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Lucrèce Borgia - Furet du Nord

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Page 1: Lucrèce Borgia - Furet du Nord
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Lucrèce Borgia

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Le théâtre de Hugodans la même collection

LES BURGRAVES.CROMWELL.HERNANI (édition avec dossier).RUY BLAS (édition avec dossier).THÉÂTRE I : Amy Robsart. Marion de Lorme. Hernani. Le

roi s’amuse.THÉÂTRE II : Lucrèce Borgia. Ruy Blas. Marie Tudor. Angelo,

tyran de Padoue.

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HUGO

Lucrèce Borgia

•PRÉSENTATION

NOTES

DOSSIER

CHRONOLOGIE

BIBLIOGRAPHIE

par Sylvain Ledda

avec la participation de David Bobée

GF Flammarion

Page 6: Lucrèce Borgia - Furet du Nord

No d’édition : L.01EHPN000817.N001Dépot légal : avril 2017

© Flammarion, Paris, 2017.ISBN : 978-2-0814-0588-2

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P r é s e n t a t i o n

Deux mois avant la création de Lucrèce Borgia le2 février 1833, le théâtre de Victor Hugo est violemmentpris à partie. Le 22 novembre 1832, Le roi s’amuse estcopieusement sifflé et suspendu à l’issue de la premièrereprésentation. Certes depuis que Hugo est entré dans lacarrière théâtrale, rien ne lui a été donné sans luttes nitracas 1, mais cette fois l’affaire est grave : sous un régimequi prétend avoir aboli la censure après la révolution deJuillet 1830, on bâillonne le poète. Il faut dire que Hugoa frappé fort, multipliant les provocations esthétiques etmorales. Il a promu « un bouffon grotesque en héros tra-gique 2 » ; il a mis en scène Triboulet « qui parle en versaussi bien que les grands 3 » et lance aux nobles des for-mules promises à faire scandale :

– Non, il n’appartient point à ces grandes maisonsD’avoir des cœurs si bas sous d’aussi fiers blasons !Non, vous n’en êtes pas ! – Au milieu des huéesVos mères aux laquais se sont prostituées.Vous êtes tous bâtards 4 !

1. Pour une mise au point sur l’histoire des premières pièces deHugo, voir en particulier Florence Naugrette, Le Théâtre de VictorHugo, Lausanne, Ides et Calendes, 2016.

2. Florence Naugrette, Le Théâtre de Victor Hugo, op. cit., p. 22.3. Florence Naugrette, Le Théâtre romantique. Histoire, écriture,

mise en scène, Seuil, « Points Essais », 2001, p. 158 ; rééd. 2012.4. Le roi s’amuse, III, 3, in Œuvres complètes, Théâtre complet I,

Anne Ubersfeld (dir.), Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 914.

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En outre, Hugo a dépeint l’aimable François Ier, roimécène et héros de Marignan, en homme sans foi ni loi,idée impensable dans l’imaginaire collectif. Pour toutesces raisons, Hugo est rejeté par les spectateurs, médusés,et par la critique, ulcérée. La pièce est retirée de l’affichepar un régime inquiet pour l’ordre public.

Dans la préface du Roi s’amuse, datée du 30 novembre1832, Hugo rappelle les faits : « Ceci est formel. La sup-pression ministérielle d’une pièce de théâtre attente à laliberté par la censure, à la propriété par la confiscation.Tout notre droit public se révolte contre une pareille voiede fait 1. » Il intente une action juridique contre leThéâtre-Français, mais c’est le gouvernement de Louis-Philippe qu’il vise. Procès perdu d’avance. Le 10 décembre,il prononce devant le tribunal un discours engagé, danslequel il réaffirme l’indépendance de l’artiste et sa libertéd’expression, exigeant de fait que son drame soit donné.Peine perdue. La pièce n’est pas jouée à la Comédie-Fran-çaise et ne sera reprise qu’en 1882. La proscription dudrame ravive un débat brûlant, celui de la liberté d’expres-sion, chère aux auteurs mais aussi aux journalistes. LeCharivari du 24 décembre 1832 résume la situation ences termes :

Encore un mot sur la liberté des théâtres : est-ce en effetune question d’art, de privilège dramatique, de moralitésociale, de convenance haute ou basse ? S’agit-il de M. Hugoou de M. d’Argout 2 ? Eh ! mon Dieu, non ! C’est bien plussimple et plus grave ; c’est une des mille formes sous les-quelles s’agite la question de la liberté.

La décision qui frappe Hugo révèle un passionnantfait de société. Le théâtre exerce un tel pouvoir sur la viecollective que les autorités s’en défient. Une pièce qui

1. Ibid., « Préface », p. 830.2. Ministre en charge du commerce dont dépendent les théâtres.

L’ordre de censure daté du 23 novembre émane de ses services.

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distille un discours politique et satirique est potentielle-ment séditieuse. Jouer avec l’image des rois 1 et trahir lesvérités rassurantes établies par la chronique est facteurde trouble. Chahuter la versification et fouler aux piedsles bienséances les plus sensibles suscite de vives désap-probations. Comment Louis-Philippe, roi des Français,pourrait-il être respecté par son peuple si la premièrescène nationale exhibe les discours grossiers et versifiésd’un fou et les turpitudes des monarques qui ont fait la« grandeur de la France » ? Bien qu’il se défende derecourir à l’allusion « misérable » qui associe les rois dupassé à ceux du présent, Hugo est dans l’œil du cyclone.En novembre 1832, tout semble faire entrave à songénie dramatique.

La réplique la plus énergique que le poète puissedonner ne se clame pas au prétoire. C’est sur le terrainde l’art que se gagnent les procès pour la liberté ; et c’estsur un théâtre dédié au drame moderne que Hugo varemporter sa plus éclatante revanche. Quelques semainesaprès l’interdiction du Roi s’amuse, Lucrèce Borgiatriomphe au théâtre de la Porte-Saint-Martin. L’enthou-siasme est tel que la foule ovationne Hugo jusqu’au seuilde sa demeure familiale, place Royale 2. Le succès esttotal : Hugo est fêté, couronné par le public. Sur le planpersonnel, le poète vient de rencontrer l’amour de sa vieen la personne de Juliette Drouet, qui joue le petit rôlede la princesse Negroni dans Lucrèce Borgia 3.

1. Sur ce point, voir les analyses de Sophie Mentzel dans sa thèse :Trônes vacillants. La représentation de la royauté sur la scène romantique(1820-1840), Lille, Atelier de reproduction des thèses, 2017.

2. Ancien nom de la place des Vosges, dans l’actuel IVe arrondisse-ment de Paris.

3. Dans sa biographie de Victor Hugo, Jean-Marc Hovasse rappellela fameuse formule qu’on prête à Juliette Drouet : « Il n’y a pas depetit rôle dans une pièce de Victor Hugo. » La princesse Negroni a dixphrases à prononcer, « sans compter les éclats de rire », précise Jean-Marc Hovasse [Victor Hugo. Avant l’exil (1802-1851), Fayard, 2001,p. 587].

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AUTOPSIE D’UN TRIOMPHE

Quelles sont les raisons du succès de Lucrèce Borgia ?Malgré le calendrier, la réussite de la pièce n’est pas toutuniment liée à l’interdiction du Roi s’amuse. Elle résultedu double projet mené de front par Hugo au cours del’été 1832, dessein mûri depuis plusieurs années. LucrèceBorgia a été écrite vite, entre le 9 et le 20 juillet 1, dans lesillage immédiat du Roi s’amuse, composé en juin.L’auteur invente le terme « bilogie » pour réunir les deuxpièces, néologisme qui fait sens sur le plan chronologiqueet poétique. Tout laisse supposer qu’il souhaite expé-rimenter conjointement le même motif dans un drameen vers et dans une tragédie en prose : celui de la mons-truosité. L’idée est ancienne car, d’après les documentsdont nous disposons, l’origine de Lucrèce Borgiaremonte à l’époque de Cromwell 2 (1827) – des notes surle jeu de mots « Borgia/orgia » apparaissent à cette date.Mais une idée ou une intuition, si forte soit-elle, ne faitpas nécessairement un chef-d’œuvre. D’autres élémentsinterviennent dans la maturation et la réussite de LucrèceBorgia, à commencer par la conception du « drameromantique », qui a évolué.

Au seuil de 1830, deux questions cruciales se posenten effet à Hugo et aux dramaturges de sa génération.Quelle forme le théâtre doit-il adopter pour imposer unnouveau système dramatique (faut-il écrire en prose ouen vers, en cinq actes ou en trois) ? Doit-on conquérir laComédie-Française, bastion du « bon goût », ou s’impo-ser sur des théâtres secondaires fréquentés par un publicplus varié, servis par des acteurs de talent ? À l’intérieur

1. Le manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France(fonds Victor Hugo. II) porte la mention de ces dates (fo 1ro).

2. C’est ce que suggère Anne Ubersfeld dans son analyse génétiquede l’œuvre (Le Roi et le Bouffon, José Corti, 1974, p. 154-173).

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de la mouvance romantique, ces matières font débat. En1825, dans Racine et Shakespeare, Stendhal prône « undrame national en prose », qu’il juge indispensable aurenouvellement du répertoire sclérosé de la premièrescène française. Dans la Préface de Cromwell, Hugodéfend l’idée d’un drame d’élite en vers, « miroir deconcentration », tout à la fois lieu de résurrection del’Histoire et de création poétique. Dans cette optique,l’alexandrin est le rayon par lequel se diffracte la puis-sance du drame. Parce que « la vérité de l’art […] ne sau-rait jamais être la réalité absolue 1 », le vers estindispensable au « relief » du dialogue ; il évacue le réa-lisme d’une langue trop prosaïque, banale, mille foisentendue :

[…] nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant toutdire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passantd’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublimeau grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensembleartiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachantbriser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa mono-tonie d’alexandrin ; […] prenant, comme Protée, mille formessans changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; sejouant dans le dialogue ; se cachant toujours derrière le per-sonnage ; s’occupant avant tout d’être à sa place, et lorsqu’illui adviendrait d’être beau, n’étant beau en quelque sorteque par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique, épique,dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute lagamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus éle-vées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves,des plus extérieures aux plus abstraites. […] L’idée, trempéedans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif etde plus éclatant. C’est le fer qui devient acier 2.

Un tel programme, ambitieux et novateur, porte Hugovers la Comédie-Française, où il peut « officiellement »

1. Hugo, Préface de Cromwell, éd. Anne Ubersfeld, GF-Flamma-rion, 1968, p. 90.

2. Ibid., p. 95-96.

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imposer sa vision du théâtre et rivaliser avec toute uneproduction en vers, aussi bien celle des modèles qu’iladmire (Molière, Corneille) que celle des néoclassiquesqui appliquent des règles usées. Cette ambition est aussicelle de Dumas et de Vigny, qui font toutefois plus rapi-dement que Hugo l’essai du drame historique en prose 1.

Les deux pièces écrites durant l’été 1832 constituentune tentative audacieuse de la part de Hugo et, commel’a montré Anne Ubersfeld, une réflexion sur la destina-tion que le créateur assigne à son théâtre. Le roi s’amuseet Lucrèce Borgia partent en effet à la conquête du publicgrâce à deux formes théâtrales dissemblables mais àpartir d’une même idée matricielle : la monstruosité phy-sique ou morale métamorphosée par l’amour filial. Lecœur d’un père niché dans le corps d’un bouffon hideux :tel est le nœud du Roi s’amuse. Le cœur d’une mère chezune grande criminelle : tel est le conflit de LucrèceBorgia. Dans les deux cas, la difformité rachetée par larédemption sert de ressort dramatique et psychologique,selon un principe dialectique de réversibilité : le gro-tesque cache le sublime, la beauté cache le mal. Maisl’audace du Roi s’amuse se révèle infructueuse sur lascène officielle de la Comédie-Française, tandis que lespolarités de Lucrèce Borgia fonctionnent remarquable-ment sur une scène du boulevard. Plus brève, plus dense,scéniquement plus efficace, la dramaturgie de LucrèceBorgia démontre qu’on peut écrire en prose sans renierl’exigence poétique et toucher ainsi un public plus large.Certes Hugo a pu observer l’exemple d’AlexandreDumas, qui a réussi à trois reprises dans le drame enprose : Henri III et sa cour (1829), Antony (1831) et La

1. En 1828, Dumas compose la tragédie en vers Christine, refuséeà la Comédie-Française ; Vigny traduit et adapte en vers l’Othello deShakespeare, représentée le 24 octobre 1829.

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Tour de Nesle (1832) 1. Mais, contrairement à Dumas, ila une réputation de poète à soutenir. Le Victor Hugoraconté par un témoin de sa vie – biographie dictée parHugo à son épouse, Adèle – s’arrête assez longuementsur Lucrèce Borgia pour légitimer l’abandon du vers.Déroutés de voir leur grand poète jeter ses alexandrins« aux chiens noirs de la prose », ses amis, inquiets, Théo-phile Gautier en tête, veulent entendre une lecture de lanouvelle pièce. Mener une bataille poétique pour undrame en vers, cela s’entend ; mais pour une pièce enprose à laquelle on reproche déjà de sentir le mélodrame,est-ce possible ?

Jusque-là, tous les drames de M. Victor Hugo étaienten vers. Les jeunes gens se demandèrent s’ils devaient« donner » pour de la prose. Il y eut hésitation ; une députa-tion, dont était M. Théophile Gautier, vint prier l’auteur delire quelques scènes de Lucrèce Borgia, sans lui dire pour-quoi. La lecture satisfit les députés, qui déclarèrent que cetteprose-là valait des vers et qu’on pouvait s’enrôler sansdéchéance 2.

L’épisode est révélateur de l’intention de Hugo.Lucrèce Borgia est écrite dans une langue remarquabled’efficacité, qui claque comme un fouet d’orchestre.Contrairement à ce qu’il affirmait dans la Préface deCromwell, Hugo a su ouvrir les ailes de la prose. Ensomme, même dans le drame en prose, Hugo reste poète,c’est-à-dire inventeur de formes.

Le choix d’un tel genre n’en demeure pas moins straté-gique. Jugée moins subversive idéologiquement, la pièceéchappe aux ciseaux d’Anastasie, allégorie de la censure,et n’a pas à subir examens de passage et caprices du

1. Le premier de ces trois drames est représenté à la Comédie-Fran-çaise ; les deux suivants au théâtre de la Porte-Saint-Martin.

2. Adèle Hugo, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Paris,Librairie internationale, 1868, t. II, p. 397.

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comité de lecture de la Comédie-Française 1. Uneseconde interdiction gouvernementale, en outre, eût étéplus qu’un scandale auprès de l’opinion publique. Éloi-gnée dans le temps et dans l’espace, l’intrigue de la piècene touche pas au trône français. L’Italie renaissante desBorgia pose ainsi un filtre sur l’éventuel message quepourrait véhiculer la pièce. La gangue mélodramatiquedont Hugo enveloppe son texte suggère qu’il ne veut pasrivaliser avec les « grands genres » littéraires. Pourtant, lestyle et le propos de Lucrèce Borgia ne sont pas moinspolémiques ni moins subversifs que ceux des pièces pré-cédentes. Famille, religion, institutions, amour : aucunede ces valeurs n’est épargnée.

UNE SCÈNE POUR HUGO

Qui accepterait de jouer Hugo après le scandale du Rois’amuse ? Charles Harel (1790-1846), directeur de la Porte-Saint-Martin, offre ses services à la fin de l’année et pro-pose à Hugo de lui confier Un souper à Ferrare (premiertitre de la pièce). Selon le Victor Hugo raconté, c’est aprèsavoir entendu Hugo au tribunal et avoir lu Le roi s’amuseque Harel aurait flairé le succès de « l’autre pièce », dontl’existence est connue depuis la fin de l’été, sans qu’onsache à quel théâtre son auteur la destine. Harel exposeà Hugo plusieurs arguments de poids : il lui proposeMlle George pour le rôle de Lucrèce, la promesse de déco-rations superbes et un contrat substantiel. Hugo accepteà deux conditions : que l’actrice donne son assentiment etque Frédérick Lemaître soit de l’aventure. Se produitalors une véritable alchimie entre un auteur, une pièce,

1. Pour être jouées sur la première scène française, les pièces devaientêtre acceptées par un comité de lecture, composé, entre autres, descomédiens sociétaires.

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une scène et une troupe d’acteurs 1. Les premières lectureseffectuées, les répétitions commencent à la Porte-Saint-Martin.

Cependant, Lucrèce Borgia n’est pas un cas exception-nel dans le répertoire de ce théâtre 2. Depuis 1830, ilaffiche en effet des ambitions artistiques et essaie d’atti-rer les auteurs les plus en vue. Sous la direction de LouisFrançois Crosnier (1792-1867), la salle a connu plusieurssuccès grâce à une bonne gestion financière 3. Elle s’estmême auréolée d’un certain prestige grâce au triomphedu « drame en habit noir » de Dumas, Antony (1831),servi par deux interprètes d’exception, Marie Dorval etBocage, tous deux issus du mélodrame. Harel, qui suc-cède à Crosnier, confirme l’empreinte romantique du lieuen lui octroyant une « valeur ajoutée » : il y fait se pro-duire sa compagne, Mlle George, et le génial acteur deboulevard, Frédérick Lemaître. En outre, sa programma-tion est variée. Il monte des pièces d’actualité, quiexcitent la curiosité des spectateurs : en 1832, Dix Ans,ou la Vie d’une femme de Scribe et Térésa de Dumasrencontrent leur public. Des pièces historiques à cos-tumes et aux décors spectaculaires sont également repré-sentées. En juin 1832, en pleine crise politique et sociale 4,Dumas crée avec succès sa sulfureuse Tour de Nesle. Leduo infernal, Marguerite de Bourgogne, campée par

1. Sur la préparation de la mise en scène et ses interprètes, voir Dos-sier, p. 229 sq.

2. Pour une mise au point éclairante sur la situation de la Porte-Saint-Martin, voir l’ouvrage de Jean-Claude Yon, Une histoire duthéâtre à Paris. De la Révolution à la Grande Guerre, Aubier, « Collec-tion historique », 2012.

3. Voir Pascale Goetschel et Jean-Claude Yon, Directeurs de théâtre,XIXe-XXe siècles : histoire d’une profession, PUPS, 2008, p. 64 sq.

4. Le printemps 1832 est marqué par de vives inquiétudes ; l’épidé-mie de choléra terrorise Paris en avril ; les émeutes qui suivent les funé-railles du général Lamarque en juin dévoilent la fragilité du régime(Hugo y situera l’épisode des barricades dans Les Misérables).

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George, et Buridan, joué par Lemaître, attire les foules 1.L’imaginaire de ce drame sanglant n’est pas sans influersur celui de Hugo. Dans les deux cas, il s’agit de sinistreshistoires de famille sur fond d’inceste et de crime, quirappellent les mythes anciens. Les intrigues présententdes affinités évidentes renforcées par la distribution : lesvedettes de La Tour de Nesle sont celles de LucrèceBorgia. Le spectateur qui a applaudi ce duo dans la pre-mière veut assister à leur nouvelle prouesse dans laseconde.

Pour Victor Hugo, ces interprètes sont bien plus quedes comédiens de talent. Ils incarnent deux genres dra-matiques, la tragédie et le mélodrame populaire, lagrande littérature et l’infralittérature. Mlle George, âgéede quarante-six ans, a joué les reines à la Comédie-Française. Adulée sous l’Empire, elle a campé tous lesgrands rôles du répertoire tragique : Agrippine, Cléopâtre,Médée, Mérope, Clytemnestre… 2. Sa carrière est magis-trale. Quand elle revêt le costume de Lucrèce Borgia, elledétient donc une longue expérience des rôles de mère tra-gique. Quant à Lemaître, il est l’incarnation de RobertMacaire, héros goguenard du mélodrame à succèsL’Auberge des Adrets 3. La rencontre de ces artistes créedonc un choc esthétique, ce qui accentue les effets derupture propres au drame hugolien – d’autant plus queLemaître a choisi de jouer Gennaro plutôt que le person-nage noble du duc d’Este. En leur confiant les premiersrôles de sa pièce, Hugo applique les principes de commu-nication et de circulation du sublime et du grotesque, dutragique et du comique.

1. Citons également le drame Périnet Leclerc de Lockroy et Anicet-Bourgeois représenté le 3 novembre 1832, ou encore le drame fantas-tique Le Moine de Fontan, reprise de la pièce créée à l’Odéon en 1831.

2. Voir Dossier, p. 274 sq.3. Sur ce point, voir les travaux de Marion Lemaire, et en particulier

sa thèse : Robert Macaire, la construction d’un mythe : du personnagethéâtral au mythe social (1823-1848), ANRT, 2015.

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Après le scandale du Roi s’amuse, une attente s’est cris-tallisée autour du théâtre de Hugo, et le voilà qui revientavec une célérité remarquable sur le devant de la scène.La pièce bénéficie par ailleurs de l’évolution du publicde la Porte-Saint-Martin, qui n’attire plus seulement unparterre plébéien. Dans une étude de « sociologie despublics » avant l’heure, la très sérieuse Revue des DeuxMondes fournit des éclaircissements sur la mixité dupublic, qui permettent de comprendre le succès de lapièce tout en nuançant son assimilation quelque peuréductrice au mélodrame :

La Porte-Saint-Martin est double comme la porte del’enfer de Virgile. D’un côté, et c’est sans doute par la ported’ivoire, entre la bonne compagnie ; de l’autre, la porte decorne, entre la mauvaise. Antony a rouvert la porte d’ivoire,et le beau monde est entré. Les chapeaux bleus et roses, lesceintures moirées, les figures pâles et gracieuses ont remplacéles bonnets ronds, les tabliers et les figures larges, rouges etluisantes, voilà les salons venus, cela sent bon 1.

Au moment de sa création, Lucrèce Borgia jouit d’uneconjoncture favorable : public et critique attendent lerésultat du drame en prose à la manière de Hugo. Etavant même la création de la pièce, une partie de la presseaccuse l’auteur d’avoir écrit un mélodrame où l’horreurrivalise avec l’immoralité.

MAUVAIS GENRE ?

La structure et les codes de Lucrèce Borgia offrent enréalité un savant trompe-l’œil. Ils rappellent ceux dumélodrame joué sur les boulevards depuis la fin du

1. « Lettre sur le théâtre : à propos d’Antony », Revue des DeuxMondes, Paris, 1831, t. II, p. 623 [article signé Y…].

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XVIIIe siècle mais aussi ceux de la comédie 1. Le principedu tableau dramatique s’y déploie à l’intérieur de partiesdistinctes qui, conformément à l’esthétique du mélo-drame ou du drame bourgeois, introduisent des change-ments de décor qui réjouissent l’œil 2. Mais le résultatproduit par la pièce de Hugo est fort différent de celuides genres auxquels renvoie a priori sa forme. Son coupde maître consiste à enserrer le drame dans une gainemélodramatique pour mieux déclencher la mécaniquetragique. Ainsi, la Providence est bannie et laisse place àune fatalité destructrice, un mauvais kaïros que met enrelief l’utilisation récurrente dans le mélodrame del’ironie du sort 3. Très rares sont les moments de détentepropres à ce genre. En revanche, une inquiétude morti-fère irradie constamment sur l’action, y compris dans lespassages plus amusants. Le comique du « niais de mélo-drame » est ainsi confié au plus redoutable des cyniques,Gubetta, ou à Jeppo, fanfaron inconscient de la gravitéde ses anecdotes. L’humour est toujours noir et rien nelaisse présager une issue heureuse. Les personnages sonttour à tour victimes et bourreaux, sans qu’une bonneâme resurgie du passé vienne les sauver. Enfin, commel’a parfaitement démontré Olivier Bara, la langue deLucrèce Borgia n’est pas celle du mélodrame, mais biencelle d’une tragédie noire : « La convocation trompeusede l’univers mélodramatique prépare l’élévation specta-culaire du drame en prose à la hauteur de la tragédie 4. »

1. Comme Lucrèce Borgia, Le Malade imaginaire de Molière ou LeJeu de l’amour et du hasard de Marivaux sont écrits en trois actes.

2. Sur la pratique du tableau, voir les mises au point théoriques dePierre Frantz dans son ouvrage L’Esthétique du tableau dans le théâtredu XVIIIe siècle, PUF, « Perspectives littéraires », 1998.

3. Au moins jusque dans les années 1827-1828. Voir le chapitre « Lespectaculaire mélodramatique et la mort », dans notre ouvrage Desfeux dans l’ombre. La Représentation de la mort sur la scène romantique,Honoré Champion, 2009, p. 288 sq.

4. « La langue des drames de Hugo en prose et la langue du mélo-drame », in Victor Hugo et la langue, actes du colloque de Cerisy

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Prose certes, mais ciselée, taillée au scalpel et mise auservice d’un dialogue varié, tantôt élevé, tantôt railleur,toujours imagé. Tirades et monologues intègrent lesnuances du fantastique, de la poésie courtoise, de l’élégieet de l’idylle. Mais d’autres passages se souviennent desimprécations et des menaces de la tragédie, la violenceverbale succédant aux moments d’accalmie. Jusque dansle rythme, Hugo retravaille le modèle mélodramatique.Les répliques n’imitent pas la conversation naturelle maislaissent une large place aux reparties spirituelles, auxadages, aux mots audacieux et aux métaphores osées.Une saillie telle que « sur quel ermite avez-vous marchéaujourd’hui ? » (Gubetta, I, [I], 2) fait partie de ces savou-reuses trouvailles, que ne manquent pas de reprendre lesparodistes de la pièce 1. Dans le registre pathétique, Hugos’approprie aussi les gestes mélodramatiques, mais leshisse vers le sublime religieux. Comme l’a montré Flo-rence Naugrette, « le héros dépasse sa finitude 2 » grâceà certains gestes, et devient émouvant. Ainsi, LucrèceBorgia, réputée pour ses crimes, prend à plusieursreprises l’attitude d’une Pietà. Si les personnages tombentsur scène, ce n’est pas seulement pour produire un effet ;c’est aussi parce que la pièce est une tragédie qui abatlittéralement les hommes accablés par la misère de leurcondition. Les évanouissements successifs de Lucrècefonctionnent comme des avertisseurs dans un universsaturé par les signes macabres et les prédictions funestes.Là où le mélodrame se fait le plus sensible, c’est du côtéde la musique, qui souligne les entrées et les sorties et

(2-12 août 2002), Florence Naugrette et Guy Rosa (dirs), Bréal, 2005,p. 427.

1. Lucrèce Borgia a fait l’objet d’une parodie intitulée Tigresse Mort-aux-Rats, représentée le 22 février 1833 au théâtre des Variétés. Elle estreproduite intégralement en annexe de cette édition. Voir infra, p. 167.

2. « Pantomime et tableau », in Victor Hugo et la langue, op. cit.,p. 445.

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accompagne les moments forts, renforçant émotions etfrissons 1. Mais, là encore, comme l’a montré EmilioSala, Hugo adapte la partition à l’exécution du drame, lamusique étant au service du spectacle, et non l’inverse 2.

Le souvenir de la comédie affleure également à plu-sieurs reprises dans le drame mais conduit à un toutautre résultat que le divertissement ou la satire desmœurs. La grande « scène de ménage » entre Lucrèce etAlphonse s’inspire du vaudeville, dans lequel le marijaloux veut se venger de sa femme volage. Lucrèce se fait« grande coquette » de comédie pour parvenir à ses fins :elle minaude, elle feint, elle câline. Mais les codes cour-tois laissent vite place à un affrontement brutal entredeux monstres aguerris aux rouages du pouvoir politiqueet de la manipulation par la parole. En quelquesrépliques, on passe du marivaudage au combat digned’affrontements qu’on pourrait rencontrer chez Cor-neille. D’autres aspects de la pièce rappellent l’universfarcesque (masques, libations, divertissement collectif) oula comédie héroïque du Siècle d’or (récit, parfois cocasse,des mérites de seigneurs chevaliers). Mais les actionsépiques de Gennaro et de ses amis, leurs éclats de rire etleurs chansons à boire se brisent contre les rouagesmortels des quiproquos fatals. Le rire, dans le théâtre deHugo, est le premier signe du tragique et la comédie quise joue est bien celle de la Mort. La mort comme marquedu Destin, la mort comme sort réservé à ceux qui trans-gressent les interdits. Le pouvoir destructeur du gro-tesque produit ainsi un théâtre proche de la tragédieantique et de la tragédie shakespearienne, véritablesmodèles poétiques du drame. Mais Hugo se souvient

1. Voir Dossier, p. 239 sq.2. « Drame, mélodrame et musique : Victor Hugo à la Porte-Saint-

Martin », in Mélodrames et romans noirs (1750-1890), Simone Ber-nard-Griffiths et Jean Sgard (dirs), Toulouse, Presses universitaires duMirail, « Cribles », 2000, p. 166 sq.

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aussi des préceptes de Corneille qui, dans ses Trois Dis-cours sur le poème dramatique, constate que c’est « ungrand avantage pour exciter la commisération que laproximité du sang et les liaisons d’amour ou d’amitiéentre le persécutant et le persécuté, le poursuivant et lepoursuivi, celui qui fait souffrir et celui qui souffre 1 ».Hugo est à la recherche d’un style tragique neuf, quiélève l’histoire d’une famille au rang de légende, unmythe digne de rivaliser avec celui des Atrides ou desLabdacides. Pour cela, il ouvre grand le livre sanglantdes Borgia, dont le seul nom répand la terreur.

LE SIÈCLE DES BORGIA

En 1833, la légende des Borgia est déjà bien installéedans l’inconscient collectif. Historiens, témoins et chroni-queurs, dont Hugo s’est inspiré pour écrire son drame,ont établi la réputation de crimes, de débauches etd’incestes qui entoure cette famille italienne de la Renais-sance. Pourtant, c’est moins Lucrèce que son pèreRodrigo Borgia et son frère César qui ont nourri la fablenoire de la famille. Le premier, souverain pontife de1496 à 1503, a écrit l’une des pages les plus sombres dela papauté. Quant à César Borgia, il est resté dans lachronique comme « le Valentinois » sans scrupules décritpar Machiavel dans Le Prince (1532). Malgré tout, dansla famille Borgia, Hugo choisit Lucrèce, fille, sœur,épouse et mère – la vérité historique est beaucoup moinsterrible que ne la dépeint le drame. Le choix de Hugoattire donc l’attention sur une femme encore assez malconnue des historiens romantiques. Hugo ne cherche pasà donner de Lucrèce Borgia un portrait historique fidèle,

1. Trois Discours sur le poème dramatique, éd. Marc Escola et Béné-dicte Louvat-Molozay, GF-Flammarion, 1999, p. 106-107.

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mais à hisser le personnage au rang d’héroïne tragique.La beauté du diable, legs d’une « famille de démons »,fascine d’autant plus qu’elle associe le crime à l’amourmaternel. Mettre en scène une famille italienne de laRenaissance célèbre pour ses forfaits permet à Hugod’intriquer l’histoire à la légende 1. Le drame fourmillede détails et d’anecdotes exacts, mais qui sont retravailléspar rapport à la réalité des faits. La poétisation de l’his-toire consiste à montrer les effets de l’hérédité mons-trueuse. Le mal s’enracine dans le tronc (Rodrigo Borgiaet la Vannozza), puis se ramifie dans ses branches laté-rales (César, Lucrèce…). Ainsi, en traitant la légendenoire des Borgia à travers la question de la filiation et dela maternité, Hugo s’appuie sur une donnée fondamen-tale des mythes : la souillure du crime, la propagation dela fatalité à l’ensemble de la famille.

Avec Lucrèce Borgia, Hugo entre de plain-pied dansune histoire qui véhicule un imaginaire mortifère. Il offrela promesse d’un plaisir teinté de sang et arrosé de poi-sons autour d’un nom : BORGIA. Ce patronyme est l’ori-gine et le point de rupture du drame. Il apparaît demanière spectaculaire lorsque Gennaro commet un sacri-lège au fronton du palais : la mutilation de la lettre B

révèle brutalement aux yeux de tous l’histoire terrifianted’une famille qui doit sa célébrité à ses crimes. Le terme« ORGIA » est riche sur le plan sémantique et symboliquecar il dévoile à la fois un imaginaire dionysiaque et unmoment de transgression et de comportements excessifs.Il est porteur d’une charge fortement érotique. Le terme« orgie » accuse la démesure (hybris) que les Borgiaportent jusque dans leur nom, autre caractéristique des

1. Sur le rapport problématique entre histoire et légende, nous ren-voyons le lecteur à l’ouvrage de Claude Millet, Le Légendaire dans lapoésie du XIXe siècle : poésie, mythe et vérité, PUF, « Perspectives litté-raires », 1997.

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mythes tragiques. Il est lié à l’excès et à la transe ; il est« le moment où, selon Georges Bataille, la vérité del’envers révèle sa force renversante 1 ». L’apparition scé-nique du mot « ORGIA » renverse en effet le cours del’intrigue. Bafoué grâce à un ingénieux jeu de scène, lenom inscrit le geste mortel au cœur de la fable. L’ampu-tation infligée par Gennaro le relie à sa famille, insépa-rable du dénouement qu’il déclenche et rend inéluctable.

Le titre originel du drame, Un souper à Ferrare, attirelui aussi l’attention sur le finale, sur la fête tragiqueorchestrée par Lucrèce. Les connotations autour duterme « souper » ramènent encore à l’orgie, au repasmortifère. Le mot « orgie » et l’expression « Un souper àFerrare » convoquent aussi l’intertexte sénéquéen dufestin de Thyeste 2, plusieurs fois transposé au théâtre,notamment par Shakespeare dans Titus Andronicus etpar Crébillon dans Atrée et Thyeste. L’horreur de l’orgieet la réduplication de la vengeance sont au fondement dumythe de Thyeste, comme elles structurent implacable-ment Lucrèce Borgia, que signale d’emblée le titre de lapremière partie : « Affront sur affront ». En retenantfinalement comme titre Lucrèce Borgia, Hugo seconcentre sur la figure mythique et non sur un épisodedu récit mythique, le repas mortifère 3. Le second titre

1. L’Érotisme, Les Éditions de Minuit, « Arguments », 1957 ;rééd. 2011, p. 130-131.

2. Le mythe raconte que, pour se venger de Thyeste, amant de safemme Europe, Atrée lui offre un somptueux festin, dont les mets cuisi-nés ne sont autres que les propres fils de Thyeste, nés de son unionillégitime. Pour se venger, Thyeste éduque son fils Égisthe dans la hained’Atrée, qu’il assassine. Voir en particulier l’article de Sylvie Humbert-Mougin, « Le festin de Thyeste. Reprises et variations sur la scène euro-péenne du XVIIIe siècle », in Mythes sacrificiels et ragoûts d’enfants,Sandrine Dubel et Alain Montandon (dirs), Clermont-Ferrand, Pressesuniversitaires Blaise-Pascal, « Mythographie et sociétés », 2012,p. 169-182.

3. En 1829, selon un processus similaire de glissement du fait à lafigure, Un duel sous Richelieu était devenu Marion de Lorme. Sur ladistinction entre « figure », « récit » et « personnage », voir l’article de

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préserve la surprise spectaculaire du souper au dénoue-ment. Le nom BORGIA, à la hauteur des mythes univer-sels fondés par l’Histoire, comporte en lui son histoire,ramenée à un jeu de mots macabre.

DU TEXTE À LA SCÈNE : LE SACRE DE LA MORT

Lucrèce Borgia est une pièce sur la mort, incontesta-blement la plus grande réussite romantique dans ceregistre 1. L’hécatombe est superbement mise en scène audénouement. Tout l’art de Hugo, poète et scénographe,se déploie en effet dans le finale du drame, qu’un chroni-queur de l’époque a comparé à celui d’un grand opéra.Mais cette fin spectaculaire est préparée par un chemine-ment mortifère. Dès le lever du rideau, les premièresrépliques exposent les « actions horribles » et événement« sinistre » et « mystérieux » liés aux Borgia (I, [I], 1). Lapreparatio mortis est instaurée par les récits de meurtre.Sur ce point, la brochure du souffleur révèle une parfaitesymétrie entre l’acte I et l’acte III. Sur l’exemplaireannoté, les premières répliques de l’acte III sont bifféeset le dernier tableau s’ouvre sur une « histoire gaie » queraconte Maffio. Hugo renverse le schéma initial : le contesinistre de la première scène est devenu une histoire pourfaire rire. Grâce à cette modification, le début du troi-sième acte est le parfait pendant du premier. Le gro-tesque a fait son chemin et a conduit les personnages dela vie au trépas. Pour préparer son « souper à Ferrare »,

Véronique Léonard-Roques, « Figures mythiques, mythes, personnages.Quelques éléments de démarcation », in Figures mythiques : fabrique etmétamorphoses, Véronique Léonard-Roques (dir.), Clermont-Ferrand,Presses universitaires Blaise-Pascal, 2008, p. 41 sq.

1. Le développement qui suit puise largement dans le chapitre quenous consacrons à la mise en scène de la mort dans Des feux dansl’ombre, op. cit., p. 550-565.

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qui constitue le clou du spectacle, Hugo installe d’abordla légende de l’empoisonneuse avant qu’elle apparaissecomme un spectre masqué. Or le premier visage que pré-sente Lucrèce est celui d’une femme lasse de ses propresforfaits, qui cherche la rédemption : « est-ce que tu n’aspas soif d’être bénis, toi et moi, autant que nous avonsété maudits ? » (I, [I], 2). Cet espoir de rachat est vitenoyé par l’instinct de mort qui anime tous les Borgia. Lapièce évolue dès lors autour de la beauté de la femme auxpoisons. Mais l’héroïne de Hugo est plus que la simpleincarnation du mal ; elle est une allégorie de laMort capable de franchir les espaces et le temps : elle està Venise, elle est à Ferrare, elle est partout. Hugo orga-nise en effet les séquences du finale à partir d’un épi-centre mobile qui investit tous les lieux. Ses charmes sontdiaboliques : « c’est un ducat d’or à l’effigie de Satan »,dit Maffio (I, [II], 3). « Cette femme est belle pourtant »,constatait-il juste avant (ibid.). Sa beauté ténébreuse aquelque lien avec celle de la magicienne Circé ; elles par-tagent la connaissance des poisons qui endorment àjamais. Mais Lucrèce Borgia est une nouvelle Locuste,empoisonneuse dont la chronique a forgé la légende. Cesmultiples modèles macabres nourrissent la richesse dupersonnage. Une telle construction du caractère s’accom-plit de manière sidérante au dernier acte, ironiquementintitulé « Ivres morts ». Ivres puis morts. Telle est lalogique du terrible komos que Hugo met en scène.Musique, rythme, entrée en scène participent de la puis-sance spectaculaire du moment théâtral. Le finale deLucrèce Borgia est rythmé par un jeu de superpositiondes chants profanes et religieux, et par la présenceconstante de la musique aux moments décisifs de l’action,à laquelle s’ajoute une conception mobile de l’espace.L’étude des didascalies manuscrites et imprimées dévoileune nette dramatisation de la mort. Le premier signe dumacabre est en effet onomastique : c’est le nom du palais

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« Negroni », qui dénote la couleur noire. Le second signemacabre tient aux jeux de langage qui disent la présencesous-jacente de la mort. Le grotesque verbal joue pleine-ment son rôle de catalyseur funèbre. Le motif desténèbres infernales, traité sur le mode grotesque, envahitdonc concrètement et verbalement la scène. La déraisonorgiaque fonctionne comme un repoussoir qui préparel’arrivée spectaculaire des deux héroïnes de la pièce :Lucrèce et la Mort. L’accélération du rythme et la dra-matisation sont alors sensibles. Aux chansons à boire sesuperposent aussitôt les premiers sons du De profundis(III, 1). Cet effet sonore s’accompagne d’un jeu d’éclai-rages significatif : « La nuit commence de venir douce-ment », précisent les didascalies de la brochure dusouffleur.

Hugo introduit plusieurs coups de théâtre visuels suc-cessifs : l’entrée en scène des moines, celle de LucrèceBorgia et le dévoilement des cercueils. Dans les didasca-lies, le dramaturge précise que les pénitents sont vêtus deblanc et de noir, mais la version de scène indique quetous les moines sont en noir. L’espace scénique est donctotalement endeuillé. Après la procession des pénitents,qui rappelle les cortèges de l’Inquisition, apparaîtLucrèce Borgia. Les croquis de mise en scène offrent plu-sieurs détails signifiants : Lucrèce est au milieu du dispo-sitif scénique, posture similaire à celle de l’acte I. La mortest littéralement mise en scène, selon des choix conscientset savamment élaborés, qui dévoilent une réflexion entrela version écrite et la version jouée. Hugo agence ainsiles effets visuels (contrastes lumineux) et une véritablebande-son qui accompagne les personnages de la vie autrépas. Voix, musique, image, interprétation : la combi-naison des arts produit un dénouement opératique,« théâtralement superbe » selon un critique de l’époque.

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PHILOSOPHIE POLITIQUE,IRONIE MÉTAPHYSIQUE

Si le théâtre de Hugo n’est pas celui de l’allusion poli-tique, il questionne constamment le politique et l’exercicedu pouvoir qui, dans Lucrèce Borgia, se manifeste parl’emploi de la mort insidieuse, le poison. Moins lue sousl’angle idéologique que sous celui des « passions », lafable de Lucrèce Borgia se déploie pourtant dans unespace politique et même géopolitique signifiant. Hugositue l’intrigue de sa pièce vers 1502, durant les guerresd’Italie, qui dévoilent en toile de fond l’épopée d’undrame collectif auquel les Borgia sont mêlés. Un bilansur la situation politique est formulé dès la premièreréplique autour d’un terme qui ancre le dialogue dansle présent : « Nous vivons dans une époque où les gensaccomplissent tant d’actions horribles qu’on ne parleplus de celle-là […] », constate Oloferno (I, [I], 1). Lafiction alimente ici un discours eschatologique sur lesmalheurs du temps, mais le récit du crime qui vientensuite fait sensiblement glisser ce constat d’actualitévers les fables incroyables qui se disent autour des Borgia.D’autant plus qu’une bonne part de la densité anxiogènedu drame se concentre dans les personnages absents, quiaccréditent les « légendes urbaines » racontées par Jeppo.Face aux figures présentes (le duc et la duchesse de Ferrare,les jeunes seigneurs au service de la Sérénissime et lesespions), reflets des tentatives diplomatiques de l’époque,se dressent deux spectres, Alexandre et César Borgia,capables du pire pour asseoir leur puissance politique :meurtres, fratricide, inceste. Cette dernière accusation est,d’un point de vue anthropologique et historique, cellequi, selon René Girard, « risque de plonger la commu-nauté dans la violence contagieuse 1 ». Le drame est

1. « La genèse des mythes et des rituels », in La Violence et le Sacré,Hachette, « Pluriel », 1990, p. 172.

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hanté par ces deux absents, qui obsèdent et condi-tionnent littéralement les actes et les paroles des protago-nistes. Les amis de Gennaro évoquent des « histoiresténébreuses », résultats des manœuvres des Borgia. Leurimaginaire est arrimé à la peur des crimes commis dansl’orbe de cette famille. L’Italie que peint Lucrèce Borgiareflète une instabilité collective, notamment celle despetits États, happés par les plus puissantes familles.L’évocation de la conquête des villes ou de leur obtentionpar mariage illustre l’impérieuse domination clanique.L’influence des Borgia impose sa loi, qui forge son res-pect par la diplomatie souterraine ou l’action terroriste.

L’état de crise est également suggéré par la tensionentre les lieux et la répartition des espaces. L’action pro-prement dite se déroule dans deux entités politiquesrégies par un régime juridique différent : une république(Venise) et un duché (Ferrare). Ces deux territoiresn’appartiennent pas aux Borgia, mais ils y exercent uneinfluence occulte, à travers le jeu complexe des alliancesdécrites par les jeunes seigneurs et par un systèmed’espionnage. Hugo distingue symboliquement le régimerépublicain de Venise autour des valeurs chevaleresquesde « fidélité » et de « serment », quand le duché de Fer-rare est le lieu de l’opacité (Lucrèce et le duc ont leursespions ; le palais ducal est un labyrinthe). Gennarorefuse ainsi de se laisser soudoyer par Alphonse d’Este,même contre une solde plus élevée, car il a prêté serment– cette fidélité est telle qu’elle va jusqu’à la mort, puisquela décision finale de Gennaro est animée par la vengeanceque réclame Maffio mourant. Le pire est commis non àVenise mais à Ferrare, dans un espace où règne uneBorgia, c’est-à-dire le Chaos.

Sous le masque du drame des passions familiales,Lucrèce Borgia développe une réflexion sur l’exercice dupouvoir, comme en témoignent les références implicites ouexplicites à Machiavel, cicerone politique du duc d’Este.

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Au cours de l’acte II, la dispute du couple se transformeen débat sur la manière dont le prince doit faire appliquerl’ordre. Pour Lucrèce, l’objectif est de sauver Gennaro ;pour le duc, d’assouvir la vengeance d’un mari qui secroit trompé. Or les tirades respectives des époux (ils nepeuvent avouer le caractère intime de leur motivation)reposent sur des arguments politiques et juridiques. Ledébat porte sur l’exercice du pouvoir, sur le droit degrâce, sur la nécessité d’être juste. Faut-il être bon pourêtre aimé des peuples ou faut-il être implacable pour enêtre redouté ? Ces questions font l’objet de plusieurscommentaires qui débouchent sur le droit au pardon, lamission transcendante incombant à ceux qui exercentl’autorité. Après avoir demandé sur l’honneur un châti-ment sans pitié, Lucrèce Borgia invoque un argumentmachiavélien : les petits arrangements qu’un prince peutprendre avec la balance – idée que Machiavel développedans le chapitre XVIII du Prince, « Comment les princesdoivent tenir leur parole » :

Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesselorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les rai-sons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus : tel estle précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si leshommes étaient tous gens de bien ; mais comme ils sontméchants, et qu’assurément ils ne vous tiendraient point leurparole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? Etd’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimespour colorer l’inexécution de ce qu’il a promis 1 ?

C’est cette vision pragmatique du pouvoir que leXIXe siècle a reprochée à Machiavel ; Hugo y est revenuà plusieurs reprises dans son œuvre 2. En homme lucide,

1. Le Prince, in Œuvres complètes, trad. J. V. Périès, Michaud, 1823,p. 114. Nous choisissons volontairement une traduction que Hugo peutavoir lue.

2. Dans Le Livre des Tables, Hugo fait parler Machiavel quis’explique sur les intentions du Prince.

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le duc pourrait suivre la prescription de Machiavel quiconseille aux princes de ne pas toujours tenir leur ser-ment, mais les passions (en particulier la jalousie) sontplus fortes que la raison d’État. La présence de Machia-vel dans l’imaginaire politique du drame, loin de trouverune issue humainement satisfaisante à la situation, ren-force au contraire la vision négative du pouvoir.

Le pessimisme se manifeste également dans le domainespirituel et religieux. Les minces lueurs d’espérance fil-trent à peine à travers le rideau noir du politique. LucrèceBorgia est imprégnée d’éléments sacrés que l’ironie et leblasphème s’emploient à désagréger. Les Borgia, toutd’abord, sont des damnés. Nombreuses sont les occur-rences de la malédiction ou du satanisme qui lesdécrivent : « Famille de démons que ces Borgia ! »,constate Maffio (I, [I], 1). Le pape, premier représentantde Dieu sur terre, est associé à Satan, de manière ironiqueou explicite : « le pape Alexandre VI en sait plus que lediable » (I, [I], 2). Tel père, telle fille : Lucrèce Borgia est« un ducat d’or à l’effigie de Satan » (I, [II], 3), séduisanteet maléfique. Le carmin de la tenue des ecclésiastiquesdu Sacré Collège les confond avec les galériens. Hugomultiplie ainsi les blasphèmes et les saillies anticléricales,jusqu’à faire des psaumes tridentins le chant d’accompa-gnement du crime. Au siècle des Borgia, le népotisme nerégit pas seulement le temporel mais aussi le spirituel,selon un réseau de prébendes où s’exerce le pouvoir.C’est un monde matérialiste où la foi est dévoyée, unmonde où la religion est gangrenée par la corruption.Dans cet univers dominé par le Mal, le désir sincère derédemption de Lucrèce est voué à tomber dans l’abîme.Les prières du matin sont démenties par les vêpres san-glantes. Le Christ, qu’elle convoque dans sa supplicationau duc d’Este, est vidé de sa substance divine car lesthèses de Machiavel l’ont emporté. Les Borgia ont

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