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L'épopée de Guillaume Douarre

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Page 1: L'épopée de Guillaume Douarre
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L'ÉPOPÉE DE

GUILLAUME DOUARRE

Page 3: L'épopée de Guillaume Douarre

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Flammarion : L'HOMME A LA BÊCHE, histoire du paysan. SULLY ET SA GRANDE PASSION.

Chez d'autres éditeurs : CONTES

LE TRÉSOR DES CONTES, tomes I, II, III. LES CONTES DE LA BUCHERONNE. TROIS CONTES DE LA COLÈRE, ill. par A. Uriet. CONTÉ SOUS L'ALISIER, ill. par Ph. Kaeppelin. CONTES DU PRÉ CARRÉ, ill. par Ph. Olivier. LÉGENDES D'AUVERGNE, ill. par Berthold Mahn.

ROMANS LA COLLINE RONDE (en col. avec Jean l'Olagne). LE MAUVAIS GARÇON. GEORGES OU LES JOURNÉES D'AVRIL. GASPARD DES MONTAGNES, ill. par F. Angéli. LE CHASSEUR DE LA NUIT. MONTS ET MERVEILLES. LA BELLE MIGNONNE.

ENQUÊTES, SOUVENIRS, ESSAIS VENT DE MARS. LE CHEMIN DES CHÈVRES, ill. par Berthold Mahn. LE SECRET DES COMPAGNONS. LES SORCIERS DU CANTON. LES JARDINS SAUVAGES. LA LIGNE VERTE. LE BOSQUET PASTORAL. LES MONTAGNARDS (poème). DANS L'HERBE DES TROIS VALLÉES, ill. par Fr. Angéli. LA CITÉ PERDUE. L'HOMME A LA PEAU DE LOUP. LE CHEF FRANÇAIS. LA VEILLÉE DE NOVEMBRE. TOUCHER TERRE. LA PORTE DU VERGER. LE BLÉ DE NOËL. L'ÉCOLE BUISSONNIÈRE. SOUS LE POMMIER, ill. par H. Charlier. LE SAGE ET SON DÉMON.

VOYAGES ET NATURE CEUX D'AUVERGNE. EN AUVERGNE (tomes I et II). LE TEMPS QU'IL FAIT, ill. par Henri Charlier.

HISTOIRE ET RELIGION HISTOIRE FIDÈLE DE LA BÊTE EN GÉVAUDAN, ill. par Ph. Kaeppelin. LA MAISON-DIEU. LA BIENHEUREUSE PASSION. LES SAINTS PATRONS. LES SAINTS DE FRANCE.

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HENRI POURRAT

L'EPOPEE DE

GUILLAUME DOUARRE

FLAMMARION, ÉDITEUR 26 , r u e R a c i n e , P a r i s , 6e

Page 5: L'épopée de Guillaume Douarre

Il a été tiré de cet ouvrage : trente exemplaires sur papier chiffon

des Papeteries de Lana, dont vingt-cinq numérotés de 1 à 25

et cinq numérotés de I à V et cent dix exemplaires sur papier Alfa

dont cent numérotés de 26 à 125 et dix numérotés de VI à XV.

Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

Copyright 1953, by ERNEST FLAMMARION. Printed in France.

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L'ÉPOPÉE DE GUILLAUME DOUAR RE

I

Il court — et tant que ça peut ! Il dévale par la ruelle vers le torrent ; et lui, ce gamin, il est moins haut que les murettes des jardins, les murettes en boulets, pleines de fougères, de fraisiers sauvages. Mais il court comme un dératé, tout amusé du train que mènent ses sabots dans les pierres.

C'est pour être plus vite au moulin à papier, où le père tra- vaille. Au fond de la vieille bâtisse tambourinante, trépidante, ruisselante, il trouvera bien moyen de grimper sur un des maillets comme sur quelque cheval de bois dansant. — Les ouvriers les chassent à coups de bonnet, quand ils les prennent à ce jeu-là. Mais eux, ils y reviennent toujours.

S'il se doutait... Son cheval de bois le mènera plus loin que celui qui transporte Don Quichotte au pays des airs enflammés. Il croit descendre au moulin de chez Pegheon : et le voilà parti pour passer de l'autre côté du monde.

La porte est ouverte. Un des ouvriers, en tablier blanc de sapeur, manie le redable comme un écouvillon ; un autre apporte, comme des gargousses, une bassine de pâte. L'air obscur sent la pierre froidie et la mouillure, les chiffes et un peu la suie. Le petit s'est

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coulé dans la salle qui fait suite, plus en pénombre et en vacarme encore. En cette casemate, à peine si le jour blanchoie aux embra- sures des lucarnes grillées de fer. De partout l'engin de bois massif geint, cogne, vire, se démène sur place. Il y a plaisir à être au milieu de ce flux d'eau, de ce tapage d'arbre tournant, hérissé de chevilles, de maillets s'abattant, trois par trois, dans les auges où la bouillie se gonfle : on dirait, donnant et redonnant du mufle dans la crèche, les bêtes géantes, taillées au couteau, de quelque arche de Noé mécanique.

D'un bond il s'est agrippé à l'un des bras, s'est installé sur la tête du maillet. Et le voilà montant, descendant, tressautant : tout mêlé à ce train qui lui remplit la tête. Comme au milieu de quelque bataille sur mer : dans la batterie basse d'un bateau où, entre les arcs-boutants cintrés de la charpente, les caronades tanguant, rou- lant, avancent et reculent.

... Puis ce jeu ne lui a plus suffi, ce matin. Il s'approche des engrenages. — On lui a pourtant bien défendu de se risquer là. Mais le moulin a été modernisé à la hollandaise ; et il veut voir de tout près le rouet, les rouages, cette grosse horlogerie.

Brusquement, du milieu des imaginations où il était encore — peut-être son sabot a-t-il glissé sur une pièce de bois mouillée ? — le gamin perd pied et chavire.

En éclair, dans sa tête, jaillit l'idée du recours à sa Mère, à sa Mère d'En Haut : « Sauvez-moi ! J'irai aux missions... »

Et il est sauvé. Dans le moment où il allait être broyé — quel- qu'un a dû détourner l'eau — le moulin s'arrête.

Il l'a conté lui-même, plus tard, et qu'il devait y laisser la vie « infailliblement ». Il a fait le vœu d'aller aux missions étrangères et il a été sauvé, « d'une manière miraculeuse ».

Ce devait être en 1819 ou 1820. Guillaume Douarre est né — de Jean Douarre et de Marie Joubert — le 16 décembre 1810. On venait de vivre l'énorme aventure napoléonienne. Tel ouvrier papetier, retirant le brûle-gueule du coin de sa bouche, contait au petit les combats de Portugal, la journée de Montmirail. Leurs misères, leurs batailles. Il y avait là quelque chose qui passionnait le cœur. Comme ces hommes, un jour, et à tous risques, se lancer de l'avant, de l'avant, de l'avant !

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Quand Napoléon était revenu, en mars 1815, toute l'Auvergne avait pavoisé : d'un élan tous, les soldats et le peuple, ils avaient été prêts à se jeter vers lui, derrière les trois couleurs.

D'autres gamins, paysans, bergers, précipités dans quelque cre- vasse, auraient fait vœu d'un pèlerinage à N.-D. d'Orcival. Guil- laume Douarre, lui, il lui a fallu faire celui du départ vers les Iles, avec les missionnaires.

La Forie, c'est un village à part : l'endroit des « faures », des fabricants. Comme Thiers, il est assis au débouché d'une gorge d'où le torrent déboule. Mais ici aussi, ce taureau, on le fait tra- vailler, on l'a mis à la meule. Dans les roches aux flancs polis, il grésille, tournoie, d'un vert d'œuf de mésange ; puis repart, tout lancé, débonde furieusement, éclaboussant les épais lychnis à fleurs roses. Sous la rumeur des courants, des rouages, le battement des maillets roule comme le tam-tam d'une confuse assemblée d'hom- mes. Des passerelles tremblent, sous les brèches de granit où s'ac- crochent les frênes, les lilas de Perse, les sumacs à palmettes, aussi contournés que des bayadères. Les jardins suspendus s'étagent sur des enfoncements qu'emplissent de biais des planches et des per- ches. Là serpentent les cordages des glycines tordues. Et des hour- dis, tout boucanés, couronnent ces moulins plus longs que des monastères sous les noirs tuilages en cannelures.

L'amiral Gourbeyre, qui descendait de maîtres-papetiers, a été dans l'enfance éveillé à sa vocation de navigateur par un paravent tapissé d'images de la Chine. Guillaume Douarre a peut-être aussi vu un jour, au mur de quelque vieille salle, une chasse des Indes. — Du reste, le défilé qui de chez Pegheon remonte vers Gourbeyre n'était-il pas à lui seul un exotisme ? — Obscurément il a cherché ensuite dans le monde cette vision de rochers, de chutes d'eau, de lianes, de feuilles pareilles à des pagaies, d'arbres penchants pareils à des plumeaux.

Mais cela ne vient-il pas de plus loin que l'enfance ? Derrière ces imageries il y a on ne sait quel enthousiasme pro-

fond, comme sous le biais romantique des moulins à papier il y a ce fait qu'ils ont été fondés par des croisés retour de Terre sainte. Peut-être les Auvergnats ont-ils eu toujours le sentiment qu'ils étaient faits pour la croisade ? A la Constituante, ils ont

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dit l'Auvergne « nation brave et industrielle ». Ce village, là, au- dessus, dans ses châtaigniers, ses genièvres, c'est Montgolfier. Hier à Annonay où ils ont émigré, les Montgolfier ont par la conquête des airs ouvert l'ère entraînante de l'industrie. Et demain, aux Antilles, lors du grand tremblement de terre de 1843, l'amiral Gourbeyre méritera d'être nommé le sauveur de la Guadeloupe.

Voilà que par un petit papetier dépourvu, dévoré à la fois d'ac- tion et de grand zèle, une réplique semblera donnée à ce que les compagnons de saint Louis ont tenté de dire en élevant leurs châ- teaux de bois. Il y a toujours la croisade.

C'est un matin comme les autres. Il n'est rien arrivé, si ce n'est qu'un gamin trop vif a failli choir entre les engrenages.

Ainsi son vœu profond lui a été tiré du cœur. A la minute de sa destinée, l'événement lui a fondu dessus. Sans qu'il sache trop comment, il se trouve « missionné ». De ce jour, de ce lieu, une grande histoire commence.

Elle commence petitement. Les Douarre n'ont rien. Pas une pièce de terre. Derrière leur maison, au haut de la Pingoule, la rue qui remonte de la placette où est la chapelle, il n'y a qu'une courette. Le père de Guillaume a été un temps boulanger, mais probablement comme domestique dans un de ces moulins où le maître nourrissait tout son monde. Dans la maison, pas trace de fournil. A l'angle de la Pingoule et d'un chemin qui va dans les terres, c'est un pauvre logis d'artisan, sans aisances ni appentis, trapu, sous le toit soutenu de potences. Et il était ancien, déjà, aux jours du petit Guillaume. Ce curieux verrou de bois, le « tom- baret », rentrant dans la muraille, en donne le sentiment. Puis tout : la grande cheminée, les solives fendues, embrunies, cet air même, embruni aussi, qui sent la terre battue, le bois vermoulu, la souillarde au fromage, les hardes pendues sous l'escalier.

Mais quand le père a fait le pain pour eux, qui sont quatre — Guillaume a une petite sœur — une autre odeur envahit la maison et règne seule : celle des tourtes de seigle encore craque- tantes.

Et c'est ainsi qu'un grand sentiment d'honnêteté, de piété, de dévouement, de gloire, a silencieusement envahi cette enfance :

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aussi simple, aussi chaud que le baume de la fournée étalée brû- lante sur la table.

En 1820, il y a seulement cinq ans qu'est mort le P. Gaschon, le vieux missionnaire-paysan qui a maintenu le pays en sa fidélité, aux années noires. Guillaume Douarre sera un neveu de François Gaschon, parti au vent du large. L'orage de la Révolution et des guerres a passé — peut-être qu'il souffle encore dans le haut de la nue — et il a fait les cœurs des jeunes tout ardents, tout sonores devant l'espace ouvert. Eux aussi, ils rêveront de marcher à l'étoile, sans se soucier de leurs plaisirs, de leurs profits. Mais ils voudraient, pour que le Règne arrive, lui conquérir le monde.

Ce petit Guillaume Douarre a dû être hardiment fervent, comme il était joueur. Un jour — au temps où son père était encore boulanger et lui si petit — sa mère le voit pleurant toutes les larmes de son corps ; et elle n'arrive pas à le consoler ; enfin elle tire de lui le pourquoi de ce chagrin : c'est qu'il a vu son père travailler le dimanche, il se dit que le père n'ira donc pas au ciel...

Sans doute, naïvement, le grand goût de voir la terre tourner en paradis. Quand les petits voisins jouent aux billes, à la taque- lette avec des noix ou des châtaignes, et que partent les cris, que la dispute s'élève, il est tout malheureux. Il ne les sermonne pas, mais il les remet au jeu dans le moment. Il aime le jeu. Pour respirer, il lui faut de l'entrain et de l'amitié dans l'air.

Il y avait alors à la Forie une de ces classes faites par une vieille fille, qu'on nommait la classe d'un sou. Parce que chaque élève apportait un sou par mois à la maîtresse. Quelqu'un du village qui était allé à cette école avec Guillaume tenait à ce souvenir. Il assurait qu'on ne dirait jamais assez de bien de Guillaume Douarre en ses petites enfances.

Naturellement. Reste que ces danses sur les maillets et ces bonnes actions à la classe d'un sou ne feraient qu'une pastorale à la fois turbulente et fade, gentille sous un rais de soleil.

Une ombre fausse a bien failli tout assombrir. Au soir de son sacre, Mgr Douarre a raconté sa vie à deux de

ses compagnons.

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— J'ai eu le malheur horrible de rencontrer pendant mon enfance un malheureux, un loup couvert de la peau d'une brebis, qui a tout fait pour me perdre. Ah ! que de fois depuis j'ai pleuré en pensant à ce misérable, en me rappelant cette époque de ma vie où j'aurais dû, sans un secours particulier du ciel, me rendre coupable, en réfléchissant au grand danger que j'ai couru !... Plus tard, je me mettais quelquefois à fondre en larmes devant ma mère, qui ignorait le sujet de ma peine et à qui je ne pouvais la confier...

Car il y a une singulière loi de silence dans les campagnes : de ce qui touche au tragique de la vie, il ne peut être parlé, même à la mère. Par la suite, M. Douarre s'est dit qu'il avait risqué davantage, tombant entre les mains de cet autre, que dans le rouet du moulin ; et que d'en avoir été préservé avait fait plus encore pour sa vocation que son miraculeux sauvetage.

On ne risque donc pas d'exagérer cette histoire, dont d'autres parleraient négligemment. — La vie traîne tant de vilenies.

Les parents ne se sont même pas douté de cela, dans leur inno- cence. Mais lui, l'enfant, est stupéfait de comprendre, brusque- ment, que cet homme, respecté de tout le monde, n'est pas respec- table. Il découvre là, devant lui, l'hypocrisie dont parlent les livres, et qui lui paraissait aussi livresque, lointaine et incompré- hensible que la débauche des empereurs romains. Le rouge d'une révolte désemparée lui monte d'un coup de pompe à la figure.

Et quelle vue pour toujours sur la vie ! Il y a des ecclésiastiques naïfs. Pour Guillaume Douarre, la naïveté ne sera pas son fort. Il a été très vite net d'illusions sur les hommes — ce qui lui servira, quand il aura affaire aux ministres, à Paris, ou là-bas, sur la Grande- Terre, aux Canaques.

A moins qu'on ne voie la naïveté dans cette indignation même. Le souvenir de la perversité de ce malheureux lui a toujours été comme une écharde sous l'ongle. Il le rencontrera un jour. Il lui parlera avec tant de force qu'il le verra interdit, près de pleurer comme un gamin. Trois fois, pendant son année de théologie, il lui écrira des lettres foudroyantes.

— J'aurais dû y perdre même la foi, disait-il. De tous les chrétiens il aurait ensuite juré par ce chrétien-là ;

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et la religion ne lui aurait plus semblé que momerie... Tout retour impossible...

La chute dans les engrenages a fait le vœu, mais cette histoire a fait la vocation. La naïveté, oui, elle est là : c'est la plus haute, celle de la fureur sainte. C'est-à-dire, sans doute, qu'il est intelli- gent avec passion. Sur lui les idées mordent. Il voit ce qui est généreux, ce qui est selon l'âme — et comment, l'ayant vu, pour- rait-il ne pas le vouloir ? L'hypocrisie l'a rejeté d'un coup vers la grande droiture. L'idée brûlante qu'une seule chose est néces- saire l'a saisi pour toujours.

C'est la vocation, cela, peut-être, cette espèce de passion qui à travers toutes les misères va l'emporter de l'avant.

Il faut qu'il aille à Ambert, au collège. Ambert est à cinq kilo- mètres. On le met en pension dans une famille, chez les Fraisse. Fraisse était boulanger, place Saint-Jean, en face de la vieille tour ouvragée du clocher.

Naturellement, la mère vient de la Forie apporter les provisions. « Le père grognait, me dit une arrière-petite-nièce : il répétait que les chaussures coûtaient cher. Et le travail n'allait pas fort. Alors sitôt sortie du bourg, la mère quittait ses sabots, faisait la route nu-pieds. Elle ne les rechaussait qu'à l'entrée de la ville, passé le pont de la Sagne. »

Les camarades se souviendront d'un Guillaume pauvrement mis et pauvrement nourri. « Je le vois encore, a dit Derode, qui a été sculpteur à Clermont, arrivant en classe avec sa petite veste verte à boutons de cuivre, son gros morceau de pain et son morceau de fromage invariablement, dans les deux poches des basques — qui étaient plus hautes que la taille. »

Guillaume a dû être bien moqué au collège pour sa veste trop courte. Il ne se souciera jamais beaucoup de sa vêture. — Et cepen- dant ces collégiens, qui ne sont pas tellement bons, le moment venu, ont compassion de lui. Ils voient qu'il ne sait pas refuser son pain aux pauvres, et les pauvres se le disent, si bien qu'à l'or- dinaire il n'a rien pour dîner.

Alors, eux, les camarades, ils finissent par prendre ce pain, le cacher et ne le rendre à Guillaume qu'à midi.

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Le collège n'allait pas plus haut que la quatrième et ne comptait que quatre régents. Son budget total, y compris les gages du por- tier et les frais de la distribution des prix, montaient à 5.350 francs pour l'année. La pension Fraisse et la scolarité devaient se chif- frer en sous. Mais ces sous mêmes, le père de Guillaume ne les avait pas.

Et cependant Guillaume veut, veut à toute force faire ses études. Il lui faut trouver quelque ouvrage payé qui se fasse de grand matin, avant la cloche du collège. Il imagine de se faire boueur. La pelle et le balai de bouleau sur l'épaule, il ira par les rues, dans la brume d'octobre. Pas plus que la naïveté, le décorum ne sera son fort. Beaucoup de maisons n'ont pas de latrines : il nettoie cette sentine qu'est le ruisseau au milieu du pavé.

Un matin, M. le Principal le rencontre, menant le tombereau de la voirie. Ce principal, M. Bourbonnot, est excessivement cho- qué. Un élève de quatrième passer de l' Enéide à la gadoue ! Puis il comprend cette pauvreté ; et une telle volonté de faire à tout prix ses humanités l'émeut. Il promet à l'élève Douarre de lui procurer quelques petites ressources.

Guillaume Douarre sera toujours boursier, non de l'Etat, mais de tel obligeant de telle famille bienfaisante, ainsi des L'héritier. — Seulement, la loi de l'honneur, dans les campagnes, est de rendre autant qu'on reçoit. Il sait une pauvre femme chargée d'en- fants qui, forcée de les garder, ne peut, les soirs, aller gagner sa vie. Eh bien ! lui, au retour du collège, il ira chez elle garder ces petits tout en faisant ses devoirs.

Le Principal avait fait de lui à la fois le sacristain de la chapelle et un maître d'études. On a dit l'exact servant qu'il a été — les Ursulines, qui blanchissaient les surplis, aimaient cette aménité de manières, de propos, répondant à sa figure toute gaie, toute claire — dit le bon petit pion qu'il a été aussi, aimé des cama- rades, et qui savait se faire obéir en homme. Etc. Ces traits hon- nêtes, heureux, sont ceux de tant de biographies édifiantes ! Le trait même de cette jeunesse, c'est l'obstination, jamais décou- ragée ; ou, pour lui donner son vrai nom, c'est l'espérance.

Le père grogne de plus en plus, car, les moulins, écrasés par les fabriques, roulent de moins en moins fort. Guillaume, pendant

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les vacances, travaille avec lui à la papeterie. Et le père parle de la rentrée : où veut-on bien qu'il prenne tous ces sous qu'il fau- dra ?

— Ecoutez, père, fait Guillaume, tout en levant la feuille ou en empilant les feutres, si Dieu m'inspire de me faire prêtre, il me donnera bien les moyens de le devenir.

Mais peut-être qu'il est, lui, Guillaume, déjà trop pris par la vie, par l'ouvrage. Sa grande tentation, ce sera toujours l'action.

Le soir de ses confidences, il a confié qu'il a eu le bonheur, à cette époque, de trouver un ami fervent qui l'attira à une vie plus religieuse. Dès lors, « je fus à Dieu entièrement », sans plus jamais tourner le regard en arrière. — Bizarrerie des chemine- ments : cet ami cessa par la suite d'être fidèle.

Du collège d'Ambert, il faut passer au séminaire de Montfer- rand. Et la voie devient trop difficile : « semée d'épines, hérissée de peines ».

— Ma famille était réduite à un tel état de pauvreté qu'afin de pouvoir payer ma pension j'étais obligé de faire moi-même une classe de français, pendant que j'apprenais le latin.

Il suit cependant ainsi son cours de philosophie. Après quoi son père lui déclare tout net et tout plat que c'est fini : « Te tenir davantage aux écoles, ça ne se peut pas. Tu m'entends bien, ça ne se peut pas. »

Voilà Guillaume devant un mur. Il n'est pas pourtant positive- ment accablé. Il a l'espérance chevillée au corps. A un ami qui repart pour Montferrand : « Je ne veux que ce que Dieu veut, dit-il. Je suis bien triste, et cependant, j'espère. »

Tout à coup il se sent comme jeté hors de soi-même. Pour y mettre ses deux chemises et ses quelques hardes, il achète

un sac de soldat Il va à Job, chez le maire de la commune. — S'il vous plaît, donnez-moi un passeport. — Et pour quel pays ? — Pour quelque pays que ce soit. Que j'aie un passeport, c'est tout. Le maire lui donne le papier. On est à la mi-novembre de 1830,

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trois mois après la Révolution. Guillaume part, dans le brouillard de l'arrière-saison. Il mouille, sur ces mauvais chemins. Rien à voir devant soi, que le gris de l'air, mêlé à la nue basse. Il n'a qu'un croûton de pain au fond de sa poche. Seulement ce croûton et le vœu fait, un jour d'enfance.

Le voilà parti. On ne peut être plus abandonné, plus misérable. ... Avant douze ans, ce petit papetier, qui ne possède rien et

qui sait si peu de chose, sera sacré évêque. Dans quelque vingt ans, il aura donné à la France, au large des océans, un pays bien plus grand que toute son Auvergne.

Il marche, dans le coton de novembre, seul perdu au milieu du monde. Après la croix de l'Orme, le chemin tourne, bordé de grosses pierres, de grands chênes. L'endroit est retiré, dans une sorte de sauvagerie et de paix romanesque. Et d'ordinaire on voit les prés en conque, les chaumes de la Volpie, pointus comme le bonnet de Robinson, la sente égratignant le flanc de la montagne, les piles des granits fracassés où choit l'écheveau blanc de la cas- cade — peut-être qu'on entend son bruit ; et la forêt montante de la fougère et de la fraise, et les pâturages montants où l'on mène les vaches tondre l'herbe, l'été. Il ne voit rien, il ne veut plus rien voir. Tout quitter ! C'est un mélange de désespoir et de violent plaisir. Il marche, il marche, il marche, la tête en feu...

... Toute la journée il a marché. Il ne saurait dire ce qu'il a vu sur la route, les auberges reconnues, les bourgs traversés, les cavaliers et les piétons croisés. Il va toujours, il fuit de l'avant. Mais moulu, haletant, maintenant, il a de la peine à mettre un pied devant l'autre.

Soudainement il a eu en face de lui le supérieur de son séminaire, M. Billaudelle, et ses camarades allant à la promenade.

Il était arrivé aux abords de Clermont... Des cris partent : « C'est lui ! C'est lui ! C'est le petit Douarre ! » — On avait l'habitude de me nommer ainsi. Je ne rougis pas

de l'état dans lequel je me trouvais, (il n'y a point de honte à être pauvre) et j'allais droit à eux. M. Billaudelle, qui était si bon, si aimant, si aimé, (vous l'avez connu), s'approcha de moi et me demanda avec bonté où j'allais, ce que je faisais...

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Il répond qu'il ne sait où il va. Et il ne peut plus se contenir, il éclate en sanglots, tout en tâchant d'expliquer qu'il lui faut renoncer à se voir prêtre, un jour.

— Mon enfant, lui dit M. Billaudèle, le cœur tout remué, allez à Montferrand, je vais penser à vous.

Le petit Douarre est confié à quelqu'un de son pays, de ses plus chers amis, un des maîtres de conférences.

Cet ami le ramène au séminaire, le rafraîchit, veille à ce qu'il se repose et qu'il se refasse, le voyant écrasé de fatigue.

— Je fis tant bien que mal mon cours de physique. Le vénérable M. Royer se chargea de payer ma pension...

Les livres, il les empruntait à ses aînés. — Oh ! que j'ai eu à souffrir dans ma vie ! Que d'empêchements,

sur ma route. Il fallait en effet entrer au grand séminaire, le séminaire du

diocèse ; et le Supérieur ne croyait pas devoir prendre sur lui de l'admettre gratuitement.

Les directeurs de Guillaume Douarre lui disaient : « Dieu vous appelle au sacerdoce. » Mais y arriverait-il jamais ?

Sa piété envers la Vierge avait grandi, dit-il, jusqu'à devenir « une sorte d'enthousiasme ». Il fit ce qu'on a de mieux à faire quand on est à Clermont et qu'on aime la Sainte Vierge. Il alla à Notre-Dame-du-Port. — Un enthousiaste de la Vierge ! Derrière ceux-là, comme derrière saint Bernard et sainte Bernadette, les peuples se lèvent...

— Pour toute prière, je dis à Marie : « 0 ma Mère, si je suis appelé à être prêtre, donnez-moi les moyens de l'être ; sinon aban- donnez-moi à mon malheureux sort. » Ma pensée était : Ou prêtre, ou soldat. Je me lève, et au moment de sortir, quelque chose me dit : « Va droit à l'évêque. »

Il y va. Il ira ainsi toujours droit : au ministre, qui ne veut pas le recevoir ; au roi, qui tient peu à l'entendre ; au cannibale, qui veut le manger ; à l'île, qui finalement le dévore.

Mgr de Dampierre était très âgé, et les portes fermées, d'ordi- naire. Guillaume Douarre les trouve ouvertes. Il entre, il passe, il arrive à Monseigneur.

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Monseigneur l'accueille avec une bonté paternelle. Pour le Supé- rieur, il lui donne une lettre qui règle tout.

Du reste il se trouve que le diocèse d'Orléans manque de prê- tres. On y envoie Guillaume Douarre. — Il fallait bien qu'il vît de plus près Jehanne, que dans cette grande histoire il y eût un peu de celle qui a fait que les Anglais ont vidé de notre terre.

Enfin le voilà ordonné. Le voilà, début juin 1834, nommé vicaire à Ouzouer-sur-Trésée. Et il trouve là un curé qui ne néglige rien pour former ses vicaires. A la cure tout roule d'une telle régularité que comme au séminaire les exercices de piété se font en commun.

La cure, bon. Mais le pays, ce plat pays de Briare !... Celui qui est né à la Forie, dans ce parc au pied de la montagne, est de la montagne pour toujours. Le biographe anonyme rapporte sans aucune satisfaction que des raisons de famille rappelèrent M. Douarre dans son Auvergne, sa chère Auvergne — il souligne, pour marquer le romantisme de ce sentiment — mais que le sou- venir de ses montagnes — il souligne encore — exagéra à son esprit ces raisons et précipita ses démarches. Car enfin !... Le diocèse d'Orléans a supporté les frais des études : un an n'a pas passé et l'abbé l'abandonne ! — La famille L'Héritier encore une fois y pourvoit : elle avance les fonds qui dédommagent le sémi- naire. « Mon père et ma mère exceptés, à qui dois-je plus qu'à vous ? » — L'abbé Douarre va revenir au pays, ce haut pays de verdeur et de fraîcheur. Il le fallait ! Le biographe ne peut pas comprendre, c'est entendu. Mais un Auvergnat sans montagnes, que serait-il ? L'abbé Douarre, tout ce qu'il y a à savoir de lui, à ce moment, c'est qu'il est de la montagne.

L'évêque de Clermont n'a à lui offrir que des places de précep- teur. Par deux fois lui les refuse. « Je ne pourrai jamais me résoudre, étant revêtu du sacerdoce, à être le premier domestique dans une maison bourgeoise ; j'aime mieux rester chez mes pau- vres parents. »

Enfin, l'évêché l'envoie comme vicaire à Yssac-la-Tourette, près de Riom. Les gens guettent avec une curiosité villageoise l'arrivée du nouveau vicaire. Sitôt l'abbé passé, ils se joignent au pas des portes. « Vous avez vu ce petit prêtre ? » Comme il leur semble de mince aloi. Pas de malle, pas même une valise. A peine un

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paquet de hardes... Que leur envoie-t-on là ? Ils en sont tout démontés, quasi honteux.

Le curé, le bon curé Viallon, qu'on a dit d'une prudence et d'un doigté exquis, est si infirme qu'il ne quitte plus sa chambre. Lui et l'abbé sont bientôt comme père et fils. C'est l'abbé qui le porte du fauteuil dans le lit, du lit dans le fauteuil ; lui qui, au bout de quelques mois, même de nuit, se fait son garde-malade.

Et lorsque le curé meurt, en juillet 1836, les paroissiens en masse vont demander à l'évêché que « le petit prêtre » reste chez eux comme curé. Lui s'y est opposé, sachant que le règlement ne le permet pas. « Plus tard », dit l'évêque ; et il le laisse aux gens de la Tourette encore trois mois comme fiche de consolation.

Puis il l'envoie à Saint-Maurice de Pionsat, où le curé passe pour difficile.

— Monsieur l'abbé, dit ce curé d'abordée à l'abbé Douarre, vos honoraires sont de six cents francs.

Il ne lui en coûterait pas plus de les porter à douze cents, car il ajoute de suite qu'ils sont le produit d'une quête ; et le vicaire aura à la faire lui-même dans la paroisse. A ce traitement-là, l'abbé déclare sur-le-champ qu'il y renonce.

Mais il demeure à ce poste, puisqu'il y a été envoyé. — Il doit songer à un autre, où ce ne sera plus l'évêché qui l'enverra, mais la volonté de Dieu.

Une épreuve survient, des maux d'yeux qui lui rendent pénible la lecture du bréviaire. L'œil gauche surtout est atteint. — Sur tous les portraits cela se marque, du reste. — A Evaux, il y a un oculiste en renom. Il défend à l'abbé de trop lire et plus encore d'écrire. Le biographe a parlé de la secrète désapprobation qui s'est plus d'une fois élevée dans son esprit en constatant que M. Douarre montrait peu de goût pour le travail de cabinet. « Aujourd'hui nous sommes amenés à reconnaître que cet ami vénéré a peut-être fait sous ce rapport encore plus qu'il ne pouvait faire. »

Dans sa jeunesse Guillaume Douarre a dû lire — peut-être en s'éclairant fort mal d'un chaleil, d'une chandelle. Lire les poètes, — Lamartine et Félicité Seguin, une demoiselle ambertoise, auteur des Orphelines de la Pologne. Il a composé des cantiques dont

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quelques bribes traînent encore dans les mémoires, en son pays. Puis il n'a plus dû pouvoir lire ni composer beaucoup.

Mais toute épreuve peut être grâce. Ce mal d'yeux le met dans sa voie. Il n'a pas à être homme de cabinet : il a à être homme d'action.

Et tout est formation. Après le curé de doigté exquis, le curé d'humeurs difficiles. Comme à une tapisserie qui se fait, on ne voit que l'envers des choses, puis quand l'histoire a pris figure, tous les traits sont parlants, et providentiels.

Les gens d'Yssac-la-Tourette n'ont pas lâché. Leur maire dere- chef va parler à l'évêque.

— Monseigneur, vous êtes donc un homme comme les autres hommes ? Vous nous avez promis M. Douarre, et vous nous le refusez, maintenant ? » L'évêque ne refuse donc plus.

Cette nomination sera prise avec une pointe d'aigreur dans cer- taines cures. Curé d'Yssac, un vicaire de moins de vingt-huit ans ! Et qui n'a pas fait ses études de théologie dans le diocèse !...

L'abbé Douarre n'a aucune ambition, pas la moindre. Son pre- mier soin est de promettre à ses paroissiens qu'il ne les abandon- nera jamais — si ce n'est pour les missions étrangères...

Le « petit prêtre », donc, est revenu à la Tourette. Un de ses paroissiens se souviendra de ce retour. « Il n'avait qu'une mau- vaise soutane — et la bourse vide, parce que lorsqu'il se trouvait quelques sous, c'était pour les malheureux. » Le paroissien exa- gère : M. Douarre a avoué avoir eu alors quatre francs en sa bourse. Par chance, lui arrive une lettre contenant quelques louis. Pas de linge, pas de meubles. La baronne de l'endroit se charge de garnir le presbytère. Elle envoie le secrétaire de son fils décédé, avec l'argent qui y est resté.

M. Douarre passera quatre années à la Tourette, de 1838 à 1842. La Tourette a été la dernière mission du P. Gaschon durant la Révolution, et lui a dû probablement d'être une paroisse où cin- quante ans plus tard le sentiment religieux était encore très fort. Même en semaine l'église était pleine. Et de cette quasi séraphique paroisse, M. Douarre a été curé séraphique. Prenant l'autorité qu'il fallait sans être autoritaire. — Quand il a eu à reprendre

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ses paroissiens, ce n'a jamais été, jamais, à la messe du dimanche. Aurait pu y assister quelqu'un qui n'était pas de l'endroit et qui aurait colporté la semonce dans les autres paroisses. M. Douarre convoquait ses ouailles à quelque office d'un jour non férié : là alors, il disait ce qu'il avait à dire.

C'était le temps où commençaient les changements : le temps des chemins de fer, des parapluies, des blouses de coton. — Lors- qu'il reviendra faire ses adieux à la Tourette, avant le grand départ, l'abbé, retour de Lyon et de Paris, recommandera de conserver ici la simplicité chrétienne : en particulier de ne rien changer à l' « ancien et modeste costume », celui des « brayauds », les grosses braies et la veste à taille pincée de rase blanche ; pour les femmes, la coiffe de toile à pans tombants. Il sait que tout se tient, qu'une vêture qui est déjà une tenue repousse la crapulerie.

Et lui, en même temps qu'à la vigilance, à la fermeté, il s'est entraîné au dépouillement. A Riom, un jour, avec un naturel tout rapide, il donne son chapeau à quelque mendiant. Les ecclésias- tiques portaient encore même couvre-chef que les laïques ; et pour un Auvergnat, le couvre-chef est la pièce maîtresse du costume, celle qu'on ne quitte que pour parler à Dieu.

Un dépouillement plus méritoire, c'est celui de ses propres goûts. Il aime le jeu : il promet, par vœu, de ne plus toucher les cartes.

Ses paroissiens l'ont senti tout donné et tout saint. Un homme d'une paroisse voisine ne voulait pas dire de mal de son curé. « Mais il ne vaut pas celui de la Tourette : il aime trop se trouver chez les riches ; celui de la Tourette va avec les paysans comme avec les bourgeois, il se trouve bien dans leur compagnie, il les aime. »

Et il en est aimé. Lorsque l'évêque vient, voit ce qui a été fait, — un cabaret qui devait s'ouvrir ne s'est pas ouvert, et la paroisse a une école, un dispensaire, tenus par trois sœurs à qui elle a bâti une maison — qu'il sent vraiment là une communauté chrétienne, il dit : « Si je pouvais ne plus avoir la charge de mon diocèse, mon bonheur serait d'être curé à la Tourette. »

Une communauté chrétienne. C'est ce que Mgr Douarre rêvera d'édifier, là-bas, dans l'île. Mais là-bas...

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Ici, il a tout entrepris de ce qu'il voyait à entreprendre. Quand le maire n'a pas voulu le suivre, il est allé seul. Une fois, ainsi parti, c'est de ses deniers qu'il a financé l'entreprise, et, l'ouvrage fait, il en a laissé l'honneur au maire. Une autre fois, traversé, contrarié, il est allé au préfet, il a d'emblée obtenu gain de cause.

Il est allé au préfet, ou au maire, mais il a couru aux incendies. A tel feu, conte-t-on, il a mis à la chaîne des femmes ; à tel autre, des enfants ; et dès qu'ils y ont été, passant les seaux, il a pu apostropher les hommes qui ne s'y étaient pas encore mis.

Une fois, au village, il force un grand flandrin à l'aider. A eux deux, lui risquant d'être assommé, l'autre restant à l'abri du mur, ils sauvent les pauvres meubles, quelque armoire surtout, qui pour ces gens devait être une richesse.

Une autre fois, à une demi-lieue de la Tourette, le feu a déjà dévoré planchers et mobilier. Il fait rage. Ce n'est plus là-dedans que bataille de flammes grondantes ; et sort par la cheminée un tourbillon de flammèches. On crie qu'avec ce vent, elles vont allu- mer les toits. Qu'il faudrait boucher la cheminée ! Des hommes ont bien appliqué une échelle au pignon, et ils y montent... Mais aucun n'ose se risquer sur ce tuilage près de s'effondrer dans la fournaise... Le curé bondit, grimpe, écarte ces hommes, vole sur le toit, se fait passer des brassées de fumier — encore une ! — ne s'arrête que lorsque la gueule flambante est étouffée, à la fin des fins.

— Eh bien ! celui-là, disent les gens, il n'a pas les deux pieds dans le même sabot.

Agissant, agissant, dans une promptitude et d'esprit et de corps. Comme s'il voulait s'entraîner toujours plus à l'action. Comme s'il prévoyait que sur tous les plans elle lui sera demandée, qu'il aura à se faire pêcheur de poissons en même temps que pêcheur d'hommes, gâcheur de briques et bâtisseur de maisons en même temps que bâtisseur d'une chrétienté nouvelle.

Son dessein s'est précisé. Il est à Châtelguyon, à quelque confé- rence des curés de par là. Arrivent les Frères de Riom. Le curé du lieu les invite à se rafraîchir, eux aussi. Le directeur remercie,

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mais allègue la règle. « Oh ! voyons ! Vous êtes en déplacement... » On le presse. Il tient ferme sur son refus. On cite des textes, on avance des exemples. Et le débat devient pénible pour le cher Frère que rien n'ébranle.

Tout à coup, du coin où il s'était tenu, se taisant et souriant, l'abbé Douarre se lève. Il entonne un chant en l'honneur de Marie, — c'est du départ d'un prêtre-apôtre pour les missions étrangères ; probablement, sans qu'on l'ait su alors, il en était l'auteur ; et cela dit où était déjà son cœur. On se tourne vers lui — il a une très belle voix. On rit, on est saisi, on l'applaudit.

Le même soir il va à Riom. — La marche — il marche carré comme un soldat, comme un compagnon du tour de France — la marche sera toujours une part de sa vie. Il veut revoir seul à seul le directeur des Frères.

— Mon Frère, je viens vous demander votre amitié et vous offrir la mienne.

Et ç'a été une vraie amitié. Cette fermeté avait eu quelque chose à lui dire. En tous pays, les hommes sont rares.

Ils se sont vue tous les deux ou trois jours. Ils ont parlé des missions. L'Océanie était d'actualité. Depuis les découvertes de Cook et de La Pérouse, les imaginations rêvaient des mers du Sud, des plages sous les palmes, des eaux d'argent tombant parmi les orchidées, au flanc d'un piton volcanique, des sauvagesses cou- ronnées de fleurs. L'escadre de l'amiral Dupetit-Thouars mouillait aux îles Marquises. Les journaux en étaient tout pleins, comme d'une grande partie engagée avec l'Angleterre.

Bien que ce jeune abbé romantique soit un homme de son épo- que, il ne s'agit pas de cela pour lui. Bien sûr on peut songer à ces terres neuves, ruisselantes de lumière dans un matin de paradis terrestre et qu'on va peut-être abandonner à l'hérésie. Ce serait beau de les éveiller aux Evangiles comme un monde d'aurore. Mais faut-il aller chercher si loin le service de Dieu ? Il y aurait tant à faire en France.

La question pour lui serait de savoir si son vœu d'enfant l'en- gage. Ce vœu lancé avant de s'être rendu compte qu'il le for- mait.

Et il y a un obstacle qui semble insurmontable.

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M. Douarre ne va pas à un docteur de Sorbonne. Il est venu à ce cher Frère ignorantin, voyant en lui un de ceux qui travaillent de tout leur cœur à ce que le Règne arrive.

Avoir renoncé aux cartes lui vaut un jour dans une réunion d'ecclésiastiques, et tandis que les autres jouent, d'entrer en pro- pos avec quelqu'un qui ne joue pas. Ce quelqu'un lui montre une voie pour aller aux missions.

Depuis quelques années existe une Société de Marie : — on dit que les Jésuites et les Sulpiciens lui sont très favorables. C'est un séminariste lyonnais, Jean-Claude Colin qui en a eu l'idée — avant 1815. Il en a parlé à son frère, curé, alors qu'il était son vicaire, à Cerdon, dans l'Ain. Ensemble ils ont prié, médité. Enfin ils ont soumis leurs projets au pape, s'offrant aux missions chez les peuples tant fidèles qu'infidèles, là où voudrait les envoyer le Saint-Siège.

Et Rome qui songeait à évangéliser l'Océanie les a encouragés. Puis elle leur a demandé des missionnaires ; et elle les a autorisés à se constituer en corps religieux.

Mais Pères ou Frères, ils ne sont encore qu'une vingtaine. En octobre 1836, les sept premiers missionnaires maristes sont partis pour les îles Wallis, Foutouna, la Nouvelle-Zélande. Depuis, dans les Annales de la Propagation de la Foi, l'abbé Douarre a lu une lettre d'un de ceux-là, du P. Chanel, qui l'a particulièrement remué.

Et il a pris un grand parti : il a renouvelé son vœu. Lors d'une retraite pastorale, il a dressé devant Dieu acte de l'engagement. Un soir il a montré ce papier à son compagnon de chambre. « Voilà un des plus grands sacrifices de ma vie. »

Non, ce n'est pas un exotisme, une chaleur d'imagination, si ç'a été cela aux jours verts de l'enfance : c'est le renoncement au pays, aux parents, à la patrie, à toute la vie d'esprits et de sentiments qu'on a là, sur la terre du blé et de la vigne. Ce n'est pas une attirance, c'est un arrachement.

Puis il sait bien qu'il va faire naître des difficultés qu'il ne voit pas comment renverser.

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COLLECTION "L'AVENTURE VÉCUE"

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