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L’Ouvert chez Rilke et Heidegger, NOESIS N°7 | 2004 : La philosophie du XXe siècle et le défi po étique Jean-François Mattéi Plan L’Ouvert de Rilke L’Ouvert de Heidegger L’Ouvert et la nuit du monde Haut de page Texte intégral Tout est distance, et nulle part ne se ferme le cercle. Rilke, Sonnets à Orphée, II, 20  L’une des plus étranges rencontres de notre siècle, au creux des failles de la parole, est sans doute celle de Rilke et de Heidegger qui a réactivé ce que Platon, au dixième Livre de la  République (607 b-c) nommait « le vieux différend » entre la philosophie et la  poésie. Cette rencontre va si peu de soi, d’ailleurs, que les admirateurs du poète n’ont  pas toujours considéré avec bienveillance l’intérêt que l’auteur de Sein und Zeit a porté au poète des  Élégies de Duino. Po ur ne pr en dr e qu ’un exempl e, qui lais se dé apercevoir les enjeux de la querelle, Claude David, dans la notice qu’il consacre aux  Élégies de Duino à la fin des Œuvres poétiques et théâtrales de Rilke dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade, récuse sèchement « l’usage que Heidegger fait de Rilke dans “Pourquoi des poètes ?” 1  ». Tout en se refusant à interpréter les  Élégies en termes d’idéo logi e, pa rce qu ’elles re vent de la sp re au tono me de la po ét ol og ie, le commentateur regrette que Heidegger ait « osé se réclamer de Rilke pour justifier sa  philosophie de l’être ouvertement antihumaniste 2 », ce qui revient pourtant à accorder à la pensée rilkéenne une idéologie « humaniste ». Sans m’interroger sur le statut de l’humanisme ou, comme l’écrit Claude David, de la « raison humaniste » chez Rilke, je voudrais envisager ici le point de rencontre du poète et du philosophe, en ce point exquis qu’est la notion de l’ « Ouvert » (das Offene) où deux approches du monde semblent d’abord converger dans la reconnaissance de l’absence de fondement propre à notre époque, pour se trouver finalement rejetées aux extrémités de la constellation métaphysique de l’être. De Rilke et de Heidegger, il faudrait dire ce que Nietzsche écrivait dans  Le Gai savoir des « amitiés d’étoiles » (§ 279) : ils devaient devenir étrangers l’un à l’autre, car la loi qui commandait leurs intuitions différentes de la 1 R.-M. Rilke, OEuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, p(...) 2 Ibid., p. 1551.

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L’Ouvert chez Rilke et Heidegger, NOESIS N°7 | 2004 : La philosophiedu XXe siècle et le défi poétique

Jean-François Mattéi

Plan

L’Ouvert de RilkeL’Ouvert de Heidegger L’Ouvert et la nuit du mondeHaut de page

Texte intégral

Tout est distance, et nulle part ne se ferme le cercle.Rilke, Sonnets à Orphée, II, 20

 

L’une des plus étranges rencontres de notre siècle, au creux des failles de la parole, estsans doute celle de Rilke et de Heidegger qui a réactivé ce que Platon, au dixième Livre

de la  République (607 b-c) nommait « le vieux différend » entre la philosophie et la poésie. Cette rencontre va si peu de soi, d’ailleurs, que les admirateurs du poète n’ont pas toujours considéré avec bienveillance l’intérêt que l’auteur de Sein und Zeit a portéau poète des  Élégies de Duino. Pour ne prendre qu’un exemple, qui laisse déjàapercevoir les enjeux de la querelle, Claude David, dans la notice qu’il consacre aux

 Élégies de Duino à la fin des Œuvres poétiques et théâtrales de Rilke dans l’édition dela Bibliothèque de la Pléiade, récuse sèchement « l’usage que Heidegger fait de Rilkedans “Pourquoi des poètes ?”1 ». Tout en se refusant à interpréter les  Élégies en termesd’idéologie, parce qu’elles relèvent de la sphère autonome de la poétologie, lecommentateur regrette que Heidegger ait « osé se réclamer de Rilke pour justifier sa

 philosophie de l’être ouvertement antihumaniste2 », ce qui revient pourtant à accorder àla pensée rilkéenne une idéologie « humaniste ». Sans m’interroger sur le statut del’humanisme ou, comme l’écrit Claude David, de la « raison humaniste » chez Rilke, jevoudrais envisager ici le point de rencontre du poète et du philosophe, en ce pointexquis qu’est la notion de l’ « Ouvert » (das Offene) où deux approches du mondesemblent d’abord converger dans la reconnaissance de l’absence de fondement propre ànotre époque, pour se trouver finalement rejetées aux extrémités de la constellationmétaphysique de l’être. De Rilke et de Heidegger, il faudrait dire ce que Nietzscheécrivait dans  Le Gai savoir  des « amitiés d’étoiles » (§ 279) : ils devaient devenir étrangers l’un à l’autre, car la loi qui commandait leurs intuitions différentes de la

1 R.-M. Rilke, OEuvres poétiques et théâtrales, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, p(...)2 Ibid., p. 1551.

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 parole et de l’être les plaçait aux deux points les plus lointains de cette « courbeinvisible » dans laquelle, dès l’origine, leurs trajectoires étaient inscrites.

L’Ouvert de Rilke

La lecture critique que Heidegger propose de la poétique de Rilke concerneessentiellement deux cours universitaires de 1942 et un discours de 1946. Le premier texte intervient, d’une façon incidente, dans le cours du semestre d’été de 1942 sur l’Hymne de Hölderlin,  L’Ister , publié en 1984 comme volume 53 de laGesamtausgabe ; il prend place dans la seconde partie du Cours, au § 15 consacré àl’essence de la  polis dans l’ Antigone de Sophocle (pp. 113-115), lors d’un paragrapheintitulé « L’Ouvert » qui est complété par une note sur la VIIIe  Élégie de Duino.Heidegger est parti de Hölderlin, dont il étudie l’Hymne  L’Ister , pour faire un premier et long détour par la conception de l’être humain chez Sophocle, détour au cours duquelil fait un nouveau – et bref – crochet par Rilke avant de revenir à Sophocle et conclureenfin par où il a commencé : la poétique du fleuve chez Hölderlin.

Le cours du semestre d’hiver 1942-1943 sur Parménide, publié en 1982 commevolume 54 des Œuvres complètes, développe plus longuement sur une quinzaine de

 pages, dans son § 8, la critique heideggerienne de l’Ouvert de Rilke, en l’intégrantdavantage à son propos général. Il s’agit en effet de penser l’Ouvert comme « clairièrede l’être » en récusant toute la tradition métaphysique qui s’inscrit dans l’expériencegrecque de la vérité, laquelle a cependant échoué à penser l’Ouvert comme cœur de lavérité. Il faut alors tenter l’entreprise d’un nouveau commencement et d’une autre

 pensée :

[…] l’essence de l’Ouvert se dévoile seulement à celui qui pense l’être lui-3

Enfin le troisième texte, le plus long et le plus mesuré sans doute, est le discours« Pourquoi des poètes ? », qui fut prononcé dans un cercle intime, en 1946, en mémoiredu vingtième anniversaire de la mort de Rilke. Il a été publié en 1950 dans les

 Holzwege comme cinquième des six textes du recueil. Bien qu’il soit essentiellementconsacré à Rilke, il commence par une méditation sur l’élégie de Hölderlin intitulée

 Pain et vin qui pose la question « [...] et pourquoi des poètes en temps de détresse ? », etse termine, de façon circulaire, sur Hölderlin dont la poésie demeure indépassable. Rilke

n’est considéré comme un poète en temps de détresse que dans la mesure où sa poétiquedemeure, « quant à son ordre et place », derrière celle de Hölderlin4.

Dans ces trois textes, et plus particulièrement dans les cours de 1942, Heidegger  prend nettement ses distances à l’égard de Rilke, qui joue en un certain sens le rôle denégatif de Hölderlin. L’auteur des Élégies de Duino et des Sonnets à Orphée, ces « deuxminces volumes » auxquels Heidegger réduit l’ensemble de la poésie rilkéenne5  , est

 bien un poète en temps de détresse parce qu’il exprime l’accomplissement ultime de lamétaphysique dans le règne sans partage de la subjectivité. Loin donc de récupérer Rilke pour justifier sa philosophie de l’être « ouvertement antihumaniste », comme le

3 Heidegger, Der Ister , Gesamstaugabe, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1984, Band 53, p. 222.4 Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr., Paris, Gallimard, 1962, p. 226.5 Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 224.

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voudrait Claude David, Heidegger situe Rilke à ses antipodes et fait du poète de Praguele représentant le plus haut de cette métaphysique de la subjectivité qui constituel’essence de la modernité. Le cours sur  Parménide énonce ce jugement qui est unecondamnation sans appel :

Considéré d’un point de vue purement métaphysique, le domaine de l’expérience poétique fondamentale de Rilke n’est en rien différent de la positionfondamentale de la pensée de Nietzsche. Tous deux sont aussi6 

Heidegger fonde son interprétation des  Élégies et des Sonnets – à laquelle nous nesommes ni préparés, car nous ne maîtrisons pas encore l’essence de la métaphysique, niqualifiés, car nous ne connaissons pas la région du déploiement d’un dialogue entre la

 poésie et la pensée – sur la huitième Élégie de Duino, ainsi que sur le poème du 4 juillet1924 écrit à Muzot pour Helmuth, Baron Lucius von Stoedten :

De même que Nature abandonne les êtres

A l’aventure de leur sourd plaisir...

Les quatre premiers vers de l’Élégie opposent le monde animal à l’homme privé demonde parce qu’il s’est arraché au flux naturel de la vie :

Par tous ses yeux la créaturevoit l’Ouvert. Seuls nos yeux sontcomme invertis et posés autour d’elle,tels des pièges qui cernent notre libre sortie.

Ce que Rilke nomme ici l’« Ouvert », et qu’il entend comme « l’espace pur danslequel infiniment fleurissent et se perdent les fleurs7 », c’est-à-dire comme « monde » etcomme « libre » ou « pur », Heidegger l’interprète comme l’unité de la nature conçuecomme un flux de vie permanent et inconscient que subit passivement la créatureanimale. Il ne s’agit pas simplement de cette unité héraclitéenne de l’être qu’Hölderlinregrettait d’avoir perdue dans la préface d’ Hypérion  – ce « paisible  Hen kai Pan dumonde8 » –, mais bien de ce qu’Heidegger appelle, dans le cours sur l’ Ister , le « conceptfatidique moderne et métaphysique de l’“inconscient” » en tant que domaine

 proprement « irrationnel » du désir, du sentiment et de l’instinct9.

L’Ouvert de Rilke, pour Heidegger, n’est que le flux primitif de la vie avec laquelle

la créature fusionne aveuglément, dans le prolongement des thèses de Schopenhauer sur le primat des forces inconscientes que manifestent les forces vitales. Une telleouverture, où se rejoignent Schopenhauer, Nietzsche et Freud, est en réalité unenfermement de l’animal dans sa propre opacité. Heidegger met ici clairement en cause,non seulement le lien romantique avec la nature, considéré comme le fond même de lavie animale et de la vie humaine, mais le lien biologique avec les forces vitales quiaboutit, en notre temps, à une animalisation de l’homme. Au fond, et telle est l’ironie dela critique heideggerienne de Rilke, une critique antihumaniste qui répudie uneconception primitive de l’unité de la vie, laquelle aboutit à une animalisation de

6 Heidegger, Parmenides, Gesamstaugabe, Band 54, p. 235.

7 Rilke, VIIIe Élégie, vers 1-4 et 15-16.8 Hölderlin, préface d’ Hypérion, OEuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 1150.9 Heidegger, Der Ister, op. cit., § 15, p. 114.

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l’humain, Rilke ne peut penser l’homme qu’à partir de l’animal. Dans le cours sur  Parménide, Heidegger se montrera coupant à l’égard du poète :

Pour Rilke, la conscience humaine, la raison, le logos, sont justement des limitesqui rétrécissent les capacités de l’homme par rapport à l’animal. Devons-nous

aussi devenir des « bêtes »10

?

L’Ouvert de Heidegger

Entre Rilke et Heidegger, confrontés à l’expérience de l’être comme ouverture, on nediscernera donc pas une proximité, mais un abîme, l’» abîme de cette différence » dont

 parle le cours sur Parménide11

. Dès Être et Temps, Heidegger a refusé d’appréhender le Dasein de l’homme sur le mode de la nature ou de la vie, et a tenu à se démarquer de laconception métaphysique traditionnelle, issue d’Aristote, qui voit en l’homme unanimal rationale. Penser l’homme dans l’horizon de l’animalité et de la vie, c’estoublier que la dimension de l’animalitas comme celle de l’humanitas sont dépendantesde la structure première de l’in-der-welt-sein, de l’« être-au-monde », et que touteinterprétation vitaliste de la « vie », qu’elle soit romantique ou biologique, repose

 préalablement sur une interprétation de l’étant, qu’il soit animal ou humain, comme zoéet phusis.

Dans sa Lettre sur l’humanisme de 1946, Heidegger récuse dans l’animal rationale,

non pas la rationalité, comme on s’est plu à le lui reprocher, mais l’animalité, etsouligne le fait que le corps humain est essentiellement autre que l’organisme animal.

 Non seulement il récuse tout biologisme, et donc tout racisme, dans le prolongement desthèses antinaturalistes d’ Être et Temps qui montraient que la « nature » est « un étantqui fait encontre à l’intérieur du monde et s’y laisse découvrir par différentes voies et àdifférents niveaux12 », mais encore il récuse la métaphysique qui cherche à saisir l’essence de l’homme à partir de son animalité présumée. Au fond, la métaphysique,quand bien même elle se déclare « humaniste », cet humanisme que l’on reconnaît àRilke pour mieux le dénier à Heidegger, pense « trop pauvrement » l’humanité del’homme et manque radicalement son ouverture au monde. Heidegger montre quel’erreur de tout biologisme n’est pas surmontée quand on ajoute, par surcroît, l’âme aucorps, sinon même le « supplément d’âme » à l’âme, comme le voulait Bergson, quel’on pense l’homme comme homo animalis, l’anima comme animus ou mens, et lemens, aux Temps modernes, comme « esprit », « personne » ou « sujet ». Quelles quesoient les variations humanistes composées autour de cette énigme qu’est l’homme, « lamétaphysique pense l’homme à partir de»13

10 Heidegger, Parmenides, op. cit., p. 229.

11 Heidegger, Parmenides, op. cit., p. 226.12 Heidegger, Sein und Zeit , § 14, p. 63 ; trad. fr. É. Martineau, Paris, Authentica, 1985,  Être et Temps, p. 68.13 Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », trad. fr. Questions III , Paris, Gallimard, 1966, p. 90.

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C’est parce que l’animal, ou la « créature » pour reprendre l’expression de Rilke, n’est pas ouvert à son décèlement et reste opaque au flux vital qui le referme sur lui-même,qu’il ne saisit pas l’étant en tant qu’étant. Aucun animal ne peut s’arracher au cercle desa propre pulsion et, en s’élevant au-dessus de son environnement qui, ajouteHeidegger, est « pauvre en monde », pour ne pas dire qu’il en est privé, ne peut se tenir 

dans l’éclaircie de l’être. L’homme ek-siste dans la mesure où il se tient là, hors de soi,dans cette ouverture de l’être où adviennent les étants comme étants, et en premier lieuces étants mortels que sont les hommes. Là où l’animal, privé de parole, ne s’accorde nià l’être ni au néant car il n’est ouvert sur rien, il n’est à distance de rien, et d’abord pasde lui-même, le mortel est celui qui est d’emblée ouvert sur le monde comme monde.Alors que Rilke, dans son anthropocentrisme poétique, pense la créature sur le mode del’humain en ouvrant tout grand ses yeux sur l’Ouvert, Heidegger montre qu’une telleinsertion dans le monde est illusoire car elle confond le mouvement aveugle de la vie,dans l’immanence de son rapport immédiat à soi, avec le déploiement de l’essencehumaine comme là, das Da, entendons comme ouverture de la clairière de l’être(Lichtung). Seule une telle clairière peut être qualifiée de « monde » (Welt), et non

l’aveugle pression de la vie qui pousse l’animal à se clore sur lui-même sans jamais parvenir à l’extériorité.

Rilke écrit, dans une lettre du 25 février 1926, ces mots :

Avec l’Ouvert donc, je n’entends pas le ciel, l’air et l’espace, car ceux-là aussisont, pour le contemplateur et le censeur, « objet », et, par conséquent,« opaques » [en français dans le texte] et fermés. L’animal, la fleur, il fautl’admettre, sont tout cela sans s’en rendre compte, et ont ainsi devant eux etaudessus d’eux cette liberté d’une ouverture indescriptible...

C’est reconnaître que la créature, plante ou animal, se trouve insérée, non dans uneouverture véritable – c’est là ce que Heidegger appelait, dans la note du § 15 de  L’Ister ,« le mot complètement faux de Rilke » –, mais bien dans les opacités de l’inconscience.Croyant sauver le rapport à l’Ouvert de l’objectivation du monde moderne, amplifiée

 par le règne de la Machine, en quoi il se rapproche de Heidegger 14, Rilke fait repli sur une conscience animale privée de conscience : « tout cela sans s’en rendre compte »écrit-il. Elle s’identifie en fait à la continuité des forces pulsionnelles de la vie, c’est-à-dire, pour citer à nouveau  L’Ister , à « un biologisme insurmonté ». Rilke a bien

 pressenti que notre temps de détresse a perdu, dans l’objectivation grandissante de larationalité et de la technique, le sens de la proximité des choses les plus simples qui

nous rattachaient à un monde au sens plénier du terme. Heidegger cite avec faveur, dans« Pourquoi des poètes ? », la célèbre lettre du 3 novembre 1925 dans laquelle Rilkedéplore la disparition de ces choses qui faisaient encore sens pour nos grands parents,« une maison, une fontaine, une tour familière », au profit « des choses vides etindifférentes » venues d’Amérique et qui sont « des pseudo-choses, des trompe-l’oeil dela vie ». Mais Rilke ne voit pas que cette détresse du temps ne peut être vaincue par unrepli sur cet enfermement dans le processus infini de la vie et sur la pulsion aveugle qui

 parcourt les créatures sans jamais s’ouvrir à l’ouverture initiale de l’Ouvert qui n’estrien d’autre, en son originel surpassement, que l’être lui-même, cet Unique préciseHeidegger dans « Pourquoi des poètes ? » qui est « le transcendens  par excellence15».14 Cf. le Sonnet I, XVIII à Orphée : « Entends-tu, Seigneur, le Nouveau /et vrombir et vibrer ? » : rien n’échappe à

« l’organe aujourd’hui mécanique » qui veut être « glorifié » (Œuvres poétiques, op. cit., p. 594). Le poète ajoute :« Regarde la machine : / le laminoir qu’elle est se venge, / nous affaiblit, nous dénature. »15 Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 253.

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Dans cette intimité éternelle qui la clôt sur elle-même, la créature se montre incapabled’échapper à la fatalité de l’immanence.

C’est bien ce que reconnaissait, dans le cycle des poèmes en langue française, le poème XXI :

Cela ne te donne-t-il pas le vertigede tourner autour de toi sur ta tige

 pour te terminer, rose ronde ? Mais quand ton propre élan t’inonde,tu t’ignores dans ton bouton.C’est un monde qui tourne en rond 

 pour que son calme centre ose16 

L’Ouvert et la nuit du monde

C’est le monde qui tourne en rond, en effet, avec cette immanence de la créature qui nes’ouvre que sur elle-même, inondée de son propre élan mais ignorée dans son bouton,c’est-à-dire privée de tout centre et de toute orientation. Certes Rilke a tenté de penser le Centre dans un grand nombre de ses poèmes, en premier lieu dans ce poème de 1924,

 Pesanteur , qui est cité en entier dans « Pourquoi des poètes ? » :

Centre, comme de toute chosetu te retires, et même de ceux qui volenttu regagnes, centre, toi le plus fort.

Un corps debout : comme l’eau la soif la pesanteur le traverse vers l’abîme.

 Mais de ce qui dort, tombecomme d’un nuage couché17 

Heidegger identifie ce « centre » au « centre inouï » (die unerhörte Mitte) du sonnet

XXVIII à Orphée, et voit en lui la figure poétique de l’Être qui tient tous les étants en balance, en même temps qu’il se retire d’eux. Ainsi l’Être – celui qui, de toutes choses,se retire, pour Rilke – est le centre de gravité qui abandonne tout étant à lui-même et,ainsi, le livre au risque. Le terme rilkéen de « risque », que Heidegger reprend à soncompte, nomme le tout de l’étant qui, laissé à lui-même, perd son centre de gravité,comme si la vie perdait tout son poids dès lors qu’elle n’a plus la moindre ouverture sur l’être. Le risque est ici celui de la rupture du lien avec le tout, de la perte du sens et del’abandon de l’étant. Telle est bien cette détresse du temps qu’Heidegger interprète,dans « La parole d’Anaximandre », comme la Nuit du monde qui étend sur touteschoses ses ténèbres. Rilke témoigne d’une détresse aussi désespérée quand il évoque ladisparition, non seulement des objets familiers du passé, mais des formes d’orientation

16 Rilke, « Les Roses », poème XXI, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, p. 113217 Rilke, « Pesanteur », Poèmes épars et fragments, Œuvres poétiques, op. cit., p. 927.

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traditionnelle. La première Élégie de Duino, soumise aux ordres des Anges alors que le poète '63rie et que nul ne l’entend, témoigne de cette déréliction :

Étrange de ne plus désirer que désirer perdure, étrange de voir ainsi que tout cequi se rattachait, librement vole de-ci de-là, dans l’espace sans lien18.

En écho, la dixième Élégie, la plus plaintive de toutes, qui va des rues de la Ville-Douleur au vaste paysage des Plaines, recherche dans les douleurs, cette végétationd’hiver de l’âme, « un emplacement, un site, un gîte, un sol et une demeure 19». La Nuitdu monde est celle de la mort de Dieu et de la détresse des mortels qui ne comprennentmême plus le sens de leur propre mort. Ils ont perdu, avec le sacré, la trace du sacré, etils oublient même ce qui pourrait être la trace de cette trace. Comment retrouver le sensdu sacré, ou se mettre seulement en quête de sa trace, dès lors que le mortel, livré àl’oubli de l’Être, s’éloigne progressivement de son centre de gravité et n’a plus,Heidegger rejoint ici Rilke, aucun sol, aucun site et aucune demeure ?

Mais c’est là aussi que les chemins du poète et du penseur viennent à diverger. Pour Heidegger, Rilke a bien fait l’expérience de l’infinie détresse du temps et de l’opacité dela Nuit du monde, en chantant cette indigence et ce désespoir ; mais il n’a pas suretrouver la trace du sacré, ou la trace de la trace oubliée, en se refermant sur sa vieintérieure et en croisant la double opacité de la vie et de l’intériorité sans pouvoir affronter l’Ouvert. Ce que Rilke a ressenti comme l’Ouvert, au creux de sa solitudeintérieure, dans le Weltinnenraum, cet « espace intérieur du monde » que chante l’undes poèmes du cycle des Élégies de Duino (« Un même espace unit tous les être : espaceintérieur du monde. En silence l’oiseau vole au travers de nous 20»), cet Ouvert n’est

 pour Heidegger qu’un retour dans l’Opacité de l’inconscient. On comprend que l’auteur de « Pourquoi des poètes ? », même s’il accorde à Rilke le mérite d’être le témoinmajeur de ce temps de détresse, le situe, dans son « orbite historiale », derrière celle deHölderlin. Tant par l’ordre que par la place, Rilke est un tard venu, le dernier poète,

 peut-être, du temps de détresse qui a perdu, avec la trace du sacré, celle de la divinité etcelle de la mortalité. On comprend surtout pourquoi la méditation initiale et finale de cethommage à Rilke soit centrée – tel est bien le véritable centre de gravité du texte – sur la poétique hölderlinienne qui a uni, en un même monde, les célestes et les mortels.

Heidegger mentionne l’Hymne inachevé  Les Titans dans lequel Hölderlin nommel’» Abîme » où se décèlent les signes qui sont les traces des dieux enfuis. Or, pour Hölderlin, c’est Dionysos, le dieu du vin, qui laisse aux mortels privés de dieux une

telle trace. Heidegger peut alors montrer, en une brève allusion qui condense toutes sesrecherches sur l’autre pensée, celle qui se situe en-deçà de la métaphysique, que ce fruitest à lui seul toute l’éclosion du monde :

Le dieu du cep sauvegarde, en celui-ci et en un fruit, l’originaire appartenanceréciproque du Ciel et de la Terre, en tant que lieu férial de l’union des dieux etdes hommes21.

18 Rilke, Première Élégie, v. 76-78.

19 Rilke, Dixième Élégie, v. 15.20 Rilke, Élégies de Duino, II, « Presque tout le réel invite à la rencontre », v. 13-15, Œuvres, op. cit ., p. 568.21 Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 222.

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Ce n’est que dans la région de ce lieu sacré, où se croisent Divins et Mortels, Terre etCiel, en un quadriparti que les conférences de 1949, trois ans plus tard, nommerontGeviert , que le monde vient à l’Ouverture. Si Heidegger récuse l’Ouvert de Rilke, endépit de la justesse de son expérience poétique dans la Nuit du monde, c’est parce qu’ilne témoigne que d’une fausse ouverture : celle du sujet vers sa subjectivité, et de sa

subjectivité vers sa vie. L’Ange rilkéen n’est à aucun moment un messager des dieux,moins encore un démon platonicien, à l’image d’Éros, il est la figure de Narcisse donton sait le rôle central – le « centre de gravité » – dans les Élégies de Duino comme dansles Sonnets à Orphée. Comme le remarque Heidegger, Rilke, dans la droite ligne de latradition métaphysique, a renversé l’ouvert du monde en l’arrachant à la sphère sacré dela Terre et du Ciel, des Divins et des Mortels, pour effectuer ce renversement « àl’intérieur de la sphère de la conscience22». Heidegger ne cite pas d’autres poèmes deRilke pour justifier son interprétation d’un Ouvert, non pas déployé, mais replié sur lasubjectivité du sujet et, finalement, prisonnier de son narcissisme élémentaire qui est leflux même de l’inconscient. Mais il aurait pu montrer comment l’Ouvert de Rilke,écartelé entre le Ciel et la Terre, mais indifférent aux Mortels et aux Divins, occultés au

 profit de l’Ange, n’est que la forme mythopoétique du narcissisme moderne. C’est entout cas ce que donnent à entendre aussi bien le poème Narcisse, présent dans laseconde partie des Élégies de Duino, que le cinquième poème des Roses, qui viendronttous deux paradoxalement clore cette poétique de l’ouvert.

 Narcisse :

Ceci aussi : ceci sort de moi et se dissoutdans l’air et dans le frémissement des arbres,se dégage doucement de moi et ne sera plus mienet brille, car il ne se heurte à aucune hostilité.Ô envol de tous les lieux de ma périphérie !Car à me perdre ainsi dans mon regard,

 je pourrais le croire meurtrier 23.

 Les Roses, V :

Abandon entouré d’abandon,tendresse touchant aux tendresses...C’est ton intérieur qui sans cessese caresse, dirait-on ;

se caresse en soi-même, par son propre reflet éclairé.Ainsi tu inventes le thème du Narcisse exaucé24.

22 Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, op. cit., p. 249. Souligné par l’auteur.23 Rilke, « Narcisse », Élégies de Duino, II, Œuvres poétiques, op. cit., p. 559-560.24 Rilke, « Les Roses », V, Œuvres poétiques, op. cit., p. 1126. 

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7/27/2019 L’Ouvert chez Rilke et Heidegger.doc

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-François Mattéi , « L’Ouvert chez Rilke et Heidegger », Noesis [En ligne], N°7 |2004, mis en ligne le 15 mai 2005, Consulté le 11 août 2012. URL :http://noesis.revues.org/index28.html

Auteur

Jean-François MattéiProfesseur de philosophie à l’université de Nice, membre de l’Institut universitaire deFrance. Il a récemment publié La Barbarie intérieure, Essai sur l’immonde moderne auxPresses universitaires de France.