a trois jours ?

— Mais inévitablement, Liane.

— Vous n’avez donc pas oublié ma niaise-rie ?

— Je n’ai rien oublié.

Elle fit une jolie moue de doute.

— N’aurait-il pas été plus indulgent d’ou-blier ?

— De pareils compliments ne s’oublient pasfacilement.

— Vous êtes sûr, bien sûr que c’était uncompliment ?

— Euh… non. Pas sûr du tout. Mais je suisun homme, et je vous accorde le bénéfice dudoute.

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Devenus soudain pensifs, les yeux de vio-lette perdirent toute leur malice. Elle soupira,pencha un peu la tête.

— Je vais vous parler franchement, Mi-chaël. Ce n’était pas de la comédie… ou dumoins ce n’était pas uniquement de la comé-die.

— Ce qui veut dire, si je ne me trompe, quevous connaissez trop bien l’amour pour l’expri-mer sans artifice.

— Je le crains, mon ami, répartit Liane De-lorme, avec un nouveau soupir. Vous le savez,vous me faites peur. Vous voyez tellementclair…

— C’est bien regrettable. Je voudrais sur-monter cela. On se prive de bien des émotionsagréables quand on voit trop clair.

Durant une nouvelle courte pause, Lanyardvit Monk sortir sur le pont, s’arrêter, et leschercher des yeux, dans les fauteuils qu’ils oc-

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cupaient à l’arrière. Et il n’eut pas de difficultéà les repérer, car ce soir-là le pont était éclairé.Néanmoins, le capitaine Monk trahit son émo-tion à la vue du couple par un haut-le-corpsbien net. Lanyard vit ses sourcils s’agiter for-tement tandis que leur possesseur s’avançaitvers l’arrière.

Il s’arrêta devant eux, les dominant de sablanche silhouette, avec les sourcils les plushostiles que Lanyard lui eût encore vus.

— Serait-il abusif de vous signaler, fit-ild’un ton glacé, que le pont arrière est un lieutrop en évidence pour s’y livrer à ces démons-trations de tendresse familiale ?

Liane Delorme leva vers lui un regard inter-rogateur, légèrement teinté d’une impatiencequi tout d’un coup l’emporta.

— Oh ! laissez-nous en paix ! lança-t-ellerudement.

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Sur l’instant Monk ne répliqua pas. Lanyardvit un singulier frémissement agiter ce longcorps maigre, et il comprit soudain que cetteridicule créature était secouée par la jalousie.

— Tant que vous soutiendrez la fictiond’être frère et sœur, reprit-il avec une ragecontenue, il serait peut-être prudent de ne pasprodiguer ces témoignages affectueux à la vuede mes officiers et de mon équipage. Suppo-sons que nous… (Il s’étrangla un peu). Bref, jesuis venu vous inviter à tenir une petite confé-rence dans ma cabine, avec M. Phinuit.

— Une conférence ? interrogea froidementLiane, sans bouger. Je ne sais pas de quoi ils’agit.

— M. Phinuit et moi sommes tous deuxd’avis que M. Lanyard soit mis davantage aucourant de nos intentions, tandis qu’il lui resteencore le loisir de les bien examiner. Nousn’avons plus que quatre jours de traversée.

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Incapable de se contenir plus longtemps,Lanyard quitta son fauteuil avec entrain.

— Mais c’est exquis ! Réellement, mon-sieur, vous ne pouvez pas vous imaginercomme j’ai attendu ce moment. Venez, dit-il àLiane, vous allez voir comment je prendrai larévélation du sort qui m’est réservé. Ce seraavec bravoure, j’en suis fermement convaincu.

Avec une hésitation passagère, la jeunefemme se leva et se dirigea en silence avec luivers le capot d’échelle par où venait de dispa-raître le capitaine dont la démarche était d’unaugure si dramatique.

Il fut d’autant plus réconfortant de trouverdans la cabine du capitaine le terre-à-terreM. Phinuit, assis à côté du bureau sur un angleduquel reposaient ses jambes croisées, prosaï-quement occupé à polir ses ongles. Lanyard luiadressa un petit salut fort amical et, tandis quePhinuit ramenait ses pieds sur le parquet, plaça

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un fauteuil pour Liane dans la position où ellepréférait s’asseoir, le dos à la lumière.

Mais il sentit que les formes cérémonieusesexigées par les allures solennelles de Monk nelui permettaient pas de s’asseoir avant que lecapitaine n’eût lui-même pris place derrière lebureau.

Alors, cependant, il se découvrit les dispo-sitions joyeusement espiègles d’un écolier aucirque et, s’adressant avec une impatience nonfeinte à l’homme qui possédait les plus prodi-gieux sourcils du monde, lui dit en le saluantde la tête :

— Et maintenant, nous allons entendre,j’imagine, ce que M. Phinuit appellerait l’Idéedans toute sa splendeur.

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CHAPITRE XXIV

L’HISTOIRE SE RÉPÈTE

Phinuit fit la grimace, puis dissimula un lé-ger bâillement. Liane Delorme eut un dédai-gneux petit mouvement d’épaules, et prit lapose qui seyait, le coude sur le bras de sonfauteuil et la joue appuyée sur deux doigts desa main baguée. À demi tournée vers Monk etPhinuit, elle faisait face à Lanyard, à qui elleconsacrait toute l’attention de ses yeux gravesmais amicaux, exactement comme s’il eût étéla seule personne présente. Elle semblait at-tendre qu’il parlât de nouveau sans se soucier

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le moins du monde de ce que Monk allait trou-ver à dire.

Le capitaine Monk occupa le silence en fai-sant décrire à ses sourcils un arc impression-nant. Puis, fixant son regard non sur Lanyard,mais sur la pointe d’un crayon avec lequel sesdoigts incroyablement frêles traçaient sur lebuvard de fantaisistes arabesques, il ouvrit leslèvres, toussa pour avertir qu’il allait parler,et sembla terriblement offusqué en constatantque Liane le devançait inconsidérément.

Elle prit sa voix la plus musicale, infinimentdésarmante et séductrice :

— Laissez-moi vous dire, cher ami, que…naturellement je sais ce qui va se passer… jedésapprouve absolument la méthode que l’onemploie pour traiter avec vous.

— Mais je suis très flatté de me voir attri-buer assez d’importance pour que l’on traiteavec moi.

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— Vous êtes vraiment doué pour l’ironie.Mais vous avez tort de la gaspiller sur un au-ditoire dont les deux tiers sont incapables del’apprécier.

— Oh ! vous vous trompez, déclara sérieu-sement Phinuit, j’apprécie. Je pense que lecher ami est énorme.

— Me permettrez-vous de dire, fit Monk enjouant des sourcils, que si l’un de nous n’ap-préciait pas les indiscutables talents de M. La-nyard, il ne serait pas avec nous ce soir ?

— On vous permet de le dire, acquiesçaPhinuit, mais cela ne fait pas l’affaire. C’està l’appréciation de mademoiselle que vous etmoi sommes redevables de ce trait, et vous lesavez. Maintenant cessez de braquer sur moivos sourcils automatiques. Vous l’avez assezfait depuis que je vous connais, et leur coupn’est pas encore parti une seule fois.

Irrésistible, le rire de Liane éclata. Sanspouvoir relever un sourire, Lanyard se hâta

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néanmoins de s’offrir lui-même sur l’autel de lapaix.

— Mais, messieurs ! vous m’intéressez tel-lement. N’allez-vous pas me dire vite quelle va-leur mes modestes talents peuvent avoir ac-quise à vos yeux ?

— Dites-le-lui, Monk, fit gouailleusementPhinuit… Moi, je ne suis pas orateur.

Monk leva ses sourcils et adressa à Lanyardun salut d’une politesse redoutable.

— Vos talents sont tels, monsieur, dit-ilavec une lenteur de diplomate, que vous pou-vez, si vous le voulez, devenir pour nous d’unprix inestimable.

Phinuit ricana devant l’air d’incompréhen-sion polie de Lanyard.

— Vous n’allez jamais droit au but, capi-taine. Voyons. Moi, je suis un type tout rond,laissez-moi faire l’interprète. Monsieur La-nyard, écoutez. La baroque association de mal-

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faiteurs ici présente a l’honneur de vous inviterà devenir un membre-actif à part entièrecomme nous autres, participant à tous lesavantages de l’organisation, y inclus la protec-tion de la police. Et comme prime supplémen-taire nous sommes disposés à vous donner unacompte d’admission en sus de vos dus. Est-ceque je me fais bien comprendre ?

— Mais parfaitement.

— Voici la chose. Je vous ai dit commentnous nous étions rencontrés, nous cinq, y com-pris Jules et M. le comte de Lorgues. Main-tenant nous attendons la réussite de cette af-faire, la première, pour monter l’entreprise plusen grand. Il va y avoir un melon juteux à par-tager quand nous serons à New-York. Il y a,vous le savez, je pense, autre chose que les bi-joux Montalais. Et il n’y a aucune raison pourque nous nous en tenions là. Ce n’est pas nonplus notre intention. Le Sybarite fera d’autresvoyages, et s’il arrivait un événement imprévu

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pour y mettre fin, il y a d’autres moyens dese payer la tête des douanes américaines. Cha-cun de nous met en commun ses bons services,mademoiselle, le capitaine, mon frère et moi-même… Mais il y a une vacance dans nosrangs, le vide creusé par la mort de de Lorgues,vide que personne ne remplirait aussi bien quevous. Nous vous l’offrons donc carrément. Sivous acceptez de travailler avec nous, nousvous attribuons une part d’un cinquième surles bénéfices de ce voyage aussi bien que surtout ce qui viendra ensuite. C’est assez hon-nête, n’est-ce pas ?

— Mais c’est plus qu’honnête, monsieur.

— De fait, il est exact que vous n’avez rienfait pour gagner cet intérêt d’un cinquièmedans la première répartition…

— Alors donc, me voici tout à fait entre vosmains.

— Oh, ce n’est pas là notre point de vue…

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— Voilà, interrompit vivement Liane, laseule parole raisonnable que vous ayez encoreprononcée dans cette conférence, monsieurPhinuit.

— Vous voulez dire, je suppose, que M. La-nyard est loin d’être entre nos mains.

— Et il ne sera jamais entre vos mains, monpauvre ami, tant qu’il respirera et pensera.

— Mais, Liane ! protesta Lanyard en bais-sant modestement les yeux, vous m’accablez.

— Je ne vous crois pas, riposta Liane, froi-dement.

Quelques instants, Lanyard continua de re-garder méditativement à ses pieds. On ne pou-vait rien deviner de ses pensées, et pourtantdes yeux plus habiles à les déchiffrer que ceuxde Phinuit ou de Monk le surveillaient attenti-vement.

— Eh bien, monsieur Lanyard, qu’est-ceque vous en dites ?

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Lanyard releva des yeux pensifs vers le vi-sage de Phinuit et prononça, d’une voix intri-guée :

— Mais sûrement ce n’est pas tout…

— Tout quoi ?

— Il me semble qu’il manque quelquechose… Vous ne m’avez montré qu’une facede la médaille. Et le revers ? J’apprécie l’hon-neur que vous me faites, je sens pleinementles avantages que l’on m’offre. Mais vous aveznégligé… c’est un étrange oubli de la partd’hommes aussi francs que vous… vous avezoublié de me dire la pénalité qui s’attacherait àun refus possible.

— Il me semble qu’on peut s’en remettre là-dessus à votre imagination.

— Il y aurait donc une pénalité ?

— Tiens, naturellement, si vous n’êtes pasavec nous, vous êtes contre nous. Et prendrecette position nous obligerait, comme simple

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mesure de sauvegarde, à nous défendre partous les moyens à notre disposition.

— Moyens que, murmura Lanyard, vouspréférez ne pas spécifier.

— Tiens, on n’aime pas parler crûment.

— J’ai ma réponse, messieurs…

Avec un vague sourire dans les yeux et destiraillements aux coins de la bouche, Lanyardse rejeta en arrière et contempla les mem-brures du pont. Liane Delorme se redressaavec un mouvement de vif malaise.

— À quoi pensez-vous, cher ami ?

— Je m’émerveille d’une chose que chacunsait : que l’histoire se répète.

On entendit la jeune femme ravaler net sarespiration entre ses dents serrées. Elle soupi-ra :

— J’espère bien que non !

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Lanyard la considéra en ouvrant de grandsyeux.

— Vous espérez que non, Liane ?

— J’espère que cette fois l’histoire ne se ré-pétera pas tout à fait. Vous comprenez, monami, je crois savoir que vous avez dans l’espritdes souvenirs de l’ancien temps…

— Juste. Je repense à ces jours lointains oùla Meute pourchassa dans Paris le Loup Soli-taire, le traqua finalement à mort, et lui fit àpeu près la même proposition que vous venezde me faire ce soir… La Meute, il faut que vousle sachiez, messieurs, était le nom pris par uneassociation de malfaiteurs parisiens, ambitieuxcomme vous, qui étaient devenus jaloux dessuccès du Loup Solitaire, et voulaient le per-suader de se joindre à eux. (1)

— Et qu’arriva-t-il ? demanda Phinuit.

— Eh bien, il arriva qu’ils choisirent le mo-ment où je m’étais résolu à devenir un homme

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de bien pour le reste de mes jours. Ce fut d’au-tant plus regrettable.

— Quelle réponse leur fîtes-vous donc ?

— Si j’ai bonne mémoire, je leur dis qu’ilspouvaient aller tous au diable.

— J’espère donc que l’histoire ne se répéte-ra pas cette fois-ci, lança Liane.

— Et que sont-ils devenus ? demandaMonk.

— La plupart moisirent quelques annéesdans les prisons françaises, comme ce fameuxPopinot, le père du citoyen qui nous a causétant de tracas.

— Et vous… ?

— Tiens, sourit Lanyard, j’ai réussi à échap-per à la prison, aussi je présume que je doisavoir tenu mon vœu de devenir un homme debien.

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— Et pas de rechute ? suggéra Phinuit avecun ricanement.

— Ah ! il ne faut pas m’en demander tant.Cela ne regarde que ma conscience et moi.

— Eh bien, hasarda Phinuit avec une appa-rence de confiance, je suppose que vous n’allezpas nous envoyer au diable,… hein ?

— Non. Je vous promets d’être plus originalque cela.

— Alors vous refusez ! haleta Liane.

— Oh, je n’ai pas dit cela ! Il faut me laisserle temps de réfléchir.

— Je savais que ce serait là sa réponse, pro-clama Monk, fier de sa perspicacité, en plissantses sourcils. C’est pourquoi j’ai tenu à ce quenous n’attendions pas plus longtemps. Vousavez quatre jours pour vous décider, monsieur.

— J’en aurai besoin.

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— Je ne vois pas pourquoi, raisonna Phi-nuit. C’est à prendre ou à laisser, bien évidem-ment !

— Mais vous me demandez de renoncer àune attitude que j’ai adoptée depuis des an-nées, messieurs… On ne saurait exiger que jeme décide en une heure, ni même en un jour.Vous aurez votre réponse, je vous le promets,au moment d’atterrir… peut-être avant.

— Le plus tôt sera le mieux.

— En êtes-vous sûr, monsieur ? On dit quec’est la tortue qui a gagné la fameuse course.

— Prenez tout le temps qu’il vous faudra,concéda généreusement Monk, pour en venir àune décision sensée.

— Mais comme vous êtes bons pour moi,messieurs !

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CHAPITRE XXV

LE MÉCONTENT

Pour singulier que cela puisse paraître,quand on songe aux conditions qui restrei-gnaient sa liberté d’action à bord du Sybarite,et son entier isolement au milieu des conspi-rateurs, Lanyard ne perdit pas confiance enl’heureuse issue de l’affaire. Il passa lesquelques derniers jours en un état de joyeuseexubérance, qui trouvait son expression la plusintelligible dans ces mots qu’il se répétait fré-quemment à lui-même : « Ça va bien ! ça vabien ! »

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Il savait maintenant dans quel but LianeDelorme l’avait associé à cette aventure mari-time et initié à tous ces détails de la conspira-tion. Il savait également pourquoi elle lui avaitoffert le don généreux de son amour. Il n’avaitplus de ménagements à garder envers cettefemme. La révélation avait positivement faittomber les fers de ses poignets, et le momentvenu rien ne l’empêcherait de frapper sans re-mords.

Mais envers ses compagnons il n’avait mo-difié en rien sa conduite apparente. Ils avaientbeau le surveiller et s’interroger. Il leur fallutattendre le moment qu’il avait fixé pour leurfaire part de sa décision, lorsque le Sybarite fe-rait son atterrissage.

Le vent soufflait par rafales, la mer devinthouleuse, le Sybarite entra dans le mauvaistemps. Le ciel s’était couvert. Lanyard, quicherchait dans le ciel un présage, accepta ce-lui-ci et souhaita sa durée. Rien n’eût été plus

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propre à déjouer ses efforts qu’un atterrissagepar une nuit d’étoiles pure et calme.

Il alla se coucher, la dernière nuit, laissantdans le salon une réunion bruyante, et se mit àlire pour provoquer le sommeil. Puis éteignantla lumière, il s’endormit. Un peu plus tard il setrouva instantanément réveillé, tous les sensen alerte, sur le qui-vive… tel un homme quiaurait tâtonné un moment dans une pièce obs-cure, puis trouverait une porte et sortirait augrand jour.

Mais il n’y avait d’autre lumière que dans laclarté de son esprit. L’éclairage même du salonavait été mis en veilleuse pour la nuit, commeil s’en aperçut à l’affaiblissement du rais sous laporte de sa cabine.

Cependant, Lanyard avait l’intuition qu’iln’était pas seul. Le meilleur réveille-matin pourlui avait toujours été l’entrée d’une autre per-sonne dans la pièce où il dormait. Il en est de

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même pour tous les animaux dont la vie dé-pend de leur vigilance.

Incapable de rien voir, il sentait pourtantune présence, et savait qu’elle attendait, dansle voisinage de sa tête, à portée du bras. Sansgrand émoi il songea à Popinot, ce « Popinotfantôme » de Monk.

Tant pis, si la vision apparue sur le ponts’était matérialisée ici dans sa cabine, Lanyardprésumait qu’il allait s’ensuivre une nouvellebataille, et la dernière, jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la mort.

Sans faire aucun bruit, il se rassembla surlui-même, s’attendant à un piège, et leva lamain vers l’interrupteur de lumière électrique,encastré dans la cloison au chevet de son lit.Mais au même instant il perçut un chuchote-ment, ou plutôt un marmottement, une voixqu’il ne put identifier dans son trop faible dia-pason.

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— Réveillé, monsieur Delorme ? disait-elle.Chut ! Ne faites pas de boucan, et ne vous avi-sez pas d’allumer.

Son étonnement fut tel que d’instinct sesmuscles tendus se relâchèrent et sa main re-tomba sur les couvertures.

— Que diable… ?

— Pas si haut. C’est moi… Mussey.

Ébahi, Lanyard répéta :

— Mussey ?

— Oui. Je ne m’étonne pas que vous soyezsurpris, mais si vous voulez bien rester tran-quille, vous allez comprendre bien vite pour-quoi il m’a fallu avoir un bout d’entretien avecvous à l’insu de tous.

— Par exemple, fit Lanyard, elle est raidecelle-là !

Le marmottement contenu prit une noted’inquiétude.

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— Dites donc ! Attention, hein ? Je veuxdire, vous n’allez pas faire du pétard et renver-ser le pot aux roses ? J’admets que vous de-vez me trouver un peu sans-gêne, de m’intro-duire chez vous comme ça, et je ne sais si jepeux vous en faire un reproche, mais… Enfin,le temps passe, il ne nous reste plus que deuxjours à passer en mer, et je ne pouvais pas at-tendre plus longtemps l’occasion d’avoir un pe-tit tête-à-tête avec vous.

Le marmottement cessa et il y eut un si-lence d’attente. Lanyard ne dit rien. Mais il de-vina que son interlocuteur occupait une chaiseprès du lit, et se penchait vers lui pour saisir saréponse, car l’air était imprégné d’une haleinealcoolique. On n’avait pas besoin de preuvesupplémentaire, c’était évidemment le mécani-cien principal du Sybarite.

— Dites-moi que ça vous va, voulez-vous ?pria le marmottement.

— J’écoute, répliqua Lanyard…

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— Vous avez du cran…, un fameux cran.Je ne pense pas que je serais aussi calme quevous, si je sentais quelqu’un dans ma chambre,en me réveillant.

— Je crois, dit Lanyard d’un ton sec, quevous avez parlé d’un petit tête-à-tête avec moi.Le temps passe, monsieur Mussey. Dites-moice qui vous amène, ou laissez-moi me rendor-mir.

— Vous êtes raide, commenta la voix. Je l’aidéjà remarqué. Vous seriez étonné si je vousdisais à quel point vous avez attiré mon atten-tion.

— Et flatté, j’en suis sûr.

— Tenez… (Le marmottement eut un ho-quet.) Je vais vous poser une question person-nelle. Vous la trouverez sans doute indiscrète.

— Dans ce cas, soyez sûr que je ne vous ré-pondrai pas.

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— Eh bien, voici. Est-ce que votre vrai nomn’est pas Lanyard, Michaël Lanyard ?

Cette fois ce fut Lanyard qui, pensant ra-pidement, garda le silence si longtemps quele malaise de son interlocuteur ne put plus secontenir.

— Est-ce là votre réponse ? Je veux dire,est-ce que votre silence… ?

— C’est un nom peu ordinaire, Michaël La-nyard. D’où le tenez-vous ?

— On dit que c’est le vrai nom du Loup So-litaire. Je ne pense pas avoir à vous dire qui estle Loup Solitaire ?

— On dit ? Qui est ce « on », je vous prie ?

— Oh ! il y a beaucoup de bruits qui courentsur un bateau. Vous savez ce que c’est, un équi-page bavarde. Et Dieu sait si ce voyage a don-né lieu à bavardage.

C’était plutôt vague. Lanyard se demandaqui l’avait trahi. Phinuit ? Possible à la rigueur.

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Liane Delorme avait beaucoup causé avec lemécanicien principal, mais elle semblait moinsportée à trop parler que n’importe qui du bordà l’exception de Lanyard lui-même. Maisd’autre part (ce souvenir lui revint tout à coup),Monk et Mussey avaient la réputation d’être devieux camarades. Il n’était pas impossible queMonk eût laissé échapper quelque chose…

— Et que se passerait-il, monsieur Mussey,si j’admettais que je suis Michaël Lanyard ?

— Dans ce cas j’aurais quelque chose àvous dire, quelque chose qui je pense vous in-téresserait.

— Pourquoi ne pas courir le risque de m’in-téresser, quelle que soit ma personnalité ?

Mussey respira fortement dans les té-nèbres. C’était la respiration d’un homme pru-dent qui répugne à se compromettre.

— Non, dit-il enfin, en s’exprimant avecplus de netteté qu’il ne l’avait fait jusqu’alors.

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Non. Si vous n’êtes pas Lanyard, je préféreraine rien dire… Je vous demanderai simplementpardon de vous avoir dérangé et je filerai.

— Mais vous dites qu’il court des bruits. Iln’y a pas de fumée sans feu. Vous ne risquezrien à supposer que je suis l’homme que lesbruits disent.

— Michaël Lanyard ? insista le marmotte-ment… le Loup Solitaire ?

— Oui, oui ! Et alors ?

— Je suppose que le meilleur moyen c’estde vous dire carrément tout…

— Je vous préviens que vous n’obtiendrezrien dans le cas contraire.

— Alors… pour commencer par le com-mencement… je connais Whit Monk depuis unbon bout de temps. Il y a des années. Nousavons navigué ensemble en long et en large de-puis que nous sommes marins. Nous avons en-semble traversé quelques sales passes, et fait

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des choses qu’il vaut mieux ne pas raconter,et toujours partagé le bon et le mauvais. Siquelqu’un m’avait jamais dit avant ce voyage-ci que Whit Monk ferait une crasse à un co-pain, je l’aurais assommé sans remords. Mais àprésent…

Le marmottement se tut. Lanyard garda unsilence sympathique… un silence qui dumoins, espérait-il, serait pris pour sympa-thique. En réalité, il s’efforçait de ne pas trahirla joie qui commençait à s’emparer de lui. Siprématuré que cela pût être, il semblait impos-sible de se méprendre à l’émotion qu’éprou-vait le mécanicien principal, ou à sous-estimerla valeur possible que ces confidences présen-taient pour Lanyard. Visiblement, celui-cin’avait pas mis en vain sa foi dans son étoile.Ne lui offrait-elle pas tout forgé l’outil dont ilavait un si cruel besoin, et qu’il avait si vive-ment désiré ?

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Un morne soupir fusa dans le silence, char-gé d’une profonde mélancolie. Car, semblait-il,comme tous les sceptiques, M. Mussey au fondétait un sentimental. Dans les ténèbres, sa voixsans timbre reprit le fil de son histoire.

— Je n’ai pas à vous dire ce qui se passeentre Whit et ces gens avec lesquels il est siintime à présent. Vous le savez, ou sans quoivous ne seriez pas ici… Voyez-vous, dans unvoyage de ce genre, les racontars circulent, ondit toutes sortes de choses qu’on ne devrait pasdire. Celui qui écoute a chance d’être bien ren-seigné. Il n’y a jamais eu de secret au sujet dece que le patron compte faire de tout le vinqu’on a embarqué. Nous savons tous que nousjouons un jeu dangereux, mais nous en tenonspour le patron… il n’est pas méchant quand onle connaît… et nous passerons la marchandiseet accepterons le résultat de l’opération gainou perte. Elle nous procurera une jolie sommeà chacun si nous réussissons le coup sans être

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pincés. Mais si vous voulez savoir ce que jepense… je vais vous dire quelque chose…

— Je vous assure que je suis tout oreilles.

— Je pense que Whit Monk, Phinuit et ma-demoiselle ont floué le patron à eux trois.

— Je ne vous suis pas très bien.

— Je pense qu’ils l’ont entraîné dans cetteaffaire de contrebande à seule fin de pouvoirutiliser son yacht pour leurs propres desseinset le mettre en même temps dans une situationqui l’empêche de faire du pétard s’il découvrela vérité. N’est-ce pas, à supposer qu’ilsveuillent pousser le jeu plus loin que la fraudede l’alcool, rafler des bijoux en Europe et intro-duire subrepticement la marchandise en Amé-rique au moyen de son yacht, qu’est-ce qu’ilpourra dire ? Comment pourra-t-il s’y oppo-ser ?

Prenant ces questions comme de simples fi-gures de rhétorique, Lanyard s’abstint de com-

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mentaires. Au bout d’un instant le marmotte-ment reprit :

— Eh bien, qu’en pensez-vous ? Ai-je raisonou ai-je tort ?

— Qui sait, monsieur Mussey ? Tout cequ’on peut dire, c’est que vous paraissez ren-seigné.

— Je vous crois que je suis renseigné ! Unpeu plus que Whit Monk ne se l’imagine…comme il s’en apercevra à son détriment avantd’en avoir fini avec Tom Mussey.

— Mais, reprit Lanyard, visant obliquementau cœur du mystère qui le déconcertait, maisje ne vois pas pourquoi vous croyez devoir meparler de cela à moi, monsieur.

— Tiens, parce que vous et moi sommestraités de la même façon, en cette histoire. Onnous laisse tous les deux en dehors… on nousévince… on se moque de nous.

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En une sorte d’aparté mental, Lanyard sedit que le goût des métaphores incohérentesdevait faire partie du rituel des sceptiques.

— Serait-ce que vous êtes fâché contre lecapitaine Monk parce qu’il ne vous a pas prispour associé dans ses nouvelles combinai-sons ?

— Parce qu’il se fiche de moi, mon vieuxcopain… moi qui l’aurais soutenu envers etcontre tous… Nous aurions passé à travers lefeu pour lui, et à ma façon je l’ai fait, maintesfois. Et à présent le voilà qui s’enferme avecPhinuit et cette Delorme, et me laisse battre lasemelle devant la porte… Et il croit que je vaissupporter ça.

La voix poussa un grognement de mépris.

— Je comprends vos sentiments, monsieur.Je vous prie de croire à ma sympathie… Maisje vous assure que le capitaine Monk n’a pasabusé de mon amitié, puisqu’il ne l’a jamaiseue.

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— Je le sais très bien, reprit le marmotte-ment. Je ne veux pas dire que vous avez lesmêmes raisons que moi de vous sentir lésé. Jeveux dire que vous avez assez de raisons devotre côté…

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

Une nouvelle pause préluda à la réplique :

— Vous avez dit il y a un instant que j’étaisrenseigné. Or, vous l’avez dit, vous et moi onnous a laissés en dehors de cette affaire et nousavons tous deux l’intention d’y mettre la main,que ça leur fasse plaisir ou non.

Voyant qu’il n’en obtiendrait pas davantage,Lanyard se contraignit pour l’instant à user dediplomatie.

— Soit admettons… Mais vous avez, jecrois, quelque chose à me proposer.

— C’est bien simple. Quand deux hommesse trouvent dans le même bateau, il leur faut

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souquer ensemble s’ils veulent arriver quelquepart.

— C’est donc une alliance que vous me pro-posez ?

— Vous l’avez dit. Sans vous, je ne peux ar-river à rien qu’à faire faire chou blanc à WhitMonk, et ce genre de vengeance ne me satisfaitpas du tout. Sans moi… Voyons, que pensez-vous faire ? Je sais que vous êtes capable d’ou-vrir ce coffre de pacotille qui est dans lachambre de Whit, quand vous y serez disposé,de prendre les bijoux et le reste. Mais quelleapparence y a-t-il que vous puissiez les em-porter ? C’est-à-dire, à moins que vous n’ayezquelqu’un qui travaille avec vous à bord de cebâtiment. Tenez…

Le marmottement se réduisit en un chucho-tement confus, et pour se faire entendre l’in-terlocuteur se pencha si bas sur Lanyard quecelui-ci faillit être asphyxié par les vapeurs duwhisky.

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— Vous êtes un homme de tête et d’expé-rience… Eh bien, allez-y, faites vos plans, cau-sez avec moi, apprêtez tout, enlevez le butin.Je vous assisterai, je ferai en sorte que votrebesogne marche comme sur des roulettes, quevous cachiez les bijoux là où on ne les trouverapas. Quand tout sera fini, nous partagerons parmoitié. Qu’en dites-vous ?

— Extrêmement ingénieux, monsieur, maismalheureusement impraticable.

— C’est la dernière chose, affirma la voixdésappointée, que je me serais attendu à vousentendre dire.

— Mais c’est évident. Nous ne nousconnaissons pas.

— Ce qui signifie que vous ne pouvez vousfier à moi ?

— Quant à cela, puis-je être sûr, moi, quevous pouvez vous fier à moi ?

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— Oh ! il me semble que je sais juger untype quand je le vois.

— Merci bien. Mais pourquoi me fierais-je àvous, alors que vous ne voulez même pas êtretout à fait franc avec moi ?

— Comment cela ? Ne vous ai-je pas…

— Une minute. Vous refusez de me dired’où vous tenez ces renseignements détaillésconcernant cette affaire… qui me concerne.Vous voulez me faire croire que vous mecroyez simplement en désaccord avec le capi-taine Monk et ses amis. J’admets que c’est vrai.Mais comment se fait-il que vous le sachiez ?Ah non, mon ami ! Vous allez me dire commentvous avez surpris ce secret, ou je vous prieraide me laisser dormir.

— C’est bien simple. J’ai entendu Whit etPhinuit parler de vous l’autre nuit, sur le pont,à un moment où ils croyaient que personne neles écoutait.

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Lanyard sourit dans les ténèbres. Inutile dejouer franc jeu avec celui-ci. La vérité n’étaitpas en lui, et il était dépourvu absolument decet honneur traditionnel qui règne parmi lesvoleurs.

Comme s’il eût été satisfait, il reprit, du tond’un homme pratique éliminant toutes consi-dérations secondaires :

— Ainsi que vous le disiez, le temps passe,il ne nous reste plus que deux jours…

— Cela se fera demain soir ou pas du tout,affirma la voix.

— C’est ma pensée exacte. Car nous seronsalors en vue de terre, n’est-ce pas ?

— Oui, et ce sera peu après la nuit venue.Nous devons jeter l’ancre à minuit. Alors (uneanxiété pleine d’espoir entrecoupa la voix)alors vous êtes décidé à faire alliance avecmoi, monsieur Lanyard ?

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— Mais naturellement ! Que puis-je faired’autre ? Comme vous l’avez si bien démontré,que serait l’un de nous sans l’autre ?

— Et c’est entendu : vous enlevez la mar-chandise, j’en prends soin jusqu’à ce que nouspuissions la refiler à terre, nous fichons lecamp ensemble… et on partage par moitié,loyalement ?

— C’est tout ce que je demande.

— Où est votre main ?

Deux mains se rejoignirent à l’aveugletteet échangèrent une étreinte solide et véhé-mente… tandis que Lanyard rendait grâce à lanuit qui empêchait son visage de trahir ses in-tentions.

Un ricanement féroce suivit.

— Ah ! Ah ! Whit Monk ! On va t’apprendreà traiter ainsi les vieux amis !

Lanyard jubilait. Car maintenant son projetfou avait pris subitement un air de relative sim-

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plicité. Avec la coopération du mécanicienprincipal, Lanyard n’avait plus qu’à fournir unpeu de travail cérébral, un peu d’effort phy-sique, un peu d’audace… et une complète in-différence à tromper la confiance de M. Mus-sey. Il reprit :

— Mais pouvez-vous me donner une idéede l’endroit où nous sommes, où nous serons,approximativement, demain à minuit ?

— Quel rapport cela a-t-il… ?

— Il se peut que j’aie un plan. Si nous de-vons travailler ensemble, monsieur Mussey, ilvous faut avoir confiance en moi.

— Je vous demande pardon. Nous devonsêtre quelque part au large du bateau-phare desbancs de Nantucket.

— Et le temps ? Avez-vous assez deconnaissance de ces latitudes pour le prédire,même en gros ?

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— Ah ! je les connais ces latitudes ! Le ventsoufflera toute la journée du sud au sud-ouest.S’il passe au sud-est, il fera du brouillard de-main soir, avec peu de vent et mer calme.

— Bon ! Maintenant pour faire ce que j’au-rai à faire, il faut que j’aie dix minutes d’obscu-rité absolue. Cela peut-il s’arranger ?

La voix eut une inflexion ascendante d’hé-sitation.

— Obscurité absolue ? Que voulez-vousdire ?

— Complète extinction de toutes les lu-mières du bâtiment.

— Bon Dieu ! protesta la voix. Savez-vousce que cela signifie ? Pas de feux du tout, enmarche, dans ces eaux très fréquentées ? Maisà la tombée de la nuit nous devons être aularge de l’île Block, parmi une circulation aussidense que sur la Cinquième avenue ! Non, c’esttrop demander.

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— Désolant, fit Lanyard, philosophe. Lachose aurait pu se faire.

— N’y a-t-il pas un autre moyen ?

— Pas s’il reste des lumières pour entravermon opération. Mais si quelque accident pas-sager venait à mettre les dynamos hors de ser-vice… figurez-vous ce qui arriverait.

— Ce serait une histoire du diable.

— Mais encore ?

— On devrait ralentir les machines de façonà ne donner que la vitesse nécessaire pour gou-verner jusqu’à ce que les lampes à pétrole aientpu être allumées pour l’habitacle, la tête demât et les feux de bâbord et tribord, ainsi quepour la machine.

— Et il y aurait de l’émoi et de la confusion,hein ? Tout le monde accourrait sur le pont,le capitaine lui-même laisserait sa cabine àl’abandon le temps nécessaire…

Il y eut un soupir.

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— J’ai saisi. C’est mal, très mal, mais… En-fin, je suppose qu’il faut en passer par là. C’estune affaire entendue.

Lanyard s’offrit un sourire de triomphe,dans les ténèbres.

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CHAPITRE XXVI

L’HABITACLE

Après cette aventure nocturne, ce fut uncontraste singulièrement piquant de revoir à latable du petit déjeuner, l’œil atone et la minecongestionnée, l’auteur du marmottementdans le noir. Tenant sa tasse de café d’unemain tremblante d’alcoolique, celui-ci adressaà Lanyard un signe de tête bourru, en murmu-rant la coutumière salutation matinale :

— Bonjour, monsieur Delorme.

Et bien qu’ils fussent seuls à table, le méca-nicien principal ne s’occupa plus de Lanyard.

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Quand il eut avalé sa tasse de café, il s’essuyales lèvres, plia sa serviette tachée de jauned’œuf, se leva et sans un mot ni un regard sor-tit pesamment.

C’était la conduite d’un homme prudent. Etqui faisait bien de l’être. On ne savait jamaisqui pouvait écouter et surprendre le moindresigne d’une entente secrète. D’ailleurs toutétait convenu entre eux, et il ne restait plusà Lanyard qu’à passer le temps qui lui restaitentre le déjeuner et l’heure fixée, puis mettre àprofit l’occasion promise.

Les prévisions météorologiques de M. Mus-sey se vérifièrent. Sous un ciel couvert la mercourait en lourdes lames, huileuses et grises, ilsoufflait du sud une légère brise, variable. L’ho-rizon était indistinct. Le capitaine Monk, ren-contré sur la dunette, avait l’air très ennuyé, etil maudit le temps carrément lorsque Lanyards’informa civilement de ses pronostics. Tout al-lait bien !

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Lanyard tua une heure ou deux dans lekiosque des cartes à se familiariser avec la côtedont on approchait, et à répéter la route pro-bable du Sybarite vers le point choisi pour lesopérations de contrebande. Il n’y avait quedeux routes praticables à prendre pour le Sy-barite, toutes deux portant au nord-ouest de-puis le bateau-phare des bancs de Nantucket.L’une entrait dans la passe de l’île Block parl’est, entre la pointe Judith et l’île, l’autre y en-trait du sud, entre l’île et la pointe Mintauk. La-nyard se rendit compte que de nombreux pé-rils de navigation jalonnaient les deux routes,et plus spécialement leur prolongement dansla passe de Long-Island. Il se dit que ce seraitbien étrange si ses plans pouvaient avorter…toujours à condition que M. Mussey tint sespromesses de la nuit précédente.

Mais quant à cela il n’y avait guère àcraindre. M. Mussey remplirait à la lettre sesengagements. Une heure d’analyse à tête repo-sée avait achevé de persuader à Lanyard qu’il

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connaissait le caractère du mécanicien princi-pal suffisamment pour en avoir la certitude.

Vers midi le vent tomba tout à fait. Enmême temps l’horizon parut se rapprocher. Lavisibilité déjà faible dans la matinée, diminuaencore. Le Sybarite, fendant les eaux huileuseset inertes d’un calme plat, semblait moinsavancer que s’évertuer péniblement et en vainsur une flaque de vif argent au centre d’unesphère lentement tournoyante de verre dépoli.

Au bout d’une heure de cet exercice, le ca-pitaine Monk, sur la passerelle avec M. Swain,finit par s’en exaspérer et prit une brusque dé-cision. Par les manches à air de la machine onentendit un long trille du télégraphe. Aussitôtle pouls du Sybarite commença de battre surun rythme plus vif, tandis que des volutes plusnoires de fumée se déroulaient de sa cheminéeen masses épaisses et s’allongeaient à l’arrière,traînant bas et gardant leur forme aussi long-temps qu’elles restaient visibles. Pour la pre-

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mière fois depuis qu’il avait quitté le port deCherbourg, le yacht donnait toute sa vitesse, etcela contrairement à tous les usages nautiques,en un pareil jour.

Au déjeuner, Phinuit hasarda sur ce dan-gereux procédé un commentaire peu respec-tueux. Sur quoi Monk se retourna vers lui et luilança, en une rage froide :

— Aussi longtemps que je serai le maîtrede ce navire, monsieur, il naviguera d’après lesavis de ma seule sagesse, et je vous serais obli-gé de garder pour vous vos observations !

— Mes observations ! répéta Phinuit, en fai-sant des yeux ronds et scandalisés. Oh ! maisnon ! En tout cas, je n’avais aucune mauvaiseintention, mon cher capitaine.

Monk poussa un grognement, et durant lereste du repas ne cessa de ronchonner tout enmangeant. Mais plus tard dans le salon, à lavue d’un groupe composé de Liane Delorme,de Lanyard et de Phinuit, il s’arrêta, regarda de

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côté et d’autre pour s’assurer qu’aucun stewardn’était à portée de l’entendre, et se déridant unpeu il déclara :

— Je veux faire le plus de trajet possiblependant qu’on y voit encore un peu. Cettebrume peut se refermer d’un instant à l’autre etnous forcer à ralentir à demi-vitesse ou mêmemoins… dans des eaux encombrées,d’ailleurs !

— Et c’est très sensé, je le reconnais, avouaPhinuit d’un ton cordial. Quoi qu’il arrive nousne devons pas être en retard au rendez-vousavec l’ami, patron, pas vrai ?

— Nous y serons à l’heure, promit Monkd’une voix âpre, quand bien même il nous fau-drait marcher tout le temps à la sonde. Autantvaut que vous le sachiez, ce brouillard peutaussi bien devenir notre salut. La T.S.F. a captédes bavardages ce matin entre des cotres desdouanes qui patrouillent sur cette côte, enquête d’idiots de notre genre. Aussi nous irons

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de l’avant à tout hasard jusqu’à ce que noussoyons au port Monk ou que nous nous soyonscassé le cou.

Liane Delorme eut un tressaillement d’in-quiétude.

— Il y a donc du danger ?

Monk s’efforça de prendre un ton rassurant.

— Il n’y en aura que si nous allons donnerdans un cotre, Liane. Et ce n’est pas vraisem-blable par ce temps. Quant à la brume, c’estune très sale histoire pour la navigation, mais,comme je l’ai dit, elle peut fort bien devenirnotre salut. Je connais ces parages comme mapoche, et je saurais au besoin nous diriger àtravers le brouillard le plus épais de l’Atlan-tique.

Là-dessus, Monk remonta sur le pont.

— Ce genre de navigation nous promet del’agrément, dit Phinuit aux deux autres. Maisen attendant mieux vaudrait peut-être nous

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égayer un peu. Voyons, Lanyard, tâchez doncde pousser à la roue. Vous pouvez nous divertirinfiniment, mademoiselle et moi, si vous levoulez. Dites-nous les heureuses nouvelles.

— Les heureuses nouvelles ?

— Je veux dire simplement que c’est au-jourd’hui le jour où vous avez promis d’en ve-nir à la grande décision. Et ce n’est pas la peined’attendre le retour de Monk. Il est trop préoc-cupé de son joli petit bateau. Racontez-nous çamaintenant, à mademoiselle et à moi.

Lanyard secoua la tête, en souriant.

— Mais j’ai fixé le moment où nous serionsen vue de la terre.

— Eh bien, l’île Martha est là-bas quelquepart. On la verrait si le temps était clair.

— Mais le temps n’est pas clair.

— Supposons qu’il s’épaississe et devienneun vrai brouillard ? Nous pourrions bien ne pasvoir la terre avant minuit.

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— Alors c’est jusqu’à minuit qu’il vous fau-dra attendre. Non, monsieur Phinuit, je neveux pas qu’on me presse. J’ai réfléchi. Je ré-fléchis encore, et il y a beaucoup à dire avantque je puisse prendre une décision qui soithonnête pour vous, mademoiselle et le capi-taine d’une part, et moi-même de l’autre.

— Mais à minuit, si la promesse du capi-taine se réalise nous serons en train de débar-quer.

— L’objection est valable. Ma réponse seracommuniquée quand on verra la terre ou bience soir à onze heures.

L’entretien fut coupé par un premier mugis-sement désespéré de la sirène lançant le signalde brume.

Liane Delorme bondit de son fauteuil, en sebouchant les oreilles à deux mains, et poussaun cri de protestation. Quand, le bruit s’arrê-tant un moment, elle apprit qu’il allait se re-nouveler à intervalles de deux minutes aussi

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longtemps que durerait la brume et que leyacht serait en marche, elle leva les bras auciel et s’enfuit à sa cabine, faisant claquer laporte comme si elle pensait par là se protégerdu sinistre charivari.

Plutôt que de languir tout le reste del’après-midi sous le fardeau de la conversationspirituelle de M. Phinuit, Lanyard suivitl’exemple de Liane, et passa l’heure suivante àplat sur son lit, les yeux clos mais l’esprit enéveil. De temps à autre il consultait sa montre,comme on fait dans l’attente d’un importantrendez-vous. À quatre heures moins deux ilquitta sa cabine, et quand résonna, dans l’undes intervalles rythmés entre les coups de si-rène, le tintement de « huit coups », qui mettaitfin au quart de l’après-midi, il s’en alla sur lepont, et s’arrêta pour examiner le temps.

Il n’y avait aucun mouvement perceptibledans l’air, ce qui témoignait que le vent avaitpassé à l’arrière, c’est-à-dire approximative-

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ment au sud-est et avait la même vitesse quele yacht. La brume enveloppait le bateau, sui-vant la comparaison que fit Lanyard, commede l’ouate grise. Mais, si l’on devait en jugerd’après la trépidation de la coque, le Sybaritemaintenait sa vitesse, il fonçait tête baisséeparmi l’obscurité dense en usant de toute lapuissance de ses machines. De temps à autrequand la sirène se taisait, on entendait les ap-pels des matelots qui faisaient fonctionner lamachine à sonder. Mais leurs rapports étaientd’une uniforme monotonie, les eaux étaient en-core trop profondes pour que le plomb trouvâtle fond.

Tandis que l’on changeait de quart, Lanyardse dirigea vers l’avant, guettant la passerelledu coin de l’œil. M. Collison releva M. Swain,et ce dernier descendit l’échelle juste à tempspour empêcher Lanyard de faire une mauvaisechute en glissant du pied sur le plancher renduvisqueux par les globules de brouillard. Il eûtpu se faire très mal si M. Swain ne s’était trou-

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vé là pour le rattraper. Durant quelques ins-tants Lanyard resta, comme le lui dit avec bon-homie M. Swain, tout plaqué contre lui, s’ac-crochant au capitaine en second de la manièrela plus démonstrative, et ce ne fut pas sansdifficulté qu’il recouvra enfin l’équilibre. Alors,cependant, il prit la rampe pour se garantir denouvelles mésaventures, adressa de cordiauxremerciements à M. Swain, y ajouta ses ex-cuses, et tous deux se séparèrent avec descongratulations réciproques.

L’incident parut avoir amorti l’ardeur de La-nyard pour l’exercice. Il s’en retourna d’assezmauvaise grâce à la dunette, y resta un mo-ment à s’agiter dans un fauteuil de pont, puisredescendit.

Quelque temps après, derechef étendu surson lit, il entendit M. Swain dans le salon in-terroger l’un des stewards avec irritation.M. Swain avait, paraît-il, égaré ses clefs sanss’en rendre compte, et il voulait savoir si le ste-

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ward ne les avait pas retrouvées. Le stewardrépondit qu’il n’avait rien vu ; et Lanyard sutqu’il disait vrai, puisqu’à ce moment même lesclefs perdues reposaient au fond de la mer àplusieurs milles en arrière… toutes sauf une.

On ne s’habilla pas ce soir-là pour dîner.Liane Delorme, les nerfs mis à cran par l’into-lérable signal de brume, préféra la solitude desa cabine. Lanyard n’en fut pas trop fâché : leplastron d’une chemise blanche est apte à faireimpression sur la rétine par les nuits les plusnoires, tandis que son complet de serge bleueavait toute chance de passer entièrement in-aperçu.

Après le dîner il s’isola comme de coutumedans son fauteuil favori, à l’arrière près de lalisse de couronnement. Le brouillard, plusdense encore peut-être que précédemment,faisait un crépuscule prématuré d’une teinteviolâtre particulièrement lugubre. Néanmoins,les soirées sont longues à cette saison de l’an-

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née, et il semblait à Lanyard que les dernièreslueurs du jour n’en finissaient pas de s’effacer,et que la vraie nuit ne viendrait jamais.

On diminua la vitesse. Le yacht était enfinsur les sondes. Les appels des hommes desonde étaient aussi monotones que les appelsde sirène, et presque aussi fréquents. Lanyardse serait bien passé des deux, mais le bateau nele pouvait pas. Il remarqua l’exacerbation len-tement accrue de ses nerfs, et se dit qu’il com-mençait à vieillir. Il se rappelait le temps où ileût supporté sans aucun émoi l’épreuve d’uneattente comparable à celle-ci.

Comme cela semblait loin !…

Une autre preuve que le Sybarite était entrédans ce qu’on appelle les eaux côtières, oùl’on applique certains règlements spéciaux deroute, c’était que le signal de brume mugissaitmaintenant à chaque minute, alors que La-nyard s’était accoutumé à chronométrer les in-tervalles entre les coups de sirène, sur lesquels

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reposait tout son intérêt, à la cadence dequinze à la demi-heure.

Rétrospectivement il estima ces deuxheures entre le dîner et dix heures trente pluslongues que la quinzaine qui les avait précé-dées. De crainte de trahir son impatience enfaisant étinceler le bout de sa cigarette (on nesait jamais quand on est surveillé), il fumaitavec une sage lenteur. Mais au vingt-huitièmecoup de sirène après qu’on eut piqué « quatrecoups », c’est-à-dire dix heures, il tira son étuià cigarettes et, quand le trentième éclata, ensynchronisme avec deux doubles coups et unseul sur le bronze de la cloche, il plaça la ciga-rette entre ses lèvres.

En même temps il vit le capitaine Monk,qui était resté plusieurs heures sur la passerelleavec l’officier du quart, venir à l’arrière, la têteaffaissée entre les épaules, et descendre par lecapot d’échelle du salon. Lanyard eut un sou-

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rire entendu et s’affirma que tout allait bien :son étoile était toujours favorable.

Il ne restait plus sur le pont que M. Collisonet l’homme de barre.

Au quatrième coup de sirène après « cinqcoups », Lanyard alluma une cigarette. Mais ilne tira dessus que pour bien faire prendre le ta-bac. Il retint même son souffle, et se sentit se-coué par les pulsations de son cœur anxieuxtout comme le Sybarite était secoué par les pul-sations de ses machines.

Au coup de sirène suivant, l’obscurité abso-lue s’abattit sur le bâtiment l’enveloppant de laproue à la poupe ainsi qu’un vaste linceul deténèbres.

M. Mussey avait tenu sa promesse.

Lanyard bondit de son fauteuil avant ques’élevât sur le pont le premier cri de protes-tation et d’émoi, auquel répondirent des cla-meurs. Sa cigarette resta derrière lui, sur la

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lisse, soigneusement posée à la hauteur exactede sa tête, le petit bout brasillant formantl’unique point lumineux visible sur le pont. Peuimportait qu’on le remarquât ou non. La plusminime précaution a son importance lorsqu’ils’agit d’une question de vie ou de mort.

Lanyard courait à l’avant. En passant de-vant les manches à air de la salle des machinesil entendit le télégraphe tinter un unique coup.M. Collison s’était déjà remis suffisamment deson émotion pour ordonner de ralentir. Suivitaussitôt le bruit du sifflet du tube acoustique,et comme Lanyard mettait le pied sur la pas-serelle il entendit M. Collison demander quelaccident était survenu en bas. La réponse pa-rut l’exaspérer jusqu’à la frénésie. Haletant, bé-gayant de rage, il lança à l’homme de barre :

— J’ai une lampe de poche dans ma cabine.Avec cela nous pourrons au moins lire les indi-cations du compas. Restez là, je cours en basla chercher.

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L’homme marmotta un « Bien, bien, mon-sieur ». On perçut des pas qui s’éloignaient.

Aucun des deux interlocuteurs n’avait étévisible pour Lanyard. En allongeant la main ilaurait pu toucher l’homme de barre, mais onne distinguait même pas sa silhouette sur leciel.

Dans cette obscurité l’acte de violence s’ac-complit alors rapidement. Lanyard agissaitavec regret. Mais son plan ne pouvait se réali-ser autrement.

La surprise lui vint en aide, car l’hommede barre opposa à peine un semblant de ré-sistance. Étourdi par l’attaque imprévue, sessens avaient à peine réagi, que Lanyard le te-nait déjà entre ses mains, réduit à l’impuis-sance. Arraché d’un bloc à la barre, il passapar-dessus la rambarde et alla tomber sur lepont avant, comme un sac de son. Immédiate-ment Lanyard s’approcha de l’habitacle.

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Ses doigts explorant le piédestal, locali-sèrent par le toucher le trou de la serrure et yintroduisirent la seule clef sauvée du trousseausi malencontreusement perdu par M. Swain.La clef que M. Swain avait employée sous lesyeux de Lanyard lorsqu’il fit à Liane la dé-monstration de l’habitacle.

Passant sa main dans l’ouverture de la porteouverte, Lanyard saisit à tâtons dans leursloges les deux aimants réglables, et les enle-vant l’un après l’autre les laissa tomber sur lecaillebotis au pied de l’habitacle.

Il opérait avec une agile dextérité et il ache-vait de refermer la porte quand M. Collisongravit en titubant l’échelle avec sa lampe depoche. Aussi quand le second arriva sur la pas-serelle, Lanyard l’attendait. Ce fut son secondacte de violence : M. Collison redégringola enarrière sur le pont où il resta parfaitement tran-quille tandis que Lanyard retournait à la roue.

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Ramassant les aimants soustraits, il les em-porta jusqu’à la rambarde, les jeta à la meret envoya la petite clef leur tenir compagnie.Puis, de retour à l’habitacle, il dévissa les bou-chons de cuivre du tube cylindrique en cuivrequi contenait le barreau de Flinders, l’enlevaaussi, replaça les bouchons, et jeta le barreau àla mer.

Il eut volontiers parfait le compte en sup-primant aussi les quarts de cercle correcteurs,mais il jugeait avoir déjà fait suffisamment dedégâts pour assurer ses fins. Le compas devaitmaintenant être à peu près aussi fidèle au pôlemagnétique qu’un oiseau chanteur à une rosedéterminée.

Se guidant à l’aide d’une main qui effleuraitlégèrement la lisse, Lanyard regagna son fau-teuil, où il reprit place dans la position exactequ’il occupait quand les lumières s’étaientéteintes. Sa cigarette était encore en ignition ;les bonnes cigarettes turques ont cette pro-

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priété entre autres, que laissées à elles-mêmeselles se consument jusqu’au bout.

Un instant plus tard, cependant, il fut denouveau sur pied. Un rais de lumière avait jaillipar le lanterneau du salon, venant d’en bas,le rais d’une lampe électrique de poche. Celaparut donner le signal au premier cri perçantde Liane Delorme. Le claquement féroce d’uncoup de pistolet coupa net le cri. Après un brefintervalle d’autres coups pétaradèrent dans lesalon. Un homme poussa des exclamations decolère. Puis la lampe électrique se braqua surla bouche du capot d’échelle et y resta. Surcette clarté se détacha instantanément une sil-houette épaisse, qui montait au galop sur lepont. Comme elle arrivait sur la dernièremarche supérieure un dernier coup retentitdans le salon, et la silhouette s’arrêta, pirouettasur un talon, tituba, et replongea dans l’escalierla tête la première.

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Un instant plus tard (incroyable que les dixminutes convenues eussent pu passer si vite !)les lumières se rallumaient, et la cigaretteentre les doigts, Lanyard descendit en bas.

Son regard ébloui aperçut d’abord LianeDelorme, dressée toute raide (elle semblaitpour une raison inconnue se tenir sur la pointedes pieds) contre la cloison de tribord, prèsde la porte de sa cabine. Elle s’étreignait lesjoues à deux mains, ses yeux étaient dilatésde crainte et d’horreur, et de sa bouche béantes’échappaient, comme par une impulsion ma-chinale, une série de hurlements sans significa-tion, pur réflexe de l’attaque de nerfs.

À l’autre bout du salon, non loin de la portede sa propre cabine, Monk gisait à demi surle tapis, la face pourpre et les yeux exorbités,à demi étranglé. Phinuit à genoux enlevait unfoulard de soie noué autour de sa gorge.

Au pied des marches du grand escalier, Po-pinot, pas un fantôme, mais l’apache lui-même

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en chair et en os, se tordait dans les convul-sions de l’agonie. Tandis que Lanyard le regar-dait, le corps massif de l’individu se souleva duparquet dans un suprême effort, puis s’effondraet ne bougea plus.

Il devenait clair que Popinot, avisé par unami sûr, s’était posté à l’entrée de la porte de lacabine de Monk, pour surprendre et garrotterl’homme qu’il s’attendait à en voir sortir char-gé du butin pris dans le coffre-fort de Monk. EtLanyard connut qu’il n’avait pas rendu pleineet entière justice à M. Mussey.

Car il avait toujours cru que le mécanicienprincipal lui tendait un piège, au profit de sonvieux copain, cette malheureuse victime d’uneenvie injustifiée, le capitaine Whittaker Monk.

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CHAPITRE XXVII

TOUT VA BIEN !

Craignant que Liane Delorme ne finît parse rompre les cordes vocales tout en lui perfo-rant le tympan, Lanyard s’approcha de la jeunefemme. Lui prenant à deux mains les avant-bras, il les lui rabattit de force au niveau de sataille, et les serra si violemment qu’il lui impri-ma ses doigts dans les chairs. En même temps,la regardant fixement dans les yeux, il lui fitson plus gracieux sourire, mais seulement desmuscles de la bouche, et lui dit calmement :

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— Assez, Liane ! Cessez de faire le polichi-nelle ! Assez… Entendez-vous !

L’absurde contraste de sa prise brutale avecson sourire, ajouté au ton péremptoire, eut l’ef-fet attendu.

La raison reparut dans les yeux de violette,un cri aigu s’interrompit net, et la femme regar-da un instant avec un air de confusion l’hommequi la tenait. Puis ses cils s’abaissèrent, soncorps se détendit, elle tomba mollement contrela cloison et resta à peu près calme en dehorsde tremblements qui la secouaient de la têteaux pieds. La crise s’apaisait. Lanyard lui lâchales poignets.

— Là ! dit-il, c’est fini, Liane. L’animal fé-roce est supprimé… Vous n’avez plus rien àcraindre maintenant. Calmez-vous et songez àce que vous devez à ce bon M. Phinuit.

Avec un sourire grimaçant, ledit gentlemanleva les yeux, tout en s’efforçant de ramener àla vie le capitaine Monk.

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— Je suis modeste comme l’humble vio-lette, mais je n’en dirai pas moins à qui veutl’entendre, que j’ai fait de la bonne besogneavec ce revolver. Ayez donc la gentillesse, La-nyard, de jeter un coup d’œil sur notre petitami et de vous assurer qu’il ne nous joue pasun de ses tours. Il me semble vous avoir enten-du dire que ça lui était déjà arrivé. Et vous, ma-demoiselle, si vous voulez bien me passer cettecarafe d’eau glacée, je verrai si je puis ranimerle capitaine.

Liane réagit, passa la main sur ses yeux,puis acheva de se ressaisir, s’écarta de la cloi-son et prit la carafe.

Lanyard suivit le conseil de Phinuit et mitun genou en terre pour ausculter le cœur dePopinot. À sa complète satisfaction, aucunetrace de vie ne subsistait dans l’épais thorax.

Un instant de plus il s’attarda à regarderle cadavre. Popinot ne semblait pas du toutavoir souffert de privations durant ces deux

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semaines d’étroite réclusion, et son costume,quoique usagé et fripé, n’offrait aucune tached’huile ni de charbon, comme c’eût été le cassi le bandit s’était caché dans la cale ou dansles soutes, ces refuges traditionnels des embar-qués clandestins.

Non. M. Popinot avait été bien traité… etLanyard eût pu nommer l’officier d’un prestigesuffisant pour détourner les recherches de sonrefuge quand le yacht avait été fouillé à fond,suivant l’expression de son commandant.

Telle était donc la source où M. Musseyavait puisé son exacte compréhension de l’af-faire !

Quant à la question de savoir comment etquand l’apache avait été introduit à bord enfraude, Lanyard n’apprit jamais la vérité. Lescirconstances devaient l’empêcher d’interrogerM. Mussey, et il supposa que Popinot ne s’étaitpas trouvé dans l’auto grise mais qu’il avaitdû laisser la poursuite à des confrères sûrs, et,

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les précédant en vue d’un échec, gagner Cher-bourg en hâte par une autre voie pour prendreses dispositions avec M. Mussey.

Sur le point de se lever, Lanyard se ravisaet, se penchant sur le cadavre, parcourut ra-pidement des mains tous ses vêtements, re-tournant les poches et amoncelant leur conte-nu hétéroclite sur le parquet… à une seule ex-ception : Popinot avait un pistolet, un excellentautomatique. Pourquoi il ne s’en était pas servipour sa défense, Dieu seul le savait. Sans douteavait-il été trop occupé par l’exercice de sonsport favori pour penser à tirer son arme quandPhinuit avait ouvert le feu sur lui ; après quoi,saisi de panique, il n’avait plus eu qu’une pen-sée, la fuite.

L’imagination de Lanyard lui représenta vi-vement la scène dans le salon quand Phinuitavait surpris l’apache en train d’étranglerMonk, tableau que Phinuit confirma ultérieure-ment…

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Il vit l’étrangleur sortir de sa cachette àl’avant dans la cabine du mécanicien principal,se glisser dans l’obscurité du salon, s’arrêter àla porte de la cabine de Monk, muni de son ter-rible foulard de soie, dont il s’apprêtait à étran-gler le Loup Solitaire quand il sortirait, confor-mément à ses conventions avec M. Mussey,emportant les dépouilles du coffre-fort. Puis ilvit Monk alarmé par la brusque panne de lu-mière, se disposant à retourner sur la passe-relle, le bond de panthère sur le dos de la vic-time, le foulard noué avec dextérité autour deson gosier, impitoyable et tout d’un coup le jetblanc de la lampe électrique de Phinuit, puisl’éclair rouge du premier coup de pistolet, laruée furieuse, cette masse de chair poursuiviepar le rais de clarté et les balles, tandis que Po-pinot courait çà et là dans le salon comme unrat dans une citerne, le suprême élan vers l’es-calier, la fuite vers le pont qui avait failli de siprès le sauver…

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Phinuit et Liane Delorme étaient trop occu-pés pour faire attention. Lanyard glissa le pis-tolet dans sa poche et se releva. Alors Swainarriva au galop par l’escalier pour constaterque la lutte était terminée et pour annoncerau capitaine, dès que celui-ci fut suffisammentremis, les perfides et noirs attentats perpétréssur l’homme de barre et sur M. Collison. Tousdeux, à ce qu’il déclara, étaient inaptes à conti-nuer leur service cette nuit, mais ni l’un nil’autre (et Lanyard fut heureux de l’apprendre)n’avait reçu de blessures sérieuses.

Mais cette atrocité était insensée ! Quelmotif pouvait l’avoir inspirée ? Quel bénéficeavait pu en attendre son auteur ? Quel !…

Monk, étendu sur le sofa de cuir dans sacabine, braqua des yeux soupçonneux sur La-nyard qui lui opposa une innocence si parfaiteque l’on put croire qu’il ne comprenait mêmepas l’insinuation.

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— S’il m’est permis de donner mon avis…dit-il avec l’hésitation convenable.

— Eh bien ? fit Monk hargneusement, endépit de son abattement. Quelle est votreidée ?

— Il semblerait qu’un neutre bienveillantcomme moi… J’étais dans mon fauteuil depont à l’arrière durant toute cette histoire…Les hommes qui étaient tout près à la machineà sonder pourront vous dire que je n’ai pasbougé avant d’entendre les coups de feu dansle salon…

— Comment diable ils ont pu voir ça dansl’obscurité ?

— J’étais en train de fumer, monsieur… ilsont pu, s’ils ont regardé de mon côté, voir lefeu de ma cigarette… Comme j’allais vous ledire, il me semblerait qu’il doit y avoir unerelation ténébreuse mais pas nécessairementinsondable entre les trois événements. Sinoncomment auraient-ils pu se synchroniser si

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parfaitement ? Comment Popinot savait-il quecette panne de lumière surviendrait quelquesminutes après dix heures ? Il était prêt, il n’apas perdu de temps. Comment l’autre sacri-pant, quel qu’il fût, savait-il qu’il pourrait im-punément commettre cet attentat, quel que fûtson but, sur le pont juste au même moment ?Car lui aussi, évidemment, était prêt à agirl’instant venu… c’est-à-dire, si je comprendsbien le rapport de M. Swain. Et comment s’est-il fait que la dynamo fût hors de service justealors ? Qu’est-il arrivé dans la salle des ma-chines ? Quelqu’un le sait-il ? Je pense, mes-sieurs, que si vous trouvez la réponse à cettedernière question, vous aurez fait du cheminvers la solution du mystère.

Le capitaine s’adressa brièvement àM. Swain :

— C’est le quart du mécanicien principaldans la salle des machines ?

— Oui, monsieur.

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— Je vais avoir un entretien avec lui tout desuite, et tirer au clair cette histoire. En atten-dant, comment marchons-nous ?

— Avec assez d’erre pour gouverner seule-ment… M. Swain consulta le compas répéti-teur fixé au plafond à une membrure du pont.Sud-sud-ouest, monsieur.

— Nous devons avoir dévié pendant cettemaudite panne de lumière. Quand je suis des-cendu en bas, deux ou trois minutes avant,nous avions le cap sur le Race, ouest-nord-ouest, ayant laissé la bouée sifflante du bancCerbère à bâbord, environ quinze minutes plustôt. Remettez en route, s’il vous plaît, le cap ausud-ouest, et continuez à demi-vitesse. Ne né-gligez pas vos sondages. J’irai vous rejoindreaussitôt que je me sentirai en état.

— Très bien, monsieur.

M. Swain s’éloigna. Le capitaine Monk lais-sa retomber la tête dans les oreillers et fermales yeux. Liane Delorme lui tapota le front avec

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sollicitude. Le capitaine ouvrit les yeux pourexprimer l’adoration à l’aide de ses sourcils.Liane lui adressa un sourire tendre. Lanyardgarda la mine soucieuse qui convenait.

— Je prendrais bien un whisky-soda, avouaMonk d’une voix faible. Non, pas vous, je vousprie, dit-il à Liane qui éloignait déjà sa maincompatissante. Phinuit n’a rien à faire pour lemoment.

M. Phinuit s’empressa de se rendre utile.

On perçut alors un écho assourdi du télé-graphe de la salle des machines, et les ma-chines reprirent leur chanson monotone. La-nyard lança un coup d’œil au compas répé-titeur. D’après ce dernier la route du bateauétait au nord-ouest-quart-nord. Lanyard se ré-jouit de penser que ses manœuvres sur l’habi-tacle portaient ses fruits, et fut reconnaissantà Monk d’être tellement occupé à se faire soi-gner et plaindre par une belle infirmière volon-taire qu’il voulût bien laisser la navigation à

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M. Swain et qu’il n’eût pas le loisir de regarderau répétiteur si l’on suivait ou non la route qu’ilavait indiquée.

Le bras tendre de Liane soutint la tête en-dolorie de Monk quand il absorba le médica-ment préparé par Phinuit. Les sourcils s’effor-cèrent d’exprimer un vague geste de gratitude.Les yeux clos, une fois de plus la tête de Monkreposa sur l’oreiller. Il soupira comme un en-fant fatigué.

On entendit dans le salon des pieds qui traî-naient et des murmures de voix : c’étaient desmatelots qui emportaient les restes mortels deM. Popinot.

Entre les mugissements du signal de brume,les six coups maritimes de minuit vibrèrentdans l’air. D’un air fin Phinuit inclina la tête decôté, chercha dans sa mémoire, et regarda La-nyard avec malice.

— Ha ! ha ! commenta-t-il… L’heure fati-dique.

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Lanyard lui adressa un gracieux sourire.

Sans ouvrir les yeux ni bouger sous les ca-resses de la main adorable, le capitaine Monkdemanda d’une voix lointaine :

— Que dites-vous, Phin ?

— Je rappelais simplement à M. Lanyardque l’heure fatidique avait sonné.

Les sourcils se contractèrent dans un pé-nible effort de compréhension. Quand on vientd’échapper à la mort par strangulation, on abien le droit d’avoir l’esprit un peu obnubilé.

— L’heure fatidique ?

— Le cher ami a promis de donner sa ré-ponse à notre petite proposition ce soir à mi-nuit et pas plus tard.

Le ton de Monk exprima l’intérêt, et sessourcils également ; mais il eut soin de ne passe remuer.

— En vérité ? Et il a parlé ?

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— Pas encore.

Monk ouvrit des yeux expectatifs et les fixasur le visage de Lanyard, en donnant à sessourcils une déclivité d’aimable interrogation.

— Il y a beaucoup à dire, temporisa La-nyard. C’est-à-dire si vous vous sentez assezfort…

— Oh ! tout à fait, lui affirma Monk d’unevoix à peine perceptible.

— Est-ce que cela va porter un coup à cepauvre malade ? interrogea Phinuit.

— J’espère que non, très sincèrement.

Le répétiteur indiquait maintenant uneroute au nord-nord-ouest. Le compas de l’habi-tacle avait-il donc complètement perdu la tête,en se trouvant privé de sa cour habituelle decontre-attractions.

— Voyons, nous sommes dans l’attente,tout oreilles, à vous écouter… C’est trop cruel,avoua Phinuit, de nous faire ainsi languir.

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— Je regrette.

— Que voulez-vous dire, avec votre je re-grette ? Vous n’allez pas vous défiler ?

— N’étant jamais entré dans la combinai-son que vous me proposez, il me serait difficilede me défiler… n’est-ce pas ?

Monk oublia ses souffrances, oublia mêmequ’une belle main apaisait la fièvre de son frontet se dressa soudain sur son séant. Les sourcilsétaient nettement comminatoires par-dessusdes yeux qui jetaient des feux sinistres.

— Vous refusez ?

Lanyard inclina lentement la tête.

— J’ai le regret de devoir vous prier dem’excuser…

— Satané idiot !

— Vous dites, monsieur ?

Un regard de fureur convulsa le visage deLiane. Phinuit aussi, les yeux flamboyants,

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n’avait plus rien d’un humoriste. Les mâchoiresde Monk remuaient, et ses sourcils avaientéchappé à tout contrôle.

— J’ai dit que vous étiez un satané idiot !

— Mais n’est-ce pas une affaire de point devue personnel ? Du moins, la question me pa-raît susceptible de discussion.

— Si vous croyez que des arguments vontme satisfaire !

— Mais, mon cher capitaine Monk, je netiens vraiment pas du tout à vous satisfaire.Néanmoins, si vous désirez savoir quelles rai-sons j’ai de décliner l’honneur que vous vou-driez me faire, je les tiens à votre disposition.

— Je serai heureux de les entendre, ditMonk sinistrement.

— Une, je pense, vaudra autant qu’unedouzaine. C’est donc mon jugement réfléchique, si j’étais le moins du monde tenté de re-prendre les errements de mon passé, ce qui

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n’est pas, je serais, comme vous l’exprimezavec force, un satané idiot de m’associer avecdes gens d’un degré inférieur d’intelligence,qui ne savent pas conserver ce qu’ils ont volé.

Monk abattit un grand coup de poing surson bureau.

— Bon Dieu ! Qu’insinuez-vous là ?

— La pure vérité, monsieur… Excusez mabrutale franchise.

— Allons, dit Phinuit, d’un ton menaçant.Que voulez-vous dire au juste ?

— Je veux dire que, sachant que je n’aiqu’un seul but en me soumettant à une asso-ciation quelconque avec vous, à savoir de ré-cupérer les bijoux de Mme de Montalais et deles restituer à cette dame, vous n’avez pas euassez d’esprit pour m’empêcher de m’emparerde ces bijoux à votre nez même.

— Vous voulez dire que vous les avez vo-lés ?

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Lanyard acquiesça.

— Ils sont en ma possession.

Monk eut un rire discordant.

— Alors je dis que vous êtes non seulementun idiot, monsieur le Loup Solitaire, mais aussiun menteur ! (Derechef il tapa du poing sur sonbureau). Les bijoux Montalais sont ici !

Lanyard haussa les épaules.

— Quand les avez-vous enlevés ? demandaPhinuit avec ironie. Racontez-nous ça ?

Lanyard eut un sourire exaspérant, se carradans son fauteuil, et regarda vers les mem-brures du pont, ce qui lui donna l’occasion denoter que le répétiteur avait passé en pleinnord-ouest. Tout allait bien !

— Voyons, stupide imposteur ! tonnaMonk. J’ai eu cette cassette entre les mains pasplus tard que cet après-midi.

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Sans bouger, Lanyard dirigea sa voix vers leplafond.

— L’avez-vous par hasard ouverte pour voirce qu’il y avait dedans ?

Il n’y eut pas de réponse, et bien qu’il segardât de laisser voir aucun intérêt en les re-gardant, il perçut bien que ses trois compa-gnons échangeaient entre eux des coups d’œild’alarme et de suspicion. Tant est fort le pres-tige d’un passé aux réussites stupéfiantes ! Iln’y avait qu’une même idée dans l’esprit deLiane Delorme, de Monk et de Phinuit : avec leLoup Solitaire rien n’était impossible !

Liane Delorme dit brusquement d’une voixétranglée :

— Ouvrez le coffre, je vous prie, capitaineMonk.

— Je n’en ferai rien.

— Allons, reprit Phinuit, assurez-vous de lachose. Si c’est vrai, nous les lui reprendrons,

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n’est-ce pas ? Si ce ne l’est pas, nous lui feronspayer cher son bluff pitoyable.

— C’est une ruse, déclara Monk, pour avoirles bijoux à sa portée. Le coffre restera fermé.

— Ouvrez-le, je vous en prie, imploraLiane, d’une voix tremblante.

— Non…

— Pourquoi pas ? raisonna Phinuit. Quepeut-il faire ? Je le tiens sous mon revolver.

— Et moi, fit doucement Lanyard, commevous le savez tous, je suis sans arme.

— Je vous en prie ! insista Liane.

Il y eut un silence auquel mit fin un brusquegrognement de Monk. Lanyard sourit gaiementet se redressa dans son fauteuil, en surveillantle capitaine tandis qu’il ouvrait la porte dansle piédestal du bureau et que ses doigts trem-blants manœuvraient le cadran de la combinai-son. Liane Delorme dans une anxiété non dis-simulée, quitta son fauteuil pour se rapprocher.

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Phinuit resta seul où il était, se carrant dansson siège et surveillant de près Lanyard, en ba-lançant son pistolet automatique entre ses ge-noux.

Lanyard lui adressa un aimable sourire. Phi-nuit lui répondit par un regard féroce et mena-çant.

Monk fit tourner la porte du coffre, saisitpar la poignée le coffret de métal, et le déposasur le bureau avec fracas. Puis, tirant sontrousseau, il choisit la clef, et fit plusieurs ten-tatives pour l’introduire dans le trou de la ser-rure. Mais sa confiance était si ébranlée, sonmoral si atteint par la sublime impudence deLanyard, que ses mains frêles tremblaient exa-gérément.

Lanyard ne broncha pas, mais le cœur dé-faillait. Il avait épuisé sa dernière ruse pour ga-gner du temps, il était maintenant acculé. Sonétoile seule pouvait désormais le sauver.

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Monk tourna la clef, mais s’arrêta tout àcoup, et les mains posées sur le couvercle dela cassette, prêta attentivement l’oreille auxrumeurs de trouble et de confusion qui s’éle-vaient sur le pont. L’instinct du marin parla, ilse raidit, tous les muscles tendus.

On entendit des pas précipités, des excla-mations, des appels, un brusque tintement dutélégraphe de la machine…

— Monsieur ! monsieur ! implora Liane.Ouvrez cette cassette !

Elle parlait encore qu’elle fut renversée parune secousse formidable qui arrêta net le Syba-rite en pleine marche, avant que l’hélice, ren-versée en obéissance aux ordres du télégraphe,pût mordre l’eau et atténuer l’élan. La jeunefemme alla donner violemment contre Monk,qui fut rejeté de côté. D’instinct, voulant agrip-per la cassette, Monk réussit seulement à l’at-tirer au bord du bureau, avant qu’un secondchoc, accompagné d’un bruit déchirant d’acier

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et de bois fracassés, parût faire bondir le yachtcomme un être frappé à mort. Il s’inclina forte-ment sur bâbord, la cassette tomba sur le plan-cher avec un bruit qui se perdit dans le tumultegénéral, Liane Delorme fut projetée la tête lapremière dans un coin, Monk tomba à genoux,Phinuit, soulevé de son fauteuil, alla s’aplatirdans les bras de Lanyard qui garda néanmoinsassez de présence d’esprit pour désarmer pro-prement Phinuit avant que celui-ci eût eu letemps de se reconnaître.

Après ce deuxième choc, le Sybarite restaimmobile, mais le battement persistant de sesmachines le faisait vibrer douloureusement dela quille aux mâts, comme en une agonie pa-reille à celle qui avait marqué la fin de Popinot.Tout à coup les machines se turent, tout mou-vement cessa, et il n’y eut plus qu’un repos lu-gubre avec un silence plus effroyable encore.

Lanyard fut incapable d’évaluer combien detemps dura cette attente muette imposée à

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tous les gens du bord par la stupeur consé-cutive de leurs esprits. Elle lui parut intermi-nable. À un moment il vit Monk se relever et,en émettant des sons étranges, tel un animalblessé, se jeter sur la porte, l’ouvrir d’une se-cousse, et s’élancer au dehors.

Comme s’il n’eût eu besoin que de cette vi-sion pour s’animer, Lanyard rejeta Phinuit sibien qu’il alla trébucher à l’autre bout du plan-cher incliné et s’abattit contre la porte. Quandil se redressa en se rattrapant au cadre decelle-ci, il était sous la menace de son proprerevolver que braquait sur lui Lanyard. Il hésitaun instant, offrant à Lanyard un visage égaré etabsent, puis semblant comprendre le danger,s’éclipsa dans le salon.

Avec une brutalité dictée par sa situationdésespérée, Lanyard s’approcha de Liane De-lorme, toujours accroupie dans son coin, l’airhagard, la saisit par un bras, la mit sur piedd’une saccade, et l’envoya voltiger dans le sa-

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lon. Refermant la porte derrière elle, il en pous-sa les verrous.

Il se mit à la besogne vivement. La clameurdes hommes naufragés sur le pont et le gron-dement de la vapeur qui s’échappait des sou-papes de sûreté, n’étaient dans ses oreillesqu’un ronronnement lointain, à peine recon-naissable pour lui qui n’avait d’autre penséeque de tirer tout l’avantage possible de ces pré-cieux moments.

S’étant dépouillé de sa veste et de son gilet,il prit dans la poche de ce dernier le porte-feuille contenant ses papiers, puis fit sauter lesboutons de sa chemise et déboucla la cein-ture à or qui lui entourait la taille. Elle avaitdes poches amples et munies de fermetures so-lides. Toutes, sauf une, qui contenait quelqueslivres sterling, étaient vides. Les bijoux deMme de Montalais s’y engouffrèrent aussi viteque ses doigts purent agir.

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Occupé de la sorte, il entendit un pistoletclaquer dans le salon et vit le dessus poli dubureau du capitaine écorché par une balle. Le-vant les yeux vers la porte, il aperçut un trourond et net dans l’un de ses panneaux en boisde rose. En même temps, avec le bruit d’uneautre détonation, un second trou apparut, etla balle, effleurant le pupitre, s’enfonça dans lebastingage arrière, entre les sabords. Une suitede balles suivit, l’une après l’autre perforant lespanneaux épais.

Lanyard se mit hors de leur trajectoire et seblottit contre la cloison, tout en achevant deplacer les bijoux dans la ceinture qu’il rebouclabien serrée autour de lui.

Ce devait être Phinuit, sans doute, qui dé-daignait de perdre du temps à enfoncer laporte, ou peut-être craignait la réception unefois qu’elle serait jetée bas. Un petit jeu inof-fensif, si ça l’amusait, qu’il semblait malséantd’interrompre. Mais cela devenait ennuyeux.

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La porte prenait l’aspect d’une écumoire, etle voisinage des sabords, seule voie d’évasionpour Lanyard, était copieusement arrosé. Il fal-lait rétablir la situation :

Lanyard compléta ses préparatifs en en-voyant promener ses souliers et en resserrantd’un cran la ceinture qui soutenait son pan-talon. Si la séance en perspective devait êtrelongue, il serait assez tôt de se débarrasser deses effets dans l’eau. Si, d’autre part, le rivageétait proche, il serait plus convenable d’atter-rir au moins à demi vêtu. Puis, la fusilladecontinuant sans autre interruption que quandl’homme du dehors s’arrêtait, pour extraire lechargeur vide et le remplacer par un plein, La-nyard se glissa le long de la cloison vers laporte, calcula la position du tireur dans le sa-lon d’après l’angle sous lequel arrivaient lesprojectiles, et se mit à décharger sur les pan-neaux le pistolet qu’il avait pris à Phinuit.

On cessa le feu…

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Il rejeta l’arme vide, assura celle de Popinotsur sa hanche, s’approcha d’un des sabords,disposa une chaise, grimpa dessus et avec despeines infinies, réussit en se tortillant à passerpar l’ouverture la tête et les épaules. Il étaitcertes très heureux pour lui que le Sybariteeût été construit, suivant l’usage des yachts deplaisance, avec des sabords d’une largeur in-usitée pour permettre l’accès de l’air et de lalumière, autrement il eût été obligé d’ouvrir laporte du salon et de se frayer un chemin devive force jusque sur le pont.

Telle quelle, l’opération n’allait pas sans dif-ficultés. Il dut sortir un de ses bras à la suite deses épaules, et puis, s’étirant sur lui-même, l’al-longer le plus possible et tâtonner sur la saillielisse de la poupe pour arriver enfin à saisir lerebord extérieur des dalots d’au-dessus.

Après quoi, il dut soulever le reste de sapersonne, s’arracher du sabord et, suspendupar le bout des doigts, se déplacer, centimètre

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par centimètre, jusqu’au point où il jugea pos-sible de se laisser tomber à la mer sans risquede se fracasser sur l’hélice.

De fait, il s’en fallut d’un cheveu qu’il ne sefît couper en deux par l’engin. Impossible dedeviner de quel côté se diriger ; le brouillardreposait bas sur l’eau, rendant grise sa surfacenoire et lisse, à peine houleuse ; il ne pouvaitrien voir ni d’un bord ni de l’autre.

À la longue, néanmoins, il entendit à tra-vers les sifflements tumultueux de l’échappe-ment de vapeur, quelque part à tribord, unecloche d’alarme qu’il prit d’abord pour unebouée, puis il comprit qu’elle tintait avec unerégularité intermittente sous l’action obliquedes vagues. Chronométrée par ses pulsations,elle battait environ toutes les quinze secondes.C’était sans doute le signal de brume d’unphare.

Pour confirmer cette conclusion, Lanyardentendit, sur le pont au-dessus de sa tête, l’or-

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gane sonore du capitaine Monk articuler dansun flot d’invectives qui s’en prenaient au mal-heureux M. Swain :

— N’entendez-vous pas cette cloche, es-pèce de bourrique ? Ne vous dit-elle pas ce quevous avez fait ? Vous nous avez jetés sur lesrochers à la pointe est de l’île Plum. Et Dieusait comment vous avez bien pu réussir à nousfaire dévier tellement de notre route !

Exhalant à l’air nocturne des remercie-ments qui auraient rendu fou le capitaineMonk s’il les eût entendus, Lanyard partit à lanage vers la cloche mélancolique.

Dix minutes plus tard les doigts d’une deses mains (il nageait sur le flanc) au bout de sabrasse touchèrent des galets.

Il abaissa ses pieds et traversant à gué unecertaine étendue de petits fonds arriva sur uneplage de sable.

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CHAPITRE XXVIII

FINAL

La fenêtre de la chambre d’habitation dansson appartement au Walpole, encaissée entredes falaises de murs, commandait vers le sudune perspective de la Cinquième avenue dontl’enchantement, sous les jeux perpétuellementchangeants de la lumière et de l’ombre, étaitsi puissant que Lanyard, le premier jour, se fi-gurait qu’il ne s’en fatiguerait jamais. Mais dèsl’après-midi du troisième jour, il la considéraitd’un œil d’ennui mortel, bien que cette subiterépugnance fût due, il le savait, moins à l’habi-

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tude lassante, qu’à l’incertitude qui lui rongeaitle cœur.

Trois jours auparavant, dès son arrivée àNew-York et son installation dans cet hôtel, oùil était connu de longue date, il avait câblé àÈve de Montalais et à Wertheimer.

La réponse de ce dernier (à la joviale re-quête d’une ouverture de crédit par câble) futaussi prompte et satisfaisante qu’il l’attendait.

Mais de Mme de Montalais il ne reçut rien.

Mission réussie, lui avait-il télégraphié. Re-tournerai France par La Savoie dans cinq joursayant arrangé transport sûr de votre bien. Veuillezaviser si pouvez me rencontrer à Paris pour rece-voir celui-ci ou vos ordres ailleurs.

Nulle réponse à cela, rien que le silence !…le silence à lui pour qui des mots dictés parelle, même tout laconiques, auraient été pré-cieux au delà de toute expression.

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Ce fut donc ainsi que, les heures succédantaux heures et devenant des jours, il tombadans un état de mélancolie morbide qui ne luiressemblait guère et au lieu de sortir et dechercher de la distraction, s’enferma dans sonappartement, indifférent à tout ce qui n’étaitpas des coups frappés à sa porte ou la sonneriedu téléphone.

Et ce fut ainsi que, quand ce troisième jourvers midi le téléphone sonna… enfin !… ilfaillit trébucher lui-même dans sa précipitationà atteindre l’instrument. Mais l’émotion aveclaquelle il répondit à la voix professionnelle del’autre bout du fil s’évanouit bien vite, il repritson air d’ennui accablé, et répondit d’une voixindifférente :

— Oui… Ah, oui… Très bien… Oui, tout desuite.

Il retourna près de la fenêtre, quand uncoup vigoureux frappé à sa porte annonça desvisiteurs.

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Ils s’introduisirent un à un dans la chambreavec une mine radieuse en contraste frappantavec le morne salut dont Lanyard les accueillit.Liane Delorme la première, puis Monk, puisPhinuit, puis Jules, le teint blême et un bras enécharpe. Tous étaient très élégants dans leurscostumes visiblement neufs et coûteux, et tousincarnaient le bonheur dans la prospérité.

— C’est certes un plaisir pour moi, réponditgravement Lanyard à leurs salutations succes-sives. Un plaisir, je dois l’avouer, non pas toutà fait inattendu mais quand même un plaisir.

— Vous ne pensiez donc pas que nous met-trions longtemps à vous repérer dans cettebonne petite ville ? interrogea Phinuit. J’avaisl’idée que vous pensiez que le meilleur moyende ne plus nous revoir serait de descendre à cepalace bien connu pour ses prix élevés.

— Non, repartit Lanyard. Je n’ai jamaiscompté me débarrasser de vous sans une der-nière entrevue…

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— Allons, il y a du bon sens dans cettevieille branche-là, interrompit Phinuit avec unespirituelle ironie qui fut perdue.

— On se plaît à l’espérer, monsieur… Maisla piste que je vous ai laissée à suivre ! Je se-rais vraiment bien sot si je vous avais crus ca-pables de ne pas la retrouver. Quand sans endemander la permission on emprunte au pharede l’île Plum une embarcation… propriété dugouvernement, d’ailleurs… et qu’on la laisseamarrée à un quai du front de mer de Green-port : quand on arrive à Greenport vêtu seule-ment d’une chemise et d’un pantalon et qu’onse voit obligé, devant les pardonnables soup-çons des habitants, de répandre à poignées l’orbritannique pour se procurer une vareuse demarin et des souliers et payer son transport àNew-York ; quand un chauffeur de taxi vous re-fuse une livre sterling d’or pour sa course de-puis la gare de Pennsylvanie jusqu’à cet hôtel,et qu’on se voit réduit à emprunter au person-

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nel… Voyons, je pense que la piste était facileà retrouver, mes amis.

— Quoiqu’il en soit, reprit Phinuit, nousvoici du moins tous réunis, en famille, et prêtsà parler affaires.

— Et sans rancune, monsieur Phinuit ?

Les sourcils de Monk étaient à la fois iro-niques et satisfaits.

— Il n’y en aura plus… du moins, pas denotre côté… Quand nous en aurons fini.

— Cela me rend plus heureux encore. Etvous, Liane ?

La jeune femme eut un mouvement de sesjolies épaules, et dit avec lassitude :

— Je commence à croire que vous aviezraison, Michaël. Quand on veut faire le mal, ondevrait le faire à soi tout seul, ce qui évite biendes ennuis… Oh ! l’impardonnable stupidité deprendre des associés !

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Mais non, messieurs, reprit-elle avec hu-meur comme simultanément Monk et Phinuitfaisaient mine de se révolter. Je n’exagère pas.Je regrette de vous avoir connus ! Je ne vousai que trop vus ! Que vous disais-je quand vousinsistiez pour venir ici voir M. Lanyard ? Quevous n’y gagneriez rien et y perdriez peut-êtrebeaucoup. Mais vous n’avez pas voulu m’écou-ter, vous refusiez de croire qu’il peut existerau monde un homme qui tient sa parole, nonseulement avec les autres mais avec lui-même.Vous êtes si entichés d’admiration pour votrechef-d’œuvre d’avoir jeté ce pauvre petit ba-teau là-bas sur les rochers et de l’avoir fait cou-ler afin de ne pas laisser de preuves contrevous, que vous éprouvez le besoin de montrerune fois de plus que toute votre intelligenceéchouera toujours (elle appuya sa parole d’ungeste dramatique) contre la sienne ! Vous vousêtes dit : « Puisque nous nous trompons, il doitse tromper, et puisqu’il est maintenant bienprouvé qu’il se trompe autant que nous, il s’en-

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suit naturellement qu’il va céder à nos me-naces et nous restituer ces bijoux… » Ces bi-joux ! déclara-t-elle amèrement, dont il eûtmieux valu que nous n’entendions jamais par-ler.

Elle se rejeta en arrière dans son fauteuil etleur tourna le dos avec mépris, en battant leparquet de son petit soulier.

Lanyard la considéra avec un sourire in-trigué. Jusqu’à quel point jouait-elle la comé-die ? Jusqu’à quel point exprimait-elle son vraisentiment ? Était-elle vraiment persuadée quel’on perdait son temps à lutter contre lui ? Oubien jouait-elle habilement de ses dispositionsnon malveillantes envers elle dans l’espoir qu’ill’épargnerait à l’heure de la grande débâcle ?

Il ne pouvait être sûr que d’une chose :puisqu’elle était femme il ne le saurait jamais.

Monk avait prodigué les avertissements deses sourcils, mais Phinuit se hâta de le devan-cer.

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— Vous avez dit une chose, mademoiselle,une chose à tout le moins qui a du sens : queM. Lanyard allait nous rendre ces bijoux. C’esttout arrangé.

Lanyard se tourna vers lui d’un air trèsamusé.

— En vérité, monsieur ?

— Nous ne voulons pas recourir aux grandsmoyens, Lanyard, et nous nous en abstien-drons à moins que vous ne nous y forciez…

— Aux grands moyens, monsieur ? Vousvoulez dire, la violence physique ?

— Pas tout à fait. Mais vous vous rappelez,je pense, que je vous ai dit que j’étais au mieuxavec la préfecture de police de notre bonneville. Vous avez peut-être cru que je me van-tais. Mais non. J’ai à cette minute même unepaire d’amis à moi des brigades centrales, quiattendent en bas tout prêts et disposés à s’at-tribuer l’honneur de mettre le Loup Solitaire en

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état d’arrestation pour vol des bijoux Monta-lais.

— Mais est-il possible, riposta Lanyard, quevous ne me compreniez pas encore ? Est-ilpossible que vous croyiez encore que je suisun voleur d’intention et que je m’intéresse àces bijoux uniquement pour en faire mon profitpersonnel ?

Il regarda d’un air incrédule les yeux glacésde Monk, et les yeux durs de Phinuit.

— Vous l’avez dit, fit ce dernier, laconique-ment.

— La farce est bonne, monsieur Lanyard,mais elle a assez duré, ajouta Monk. Vous nepouvez la prolonger. Pourquoi ne pas y renon-cer de vous-même, et avouer loyalement quevous êtes battu ?

— Mon Dieu ! prononça Lanyard avec undésespoir comique. Cela dépasse l’entende-ment ! Il est donc vrai que « ceux que Jupiter

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veut perdre, il commence par les rendrefous ? » Car, je vous en donne ma paroled’honneur, vous me semblez tout à fait fous,messieurs, trop fous pour qu’on vous laisse enliberté : Et je vais faire en sorte que vous nerestiez pas plus longtemps en liberté.

— Qu’est-ce que vous dites là ? interrogeaMonk, suffoqué.

— Eh bien, vous n’avez pas hésité à memenacer de la police. Aussi maintenant moi àmon tour, j’ai l’honneur de vous informer que,m’attendant à cette visite, j’ai fait se relayerdes détectives jour et nuit dans cet hôtel, avecordre de garder les portes dès qu’on vous au-rait introduits chez moi. Soyez sage, monsieurPhinuit, et oubliez votre revolver. Il vous suf-firait de le montrer dans cette ville pour vousattirer des désagréments sans fin.

— Il ment, insista Monk, en retenant par lebras Phinuit bouleversé de rage et prêt à bon-dir de sa chaise. Il n’oserait pas.

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— Vous croyez ? Alors, puisque vous refu-sez de rien admettre sans preuves, messieurs,permettez-moi…

Lanyard alla rapidement à la porte de l’ap-partement, l’ouvrit… et recula d’un pas avecun cri d’étonnement.

Sur le seuil se tenait, non le détective qu’ils’attendait à y voir, mais une femme qui tenaitune dépêche d’une main, et qui de l’autre s’ap-prêtait à frapper à la porte.

— Madame ! balbutia Lanyard… Madamede Montalais !

La formule télégraphique tomba en volti-geant tandis qu’Ève entrait avec une joie quis’épanouit dans le geste impulsif par lequel ellelui tendit les mains.

— Mon cher ami ! s’écria-t-elle avec élan.Je suis si heureuse ! Et dire que nous sommesdepuis trois longs jours logés dans le même hô-tel et que nous n’en avons rien su ! Je suis ar-

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rivée samedi par La Touraine, mais votre dé-pêche, réexpédiée de Combe-Rodonde, ne m’aatteinte qu’il y a moins de cinq minutes. J’ai té-léphoné au bureau, on m’a donné le numéro devotre chambre, et… me voici !

— Mais je n’en puis croire mes sens !

D’un commun accord, Jules Phinuit etMonk se levèrent et se dirigèrent vers la porte,mais ils la trouvèrent bloquée par la massivepersonne d’un policier en bourgeois, les mainsdans les poches et les yeux vigilants.

— Doucement, messieurs ! conseilla-t-ilfroidement. Il y a ordre de ne laisser entrerni sortir personne sans le consentement deM. Lanyard.

Un instant ils restèrent hésitants et conster-nés, à se consulter du regard. Puis Phinuit allapour repousser de côté le policier. Mais pourl’effet moral celui-ci exhiba négligemment unrevolver. L’effet moral fut surprenant. M. Phi-

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nuit, navré, battit en retraite piteusement dansla chambre.

Comprenant la situation, Ève de Montalaistourna vers le quatuor des yeux qui étince-laient dans un visage par ailleurs composé.

— Mais quelle surprise ! déclara-t-elle. Ma-dame la comtesse de Lorgues… MonsieurMonk… Monsieur Phinuit… Que je suis doncenchantée de vous retrouver tous !

La politesse ne fut que médiocrement ap-préciée.

— Rien ne pouvait être plus opportun, Ma-dame, déclara Lanyard. C’est à cette dame et àces messieurs que vous devez la restitution devos bijoux.

— Vraiment ?

— C’est comme je vous le dis. Sans eux, etsans la charmante hospitalité qu’ils m’ont of-ferte à bord de leur bateau, sans l’aide qu’ilsm’ont donnée, parfois un peu malgré eux, je

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l’avoue, je n’aurais jamais été en mesure devous dire aujourd’hui : Vos bijoux sont en lieusûr, madame, et à votre disposition immédiate.

— Mais comment puis-je les remercier ?

— Ma foi, dit Lanyard, puisque vous le de-mandez, je pense que nous les avons retenusassez longtemps, je crois qu’ils nous seraientfort obligés de leur permettre de partir et de serendre à leurs autres nombreux rendez-vous.

— Je suis exactement de votre avis, mon-sieur.

Lanyard fit un signe à l’homme de la porte.

— Tout va bien, monsieur Murray.

Et celui-ci se rangea aussitôt de côté.

En silence les trois hommes gagnèrent laporte et sortirent, Phinuit avec un air de bra-vade, Jules sans émotion visible, Monk avecles sourcils flasques et abattus.

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Quand Liane Delorme alla pour les suivre,Lanyard s’interposa.

— Un moment, Liane, si vous le voulezbien.

Elle fit halte, le considérant d’un air impé-nétrable tandis qu’il tirait de sa poche de ves-ton une enveloppe gonflée et sans adresse.

— Ceci vous appartient.

La femme murmura sans comprendre :

— À moi ?

Il lui dit à mi-voix :

— Des papiers que j’ai trouvés dans lecoffre de votre bibliothèque, l’autre nuit. Je lesavais pris pour m’en servir en cas de nécessité.À présent… ils me sont devenus inutiles. Maisvous êtes imprudente de garder de tels papiers,Liane. Au revoir.

L’enveloppe n’était pas cachetée. Soulevantla languette, la femme tira à demi le contenu,

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le reconnut d’un coup d’œil, et le froissaconvulsivement dans sa main, tandis que lesang lui montait aux joues. Un instant elle pa-rut prête à parler, puis courba la tête en silenceet sortit de l’appartement.

Lanyard adressa un signe de tête à M. Mur-ray, qui ferma poliment la porte et se retira.

Ève de Montalais considérait Lanyard d’unœil indulgent et amusé. Quand il se tourna verselle, elle secoua la tête lentement en un simu-lacre de reproche.

— Cette femme vous aime, monsieur,constata-t-elle tranquillement.

Il réussit très bien à jouer l’étonnement.

— Vous vous trompez à coup sûr, madame.

— Ah ! non ! dit Ève de Montalais. Quipourrait mieux que moi deviner l’amour d’unefemme pour vous, mon très cher ?

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FIN

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en mai 2019.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Anne C., Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Louis Joseph Vance, Le Retourdu Loup solitaire (Alias the Lone Wolf), Paris,Librairie des Champs-Élysées (Le Masque),

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1932. D’autres éditions ont pu être consultéesen vue de l’établissement du présent texte. Lamaquette de première page est de Laura Barr-Wells.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyens

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1 Lire : Faux visages.

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Table des matières

CHAPITRE PREMIER DÉMISSIONCHAPITRE II VOYAGE À PIEDCHAPITRE III RENCONTRE AUCLAIR DE LUNECHAPITRE IV ÈVECHAPITRE V PHINUIT ET CieCHAPITRE VI VISITEURS INATTEN-DUSCHAPITRE VII VOLTE-FACECHAPITRE VIII BADINAGE SÉ-RIEUXCHAPITRE IX À COLIN-MAILLARDCHAPITRE X « MAIS TEL LE GRAINDE SÉNEVÉ… »CHAPITRE XI AU REVOIRCHAPITRE XII VOYAGE AVEC UNASSASSIN

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CHAPITRE XIII ATHÉNAÏSCHAPITRE XIV LE DIAMANT RAYELE DIAMANTCHAPITRE XV ADIEUCHAPITRE XVI LA MAISON D’ASPA-SIECHAPITRE XVII CHEZ LIANECHAPITRE XVIII FRÈRE ET SŒURCHAPITRE XIX SIX BOUTEILLES DECHAMPAGNECHAPITRE XX LES SYBARITESCHAPITRE XXI SONDAGESCHAPITRE XXII DANS L’IGNO-RANCECHAPITRE XXIII LA CIGARETTECHAPITRE XXIV L’HISTOIRE SE RÉ-PÈTECHAPITRE XXV LE MÉCONTENTCHAPITRE XXVI L’HABITACLE

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CHAPITRE XXVII TOUT VA BIEN !CHAPITRE XXVIII FINALCe livre numérique

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