L'UNION AU CHRIST DANS L'ACTION

NIHIL OBSTAT : LUGDUNI, DIE 2 OCTOBRIS 1958. B. ARMINJON, PRAEP. PROV. S. J. — IMPRIMATUR : PARISIIS, DIE 2 JUNII 1959. J. HOTTOT, V. G.

ⓒ 1959 by M a i s o n de la B o n n e P r e s s e

F. CHARMOT s. j.

L'UNION AU CHRIST

DANS L'ACTION selon saint Ignace

BONNE PRESSE

Ouvrages de spiritualité du même auteur

L'ORAISON, échange d 'amour (Ed. Apostolat de la Prière, Toulouse).

Les Exercices spirituels de saint Ignace avec Marie médiatrice (Apostolat de la Prière, Toulouse).

Le Cœur sacerdotal du Christ à l'agonie. Douze heures saintes (Apostolat de la Prière, Toulouse).

L'Ame de l'éducation. La Direction spirituelle (Spes).

Esquisse d'une pédagogie familiale (Spes). Le Sacrement de l'Unité. Méditation sur la sainte messe

(Desclée de Brouwer).

L'Amour humain : de l 'enfance au mariage (Spes).

La Doctrine spirituelle des hommes d'action (Spes).

Présence mariale immaculée (Spes). La Royauté de Marie et le Sacerdoce des fidèles (Spes).

L'Amour du Christ et l'Apostolat moderne (Spes). En retraite avec le Sacré Cœur (Ed. du Cèdre, 13, rue Maza-

rine, Paris). De Gethsémani au Calvaire. L'amour du Christ-Prêtre (Heures

saintes, Visitation de Paray-le-Monial, Archiconfrérie de l 'Heure-Sainte).

La Spiritualité du Cénacle (Notre-Dame-du-Cénacle, 58, ave- nue de Breteuil, Paris).

La Vierge Mère (Ed. Marie-Nicolet, Québec, Canada).

Compatissons avec Notre-Dame (Visitation, Paray-le-Monial).

PREFACE

Nous demanderons à saint Ignace dans ce livre, de nous apprendre à aimer Jésus-Christ dans l'action, d'un amour vrai et non mensonger, profond et non superficiel, sans réserve et non conditionnel, apostolique et non égoïste.

Jésus nous a aimés « d'un amour épouvantablement sérieux », écrit sainte Angèle de Foligno, et « qui était dans ses entrailles ». En voyant ce que Jésus a fait pour elle, elle reconnaît avec une « douleur intolérable » que son amour pour lui « n 'a été que plaisanterie, mensonge, affectation ». « Je n'ai jamais voulu approcher de vous, en vérité, pour partager les travaux que vous avez souf- ferts pour moi et que vous avez voulu souffrir ; je ne vous ai jamais servi dans la vérité et dans la perfection mais dans la négligence et dans la duplicité . »

Qui de nous hésiterait, étant lucide dans sa conscience, à faire devant le crucifix des aveux semblables ?

L'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ décrit à son tour longuement les caractères du véritable amour de Dieu ; il ne peut s'empêcher de s'écrier : « Quam pauci ! Quam pauci ! Comme il y en a peu qui l'aiment sérieusement, jusqu'au don total, jusqu'au calice, jusqu'à la croix. »

Dans ses Exercices, saint Ignace demande au retraitant de faire un grand effort de sincérité pour arriver peu à peu à la vérité de l 'amour de Dieu. Ceux qui ont suivi avec

1. Le Livre des visions... de la bienheureuse Angèle de Foligno, t r a d u i t pa r Ernes t Hello, chap. XXXIII, p. 128.

persévérance le chemin qu'il a tracé se sont aperçu, au cours de la route, que le renoncement aux affections désor- données était nécessaire pour sortir de l'illusion et de l'irréalisme, et que ce renoncement n'était total et suffi- sant que s'il arrachait une à une les nombreuses racines qui empêchaient leur âme de suivre Jésus-Christ jusqu'au bout.

Lorsqu'ils ont dû s'efforcer de se « faire indifférents », lorsque contemplant Jésus qui a versé son sang sur la croix pour la rémission de leurs péchés, ils se sont demandé ce qu'ils feraient pour lui ; lorsqu'ils ont entendu l'appel du Christ pour le règne de Dieu et à quelles conditions sine qua non il les acceptait pour combattre avec lui ; lorsqu'ils ont vu que l 'Etendard de l'armée du Christ dans laquelle ils s'étaient engagés portait les noms de Pauvreté et d'Humiliation ; lorsque, après la cène eucharistique, ils ont appris de la bouche même du Christ que la glorification du Père était la passion et la mort du condamné, nu et déshonoré sur la croix ; lorsque la résur- rection leur est apparue possible seulement après le cru- cifiement et la mise au tombeau, ils ont alors clairement saisi la différence entre l 'amour illusoire, mensonger ou tout au moins médiocre, et l 'amour vrai, sérieux, pur et loyal que demandait Jésus-Christ.

Nous demanderons à saint Ignace une seconde leçon : Comment faut-il aimer Jésus-Christ dans l'action ?

Tous les saints ont pensé que le véritable amour exi- geait, selon les paroles mêmes de Notre-Seigneur, qu'on quittât non seulement sa fortune, comme il est dit au jeune homme riche, mais aussi son père, sa mère, ses frères et sœurs, sa maison, et son âme encore. Il n'existe pas un seul disciple que Jésus reconnaisse comme sien et qui n'ait accepté ce dépouillement total, selon les mesures de la grâce.

Cependant, peu de saints, relativement au grand nombre, se sont exilés dans les déserts ou enfermés dans des clô-

tures infranchissables. La plupart ont entendu la parole de Notre-Seigneur à ses apôtres : « Ecce ego mitto vos sicut oves in medio luporum. Estote ergo prudentes sicut serpentes et simplices sicut columbae. Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme des serpents et simples comme des colombes. » (Matth., x, 16.) Notre-Seigneur ajoute à cette mission une série de conseils qui sont utiles spécialement à ceux qui vivent au milieu du monde.

Et dans sa prière après la cène, Jésus dit encore : « De même que tu m'as envoyé dans le monde, Père, moi, je les ai envoyés dans le monde : Sicut tu me misisti in mundum et ego misi eos in mundum » (Jean, XVII, 18) ; « Je ne te demande pas de les séparer du monde, mais de les garder du mal : Non rogo ut tollas eos de mundo, sed ut serves eos a malo » (Jean, XVII, 15).

Son dernier mot sera : « Allez jusqu'aux extrémités de la terre ! » L'Eglise ne paraît être apostolique qu'à cette condition.

Mais il semble prouvé que l 'amour vrai pour Jésus- Christ est plus difficile dans l'action que dans la clôture des contemplatifs.

Saint Ignace s'est attaché toute sa vie à résoudre ce problème de l'amour véritable du Christ dans l'action.

Persuadé que sont très nombreux les « actifs » laïcs, prêtres et religieux qui cherchent à surmonter leurs diffi- cultés spirituelles, nous avons pensé qu'il leur serait très utile de recueillir quelques-uns des conseils que saint Ignace a découverts dans ses visions mystiques et dans son expérience, et qu'il nous a livrés, avec sobriété mais avec force, dans ses Exercices, son Journal spirituel, son Institut et sa correspondance.

Il est certain qu'en exposant les moyens de s'unir au Christ dans l'action et par l'action, nous n'excluons pas la nécessité de s 'unir au Christ dans l'oraison et par l'oraison. Nous ne prétendons pas non plus qu'on puisse

trouver le Christ dans l'action si on ne le trouve pas tout d'abord dans l'oraison. Nous avons d'ailleurs publié tout un livre sur la nécessité de l'oraison m e n t a l e . Notre but est de montrer comment les apôtres « actifs », qui font oraison, se sanctifient aussi dans l'action et par l'action, fortement et profondément.

2. L ' O r a i s o n échange d ' amour , (Apostolat de la Prière.)

PREMIERE PARTIE L'UNION AU CHRIST

Chapitre premier

Ignace choisit une vie d'action

La spiritualité de saint Ignace peut être étudiée à deux points de vue : historique et théorique.

Du point de vue théorique, elle est l'œuvre du saint, élaborée et codifiée à la fin de sa vie pour la « Compa- gnie » qu'il voulait donner à l'Eglise comme ordre reli- gieux actif. Notre intention est d'en faire ressortir quelques aspects importants.

Il est trop évident que l'œuvre de saint Ignace est ins- pirée tout entière par son expérience personnelle : les grâces mystiques qu'il avait reçues de Dieu en abondance et qui lui furent accordées jusqu'à la fin de sa vie, ont transfiguré l'esprit du fondateur. En écrivant son Institut, il ne pouvait oublier les souvenirs de son passé prodigieux et de ses entretiens intimes avec la Sainte Trinité.

Saint Ignace lui-même, avec une sobriété scientifique et avec une exactitude scrupuleuse, a noté quelques-unes des faveurs surnaturelles dont Dieu le comblait chaque jour.

Le Journal spirituel, publié en français (Coll. Christus Desclées de Br. 1959), montre qu'il fut constamment

élevé à des contemplations extraordinaires, aux visions les plus hautes et à l'union la plus profonde avec les trois personnes divines. Le Récit du pèlerin écrit par un de ses d i s c i p l e s pour ainsi dire sous sa dictée, raconte brièvement une série de faits isolés qui revenaient à sa mémoire. Les Monumenta historica Societatis Jesu mettent au jour peu à peu les écrits du saint fondateur et les témoignages de ses premiers compagnons. Il y a, dans ce trésor de famille, des lumières précieuses que les bio- graphes et les auteurs spirituels ont commencé à recueillir avec discernement pour nous donner la véritable physio- nomie de saint Ignace ; elle était jusqu'ici trop peu connue ou trop souvent déformée. Son portrait authentique est ébauché. Il fut à la fois un des plus grands mystiques de l'oraison, un maître spirituel incomparable, un chef et un organisateur capable de commander et de gouverner à la fois des hommes isolés et des peuples de toutes races, un homme d'action dont la largeur des vues, le sens aigu des nécessités immédiates et des possibilités lointaines, le caractère de diamant, l'énergie irrésistible, l'audace con- quérante, étaient supérieurs peut-être à ceux des grands hommes de son temps. Enfin saint Ignace s'est révélé un père très aimant qui avait acquis, par la dévotion à la Sainte Vierge très fidèlement vénérée, et au Cœur de Jésus crucifié, une tendresse virile et maternelle pour ses fils, une charité délicate et discrète, qu'on trouve rarement unies aux dons supérieurs de l'action.

Cependant, nous ne raconterons pas l'histoire de son âme. L'heure n'est pas encore venue de présenter un por- trait authentique et achevé de ce grand apôtre du monde entier à côté de l'apôtre des Indes. Saint François Xavier, ce géant des missions, son disciple, prétendait tout devoir dans sa formation spirituelle et son apostolat à son père Ignace.

1 . LOUIS G O N Z A L E S D E CAMARA, d ' o r i g i n e p o r t u g a i s e .

Mais la spiritualité dont il a voulu que sa « Compa- gnie » fut animée, l'esprit qui devait la diriger dans son apostolat, existe depuis trois siècles comme une œuvre exposée à tous les regards. Elle a été plusieurs fois, durant quatre siècles, commentée, élucidée, adaptée aux circons- tances, comparée à d'autres systèmes, et même discutée. Nous n'avons pas la prétention de résoudre tous les pro- blèmes qui se sont posés et qui se posent encore à son sujet, ni de rapporter toutes les solutions que les histo- riens nous font connaître chaque jour. Le titre de ce livre manifeste les limites de notre travail.

Avant d'exposer la première ébauche de l'œuvre que saint Ignace a construite pour ses fils, une question préa- lable se pose sur le choix paradoxal qu'il a fait d'une spi- ritualité qui mènerait à la sainteté dans une vie dévorée par les besoins constants de l'action. Ses devanciers, les Pères du désert, les moines, les religieux de toutes robes, ne voyaient, pour la plupart, qu'un chemin pour s'élever à la parfaite union avec Dieu, celui de la contemplation dans la solitude. Ignace lui-même s'était instinctivement retiré, au début de sa conversion, dans une grotte isolée où il se livrait, jour et nuit, à l'oraison et à la pénitence, dans l'espoir d'arriver à faire, comme il dit, « ce que fit saint François et ce que fit saint D o m i n i q u e ». Dans l'incertitude du lendemain, « il revenait toujours à dire : saint Dominique a fait cela et moi aussi je dois le faire. Saint François a fait ceci, et donc moi aussi je le f e r a i » Toute innovation était bien loin de sa pensée. Bien plus, il voulut au début se faire chartreux. « Comme il se mettait à examiner ce qu'il ferait à son retour de Jéru- salem, pour pouvoir toujours mener une vie de pénitence, il lui venait l'idée de se retirer à la Chartreuse de Séville,

2. Le Récit du pèler in, p. 15, n° 7. (Ed. Thibau t , a. J., Louvain, 1922.) 3. Ibid., p. 15, n° 7.

sans dire qui il était, pour en être moins estimé et de n'y j a m a i s r i e n m a n g e r q u e d e s h e r b e s 4 »

Il prit des renseignements, fit une expérience, et ne pour- suivit pas son dessein. Le motif qui l'en détourna fut « qu'il craignait de n'y pouvoir exercer toute la haine qu'il avait conçue contre lui-même ». On se serait attendu à une crainte opposée.

Sa vie, nous n'avons pas à le prouver, fut celle d'un ascète, d'un contemplatif. Les progrès spirituels qu'il fit par le moyen de la contemplation devaient le convaincre qu'il était impossible, s'il l'eût voulu, de trouver une voie plus parfaite.

Cependant, il préféra diriger toute sa « Compagnie » dans une autre voie, celle de l'action. Qu'on ne s'y trompe pas, il ne s'agissait en aucune façon de comparer théori- quement l'action et la contemplation et de conclure à la supériorité de l'action sur la contemplation. On peut lire tous les écrits de saint Ignace, on n'y trouvera jamais ce problème posé. Il aurait très probablement admis que l'acte de contemplation ne le cédait à nul autre. Mais ce n'était pas la question qu'il lui paraissait urgent de trancher.

Il se demandait seulement si l'ordre qu'il voulait fonder mènerait le genre de vie des Pères du désert et des char- treux ou celui des apôtres et de saint Paul.

Il décida qu'il suivrait l'exemple des apôtres et de saint Paul.

Sans doute, ce serait au détriment de la solitude, de la clôture, du silence, de certaines mortifications, des jeûnes, des veilles, des austérités, du chant liturgique prolongé, qui sont le pain quotidien des moines cloîtrés ; mais il était persuadé que ce ne serait pas au détriment de l'union à Dieu par l'union au Christ Jésus. Ce ne serait pas non plus au détriment de l'oraison commune, ni même de la

4. Ibid., p. 18, n° 12.

contemplation dite extraordinaire. Ce paradoxe sera cla- rifié plus tard.

Saint Ignace résolut donc, d'une façon ferme et défi- nitive, de fonder un ordre religieux qui combattrait pour la gloire de Dieu dans le monde et qui arriverait, par ce combat même, à la plus haute union à Dieu 5

Quelles ont été les raisons d'un choix si imprévu ? Nous raconterons plus loin avec quelle obstination il a pour- suivi son plan et brisé impitoyablement toute tentative de reconstruction des cadres contemplatifs dans les maisons de la Compagnie. Sa volonté était donc inébranlable 6

Les raisons les moins importantes sont les tendances inconscientes de sa nature.

Saint Ignace était un homme du moyen âge, un cheva- lier, un fils de la croisade, un Espagnol en guerre contre les ennemis du christianisme. Son tempérament, son édu- cation, ses goûts, ses aptitudes, tout le poussait au grand air libre, à l'aventure guerrière, à l'entreprise héroïque. Mais ce sont là des forces que Dieu demande parfois aux saints de sacrifier ; le plus souvent quand il les a données à une créature, c'est pour les employer à sa gloire après les avoir purifiées.

La deuxième raison est le danger d'illusions auquel un grand nombre d'âmes contemplatives de son époque lui semblaient gravement exposées. Certaines étaient victimes de leur imagination, de leur sensibilité, de la sécheresse et de l'atonie ; d'autres du démon, de la fausse mystique. « L'expérience lui avait appris, disait-il souvent, que de cent personnes qui placent la substance de la perfection

5. Sans doute dans ce combat l 'o ra ison sera une a rme puissante , comme nous le dirons.

6. Le P. Nadal, considéré comme l 'un des p lus exacts in terprètes de la pensée de saint Ignace, est revenu souvent sur ce point . Voir p a r exemple, chap. IX, La accion apostolica, La vida activa super ior , p. 327 à 343 ; chap. x, S 1, La vision de S. Ignacio en la Storta, n° 4. La Compania de Jesus, imitat ion de la vida de los Apostoles, p. 359-365 ; chap. XIII, 5 2, n° 4, Oracion y accion, p . 461, 462. Ibid., p. 529, 536.

dans de longues heures passées en prière, il en est plus de quatre-vingt-dix qui sont attachées à leur propre jugement, difficiles à conduire, obstinées dans leur manière de voir, peu souples à la direction, remplies de la bonne opinion d'elles-mêmes et persuadées qu'elles sont en état de diriger les autres 7 » Pour comprendre de telles critiques, il faut remonter au XV et au XVI siècles.

Il savait, par les propres tentations de sa vie contempla- tive, qu'on peut s'imaginer voir ce que l'œil humain n'a point vu, ni l'oreille entendu ; il lui est arrivé à lui-même d'être plongé dans le désespoir avec la pensée obsédante du s u i c i d e

Evidemment, on n'en peut rien conclure sur les périls actuels de la vie contemplative. Mais qui ne sait la force des craintes dans les décisions de nos volontés ? Saint Ignace est revenu plus d'une fois sur ce s u j e t

Dans le long mémoire, adressé à saint François de Borgia, il s'efforce de convaincre le recteur du collège de Gandie, André Oviedo, et un de ses inférieurs, le P. Orfroid, qui se réclamaient de communications du ciel pour se livrer à la vie contemplative « de changer leurs manières d'agir » ; il les met en garde contre les dangers d'illu- sions : « De toutes parts, nous constatons bien des trom- peries », et le même apôtre (saint Paul) nous recommande « de ne point croire à tout esprit, mais d'éprouver s'ils viennent de Dieu » (Thess., v, 21 ; I Cor., XII, 1-11 ; I Jean, IV, 1).

« Les personnes spirituelles et prudentes ont coutume de suspendre leur jugement sur ces choses ; et tout en ne les condamnant pas, elles attendent l'événement, avant de les tenir pour certaines. Par les faits dont l'Ecriture

7. S a i n t I g n a c e d e L o y o l a , s a v i e e t s o n i n s t i t u t , p a r BARTOLI, s. j . , t . I I , p . 132. T r a d . T e r r i e n ( L e f o r t ) .

8. L e R é c i t d u p è l e r i n , c h a p . III . 9. H . PINARD DE LA BOULLAYE, s . j . , S a i n t I g n a c e , d i r e c t e u r d ' â m e s : L e

d i s c e r n e m e n t d e s e s p r i t s , p . 130, n ° 3. ( A u b i e r . )

témoigne, on voit combien les hommes doivent être réservés à croire ceux dont nous ne savons pas s'ils sont prophètes ; il y a tant de manières de prendre le faux pour le v r a i »

Mais la raison principale de fonder un ordre actif était la volonté explicite et manifeste de Dieu.

Ce plan de Dieu est révélé au fondateur de quatre façons différentes :

1° Il a vu la Sainte Trinité dans son action rédemptrice. Dieu se montre aux saints sous des aspects divers. L'at- trait qu'il veut exercer sur leur esprit leur fera comprendre leur vocation. Les visions de Moïse ressemblent à celles de saint Jean de la Croix mais ne produisent pas les mêmes effets ; les deux saints n'entendent pas les mêmes paroles.

Dans le Nouveau Testament, il y a la vision de la Tri- nité donnée à saint Jean-Baptiste, il y a aussi celle du Christ transfiguré à saint Pierre, à saint Jean, à saint Jacques ; celle du Christ triomphant à saint Etienne ; celle de la gloire du troisième ciel à saint Paul ; celle de l'Agneau dans la Jérusalem céleste à saint Jean. Saint Ignace eut plusieurs visions de la Trinité qui l'ont toutes, comme nous le montrerons, engagé à suivre Jésus-Christ dans l'action.

2° Sa contemplation du monde produisit sur lui le même effet que ses visions de la Trinité. Il vit le monde créé par Dieu par amour et pour sa gloire. Bien plus, il vit que pour sa gloire Dieu avait envoyé son Fils dans le monde. Le Fils, par obéissance, se fit chair, et péché, et malédic- tion, pour élever le monde à la hauteur de Dieu, autant que cela était possible. Il remarqua que le Fils de Dieu avait envoyé ses apôtres non hors du monde, mais dans le monde, en leur annonçant toutes sortes de persécutions.

10. P. DUDON, s. j., Saint Ignace, lettres spir i tuel les , p. 171- 173. M. Hist . Ep., t. XII, p. 632, 635.

La gloire de Dieu est confiée aux hommes, le monde en est l'enjeu. Que deviendrait le monde sans l'apostolat parmi les hommes ? Enfin, le sens de la responsabilité effrayante du salut des âmes qui paraissaient se précipiter en enfer obsédait saint Ignace. Son obsession fut conta- gieuse. Il la communiquait à tous ceux qui faisaient les Exercices ; et tout d'abord à saint François Xavier.

Cette vue du monde pécheur et toutefois racheté, a for- tement pressé Ignace de se jeter dans la bataille du salut.

3° La méditation de l'Evangile confirmait ses projets. Dieu avait permis que saint Ignace ignorât les philoso- phies grecques, les Pères grecs et la dialectique de la recherche de Dieu par la raison. Il ne connut que la Bible. Or la Bible et surtout l'Evangile contiennent assurément toutes les « semences de contemplation ». Mais la perfec- tion à laquelle Jésus convie les âmes explicitement, c'est celle de la « lumière du monde », du « sel de la terre ». du « ferment dans la pâte » ; il s'agit « d'étendre le royaume de Dieu jusqu'aux extrémités de la t e r r e » comme il en donne l'ordre à ses apôtres.

4° La dernière raison ne se discutait pas. Car Dieu lui- même par une série de grâces mystiques importantes fai- sait entendre à saint Ignace qu'elles avaient pour but de l'éclairer et de le fortifier pour l'action, et nullement pour lui donner un avant-goût de la vision de la Trinité et de la béatitude céleste. Après quoi, l'âme résisterait à l'appel de la grâce si elle hésitait à se livrer à l'action. A ce point de vue, le Journal spirituel du saint ne ressemble à aucun autre journal mystique. Il tranche tellement sur toutes les confidences des âmes privilégiées de Dieu qu'on est surpris de voir tant de lumières extraordinaires aboutir toujours

11. Ce t t e r a i s o n a é té c l a i r e m e n t m i s e e n l u m i è r e p a r le R. P . FESTUGIÈRE, o. p . , l ' E n f a n t d ' A g r i g e n t e , o u Vie s p i r i t u e l l e , 1 d é c e m b r e 1939 e t 1 f é - v r i e r 1939.

à des résolutions d'ordre pratique. Citons quelques exemples.

La lecture de la vie des saints lui donne un extrême désir non pas de contempler Dieu, mais de faire de g r a n d e s c h o s e s ( p . 5 , n ° 7 ; p . 6 , n ° 9 ) 1 2

La beauté des étoiles ne le porte pas à voir la beauté infinie, mais elle lui inspire un vif désir de « servir » (p. 7, n 11 et 12). A tout propos, il est saisi du besoin « d'ac- complir de grandes actions » (p. 8, n° 14 ; p. 9, n° 17). Une vision le séduit ; il reconnaît qu'elle vient du démon à ce signe qu'elle le détourne de l'action à cause des diffi- cultés insurmontables de la vie (p. 11, n 19 et 20). Il s'était imposé de dures pénitences ; mais s'apercevant qu'elles l'empêchent de faire le bien, il les abandonne (p. 16, n° 29).

Que lui inspire l'illumination extraordinaire à la rivière le Cardonner (août 1532) ? De devenir « un autre homme », un saint nouveau, mais ce sont là des mots imprécis. La suite montre ce qu'Ignace entendait par là (p. 17, n° 30).

En effet, tout de suite, le voici qui commence une vie d'action. En février 1523, il part pour la Terre sainte, par Barcelone, puis par Venise ; il revient en Espagne pour convertir les âmes par les Exercices spirituels ; plusieurs fois il est jeté en prison à cause de ses prédications. Il vient à Paris en 1528, il réunit ses dix compagnons, pro- nonce avec eux ses vœux à Montmartre. En 1537, ses com- pagnons reçoivent les ordres sacrés et décident de partir pour Rome. La vision du Cardonner a donc inauguré la nouvelle vie d'Ignace, voyageuse, aventureuse même, entre- prenante, organisatrice, pleine de tentatives et de projets variés (p. 19 et 20).

12. Nous renvoyons p a r nos références au texte publ ié p a r le P. PINARD DE LA BOULLAYE : Saint Ignace de Loyola, d i recteur d 'âmes, Autobiographie , p. 1 à 26. (Aubier.)

Mais sur la route de Rome, une nouvelle vision, celle de la Storta précise sa vocation d'apôtre, elle l'oriente à suivre Jésus-Christ dans sa vie de sauveur des hommes par la croix (p. 20).

En 1538, il décide de constituer un ordre religieux dont le but sera « d'étendre la foi de Jésus-Christ par toute la terre » et de « continuer la mission des apôtres » (p. 21).

Il voit souvent « le Christ comme un soleil » spéciale- ment pour des « décisions à prendre » (p. 25, n° 29).

Ses visions deviennent de plus en plus fréquentes, non pas pour lui révéler davantage l'essence de Dieu, mais pour savoir ce qu'il faut faire, pour « le parti à prendre » ou « en confirmation de quelqu'une de ses Constitutions » (p. 25 et 26, n° 100).

La question des revenus dans sa Compagnie, le tour- mentait : fallait-il en accepter ou non ? Le Journal spi- rituel d'Ignace s'attarde longtemps sur ce problème pra- tique de pauvreté (p. 27 et suiv.). Qui croirait que, pour la résoudre, Ignace reçut les grâces mystiques les plus extraordinaires ? Qui croirait qu'il ne s'est décidé à vivre uniquement d'aumônes qu'à la lumière de ces grâces de contemplation infuse ?

Lorsque son « élection » fut faite, Dieu l'éleva pour le confirmer dans son dessein à une extase très haute (p. 30).

Le 19 février, les trois personnes de la Trinité « l'animent pour l'avenir » (p. 32).

Le 23 février, Jésus se présente à sa pensée « comme chef de la Compagnie » et le pousse « à le suivre, à l'imiter de la façon la plus stricte », spécialement pour la pau- vreté.

Toutes ces références que nous avons données seraient superflues si elles ne montraient clairement que Dieu lui- même n'a rien épargné pour que saint Ignace fondât un ordre actif.

C'est pourquoi le P. de Guibert pouvait conclure avec

certitude, dans son étude sur la vie mystique du saint, que celui-ci ne se rattache pas à l'école de la « contemplation chérubique » (on ne retrouvera pas trace chez notre saint d'une influence quelconque d'idée ou de vocabulaire venant du pseudo-Denys), ni au « groupe des mystiques séra- phiques en qui domine l'influence de l 'amour affectif et dont le type semble être saint François d'Assise ». L'action divine sous laquelle son âme est passive ne tend princi- palement ni à le faire contempler, ni à le faire aimer (affec- tivement) mais à le faire servir. « Pour lui, ce service de Dieu qui ne manque ni chez les chérubins, ni chez les séraphins, n'est pas simplement la suite, la conséquence de la lumière infuse ou l'amour affectif infus ; mais il est l'objet même vers lequel tendent et sur lequel se centrent tous les dons infus dont il est favorisé. C'est par là qu'il se rattache à la troisième catégorie des mystiques chré- tiens en qui les opérations divines font converger leur action vers le service, par amour de la Très Sainte Tri- nité, plus que vers la contemplation de la vérité éternelle ou l 'amour affectif de la bonté infinie 13

Ce rappel des raisons qui ont persuadé saint Ignace de fonder une « Compagnie » de militants et de l'orienter, comme le fit Jésus-Christ pour ses apôtres, vers le monde. la lutte et les persécutions, nous a paru nécessaire pour préciser et approfondir sa spiritualité. Traditionnelle et évangélique en sa substance, cette spiritualité est originale quand on la compare à l'ensemble des spiritualités con- templatives. Nous voulions dès le début faire remarquer que cette originalité découlait des lumières divines elles- mêmes ; c'est Dieu qui a déterminé le choix du fondateur.

Notre intention est aussi de donner confiance aux âmes qui cherchent un maître spirituel sur les routes où la

13. P . DE GUIBERT, l a M y s t i q u e i g n a t i e n n e , R e v u e d ' a s c é t i s m e e t d e m y s - t i q u e , 1938, p . 136 à 140.

Providence leur a commandé de marcher. Elles ont, pour les diriger dans l'action, les expériences et les conseils du plus autorisé peut-être parmi d'autres grands saints. Nous n'avons pas la prétention de fournir aux savants une docu- mentation et des remarques nouvelles, mais seulement d'apporter aux âmes ferventes consacrées à l'apostolat, quelques lumières qui mettent en évidence les travaux actuels de la science sur la spiritualité de saint Ignace.

Chapitre II

L'action dans les visions de saint Ignace

Le fondement et la source de la spiritualité ignatienne est l'union au Christ.

Toute la première partie de cet ouvrage a pour but de développer ce que le saint entend par l'union au Christ.

Nous commencerons par l'analyse des visions et des méditations dont le saint a confié le secret à ses compa- gnons les plus intimes et à son Journal spirituel. Tout ce qu'il a écrit lui-même dans les Exercices et l 'Institut de la Compagnie a la même source. La science qu'il a acquise dans les livres de spiritualité et dans les constitutions des autres fondateurs d'ordre a beaucoup moins d'impor- tance pour caractériser et fixer sa pensée.

P r e m i è r e s o u r c e : l e s v i s ions de l a Sainte Tr in i t é

Le premier caractère de sa spiritualité est la dévotion respectueuse et amoureuse aux trois personnes de la Sainte Trinité 1

1. Christus, Cahiers spir i tuels , n° 11 (Pour une grande gloire de Dieu) ; p. 354, article de JEAN DANIÉLOU : La spi r i tua l i té t r in i t a i re de sa in t Ignace.

Si l'on voulait mesurer la part attribuée par saint Ignace à la contemplation de la Trinité, il faudrait citer à peu près toutes les pages de son Journal sp i r i tue l . Non seulement la Sainte Trinité, dans des visions indubitables, se dévoile à ses yeux constamment, mais elle lui apparaît vivante comme le principe et la fin de tout, la fin de toute vie, de toute béatitude, de toute gloire, de tout amour, de tout culte, de tout dévouement, de tout sacrifice. Il la voit comme la fin même de la vie du Christ Jésus, de son incar- nation et de tous ses mystères. Ignace ne projettera rien, il ne fera rien, il n'aimera rien que dans la Trinité. La plus grande gloire de Dieu ne peut être pour lui que la gloire de la Trinité.

Les visions fréquentes de la Sainte T r i n i t é ont com- mencé dès le début de son pèlerinage de converti. Il réci- tait ses petites heures sur les marches de l'église des domi- nicains lorsque la Trinité se montra à son âme, de telle façon que « toute sa vie il sentit toujours une grande d é v o t i o n l o r s q u ' i l p r i a i t l a T r è s S a i n t e T r i n i t é 4 » .

Plus il avançait en âge, en sagesse et en vertu, plus il recevait des communications directes des trois personnes divines, comme l'attestent ses écrits et les témoignages de ses compagnons. Le confident le plus autorisé, le P. Nadal, a écrit : « Je tiens d'Ignace lui-même qu'il res- tait en relations constantes avec les personnes divines, recevant de chacune d'elles des grâces distinctes... Il lui fut donné de contempler souvent la Très Sainte Trinité, mais surtout dans les dernières années de son pèlerinage, et alors c'était presque con t inue l l emen t »

2. Inut i le de donner des références au Journa l spir i tuel ; toutes les pages y reviennent.

3. BARTOLI, Saint Ignace de Loyola, sa vie et son œuvre, t. II, chap. XIV. (Trad. Terrien.) DE GUIBERT, Mystique ignatienne, revue d'A. et de M., 1938, p. 113.

4. Récit du pèlerin, n° 26, p. 22. (Ed. Thibau t , Louvain, 1922.) 5. Monumenta Nadal, t. IV, p. 451.

Sans doute, cette vision ne distingue pas saint Ignace de plusieurs autres saints mystiques qui reçurent plus ou moins la même grâce.

Saint Jean de la Croix et sainte Thérèse en furent éga- lement favorisés.

Mais le but et les caractères de leurs visions sont diffé- rents. Ces différences révèlent les intentions de Dieu.

1° Les trois personnes divines sont vues et nommées par saint Ignace comme ayant chacune avec lui des rela- tions spéciales et comme lui accordant, dit Nadal, « des grâces distinctes ».

Son âme, dans ses prières, s'adresse au Père comme Père, au Fils comme Fils, et au Saint Esprit comme leur Esprit ; et tout se passe pour lui comme si le Père, le Fils et le Saint Esprit étaient chacun la source d'une miséri- corde propre. Ces relations étaient distinctes dans l'ordre psychologique ; elles ne s'opposaient en rien à la foi en un seul Dieu, cause unique de tous les dons créés. « Il avait beaucoup de dévotion envers la Très Sainte Trinité, dit-il dans le Récit du pèlerin, aussi chaque jour il faisait oraison à chacune des trois personnes ; et comme il priait aussi la Très Sainte Trinité, il en vint à se demander com- ment il pourrait faire quatre prières à la Trinité. Mais cette pensée ne le tourmentait guère, comme chose de peu d'importance. Un jour..., son esprit commença à être trans- porté comme s'il voyait la Très Sainte Trinité sous la figure de trois touches de clavier. » Saint Ignace fait une comparaison (« comme si ») il ne dit pas qu'il voit des touches de clavier. La figure est très secondaire ; le nombre « trois » ne l'est pas. La suite montre bien qu'il reçoit une grâce exceptionnelle des trois personnes. « Et cela avec tant de larmes et de tels sanglots qu'il ne pou- vait reprendre possession de lui-même... Jamais il ne par- vint à retenir ses larmes jusqu'au moment du dîner ; et, après le repas encore, il ne pouvait rien faire que parler de la Très Sainte Trinité, et cela avec un grand nombre

de comparaisons de toute espèce, avec beaucoup d'allé- gresse et de consolation 6 »

Dans son J o u r n a 1 , le saint prie tantôt le Père, tantôt le Fils, tantôt le Saint Esprit. Un exemple suffira pour montrer sa manière. « En cette messe, je connus, je com- pris ou je vis, Dominus scit, que, m'adressant au Père, le voyant comme une personne de la Très Sainte Trinité, je m'appliquais à l 'aimer tout entier, d'autant plus que les autres personnes étaient en lui essentiellement. Même vue quand je priais le Fils ; la même quand je priais le Saint Esprit. » Célébrant la messe, « au Te igitur, con- naissance et vue, non pas obscure mais claire, très claire du même Etre ou de la même essence divine ». Cette reprise du mot « claire » (non pas obscure mais très claire) indique une pleine saturation de l'intelligence. « De cette même essence, ajoute-t-il, semblait procéder ou dériver le Père, de sorte que, à ce mot Te, à savoir Pater, l'essence divine se présentait à moi avant le Père... Après avoir déposé les ornements, durant une prière près de l'autel, derechef, cessant de percevoir le même Etre et la forme sphérique, une sorte de vision de toutes les trois personnes, de même façon que la première, à savoir com- ment le Père d'une part, le Fils d'une autre, et le Saint Esprit d'une autre, procèdent ou dérivent de l'essence divine sans sortir de cette représentation sphérique. Durant cette perception ou cette vision, nouvelles motions et larmes » 8 On aura remarqué cette façon de distinguer « d'une part, d'une autre et d'une autre » les trois per- sonnes.

De nombreux exemples pourraient être rapportés. Son premier compagnon, le P. Pierre Favre, dont saint Ignace estimait tant la spiritualité, parle dans son Memoriale de

6. PINARD DE LA BOULLAYE, i b i d . , p . 38 (6 m a r s ) . 7. M e m o r i a l e v . g. A n n o 1542, p . 41, 42, 49, 81, e t s u i v . (A. G a u t h i e r - V i l -

l a r s . A n n o M D C C C L X X I I I . ) 8. PINARD DE LA BOULLAYE, i b i d . , p . 38.

la même manière, demandant à chaque personne des grâces particulières.

2° Un second caractère de cette vision de la Sainte Tri- nité est qu'elle apparaît au saint comme une source débor- dante de génération, de création, de vie universelle. Tandis que d'autres mystiques contemplent Dieu hors de tout le créé, et adorent sa transcendance, sa suffisance, sa par- faite unité, sa pureté, son immobilité dans la plénitude et en même temps remarquent combien il est éloigné infi- niment de la créature et de chacun de nous, qui sommes néant en face de l'Etre absolu, saint Ignace, lui, voit par une grâce spéciale de Dieu, toute la création et tous les mystères, en relation avec la Trinité et comme sortant et dépendant nécessairement de la vie trinitaire, comme le soleil et ses rayons, et les rayons manifestant le soleil, sicut radii a sole. La Trinité est créatrice. Elle pourrait ne pas l'être, mais elle l'est. Elle rayonne, elle déborde, elle est expansive. De là, cette certitude qu'entre le « dedans » et le « dehors » de la Sainte Trinité, si l'on peut ainsi parler, il aperçoit un perpétuel mouvement de marée des- cendante et montante. L'océan qui semble donner ses eaux à la terre par le flux, les retire en lui-même par le reflux. C'est une image lointaine de ce que voit le saint, avec une telle évidence qu'il dira à ses compagnons que dans ses premières visions de la Trinité, il avait « plus appris en une seule heure que tous les docteurs du monde pour- raient jamais lui enseigner ».

Le mouvement d'expansion c'est celui de toutes les choses créées sortant de l 'amour créateur. La vision du Cardonner qu'Ignace ne parvenait pas à traduire parfai- tement, fut une contemplation d 'un ordre unique et qui demeura à jamais gravé dans sa mémoire, « de toutes choses en Dieu et de Dieu en toutes choses 8 ».

8. RAHNER, s . j . , d a n s C h r i s t u s . C a h i e r s s p i r i t u e l s , n ° 1, p . 62.

La plupart des auteurs mystiques ne parlent de Dieu créateur que pour marquer à quelle profondeur s'enfonce, devant l'Etre absolu, le « rien » de la créature. Sans omettre ce point de vue, saint Ignace appelle Dieu « créa- teur » lorsqu'il s'agit de montrer la haute dignité des créatures et le respect qui leur est dû ; en raison même de leur origine et pour ainsi dire de leur « sortie » cons- tante de l'Etre de Dieu. C'est pourquoi dans les Exercices et son Institut, il appelle souvent le Christ lui-même « Créateur et Seigneur », dans les phrases où le contexte montre l'expansion de la bonté divine 9

Non seulement toutes les créatures qui frappent les sens sont à ses yeux des rayons de la source lumineuse unique ; tout ce que l'intelligence connaît et peut connaître par la raison et par la foi, l'est aussi et davantage encore. C'est pourquoi cette vision qu'avait Ignace des relations vivantes soit entre les personnes divines, soit entre celles- ci et l'universalité des êtres, on a pu l'appeler une vue de synthèse mystique. On l'a comparée au « don de sagesse ». Car saint Thomas le fait consister dans une illumination du Saint Esprit qui permet de juger toutes choses « selon leur parenté naturelle avec le divin ».

Mais le reflux de la création en Dieu s'impose également à son Esprit. Eparpillées dans l'espace et dans le temps, « toutes les choses » (saint Ignace emploie très souvent cette expression générale) retrouvent leur unité dans leur convergence exclusive vers leur point de départ. Il voit que tout retourne au Père.

Les mystères eucharistiques spécialement et toutes les vérités de la foi sont les effets certains des effusions tri- nitaires ; et, en suivant leurs lumières, on se perd peu à peu dans l 'amour trinitaire. « Il voit toutes ses épreuves, écrit le P. Rahner, et toutes ses consolations s'achever à l'intérieur de la Trinité. Jusque dans les plus infimes

9. V. g. Examen, n° 44, règle XI.

détails de la vie quotidienne, ses yeux contemplent le Dieu en trois personnes. » Une fleur, une étoile, une âme sur- tout, un pauvre, le mettent facilement en extase, parce qu'il voit l 'amour trinitaire pour ainsi dire en tout être. Extraordinaire aveu que celui-ci : « Comme je traversai la ville, le cœur plein de joie, la Très Sainte Trinité se présentait sans cesse à mon esprit, dès que je rencontrais trois hommes, trois animaux, ou trois choses 10 »

La manière de voir la nature est peut-être chez saint François d'Assise plus symbolique et rapportée plus direc- tement aux faits évangéliques. Chez saint Ignace, elle semble plus théologale : il voit non pas Dieu à partir de la création, mais la création à partir de Dieu, comme si Dieu même la regardait en lui. « Sur les cieux, là-haut, dit-il lui-même, ma vue était plus claire que si, sur cette terre, j'avais cherché à considérer quelque chose avec mon entendement, puisque mon entendement — comme je l'ai dit — était illuminé d'en-haut. »

De là résulte une attitude spirituelle de respect profond de toutes les créatures ; car elles manifestent par leur être la sagesse et l 'amour de la Trinité. Le développement de cette idée nous entraînerait très loin. Le respect de saint Ignace s'étendait à toutes les vérités de la foi, à tous les hommes, et à tous les objets ; la foi les lui présentait comme « paroles de Dieu ». Rien n'exprime mieux la vision du monde de saint Ignace que certaines élévations de saint Athanase et de saint Augustin. « Le Verbe tout-puissant, dit saint Athanase, pénètre dans toute la création, révèle partout son énergie, illuminant les êtres visibles et invi- sibles : il les renferme et les unit par sa puissance, versant la vie et la conservant à tout ce qui existe, par une action générale et par une action particulière... Ayant en ses mains le monde entier comme une lyre, le Verbe réunit

10. S u r ces f a i t s , v o i r HUGO RAHNER, Z e i t s c h r i f t f ü r A s z è s e u n d M y s t i k D i e v i s i o n d e s h e i l i g e n I g n a t i u s , i n d e r K a p e l l e v o n L a S t o r t a , X , 1935. C h r i s t a s , loc. c i t . , p . 62.