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Pierre Lannoy L’usine, la photographie et la nation… L’usine, La photographie et la nation. L’entreprise automobile fordiste et la production des photographes industriels* Pierre Lannoy PP. 114-135 114 HORS-DO SS IER Dans un numéro spécial de L’Illustration consacré au salon de l’auto en 1938, une photographie prise par François Kollar dans les usines Renault est accompa- gnée de cette phrase : « Les rouages géants de cette presse qui sert à emboutir les tôles d’acier de la car- rosserie suggèrent bien l’idée de puissance et de précision qui caractérise la construction automobile française 1 ». Légende d’un cliché, ces quelques mots soutiennent également une autre légende, selon laquelle la grandeur de l’industrie automobile serait de facture nationale, puisque ses caractères (« puissance et précision ») seraient ceux de la construction française. L’usine automobile, avec ses outillages « géants », est mise en équivalence, visuellement et textuellement, avec la nation, incarnant ce qui la « caractérise ». Cette association étonnante n’est pas une spécialité française. Dans l’ouvrage Arbeit ! que le photographe allemand Paul Wolff consacre en 1937 au monde du travail, on trouve des clichés identiques de « lourdes presses » de l’industrie automobile (pp. 90-91), le texte introductif ayant précédemment averti le lecteur que « le travail, dans le mot et dans l’image de ce livre, se pré- sente comme l’élément de liaison indissoluble de la communauté et du peuple » (p. 11). On lira un écho américain de ces affirmations dans les pages du maga- zine Life en août 1940 : un article de douze pages y présente l’usine Ford de River Rouge sous le titre : « Great Ford Plant is Cross-Section of Industrial Might of Rearming America» («L’immense usine Ford est une composante représentative de la puissance industrielle au service du réarmement de l’Amé- rique ») 2 . Dans les très nombreuses et volumineuses images illustrant l’article, dont celle de la plus grande presse du site, le photographe Herbert Gehr, lui aussi chargé de montrer la grandeur de la nation abritant de telles installations industrielles, développe un style largement parent de ses confrères européens.

L’usine, La photographie et la nation. L’entreprise automobile fordiste et la production des photog

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L’usine, La photographie et la nation. L’entreprise automobile fordiste et la production des photographes industriels* Pierre Lannoy

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Pierre LannoyPP. 114-135

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Dans un numéro spécial de L’Illustration consacré au salon de l’auto en 1938,une photographie prise par François Kollar dans les usines Renault est accompa-gnée de cette phrase :

«Les rouages géants de cette presse qui sert à emboutir les tôles d’acier de la car-rosserie suggèrent bien l’idée de puissance et de précision qui caractérise laconstruction automobile française1 ».

Légende d’un cliché, ces quelques mots soutiennent également une autrelégende, selon laquelle la grandeur de l’industrie automobile serait de facturenationale, puisque ses caractères (« puissance et précision ») seraient ceux de laconstruction française. L’usine automobile, avec ses outillages «géants », est miseen équivalence, visuellement et textuellement, avec la nation, incarnant ce qui la« caractérise ». Cette association étonnante n’est pas une spécialité française.Dans l’ouvrage Arbeit ! que le photographe allemand Paul Wolff consacre en1937 au monde du travail, on trouve des clichés identiques de « lourdes presses »de l’industrie automobile (pp. 90-91), le texte introductif ayant précédemmentaverti le lecteur que « le travail, dans le mot et dans l’image de ce livre, se pré-sente comme l’élément de liaison indissoluble de la communauté et du peuple »(p. 11). On lira un écho américain de ces affirmations dans les pages du maga-zine Life en août 1940 : un article de douze pages y présente l’usine Ford deRiver Rouge sous le titre : « Great Ford Plant is Cross-Section of IndustrialMight of Rearming America » (« L’immense usine Ford est une composantereprésentative de la puissance industrielle au service du réarmement de l’Amé-rique »)2. Dans les très nombreuses et volumineuses images illustrant l’article,dont celle de la plus grande presse du site, le photographe Herbert Gehr, luiaussi chargé de montrer la grandeur de la nation abritant de telles installationsindustrielles, développe un style largement parent de ses confrères européens.

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Ce ne sont là que quelques exemples d’une formule identique, faite d’unmélange subtil de textes et de photographies, dont on peut trouver la trace danstoute une série de documents relatifs à l’usine automobile, une formule consistantà transformer celle-ci en une incarnation de la nation, en un de ses organes vitauxet vénérables. C’est à l’identification de cette formule, ainsi qu’à l’analyse de sacomposition, que sont consacrées les lignes qui suivent. Fondée sur l’analyse d’uncorpus délimité de documents (voir encadré), notre démarche cherchera égale-ment à mettre en lumière la convergence historiquement située entre le dévelop-pement de l’entreprise automobile fordiste et l’utilisation de cette formule visuellepar les photographes professionnels. En effet, dans des circonstances données, cesdeux réalités, évoluant selon leur logique et leur historicité propres, ont noué unesorte d’alliance objective, motivée à la fois par une série d’opportunités nouvellespour chacune d’elles et par des logiques contextuelles plus larges.

Le contexte de l’entre-deux-guerres est marqué, pour l’industrie automobile,par le développement et la consolidation de «la forme nationale de la vie écono-mique» (Mauss 1956 : 26): les marchés prennent une forme résolument nationale(notamment par le développement des réseaux de distribution et de services sur toutle territoire national, venant soutenir la première vague de motorisation), le nombrede producteurs automobiles se réduit fortement et seuls les «grands» constructeursoccupent rapidement la scène – ainsi, en 1939, 80% de la production française estassurée par Citroën, Peugeot et Renault (Loubet 2001 : 164) – tandis que de nom-breuses institutions à vocation nationale apparaissent autour de l’activité indus-trielle, l’idée d’économie nationale devenant une évidence politique, industrielle etculturelle (Denord 2007 : 11-26). Cette configuration qui se met en place avant laSeconde Guerre mondiale se verra consolidée dès la paix revenue, donnant au sec-teur automobile sa forme canonique pour les trente années suivantes. Pendant plusd’un demi siècle (du début des années 1920 jusqu’aux années 1970), la productionautomobile mondiale a été alimentée de manière quasiment exclusive par les indus-tries américaines, britanniques, françaises, allemandes et italiennes. En effet, cescinq nations fournissaient, en 1939, 93% de la production mondiale, 91% en 1950et encore 84% en 1960 (Bonnafos, Chanaron et Mautort 1983 : 15). En outre, leséchanges de véhicules entre les États-Unis et l’Europe restaient très limités duranttoute cette période, ne dépassant pas la proportion d’une automobile sur dix impor-tée de l’autre continent. Par conséquent, si le fordisme peut être considéré commeun mode de production et un régime d’accumulation historiquement situé, sonplein développement s’est opéré à travers des systèmes nationaux de régulation, oudans des espaces socioéconomiques (marchés, institutions, politiques) structurés àune échelle prioritairement nationale (Wallerstein 2002 : 45-58).

Par ailleurs, la photographie comme pratique professionnelle connaît dans lamême période une double évolution. D’un côté, une intense activité photogra-phique à prétention artistique se développe, dont les objets industriels sont parmiles motifs privilégiés : usines, produits manufacturés, paysages urbains, groupes

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Usines Photographes Dates Portfolios Publications

Ford(River Rouge, Detroit)

Charles Sheeler(1883-1965)

1927 32 clichés n/b Edwin P. Norwood, Ford Men and Methods, New York, Doubleday,Doran & Cy, 1931 [voir aussi Mora & Stebbins 2002].

RenaultCitroën(Paris)

François Kollar(1904-1979)

1932 39 clichés n/b Hervé Lauwick, L’automobile, la route,Paris, Horizons de France, 1932 (6e fas-cicule de la série La France travaillepubliée entre 1932 et 1934).

Opel(Rüssel-sheim)

Paul Wolff (1887-1951) Alfred Tritschler(1905-1970)

1936 102 clichés n/b Heinrich Hauser, Am laufenden Band,Frankfurt, Hauserpresse, 1936.

Non précisé Paul Wolff (1887-1951) 1937 18 clichés n/b Paul Wolff, Arbeit!, Berlin, Volk und Reich,1937 («fabrication d’automobiles», pp. 81-100).

Ford(River Rouge, Detroit)

Herbert Gehr (1910-1983)

1940 34 clichés (n/b et couleurs)

Anonyme, « Great Ford Plant is Cross-Section of Industrial Might of RearmingAmerica », Life, 19 août 1940, pp. 37-48.

Renault(Billancourt)

Robert Doisneau(1912-1994)

1947 24 clichés n/b Jacques Friedland, « Renault. Une villedans la ville », Regards, 18 avril 1947, n° 89.

Volkswagen (Wolfsburg)

Alfred Tritschler(1905-1970)

1949 164 clichés n/b Heinz Todtmann et Alfred Tritschler, Kleiner Wagen in großer Fahrt, Offenburg,Franz Burda, 1949 (trad. fr. Petite voiture– Grande classe, 1950, même éditeur ; et rééd. en 1993, Paris, Rétroviseur)

Renault(différents sites)

Doisneau, Dumas, Fregnacq,Girard, Jahan, Landau, Lang,Raux, René-Jacques, Ronis,Schall, Steiner, Sudre, Zuber

1951 250 clichés n/b Régie nationale des usines Renault,L’Automobile de France, Billancourt,RNUR, 1951 (textes de Jean Cassou,Georges Friedman, Jules Romains, André Siegfried).

Peugeot(Vallée du Doubs)

Robert Doisneau(1912-1994)

1953 88 clichés n/b Peugeot frères, L’Outil de qualité, s. l.,Peugeot & Cie, 1953 (texte de Pierre Mac Orlan).

Volkswagen(Wolfsburg)

Peter Keetman (1916-2005) 1953 83 clichés n/b Peter Keetman, Volkswagenwerk 1953,Bielefeld, Kerber, 2003.

Ford(River Rouge,Detroit)

Robert Frank (né en 1924) 1955 15 clichés n/b Robert Frank, Les Américains, Paris, Delpire, 1958 (texte de Jack Kerouac)[voir aussi : Barr 2002].

Encadré. Les documents d’un régime

La sélection des documents, limitée aux États-Unis, à l’Allemagne et à la France, s’est opérée en fonction de trois critères : 1/ il s’agit de documents publiés (livres ou articles), composés de textes et d’images; 2/ ils portent, exclusivement ou partielle-ment, sur une usine automobile, et entendent en montrer la physionomie et la qualité ; 3/ les images qu’ils contiennent sontl’œuvre de photographes reconnus pour leur professionnalité, entendue comme maîtrise de l’esthétique photographique.

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professionnels (Sichel 1995; Lugon 2001; Marien 2006). L’entre-deux-guerres estainsi marqué par une intense recherche esthétique en photographie, avec des cou-rants artistiques, comme la Nouvelle Objectivité ou le photomontage d’inspirationsoviétique, revendiquant explicitement leur attachement aux réalités industrielles.Les plus grands noms de la photographie d’art de l’époque prennent l’usinecomme sujet de leurs travaux : Charles Sheeler, Albert Renger-Patzsch, LewisHine, Margaret Bourke-White, Aleksandr Rodchenko, François Kollar, LazloMoholy-Nagy, Germaine Krull, Paul Wolff, Robert Doisneau, Walker Evans,entres autres, signe d’une attirance forte pour ce lieu emblématique du nouveaumonde se déployant sous les traits éponymes du plus célèbre industriel de tous lestemps, Henry Ford. D’un autre côté, le marché de l’édition et de la presse illustréesconnaît une incroyable expansion dans l’entre-deux-guerres, elle aussi sur une baseessentiellement nationale (Freund 1974; Amar 1999; Bauret 2004 : 32-35). Lesprofessionnels de la photographie trouvent dans ces développements l’occasion dese définir un statut, de structurer le champ de leurs activités (notamment par lacréation des sociétés professionnelles spécialisées et des agences) et d’instituer lescodes de leurs pratiques (publication de manuels, tenue d’expositions, apparitiond’essais théoriques, organisation de cursus académiques, etc.).

Les documents que nous analysons ici constituent les traces tangibles dequelques rencontres entre ces deux continents, lesquelles ne seront pas interpré-tées comme fortuites, mais au contraire comme inscrites à l’intérieur d’un agen-cement historique particulier, dans lequel atteignent leur apogée respective etsolidaire un mode de production et de consommation fordistes et l’État-nationcomme forme et culture politiques. C’est à la charnière entre ces deux mondesque s’invente un régime visuel original, que l’on qualifiera ici d’« industrialo-nationel ». Le qualificatif « nationel » est entendu dans le sens que lui donneAdorno (1994), pour désigner tout élément « relatif à l’idée de nation» et non àla nation elle-même, ou encore toute manière de « faire du national » (Detienne2008 : 15). Ainsi, avancer la thèse que la photographie (et en particulier la pho-tographie industrielle) a été investie d’une valeur nationelle revient à s’intéressernon pas aux particularités photographiques propres à chaque nation mais à lacapacité attribuée à ce médium de représenter la nation. Selon nous, ce régimeindustrialo-nationel domina la production photographique dans le secteur auto-mobile tout au long de la période qui s’étend entre les deux principales criseséconomiques du XXe siècle, celle de 1929 et celle de 1973. Il consiste en unensemble de procédés de composition photographique et textuelle, formant des « énoncés photographiques » caractéristiques (Rouillé 2005 : 220), par lesquelss’opère une nationalisation symbolique de l’activité industrielle. En d’autrestermes, les documents relevant de ce régime visuel peuvent être appréhendéscomme autant de dispositifs d’élévation de l’industrie automobile au rang degrandeur nationale3.

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Dans un premier temps, nous décrirons en détail les procédés photogra-phiques supportant cette nationalisation de l’industrie automobile, et donnantpar là consistance à une esthétique de la production particulièrement typée.Ensuite, après avoir identifié ces objets et ces techniques nationellement photo-géniques, on s’interrogera sur les circonstances qui ont généré ces qualités photo-graphiques et ainsi assuré la production de cette esthétique. Nous concluronsnotre enquête sur quelques questions que soulève la thèse défendue ici, principa-lement celles de l’originalité des photographies de l’usine automobile ou del’existence de vues alternatives sur cette réalité.

Rendre la réalité admirable : une esthétique de la production

En relisant la légende de la photographie de Kollar, on comprend qu’il faut yvoir simultanément un objet (une presse géante) et l’incarnation d’une grandeur,celle de l’industrie automobile nationale. L’examen du contenu iconographiquedes autres documents du même genre que nous avons rassemblés nous a permisde dégager les procédés formels par lesquels cette « élévation » est mise enimages. Nous verrons qu’ils consistent principalement en l’usage de techniquesde prises de vue caractéristiques et dans l’attention à certains objets privilégiés.L’apparition systématique, dans ces documents, de ces prises de vue visiblementremarquables indique que leur présence et leur organisation relèvent d’unelogique structurale, dont la forme même est génératrice de la signification dontils sont porteurs. En l’occurrence, elle consiste à opérer symboliquement ladémonstration du lien évident (précisément parce que mis en évidence) entre lavie de et dans l’usine automobile et le caractère de la nation sur le territoire delaquelle elle a vu le jour et s’est développée. Telle est la fonction assurée par tousces documents, une fonction essentiellement cérémonielle dans la mesure où ilsvisent, au-delà de la promotion des produits automobiles auprès des consomma-teurs, à conférer, par une série d’opérations photo-textuelles réglées, un certainstatut à l’usine où ils sont fabriqués. Cette transformation statutaire, fonctionmême de la cérémonie (Garfinkel 1956 ; Souriau 2009 : 338), consiste ici àsolenniser l’usine et la marque automobiles aux yeux de la communauté natio-nale. Il ne s’agit donc pas de lire ces ouvrages de prestige, essais photographiquesou grands reportages comme des expressions d’une simple logique publicitaire,mais d’y apercevoir ce que Pierre Legendre appelle « le primat social des cérémo-nies » par lesquelles des entités sociales s’entourent de respect, «un respect quiexige les mises en scène, la distance d’objets vénérables et la manœuvre dusilence» (1983 : 119). En d’autres termes, à l’instar des chants dans une célébra-tion religieuse qui vocalisent la vénérabilité, ces documents cherchent à rendreadmirable un monde par sa mise en ordre visuelle. Ces précisions posées, il nous

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faut maintenant décrire les procédures de démonstration au moyen desquelles laphotographie établit les liens entre l’usine automobile et la nation, et dont nousverrons ensuite qu’elles s’inscrivent dans une topique spéculaire.

Territoires industriels, territoires nationauxLe premier et le plus évident procédé de nationalisation symbolique de

l’usine automobile est la mise en images des liens unissant l’entreprise au terri-toire national. Il s’agit d’associer la marque automobile au cœur du pays, et par làde montrer comment elle contribue à donner à ce pays sa place dans le concertdes grandes nations. Ce procédé se décline de trois manières.

Premièrement, un emblème de la nation peut être explicitement intégré dansle document. Ainsi, intituler une publication La France travaille, L’Automobile deFrance ou Les Américains (ou encore Die deutsche Industrie, unsere Schicksal 4) per-met d’identifier immédiatement et indissolublement l’usine et la nation. Ledocument peut également faire apparaître un sceau au sens strict, précisémentparce qu’il possède le statut de symbole national : médaille (comme dans L’Outilde qualité), drapeau (comme dans Les Américains) ou blason. Ainsi, Peter Keet-man, dont la préoccupation photographique est avant tout formelle, fait néan-moins apparaître, par un cliché de capot de camionnette, le resplendissant blason« VW » particulièrement évocateur de l’identité nationale allemande (Schütz2007 ; Rieger 2009).

Deuxièmement, la plupart des documents proposent une évocation des« racines » de l’entreprise dans la terre nationale. Ces racines sont de nature géo-graphique et historique, exprimant une implantation dans un pays ainsi qu’unegénéalogie héroïque de valorisation et de défense de ce pays. Ce procédé estexploité très nettement par Paul Wolff et Alfred Tritschler, qui y recourent demanière systématique. L’organisation des clichés dans leurs ouvrages suit ainsiune logique d’approche de l’usine, emmenant le lecteur, supposé très éloigné,vers l’objectif de son voyage (l’usine comme objet du livre), dans un chemine-ment semblable à un trajet en voiture, ponctué de points de vue de plus en plusproches du lieu de destination. L’approche a pour fonction de donner une idéedu caractère monumental de l’usine et également de montrer son insertion har-monieuse au cœur du «pays ». Cet enracinement est également figuré en ouver-ture et en clôture de l’album Peugeot, par une aquarelle du moulin familial,«berceau de toutes les industries de la Marque», et une photographie paysagèrede la vallée du Doubs où « sont nées et ont grandi les usines Peugeot Frères [qui]animent, sans en trahir le pittoresque, les sites du pays de Montbéliard». Il enest de même, d’une manière toute subtile, dans la série de Keetman consacréeaux usines Volkswagen, avec ce cliché d’un capot de Coccinelle dont le centre estoccupé par l’écusson métallique représentant le château de Wolfsburg, châteauégalement présent dans l’ouvrage Kleiner Wagen sous la forme d’une photogra-

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phie pleine page dont la légende précise que « les seigneurs de Wolfsburg (châ-teau des loups) protégeaient et gouvernaient le pays pendant des siècles » (p. 24).L’usine automobile est ainsi placée au cœur du pays, intégrée en son sein, rivée àses terres, par le recours à une topographie visuelle et narrative explicite. La thé-matique de l’enracinement territorial est aussi introduite, dans les photographies,sous les traits de la nature. Les éléments végétaux d’abord : l’arbre, placé enavant-plan de l’usine, symbolisant son attachement à la terre et la force qu’ellelui confère, d’un côté ; les récoltes, symbolisant la générosité et la vitalité natu-relles du pays, et caractérisant par association la production automobile natio-nale, d’un autre côté. Les éléments fluviaux ensuite : la mise en image de laproximité de l’usine à un cours d’eau évoque l’irrigation mutuelle du pays et del’usine. De telles images sont récurrentes et font partie de la normativité dugenre : elles se retrouvent dans les photographies des usines Ford, Renault, Peu-geot, Volkswagen… La route est également représentée dans une perspectivesimilaire : on trouve ainsi des clichés de voies fendant l’horizon dans La Francetravaille, Arbeit !, Kleiner Wagen et Les Américains. Ils suggèrent l’idée d’une des-tinée commune de l’usine et du pays, idée nationelle qui s’est fortement cristalli-sée à l’occasion de la Première Guerre mondiale5, et qui s’exprime ensuite parune assimilation symbolique complète des deux entités : le livre Ford Men andMethods, illustré par les photographies de Sheeler, présente l’usine automobileétirant ses tapis roulants dans tout le pays, le complexe industriel de River Rougerecouvrant et organisant ainsi l’Amérique entière ; un autre ouvrage illustré parWolff dépeint l’usine Opel comme le centre de ce « champ de force » qu’est lepays de Rüsselsheim, tandis que le Kleiner Wagen fait voyager visuellement lelecteur dans toute l’Allemagne, lui faisant découvrir les usines alimentant Wolfs-burg ainsi que les routes ouvertes aux coccinelles qui y éclosent.

Troisièmement, nos documents mettent en scène la grandeur nationale del’industrie automobile en démontrant son rôle dans le concert des nations. Pource faire, deux procédés sont utilisés de manière privilégiée. D’abord, l’entrepriseest placée au centre de diverses cartes du monde, centre à partir duquel se répar-tissent les voies de diffusion de ses produits. Ensuite, ce sont les halls et les opé-rations d’expédition des produits finis (véhicules ou pièces détachées) qui sontpris en photographie, laissant apparaître clairement le caractère international deleurs destinations6. Dans tous les cas, l’industrie se présente comme une contri-bution patente à la grandeur nationale, assurant le rayonnement et le positionne-ment du pays parmi les autres nations.

Des monuments de l’industrie et de la nation

À côté des imaginaires territoriaux suggérés par les clichés eux-mêmes, unautre procédé photographique conférant à l’usine automobile une grandeurnationale consiste à l’extraire du registre du quotidien de l’activité industrielle et

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à lui attribuer un caractère extraordinaire. Cette opération repose sur la mise enscène photographique de la monumentalité des sites et lieux de l’usine, qui appa-raissent alors sous un aspect solennel, comme autant de hauts lieux de la produc-tion nationale. Les techniques photographiques utilisées pour faire de l’usine unmonument apparaissent ainsi de manière récurrente. On trouve d’abord la mar-ginalisation ou l’exclusion de la présence humaine, innovation formelle explicite-ment assumée par les photographes en rupture avec la pratique photographiqueantérieure, qui valorisait les personnages (comme dans les portraits, individuelsou de groupe) et les multipliait (comme dans les vues d’ateliers). Ainsi vidés deleurs occupants quotidiens et ordinaires, les bâtiments et les sites photographiésprennent l’aspect de temples et de territoires vénérables et grandioses, fonction-nant de leur vie propre, à l’instar de monuments religieux ou étatiques tels quecathédrales, palais ou sanctuaires. On ne s’étonnera pas, de la sorte, que les cli-chés du site de River Rouge réalisés par Sheeler étaient accompagnés, lors deleur parution dans le numéro de février 1928 du magazine américain Vanity Fair,de légendes aux résonances théologiques explicites, telle celle-ci : « By theirworks ye shall know them » (« C’est donc à leurs fruits que vous les reconnaî-trez », Évangile selon saint Mathieu, 7. 20). Le photographe américain consa-crera d’ailleurs une série à la cathédrale de Chartres, contenant de nombreusessimilarités avec celle réalisée deux ans plus tôt à Detroit (Lucic 1991 : 97 ; Moraet Stebbins 2002 : 20). En Allemagne, Wolff utilisera les mêmes techniquespour photographier les usines automobiles et les édifices religieux du pays. C’estdonc bien qu’aux yeux de l’un comme de l’autre tous ces lieux méritaient un trai-tement similaire, du fait de leur commune stature.

Le recul et la contre-plongée, pratiqués tant à l’extérieur qu’à l’intérieur desbâtiments, constituent deux autres techniques abondamment utilisées par lesphotographes industriels pour souligner la monumentalité des sites. L’immensitéet l’étendue des usines automobiles empêchent en effet toute vue d’ensemble.Néanmoins, grâce à ces techniques de composition, il devient possible de resti-tuer ces traits en produisant des clichés traversés de part en part par leur objet,dont la démesure est signifiée par la conjonction du remplissage et du déborde-ment de l’image (horizontalement, verticalement ou diagonalement). Chemi-nées filant vers le ciel, bâtiments s’étendant à perte de vue, structures métalliquestraversant le cliché, autant de traductions photographiques caractéristiques de lagrandeur industrielle. La prise de vue plongeante et la photographie aériennesont également pratiquées, mais dans une moindre proportion, dans la mesureoù il s’agit d’exercices matériellement plus délicats ou plus coûteux. Dans tousles cas, la visée de ces techniques de composition est néanmoins identique : ils’agit de suggérer la grandeur de l’entreprise, en prenant un point de vue extraor-dinaire parce qu’inaccessible à l’œil ordinaire. Sur ce point, la constructionvisuelle de cette grandeur partage une logique analogue à celle qui anime, à lamême époque, l’édification de grands monuments nationaux. L’historien George

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L. Mosse décrit en détail la visée poursuivie par leurs architectes : « par leurapparence, [ces monuments] doivent élever les hommes au-dessus de la routinede la vie quotidienne et leur parler dans un langage nouveau fondé sur l’harmo-nie et la robustesse de leurs formes» (1996 : 67). Si, pour le monument, c’est soncaractère matériellement imposant qui est censé affecter le corps du visiteur,dans le document photographique c’est à l’œil du lecteur que s’adresse le cadragevisuellement impressionnant du cliché ; deux dispositifs différents, donc, maisrelevant d’une même logique de mise en scène qui, par métonymie, soutientl’assimilation symbolique de la grandeur matérielle du lieu et de la grandeurimmatérielle de la nation.

Des valeurs collectivesCes documents ne font pas que montrer la commune monumentalité de

l’industrie et de la nation ; ils en illustrent également les valeurs censément lesplus grandes et respectables. En d’autres termes, ils s’attachent à «mettre en évi-dence et à rendre visible la dignité des valeurs supra-personnelles de la tribu»,cette tribu nationale au travail (Garfinkel 1956 : 423). Ainsi, les caractères de lanation se donneraient à voir dans la forme et l’organisation de l’industrie auto-mobile. La dimension morale du travail industriel se décline alors en une sériede thèmes photographiques convenus, correspondant aux grandes valeurs collec-tives qu’incarneraient tant l’usine que la nation : beauté du travail, puissance,savoir-faire, amour du devoir, ou encore formation de la jeunesse. La beauté dutravail – légende d’un cliché de Wolff dans Arbeit ! (1937 : 80) – apparaît au tra-vers des prises de vue d’opérations industrielles particulièrement spectaculaires,telles que les coulées de métal en fusion, l’activité de la forge, le travail à lachaîne ou l’assemblage des châssis et des carrosseries. C’est par leur récurrencedans les travaux photographiques produits depuis l’entre-deux-guerres que cesquelques opérations sont devenues les symboles iconographiques de l’industrieautomobile et de l’activité industrielle en général. Le savoir-faire, présenté àchaque fois comme proprement national, est mis en scène au moyen de grosplans sur des opérations de précision, telles que la soudure électrique ou le frai-sage automatique de pièces. Les compétences professionnelles des ouvriers n’ontici d’équivalent que les qualités technologiques des machines, toujours les plusadaptées, et dont les mouvements performants sont également visualisés, sous laforme d’étincelles, de giclures ou de trajectoires. L’amour du devoir – autre vertuchère à la nation – apparaît sous les traits de visages d’ouvriers et d’ouvrièresattentifs, fixés à leur tâche, et sérieux ; le travail est opéré sans retenue, pénibilitéou distraction. La formation professionnelle de la jeunesse est également unthème très fréquemment abordé par les photographes : vues d’ateliers d’apprentiset gros plans sur de jeunes garçons répétant des gestes techniques font ici recette,tant en France qu’en Allemagne.

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Enfin, une dernière manière de signifier la nature morale, au sens durkhei-mien du terme, du collectif usinier consiste à mettre en images sa morphologiesociale. Or, sur ce point, on observe clairement la volonté de présenter l’usinecomme l’équivalent du corps national, tant au niveau de sa composition ethniqueque générationnelle. Alors que les documents français et allemands mettent enscène un peuple racialement homogène, les photographies américaines, et en par-ticulier la série de Robert Frank, évoquent la double composante ethnique censéedéfinir l’identité américaine, les Blancs et les Noirs. En termes générationnels, lacomposition photographique est tout aussi évidente. Les hommes et femmesd’âge moyen occupent la grande majorité des clichés, évocation implicite d’uncollectif en pleine force de l’âge. Néanmoins, on ne pourrait pas ne pas remarquerun nombre beaucoup plus réduit de photographies de personnes âgées, attachées,comme les autres, à leurs tâches productives. Leur présence, mise visiblement envaleur par la photographie, vient souligner l’idée fantasmatique d’une homologiecomplète entre le peuple industriel et le corps social, dont toutes les composantesseraient présentes à l’usine. On trouve cette même préoccupation dans l’ouvragede Tritschler publié quatre ans après la Seconde Guerre mondiale, où la présencedes anciens combattants est explicitement soulignée, comme pour signifier lacommunauté de destin entre l’usine automobile et la nation vaincue.

Dans tous les cas, l’usine apparaît comme l’incarnation d’un corps sain etharmonieux, comme un collectif idéal intégrant l’ensemble des valeurs et com-posantes de la nation – celles qu’elle considère comme vénérables, à tout lemoins (Legendre 1976). Ce qui dépasse l’individu, à savoir le collectif, est ainsi,à strictement parler, mis en valeur par la photographie. Ce collectif, pure idéali-sation, prend corps grâce à cette dernière, qui en effet se montre indiscutable-ment capable d’en rendre visibles les idéaux et les membres légitimes.

Un peuple uniformeSi, comme on l’a vu, les sites et les bâtiments industriels peuvent être vidés de

leurs occupants pour rendre visible leur monumentalité, et si ces derniers peuventservir à mettre en scène les valeurs collectives du corps productif, le peuple desusines automobiles sera également figuré pour lui-même. Les photographesauront ici recours à un principe compositionnel différent, mais tout aussi récur-rent : l’uniformisation. Les êtres évoluant dans l’usine, humains et choses, appa-raissent en effet dans une uniformité saisissante, qui se marque par quelques pro-cédés récurrents (l’alignement, la multiplication, la mise en abîme) visant àincarner la massification de la production et corrélativement de la société qu’ellealimente. Il s’agit de montrer l’organisation rationnelle de l’usine, la qualité per-manente des produits, la complémentarité harmonieuse des tâches, l’uniformitécontinue des prestations, la production ininterrompue, l’intégration générale desorganes dans ce corps unifié qu’est l’usine et tendu vers un but unique qu’est la

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production. La multiplication des photographies de séries (séries de pièces, devéhicules, d’ouvriers, de bureaux) permet d’opérer visuellement l’uniformisationd’un monde et de son peuple. Ainsi, les occupants de l’usine sont photographi-quement traités comme instances d’une uniformité, les humains par le truche-ment de l’uniforme (le bleu de travail, la blouse blanche, le costume-cravate, letailleur) et les objets par celui de leur aspect standardisé. Dans les photographiesde l’usine nationelle, l’être original ou unique n’existe pas – ou du moins n’est pasrendu visible : pas de noms propres ni d’expressions personnelles, pas d’infirmes nide pièces abîmées, pas d’étrangers ni de saletés, pas de patrons non plus, et pas deconflits. Tout ce qui pourrait suggérer l’existence de différenciations internes estévité ou inoculé. «Tout, dans une nation moderne, individualise et uniformise sesmembres», écrit Marcel Mauss (1956 : 31) ; à l’instar de la nation, l’usine doitapparaître comme un corps non pas sans organes, c’est-à-dire sans distinctionsfonctionnelles, mais comme un corps aux organes intégrés, c’est-à-dire comme unorganisme vigoureux – vision sublimée de réalités évidemment moins lisses7.

Les visages du collectifCe corps qu’est l’entreprise automobile ne reste cependant pas sans visage,

même si, comme cela vient d’être suggéré, il ne prendra le visage ni du patron nidu chef, c’est-à-dire de la personnalité8 : ce sera plutôt celui de l’ouvrier anonymequ’il arborera, à l’image de la nation se reconnaissant dans son soldat inconnu.De la sorte, il pourra être illustré par n’importe quel individu, pris comme exem-plaire d’une population. Ainsi, les gros plans de visages d’ouvriers ou d’ouvrières,lorsqu’ils existent, ne viennent pas rompre l’uniformisation du peuple de l’usine,car ils ne permettent jamais de personnaliser la figure visée, qui reste irrémédia-blement anonyme, sauf dans de très rares cas9. Ils contribuent au contraire à sou-ligner les effets psychologiques de l’uniformité, parmi lesquels, dans la majoritédes documents, le professionnalisme ou l’attachement à la tâche, voire mêmel’épanouissement du travailleur, comme dans le cas de ces visages souriants évo-quant le plaisir au travail ; parfois, une certaine mélancolie, que les commentairesécrits perçoivent de manière positive («Plus précieux encore que les machines estla conscience de l’ouvrier »10) ; enfin, dans le cas des Américains, c’est une tensionuniformément vécue et désespérément anonyme qu’expriment les visages desouvriers de l’usine Ford (Barr 2002).

Ce procédé a également pour objectif de faire partager au lecteur l’expériencequotidienne du travail à l’intérieur de l’usine automobile. C’est la constructiond’une proximité qui est ici recherchée, abolition de la distance entre le spectateurà l’extérieur et le travailleur à l’intérieur, tentative d’identification entre des indivi-dus anonymes dont on cherche à montrer la commune identité. Ainsi, en se fai-sant plus «humains», les gestes, les âges et les sexes se déclinent, la responsabilitéindividuelle de la tâche se montre plus explicite. La photographie est ici censée

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susciter un apparentement ou une identification, plutôt qu’un saisissement ou uneadhésion, en développant une perspective plus corporelle : le lecteur est placé aumême poste que l’ouvrière, se retrouve aux côtés de l’ouvrier alimentant un four,peut toucher la main qui manipule les pièces à l’usinage, etc. L’expérience del’usine cherche à être partagée par un rapprochement des protagonistes. Cepen-dant, comme on l’a vu, il n’est point question de personnaliser ou d’identifier cesvisages – ni noms propres ni regards frontaux, telle est la règle qui marque unifor-mément ces documents. Le contraste est d’ailleurs frappant avec les travauxd’autres photographes utilisant explicitement ces procédés, dans d’autrescontextes et à d’autres fins11. Seul Frank violera partiellement cette règle, nourris-sant un rapport plus ambivalent à la culture américaine (la saisir sans la louer),tout en gardant cette exigence d’une photographie du mouvement et de l’action :il en résultera des regards croisés comme par hasard, sur le vif, exprimant l’éton-nement et non le consentement du sujet face à la présence du photographe.

À travers l’ensemble de ces procédés photographiques, c’est une esthétiquede la production particulièrement typée qui se définit et se donne à voir dans sesformes, ses contenus et ses attendus. En faisant apparaître l’usine automobilecomme une réalité monumentale enracinée dans le territoire national, commel’incarnation de valeurs censément générales et partagées, ou encore commel’espace d’activité d’un collectif homogène et intégré, la photographie dessinel’ordre visuel donnant à voir ce qui serait une parenté de nature entre l’usine et lanation. Et c’est précisément leur grandeur commune, issue de leur communefacture, qui est l’objet même de la démonstration entreprise par ces documents.

Miser sur la série : la production d’une esthétique

La description des procédés photographiques mis en œuvre dans tous cesdocuments amène à penser que leur parenté résulte avant tout de la configura-tion et de la répétition des liens entre leurs éléments internes, bien plus qued’une hypothétique conformité à une réalité extérieure à eux-mêmes et qui lesconditionneraient mécaniquement. Mais qu’est-ce qui régirait alors cette répéti-tion et, par conséquent, la facture de ce régime d’énoncés photographiques ?Nous allons maintenant chercher à montrer que ce dernier prend consistancedans des configurations sociales et historiques situées, alimentant des discursivi-tés par définition collectives. En effet, s’il est possible de décrire des objets et destechniques nationellement photogéniques, on peut également s’interroger sur lescirconstances qui ont assuré la médiation entre ces entités productives que sontl’usine, le photographe et son commanditaire. C’est qu’il a bien fallu qu’ellessoient mises en rapport pour produire les documents étudiés ici. On peut alorschercher à dégager les médiations au travers desquelles ces objets ont pris la

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forme qui les caractérise, précisément, en tant que régime d’énoncés photogra-phiques. Nous en avons identifié quatre, qu’il nous faut maintenant détailler.

Premièrement, le photographe est mis au travail par l’intermédiaire d’uncontrat qui, soit définit son projet photographique (travail de commande), soiten autorise l’exécution (travail personnel). Dans les deux cas, l’établissement dece contrat est simultanément une mise en marche (un déclenchement) et unemise en marché (un arrangement) du projet photographique : alors que l’accordamène le photographe à se rendre effectivement sur le terrain aux conditions quecelui-ci établit, il pose simultanément les conditions de la rétribution financièrede travail, et règle l’accès de la production photographique à ses marchés, celuide la publication promotionnelle comme celui de l’art. Si le contrat qui lie Frankest celui qu’il a signé avec la Fondation Guggenheim, en vertu du projet qu’il luiavait lui-même soumis quelques mois plus tôt en vue de photographier la civili-sation américaine, il négocia également son accès au site de River Rouge, dontles conditions ne lui furent pas vraiment favorables, bien qu’il gardât la propriétédes clichés pris à cette occasion12. Keetman souligne par contre la totale libertédont il jouit lors de son passage à Wolfsburg, et qui le surprit grandement13.Doisneau, quant à lui, fut embauché chez Renault en 1934, exécutant les tâchesdemandées à la manière de tout autre employé, et ne maîtrisant pas l’usage ulté-rieur de ses photographies (Doisneau 1988 ; Hamilton 1996). Ce qui ne fut plusle cas en 1951, lorsque la Régie fit appel à une dizaine de photographes renom-més, parmi lesquels Doisneau et René-Jacques, pour produire des images dunouvel empire Renault. Ils se sont mis au travail sans la garantie de voir leurs cli-chés publiés, mais dans des conditions de totale liberté de mouvement et deprise de vue. René-Jacques explique quelle fut sa réaction face à cette demande :

«Dans ces conditions, j’ai demandé un prix très élevé : sept mille francs la photo etla possibilité de commencer sur la chaîne des 4 CV. Ce qui a été accepté. Au boutde huit jours, pendant lesquels je n’ai rencontré aucun confrère, j’ai soumis mesphotos au chef de publicité qui s’est montré très satisfait et m’a demandé de conti-nuer. J’ai alors exigé d’être seul sur un site pour ne pas gêner ou concurrencer mesconfrères. On m’a ainsi chargé des prises de vue aux usines de Flins et du Mans»

(Gautrand 1992 : 76).

Le contrat que signe Kollar exactement vingt ans plus tôt avec les Horizonsde France pour la réalisation de La France travaille établit lui aussi de manièretrès précise les conditions de mise en marche du projet ainsi que celles de sa miseen marché14. Certains clichés réalisés à cette occasion seront également vendus àd’autres éditeurs afin d’illustrer leurs propres publications, comme dans cenuméro d’octobre 1938 de L’Illustration évoqué en ouverture de notre article.Loin, donc, de constituer des détails historiographiques sans portée interpréta-tive, les conditions de mise en rapport du photographe et de son objet d’étudetémoignent, dans leur concrétude même, du statut conféré à la photographie

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lorsqu’elle se penche sur l’industrie nationale : elle apparaît bien comme lemoyen « le mieux à même de la documenter, de lui servir d’outil et d’actualiserses valeurs » (Rouillé 2005 : 12).

Une deuxième modalité de mise en rapport de ces photographes et de leurscommanditaires est le partage de cette conception selon laquelle le travail photo-graphique constitue une mise en œuvre : ce qui est attendu, par les uns commepar les autres, des campagnes de prises de vue est la production d’un œuvre ori-ginale et belle, c’est-à-dire esthétiquement maîtrisée. Il s’agit de faire œuvre, telest le projet partagé par les protagonistes15. C’est ce que précise explicitement lecontrat de Kollar évoqué ci-dessus : « constituer une collection de clichés photo-graphiques inédite de valeur artistique certaine ». En d’autres termes, le com-manditaire ne cherche pas seulement à acquérir des objets d’art, il se fait « ache-teur de talents » (Heinich 2004 : 31), comme le précise la dernière page deL’Automobile de France où est mentionné le fait que « les photographies repro-duites dans cet ouvrage sont dues aux talents » des photographes dont les nomssont ensuite fournis en caractères majuscules. Le photographe est mobilisé et semobilise en sa condition de professionnel, d’auteur, d’artiste, pour lequel pro-duire une série photographique sur l’usine relève tout autant du procédé que duprojet photographiques. Il y a là une convergence certaine entre la forme mêmede l’usine, dont le corps est organisé autour de la production en série d’automo-biles, et la forme du projet photographique, dont le cœur est articulé autour de laproduction d’une série de clichés, lesquels seront sélectionnés et agencés d’unemanière spécifique pour faire œuvre. L’usine automobile donne prise à la consti-tution de séries photographiques, et la photographie trouve en cette usine uneprise idéale pour l’exercice de la mise en série. Néanmoins, cette convergenceentre l’usine et la photographie ne s’opère pas uniquement pour des raisonsmatérielles ou formelles ; elle est également conditionnée par la position conféréeau photographe à cette occasion, à savoir une position de choix.

La troisième voie par laquelle se noue un rapport entre l’usine et le photo-graphe est en effet la mise en scène non pas d’un événement ou d’un élément deson existence mais de sa vie même, comme entité agissante, comme unité pro-ductive. Rendre compte visuellement de l’usine dans son caractère de totalitésignifiante, tel est le projet de nos documents. Techniquement, c’est le recours àla série (sa production puis son organisation) qui permet au photographe de fairevoir l’usine comme personnage du récit photo-textuel véhiculé par le document.Par conséquent, la particularité méthodologique, pourrait-on dire, de ce mêmedocument est précisément d’être le résultat matériel du choix laissé au photo-graphe quant au regard pour mettre en vue cette action, cette vie, cette person-nalité de l’usine. Contrairement à une conférence de presse, à une manifestationouvrière ou à un piquet de grève, ce n’est pas l’usine qui se met en scène, c’est lephotographe lui-même qui la transforme en studio. Cela se traduit notamment

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dans le fait que, contrairement à ces situations extraordinaires, la productionindustrielle n’est pas interrompue, que le photographe peut circuler librementdans l’usine, que les figurants exécutent les figures habituelles de leur travail enusine. C’est à l’intérieur de ces fenêtres d’opportunité, tacitement dressées puisexplicitement codifiées comme règles du genre, que le photographe posera deschoix qui pourront devenir les siens : présence ou absence de personneshumaines, centralité ou marginalité des propriétés formelles des lieux et desobjets, vues sur l’ensemble ou sur des parties seulement du processus de produc-tion, choix des clichés à partir de la planche-contact originale, etc. Ainsi, lecaractère magistral de ces travaux photographiques est-il conditionné par leschoix posés par les photographes, tout autant qu’il est lié au fait que leurs cam-pagnes de prises de vues se sont opérées dans des conditions de choix, cette foisau sens de conditions privilégiées, ou à tout le moins stimulantes, pour eux.

Loin de nous, cependant, l’idée d’affirmer que les photographes industrielsjouissent d’une liberté totale dans l’exercice de leur travail. Car ce serait oublierla quatrième dimension relationnelle qui les tient, à savoir l’inclusion de leursperformances au sein de champs de force aux logiques spécifiques. La mise soustension du travail photographique en usine provient en effet de la double injonc-tion qui les frappe nécessairement : produire une série esthétiquement satisfai-sante tant aux regards de leurs pairs que de leurs commanditaires. Reconnaîtrecette soumission du photographe aux regards de deux ensembles d’« autruissignificatifs » amène alors à poser le caractère spéculaire des topiques relation-nelles au sein desquelles il évolue. Ce qui restreint ou conditionne la liberté duphotographe, ce n’est pas tant la nature de ce qu’il photographie que la spécula-rité dans laquelle il est pris, au même titre que tous les autres protagonistes ;« cela veut dire que les artistes créent, au moins en partie, leur œuvre en pré-voyant les réactions affectives et intellectuelles des autres face à leur travail »(Becker 2006 : 214). En effet, la relation du photographe à son objet est condi-tionnée par les relations que les autres acteurs, qui se rapportent simultanémentà cet objet, entretiennent également avec lui. En d’autres termes, le professionnelamené à photographier l’usine automobile est préoccupé à la fois par le regarddes autres photographes et par celui de ses commanditaires (éditeurs ou entre-prises), les deux nourrissant des attentes distinctes et propres au champ respectifdans lequel ils évoluent.

L’injonction à l’originalité photographique, que le commanditaire adresse auphotographe ou que celui-ci s’adresse à lui-même, est la marque tangible de cettespécularité. Elle résulte, d’un côté, de l’économie des relations propres au champde la photographie, qui fonctionne sur la triple dynamique de distinction entre letravail amateur et le travail professionnel, entre l’activité de commande et le pro-jet personnel, ainsi qu’entre l’œuvre originale et la production conventionnelle.Or, tous les photographes dont nous parlons ici revendiquent leur style person-nel ou la signature individuelle de leur travail, c’est-à-dire la différence d’avec

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tous les autres, amateurs autant que confrères. D’un autre côté, une lisibilitéesthétique est néanmoins demandée par les commanditaires que sont les entre-prises automobiles. Ces dernières, qui entrent en concurrence réciproque sur lemarché économique, rivalisent également dans l’espace symbolique. Les mani-festations de prestige sont autant d’occasions de démontrer un statut, et aussi demarquer son appartenance au monde des « grands » de l’industrie automobilenationale. En ce sens, les monographies dédicacées, commandées par l’entrepriseou réalisées à l’initiative de passionnés ou d’experts qualifiés, entrent en réso-nance les unes par rapport aux autres, recourant à des modèles largement homo-logues. L’ouvrage de prestige publié par les usines Peugeot sous le titre L’Outil dequalité est ainsi un écho certain à L’Automobile de France, publié deux ans plus tôtpar Renault, illustration tangible d’un processus spéculaire, constitutif du champmême de « l’industrie française » – qui n’a de cesse de se comparer aux autresgrandes nations industrielles, comme l’Allemagne ou l’Amérique, lesquelles fontde même. De manière générale, ces publications marquent symboliquementl’existence de l’entreprise dans l’espace de l’industrie nationale, tenu par lesregards croisés de ses propres protagonistes. Il s’agit donc, en matière de produc-tion industrielle comme de publication cérémonielle, de faire comme les autres – ceux qui, du moins, sont significatifs – et mieux, cela va sans dire ; autrementdit, il est demandé aux photographes industriels de faire preuve et œuvre d’uneoriginalité convenable, ou encore d’une distinction assimilable.

Pris dans les rets de la spécularité, ce processus de caractérisation croisée del’objet de son travail, le photographe industriel est amené à partager un régimed’énoncés photographiques toujours déjà disponible, et en même temps à lerenouveler de manière plus ou moins profonde. C’est à cette condition qu’ilpourra trouver son style et inventer sa signature. Mais son inclusion dans cetespace spéculaire est elle-même rendue effective au travers de la série de misesen rapport que nous venons de décrire : une mise en marche du projet photogra-phique sous la forme d’une contractualisation, une mise en œuvre de la produc-tion industrielle et photographique au travers de la série, une mise en scène del’usine dans des conditions de choix particulières pour le photographe, et enfinune mise sous tension du travail photographique à la croisée des logiques respec-tives du champ photographique et du monde industriel. Ce sont ces différentstracés, empiriquement assignables, qui dessinent les contours, historiquementsitués, d’une mise en relation productive du photographe misant sur la série pourfaire avancer son art et de l’industriel misant sur le photographe pour magnifiersa production en série.

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Nous avons cherché à décrire le déploiement d’un régime d’énoncés photo-graphiques caractéristique, dont l’entreprise automobile a constitué un des sujets

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de prédilection. Les documents étudiés ont en effet pour trait commun de trans-former ces «monstres » que sont les usines automobiles en objets de jouissanceesthétique, en dégageant leur physionomie résolument moderne et en soulignantleur visage proprement national. C’est ainsi, de fait, que fut établie la formule decette faculté de transfiguration conférée à la photographie industrielle en régimefordiste : l’usine automobile prendra forme nationale, opération rendant visiblessa puissance et son destin tout en prouvant le génie de ceux capables de lesmettre en images. L’identification de cette formule photographique ne manquecependant pas de soulever un certain nombre de questions que nous aborderons,sans les résoudre néanmoins, en guise de conclusion.

On peut tout d’abord s’interroger sur l’originalité de la photographie desusines automobiles au regard de la photographie industrielle comme genre, à lafois en termes d’antécédence et de différence. Situer l’origine des codes esthé-tiques utilisés par nos documents est une tâche ardue, sinon impossible. Et peut-être même revêt-elle peu d’intérêt pour notre propos. Que certaines de ces règlesde composition aient été utilisées ailleurs (dans d’autres secteurs industriels) etantérieurement (plus précocement, dès le début du XXe siècle) est un constat dif-ficilement contestable (Peroni et Roux 1996 ; Woronoff 2003). En outre, ceuxqui inaugurent le régime visuel qui ordonnera la photographie de l’usine auto-mobile, Kollar et Wolff principalement, ne se limitent absolument pas à ce sec-teur d’activités : leur objet est au contraire l’ensemble des manifestations du tra-vail tel qu’il anime la vie de la nation. Il n’est donc nullement question nid’antériorité ni d’exclusivité absolues. Par contre, la production d’essais photo-graphiques originaux sur l’usine automobile, reconnus comme travaux d’auteurs(et tirant leur valeur esthétique de cette signature), procède quant à elle, et demanière exclusive, de ce régime visuel. Autrement dit, si ces séries photogra-phiques, telles qu’elles furent conçues et diffusées, ne possèdent pas le monopoledes codes esthétiques qu’elles utilisent, ceux-ci s’imposent nécessairement auxproducteurs de celles-là, pour les raisons que nous avons tenté de dégager dansles pages précédentes. Ce qui est spécifique, d’un point de vue photographique,c’est donc avant tout la formule de l’essai et de sa publication, plutôt que l’objet,l’usine automobile, en tant que tel.

Cette thèse permet également de préciser le statut de notre interprétationrelativement au problème de l’existence de saisies photographiques divergentesde l’univers usinier fordiste. Le lecteur s’étonnera peut-être de l’absence, dansnotre analyse, de photographes soucieux de montrer les aspects déplorables, plu-tôt qu’admirables, de l’usine automobile. On peut en effet trouver, dans la pressequotidienne ou militante de l’époque, un certain nombre de clichés montrant,notamment, les conflits sociaux émaillant la vie des complexes industriels(Michel 2007). Cependant, il se fait qu’aucun photographe, dans la période iciconsidérée, n’a attaché son nom à la production d’images dénonciatrices, à l’ins-

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tar d’un Lewis Hine ou, plus tard, d’un Sebastiao Salgado (ni l’un ni l’autren’ayant d’ailleurs traité de l’usine automobile). Ceux qui investirent l’usine auto-mobile le firent à des fins de mobilisation économique et politique : célébrer unnouveau site de production (Sheeler), valoriser le travail après la grande crise(Kollar), magnifier un ordre politique (Wolff ), soutenir l’effort industriel appelépar les préparatifs (Gehr) ou les conséquences (Doisneau, Kleiner Wagen, L’Auto-mobile de France) de la guerre… En d’autres termes, les conditions dans les-quelles furent produits ces essais photographiques étaient défavorables à touteforme de dénonciation visuelle de l’ordre usinier. La critique du travail fordisteresta, dans le secteur automobile, une affaire de littérature, qu’elle soit politique,académique ou romanesque. Quant à eux, les projets de Frank et de Keetman,plus décalés, ne portent pas sur le travail ouvrier en tant que tel, mais s’attachentà développer, contre la visée réaliste des séries d’avant guerre, un langage photo-graphique autonome, valant pour lui-même et non comme faire-valoir d’uneréalité, quelle qu’elle soit (Stimson 2006). Par contre, ils partagent une doubleconviction avec leurs prédécesseurs : que la série photographique est le moyen leplus adapté pour produire une esthétique du milieu visité, d’une part, et quel’usine automobile est bien un lieu où se donnent à voir les traits de la nation,d’autre part. Néanmoins, la saisie de ces caractères nationaux deviendra pour euxbien moins une affaire d’objectivité photographique que de subjectivité photo-graphique (Rouillé 2005 ; Stimson 2006). C’est en laissant son regard personnelse déployer librement que le photographe, dorénavant, pourra révéler l’essenced’une nation saisie comme forme culturelle et non plus comme corps social.Alors que leurs prédécesseurs définissent et utilisent avec assurance les tech-niques aptes à visualiser la nation, Frank et Keetman interrogent non pas l’exis-tence de cette dernière mais les moyens de la saisir photographiquement. Ainsi,dans les deux cas, s’opère une mise en ordre visuelle de l’usine par laquelle ce lieuvient incarner plastiquement les qualités de la nation.

La disparition de cette conviction sonnera le glas du régime photographiqueindustrialo-nationel. En effet, si ce régime a pris forme dans le même mouve-ment que celui où l’industrie automobile a pris une dimension nationale, conso-lidant ses marchés, ses institutions et ses symboles à cette échelle, en l’occurrencedans l’entre-deux-guerres, pour se poursuivre et s’épuiser dans ses propres clichésau cours des Trente Glorieuses, il a ensuite mué progressivement avec la trans-formation de cette industrie sous les coups des crises productives, des avancéesde la continentalisation des institutions d’encadrement de l’économie, et de laglobalisation des marchés et des groupes industriels, faisant de ses anciennesicônes les sujets d’une production photographique désormais ironique (Sichel1995). L’usine comme lieu de production a aujourd’hui disparu derrière ledouble écran des images produites par les entreprises elles-mêmes (qui se sonttoutes dotées de services photographiques spécialisés) et des images vénérées parles photographes eux-mêmes (qui se sont dotés d’une généalogie de grands

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maîtres). En d’autres termes, la photographie artiste en milieu automobile, si elleveut exister, doit dorénavant trouver sa voie entre les fourches caudines de l’auto-censure organisée et de l’autoréférence instituée16.

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Ouvrages cités

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Notes

* Faute d’avoir pu obtenir une autorisation dereproduction pour tous les documents analysés,nous avons préféré ne pas inclure d’illustrationsdans notre article, l’analyse prenant sens unique-ment dans sa dimension comparative.

1. L’Illustration, 8 octobre 1938, non paginé.

2. Life, 19 août 1940, pp. 37-48.

3. Au sens foucaldien du terme, un énoncé n’estpas une unité sémantique élémentaire (telle outelle photographie, par exemple, ou même telleœuvre) mais la modalité d’existence, historique-ment située, de cette unité parmi une séried’autres. Cette modalité fait d’une telle série, selonMichel Foucault, « autre chose qu’une série detraces, autre chose qu’une succession de marquessur une substance, autre chose qu’un objet quel-conque fabriqué par un être humain ; modalité quilui permet d’être en rapport avec un domained’objets, de prescrire une position définie à toutsujet possible, d’être situé parmi d’autres perfor-mances [visuelles], d’être doté enfin d’une matéria-lité répétable » (1969 : 148). Identifier un énoncérevient donc à saisir sa modalité au travers d’unensemble de productions à la fois assignables (nosdocuments peuvent être tenus en main et leur his-toire peut être retracée) et indissociables les unesdes autres (l’énoncé se comprend uniquementcomme série d’énoncés, c’est-à-dire comme moda-lité propre à un ensemble d’occurrences, ici lesdocuments étudiés). La notion de régime, quant à elle, véhicule l’idéesupplémentaire que cette modalité d’existencedevient, en un espace et un temps donnés, le modede fonctionnement normal, évident, de la produc-tion photographique. En parlant de régimed’énoncés photographiques ou, de manière équiva-lente, de régime visuel, nous exploitons la «possi-bilité descriptive » ouverte par Foucault, consistantà restituer la constitution conjointe de techniques,de conditions, de subjectivités et d’œuvres photo-graphiques, telle qu’elles forment un ensembleidentifiable de documents.

4. Titre d’un autre ouvrage illustré par Alfred Trit-schler, et comprenant plusieurs clichés sur l’indus-trie automobile, dont une vue extérieure de l’usineVW (München/Düsseldorf, Steinebach, 1952).

5. La guerre de 14-18 fait prendre conscience auxÉtats occidentaux que leur puissance n’est plus seu-lement liée à leur puissance militaire et commer-ciale, mais aussi à la puissance de la mobilisationindustrielle qu’ils peuvent engendrer et orienter àdes fins générales de souveraineté. L’équipement

industriel de la nation servira la guerre, qu’elle soitmilitaire ou économique. La mobilisation généralede toutes les composantes de la nation devient àpartir de ce moment le régime légitime de fonc-tionnement du capitalisme dans sa phase fordiste,soit jusqu’à la fin des Trente Glorieuses (Gaude-mar 1979). On en trouve des formulations entemps de guerre comme de paix, comme en témoi-gnent nos documents : « The Ford Motor Co. isimportant because it makes automobiles. To makethem it perfected a technique of mass productionthat long ago revolutionized the arts of industryand is now revolutionizing the arts of war» (Life,op. cit., p. 37). En 1951, la paix revenue, reste lediscours de la puissance : « Déjà la présence oul’absence [de l’industrie automobile], dans une éco-nomie nationale, nous disent à quel niveau de puis-sance et de “généralité” cette économie se tient. Unpays où l’on ne fait point de voitures peut avoirdiverses prospérités et supériorités. Mais il n’appar-tient certainement pas, au moins dans l’ordre “tem-porel”, à la toute première catégorie» (L’Automobilede France, p. 3).

6. Dans Am Laufenden Band, la légende d’un cli-ché montrant le chargement des véhicules dansune péniche précise que ceux-ci ont pour destina-tions «Rotterdam, Hambourg ou Anvers » ; sur lescaisses prêtes à l’expédition que montrent des cli-chés de Peter Keetman (chez Volkswagen) ou deRobert Doisneau (chez Peugeot), on peut lire lesnoms de Beyrouth, Lattaquié, Casablanca, Saigon,Bizerte, Porto ou encore Papeete ; et il y a aussi cesimages de wagons de chemin de fer à perte de vue,chargés de véhicules flambant neufs (comme dansL’Automobile de France ou Kleiner Wagen).

7. La littérature sur les conditions de vie « réelles »dans le secteur automobile est précoce et plétho-rique. Quelques entrées seulement : sur l’état phy-sique des employés, voir le très éloquent rapportde visite de l’usine Ford de Detroit rédigé en 1925par le Dr Louis Destouches, alias Céline, sur man-dat de la Société des Nations (SDN) et qu’iln’hésite pas à présenter comme «une longue énu-mération pathologique du personnel Ford »(Céline 1977 : 123) ; sur la présence de main-d’œuvre étrangère chez Renault et Peugeot, onpeut consulter Pitti (2007) et Hatzfeld (2002) ; surles conflits sociaux, voir par exemple Dunn (1929),Michel (2007) ou Hatzfeld (2002).

8. Doisneau, évoquant sa période Renault cin-quante ans plus tard, regrette de ne pas avoir portéson attention sur le patronat : « L’impression

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ERvisuelle que m’a laissée ce groupe m’apparaît

comme le point de départ que j’aurais dû suivre.Contrairement à tout ce qui a été fait pour illustrerle phénomène industriel, il fallait commencer parle haut » (1995 : 50). On ne saurait mieux évoquerla prégnance d’un ordre visuel pour ceux qui s’ytrouvent pris, et son caractère arbitraire aux yeuxde ceux qui en sont sortis.

9. À la dernière page de L’Automobile de France, ontrouve une photographie de « M. Jaek, le plusancien ouvrier de l’usine, ajusteur chez Renaultdepuis 1907 » (p. 253), seul nom propre men-tionné dans tout l’ouvrage.

10. Kleiner Wagen, p. 153.

11. C’est précisément cet effet compassionnel quecherchait à produire Lewis Hine dans ses clichésdénonçant les conditions misérables de travaildans l’Amérique des deux premières décennies duXXe siècle : la plupart d’entre eux croisent le regarddes sujets, dont le nom propre est souvent précisé.On retrouve ce procédé dans la photographiecontemporaine, par exemple dans les travaux deMichel Papeliers (Visages d’une mémoire, Bruxelles,CFC, 1990), Michael Jacobson-Hardy (The Chan-ging Landscape of Labor. American Workers andWorkplaces, Amherst, University of MassachusettsPress, 1996) ou Helen Couchman (Workers,China, Soloshow Publishing, 2008), où la person-nalisation est poussée à l’extrême, chaque tra-vailleur faisant l’objet d’un portrait individuel, àcôté duquel sont reproduits son nom et sa signa-ture manuscrite.

12. Robert Frank se vit fortement contraint par lesconditions de son travail dans les usines Ford,comme il l’écrit lui-même à sa sortie du site : « It isslow to get permission to photograph and espe-cially the way I want to photograph. Today I pho-tographed where they make the motor (about8 000 people work in this bldg.) Accompanyingme – always : a man from Ford » (Tucker 2005 :22).

13. «There were no limitations, no taboos. I wassuddenly free, no one told me what I had to do.Incredible. This Easter Monday of April 6th,1953, will never disappear from my memory aslong as I am allowed to live » (Keetman 2003 :153).

14. Ce contrat est reproduit in extenso dansAnne-Claude Lelieur et Raymond Bachollet(1985 : 97-98).

15. C’est également parce qu’ils présentent leurprojet comme purement artistique que des photo-graphes non commandités comme Peter Keetmanou Robert Frank se voient ouvrir les portes del’usine automobile. S’ils s’étaient présentés commejournalistes ou comme militants d’une cause quel-conque, sans doute l’accueil aurait-il été différent.Sur la mise en scène de l’usine automobile pour lesjournalistes, voir l’intéressante analyse de Michel(2003).

16. J’adresse mes remerciements les plus vifs à mescollègues Julie Cailliez et David Jamar pour leurlecture attentive et critique des premières versionsde ce texte.

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