Séquence 3 : Micmac à Ferrare

Objet d’étude : Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos

jours

Œuvre intégrale : Lucrèce Borgia, Victor HUGO - 1833

Leçon 1 : Un drame en plein romantisme

I. Un début de siècle désabusé1. La restauration : 1815-1830

- 1815 : Waterloo> Louis XVIII roi de droit divin.

-1814 : chute de Napoléon 1er

> retour de la dynastie des Bourbons : monarchie constitutionnelle fondée sur La Charte, limitant les pouvoirs du Roi.

- Mars 1814 – juillet 1815 : les cent jours : retour de napoléon 1er

- 1820 : assassinat du Duc de Berry, neveu du Roi et fils du futur Charles X> durcissement de la monarchie, suppression des libertés> 1825 : sacre de Charles X à Reims : partisan du retour à l’Ancien Régime. Assisté de

Polignac, ministre « ultra ».> Impression d’un retour en arrière, d’un oubli total des acquis de la révolution >

constitution d’un vaste mouvement d’opposition : bourgeois libéraux, étudiants républicains

- 1830 : victoire des libéraux aux élections mais intransigeance du Roi. Publication de 4 ordonnances liberticides (suppression de la liberté de la presse, hausse du niveau du cens pour empêcher les plus pauvres de voter…

> 27, 28 et 29 juillet 1830 : insurrection populaire : les 3 Glorieuses. Charles X retire ses ordonnances trop tard et abdique le 2 aout.

2. La Monarchie de Juillet : 1830-1848

- 9 aout 1830 : Le Duc d’Orléans devient roi de France : Louis Philippe, Roi des Français. Mise en place d’une monarchie constitutionnelle de compromis, d’un juste milieu : ni une république ni une monarchie absolue

> Déception des républicains :

Chateaubriand : « Quoi, l’Europe bouleversée, les trônes croulant les uns sur les autres, les générations précipitées à la fosse le glaive dans le sein, le monde en travail pendant un demi-siècle, tout cela pour enfanter la quasi-légitimité! On concevrait une grande république émergeant de ce cataclysme social. [...] La liberté n’est nulle part, devenue l’objet de la dérision de ceux qui en faisaient leur cri de ralliement [...], cette liberté, étranglée après flétrissure au tourniquet des lois d’exception, transformera par son anéantissement la Révolution de 1830 en une cynique duperie. »

Hugo : « 1830 est une révolution arrêtée à mi-côte [...]. Qui arrête les révolutions à mi-côte? La bourgeoisie. Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. Hier c’était l’appétit, aujourd’hui c’est la plénitude, demain ce sera la satiété. »

Musset : « Notre siècle est arrivé à son tour au bord du nid; mais on lui a coupé les ailes, et il attend la mort en regardant l’espace dans lequel il ne peut s’élancer. »

> Ces désillusions ressenties par le peuple sont exprimées par les écrivains.

II. Une littérature miroir 1. Le « Mal du siècle » …

- La révolution a soulevé plein d’espoirs et de rêves, le retour de la monarchie donne l’impression d’un retour en arrière décevant- Sentiment d’un monde bloqué, d’une société vieillie et racornie, incapable de donner foi en l’avenir et de fédérer les jeunes énergies : décalage entre des aspirations énormes et une réalité réactionnaire.

> Musset dresse le portrait moral de cette génération dans La Confession d’un enfant du siècle (1836) : il parle du « mal du siècle ».

> On se met en marge de la société, on prend la nature comme interlocutrice, on accorde de plus en plus d’importance à l’expression du sentiment, de l’émotion, on se concentre sur soi pour essayer de « poétiser » le monde.

3. … et s’inspire de la pensée allemande- Fin du 18ème siècle : mouvement « Sturm und Drang » : « tempête et passion ».- Novalis : « Le monde doit être romantisé. […] Cette opération reste totalement inconnue. En conférant aux choses secrètes une haute signification, au quotidien un mystérieux prestige, au connu la dignité de l'inconnu, au fini l'apparence de l'infini, je les romantise »

2. … rompt avec le rationalisme classique…- Les idées des Lumières n’ont pas abouti. Les écrivains s’inscrivent alors contre l’esthétique classique. Le « je » devient plus présent dans les textes, l’exaltation des sentiments aussi. L’antiquité cesse d’être la référence absolue.

> Le romantisme nait.

Blake – « La Pitié »1875

Caspar David Friedrich – « Le Voyageur contemplant une mer de nuages » - 1818

Blake – « L’Ancien des temps »1827

III. Le drame comme expression

- A l’origine (= Antiquité) : le drame n’est pas un genre, c’est le théâtre tout entier. Drama = action. - 1789 : Révolution > mise à mal de l’Ancien régime, des privilèges, coup de balai sur la noblesse > ascension du Tiers-Etat > remplit les théâtres > spectateurs plus sensibles aux malheurs du peuple qu’aux infortunes des princes et et rois antiques > il faut inventer un théâtre à la fois populaire et artistique, une sorte de spectacle total capable de mettre en scène le réel dans toutes ses dimensions.

a) Beaumarchais et Diderot inventent un intermédiaire entre la tragédie et la comédie : le drame bourgeois. Il met en scène des personnages de la bourgeoisie, empêtrés dans des contraintes sociales qui font leurs malheurs.

b) à la fin du 18e siècle, le drame vire au mélodrame. Les auteurs ajoutent de la musique, une mise en scène grandiose, des décors fantastiques de châteaux forts, de sombres forêts…

c) Au tournant du 19ème, on enlève la musique et on garde le drame qui apparaît comme le moyen idéal de rompre avec le classicisme : plus de personnages inspirés de l’antiquité, un peu de comédie, un peu de tragédie, un peu d’histoire. On ajoute un héros proche du peuple et torturé par des doutes existentiels : le drame romantique apparaît !

1. D’où ça vient ?

2. Qu’est-ce que c’est ?

« le caractère du drame est le réel » 

« c’est tout regarder à la fois sous toutes les faces."

= instincts grotesques = sublime

= comique= tragique, dramatique

MELANGE DE GROTESQUE ET DE SUBLIME

MELANGE DES REGISTRES

+ alexandrin malmené + règles bafouées

= REVOLUTION LITTERAIRE

IV. Et Hugo écrit Lucrèce Borgia1. Une pièce de théâtre…

a) … qui ressemble à un drame…

- Une tragédie- Un nouveau dieu- Des éléments comiques

b) … construit

c) … acclamé…

« L’intérêt de la pièce fut plus fort que tout ; il y eut trêve du combat littéraire; les classiques comme les romantiques voulurent savoir ce qui allait arriver ; il n’y eut plus d’auteur, ni d’acteurs ou de théâtre ; il y eut un fils qui allait être empoisonné par sa mère qui l’adorait. Lorsqu’à travers les éclats de rire et le joyeux refrain, on entendit tout à coup le chant funèbre des moines, le frisson fut universel... L’entrée des moines, le contraste des cagoules avec les couronnes de fleurs, les cinq cercueils, l’apparition de Lucrèce Borgia aux jeunes gens, l’apparition plus terrible de Gennaro à sa mère, la dernière scène, tout fut un entraînement et un emportement ; orchestre, galeries, loges, tout se leva et applaudit des mains et de la voix.»

d) … et écrit en peu de temps

2. … hugolienne par le style…

- langage familier : « bicoque », « le Gennaro », le calembour « Borgia-Orgia », plaisanterie : « un homme ruiné qui épouse une femme en ruine ».

- figures de style en nombre :

* des oxymores (« misérable toute-puissante »)

* des antithèses (« je donnerais ma vie dans ce monde pour la voir pleurer et ma vie dans l’autre pour la voir sourire », « je n’ai pas pitié de ce qui est sans pitié ») ;

* des maximes (« les femmes ne déguisent leur personne que pour déshabiller plus hardiment leur âme », « qui épouse protège, qui donne la main donne le bras », « le lion et la lionne ne se courroucent pas d’un moucheron », « c’est quelque chose de sacré et d’auguste que le caprice d’une femme quand il sauve la tête d’un homme », « la clémence est une vertu de race royale », « le cœur d’un fils ne se trompe pas sur sa mère », « il y a deux choses qu’il n’est pas aisé de trouver sous le ciel, c’est un Italien sans poignard et une Italienne sans amant », « Couteau qui luit, femme qui fuit », « vous autres hommes, la femme qui vous aime le mieux dans cette vie, c’est toujours votre mère »

* des hyperboles (« votre femme plus méprisée et plus bas placée que la servante de vos valets de vos palefreniers» - «couler autour de mon lit un fossé de sang »

* des personnifications (« le spectre», « le poison marche »)

* des comparaisons : « amoureux de vous comme un tourtereau et jaloux comme un tigre », « un visage sans yeux, c’est un palais sans fenêtres », « cette lettre de moins au nom de madame Lucrèce, c’est ta tête de moins sur tes épaules », « ricane autour de mon blason comme autour d’un pilori », « quitte Ferrare comme si c’était Sodome qui brûle et ne regarde pas derrière toi », « courir après lui comme la louve après sa proie » * des métaphores ( « un couteau emmanché dans un sonnet », « égratigner furieusement le cœur », « la piqûre envenimée du sarcasme et du quolibet », « cette boue dont on me couvre ne vous éclabousse pas »* des mots d'esprit (« votre père qui peuple le bagne de personnes illustres et le Sacré Collège de bandits, si bien qu’en les voyant tous vêtus de rouge, galériens et cardinaux, on se demande si ce sont les galériens qui sont les cardinaux et les cardinaux qui sont les galériens »* des portraits brillants (« espagnol depuis les talons jusqu’aux sourcils, rien qui soit plus espagnol que d’avoir l’air gueux et de tirer le diable par la queue » 

3. … et par les sources d’inspiration…

a) Des personnages réels :

* Un nom emprunté : Borja est le nom de la ville dont la famille serait originaire.

* Une célébrité gagnée bien particulièrement : invention d’une recette d’un poison indétectable et très efficace, auquel on avait souvent recours pour régler les problèmes familiaux et politiques : « un poison dont la seule idée fait pâlir tout Italien qui sait l’histoire de ces vingt dernières années », « dans des temps comme ceux que nous vivons, le poison est de tous les repas », « il y a eu deux ou trois soupers fameux où les Borgia ont empoisonné, avec de fort bon vin, quelques-uns de leurs meilleurs amis

• Le père, Rodrigo Borgia : né en Espagne en 1431, neveu du pape Calixte III, cardinal à 25 ans. Scandale provoqué par

- les intrigues : élection comme pape sous le nom d’Alexandre VI en 1492, empoisonnements…

- sa politique : « il peuple le bagne de personnes illustres et le Sacré Collège de bandits, si bien qu’en les voyant tous vêtus de rouge, galériens et cardinaux, on se demande si ce sont les galériens qui sont les cardinaux et les cardinaux qui sont les galériens »

- sa vie débauchée : il a « un sérail de femmes comme le sultan des Turcs Bajazet »), des enfants illégitimes (avec Rosa Vannozza Catanei, « la vieille fille de joie espagnole » puis avec Julie Farnèse.

• César Borgia : né à Rome, visage marqué de « taches de sang naturelles ». Cardinal à seize ans ; abandonne la vie religieuse et succède comme capitaine général de l’Église à son frère Jean, duc de Gandia, qui venait d’être assassiné. Victime d’une injustice :

- considéré comme le type même de l’aventurier de la Renaissance, le guerrier ambitieux et dénué de scrupules, le politicien rusé, amoral, ambitieux et cruel qui aurait inspiré à Machiavel son œuvre, Le Prince.

- en fait, il rêvait de faire de l’Italie un État moderne et il craignait les désordres que pourraient provoquer l’invasion de l’Italie par d’autres puissances et les luttes intestines que cela pourrait engendrer. Pour avoir ignoré cette leçon, les Italiens ont retardé de quelques siècles la formation de leur nation

•Lucrèce Borgia (1480-1519) : la fille du futur pape Alexandre VI, la sœur de César et de Jean Borgia.

- Victime de rumeurs à demi fabuleuses : rapports incestueux avec ses frères, machiavélisme et cruauté (empoisonnements et assassinats), débauche et luxure.

- Faits avérés : instrument entre les mains des hommes de sa famille, pion sur l’échiquier politique (gouvernante de Spolète), 4 fois mariée, protectrice des arts et des lettres, s’entourant de poètes et de musiciens.