92
Lévi-Strauss "Anthropologie structurale" 1958 SOMMAIRE : I. Présentation de l'auteur et ses principales œuvres II. Postulats de l'ouvrage III. Les hypothèses Iv. La démarche suivie V. Les principales conclusions VI. Le résumé de l'ouvrage VII. L'actualité de la question, perspectives critiques et intérêt pour les sciences de gestion I. PRÉSENTATION DE L'AUTEUR : LÉVI-STRAUSS (C.) Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'œuvre de Claude Lévi- Strauss s'est progressivement révélée, en France et à l'étranger, comme la contribution majeure à l'anthropologie contemporaine. Elle le doit, cependant, plus à son prestige et à son éclat qu'à des positions dogmatiques qui auraient rallié momentanément le plus large consensus. Ce sont d'abord les questions qu'elle pose et la manière dont elle les pose qui ont bouleversé profondément les perspectives antérieures, obligeant la plupart des anthropologues soucieux de rigueur scientifique, qu'ils soient ou non en accord avec elle, à considérer leurs objets très divers d'un regard neuf et à définir des positions dont la pertinence ou le manque de pertinence n'apparaissaient guère jusqu'alors.

Lévi-Straussprimoangelo2003.free.fr/Mes%20documents/Cours/Cours%20... · Web viewLeur école dite " Culture et personnalité " et représentée notamment par Ruth Benedict, Margaret

Embed Size (px)

Citation preview

Lévi-Strauss"Anthropologie structurale"

1958

 

SOMMAIRE :

I. Présentation de l'auteur et ses principales œuvresII. Postulats de l'ouvrageIII. Les hypothèsesIv. La démarche suivieV. Les principales conclusionsVI. Le résumé de l'ouvrageVII. L'actualité de la question, perspectives critiques et intérêt pour les sciences de gestion

 

 

I. PRÉSENTATION DE L'AUTEUR :LÉVI-STRAUSS (C.)

Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'œuvre de Claude Lévi-Strauss s'est progressivement révélée, en France et à l'étranger, comme la contribution majeure à l'anthropologie contemporaine. Elle le doit, cependant, plus à son prestige et à son éclat qu'à des positions dogmatiques qui auraient rallié momentanément le plus large consensus. Ce sont d'abord les questions qu'elle pose et la manière dont elle les pose qui ont bouleversé profondément les perspectives antérieures, obligeant la plupart des anthropologues soucieux de rigueur scientifique, qu'ils soient ou non en accord avec elle, à considérer leurs objets très divers d'un regard neuf et à définir des positions dont la pertinence ou le manque de pertinence n'apparaissaient guère jusqu'alors.D'autres anthropologues que Lévi-Strauss ont peut-être joui, dans le passé, d'un succès encore plus large auprès du grand public, ou se sont mieux imposés, en leur temps, comme les maîtres d'une école mise inconditionnellement au service de leurs thèses. Aucun n'a exercé, jusqu'ici, un tel rayonnement intellectuel touchant toutes les disciplines qui s'intéressent à l'homme et à ses œuvres.

Né en 1908, Claude Lévi-Strauss se dirigea d'abord vers la philosophie, dont, à l'époque, le caractère de construction gratuite et l'enseignement desséchant eurent vite fait de le décevoir. Marqué par les démarches formelles de la géologie, du marxisme et de la psychanalyse, qui, dans leurs domaines respectifs - la terre, les groupes sociaux, l'individu -, lui apparaissaient comme des efforts pour intégrer, sans rien sacrifier de ses propriétés, le sensible au rationnel, par quoi se manifeste l'homogénéité secrète du monde et de l'esprit, Lévi-Strauss opte alors pour l'ethnographie. Nommé professeur de sociologie à l'université de São Paulo, il séjourne

au Brésil de 1934 à 1939, se nourrissant des écrits, méconnus en France, des grands anthropologues américains: Boas, Kroeber, Löwie. Au cours de cette période, il effectue dans l'est sauvage du pays plusieurs missions ethnographiques, dont les résultats seront publiés dans divers articles, dans un premier ouvrage (1948) et dans Tristes Tropiques (1955). À New York, pendant la guerre, il découvre, notamment au contact de Roman Jakobson, la linguistique structurale, où il voit le modèle d'une démarche proprement scientifique appliquée aux faits humains. Il s'en inspirera désormais pour élaborer de nouveaux modèles anthropologiques qui visent moins à schématiser la réalité sociale et culturelle qu'à découvrir les ressorts mentaux qui lui donnent forme. Rentré en France en 1948, il enseigne à l'École pratique des hautes études et soutient sa thèse de doctorat ès lettres consacrée aux problèmes théoriques de la parenté (1949). En 1958, il est élu professeur au Collège de France, à la chaire d'anthropologie sociale qu'avait occupée Marcel Mauss, dont la pensée annonçait la sienne sur plus d'un point. L'œuvre et l'enseignement de Lévi-Strauss, outre leur influence à l'étranger, ont, en France, grandement contribué à susciter un nouvel essor de la recherche anthropologique et de l'ethnologie de terrain. Claude Lévi-Strauss est membre de l'Académie française depuis 1973.

Principales œuvres :

La vie familiale et sociale des indiens Nambikwara , Paris, Société des Américanistes,1948.

Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Presses universitaires de France, 1949.

Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss (in : Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie), Paris, Presse universitaire de France, 1950.

Race et Histoire, Paris, Unesco, 1952.

Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955.

La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.

Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964.

Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1966.

 

II. POSTULATS DE L'OUVRAGE :- Les besoins organiques de l'homme (alimentation, protection, reproduction) fournissent les impératifs fondamentaux qui conduisent au développement de la vie sociale.

- Un système de parenté ne consiste pas dans les liens objectifs de filiation ou de consanguinité donnés entre les individus ; il n'existe que dans la conscience des hommes, il est un système arbitraire de représentation, non le développement spontané d'une situation de fait.

- Une société ne diffère pas de ses voisins les plus évolués sous tous les rapport, mais seulement sous certains ; tandis qu'on trouve, dans d'autres domaines, de nombreuses analogies.

- Seul un malade peut sortir guéri, un inadapté ou un instable ne peuvent qu'être persuadés.

- Rien n'existe que des êtres humains, liés les uns aux autres par une série illimitée de relations sociales.

- Le langage est à la fois le fait culturel par excellence (distinguant l'homme de l'animal) et celui par l'intermédiaire duquel toutes les formes de la vie sociale s'établissent et se perpétuent.

- Tous les systèmes humains de communication sont tous le produit de l'esprit humain.

- Comme les phénomènes d'une langue, les termes de parenté sont des éléments de signification, ils n'acquière cette signification qu'à la condition de s'intégrer en systèmes.

- Une structure se suffit à elle-même et ne requiert pas, pour être saisie, le recours à toutes sortes d'éléments étrangers à sa nature ; d'autre part, des réalisations, dans la mesure où l'on est parvenu à atteindre effectivement certaines structures et où leur utilisation met en évidence quelque caractères généraux et nécessaires qu'elles présentent malgré leurs variétés.

- Chacun de nous est réellement né de l'union d'un homme et d'une femme.

- L'agriculture est source de nourriture donc de vie.

- Pour dissocier l'individu de son personnage, il faut le réduire en lambeaux.

- Quand une loi a été prouvée par une expérience bien faite, cette preuve est valable universellement.

- Les médecins primitifs, comme les médecins modernes, guérissent au moins une partie des cas qu'ils soignent, et que, sans cette efficacité relative, les usages magiques n'auraient pu connaître la vaste diffusion qui est la leur, dans le temps et dans l'espace.

- La langue est un fait social, et non un organisme vivant. Elle est une émanation de la communauté sociale, de son histoire, et elle contribue à la fonder en retour en tant que communauté parlante: elle constitue comme "l'infrastructure" de la culture.

- Quelle que soit la culture, l'esprit est fondamentalement identique. Entre mythe et science élaborée, entre pensée sauvage et pensée identique, il n'y a pas de coupure radicales, seulement des différences de moyens pour questionner le monde.

 

III. LES HYPOTHÈSES :1) Comme les phonèmes, les termes de parenté sont des éléments de signification ; comme eux, ils n'acquièrent cette signification qu'à la condition de s'intégrer en systèmes ; "les

systèmes de parenté" comme "les systèmes phonologiques", sont élaborés par l'esprit à l'étage de la pensée inconsciente.

2) L'ensemble des règles de mariage observables dans les sociétés humaines ne doivent pas être classées comme on le fait généralement en catégories hétérogènes et diversement intitulées ; prohibition de l'inceste, types de mariages préférentiels ; elles représentent toutes autant de façons d'assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, c'est-à-dire de remplacer un système de relations consanguins, d'origine biologique, par un système sociologique d'alliance.

3) Est ce que la langue qui exerce une action sur la culture ? ou la culture sur la langue ? On n'est pas avisé que langue et culture soient deux modalités parallèles d'une activité plus fondamentale qui l'esprit humain.

4) La survivance des sociétés archaïque est fondé sur la découverte de discordance externes entre leur culture et celle de sociétés voisines.

5) Entre les moitiés exogamiques, les associations et les classes d'âge, il n'y a pas de cloison étanche. Les associations fonctionnent comme si elles étaient des classes matrimoniales, satisfaisant, mieux que les moitiés, aux exigences des règles du mariage et de la terminologie de parenté ; sur le plan mythique, elles apparaissent comme des classes d'âge, et dans un système théorique de moitiés. Seuls les clans paraissent étrangers, et comme indifférents, à cet ensemble organique.

6) Le triadisme et le dualisme sont indissociables, parce que le second n'est jamais conçu comme tel, mais seulement sous forme de limite du premier.

7) Le chant constitue une manipulation psychologique de l'organe malade, et que c'est de cette manipulation que la guérison est attendue.

8) Un individu conscient d'être l'objet d'un maléfice est intimement persuadé, par les plus solennelles traditions de son groupe, qu'il est condamné ; parents et amis partagent cette certitude. Dès lors, la communauté se rétracte : on s'éloigne du maudit, on se conduit à son égard comme s'il était, non seulement déjà mort, mais source de danger pour tout son entourage ; à chaque occasion et par toutes ses conduites, le corps social suggère la mort à la malheureuse victime, qui ne prétend plus échapper ce qu'elle considère comme son inéluctable destin.

9) Quelle que soit notre ignorance de la culture de la population où l'a recueilli, un mythe est perçu comme mythe pour tout lecteur, dans le monde entier. La substance du mythe ne se trouve ni dans le style, ni dans le mode de narration, ni dans la syntaxe, mais dans l'histoire qui est racontée. Le mythe est langage ; mais un langage qui travaille à un niveau très élevé, et où le sens parvient, si l'on peut dire, à décoller du fondement linguistique sur lequel il a commencé par rouler.

10) Les véritables unités constitutives du mythe ne sont pas les relations isolées, mais des paquets de relations, et que c'est seulement sous forme de combinaisons de tels paquets que les unités constitutives acquièrent une fonction signifiante.

 

IV. DÉMARCHE SUIVIE :Ainsi, qu'il s'agisse de mythe, de parenté ou de pensée sauvage, tous les systèmes trouvent leur fondement commun dans la caractéristique symbolique de l'activité de l'esprit humain, le propre de l'analyse structurale étant de mettre en évidence la nature de cette activité.

Pour Lévi-Strauss, la structure est première, c'est-à-dire que l'ensemble des relations et des principes qui règlent les systèmes symboliques sont des données fondamentales et immédiates de la réalité sociale, et appartiennent à l'inconscient structural. Ces données sont donc "logiquement antérieures" à l'objet. La forme précède le contenu.

En effet pour, pour Lévi-Strauss, "l'activité inconsciente de l'esprit consiste à imposer des formes à un contenu, et si ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés, il faut et il suffit d'atteindre la structure inconsciente, sous-jacente à chaque institution ou chaque coutume, pour obtenir un principe d'interprétation valide pour d'autres institutions et d'autres coutumes".

Le substrat universel, sous jacent à toutes les institution, peut être comparé à un moule dans lequel toutes les manifestations socio-culturelles viennent se couler. L'analyse structurale vise à identifier ce moule à partir duquel on peut rendre compte de tous les contenus possibles. La démarche structuraliste est construite, à partir d'un certain nombre de données, des modèles hypothético-déductives capables de rendre compte de tous les faits observables dans les différents systèmes concrets.

Le modèle structural de Lévi-Strauss fait ainsi progressivement glisser l'interprétation anthropologique de l'ordre de la réalité sociale à l'ordre de la pensée symbolique, de l'ordre du concret à l'ordre de l'abstrait. Les contraintes de la vie sociale sont remplacées par celles de la structure de l'esprit humain. En quelque sorte Lévi-Strauss réduit la vie sociale aux conditions de la pensée symbolique dont le fondement est constitué par "la structure inconsciente de l'esprit humain".

 

V. PRINCIPALES CONCLUSIONS :1) La corrélation entre formes de l'avunculat et types de filiations n'épuise pas le problème du système de parenté. Des formes différents d'avunculat peuvent coexister avec un même type de filiation, patrilinéaire ou matrilinéaire. On trouve toujours la même relation fondamentale entre les quatre couples d'oppositions qui sont nécessaires à l'élaboration du système de parenté.

2) Pour qu'une structure de parenté existe, il faut que s'y trouvent présents les trois types de relations familiales toujours données dans la société humaine, c'est-à-dire : une relation de consanguinité, une relation d 'alliance, une relation de filiation ; autrement dit, une relation de germain à germaine, une relation d'époux à épouse, une relation de parent à enfant.

3) Les discordances entre des sociétés ne sont jamais assez nombreuses pour éliminer complètement les coïncidences, externes elles aussi ; et ces coïncidences externes sont atypiques, c'est-à-dire qu'au lieu de s'établir avec un groupe, ou un ensemble de groupes, bien

défini par la culture et géographiquement localisé, elles pointent dans tous les sens et évoquent des groupes hétérogènes entre eux. En second lieu, l'analyse de la culture pseudo-archaïque, considéré comme un système autonome, fait ressortir des discordances internes, et celles-ci sont, cette fois, typiques, c'est-à-dire touchant à la structure même de la société, et compromettant irrémédiablement son équilibre spécifique.

4) Dans l'aire indo-européenne, la structure sociale (règle du mariage) est simple, mais les éléments (organisation sociale) destinés à figurer dans la structure, sont nombreux et complexes. Dans l'aire sino-tibétaine, la situation se renverse. La structure est complexe puisqu'elle juxtapose, on intègre, deux types de règles matrimoniales, mais l'organisation sociale, de type clanique ou équivalent, demeure simple. D'autre part, l'opposition entre structure et éléments se traduit au niveau de la terminologie (c'est-à-dire à un niveau déjà linguistique) par des caractères antithétiques, tout en ce qui concerne l'armature (subjective ou objective) que les termes eux-mêmes (nombreux ou peu nombreux). Pour définir convenablement les relations entre langage et culture, il faut exclure d'emblée deux hypothèses. L'une selon laquelle il ne pourrait y'avoir aucune relation entre les deux ordres ; et l'hypothèse inverse d'une corrélation totale à tous les niveaux. Dans le premier cas, on serait confronté à l'image d'un esprit humain inarticulé et morcelé, divisé en compartiments et en étages entre lesquels toute communication est impossible.

5) Résorber une synthèse aberrante locale par son intégration, avec les synthèses normales, au sein d'une synthèse générale, mais arbitraire en dehors des cas critiques où l'action s'impose représenterait une perte sur tous les tableaux. Un corps d'hypothèses élémentaires peut présenter une valeur instrumentale certaine pour le praticien, sans que l'analyse théorique ne doive s'imposer d'y reconnaître l'image dernière de la réalité ; et sans qu'il soit non plus nécessaire d'unir, par son intermédiaire, malade et médecin dans une sorte de communion mystique qui n'a pas le même sens pour l'un et pour l'autre, et qui aboutit seulement à dissoudre le traitement dans une fabulation.

6) La recherche du temps perdu, considéré par certains comme la clef de la thérapeutique psychanalytique, n'est qu'une modalité (dont la valeur et les résultats ne sont pas négligeables) d'une méthode plus fondamentale, qui doit se définir sans faire appel à l'origine individuelle ou collective du mythe. Car la forme mythique prime le contenu du récit. C'est du moins ce que l'analyse d'un texte indigène a paru enseigner l'auteur. Mais, dans un autre sens, on sait bien que tout mythe est une recherche du temps perdu. Cette forme moderne de la technique shamanistique (magie), qu'est la psychanalyse, tire donc ses caractères particuliers du fait que, dans la civilisation mécanique, il n'y a plus de place, pour le temps mythique, qu'en l'homme même. De cette constatation, la psychanalyse peut recueillir une confirmation de sa validité, en même temps que l'espoir d'approfondir ses bases théoriques, et de mieux comprendre le mécanisme de son efficacité, par une confrontation de ses méthodes et de ses buts avec ses grands prédécesseurs : les shamans et les sorciers.

7) La structure synchro-diachronique qui caractérise le mythe permet d'ordonner ses éléments en séquences diachroniques qui doivent être lues synchroniquement. Tout mythe possède donc une structure feuilleté qui transparaît à la surface, si l'on peut dire, dans et par le procédé de répétition.

Pourtant les feuillets ne sont jamais rigoureusement identiques. S'il est vrai que l'objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction (tâche irréalisable, quand la contradiction est réelle) un nombre théoriquement infini de feuillets seront

engendrés, chacun légèrement différent de celui qui précède. Le mythe se développera comme une spiral, jusqu'à ce que l'impulsion intellectuelle qui lui a donné naissance soit épuisée. La croissance du mythe est donc continu, par opposition à sa structure qui reste discontinue. Si l'on nous permet une image risquée, le mythe est un être verbal qui occupe, dans le domaine de la parole, une place comparable à celle qui revient au cristal dans le monde de la matière physique. Vis-à-vis de la langue, d'une part, de la parole, de l'autre, sa position serait en effet analogue à celle du cristal : objet intermédiaire entre un agrégat statistique de molécules et la structure moléculaire elle même.

 

VI. RESUME DE L'OUVRAGE :Le volume anthropologie structurale (1958), constitue un recueil d'articles, publiés depuis 1945 ou inédits, est entièrement consacré à l'anthropologie comme discipline scientifique. L'ouvrage comprend des analyses particulières, qui illustrent la méthode et portent sur des questions de parenté, d'organisation sociale, de religion et d'art, mais aussi des articles programmes, notamment sur l'analyse des mythes, sur les rapports de l'anthropologie avec d'autres disciplines, sur ses modèles, ses méthodes et son enseignement.

 

Chapitre I. Histoire et ethnologie :

Lévi-Strauss préfère laisser de côté, au cours de cet article le terme sociologique qui n'a pas encore réussi à mériter, depuis le début de ce siècle, la définition que Durkheïm et Simiand lui ont donné. La sociologie se ramène à la philosophie sociale et reste étrangère à l'étude de l'auteur, vue sous l'angle d'un ensemble de recherches positives portant sur l'organisation et le fonctionnement des sociétés du type le plus complexe, la sociologie devient une spécialité de l'ethnographie, sans à des résultats aussi précis et riches que celle-ci.

L'ethnologie se définit comme l'observation et l'analyse de groupes humains considérés dans leur particularité et visant à la restitution, aussi fidèle que possible, de la vie de chacun d'eux ; tandis que l'ethnologie utilise de façon comparative les documents présentés par l'ethnographe.

Le problème des rapports entre les sciences ethnologiques et l'histoire se formule de la façon suivante : ou bien l'ethnologie s'attache à la dimension diachronique des phénomènes c'est-à-dire leur ordre dans le temps, et elle est incapable d'en faire l'histoire ; ou elle essaye de travailler à la manière de l'historien, et la dimension du temps lui échappe.

Les interprétations évolutionnistes et diffusionnistes ont beaucoup en commun et s'écartent des méthodes de l'histoire. Celle-ci étudie toujours des individus, que ceux-ci soient des personnes ou des évènements individualisés par leur position dans l'espace et le temps.

Le rôle de l'ethnographe est de décrire et d'analyser les différences qui apparaissent dans la manière dont ils se manifestent dans les diverses sociétés, celui de l'ethnologue, d'en rendre compte. Ce qui est vrai de l'évolution ne l'est pas autant de la structure, et, pour l'ethnologue, les études comparées peuvent suppléer, dans une certaine mesure, à l'absence de documents écrits.

La méthode de l'ethnographie (en prenant ce terme dans le sens strict) et celle de l'histoire étudiant des sociétés qui sont autres que celles où nous vivons. Toutes deux sont des systèmes de représentations qui diffèrent pour chaque membre du groupe, et qui, tous ensemble, diffèrent des représentations de l'enquêteur.

Le parallélisme méthodologique qu'on prétend entre ethnographie et histoire est illusoire. L'ethnographe est quelqu'un qui recueille les faits, et qui les présente conformément à des exigences qui sont les mêmes que celles de l'historien. L'ethnologue établit des documents qui peuvent servir à l'historien.

La différence fondamentale entre les deux n'est ni d'objet, ni de méthode, elle existe surtout par le choix de perspectives complémentaires : l'histoire organisant ses données par rapport aux expressions conscientes, l'ethnologie par rapport aux conditions inconsciente de la vie sociale.

Une répartition des taches entre l'histoire et l'ethnologie, justifiée par des traditions anciennes et par les nécessités du moment, a contribué à confondre les aspects théoriques et pratiques de la distinction. C'est seulement quand elles aborderont de concert l'étude des sociétés contemporaines qu'on pourra pleinement apprécier les résultats de leur collaboration et se convaincre que, là comme ailleurs, elles ne peuvent rien l'une sans l'autre.

 

Chapitre II : L'analyse structurale en linguistique et en anthropologie.

La linguistique occupe une place exceptionnelle dans les sciences sociales. C'est l'une des rares disciplines des sciences sociales qui soit parvenue, à la fois, à formuler une méthode positive et à connaître la nature des faits soumis à son analyse. Cette situation privilégiée entraîne quelques servitudes : le linguiste verra souvent des chercheurs relevant de disciplines voisines, mais différentes, s'inspirer de son exemple et tenter de suivre sa voie : psychologues, sociologues et ethnographes anxieux d'apprendre de la linguistique moderne la route qui mène à la connaissance positive des faits sociaux.

Selon Marcel Mauss "la sociologie serait, certes bien avancée si elle avait procédé partout à l'imitation des linguistes". L'étroite analogie de méthode qui existe entre la sociologie et la linguistique leur impose un devoir spécial de collaboration. Le linguiste peut apporter au sociologue dans l'étude des problèmes de parenté une assistance appréciable qui permet d'établi, entre certains termes de parenté, des liens qui n'étaient pas immédiatement perceptible. Inversement, le sociologue peut faire connaître au linguistique des coutumes, des règles positives et des prohibitions qui font comprendre la persistance de certains traits de langue; ou l'instabilité de termes ou de groupes de termes.

La phonologie a joué le même rôle rénovateur en sciences sociales que la physique nucléaire, par exemple a joué pour l'ensemble des sciences exactes. Dans l'étude des problèmes de parenté, le sociologue se voit dans une situation formellement semblable à celle du linguiste. Le système de parenté ne constitue pas toujours le médium principal par lequel se règlent les relations individuelles. Il faut toujours distinguer entre deux types d'attitudes : d'abord les attitudes diffuse, non cristallisées et dépourvues de caractères institutionnel, et à coté, les attitudes stylisés, obligatoires, sanctionnés à travers un cérémonial fixe. Le système des attitudes constitue plutôt une intégration dynamique du système des appellations.

Le caractère primitif et irréductible de l'élément de parenté résulte, de façon immédiate, de l'existence universelle de la prohibition de l'inceste.

Le système de parenté ne possède pas la même importance dans toutes les cultures. Il fournit à certaines le principe actif qui règle toutes les relations sociales, ou la plupart d'entre elles. Dans d'autres groupes, comme notre société, cette fonction est absente ou très diminuée. Le système de parenté est un langage mais qui n'est pas universel, et d'autres moyens d'expression et d'action peuvent lui être préférés.

 

Chapitre III. Langage et société.

Le langage est un phénomène social. Parmi les phénomènes sociaux, c'est lui qui présente le plus clairement les deux caractères fondamentaux qui donnent prise à une étude scientifique. En linguistique, l'influence de l'observateur sur l'objet d'observation est négligeable : il ne suffit pas que l'observateur prenne conscience du phénomène pour que celui ci s'en trouve modifié.

Le langage est un phénomène social, qui constitue un objet indépendant de l'observateur, et pour lequel on possède de longues séries statistiques. De tous les phénomènes sociaux seul le langage semble aujourd'hui susceptible d'une étude vraiment scientifique, expliquant la manière dont il s'est formé et prévoyant certaines modalités de son évolution ultérieure.

Dans son étude sur l'évolution du style du costume féminin, Kroeber s'est intéressé à la mode. Il est rare que nous sachions clairement pourquoi un certain style nous plaît, ou pourquoi il se démode. Kroeber a montré que cette évolution en apparence arbitraire, obéit à des lois. La mode pourrait-on croire, le plus arbitraire et contingent des conduites sociales est donc passible d'une étude scientifique. L'auteur a appliqué la méthode de Kroeber à l'étude de l'organisation sociale, et surtout des règles du mariage et des systèmes de parenté. Ainsi a-t-il été possible d'établir que l'ensemble des règles de mariage observables dans les sociétés humaines ne doivent pas être classés comme on le fait généralement en catégorie hétérogènes et diversement intitulées : prohibition de l'inceste, types de mariages préférentiels. Elles représentent toutes autant de façons d'assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, c'est-à-dire de remplacer un système de relations consanguines, d'origine biologique, par un système sociologique d'alliance.

 

Chapitre IV. Linguistique et anthropologie.

Le langage peut être considéré comme produit de la culture : une langue en usage dans une société, reflète la culture générale de la population. Mais en un autre sens, le langage est une partie de la culture ; il constitue un de ses éléments parmi d'autres.

On peut aussi traiter le langage comme condition de la culture, et à un double titre : diachronique, puisque c'est surtout au moyen du langage que l'individu acquiert la culture de son groupe ; on instruit, on éduque l'enfant par la parole ; on le gronde ; on le flatte avec des mots.

En se plaçant à un point de vue plus théorique, le langage apparaît aussi comme condition de la culture, dans la mesure où cette dernière possède une architecture similaire à celle du langage. L'une et l'autre s'édifient au moyen d'oppositions et de corrélations, autrement dit, de relations logiques. Si bien qu'on peut considérer le langage comme une fondation, destinée à recevoir les structures plus complexes parfois, mais du même type que les siennes, qui correspondent à la culture envisagée sous différentes aspects. Selon l'auteur, les linguistes n'ont pas cessé d'expliquer aux anthropologues que ces derniers risquent de perdre le contact avec les autres sciences de l'homme, parce qu'ils sont occupés à des analyses où interviennent des notions abstraites que leurs collègues éprouvent une difficulté croissante à saisir.

Les linguistes ont à s'assembler avec les anthropologues, dans l'espoir de se rapprocher d'eux ; ceci dans le but d'appréhender concrètement des phénomènes dont leur méthode semble les éloigner.

Pour l'auteur, les linguistes avaient franchi la barrière qui séparait les sciences exactes et les sciences humaines en appliquant les méthodes rigoureuses; ce qui suscitant de l'envie de leur part envers les linguistes. Lévi-Strauss se demande s'ils ne pouvaient pas appliquer au champ complexe de leurs études : parenté, organisation sociale, religion, folklore, art les méthodes rigoureuses dont les linguistes vérifient toujours l'efficacité.

Selon l'auteur, les linguistes se rapprochent dans l'espoir de rendre leurs études plus concrètes ; eux sollicitent les linguistes pour qu'ils les tirent de la confusion à laquelle les phénomènes concrets et empiriques semblent les condamner. Selon l'auteur, dans les relations entre langage et culture, certaines corrélations sont probablement décelables, entre certains aspects et à certains niveaux, et il s'agit pour eux, de trouver quels sont ces aspects et où sont ces niveaux. L'auteur préconise qu'anthropologues et linguistes de collaborer à cette tache. Ce qui leurs permettra une connaissance de l'homme associant diverses méthodes et diverses disciplines.

 

Chapitre V. Postface aux chapitres III ET IV.

Dans ce chapitre l'auteur essaie de justifier sa position sur les articles qu'il a développé sur langage et parenté. Ces articles été critiqués par certaines personnes comme Gurvitch, Haudricourt et Granai. Ces derniers s'inquiètent du développement rapide de la linguistique structurale, ils essayent d'introduire une distinction entre science du langage et linguistique.

Ces auteurs disent que la science du langage est plus générale que la linguistique ; mais elle ne la comprend pas pour autant. Elles n'emploient pas les mêmes concepts et partant les mêmes méthodes que la science des langues.

Selon Lévi-Strauss cela est vrai jusqu'à un certain point ; mais la distinction fonderait plutôt le droit de l'ethnologue de s'adresser directement à la science du langage, lorsqu'il étudie l'ensemble indéfini des systèmes de communication réels ou possibles.

Pour l'auteur, les personnes qui l'ont critiqué s'imaginent que la méthode structurale, appliquée à l'ethnologie, a pour ambition d'atteindre une connaissance totale des sociétés, ce qui serait absurde.

Etablir une série de correspondance terme à terme entre le langage et la culture considérée comme l'ensemble des données relatives à une société déterminée, on commettrait une erreur logique.

L'auteur compare Haudricourt et Granai à Whorf qui compare des données linguistiques très élaborées, et qui sont le produit d'une analyse préalable ; avec des observations ethnographiques qui se situent à un niveau empirique, ou sur le plan d'une analyse idéologique qui implique un découpage arbitraire de la réalité sociale. Selon l'auteur, ces personnes comparent ainsi des objets qui ne sont pas de même nature, et risquent d'aboutir à des truismes ou à des hypothèses fragiles.

Pour l'auteur, l'objet de l'analyse structurale comparée n'est pas la langue française ou la langue anglaise, mais un certain nombre de structures que le linguiste peut atteindre à partir de ces objets empiriques et qui sont, par exemple, la structure phonologique du français, ou sa structure grammaticale, ou sa structure lexique, ou même encore celle du discours, lequel n'est pas absolument indéterminé. L'auteur dit qu'il ne compare pas la société française, ni même la structure française, comme le concevrait Gurvitch, pour lui, les malentendus dont fourmille l'article de Haudricourt et Granai se ramènent à deux erreurs qui constituent, l'une à opposer abusivement le point de vue diachronique et le point de vue synchronique ; l'autre à creuser un fossé entre la langue, qui serait arbitraire à tous les niveaux et les autres faits sociaux qui ne sauraient avoir le même caractère.

La seconde erreur de Haudricourt et Granai selon l'auteur, consiste à opposer de façon rigide la langue qui nous met en présence d'un double arbitraire, celui du mot par rapport au signifiant, et celui de la signification du concept par rapport à l'objet physique qu'il dénote et la société qui entretient, elle, "un rapport direct avec la nature dans un grand nombre de cas", ce qui limiterait sa vocation symbolique.

Pour l'auteur, le signe linguistique est arbitraire à priori, mais qu'il cesse de l'être à posteriori, et quand on passe du langage aux autres faits sociaux, on s'étonne que Haudricourt se laisse séduire par une conception empiriste et naturaliste des rapports entre le milieu géographique et la société. L'auteur estime que le langage n'est pas tellement arbitraire ; mais le rapport entre nature et société l'est bien davantage que les gens qui l'ont critiqué voudraient le faire croire.

 

Chapitre VI. La notion d'archaïsme en ethnologie.

L'analyse de l'auteur porte sur des sociétés "primitives". Le mot "primitif" désigne un vaste ensemble de population restées ignorantes de l'écriture et soustraites aux méthodes d'investigation du pur historien : donc étrangère par leur structure sociale et leur conception du monde, à des notions que l'économie et la philosophie sociale considèrent comme fondamentales quand il s'agit de notre société.

Un peuple primitif n'est pas un peuple arriéré ou attardé ; il peut dans tel ou tel domaine, témoigner d'un esprit d'invention et de réalisation qui laisse loin derrière lui les réussites des civilisés. Un peuple primitif n'est pas davantage un peuple sans histoire, bien que le déroulement de celle-ci nous échappe souvent.

Les traits de l'organisation dualiste sont distribués de la façon la plus confuse. Ils disparaissent et reparaissent, sans égard à l'éloignement géographique et au niveau de culture considérée. On les trouve tantôt présents, tantôt absents, tantôt groupés et tantôt isolés, luxueusement développés dans une grande civilisation, ou parcimonieusement préservés dans la plus basse. Pour parvenir à rendre compte de chacune de ses occurrences par des phénomènes de diffusion, il faudrait établir pour chaque cas un contrat historique, en fixer la date, tracer un itinéraire de migration.

L'archaïsme véritable est l'affaire de l'archéologue et du préhistorien, mais que l'ethnologue, voué à l'étude de sociétés vivantes et actuelles, ne doit pas oublié que, pour être telles, il faut qu'elles aient vécu, duré, et donc changé.

Le problème du primitivisme d'une société est généralement posé par le contraste qu'elle offre avec ses voisins proches ou lointaines. On constate une différence de niveau culturel entre cette société et celles qu'on peut le plus aisément lui comparer. Sa culture est plus pauvre, par l'absence ou l'insuffisance d'une technique dont on remonte l'usage courant, sinon toujours l'invention, à la période néolithique. Une véritable société harmonieuse, puisqu'elle serait, en quelque sorte, une société en tête à tête avec soi.

Mais, dans une vaste région du monde, à bien des égards privilégiés, les sociétés qui pourraient sembler le plus authentiquement archaïques sont toutes grimaçantes de discordances où se découvre la marque, impossible à méconnaître, de l'événement.

 

Chapitre VII. Les structures sociales dans le Brésil Central et Oriental.

Au cours de ces dernières années, l'attention a été appelée sur les institutions de certains tribus du Brésil Central et Oriental que leur bas niveau de culture matérielle avait classé comme primitives. Ces tribus se caractérisent par une structure sociale d'une grande complication comportant divers systèmes de moitiés se recoupant les uns les autres et dotés de fonctions spécifiques sportives ou cérémonielle et d'autres formes de regroupement.

L'organisation dualiste des populations du Brésil Central et Oriental n'est pas seulement advertice, elle est souvent illusoire. Leurs structures sociales sont conçues comme des objets indépendants de la conscience qu'en prenant les hommes (dont elles règlent pourtant l'existence), et comme pouvant être aussi différentes de l'image qu'ils s'en forment que la réalité physique diffère de la représentation.

Un examen du vocabulaire de parenté et des règles de mariage inspire les constatations suivantes : ni le vocabulaire, ni les règles de mariage, ne coïncident avec une organisation dualiste exogamique. Et le vocabulaire d'une part, les règles du mariage de l'autre, se rattachent à deux formes mutuellement exclusives, et toutes deux incompatibles avec l'organisation dualiste.

L'organisation dualiste se caractérise par une réciprocité de services entre les moitiés, qui sont à la fois associées et opposées ; chez les "shérenté" peuple du Brésil, ces relations, sont restreintes dans leur forme classique semblent transposées entre le mari ou le fiancé, d'une part et, d'autre part, l'oncle maternel de la fiancée.

Derrière le dualisme et la symétrie apparente de la structure sociale, on devine une organisation tripartite et asymétrique plus fondamental, au fonctionnement harmonieux de laquelle l'exigence d'une formulation dualiste impose de difficultés qui sont peut être insurmontables.

 

Chapitre VIII. Les organisations dualistes existent-elles ?

Le dualisme est double, tantôt il est conçu comme résultant d'une dichotomie symétrique et équilibrée entre des groupes sociaux, des aspects du monde physique et des attributs moraux ou métaphysiques : c'est-à-dire une structure de type diamétrale ; tantôt au contraire, conçu dans une perspective concentrique. Bien entendu, que les éléments d'une structure diamétrale peuvent être aussi inégaux. C'est même, sans doute, le cas le plus fréquent puisque on trouve pour les nommer des expressions tells que : supérieur et inférieur, aîné et cadet, noble et plébéien, fort et faible, etc. Mais pour les structures diamétrales, cette inégalité n'existe pas toujours et, de toutes façons, elle ne découle pas de leur nature, qui est imprégnée de réciprocité.

Dans le cas des structures concentriques, l'inégalité va de soi puisque les deux éléments sont ordonnés par rapport à un même terme de référence : le centre, dont un des cercles est proche puisqu'il le contient, tandis que l'autre en est écarté.

Si un supérieur d'une moitié épouse obligatoirement un supérieur de l'autre, un moyen et un inférieur, cela convertissait la société "bororo" peuple du Brésil, d'un système apparent d'exogamie dualiste, en un système réel d'endogamie triadique, puisque on est en présence de trois sous sociétés, formées chacune d'individus sans relation de parenté avec les membres des deux autres : les supérieur, les moyens et les inférieurs.

L'étude des organisations dites dualistes a révélé tant d'anomalies et de vigueur, que l'on aurait intérêt à renoncer à cette dernière et à traiter les formes apparentes de dualisme comme des distorsions superficielles de structures dont la nature réelle est autre, et beaucoup plus compliquée.

Selon l'auteur, la théorie de la réciprocité n'est pas en cause. Elle reste valable aujourd'hui, pour la pensée ethnologique, établit sur une base aussi ferme que la théorie de la gravitation l'est en astronomie. Mais la comparaison comporte une leçon : en Rivers (inventeur de la théorie dualiste), l'ethnologie a trouvé son Galilée ; et; Marcel Mauss fut son Newton. Le souhait de l'auteur est de voir, que les organisations dites dualistes encore en activité puissent attendre leur Einstein, avant que pour elles moins abritées que les planètes ne sonne l'heure de la désintégration.

 

Chapitre IX. Le sorcier et sa magie.

Selon l'auteur, il y'a pas de raison pour mettre en doute l'efficacité de certaines pratiques magiques. Mais on voit, en même temps, que l'efficacité de la magie implique la croyance en la magie, et que celle-ci se présente sous trois aspects complémentaires : il y'a d'abord la croyance du sorcier dans l'efficacité de ses techniques ; ensuite, celle du malade qu'il soigne,

ou de la victime qu'il persécute, dans le pouvoir du sorcier dans l'efficacité de ses techniques ; ensuite, celle du malade qu'il soigne, ou de la victime qu'il persécute, dans le pouvoir du sorcier lui même ; enfin la confiance et les exigences de l'opinion collective, qui forment à chaque instant une sorte de champ de gravitation au sein duquel se définissent et se situe les relations entre le sorcier et ceux qu'il ensorcelle.

Il y'a pas de raison de douter, en effet, que les sorciers, ou au moins les plus sincères d'entre eux, ne croient en leur mission et que cette croyance ne soit fondée sur l'expérience d'états spécifiques. Les épreuves et les privatisations auxquelles ils se soumettent suffiraient souvent à les admettre comme preuve d'une vocation sérieuse et fervente.

En présence d'un univers qu'elle est avide de comprendre, mais dont elle ne parvient pas à dominer les mécanismes, la pensée normale demande toujours leur sens aux choses, qui le refusent ; au contraire la pensée dite pathologique déborde d'interprétation et de résonances affectives, dont elle est toujours prête à surcharger une réalité autrement déficitaire.

A la différence de l'explication scientifique, il ne s'agit donc pas de rattacher des états confus et inorganisé, mais de les articuler sous forme de totalité ou de systèmes, le système valant précisément dans la mesure où il permet la précipitation, ou la coalescence, de ses états diffus (pénibles aussi, en raison de leur discontinuité) ; et ce dernier phénomène est attesté à la conscience par une expérience originale, qui ne peut être saisie du dehors. Grâce à leurs désordres complémentaires, le couple sorcier-malade incarne pour le groupe, de façon concrète et vivante, un antagonisme propre à toute pensée, mais dont l'expression normale reste vague et imprécise : le malade est passivité, aliénation de soi-même, comme l'informulable est la maladie de la pensée ; le sorcier est l'activité, débordement de soi même, comme l'affectivité est la nourrice des symboles.

On aperçoit ainsi la nécessité d'étendre la notion d'abréaction, en examinant les sens qu'elle prend dans des thérapeutiques psychologiques autres que la psychanalyse, qui a eu l'immense mérite de la découvrir et d'insister sur sa valeur essentielle.

La comparaison entre la psychanalyse et des thérapeutiques psychologiques plus anciennes et plus répandues, peuvent inciter la première à d'utiles réflexions sur sa méthode et sur ses principes.

 

Chapitre X. L'efficacité symbolique.

L'objet du chant est d'aider à un accouchement difficile. Il est d'un emploi relativement exceptionnel, puisque les femmes indigènes de l’Amérique central et du sud accouchent plus aisément que celles des sociétés occidentales. L’intervention du "shaman" sorcier est rare et elle se produit en cas d ‘échec, à la demande de la sage-femme.

La technique du récit vise à restituer une expérience réelle, où le mythe se borne à substituer les protagonistes.

Une cure consisterait à rendre pensable une situation donnée d’abord en termes affectifs : et acceptables pour l’esprit des douleurs que le corps se refuse à tolérer. Que la mythologie du shaman ne corresponde pas à une réalité objective n’a pas d’importance : la malade y croit, et

elle est membre d’une société qui croit. Les esprits malfaisants, les monstres surnaturels et les animaux magiques, font partie d’un système cohérent qui fonde la conception indigène de l’univers. La malade les accepte, ou plus exactement, elle ne les a jamais mis en doute. Ce qu’elle n’accepte pas, ce sont des douleurs incohérentes et arbitraire, qui elles, constituent un élément étranger à son système, mais que, par l’appel au mythe, le shaman va replacer dans un ensemble où tout se tint.

La cure shamanistique se place à moitié chemin entre notre médecine organique et des thérapeutiques psychologiques comme la psychanalyse. Son originalité provient de ce qu’elle applique à un trouble organique une méthode très voisine de ces dernières.

Dans les deux cas, on se propose d’amener à la conscience des conflits et des forces psychologiques, soit dans le cas de l’accouchement à cause de leur nature propre, qui n’est pas psychique, mais organique, ou même simplement mécanique. Dans les deux cas aussi, les conflits et les résistances se dissolvent, non du fait de la connaissance ,réelle ou supposée, que la malade en acquiert progressivement, mais parce que cette connaissance rend possible une expérience spécifique, au cours de laquelle les conflits se réalisent dans un ordre et sur un plan qui permettent leur libre déroulement et conduisent à leur dénouement.

Le shaman a le même double rôle que la psychanalyse : un premier rôle d’auditeur pour le psychanalyse, et d’orateur pour le shaman, établit une relation immédiate avec la conscience (et médiate avec l’inconscient) du malade. C’est le rôle de l’incantation proprement dite. Mais le shaman ne fait pas que proférer l’incantation : il en est le héros, puisque c’est lui qui pénètre dans les organes menacés à la tête du bataillon surnaturel des esprits, et qui libère l’âme captive.

Le parallélisme n’exclut donc pas des différences. On ne s’en étonnera pas, si l’on prête attention au caractère, psychique dans un cas, et organique dans l’autre, du trouble qu’il s’agit de guérir. En fait , le cure shamanistique semble être un exact équivalent de la cure psychanalytique, mais avec une inversion de tous les termes. Toutes les deux visent à provoquer une expérience ; et toutes deux y parviennent en reconstituant un mythe individuel que le malade construit à l’aide d’éléments tirés de son passé ; dans l’autre, c’est un mythe social, que le malade reçoit de l’extérieur, et qui ne correspond pas à un état personnel ancien

La charge symbolique de tels actes rend ceux-ci propres à constituer un langage : en vérité, le médecin dialogue avec son sujet, non par la parole ; mais par des opérations concrètes, véritables rites qui traversent l’écran de la conscience sans rencontrer d'obstacle, pour apporter directement leur message à l’inconscient.. Nous retrouvons donc la notion de manipulation, qui nous avait paru essentielle à l’intelligence de la cure shamanistique, mais dont nous voyons que la définition traditionnelle doit être élargie : car c’est tantôt une manipulation des idées, et tantôt une manipulation des organes, la condition commune restant qu’elle se fasse à l’aide de symboles, c’est-à-dire d’équivalent significatifs du signifié, relevant d’un autre ordre de réalité que ce dernier.

 

Chapitre IX. La structure des mythes.

Certains prétendent que chaque société exprime, dans ses mythes, des sentiments fondamentaux tels que l’amour, la haine ou la vengeance, qui sont communs à l’humanité

toute entière. Pour d’autres, les mythes constituent des tentatives d’explication de phénomènes difficilement compréhensibles : astronomiques, météorologiques, etc. Mais les sociétés ne sont pas imperméables aux interprétations positives, même quand elles en adoptent de fausses.

Reconnaissons que l’étude des mythes nous amène à des constatations contradictoires. Tout peut arriver dans un mythe ; il semble que la succession des événements n’y soit subordonnée à aucune règle de logique ou de continuité.

Si nous voulons rendre compte des caractères spécifiques de la pensée mythique, nous devrons établir que le mythe est simultanément dans le langage, et au-delà. En distinguant entre langue et la parole, Saussure a montré que le langage offrait deux aspects complémentaires : l’un structural, l’autre statistique ; la langue appartient au domaine d’un temps réversible, et la parole, à celui d’un temps irréversible.

Un mythe se rapporte toujours à des événements passée : "avant la création du monde, ou "pendant les premiers âges," en tout cas, "il y’a longtemps." Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que ces événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente.

Si les mythes ont un sens, celui-ci peut tenir aux éléments isolés qui entrent dans leur composition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés. Le mythe relève de l’ordre du langage, il en fait intégrante ; néanmoins, le langage, tel qu’il est utilisé dans le mythe, manifeste des propriétés spécifiques .Ces propriétés ne peuvent être cherchées qu’au-dessus du niveau habituel de l’expression linguistique de type quelconque.

La mythologie comparée pour se développer fait appel à un symbolisme d’inspiration mathématique, applicable à ces systèmes pluri-dimensionnels trop complexes pour nos méthode empirique traditionnelles.

La logique de la pensée mythique est aussi exigeante que celle sur quoi repose la pensée positive, et, dans le fond, peu différente. Car la différence tient moins à la qualité des opérations intellectuelles qu’à la nature des choses sur lesquelles portent ces  opérations. Peut être découvrions-nous un jour que la même logique est à l’œuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique, et que l’homme a toujours pensée aussi bien. Le progrès, si tant est le terme puisse alors s’appliquer, où une humanité douée de facultés constantes se serait trouvée, au cours de sa longue histoire, continuellement aux prises avec de nouveaux objets.

 

Chapitre XII. Structure et dialectique

La relation dialectique entre le mythe et le rituel doit faire appel à des considérations de structures. Il est indispensable de comparer le mythe et le rite, non seulement au sein d’une société, mais aussi avec les croyances et pratiques des sociétés voisines. Si un certain groupe de mythes "pawnee" représente une permutation, non seulement de certains rituels de la même tribu, mais aussi de ceux d’autres populations, on ne peut pas se contenter d’une analyse purement formelle : celle-ci constitue une étape préliminaire de la recherche, féconde dans la mesure où elle permet de formuler, en termes plus rigoureux qu’on ne le fait habituellement, des problèmes de géographie et d’histoire. La dialectique structurale ne contredit donc pas le

déterminisme historique : elle l’appelle et lui donne un nouvel instrument. Avec Meillet et Troubetzkoy, Jakobson a d’ailleurs prouvé, à plusieurs reprises , que les phénomènes d’influences réciproques, entre aires linguistiques géographiquement voisines, ne peuvent rester étrangers à l’analyse structurale ; c’est la théorie célèbre des affinités linguistiques.

Selon l’auteur, l’affinité ne consiste pas seulement dans la diffusion, en dehors de leur aire d’origine, certaines propriétés structurales ou dans la répulsion qui s’oppose à leur propagation : l’affinité peut aussi procéder par antithèse, et engendrer des structures qui offrent le caractère de réponses, de remèdes, d’excuses ou même de remords. En mythologie comme en linguistique, l’analyse formelle pose immédiatement la question du sens.

 

Chapitre XIII. Le dédoublement de la représentation dans les arts de l’Asie et de l’Amérique.

Le droit de comparer l’art américain et celui de la Chine ou de la Nouvelle-Zélande, même si la preuve a été mille fois fournie que les Maori n’ont pu apporter leurs armes et leurs ornements sur la côte du Pacifique. Sans doute, l’hypothèse du contact culturel est celle qui rend le plus facilement compte des ressemblances complexes que le hasard ne saurait expliquer. Mais si les historiens affirment que le contact est impossible, cela ne prouve pas que les ressemblances sont illusoires, mais seulement qu’il faut s’adresser ailleurs pour découvrir l’explication.

Le dualisme de l’art représentatif et de l’art non représentatif se transforme en d’autres dualismes : sculpture et dessin, visage et décor, personne, existence individuelle et fonction sociale, communauté et hiérarchie. Tout cela aboutissant à la constatation d’une dualité, qui est en même temps une corrélation, entre l’expression plastique et l’expression graphique, et qui nous fournit le véritable "commun dénominateur" des manifestations diverses du principe du dédoublement de la représentation.

Toutes les cultures à masques ne pratiquent pas le dédoublement. Nous le trouverons (au moins sous cette forme achevée) ni dans l’art des sociétés pueblo du sud-ouest américain, ni dans celui de la Nouvelle-Guinée. Dans les deux cas les masques jouent un rôle considérable. Les masques représentent aussi des ancêtres, et, en revêtant le masque, l’acteur incarne l’ancêtre.

Le surnaturel n’est pas destiné, avant, à fonder un ordre de castes et de classes. Le monde des masques forme un panthéon plutôt qu’une ancestralité. Aussi l’acteur n’incarne-t-il le dieu qu’aux occasions intermittentes des fêtes et des cérémonials.

L ‘analyse ethnologique comparée rejoint les conclusions des sinologues ; elle confirme aussi les théories de Karlren qui, contrairement à Leroi-Gourhan et d’autres, affirme, sur la base de l’étude statistique et chronologique des thèmes, que le masque représentatif a précédé sa dissolution en éléments décoratifs, et ne résulte jamais d’un jeu de l’artiste découvrant des ressemblances dans l’arrangement fortuit de thèmes abstraits.

Avec Creel, les ressemblances entre l’art de la Chine archaïque et celui d’autres régions américaines sont trop marquées pour que nous ne conservions pas toujours cette possibilité présente à l’esprit. Mais même s’il y’avait lieu d’invoquer la diffusion, cette diffusion ne

saurait être celle de détails, de traits indépendants voyageant chacun pour son compte, décrochant à volonté d’une culture pour venir s’agréger à une autre, mais d’ensembles organiques où le style, les conventions esthétiques, l’organisation sociale, la vie spirituelle, sont structuralement liés.

 

Chapitre XIV. Le serpent au corps rempli de poissons.

Les correspondances, préservées dans des régions éloignées, et à plusieurs siècles de distance, font désirer la contre-épreuve et qu’on puisse comparer, avec les pièces reproduites , l’illustration de leurs légendes par les indigènes contemporains. La chose ne semble pas impossible, puisque Métraux indique qu’un artiste toba lui fit un dessin de Lik, avec son corps rempli de poissons.

Mais surtout, il paraît certain que, dans les régions de l’Amérique du sud où hautes et basses cultures ont entretenu des contacts réguliers ou intermittents pendant une période prolongée, l’ethnographe et l’archéologue peuvent se prêter concours pour élucider des problèmes communs. Le "serpent au corps rempli de poissons" n’est qu’un thème, parmi les centaines dont la céramique péruvienne, au nord et au sud, a multiplié, presque à l’infini, l’illustration. Comment douter que la clef de l’interprétation de tant de motifs encore hermétiques ne se trouve, à notre disposition et immédiatement accessible, dans des mythes et des contes toujours vivants ? On aurait tort de négliger ces méthodes, où le présent permet d’accéder au passé. Elles sont seules susceptible de nous guider dans un labyrinthe de monstres et de dieux, quand, à défaut d’écriture, le document plastique est incapable d se dépasser lui- même. En réalisant les liens entre des régions lointaines, des périodes de l’histoire différentes, et des cultures inégalement développées, elles attestent, éclairent et, peut-être, expliqueront un jour ce vaste état de syncrétisme auquel, pour son malheur, l’américanisme semble toujours condamné à se heurter, dans sa recherche des antécédents de tel ou tel phénomène particulier.

 

Chapitre XV. La notion de structure en ethnologie.

Quand on parle de structure sociale, on s’attache surtout aux aspects formels des phénomènes sociaux ; on sort du domaine de la description pour considérer des notions et des catégories qui n’appartiennent pas en propre à l’ethnologie, mais qu’elle voudrait utiliser, à l’instar d’autres disciplines scientifiques qui, depuis longtemps, traitent certains de leurs problèmes comme nous souhaiterons faire des nôtres. L’intérêt des recherches structurales est, précisément, qu’elles nous donnent l’espérance que des sciences plus avances que nous sous ce rapport, peuvent nous fournir des modèles de méthodes et de solutions.

Le principe fondamental est que la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d’après celle-ci.

Les relations sociales sont la matière première employée pour la construction des modèles qui rendent manifestent la structure sociale elle-même. En aucun cas celle-ci ne saurait dons être amenée à l’ensemble des relations sociales, observables dans une société donnée. Les recherches de structure ne revendiquent pas un domaine propre, parmi les faits de société ; elles constituent plutôt une méthode susceptible d’être appliquée à divers problèmes

ethnologiques, et elles s’apparentent à des formes d’analyse structurale en usage dans des domaines différents.

Pour mériter le nom de structure, des modèles doivent exclusivement satisfaire à quatre conditions.

En premier lieu, une structure offre un caractère de système. Elle consiste en éléments tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une de tous les autres.

En second lieu, tout modèle appartient à un groupe de transformations dont chacune correspond à un modèle de même famille.

Enfin, le modèle doit être construit de telle façon que son fonctionnement puisse rendre compte de tous les faits observables.

L’observation des faits, et l’élaboration des méthodes permettent de les utiliser pour construire des modèles, ne se confondent jamais avec l’expérimentation au moyen des modèles eux-même.

Les modèles peuvent être conscients ou inconscients, selon le niveau où ils fonctionnent.

Cette condition n’affecte pas la nature des modèles. Il est seulement possible de dire qu’une structure superficiellement enfouie dans l’inconscient rend plus probable l’existence d’un modèle qui la masque, comme un écran, à la conscience collective.

Il n’existe aucune connexion nécessaire entre la notion de mesure et celle de structure. Les recherches structurales sont apparues dans les sciences sociales comme une conséquence indirecte de certains développements des mathématiques modernes, qui ont donné une importance croissante au point de vue qualitatif, s’écartant ainsi de la perspective quantitative de mathématiques traditionnelles.

Les recherches structurales n’offriraient guère d’intérêt si les structures n’étaient traduisibles en modèles dont les propriétés formelles sont comparables, indépendamment des éléments des éléments qui les composent.

 

Chapitre XVI. Postface au chapitre XV.

Une société concrète ne se réduit jamais a, ou plutôt à ses structures (car il y’en a de nombreuses, à différents niveaux, et ces diverses structures sont elles-mêmes, partiellement au moins, "en structure").

L’erreur de Gurvitch selon l’auteur, comme celle de la plupart des adversaires de l’ethnologie, vient de ce qu’ils imaginent que l’objet de notre discipline est d’acquérir une connaissance complète des société que les ethnologues étudient.

Le but dernier des ethnologues n’est pas tellement de savoir ce que sont, chacune pour son propre compte, les sociétés qui font l’objet de leur étude, que de découvrir la façon dont elles

diffèrent les une des autres. Comme en linguistique, ces écarts différentiels constituent l’objet propre de l’ethnologie.

A ceux qui contesteront qu’on puisse déterminer les relations entre des êtres dont la nature est incomplètement connue, l’auteur oppose la remarque suivante : " il arrive souvent, en morphologie, que la tâche essentielle consiste à comparer des formes voisines, plutôt qu’à les définir chacune avec précision ; et les déformations d’une figure compliquée peuvent être un phénomène facile à comprendre, bien que la figure elle-même dive rester non-analysée, et non-définie.

Pour prétendre que l’étude en est une tentative de synthèse, l’auteur affirme que cela du fait qu’on l’a pas lue, ou ne pas la comprendre. D’autre part, et sans qu’il se pose en père de l’anthropologie structurale, l’auteur rappelle que sa conception des structures sociales a été développée dès son livre sur la parenté, achevé au début de 1947, c’est-à-dire avant, ou en même temps, que ceux de Fortes, Murdock et autres, dont Gurvitch voudrait faire seulement son commentateur et l’apologiste.

Raisonner comme le font Revel et Rodinson selon l’auteur, serait livrer les sciences humaines à l’obscurantisme. Que penserait-t-on d’entrepreneurs et d’architectes qui condamneraient la physique cosmique au nom des lois de la pesanteur, et sous le prétexte qu’une géométrie, fondée sur la considération d’espaces diversement courbés, rendrait vaines les techniques traditionnelles des maisons ? Le démolisseur et l’architecte ont raison de croire en la seule géométrie euclidienne, mais ils ne prétendent pas l’imposer à l’astronome. Et, si le concours de celui-ci est requis pour transformer la maison qu’il habite, les catégories qu’il emploie, quand il veut comprendre l’univers, ne le rendent pas automatiquement inapte à manier la pioche et le fil à plomb.

 

Chapitre XVII. Place de l’anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posée par son enseignement.

Si l’anthropologie sociale tend à se confondre dans un vaste ensemble de recherches dont l’appartenance aux sciences sociales n’est nullement évidente, par un singulier paradoxe, pourtant, ces recherches se retrouvent fréquemment associées aux sciences sociales sur un autre plan : beaucoup de département universitaires, aux USA notamment, sont dits "anthropologie et de sociologie," d anthropologie et de sciences sociales, et autres titres équivalents.

L’anthropologie étant une science en devenir, et dont l’autonomie n’est pas encore universellement reconnue, il a paru nécessaire de procéder d’une autre façon. L’exposition des faits doit partir de la situation réelle ; et puisque, dans l’immense majorité des cas, l’anthropologie sociale se trouve associé à d’autres disciplines et que, parmi les sciences sociales, c’est en compagnie de la sociologie qu’on la rencontre le plus souvent, on s’est résigné à les regrouper toutes deux au sein du même rapport générale.

La première ambition de l’anthropologie est d’atteindre à l’objectivité, d’en inculquer le goût et d’en enseigner les méthode.

La seconde ambition de l’anthropologie est la totalité. Elle voit, dans la vie sociale, un système dont tous les aspects sont organiquement liés. Mais quand l’anthropologue cherche à construire des modèles, c’est toujours en vue, et avec l’arrière-pensée, de découvrir une forme commune aux diverses manifestations de la vie sociale.

Quelles que soient les conditions relatives aux titres universitaires requis pour l’enseignement (en général, doctorat, ou travaux d’un niveau équivalent) nul ne devrait pouvoir prétendre enseigner l’anthropologie sans avoir accompli au moins une recherche importante sur le terrain.

On voit donc que c’est pour une raison très profond, qui tient à la nature même de la discipline et au caractère distinctif de son objet, que l’anthropologue a besoin de l’expérience du terrain. Pour lui, elle n’est ni un but de sa profession, ni un achèvement de sa culture, ni un apprentissage technique. Elle représente un moment crucial de son éducation, avant lequel il pourra posséder des connaissances discontinues, qui ne formeront jamais un tout, et après lequel seulement ces connaissances se prendront en un ensemble organique, et acquerront soudain un sens, qui leur manquait antérieurement.

 

VII. ACTUALITÉ DE LA QUESTION,PERSPECTIVES CRITIQUES ET INTÉRÊT POUR LES SCIENCES DE GESTION.A) Critiques   :

L'anthropologie structurale de Lévi-Strauss est plus attentif aux formes abstraites (les modèles hypothético-déductive) qu'aux rapports réels auxquels celles-ci réfèrent, aux discours que les sociétés tiennent sur elles-mêmes (le langage de la parenté, le langage de la mythologie) qu'aux pratiques sociales (le fonctionnement concret de ces systèmes).

Lévi-Strauss situe hors du temps et de l'histoire les structures logiques qui sont censées régir la société ; de substituer la relation logique à la relation humaine.

Le structuralisme en anthropologie doit s'arrêter, là où s'arrête la structure, c'est-à-dire qu'il faut reconnaître que la contingence, l'histoire ou les systèmes approximatifs font parti, autant que les structures, de la société ; que la synchronie ne remplace pas la causalité ; que l'invariance n'exclut pas le changement. Ensuite, si l'on peut considérer tous les systèmes culturels comme des langages, comme des systèmes de communication, ils ne sont pas pour autant tous régis par une structure formelle qui serait indifférente soit à leur conditions d'échange, soit à la nature des éléments qui les composent. Si tel est le cas pour le système de la langue et le système de parenté, il n'en est pas de même pour d'autres systèmes socio-culturels comme le rituel ou le système politique. Pour Lévi-Strauss, la réciprocité tient lieu du politique et serait dans ce sens la marque même de son absence dans les sociétés primitives. Or, l'efficacité de l'échange politique dépend des choses que l'on y met en circulation (le bien, la violence, la menace). En outre, le pouvoir ou le prestige acquis dans une telle relation affecte à son tour les conditions mêmes de l'échange et les transforme.

Lévi-strauss en postulant une définition de l'observation qui écarte aussi bien l'expérience vécue de l'ethnographe que les expériences et les théories indigènes, accorde une place prépondérante aux procédures inductives dans le travail de l'anthropologue, ce qui pose un certain nombre de problèmes par rapport à la pratique concrète de terrain de l'anthropologue et à la manière dont celui-ci s'y prend pour construire sa connaissance théorique, comme par rapport aux autres déclarations méthodologiques prononcées par Lévi-Strauss lui-même et aux procédures effectives qu'il met en œuvre dans la construction de ses objets.

Lévi-Strauss rend problématique le lien entre l'observation et les prémisses de l'expérience personnelle. Il rend aussi caduque la définition qu'il donne par ailleurs du "fait social total" qui ne "signifie pas seulement que tout ce qui est observé fait partie de l'observation; mais aussi, et surtout, que dans une science où l'observation est de <même nature que son objet, l'observateur est lui-même une partie de son observation".

Quand Lévi-Strauss affirme également que "les faits doivent être étudiés en eux-mêmes", il postule une conception de la réalité extérieure à l'observateur, qui ne rend pas compte de la tension caractéristique, de l'appréhension totale des phénomènes sociaux, c'est-à-dire à la fois du "dehors" comme une "chose" et du "dedans" comme une "subjectivité ".

 

B) Actualité de la question et intérêt pour les sciences de gestion :

Si toutes les entreprises peuvent se définir comme des unités élémentaires de production, le concept d’"entreprise" couvre des dimensions, des statuts et des structures singulièrement divers.

Le vocable est ambigu: il vise ou visait encore voici peu aussi bien la "libre entreprise", de style "occidental", que l’entreprise socialiste (U.R.S.S. et démocraties populaires de naguère), ou encore, comme pour la France, un établissement dont l’activité dépendait certes du marché, mais recevait du plan des informations, des sollicitations, des pressions et subissait de l’État d’innombrables contraintes.

L’entreprise française embrasse des unités dont les modes de fonctionnement, les dimensions et, selon les époques, les finalités ne sont guère comparables. Le secteur public, dont la géométrie et la consistance ont connu de fortes évolutions depuis le début des années quatre-vingt (établissements publics à caractère industriel et commercial, sociétés nationales d’économie mixte, sociétés à capital majoritairement public), rassemblait, au 1er janvier 1991, environ 2 500 entreprises (filiales et sous-filiales comprises); celles-ci employaient 1 348 000 salariés et réalisaient, dans les diverses branches industrielles (hors énergie, agroalimentaire et bâtiment et travaux publics), près de 20 p. 100 du chiffre d’affaires de ces dernières. La période récente a vu les entreprises du secteur public affirmer fréquemment la nécessité d’exercer leurs activités économiques selon des exigences de rentabilité naguère réservées aux seules entreprises privées. La taille des premières, généralement importante, les distingue cependant au sein d’une économie française qui compte une immense majorité de petites entreprises: sur 3 125 000 établissements, au 1er janvier 1989, 94 p. 100 employaient moins de dix salariés. À la même date, les mille plus importantes entreprises du pays, en termes d’effectifs, employaient près de 3,8 millions de personnes (33 p. 100 du total des effectifs), tandis que les mille premières en termes de chiffre d’affaires représentaient

38 p. 100 des chiffres d’affaires cumulés de l’ensemble des entreprises soumises aux bénéfices industriels et commerciaux.

La classification traditionnelle entre "petites", "moyennes" et "grandes" entreprises privées n’est d’ailleurs pas fondée sur des critères satisfaisants. On peut en effet prendre en considération la puissance financière résultant de l’importance des capitaux propres figurant au passif des bilans publiés; ou la puissance commerciale, en tenant compte seulement du chiffre d’affaires; ou la dimension sociale, en dénombrant les salariés. D’autres clivages, moins évidents, résulteraient du statut juridique (sociétés de personnes et sociétés de capitaux, mais aussi, parmi ces dernières, sociétés anonymes et S.A.R.L., S.I.C.A.V. et sociétés en commandite par actions, etc.), du statut fiscal (entreprises assujetties ou non à l’impôt sur les sociétés, entreprises admises ou non au bénéfice du forfait, etc.), des liens économiques ou financiers et de leur zone d’influence (holdings, participations, cartels, etc.), des caractères proprement sociologiques (entreprises dites "familiales" et entreprises de type bureaucratique, management "à l’américaine" et gestion paternaliste, etc.), enfin des liens avec l’État (groupes de pression), avec l’étranger (succursales, filiales), et de la valeur patrimoniale, elle-même complexe (valeur de capitalisation boursière, valeur mathématique de rentabilité, valeur de fusion, etc.). D’autres paramètres de classification pourraient intervenir: le degré de spéculation, d’intégration, d’autonomie financière, le nombre et la variété des produits et sous-produits fabriqués ou commercialisés, la part du marché contrôlée par l’entreprise, l’importance de son cash-flow, de son taux annuel d’expansion, le nombre et la répartition géographique de ses établissements, etc. Parmi les grandes entreprises, l’écart de dimension entre l’affaire américaine et l’affaire européenne était encore très grand au début des années soixante-dix. Ce n’est plus vrai aujourd’hui, si l’on se réfère aux classements selon le chiffre d’affaires publiés annuellement (Fortune , L’Expansion , Le Nouvel Économiste , etc.): quarante et un des cent premiers groupes industriels mondiaux étaient, en 1990, situés en Europe communautaire, contre vingt-huit aux États-Unis et dix-huit au Japon. La France (dix groupes) venait après l’Allemagne fédérale (treize groupes), avant le Royaume-Uni (sept), l’Italie (cinq), les Pays-Bas (trois), l’Espagne (deux) et la Belgique (un); il est vrai que le premier des six groupes français classés parmi les cinquante plus importants dans le monde, ne se trouvait qu’en vingt-huitième position (Elf Aquitaine).

En fait, l’entreprise peut être appréhendée de plusieurs manières. Pour l’économiste, elle résulte de l’agencement de facteurs différents: travail, capital, nature; pour le sociologue, elle est une distribution de rôles et de statuts; pour le financier, elle est une source de profits et d’investissements; pour le juriste, elle est une variété de contrat; pour la puissance publique, elle est un contribuable, un instrument d’expansion économique et le siège de divers conflits sociaux (grèves, revendications diverses); pour l’opinion publique, elle est d’abord une "image". La gestion d’une entreprise ne peut donc pas revêtir la même signification pour tous. Derrière les techniques subsiste une dimension "affective" considérable: aucun entrepreneur capitaliste ne prétend et ne croit travailler exclusivement pour le profit, mais aucun chef d’entreprise ne pourrait durablement assumer ce rôle en méprisant le profit. Cependant l’entreprise doit à chaque instant composer avec l’État, ses dispositions fiscales, monétaires ou financières. Cette circonstance ainsi que l’éthique de ses dirigeants, les caprices de sa clientèle, les exigences de son banquier, les tribulations de la conjoncture infléchissent la pure rationalité de tous ses calculs.

Car il n’est pas de définition univoque de la rationalité économique et, donc, de la meilleure démarche pour atteindre le profit maximal. Le style de gestion n’est pas un, qui permettrait de choisir à coup sûr entre les différentes stratégies du profit maximal: à court terme et à long

terme, en visant le plus avec les plus grands risques (maximax) ou un minimum aux moindres risques (minimax), en refusant ou en intégrant tel ou tel type de contrainte extra-économique, comme le climat des relations humaines dans l’entreprise, le degré de satisfaction des salariés, des cadres, des actionnaires, des obligataires, des fournisseurs et des clients, la sécurité des emplois, le prestige de la marque, l’indépendance financière et politique, la pérennité de l’entreprise dans un marché aux dimensions mondiales.

Ainsi, le "management" moderne, l’application systématique de la plupart des techniques scientifiques de gestion résultent-ils de l’"environnement". Malgré une très réelle généralisation de la réflexion sur l’entreprise, au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, il faut reconnaître qu’en Europe les grands groupes intégrés, capables de s’adapter presque chaque jour à l’innovation, sinon d’en permettre le déploiement, sont les plus à même de mettre en œuvre toutes les possibilités ouvertes par les techniques nouvelles de management.

En fin de compte, si beaucoup d’éléments socio-économiques interviennent pour qualifier la gestion d’une entreprise – en particulier sa rentabilité et son taux d’expansion, sa vulnérabilité commerciale et financière et l’importance de ses responsabilités sociales –, c’est encore la structure de pouvoir qui paraît constituer le critère décisif. Il y a déjà longtemps que théoriciens et praticiens de l’entreprise, tirant les leçons de l’évolution même des marchés, se sont accordés technologie, marketing, statistique, économie, droit commercial et bancaire, fiscalité, mathématiques financières, calcul des probabilités, comptabilité analytique, psychosociologie et informatique. Une très forte culture générale précédant une spécification très poussée sera de plus en plus nécessaire aux cadres supérieurs et, dans une moindre mesure, au middle-management . La formation permanente de ces cadres (recyclage) est largement entrée dans les mœurs à la fois sur l’inéluctable mouvement de concentration qui aboutit à des unités de très grandes dimensions et sur la mise en place, en conséquence, d’une gestion décentralisée en regard de laquelle le mode de commandement traditionnel, rigide et centralisateur, encore familier aux petites entreprises de type paternaliste, paraît définitivement périmé. Cette évolution du pouvoir, nullement incompatible d’ailleurs avec l’unité de commandement, traduit sous des formes diverses l’effacement relatif à la fois des actionnaires, de la main-d’œuvre non spécialisée et du "patron" omnipotent, au bénéfice des dirigeants et des cadres supérieurs. C’est, comme on a pu l’écrire, l’"ère des organisateurs" qui s’est installée. Quelle que soit son appellation – décentralisation des pouvoirs, "direction participative par objectifs", technocratie –, elle sanctionne la fin progressive de l’empirisme, du seul "flair" dans les affaires, de la petite dimension (sauf dans certains secteurs, telles les prestations de services), du népotisme familial, de la primauté de la fabrication sur la vente, du financement de l’expansion à partir de capitaux en majorité étrangers au bénéfice d’exploitation, de la hiérarchie rigide, de la rentabilité limitée, de l’esprit routinier et conservateur.

On peut penser que la gestion des entreprises (management), qui ressemblait assez à un art à tous les niveaux de responsabilité au siècle dernier, n’est restée telle qu’au sommet du commandement, là où il n’est désormais question que de stratégie. Pour ce qui est de la tactique, la plupart des aspects modernes de la gestion des entreprises relèvent de la science et plus précisément de l’interdisciplinarité entre des sciences bien différentes:Parmi les caractères majeurs de cette évolution récente du management, on retiendra: en premier lieu, l’effondrement d’une conception militaire, bureaucratique, ou paternaliste de la gestion, au bénéfice d’un style différent de relations humaines, procédant de la décentralisation, des responsabilités et des pouvoirs; en second lieu, l’apparition d’une exigence qui prime

désormais tous les problèmes de production, à savoir la nécessité de vendre et de savoir, d’avance, à qui, quand et par quels moyens, dans un double contexte de marchés de plus en plus ouverts et de demande solvable rare. Cette priorité de la vente sur la production a ainsi engendré une science à peu près inconnue dans l’Europe d’avant guerre: le marketing. Mais promouvoir l’expansion signifie aussi qu’on transformera complètement les relations dans l’entreprise, en adaptant celle-ci aux découvertes de la dynamique des groupes. L’impératif de l’innovation, l’adaptation de fréquence élevée à un environnement mouvant, la compétition sur une échelle élargie, l’établissement du contrôle budgétaire et l’utilisation de la comptabilité analytique, les préoccupations sociales du chef d’entreprise, enfin et surtout l’extraordinaire développement de l’informatique: toutes ces circonstances influent sur les structures mêmes de pouvoir dans l’entreprise.

 

L’enfant loup

LE PROBLEME DE L'HOMME SAUVAGE DES PYRENEES AU REGARD DES DONNEES DE L'ANTHROPOLOGIE CULTURELLE PAR BENOÎT GRISON

Première publication : mars 1992, mise en ligne : vendredi 27 juin 2003

 En réaction à l'intéressant article de Michel RAYNAL, j'aimerais développer ici une analyse différente, mais tendant aussi par ses conclusions à montrer la vraisemblance de l'assimilation qui peut être faite entre Homme Sauvage d'Asie Centrale et le Basa-Jaun ou Ome Pelut ( 1 ) de la région pyrénéenne. Mon approche sera axée sur les apports de l'Anthropologie Culturelle, et ce pour une raison précise : en 1981-1982, quand RAYNAL et moi-même avons débuté nos recherches conjointes sur la question, la position ethnographique dominante [ malgré l'exception constituée par l'étude de GOMEZ-TABANERA ( 2 ) ] consistait à affirmer que cet ensemble de croyances était rattachable à la mythologie de l'ours. C'est encore la position la plus répandue. Aussi vais-je m'efforcer de montrer, sur la base même des données anthropologiques, que le folklore de l'Homme Sauvage dans cette région ne se réfère nullement pour sa plus grande part à l'ours, Ursus arctos.

 En dehors de diverses représentations, analysées avec finesse par RAYNAL ainsi qu'HEUVELMANS ( gravures d'Isturitz, femme-ours du monastère de San Salvador de Cornellana, et dessin russe de 1760 du "satyre" exhibé à Barcelone, qui ne concerne peut- être pas le domaine pyrénéen ), nous ne disposons pas d'autres matériaux que ceux fournis par les ethnologues. En effet, les "témoignages historiques" évoqués par RAYNAL sont très contestables, et il est significatif que plus ils sont récents, plus leur crédibilité apparente diminue. Le sauvage de la forêt d'Yraty ( 1774 ) ne peut être considéré comme un hominidé relique plausible par le seul fait de son aptitude à la course et d'une pilosité mythique souvent prêtée aux

enfants ensauvagés ( 3 ) ( p. ex. l'enfant-loup de Shahjehanpur, 1858 ). Par là même, on ne peut se fonder sur ce cas pour supposer une origine pyrénéenne à l'homme sauvage de 1760. Quant à la "mujer salvaje" des Monts Cantabriques, il semble bien hasardeux, vu la faiblesse du témoignage précédent, d'en faire une hybride pour rendre compte de la technologie fruste qu'elle avait à sa disposition. Ne parlons pas du récit de Mme Gomez qui me paraît se ranger dans la catégorie, bien connue des sociologues, du mythe ancien réactualisé par l'introduction d'un contexte moderne, et ainsi "revécu par toute une collectivité" ( 4 ) : il s'agit là d'une information folklorique de plus [ le cas de l'idiot de Bagnères de Luchon, qui n'a pas fait l'objet d'aucune étude approfondie de la part d'un pathologiste, n'est pas exploitable ].

 En premier lieu, il est clair que partout où n'existaient pas de primates, les différences sortes d'ours ont fait l'objet de croyances similaires à celles attachées à l'Homme Sauvage mythique des Pyrénées : on a donc un mythogramme ( pour reprendre un terme issu d'OSGOOD et LURIA ) partiellement commun au plantigrade et à l'homme velu. Ainsi, les Aïnous du nord de l'archipel nippon croyaient fermement qu'un homme ou une femme peut parfois se mettre en ménage de gré ou de force avec un ours ( 5 ). Yu, monarque légendaire de la Chine ancienne, se métamorphose en ce même animal en présence de son épouse ( 6 ). Bien plus, dans toute l'Asie Centrale et Septentrionale, dans les Balkans, les Pays Baltes, en Scandinavie et Amérique du Nord, de tels accouplements donnent naissance à des héros, souvent fondateurs de dynasties royales ( 7 ) ( 8 ) ( 9 ). Ces derniers sont comparables aux Jean-de-l'Ours lorrains et languedociens, que les pionniers acadiens ont importé dans le Nouveau Monde ( 10 ) ( 11 ) ( 12 ). C'est que toutes ces populations considèrent plus ou moins l'ours comme étant un "homme déguisé" ( 13 ), ancêtre psychopompe ou proche parent déchu, dans lequel on peut se réincarner : en témoignent les sobriquets familiaux que lui attribuent les Toungouses, les Iakoutes ou encore les Algonquins ( "vieillard", "Grand Oncle", "Grand Mère"... ) ( 6 ) ( 14 ).

 Il ne fait pas de doute que des conceptions analogues ont eu cours jadis en Europe : une statuette romaine trouvée près de Berne, qui représente une femme assise vers laquelle se dirige un ours brun massif, est interprété couramment comme une hiérogamie ( 15 ). Au Moyen Age, on pensait d'ailleurs que l'ours s'accouplait en position ventrale ( 16 ) : cette erreur, héritée de Pline, achevait d'en faire un parfait homme sauvage. Plus tard, ce passé mythique transparaît, sous forme édulcorée, chez quelques écrivains ( Potocki, Hugo ou encore Mérimée ( 17 ) ( 18 ) ( 19 ) ). Il explique l'intérêt que suscitent les divers enfants-ours ( du XVII° siècle lituanien, notamment ) et les "faits divers" mettant en scène des ours captifs tueurs ou séducteurs de jeunes femmes ( 20 ) ( 21 ). Partout, cette mythologie se voit associée systématiquement à un culte de l'ours ( 14 ).

 Or, Txomin PEILLEN a prouvé par une enquête menée en 1983 ( 22 ), qu'un tel culte, avec tous ses traits caractéristiques - dont la conservation des pattes pour conjurer les maléfices, comme chez les chasseurs sibériens ( 23 ) - existait chez les anciens Basques. On pourrait donc être tenté de ne pas chercher plus loin l'origine d'Ome Pelut. Mais la question n'est pas si simple, comme le montre l'étude des

divers carnavals de la région.

 Parmi eux, il y a certes des fêtes qui entretiennent des rapports probables avec la mythologie de l'ours, telles les Chasses de la Bigorre et du Roussillon ( 24 ), l'immolation par le feu de l'ours qui doit ressusciter à Encamp ( Andorre ) ( 25 ), ou la Vijanera de la vallée de Iguna ( Cantabrie ) ( 26 ). Mais ce ne sont en aucun cas des fêtes de l'ours analogues à celles que pratiquent les Aïnous, les Giliaks ou les Lapons ( 8 ) ( 27 ).

 Quant aux carnavals de Prats-de-Mollo et Arles-sur-Tech, ce sont des héritiers directs des Saturnales Romaines, tout comme les "fêtes des sots" du Moyen-Age ( 28 ) ( 29 ) ( 59 ). Cela est démontré amplement par des concordances calendaires et la présence de déguisements janusiens ( 25 ) ( 30 ) ( 31 ). Ces manifestations dionysiennes, marquant souvent l'arrivée du Printemps, mettaient en scène la cohorte des Satyres, d'où les caractéristiques des masques portés par les participants des festa follorum sur les miniatures médiévales ( 32 ) ( 33 ). Au Haut Moyen-Age encore, de telles processions faisaient intervenir explicitement les figures du dieu Orcus ( Silvanus ), représenté sur les tombes étrusques "sous la forme d'un géant barbu et hirsute" ( 34 ), et de la déesse Lamia ( Maia ) ( 4 ) ( 35 ). On reconnaît en ces deux personnages Basa Jaun et sa parèdre, la Dame Sauvage du Pays Basque ( 36 ).

 Tout comme le colosse babylonien Enkidou ( 37 ), et plus tard les esprits des bois germaniques ( Orco ), également montagnards ( 38 ) ( 39 ), les Faunes de l'Antiquité étaient des "Maîtres des Animaux", ce qui nous donne la clé du terme "Seigneur Sauvage" ( = Basa Jaun ( 40 ) ( 41 ) ). Il est d'ailleurs logique que l'Homme des Bois, que l'on considère avec Merlin dans la tradition celtique comme une sorte de vates inspiré, soit l'un des protagonistes de la "fête des fous" ( 42 ) ( 43 ) ( 44 ).

 Comme on le voit, l'Homme Sauvage originel des Euskariens, dont l'image mythique est évoquée dans certains tableaux de Goya ( 45 ), est bien un primate. Son identité est nette, contrairement à celle des Hommes Sauvages des folklores nordiques et est-européens ( Maramures de Roumanie, Tchécoslovaquie, etc. ), très "ursins". L'excellent portrait-robot établi par Duny-Pétré ( 1 ) peut très bien être considéré comme se référant à un être réel : ce n'est pas parce qu'un animal devient symbolique qu'il cesse d'exister. Il semble bien que le Semiot soit un hominidé. Comme il n'y a jamais eu de confréries du type de celle des berserkr scandinaves ( 46 ) dans cette partie de l'Europe, son assimilation à l'Homo pongoïdes étudié par PORCHNEV, KOFFMANN et HEUVELMANS s'impose : celle-ci fut d'ailleurs proposée par HEUVELMANS le 14 janvier 1985 lors d'une émission diffusée sur les ondes de France-Culture.

 L'archétype de l'Homme Sauvage accueille en son sein les animaux humanoïdes les plus divers ( 47 ). Je n'en veux pour preuve que le conte de la femme velue : rendue furieuse par la fuite de son époux humain, elle jette dans sa direction un de leurs rejetons, alors qu'il traverse une rivière. Dans la version indonésienne du motif, il s'agit d'une femelle orang-outan ( 48 ), alors que dans celle des Elunchun ( = Oronchon ) chinois, c'est une ourse ( 6 ). Aussi, quand le Basa Jaun a disparu, il

a été remplacé par l'ours, comme cela s'est produit dans d'autres régions du monde ( 49 ) ( 50 ) ( 51 ) ( 52 ). Cette confusion s'est faite d'autant plus aisément que l'ours, présent parfois dans les fêtes indo-européennes anciennes sous forme d'un "ours dansant" chamanique ( 53 ) ( 54 ), était un animal dédié à Bacchus ( c'était aussi le cas du cerf ( 15 ) ( 55 ) ). Encore aujourd'hui, dans le Haut-Adige autrichien, on promène son effigie vêtue de feuilles de lierre, attributs du Dionysos des Hymnes homériques dont la figure s'est perpétuée à travers le Pfingstl bavarois et le ( Pfins ) quack lorrain ( 27 ) ( 56 ). La mythologie grecque ne nous apprend-elle pas que la nymphe Callisto eut de Zeus deux fils : Arcas ( mot dérivant de la même racine indo-européenne que arktos, ours ) et Pan ( 34 ) ? Une dérive linguistique favorisa la substitution de l'ours à l'Homme Sauvage durant la lente christianisation des campagnes. Orcus fut transformé en différents Saint Ours, lesquels n'entretiennent aucu rapport avec les personnages historiques portant ce nom ( 16 ) ( 17 ), mais ont tous les traits de démons de la végétation ( 58 ).

 Les apports de l'ethnologie confirment donc totalement la validité de l'hypothèse selon laquelle l'Homme Sauvage des Pyrénées n'est autre que l'homme pongoïde des cryptozoologues, qui subsisterait encore de nos jours en Asie Centrale.

ANTHROPOLOGIE par COPET-ROUGIER, chargée de recherche au CNRSLa relative jeunesse d’une discipline qui ne se comprend qu’au travers des conditions de son avènement, de ses hésitations, de ses multiples cheminements rend malaisé de définir en quelques lignes l’anthropologie, son objet, ses méthodes et son histoire. Par ailleurs, le succès que connaît cette science – et que marque à l’évidence la dimension anthropologique dont sont affectées toute recherche actuelle dans les sciences humaines, toute réflexion sur les phénomènes sociaux, historiques, éducatifs, voire touristiques – entretient un rapport paradoxal avec le désarroi qu’elle éprouve devant la difficulté à définir son objet, à fixer ses limites. Il est d’usage d’opposer ses deux approches principales, l’anthropologie physique et l’ethnologie, l’une préoccupée de l’homme dans ses caractères physiques, l’autre de l’homme en société. Mais l’ambition de l’anthropologie, prise au sens le plus large, serait de rassembler dans une perspective globalisante toutes les disciplines étudiant l’homme. En attendant une telle réunification, on ne peut confondre, malgré leurs zones de recouvrement, cette anthropologie avec son actuel épicentre, l’anthropologie sociale.

L’objet de l’anthropologie sociale, née de l’étude des sociétés dites primitives, a grandi au point de s’étendre à l’ensemble des sociétés traditionnelles, qu’elles appartiennent au Tiers Monde ou au monde industriel ; et l’étude de la vie contemporaine dans la ville ou dans l’entreprise constitue l’un de ses nouveaux axes de recherche. De ce point de vue, elle ne se distingue guère de sciences de la société telles que la sociologie ; certains veulent même la confondre avec elles en raison de l’identité de leur objet. Or, ce qui fonde la spécificité de l’anthropologie,

c’est une façon particulière d’appréhender une même réalité. Son approche " holiste ", qui cherche à saisir la totalité d’une société, est donc par définition monographique ; elle contraint l’anthropologue à une analyse qualitative et exhaustive d’unités sociales nécessairement restreintes – village, tribu ou quartier –, accessibles au regard d’un seul et même observateur. Ce serait donc sa méthode qui la distinguerait de sa voisine, la sociologie. L’une procéderait plutôt par questionnaires et statistiques ; dans l’autre, l’observateur, " immergé " dans la société qu’il étudie, travaillerait sur son propre vécu. Toutefois, l’une et l’autre s’empruntent de plus en plus souvent leurs méthodes. Le paradoxe de la démarche anthropologique réside donc, comme le souligne Claude Lévi-Strauss, dans le fait que l’on y " cherche à faire de la subjectivité la plus intime un moyen de démonstration objective ".

L’expérience ethnologique est unique, en ce qu’elle oblige l’observateur à mettre en question ses propres catégories, à s’ouvrir au raisonnement des autres, à les analyser et à les restituer à la compréhension de sa propre société. Par son approche monographique et par cette remise en question, à quoi elle tend et à laquelle elle contraint le spécialiste, l’anthropologie a élaboré de nouveaux concepts, qui ont défini ses divers domaines : religieux, politique, juridique, économique, etc. Mais la critique de l’ethnocentrisme dont sont marquées ces catégories issues de la culture occidentale a conduit à les élargir, à les remodeler. Parfois, il a été nécessaire de fonder de nouveaux domaines tels que l’anthropologie de la parenté, qui a constitué longtemps l’un des champs privilégiés de la discipline.

Il est douteux, toutefois, que l’on puisse définir une science uniquement par sa méthode ; c’est le cas tout particulièrement de l’anthropologie, dans un moment où la sienne est exportée dans d’autres disciplines et où, donc, expulsée du lieu même où certains veulent fonder sa spécificité, elle risquerait d’être vouée à sa propre dissolution, ne pouvant prétendre par ailleurs à l’exclusivité de son objet empirique. Ce statut équivoque jette le trouble dans l’esprit de qui ne considère pas que, au-delà de l’objet empirique, se situe un objet intellectuel ; que, au-delà de la méthode, s’affirme une volonté de découvrir – par la comparaison et la synthèse des normes, des discours et des pratiques – d’autres niveaux de réalité, la logique de leurs interrelations et de leurs transformations, à partir desquels l’homme peut modifier son rapport à lui-même et – qui sait ? – élargir le champ de sa liberté. La méthode et l’histoire de l’anthropologie se confondent quant à leur rapport à l’objectivité. Ses objets, ses concepts et ses théories ne sont pas nés d’un seul mouvement. L’anthropologie a dû sans cesse les critiquer, les remanier face à sa propre histoire et à l’histoire, au sein d’une communauté scientifique internationale qui ne suivait pas nécessairement un chemin unilinéaire. Les débats qui se sont déroulés entre les chercheurs des deux côtés de l’Atlantique ou de la Manche furent nombreux, mais ils ont fait apparaître des idées nouvelles, qui, au fil du temps, ont conduit l’homme à se considérer lui-même, en tous lieux, en tous temps, comme l’objet de sa propre étude. La recherche

de l’objectivité n’est pas une affaire de méthode, c’est aussi l’histoire même de l’anthropologie, de ce mouvement qui a fait passer l’ethnologue de la reconnaissance des autres au refus de soi, et qui lui permet maintenant d’étudier le monde le plus proche comme les mondes lointains. C’est une parabole précisément géométrique, définie comme " le lieu des points équidistants d’une droite et d’un point fixes " ; selon laquelle les enseignements du discours sur les autres conduisent au discours sur soi, dans une disposition où le discours qu’on tient sur soi se situe dans une différence et à une distance égales à celles où se déploie le discours qu’on tient sur les autres. Montrer comment un tel discours sur soi a progressivement abandonné droite et point fixes pour se placer sur la courbe avec les " autres ", c’est expliquer toute la construction de l’anthropologie jusqu’à nos jours.

1. Nommer, classerQue veut-on différencier lorsqu’on parle d’anthropologie sociale, d’anthropologie culturelle, d’anthropologie physique, d’ethnologie ? Ces divers vocables engendrent la confusion, car ils reflètent une discrimination entre les domaines géographique, historique, problématique. Dans le monde anglo-saxon, l’anthropologie rassemble sous son titre à la fois l’anthropologie physique – l’étude comparée des variations anatomiques et physiologiques de l’espèce humaine –, l’anthropologie sociale et culturelle – l’étude des institutions, des productions culturelles et des relations que celles-là entretiennent les unes avec les autres –, mais aussi l’archéologie, la préhistoire, la technologie et une partie de la linguistique. L’ethnologie y est réservée au seul classement des populations et tend à disparaître comme discipline propre.

En Europe, le terme d’" anthropologie " désigna longtemps l’anthropologie physique, ce qui explique l’usage général du mot " ethnologie " pour les études s’appliquant à l’aspect social et culturel des populations, tandis que la préhistoire, l’archéologie et la linguistique constituaient des domaines séparés. À l’ethnologie pratiquée en Europe, on pouvait faire correspondre l’anthropologie sociale et culturelle anglo-saxonne. En outre, les développements théoriques portant sur les notions de culture et de société ont conduit l’anthropologie américaine à privilégier la culture et l’anthropologie britannique, la société. L’usage tend à adopter un seul qualificatif : l’anthropologie est sociale ou bien culturelle.

Un tel clivage n’eut pas lieu en France, du moins sous cet aspect, mais les choses s’y compliquèrent avec l’apparition de nouvelles dénominations : il fut proposé de remplacer " ethnologie " par " anthropologie sociale ", cette expression ne s’opposant plus alors à " anthropologie culturelle " (les deux étant supposées réunies) mais à " anthropologie physique ". Que devient, dans ces conditions, l’ethnologie ? Elle ne subit pas le même sort qu’Outre-Manche et ne sera pas une sous-discipline : à l’instigation de Claude Lévi-Strauss, elle constituera un moment de la démarche anthropologique, laquelle comporterait trois étapes, sous le double rapport

d’une méthodologie et d’une problématique, allant de l’étude de cas à la mise en évidence de lois générales. Le premier moment est celui de l’ethnographie, qui, liée à l’observation directe d’une unité sociale, s’emploie à décrire et à classer sous forme de monographie tous les aspects de la société étudiée : milieu, croyances, coutumes, institutions, outils, techniques, productions. Le deuxième temps intervient avec l’ethnologie, qui s’applique à faire la synthèse de ces descriptions, à dégager une compréhension générale de la société, géographique, historique, systématique. Passer au niveau des systèmes politique, religieux, de parenté et de production en s’interrogeant sur leurs interrelations, c’est essayer de comprendre comment la société est organisée et comment elle travaille à son devenir (cf. ETHNOLOGIE – Histoire de l’ethnologie). Le troisième moment est celui de l’anthropologie, qui, à travers la comparaison ou la mise en relation de divers domaines, de systèmes dégagés par l’ethnologie dans les différentes sociétés, cherche à manifester l’existence " de propriétés générales de la vie sociale ".

Pour Lévi-Strauss, à travers ces trois démarches, on passe donc du particulier au général et " il semble y avoir aujourd’hui un accord presque unanime pour utiliser le terme anthropologie à la place d’ethnographie et d’ethnologie, comme le mieux apte à caractériser l’ensemble des trois moments de la recherche ". Cette ultime démarche de synthèse, explique-t-il, était autrefois réservée en France à la sociologie, ce qui laissait le vocable " anthropologie " disponible pour être colonisé par la suite ou pour réintégrer un champ qu’il n’avait jamais abandonné dans le monde anglo-saxon. Toutefois, du fait de la pesanteur des habitudes terminologiques, les deux titres continuent de coexister, les uns parlant d’ethnologie, les autres d’anthropologie sociale.

Cette première évaluation des dénominations n’épuise pas le sujet. Si l’on peut déjà caractériser l’anthropologie sociale par son objet, son projet globalisant et sa méthode spécifique, cela ne dit rien sur sa pratique effective, sur les chemins divers qu’on y emprunte. Les hésitations terminologiques traduisent le regard critique qu’elle porte sur elle-même et sur ses rapports avec les sciences voisines. À la fin du XIXe siècle, l’ethnologie avait des liens étroits avec l’anthropologie physique, malgré leurs origines respectives et sans que, par ailleurs, ces rapports fussent nécessairement harmonieux. La méthode comparative de l’anthropologie physique se fondait sur l’étude descriptive des caractères morphologiques des populations humaines. Tournée à la fois vers les peuples actuels, les hommes fossiles et les primates, elle donnait la priorité au caractère physique. Longtemps concurrentes, les deux " anthropologies " furent tentées de subordonner, l’une, le social au physique, l’autre, le physique au social. Leurs voies divergèrent si largement au XIXe siècle qu’elles ne trouvèrent plus de lieux communs à leurs recherches. Il fallut attendre le renouvellement de l’anthropologie physique par l’anthropologie biologique, qui allait remettre en cause la notion de race et développer d’autres critères de comparaison (moléculaire, cellulaire, tissulaire), pour

que les deux disciplines puissent à nouveau se rencontrer. L’attention portée aux facteurs génétiques et à l’environnement permit de dépasser le vieil antagonisme entre le social et le physique et d’accéder à la notion d’une étroite imbrication de l’un dans l’autre. Les deux disciplines se retrouvent notamment dans les études conjointes de génétique des populations et des systèmes de parenté, aidées en cela par la démographie. Elles poursuivent chacune ses buts spécifiques, mais ne s’interdisent pas une approche globale de problèmes particuliers. Un long cheminement aura donc été nécessaire pour qu’elles en viennent à se redéfinir ainsi. Au XIXe siècle, l’ethnologie se préoccupait de l’histoire des peuples et des cultures. Utilisée souvent comme réservoir d’informations par les autres sciences, elle s’intéressait surtout aux " primitifs ", aux " sauvages ", étudiés et classés à la façon dont procède le naturaliste, avec ses espèces botaniques ou animales. De nos jours, certains anthropologues définiraient volontiers leur science comme l’" étude des logiques sociales et symboliques ". Que s’est-il passé depuis le XIXe siècle ? Parlons-nous toujours de la même chose ? Comment l’ethnologie est-elle devenue si proche d’une certaine idée de l’anthropologie ? Ce sont sa propre histoire, sa réflexion critique, l’histoire de ses concepts et de ses grandes théories qui permettent de saisir le sens des recherches d’aujourd’hui.

2. La construction de l’ethnologieLes introductions classiques assignent à la naissance de l’ethnologie des dates différentes ; certaines la font remonter à Hérodote, d’autres à Rousseau ou à Morgan. La référence à Hérodote s’explique par l’intérêt qu’il porta à la description des autres peuples, considérés toutefois comme des barbares ; la référence à Rousseau ne repose pas tant sur son mythe du bon sauvage que sur sa façon de traiter des relations entre nature et culture, de s’ouvrir aux autres, par l’effet d’une identification à autrui, ce qui est le propre de la tentative ethnologique. Au XIXe siècle, la réflexion occidentale commençait sa révolution en intégrant l’homme dans le champ des connaissances positives, en faisant de lui un objet de savoir. Elle s’appuyait sur les relations nombreuses et détaillées que rédigèrent les voyageurs et les missionnaires sur les peuples lointains du Nouveau Monde et des colonies. Personne ne renie cette naissance ambigüe liée au colonialisme, mais cette conjonction historico-philosophique allait rendre possible l’avènement de l’ethnologie. Pour Michel Foucault, celle-ci ne fut possible qu’à partir du moment où " la position de la ratio  occidentale s’est constituée dans son histoire et [... fonda] le rapport qu’elle peut avoir à toutes les autres sociétés, même à cette société où elle est historiquement apparue ". De même, pour Lévi-Strauss, " si la société est dans l’anthropologie, l’anthropologie elle-même est dans la société [...] ; les circonstances de son apparition [...] s’accompagnent d’une prise de conscience – presque un remords – de ce que l’humanité ait pu, pendant si longtemps, demeurer aliénée d’elle-même ".

À cette époque, les théories darwiniennes de l’évolution, si elles incitaient à la connaissance des autres peuples, n’impliquaient pas que ceux-ci fussent mis sur le même plan que l’Occident civilisé. L’ethnocentrisme d’Hérodote se retrouve ainsi dans les premières classifications des peuples dits primitifs, considérés comme étant des sauvages ou des barbares selon leur degré de technicité et d’organisation sociale. Les auteurs d’alors (Morgan, McLennan, Maine) se préoccupaient de l’origine de la famille, du matriarcat et du patriarcat, de la propriété privée. Le savoir ethnologique servait à reconstituer l’évolution des sociétés humaines, dont l’aboutissement était la civilisation technicienne et monogame, celle, donc, de l’Occident. Comme les innovations technologiques s’accompagnent de transformations sociales, on estimait que leur évolution, du feu à la vapeur, expliquait les changements sociaux, le passage de la promiscuité primitive à la monogamie à travers une série d’étapes obligées, dont les sociétés primitives actuelles représentaient les vestiges et que notre société elle-même devait avoir parcourues. C’est pourquoi l’ethnologie pouvait être qualifiée d’étude sur l’histoire des peuples et des cultures et ne cherchait pas à donner un sens à une société particulière considérée en elle-même.

Seuls certains traits ou institutions étaient retenus à des fins comparatives pour reconstruire le sens de l’évolution. Histoire et ethnologie se trouvaient alors étroitement liées, cette association ne devant d’ailleurs jamais cesser d’être discutée. C’est pourtant à la lumière de cette théorie évolutionniste que la recherche ethnologique fit l’inventaire des connaissances et forgea ses premiers concepts, ainsi que sa méthode spécifique, qui lui évita de demeurer une simple philosophie sociale. L’Américain Lewis Henry Morgan (1818-1881) est souvent considéré comme le fondateur de la discipline, car il fut le premier à " aller sur le terrain " (League of the Iroquois , 1851 ; Ancient Society , 1877). Il vécut parmi les Indiens iroquois et décrivit leur vie sociale et culturelle, faisant de sa propre expérience le matériau brut de sa réflexion. Il fut suivi, selon une méthode plus systématique, par des chercheurs tels que Franz Boas (1858-1942) et Williams Halse Rivers (1864-1922) pour lesquels le recueil direct des observations constituait la démarche préalable de toute approche ethnologique. Plus tard, Bronislaw Malinowski (1884-1942) imposa celle-ci comme méthode scientifique, une méthode impliquant la rupture avec la société de l’observateur et exigeant une collecte systématique de tous les aspects de la société étudiée. L’ethnologie était dès lors créée en tant que science constituée, sous le double rapport de son objet et de sa méthode. Et ainsi commençait à se vérifier le propos de Lévi-Strauss lorsque, bien plus tard, il dira que l’expérience ethnographique est unique comme mode de connaissance parce que l’observateur est son propre instrument de recherche et que " pour parvenir à s’accepter dans les autres, but que tout ethnologue assigne à la connaissance de l’homme, il faut d’abord se refuser en soi ". Cette méthode spécifique fut imposée à l’ethnologie par son objet même, car, dans les débuts, celui-ci n’était constitué que par des sociétés sans écriture, c’est-à-dire sans histoire et ne pouvait être appréhendé que par

l’observation directe ; le recours à cet unique moyen de connaissance forgea ainsi l’originalité de la démarche anthropologique.

Mais une autre préoccupation allait intéresser l’ethnologie. Née dans la rencontre avec les sociétés sans histoire, en effet, celle-ci en vint à se préoccuper des cultures et traditions populaires de l’Europe même qu’avaient abandonnées les historiens mobilisés par la " grande histoire ". De nombreuses sociétés locales d’ethnographie dressèrent des inventaires de contes, de superstitions, de légendes, de techniques, de miettes d’histoire. Ces données allaient être ensuite reprises et étudiées systématiquement par des chercheurs tels qu’Arnold Van Gennep (1873-1957) dans son œuvre imposante sur le folklore et les rituels. Une semblable ouverture anthropologique a été favorisée par les travaux de Georges Dumézil sur le monde indo-européen, qui, à propos de la mythologie et de la religion, comme ceux de Van Gennep pour les traditions populaires, assignent au chercheur un champ d’étude géographiquement et culturellement plus proche. Ainsi l’ethnologie deviendra plus tard celle des sociétés paysannes, une ethnologie qui, abstraction faite des critères exotiques, s’occupera aussi bien des communautés andines que de celles de la France rurale. Cette nouvelle perspective allait réunifier une anthropologie devenue moins impérialiste du fait qu’elle se tournait à la fois vers le lointain et vers le proche.

Les débuts de l’ethnologie ont été marqués par l’émergence de nouveaux concepts et de nouveaux domaines. Morgan révéla le domaine de la parenté, qui constitua pendant longtemps l’un des fondements de la discipline. Il fut le premier à montrer le caractère classificatoire et systématique des liens de consanguinité et d’alliance, qui occupent souvent une position centrale dans les sociétés étudiées, et compara, de ce point de vue, des peuples aussi éloignés géographiquement que les Iroquois et les Tamoul de l’Inde (Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family , 1871). De son côté, John Ferguson McLennan (1827-1881) débattait de l’exogamie, tandis que sir Henry J. S. Maine étudiait le droit dans l’Antiquité et dans les sociétés primitives, posant ainsi les fondements d’une future anthropologie juridique. La méthode comparative se développa et Edward B. Tylor (1832-1917) proposa un traitement statistique des données ethnographiques afin de rechercher les corrélations entre les institutions. Souscrivant à la thèse évolutionniste en honneur à l’époque, il y intégra ses analyses de la religion et des mythes, dès lors perçus comme des restes de l’état sauvage (Primitive Culture , 1874). Et à sa suite, sir James G. Frazer entreprenait une importante étude comparative des croyances et des rites relevés dans des champs culturels extrêmement divers. Dans son Rameau d’or , œuvre qui connut, de 1890 à 1915, plusieurs éditions de plus en plus abondantes et qui est, elle aussi, marquée par l’évolutionnisme, il distingue la magie de la religion, interprète le totem et le tabou, analyse le " passage de la pensée magique à la pensée scientifique "... Malgré les critiques qui lui furent adressées, Frazer peut être considéré comme le fondateur de l’anthropologie religieuse et, d’une certaine façon, de la mythologie comparée.

Dès le début du XXe siècle, la théorie évolutionniste allait être battue en brèche par des auteurs tels que F. Boas et B. Malinowski. Les catégories supposées universelles et relevant d’une économie politique ethnocentrique allaient être remises en question par les descriptions de Boas sur le potlatch des Indiens Kwakiutl de la côte nord-ouest des États-Unis (The Kwakiutl of Vancouver , 1909). Système de dons et de contre-dons de richesses accumulées – dons et contre-dons par lesquels le donateur gagne prestige et statut social tandis que le donataire, mis en position de concurrence, est contraint, pour son prestige et son statut, de rendre plus qu’il n’a reçu –, le potlatch atteint un point extrême chez les Kwakiutl, qui vont jusqu’à détruire les richesses accumulées. Une nouvelle réflexion s’ouvrait sur l’économie primitive, économie où les " sauvages " ne sont pas écrasés par la nature, mais où production, échange, consommation et compétition sociale sont réglés par la coutume. Quelques années plus tard, en décrivant le cycle de la kula  (système particulier d’échange entre les îles Mélanésiennes), B. Malinowski (The Argonauts of the Western Pacific , 1922) rejoignait les données de Boas sur le potlatch et contestait l’existence de la monnaie, du fait que les objets échangés en l’occurrence ne sont pas des marchandises se prêtant à une commune mesure. Les deux ethnologues organisèrent ainsi le champ d’une future anthropologie économique. En France, la dimension anthropologique fut donnée à l’ethnologie naissante par des sociologues, notamment Émile Durkheim et Marcel Mauss. Avec le premier, celle-ci se libère quelque peu des préoccupations évolutionnistes et tend, comme la sociologie, à considérer " les faits sociaux comme des choses ". Construisant la théorie du fait social et analysant les rapports entre les faits sociaux, Durkheim a établi, à partir de matériaux ethnographiques, des typologies qui constituèrent la matière de la réflexion anthropologique. Plus résolument tourné vers l’ethnographie, Mauss, malgré l’absence d’une pratique réelle, forma toute une génération de chercheurs au " travail de terrain ". Surtout, il contribua à une nouvelle orientation des recherches : rejetant les inventaires disparates des coutumes et des croyances, il proposa la notion de phénomène social total, notion qui permet de saisir le sens et l’importance d’un phénomène en le resituant dans l’espace de la société et dans les dépendances qu’il entretient avec d’autres phénomènes au sein d’un ensemble conçu comme système. Mauss veut concevoir la vie sociale comme un système de relations où le tout l’emporte sur les parties. Dans l’Essai sur le don  (1923), il réinterpréta les données sur le potlatch en faisant de celui-ci un système de dons échangés et en y voyant la manifestation d’un phénomène social total et multiforme : religieux, économique, politique, etc. Cette perspective globalisante inspira profondément l’ethnologie par la suite, qu’elle fût fonctionnaliste ou structuraliste. Elle orientait la recherche vers une anthropologie sociale, vers l’anthropologie tout court du fait que Mauss refusait de faire éclater l’homme dans ses diverses dimensions : physique, psychique, sociale, individuelle.

3. L’anthropologie sociale et culturelle

Libérée d’une certaine histoire de type spéculatif, et obligée de forger de nouveaux concepts, l’ethnologie porta sa réflexion sur la culture et sur la société, cette dualité devant conduire à deux courants de pensée complémentaires et parfois opposés. Lorsque la notion de culture rejoignit celle de civilisation (sans qu’une hiérarchie fût présupposée entre l’une et l’autre), l’ethnologie repensa son objet en fonction des rapports entre la nature et la culture, celle-ci étant comprise comme l’ensemble des productions matérielles et intellectuelles ou des comportements propres à chaque société, transmis par un processus social acquis. La notion de culture est toutefois trop vague pour faire l’unanimité. Dans une définition célèbre, Tylor y voit un " tout complexe, qui inclut les connaissances, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et toutes autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ". On peut donc parler, à propos du fait humain, et de la culture en général et de la culture propre à chaque population. Ainsi entre-t-on d’emblée dans le débat qui amena Lévi-Strauss à souligner la difficulté de conjuguer la culture au singulier et la culture au pluriel. Si la culture est universelle, comment caractériser ses traits constants et sa nature ? Si l’on se tourne vers la diversité des cultures, comment les comparer et sur quels critères ? L’acceptation de la coexistence du singulier et du pluriel de la culture sous-tend, en réalité, la plupart des démarches anthropologiques, bien que certains privilégient l’un des aspects. Lorsque E. Leach soutient que " la diversité de la culture n’implique pas la pluralité des cultures ", il tourne résolument le dos aux tenants d’un hyper-relativisme culturel qui marqua l’anthropologie américaine.

Culture et sociétéLes travaux que F. Boas, maître de l’observation directe et fondateur de l’anthropologie américaine, consacra aux Eskimo et aux Indiens de la côte nord-ouest, inaugurèrent l’époque des grandes monographies qu’allaient plus tard entreprendre Malinowski aux îles Trobiands, Firth à Tikopia et tant d’autres chercheurs d’une tradition qui a fourni l’un de ses modèles à l’anthropologie et fit la richesse de son savoir. Chez Boas, chaque culture est considérée en elle-même comme un phénomène unique et spécifique ; mais cette méthode morphologique a parfois le défaut de s’arrêter en quelque sorte au bord de la culture étudiée. La pluralité des cultures et la variété de leurs productions empêchent toute théorie générale qui pourrait dépasser une spécificité culturelle. À l’inverse de ce que professe l’évolutionnisme, la causalité repose ici sur la notion de diffusion culturelle, qui tend à expliquer la présence de traits ou d’institutions donnés par les contacts et les emprunts qui sont supposés s’effectuer au sein d’une aire géographique délimitée. Par la suite, Alfred Louis Kroeber (1876-1960) développa cette méthode au point d’en faire une théorie superorganistique dans laquelle la culture devient une abstraction, coupée des hommes et de la réalité. Le courant fonctionnaliste britannique réagira contre ces positions, encore que l’un de ses fondateurs, Malinowski, refusât de perdre de vue l’universalité de la culture tout en soulignant la spécificité de chaque culture ; en effet, face aux propositions de Freud sur

le complexe d’Œdipe, il rejoint celui-ci quant à l’universalité de la fonction de répression, mais se sépare de lui en montrant la diversité des formes culturelles que peut prendre cette fonction : le désir d’inceste ne se porte pas partout sur la mère, ni le respect et la haine sur le père ; cela dépend des sociétés et de leur organisation de la parenté. À la lumière de cet exemple, Marc Augé explique la démarche de Malinowski par le " souci de manifester à la fois l’universalité du processus culturel et la spécificité de chaque ensemble culturel intégré ".

Cette spécificité inspira d’autres anthropologues marqués par une orientation psychologique, notamment les culturalistes américains. De la particularité d’une culture, se dégage, selon eux, un certain style, un pattern  qui imprègne les individus et leurs comportements. Leur école dite " Culture et personnalité " et représentée notamment par Ruth Benedict, Margaret Mead, Ralph Linton, Abram Kardiner, soulignait l’influence de la culture sur la formation de la personnalité. Quand R. Benedict parle de " pattern de culture ", M. Mead de " caractère naturel ", A. Kardiner de " personnalité de base ", ce sont les relations entre les individus et la culture qui sont prises en compte, c’est-à-dire les comportements et le processus de socialisation de ces individus qui participent à une culture où la valeur des choses tient au sens que lui donne celle-ci. La configuration culturelle qu’on en dégage est alors mise en rapport avec les croyances, les institutions et les affectivités particulières, avec les diverses modalités du passage du normal à l’anormal, avec les différentes manières dont s’opère l’intégration à la culture concernée. L’anthropologie culturaliste rencontra un grand succès populaire, mais elle n’est qu’un des courants de l’anthropologie culturelle. D’autres approches culturalistes se sont développées, pour lesquelles culture et société ne sont plus opposées mais constituent deux perspectives complémentaires d’une même réalité. Que l’on passe de la culture à la société ou de la société à la culture, l’essentiel est que l’ensemble du champ anthropologique soit couvert.

Libérées du carcan hyper-relativiste, les tentatives de George Peter Murdock (The Social Structure , 1949) reposent sur le traitement statistique du plus grand nombre possible d’échantillons de culture, en vue d’établir un vaste système de comparaison et une sorte d’inventaire des sociétés humaines. Malgré les critiques formulées à l’égard des critères retenus, elles s’inscrivent dans une recherche des lois de développement des sociétés où la notion d’évolution culturelle n’est pas rejetée. La même orientation se retrouve dans les nouvelles écoles anthropologiques américaines, préoccupées par les problèmes de l’évolution, de l’adaptation, des systèmes de représentation de la nature. Les recherches américaines se tournèrent, par ailleurs, vers l’étude du changement socio-culturel dans les communautés rurales et urbaines. R. Redfield, qui voyait dans celles-ci le microcosme de la société globale, les étudia au Mexique (Tepotzlan , 1930). O. Lewis et J. Steward, corrigeant cette perspective trop mécaniste, ouvrirent la voie à l’observation des sociétés paysannes et des nations modernes et complexes, en cherchant à

cerner des aires selon des critères écologiques, culturels et sociaux. L’étude des sociétés paysannes et urbaines, encore illustrée par les travaux de C. Arensberg et S. Kimball (Family and Community in Ireland , 1940), devenait ainsi un objet de réflexion anthropologique au même titre que les sociétés dites " primitives ". La dualité des approches visant l’une la culture l’autre la société s’est donc réduite de façon sensible, jusqu’à faire place à une anthropologie sociale et culturelle.

De l’écologie culturelle à l’anthropologie françaiseUn autre courant américain se situe dans le cadre de cette anthropologie sociale et culturelle, qui, née d’une orientation matérialiste et néo-évolutionniste, rejetta l’intellectualisme et le psychologisme de l’anthropologie culturelle, provoquant aux États-Unis une véritable révolution et posant les principes d’une nouvelle recherche. Anthropologues et archéologues s’inspirèrent des travaux de J. H. Steward préconisant l’analyse méticuleuse des bases matérielles des sociétés humaines en relation avec leur adaptation au milieu. La société passe ainsi au rang d’un sous-système au sein d’un ensemble plus vaste qui inclut la nature animale et végétale, l’écosystème. Avant de comprendre, il est nécessaire d’identifier, de compter, de mesurer aussi bien l’environnement écologique que les techniques de production, les régimes alimentaires, la balance énergétique, l’organisation des flux énergétiques et les circuits d’autorégulation. Soumise à des conditions très précises, cette méthode d’observation conduisit à réviser certaines idées reçues sur l’homme " primitif ", qu’on se représentait auparavant comme étant dominé par la nature et épuisé par la quête de sa subsistance. Les recherches sur les populations de chasseurs-collecteurs (R. Lee et I. Devore, Man the Hunter , 1968), notamment sur les bushmen du désert de Kalahari, révélèrent qu’ils consacraient peu de temps – quatre heures par jour – à assurer l’ensemble de leurs besoins et que leur temps de loisir était plus long que celui de l’Occidental libéré des contraintes de la subsistance. Les notions d’adaptation et de contrainte du milieu s’en trouvèrent renouvelées ; Marshall Sahlins (Stone Age Economic , 1971) reconnut chez les chasseurs-collecteurs la première société d’abondance, une société pour laquelle la satisfaction des besoins, établis comme tels par la société, ne se heurtait pas à la rareté, et ne connaissait pas le surmenage. De nombreux chercheurs s’engagèrent dans cette voie, notamment R. Rappaport, A. P. Vayda, H. Conklin en Asie du Sud-Est et en Océanie ; W. Suttles sur la côte nord-ouest des États-Unis. Dans le bassin méditerranéen et en Amérique centrale, les archéologues suivirent la même voie et en vinrent à modifier la notion de révolution néolithique à partir de l’étude minutieuse des conditions écologiques et des techniques des populations en question. La perspective ainsi ouverte à l’archéologie et à l’anthropologie autorisa à repenser la notion d’évolution, à la remettre à l’honneur, à condition qu’elle fût envisagée comme multilinéaire, ce à quoi s’employèrent en particulier M. Fried et M. Salhins. Le mouvement de

l’écologie culturelle a permis aussi de fructueuses rencontres interdisciplinaires avec l’ethnobotanique, l’ethnozoologie, la technologie culturelle, l’anthropologie économique. En dépit de certains excès qui l’ont conduit à traiter toutes les manifestations de la vie sociale en termes d’adaptation et à majorer la relation entre écologie et économie aux dépens des autres rapports sociaux dont il néglige la complexité, il a constitué une véritable rénovation de l’anthropologie.

En France, l’évolution des théories fut assez différente, car les références à la culture et à la société y coexistèrent sans s’opposer. Tandis que Durkheim privilégiait la sociologie et cherchait dans la notion d’inconscient collectif une réponse aux formes élémentaires de la vie religieuse, L. Lévy-Bruhl étudiait La Mentalité primitive  (1922). Il opposait à la rationalité occidentale une pensée pré-logique, mystique, analogique, qui s’appuie sur le mythe et le symbole, qui ne distingue pas le naturel du surnaturel, le sacré du profane, l’imaginaire du réel. Malgré ses a priori, qu’il devait atténuer par la suite, il eut le mérite considérable à la fois d’offrir une nouvelle méthode descriptive où l’observateur tient ses distances vis-à-vis de sa propre rationalité, de manifester la spécificité d’une pensée " archaïque ", d’ouvrir la voie à une anthropologie religieuse. De même, après que Mauss eut réexaminé le phénomène de la magie, Maurice Leenhardt, grâce à sa profonde connaissance de la Nouvelle-Calédonie, décrivait cette pensée " archaïque " selon laquelle l’homme n’est ni coupé du monde ni objectivé, où nature et surnature se pensent ensemble.

L’école française forgea une génération de chercheurs qui, au sein d’une spécificité culturelle, approfondirent la réflexion sur la religion, le mythe, la cosmogonie comme systèmes de représentation du monde et de la personne : J. Guiart et P. Métais se tournaient vers le monde océanien ; M. Griaule et son école (G. Dieterlien, D. Paulme, D. Zahan) découvraient les populations de la zone sahélienne et les célèbres Dogons, qui, par leurs mythes, rendent explicites toutes les formes du monde, de la vie et de la société. Griaule, dans son analyse de leurs rites et de leurs sacrifices, mit en évidence la notion de nyama  que l’on retrouve dans l’ensemble de la zone sahélienne et qui désigne une sorte de force vitale, présente en toutes choses, végétales, animales ou humaines (Dieu d’eau , 1948 ; avec Germaine Dierterlein, Le Renard pâle , 1965). Il chercha à mettre en relation cette connaissance de l’univers avec le concret, avec les techniques et les institutions sociales de la société étudiée ; de son point de vue, cette " philosophie " de la société, inscrite dans une logique cohérente, permet d’appréhender les faits sociaux qu’elle manifeste et explicite. Qualifiée parfois d’intellectualiste par les empiristes anglo-saxons, cette démarche fut riche d’enseignements et elle donna naissance à de nouvelles réflexions et à des remises en question sur la représentation du monde et sa construction, sur la notion de personne, sur les rapports entre mythes, rites et symboles, sur les thèmes récurrents dans le discours mythique (Alfred Adler, Marc Augé, Michel Cartry, Geneviève Calame-Griaule, Pierre Smith).

L’anthropologie française, par ailleurs, travailla à l’élaboration d’une anthropologie technologique et interdisciplinaire. Déjà, Mauss avait établi un programme de description des activités techniques, c’est-à-dire non seulement des œuvres produites par une société, mais aussi de l’ensemble des activités qui concourent à leur production : techniques de chasse, de culture, d’habitat, d’alimentation, ainsi que façons de marcher, de s’asseoir, etc. Les techniques sont des phénomènes sociaux et l’ethnologie s’en occupe tout autant que du reste de la vie sociale. De même que l’anthropologie isole arbitrairement un ensemble de phénomènes (économiques, politiques, religieux) pour les commodités de l’observation sans pour autant négliger leurs relations avec les autres phénomènes sociaux, les techniques peuvent être isolées provisoirement en tant que systèmes, selon une méthode dont l’œuvre d’André Leroi-Gourhan (depuis L’Homme et la nature , 1936, et L’Homme et la matière , 1943) fournit une illustration remarquable. Cette œuvre considère d’abord les activités techniques sous l’angle dynamique – le mouvement et son résultat – et les classe à cet effet (percussion, pression, frottement, puis transformation de mouvement et d’énergie, motricité, fabrication d’outils simples et complexes), une telle classification permettant d’entreprendre une histoire des techniques et de leurs relations mutuelles. On parle de systèmes techniques lorsque ceux-ci sont conçus du point de vue de l’articulation entre les objets, les processus et les connaissances nécessaires à leur production ; l’histoire du geste technique devient une logique sociale et symbolique. Par là, l’œuvre de Leroi-Gourhan fut, dans le champ de l’anthropologie, une des premières à s’ouvrir à l’interdisciplinarité : elle intéresse la technologie, la linguistique, la préhistoire, tandis que ses apports concernant la pratique des fouilles, la reconstitution des habitats et des modes de vie préhistoriques, l’anthropologie physique (station debout, libération de la main et de la parole) répondent aux objectifs mêmes de l’ethnologie. Un semblable souci de pluridisciplinarité anime André G. Haudricourt, qui est à la fois ethnologue, botaniste, linguiste et technologue. De leur côté, Lucien Bernot au Pakistan et en France, Georges Condominas en Asie du Sud-Est, Robert Creswell en Irlande, témoignent du même souci : leurs monographies couvrent l’ensemble du champ social et la minutie de leurs descriptions conduit à des interprétations qui rattachent très étroitement cette technologie culturelle à l’anthropologie sociale. Notons enfin que l’effort inauguré par Leroi-Gourhan en vue de rapprocher l’archéologie et la préhistoire a engendré une anthropologie archéologique et préhistorique où l’homme des cultures passées retrouve sa place parmi ses productions matérielles.

4. L’anthropologie socialeIl est nécessaire toutefois de revenir au débat entre culture et société si l’on veut comprendre la naissance de l’anthropologie sociale britannique. Celle-ci a subi l’influence de Durkheim, qui cherchait dans les faits ethnographiques autre chose que la simple description d’une société, et a d’emblée négligé les traits culturels pour s’intéresser aux relations, aux

systèmes, aux fonctions. Ses fondateurs, B. Malinowski et A. R. Radcliffe-Brown, ont à cet égard reconnu leur dette vis-à-vis de Durkheim : ce qui importe, ce sont moins les traits particuliers d’une culture que la fonction qu’ils remplissent dans la société. La culture renvoyant aux coutumes ou aux productions, et la société aux relations sociales, E. E. Evans-Pritchard illustre ainsi la fameuse distinction : dans nos églises, dit-il, les fidèles enlèvent leur chapeau et gardent leurs chaussures, tandis que, dans les mosquées, les musulmans gardent leur chapeau et enlèvent leurs chaussures. Ces deux attitudes répondent à deux coutumes différentes, mais remplissent une même fonction sociale : témoigner du respect. Dans une société, où culture et structure sociale lui sont données ensemble, l’observateur doit donc, pour comparer, distinguer la manifestation culturelle de la relation sociale. Rejetant toute histoire spéculative, les anthropologues britanniques situeront alors l’analyse dans la synchronie : puisque l’on étudie des sociétés sans écriture, donc sans histoire connue, il est inutile de faire des conjectures sur leur passé à jamais perdu ; il est plus important de comprendre comment elles sont organisées dans le présent, comment elles fonctionnent de façon à se reproduire et à assurer leur devenir. On comparera la société à un organisme vivant, qui s’explique à partir des interrelations existant entre les organes et les fonctions. Chaque élément joue son rôle, dans cette totalité, par sa fonction vis-à-vis de celle-ci et par sa relation aux autres éléments. On s’attachera donc à rechercher cette logique interne qui est propre à assurer le maintien de la société. Il reste que le concept de fonction chez Malinowski diffère de celui de Radcliffe-Brown et s’inscrit à travers son œuvre d’océaniste dans une théorie des besoins, besoins qui, certains étant fondamentaux, d’autres secondaires, ont été élaborés par une culture particulière. Radcliffe-Brown radicalisa la notion de fonction dans un sens véritablement fonctionnaliste, au point de lui faire désigner le rôle joué par une institution en vue du maintien de l’équilibre social, ce dernier étant assuré par une structure sociale conçue comme une " disposition ordonnée de parties ou d’éléments composant un tout " (de cette théorie générale de la structure sociale et des systèmes, certains concepts annoncent déjà les principes structuralistes). Malinowski et Radcliffe-Brown, dont l’œuvre, plus restreinte que celle du premier, eut une portée immense (Structure and Function in Primitive Society , recueil d’articles écrits de 1924 à 1949), délimitèrent à eux deux les méthodes et le champ de l’anthropologie sociale britannique. Leurs continuateurs s’intéressèrent principalement à l’Afrique, à quelques exceptions près, tel R. Firth, qui étudia une île polynésienne pendant près de trente ans (We, the Tikopia , 1936). Le travail sur le terrain fut intensif, comme le préconisait Malinowski, et il donna lieu à de nombreuses et excellentes monographies. Le projet de Radcliffe-Brown était de comparer, afin d’établir des classifications, des systèmes de relations manifestés dans les diverses sociétés. Selon l’axe vertical, il a établi une logique des systèmes et sous-systèmes qui s’articule d’après les structures envisagées : la mise en relation mutuelle des sous-systèmes (sous-système de parenté, sous-systèmes politique, religieux, économique) constitue la structure sociale de la société. Selon l’axe horizontal, il a cherché à réduire la diversité des

phénomènes en les rassemblant en quelques classes : ainsi, il ordonna les systèmes de parenté australiens en fonction de certaines caractéristiques communes et tenta d’expliquer les complexes systèmes de parenté dits " Crow-Omaha ", qu’on rencontre en beaucoup d’endroits, par un principe unique d’unifiliation. Les études et débats relatifs aux systèmes de parenté furent si nombreux (tel l’ouvrage collectif African Systems of Kinship and Marriage , édité par Radcliffe-Brown et D. Forde en 1950) que l’école anglaise garda longtemps le quasi-monopole de l’anthropologie de la parenté et que son autorité en la matière fut immense (E. E. Evans-Pritchard, M. Fortes, J. Goody, R. Needham, A. R. Radcliffe-Brown). Elle développa aussi les recherches sur les systèmes politiques et classa selon ce principe les sociétés africaines. Dans l’ouvrage fondamental publié sous la direction de M. Fortes et E. E. Evans-Pritchard, et intitulé African Political Systems  (1940, avec des études de M. Gluckman, S. F. Nadel, A. Richard, I. Shapera), sociétés acéphales segmentaires, chefferies, royaumes à pouvoir étatique sont étudiés et classés selon une méthode qui détermina pour longtemps l’orientation des recherches et qui ouvrir le champ à l’anthropologie politique. L’école britannique s’intéressa aussi très soigneusement aux rapports entre la parenté et les systèmes politico-juridiques (J. Beattie, D. Forde, L. Mair) et déboucha sur une théorie des systèmes unilinéaires, particulièrement illustrée par Fortes chez les Tallensi du Ghana et par Evans-Pritchard chez les Nuers du Soudan. L’insistance avec laquelle les auteurs rapprochèrent la parenté d’une catégorie juridique fut entachée par certains a priori théoriques mais elle n’en amorça pas moins la possibilité d’une anthropologie juridique. La nature du pouvoir fut reconsidérée dans ses relations multiples avec la religion, avec la parenté, avec les classes d’âge. L’anthropologie sociale britannique étudia aussi les conduites religieuses, la magie et la sorcellerie (J. Middleton, R. F. Fortune, E. E. Evans-Pritchard, M. Douglas, S. F. Nadel). S’écartant des théories évolutionnistes de sir James Frazer, Evans-Pritchard essaya d’envisager ces réalités à partir des catégories indigènes des Azandé du Soudan et il montra comment les causalités (incompréhensibles pour l’Occidental) s’ordonnent selon une logique du malheur, de la maladie, du sacré.

Le refus de recourir à l’histoire ne fut pas une règle unanimement suivie par l’école britannique. Il conduisait en effet à se poser la question des transformations sociales, à laquelle de nombreux auteurs, tels M. Gluckman et R. Nadel se consacrèrent. C’est à partir de l’étude comparée de cas privilégiés et de l’analyse des rôles, des procédures et des conflits que Gluckman cherche à faire une théorie du contrôle social. Cette préoccupation devint fondamentale dans la suite, lorsque l’anthropologie se resitua par rapport à ce concept, qui pose les problèmes du rapport de la diachronie et de la synchronie, de la reproduction, de l’efficacité sociale et symbolique (V. Turner). À l’inverse, la notion d’un équilibre social privé de toute dimension diachronique paralysa la réflexion d’une partie de l’anthropologie anglaise, le fait de privilégier la fonction aux dépens de la relation aboutissant parfois à ce truisme selon lequel l’explication d’une institution trouverait sa justification dans ce qu’elle fonctionne. Il fallut

attendre les critiques d’Edmund Leach et la présentation par celui-ci des Systèmes politiques des hautes terres de Birmanie , systèmes qui relèvent d’une organisation profondément instable, pour contester cette notion souvent artificielle d’équilibre social. Bien qu’Evans-Pritchard eût revalorisé, dans les années quarante, la notion de relation au nom d’une sorte de fonctionnalisme structural, il n’avait pas été suivi dans cette voie. Privilégiant cette notion dans le sens d’une relation structurale, il montrait que la fonction d’un élément importe moins que sa position par rapport, non au système, mais aux autres éléments du même ordre. La notion de structure, modifiée, repose sur la relation d’opposition. Les mots et les choses doivent être compris dans leurs relations communes et constituer un domaine doué de sens. Par là, Evans-Pritchard, le premier, passe de la fonction à la signification, inaugurant une nouvelle anthropologie, structurale cette fois. Il montre comment les organisations lignagère et territoriale des Nuers sont coextensives l’une à l’autre, comment chacun de leurs éléments constitutifs, lignage ou section territoriale, n’existe que dans la mesure où il s’oppose à un autre de même niveau, et ne se manifeste qu’en temps de guerre, de razzia, de conflit localisé. En temps de paix, l’ensemble de cette organisation segmentaire n’apparaît pas de façon manifeste. De cette perspective structurale, seul Leach retiendra l’argument, ce qui a fait de lui le pionnier du structuralisme en Grande-Bretagne. Son originalité se mesure à la manière dont il se sépare des uns et des autres. L’influence qu’ont eue sur lui Malinowski et le structuralisme apparaît dans son effort pour conjuguer empirisme et rationalisme. Dans son ouvrage sur les Kachin de Birmanie, il n’isole pas le système politique mais l’intègre dans une série de relations avec l’écologie, l’histoire, l’économie et la parenté afin de comprendre les transformations et l’instabilité inhérentes à ces systèmes politiques. À un autre niveau, il se rapproche de l’analyse structurale dans son traitement des données (qui ne sont jamais signifiantes en elles-mêmes), de la structure et des modèles. Il considère que la réalité ne se confond ni avec le modèle indigène (l’ordre et le sens que l’autochtone y met) ni avec celui que construit l’ethnologue (selon ses propres catégories) : c’est la relation dialectique entre ces deux modèles qui fait sens, qui permet de penser la réalité. Bien que les concepts de modèle et de structure n’aient pas toujours le même sens chez Leach et chez Lévi-Strauss, les réinterprétations de l’un concernant certaines structures de parenté et de mariage rejoignent bien souvent celles de l’autre.

5. Anthropologie structurale et anthropologie socialeL’apport de Lévi-StraussIl n’y a pas d’antinomie entre l’anthropologie structurale et l’anthropologie sociale. La première fut d’abord une méthode qui en vint à développer de telles implications théoriques qu’elle visa à rassembler les sciences humaines dans une science globale de la communication, dans une

sémiologie où l’analyse structurale de la parenté et des mythes s’intégrerait en un de ses lieux, l’anthropologie sociale. Les interrogations que s’adressent mutuellement la méthode et la théorie révèlent à la fois les obstacles à une telle ambition scientifique et ses espoirs. Lévi-Strauss, qui rejetta les interprétations en termes d’histoire, de spécificité culturelle et de fonction, ouvrit le champ à un autre possible, celui du sens. Dès lors qu’est posée la question du sens dans la diversité des cultures, se trouve affirmée de facto  la position irréductible de l’identité de l’esprit humain. S’il existe des lois de portée générale qui font sens à travers l’apparente diversité culturelle, il existe alors une structure mentale universelle. La recherche de ces universaux, tant dans les mythes que dans la parenté, vise à faire la théorie de ces structures mentales, à mettre en évidence des invariants, peu nombreux, organisés en systèmes signifiants. Si la parenté et les mythes sont privilégiés, c’est que, plus que d’autres domaines, ils offrent le caractère de systèmes (la structure prenant ici un sens différent de celui qu’elle a chez Radcliffe-Brown). Le modèle qui servit à la construction du nouvel outil analytique est la linguistique structurale : Lévi-Strauss transpose à l’ordre de la parenté et à celui des mythes la méthode phonologique, qui, s’occupant à la fois des relations entre les termes et du système, met l’accent à travers une analyse synchronique sur le caractère inconscient de l’infrastructure des phénomènes linguistiques. Traitant la structure comme un ensemble de relations fondées sur une opposition distinctive, il recherche, dans tel système, ses lois de transformation, élaborées " par l’esprit à l’étage de la pensée inconsciente ". La structure et l’organisation sociale sont distinguées, celle-ci étant la manifestation de celle-là. Le modèle construit de la structure est, selon Raymond Boudon, la " théorie d’un système d’apparence ", un système de symboles. Lévi-Strauss forme le projet de penser les systèmes de parenté comme des systèmes de symboles ; il rassemble une incroyable quantité de données afin de faire la théorie de la parenté, inspirée par les idées de Mauss sur la réciprocité. Dans Les Structures élémentaires de la parenté   (1949), les rapports entre la nature et la culture, repensés en termes d’opposition et de complémentarité, sont envisagés sous l’angle de l’universalité des caractères de l’espèce et de la variabilité des règles sociales. Dans les faits de parenté, ce qui instaure le lien entre nature et culture, c’est le prohibition de l’inceste, présente dans toute l’espèce humaine, et dans une grande diversité allant de la restriction minimale – les parents directs – à la plus étendue (famille, clan, village). C’est l’aspect négatif d’une règle positive qui contraint à l’échange des femmes. Les parentes proches d’un homme lui sont interdites comme épouses pour pouvoir être promises à un autre, qui, à son tour, cédera ses propres parentes proches, qui lui sont interdites à lui. Dans le cas le plus élémentaire (au niveau du système et non à celui de l’évolution), on échange une sœur contre une épouse  ; c’est bien ce qu’on a pu observer chez certains aborigènes australiens où les "  sœurs  " (c’est-à-dire toutes les femmes nées dans un groupe) sont échangées contre celles d’un autre groupe. Les systèmes de parenté sont des systèmes de communication dans lesquels "  les femmes comme les paroles  " circulent entre les hommes. Les formes les plus évidentes de ces systèmes sont

celles où il est prescrit que le conjoint se situe dans une certaine catégorie de parenté (cousine du premier ou du deuxième degré en ligne croisée masculine ou féminine)  ; surtout, de tels systèmes donnent lieu à des formes régulières d’échanges, circulaires ou immédiats, dans lesquels se manifeste de la façon la plus apparente le principe de réciprocité.

Bien que cette théorie ait été contestée par les empiristes anglo-saxons, sa portée générale continue de s’affirmer dans les travaux contemporains, notamment ceux de Françoise Héritier-Augé  : grâce aux moyens statistiques et au traitement informatique, on fait apparaître la persistance de ces structures élémentaires de parenté dans les sociétés qui ne prescrivent pas le choix du conjoint et dans celles où, comme en Occident, la prohibition de l’inceste est minimale et le choix du conjoint laissé à d’autres facteurs sociologiques. Ces recherches ouvrent la voie à des champs d’investigation totalement nouveaux et permettent de saisir, dans la synchronie et dans la diachronie, le fonctionnement matrimonial de nos propres sociétés, grâce à une collaboration entre historiens et anthropologues.

Le deuxième domaine auquel s’applique de manière privilégiée l’analyse structurale est celui des mythes. À l’inverse des symbolistes qui cherchaient dans ces derniers la "  bonne  " signification, le sens caché, Lévi-Strauss part à la découverte de leurs structures. Le postulat de l’universalité de l’esprit humain s’oppose à la dichotomie proposée par Lévy-Bruhl entre la pensée prélogique (celle des "  sauvages  ") et la ratio  occidentale  : la pensée sauvage, en effet, est à l’œuvre partout, y compris dans la société occidentale, même si cette pensée se situe au niveau inconscient. Le lieu le plus manifeste où elle s’exerce est à l’évidence celui du mythe, dont la diversité des variantes offre paradoxalement le moyen d’en trouver la structure. L’analyse portera moins sur une classification des éléments, les mythèmes, que sur l’ensemble du mythe et de ses variantes, considéré comme un système de transformations tel que l’on a à travailler sur les relations entre structures, non sur le sens caché. Un thème mythique est étudié non en lui-même, mais pour la position qu’il tient dans le discours – en relation avec d’autres thèmes appartenant à divers registres, technique, sociologique, cosmologique – et en fonction de la société qui l’a produit. Il en va de même pour chaque mythe, qui se trouve situé au sein d’un ensemble plus vaste du fait que les mythes sont des transformations d’autres mythes et que, d’une certaine façon, ils "  se pensent entre eux  ". À partir d’un corpus de plus de cinq cents mythes américains, Lévi-Strauss s’efforce, dans Les Mythologiques  (1964-1971), de dégager les règles logiques qui président à leurs transformations. Dans le mythe de référence, les règles de transformation se fondent sur des oppositions binaires (haut-bas, feu-eau, cru-cuit, silence-bruit), qui s’inversent selon les variantes dévoilant un code (culinaire, astronomique, sensoriel) dont la découverte permet d’expliciter d’autres mythes qui, à leur tour, mèneront à un nouveau code, jusqu’à former une totalité signifiante, analogue à une partition musicale dont chaque société particulière jouerait un fragment sans le savoir. Mythe et musique sont

comparables  ; "  l’un et l’autre sont des machines à supprimer le temps  ", car ils surmontent "  l’antinomie du temps historique et révolu et d’une structure permanente  ".

Cette méthode d’analyse offrit un terrain de réflexions nouvelles à l’anthropologie, en dépit des critiques qu’elle suscita. En fait, qu’on le veuille ou non, Lévi-Strauss a fait plus que proposer un mode d’interprétation  ; c’est une véritable révolution anthropologique qu’il provoqua. La volonté de découvrir un ordre dans le désordre, l’unicité des structures dans la diversité de leurs manifestations marqua un nouveau pas qui permit à la discipline de recentrer son objet. Trois objections furent opposées à cette méthode, qui portaient sur les limites du sens, sur le sens de l’histoire et sur le traitement du statut des systèmes symboliques. Certains lui reprochèrent d’expulser l’homme de ses propres représentations, d’objectiver la pensée mythique en tant que telle, finalement, de vider de son sens le lieu où on voulait en mettre. La deuxième critique s’est exprimée dans la polémique soulevée par Jean-Paul Sartre. Ce dernier conçoit l’histoire comme produisant le mythe, le présent comme l’aboutissement de l’histoire, tandis que Lévi-Strauss considère celle-ci comme manifestant les transformations structurales des sociétés passées ainsi que de celles du présent. Il subordonne l’ordre diachronique à l’ordre synchronique, car, de même que le mythe ou le temps proustien, l’histoire n’est jamais isolée du présent, qui rassemble les événements mémorisés dans une totalité synchronique et non dans une série diachronique  : "  Loin donc que la recherche de l’intelligibilité aboutisse à l’histoire comme à son point d’arrivée, c’est l’histoire qui sert de point de départ pour toute quête d’intelligibilité.  " À la délicate question de savoir comment concilier l’histoire et la structure, Lévi-Strauss répond qu’il n’y a pas d’antinomie radicale entre l’une et l’autre, mais deux façons de traiter le fait social dans ses dimensions spatiale ou temporelle. Il distingue les sociétés sans écriture, donc sans histoire mémorisée, qu’il qualifie de "  froides  ", et les autres sociétés où l’histoire est cumulative, parce que mémorisée, transcrite et interprétée, les sociétés "  chaudes  "  ; mais cela ne veut pas dire que les premières soient dépourvues d’historicité. Toutefois – et c’est en ce point que surgit la troisième objection –, la conception de l’histoire devient problématique chez Lévi-Strauss lorsqu’on se penche sur le statut des systèmes symboliques. La méthode structurale, si elle s’applique aux mythes et à la parenté, peut-elle s’appliquer aux autres systèmes  ? Les systèmes politiques, économiques nécessitent-ils un traitement différentiel où la recherche des causalités, des articulations entre les systèmes, la compréhension des conflits et des contradictions réintroduiraient l’histoire tant dans la société étudiée que dans les structures  ? Les deux réponses possibles, par l’affirmative ou par la négative, ne sont certes pas contradictoires, et les développements ultérieurs des recherches anthropologiques en témoignent, qui reconnaissent leurs dettes à l’égard de ce renouveau théorique, tels les travaux de Louis Dumont sur les castes de l’Inde ou ceux de Jean Pouillon et de Luc de Heusch en Afrique.

L’étude du changement socialLa question des rapports du structuralisme avec l’histoire devint embarrassante lorsque la situation historique même des sociétés dites froides souleva le problème de leur développement dans une situation coloniale qui imposait un sens unidirectionnel à l’histoire. Contingences historiques et réflexions vivifiées par le structuralisme engendrèrent ainsi de nouveaux débats au cours desquels l’histoire fut réintégrée dans la réalité étudiée. Les travaux de Georges Balandier, notamment sa Sociologie actuelle de l’Afrique noire  (1955) s’orientèrent vers une anthropologie dynamique qui, se distinguant de la démarche intellectualiste, posa les questions du changement social, de la transition et du développement. Les sociétés froides sont entrées depuis longtemps dans l’histoire cumulative et elles doivent être analysées en fonction de ce facteur qui se caractérise par la domination, les crises et la résistance. La démarche dynamique ne tourne pas le dos au structuralisme, mais veut le compléter en ce qu’"  elle entend saisir la dynamique des structures tout autant que le système des relations qui les constitue  : c’est-à-dire prendre en considération les incompatibilités, les contradictions, les tensions et le mouvement inhérent à toute société  ". Saisir la réalité de ces transformations, c’est expliquer aussi les mouvements nationalistes et messianiques  : l’anthropologie religieuse (notamment avec Roger Bastide) et l’anthropologie politique tirèrent les leçons de cette perspective qui permet de dépasser les typologies de naguère. Cette démarche rejoint d’une certaine façon les problématiques déployées par l’anthropologie anglo-saxonne à propos du changement social. C’est ainsi que G. Balandier, M.  Gluckman, L. de Heusch, A. Kuper, M.  G. Smith, A. Southal contribuèrent également à l’élaboration d’une anthropologie politique dans laquelle l’histoire n’est pas révoquée, ni la structure oubliée. Luc de Heusch, par exemple, étudie les États du Rwanda selon une méthode à la fois structurale et historique, au sein de laquelle l’examen des configurations historique et culturelle côtoie les analyses du symbolisme de l’inceste royal et de la sacralité du pouvoir. Dans ses travaux sur l’Afrique centrale, G.  Balandier, de son côté, se préoccupe des rapports du politique avec la parenté, avec les stratifications sociales et avec la religion, inscrits dans une dynamique de la tradition et de la modernité dont n’est pas exclu le souci de comprendre le passage à l’État, cette question étant inhérente à toute anthropologie politique. Le même souci a caractérisé l’anthropologie d’inspiration marxiste, qui ne rompt pas toujours les ponts avec le structuralisme.

L’anthropologie marxisteCertes, la conception que se font les marxistes de l’histoire est différente de celle de Lévi-Strauss, mais, d’un côté comme de l’autre, les débats portent sur les mêmes problèmes fondamentaux, essentiellement celui de savoir quel statut et quelle priorité accorder aux systèmes symboliques. Même si, en définitive, les divergences restent profondes, Lévi-Strauss,

dans La Pensée sauvage  , déclare vouloir contribuer à la "  théorie des superstructures, à peine esquissée par Marx [...], sans mettre en cause l’incontestable primat des infrastructures  ". La réflexion et la critique que le marxisme exerça par rapport à lui-même (notamment avec Louis Althusser) et hors de lui-même (face au structuralisme), ainsi que, plus généralement, les questions posées par l’économie à l’anthropologie, entraînèrent des analyses fécondes qui tentaient de réconcilier synchronie et diachronie, fonction et détermination. L’étude critique du mode de production féodal ou asiatique conduisit à s’interroger, de ce point de vue, sur les sociétés lignagères et sur celles de chasseurs-collecteurs  : comment qualifier le mode de production de ces sociétés sans classes  ? comment manifester les inégalités et les contradictions qui s’y développent  ? comment saisir les conditions du passage à la chefferie, à l’État  ? et de quel État s’agit-il alors  ? Le courant marxiste engagé dans de telles interrogations (Maurice Godelier, Claude Meillassoux, P.  P. Rey, Emmanuel Terray) n’est pourtant pas homogène. Les uns tentent de faire la théorie du mode de production domestique et de l’articuler avec l’ensemble des rapports sociaux qui s’en dégagent (hiérarchie lignagère, aîné-cadet)  ; les autres cherchent à identifier plusieurs modes de production au sein d’une société ou encore à souligner l’exploitation des cadets par les aînés, qui rempliraient alors une "  fonction de classe  ". La tentative originale de M. Godelier (Horizons, trajets marxistes en anthropologie  , 1973) consiste à vouloir réconcilier marxisme et structuralisme. Sa description minutieuse des conditions matérielles de la production, appliquant les leçons de l’écologie culturelle, s’accompagne de l’analyse des rapports sociaux aussi bien que des modes de pensée. Pour lui, les systèmes de parenté et les systèmes symboliques ne sont pas seulement formels  ; ils sont également des pratiques sociales. Aussi cherche-t-il à découvrir "  des liens internes entre la forme, les fonctions, le mode d’articulation et les conditions d’apparition et de transformation de ces rapports sociaux et de ces modes de pensée  ". Dans nombre de sociétés, la parenté joue un rôle central  ; elle remplit de multiples fonctions (religieuse, politique, économique)  ; elle est à la fois infrastructure et superstructure, car, système symbolique, elle fonctionne aussi comme rapport de production et médiatise l’économie. Une telle tentative pour faire éclater les catégories habituelles constitue un pas important dans une voie permettant de comprendre que le rôle joué dans un domaine généralement clos et autonome, l’économie, est déterminé par d’autres domaines  : par exemple, la parenté dans les sociétés lignagères, la religion chez les Incas, le politique chez les Grecs. Les systèmes symboliques ne sont pas disjoints de la production  ; et, en tant que pratiques sociales, ils constituent ce que Godelier appelle la "  part idéelle du réel  "  ; ils entrent dans le jeu de la reproduction sociale sous le quadruple rapport de leurs formes, de leurs fonctions, de leurs hiérarchies et de leurs articulations. L’anthropologie cherche, selon cette perspective, à passer "  d’une morphologie sociale à une physiologie sociale  ".

C’est autour des débats ouverts entre le fonctionnalisme, le structuralisme et le marxisme que s’est organisée la recherche anthropologique

contemporaine. Celle-ci, note Marc Augé dans Symbole, fonction, histoire  (1979), cherche à briser le cercle qui enferme les théories depuis un siècle et "  qui nous renvoie, inéluctablement, du symbole à la fonction ou de l’évolution à la culture  ". La rencontre de ces différentes théories pose plus clairement le problème des représentations et de la rationalité, et tente de rompre cet enfermement  ; toutes projettent de penser à la fois "  l’efficacité des pratiques symboliques et de manifester la part nécessairement symbolique de tout réel social  ".

6. Problèmes de l’anthropologie contemporaineRésultat des efforts critiques et des rencontres théoriques, l’anthropologie moderne représente une force de réflexion vers laquelle se tournent de nombreuses disciplines, car c’est bien là son nouveau paradoxe que d’avoir recentré son objet et affirmé sa perspective holiste en décloisonnant les do maines habituels et en optant pour l’interdisciplinarité. Les travaux actuels s’orientent tous vers ce dépassement des contradictions développées par le débat anthropologique. La distinction classique de plusieurs domaines – anthropologie politique, anthropologie religieuse, anthropologie économique – subsiste en raison d’une commodité qui permet de désigner d’avance l’orientation privilégiée du traitement des données. Il n’en reste pas moins que l’analyse du fait dépasse les catégories occidentales. La notion de fait social total est encore à l’œuvre, qui montre par exemple comment, de l’analyse de la parenté comme système de descendance et d’alliance, on passe au fait politique (système lignager), au fait économique (organisation de la production), au fait idéologique (représentation de la consanguinité et de l’alliance, de l’hérédité, du corps et du monde). De nouvelles catégories se dégagent, capables de rendre compte dans un ensemble signifiant des diversités culturelles. Les études sur la parenté ont fait de grands progrès depuis les débuts de l’ethnologie. Si l’extrême diversité des systèmes de parenté a pu être réduite à quatre grands types et si les logiques de fonctionnement des systèmes d’alliance ont été découvertes grâce notamment aux moyens informatiques, il reste que la signification de ces lois et de ces structures s’ordonne autour du fait massif de la prohibition de l’inceste. Ainsi, la symbolique de l’inceste et son efficacité sont étudiées par rapport à deux catégories supposées universelles, celles de l’identique et du différent. Mais elle rejoint d’autres manifestations symboliques, celle des mythes, celle des systèmes rituels et des systèmes de représentations. L’efficacité symbolique est aussi analysée dans d’autres champs, telles l’efficacité idéologique de la norme et de sa transgression dans les royaumes africains qui règle les rapports de domination, ou celle qui s’exprime dans les catégories de la violence et du consentement à l’intérieur des rapports de domination et de leur reproduction. De même, le travail et ses représentations sont repensés du point de vue anthropologique, ainsi la distinction des sexes, l’étude des relations entre hommes et femmes conduisant à expliquer les fondements de la domination masculine. Dans une perspective voisine se construit une

anthropologie des femmes, qui ont été longtemps négligées dans les analyses classiques.

Les travaux sur l’efficacité symbolique portent aussi sur les pratiques et les représentations de la sorcellerie, sur les prophètes et les messianismes. L’analyse des représentations telles que celles de corps, de personne, d’hérédité, de naissance, de psychisme, de fécondité et de stérilité décode un ordre symbolique qui fait sens, mais qui s’articule aussi avec l’ordre social  : les symbolismes, par le fait qu’ils se donnent comme universels dans une société, instaurent des différences au sein du social  ; en effet, comme le souligne M. Augé, "  l’idéologie est déjà dans le symbolisme  " et "  toute théorie du pouvoir est inséparable d’une théorie de la personne et d’une réflexion sur la mort  ".

Parallèlement, d’autres catégories isolées dans notre rationalité occidentale sont réunies de façon indissociable par l’anthropologie moderne  : dans de nombreuses sociétés, les catégories du malheur, de la maladie, de l’événement se pensent ensemble, selon une perspective qui ouvre des voies diverses  : ainsi, l’ethnomédecine se préoccupe des classifications et des connaissances, des pharmacopées indigènes, des thérapeutiques, des corps de représentations, empirique et symbolique. Elle permet de repenser les notions de maladie et de santé, de comprendre, une fois admise la compénétration du social et du fait biomédical, les relations entre les modes d’existence et les pathologies, de travailler selon une méthode pluridisciplinaire qui prend en compte les recherches nutritionnelles, épidémiologiques, génétiques. Sous l’angle d’une anthropologie de la maladie, elle renvoie à des représentations telles que l’étiologie, les conceptions du monde, du corps, de l’infortune et à une efficacité où l’ordre symbolique et l’ordre social se conjuguent dans une articulation spécifique qui fait la logique de la société. Enfin, la même perspective conduit à une approche où coopèrent l’anthropologie et la psychiatrie ou la psychanalyse comme c’est le cas avec Geza Roheim, Roger Bastide, Georges Devereux. Les discussions sur le symbole, le normal et l’anormal, la répression et la transgression, l’œdipe et l’"  anti-œdipe  ", si elles n’ont pas empêché l’ethnologue et le psychiatre de rester chacun sur ses positions, permettent de mieux saisir les frontières entre les deux disciplines. Parfois, celles-ci se rencontrent véritablement par le biais de la clinique, par exemple avec G.  Devereux et l’École de Dakar. Par ailleurs, l’étude transculturelle des maladies mentales permet d’évaluer selon le contexte social le fonctionnement ou le sens de la culpabilité, des processus persécutifs, de la finitude de la dette.

Toutefois, l’étude des rapports entre représentation et rationalité n’est pas l’apanage de l’anthropologie française. Marshall Salhins défend, lui aussi, l’unicité des niveaux matériel et social dans toutes les sociétés. Il refuse d’opposer ce qu’il appelle la raison "  utilitaire  " à la raison "  culturelle  " ou symbolique (la ratio  occidentale et la pensée sauvage), car elles coexistent dans chaque groupe  ; c’est leur articulation spécifique qui,

dans une configuration culturelle, fait apparaître l’une comme dominante au détriment de l’autre.

L’interdisciplinarité, qui constitue une orientation dominante de l’anthropologie moderne, n’aboutit pas à confondre les visées théoriques mais tend à instaurer des lieux privilégiés de rencontre où la discipline se fait ethnopsychiatrie, ethnohistoire, ethnoscience, soulignant par là sa perspective globalisante. Cette orientation n’est pas vraiment nouvelle. Depuis longtemps, préhistoire, archéologie et linguistique (notamment structurale) collaborent avec l’anthropologie. Du reste, une branche de la linguistique s’intègre à l’enquête ethnologique  : l’ethnolinguistique, en effet, définit un domaine de recherche spécialisé dans l’étude des relations entre la langue, la société et la culture, du langage d’un groupe comme code (la langue) et comme système de signification (la parole), de la phonologie, des systèmes de classification indigènes (plantes, animaux, techniques, termes de parenté). Cette approche, à laquelle déjà Boas et l’anthropologie américaine s’appliquaient et que Haudricourt et Lévi-Strauss ont encouragée comme mode de connaissance de la "  pensée sauvage  ", se développe sous la forme d’une "  ethnologie du langage  " qui, préservant de l’oubli les œuvres des sociétés sans écriture, étudie la littérature orale  dans une triple perspective, socio-culturelle, linguistique et stylistique. Mentionnons aussi la rencontre de l’anthropologie avec la botanique et la zoologie, qu’illustre notamment l’analyse d’Haudricourt, en Nouvelle-Calédonie  : étudiant les modes de reproduction des tubercules par clones, il est conduit à rapporter ce système de culture à la représentation du clan, de l’étranger, de la nature et de la culture. Le souci de repenser les rapports de la nature et de la culture justifie cette interdisciplinarité dont tous les courants anthropologiques ont admis la nécessité à la lumière des apports de l’écologie culturelle américaine. En France, l’ethno-science se donne comme objectif, selon J.  Barrau, de s’occuper "  des modes humains de perception, de représentation et d’utilisation des environnements naturels et de leurs ressources  ", ainsi que des processus de coévolution des systèmes naturels et sociaux  ".

Sur un autre versant, la réconciliation de l’ehtnologie avec l’histoire a orienté les recherches vers l’étude des systèmes politiques précoloniaux, qu’ils soient lignagers ou étatiques, vers l’histoire coloniale des sociétés colonisées, avec le souci de préciser la notion politico-économique de transition, enfin, vers l’observation des sociétés paysannes, qu’elles soient révolues comme les empires précolombiens ou intégrées dans les États modernes. L’évolution conjointe de ces deux disciplines voisines, l’histoire et l’anthropologie, et leur rapprochement nous permettent d’avoir un nouveau regard sur notre passé et sur notre propre société. La "  nouvelle histoire  ", s’intéressant à ce qu’elle avait autrefois abandonné aux folkloristes, donne un autre contenu aux domaines laissés pour compte, en adoptant une perspective anthropologique. Vie quotidienne, savoirs et traditions populaires du passé, mentalités sont analysés sous l’angle d’une conception éclatée du temps  : temps discontinu, court, cyclique, longue durée. L’apport des travaux ethnologiques a été capital pour l’histoire, de

même que sa réintégration dans le champ anthropologique lui a donné une nouvelle impulsion. Le regard que nous portons sur notre propre société ne constitue pas une innovation, mais il s’inscrit désormais dans la distance anthropologique, que nous adoptons aussi vis-à-vis de nous-mêmes et non plus uniquement vis-à-vis des "  autres  ". Les outils conceptuels élaborés tout au long du développement de l’anthropologie ont permis d’élaborer un discours unifié sur des problématiques semblables. Les paysans du Mexique, ceux d’Irlande ou des Pyrénées se trouvent pareillement confrontés au problème d’une double insertion dans leur communauté paysanne et dans la société globale. Ne sont pas seulement étudiés les contes, superstitions et dialectes, mais aussi les modes de production, le rapport à la terre et à sa distribution, toutes les stratégies sociales qui font de la société paysanne un monde en soi. Il y a une seule anthropologie qui se pose partout les mêmes problèmes, que l’objet empirique soit proche ou lointain  : modes de production, représentations et efficacité symbolique, rapports entre nature et culture, stratégies matrimoniales.

Signalons enfin une autre orientation de la discipline, l’anthropologie urbaine, qui se démarque de la sociologie par sa méthode spécifique et son horizon théorique et qui prend pour objet d’étude les grandes villes africaines ou américaines, les banlieues françaises, les entreprises ou les immeubles d’habitation. Selon cette perspective, illustrée en particulier par les travaux de Gérard Althabe, l’ethnologue n’est plus confiné dans l’étude de la marginalité au sein de la société industrielle, mais analyse, à partir d’une unité restreinte, les rapports sociaux internes tels qu’il les appréhende dans l’espace résidentiel et professionnel, ainsi que les relations de l’univers microsocial avec la société globale. Toutefois, un tel horizon théorique n’est justifié que dans la mesure où l’on utilise, à l’intérieur même du milieu étudié, la méthode particulière qui est celle de l’ethnologue classique séjournant longtemps dans sa tribu lointaine.

Ce rapprochement de l’exotique avec l’identique signe l’effort permanent de l’anthropologie pour recentrer son objet, critiquer ses concepts, repenser ses catégories. Celle-ci, du fait de l’ambiguïté de son statut, ne peut se priver de faire sa propre critique, d’élaborer sa propre épistémologie  ; c’est pourquoi elle apparaît toujours menacée du dedans, prête à se dissoudre dans sa propre histoire. le long détour qui a nécessité de "  passer par les autres  " et qui aboutit à se retrouver soi-même autrement montre qu’il n’y a pas de raccourci possible dans la construction de la parabole anthropologique. La finalité n’est pas un "  nous  " renouvelé par la connaissance des autres, mais le tracé même de cette parabole qui déplace ce "  nous  " ethnocentrique d’un point et d’une droites fixes vers une courbe où, avec les "  autres  ", il se fond. Néanmoins, parvenir à son achèvement et instaurer son statut de science, cela, l’anthropologie n’a pu le faire seule  : tel est le paradoxe d’une discipline qui, pour trouver son autonomie, a dû s’ouvrir à l’interdisciplinarité. Si certains y voient le "  signe de ses inquiétudes  ", on doit aussi y reconnaître la condition de son existence. Que dirait-on d’une

science de l’homme qui se couperait par avance de ses éventuels développements, s’ils devaient être pluridisciplinaires  ? Les retrouvailles de l’anthropologie physique et de l’anthropologie sociale soulignent la nécessité de ne couper aucun pont entre les disciplines. Depuis que la première est devenue biologique, il est à nouveau possible de trouver des lieux communs de recherche. Il importe toutefois d’accepter avec prudence les conclusions parfois hâtives auxquelles peuvent entraîner de telles ententes, comme on l’a vu avec les déboires de la sociobiologie  : c’est une chose que de collaborer sur des thèmes précis  ; c’en est une autre que de mélanger les genres, les objets et les finalités théoriques. Un autre risque que court l’anthropologie, c’est sa célébrité. Dans ses angoisses présentes, notre monde adresse une demande sans cesse accrue à cette discipline. La mode du retour au passé, celle du déterminisme écologique, le désir de croire à un égalitarisme naturel des sociétés "  primitives  ", à la différence radicale et survalorisante des systèmes de pensée des "  autres  " sont autant d’a priori dont l’anthropologie eut précisément à se défaire. Si cette dernière s’occupe du sens des interrogations qui lui sont adressées par la société dont elle est issue, elle se refuse pourtant à y répondre abusivement. D’autre part, son ouverture à l’interdisciplinarité n’est pas à sens unique  ; et les sciences humaines ont puisé si largement dans ses concepts et ses méthodes qu’on pourrait craindre qu’elle ne se trouve dépossédée de son objet. Ce serait oublier que ce mouvement vers d’autres disciplines a sa contrepartie, la réintégration de ces connaissances nouvelles dans son propre champ scientifique, et qu’il ne saurait s’agir d’un démembrement de ses domaines ni de leur annexion par les autres sciences. L’anthropologie refuse d’être expropriée de ce qui a constitué, grâce à elle, la première réflexion sur l’homme, une réflexion qui cherche "  à surmonter l’antinomie apparente entre l’unicité de la condition humaine et la pluralité apparemment inépuisable des formes sous lesquelles nous l’appréhendons  " (C. Lévi-Strauss).

ANTHROPOLOGIE PHYSIQUE - Texte par OLIVIER Georges, professeur à la faculté de medecine et à la faculté des sciences de Paris.Le terme " anthropologie " a un sens général très vague : littéralement, " science (logov) de l’Homme (a’njrypov) ". En pratique, elle se distingue de certaines " sciences humaines ", telles l’archéologie, la psychologie, la linguistique, pour se limiter à la définition de Broca, " histoire naturelle du genre humain ".

De même que la zoologie étudie les animaux du point de vue de leur morphologie et de leur mode de vie, de même l’anthropologie porte aussi bien sur les traits physiques et la biologie – c’est alors l’anthropologie physique  – que sur les mœurs et coutumes qui intéressent l’anthropologie culturelle  (ou ethnologie). De plus, les connaissances acquises sur les hommes fossiles ont conduit à développer deux autres disciplines, qui

prolongent les précédentes dans le passé : la paléontologie humaine  (ou paléoanthropologie) et la préhistoire .

Par convention, l’anthropologie sous-entend l’anthropologie physique (ou biologique), tandis que l’anthropologie culturelle est désignée par son autre nom, l’ethnologie . Cependant, cette acception des mots n’est pas universelle : dans les pays anglophones, l’anthropologie désigne l’ensemble des quatre disciplines, tandis qu’en Europe continentale elle a le sens restreint indiqué plus haut, lequel tend d’ailleurs a être supplanté par les termes de biologie humaine .

Il convient de souligner enfin que le mot a changé souvent de sens au cours des temps : mais il appartient maintenant au langage scientifique.

L’anthropologie physique ne recouvre pas toutes les branches de la biologie humaine, elle n’en retient qu’une partie. Ainsi, l’anatomie, la physiologie, la génétique traitent de l’Homme moyen, identique partout. L’anthropologie procède d’un esprit différent : elle considère moins l’individu que le groupe, et tantôt il s’agit du groupe humain par rapport aux Primates, tantôt il s’agit des groupes humains entre eux. L’accent est donc mis sur les caractères différentiels plutôt que sur ce qui est commun, sur ce qui sépare plutôt que sur ce qui unit. C’est pourquoi l’anatomie utilisée sera une anatomie comparée, la génétique anthropologique une génétique des populations, etc.

Comme il s’agit d’étudier des groupes, des collections d’individus, la notion de " moyenne " s’impose : les anthropologistes cherchent à chiffrer  ce qu’en d’autres disciplines on observe  seulement, même si ce chiffre est un pourcentage.

En un sens, cette " histoire naturelle du genre humain " peut se définir aussi comme la " science des variations humaines ". Le but final est de décrire les groupes humains et surtout d’expliquer leurs différences. Ce dernier point découle d’ailleurs de l’évolution de la science anthropologique.

1. HistoireL’anthropologie, au sens biologique du terme, est née il y a un siècle. Les récits des explorateurs ont incité les savants à réunir des observations scientifiques sur les différents peuples de la Terre, souvent en opposant les " sauvages " aux " civilisés ". C’est également au XIXe siècle que furent recueillies les premières preuves de l’existence d’hommes fossiles, différents des hommes actuels. Le grand mérite des précurseurs (Broca en France, Blumenbach en Allemagne) fut de décrire des techniques d’observation valables aussi bien pour les hommes vivants que pour leur squelette et d’établir des parallèles anatomiques entre l’homme et les singes.

Paradoxalement,  l’anthropologie  n’a d’abord guère été influencée par la notion d’évolution et les idées darwiniennes sur l’origine des espèces. Il a fallu l’apparition de la génétique, au début du XXe siècle, puis le remaniement nécessaire du darwinisme, pour que les " conceptions synthétiques " de l’évolution atteignent l’anthropologie.

Certes les sérologistes ont remué le monde anthropologique en montrant que les groupes sanguins fournissaient non seulement de nouveaux critères de classification des groupes humains, mais aussi des moyens d’analyser leurs transformations ; il s’agit en effet de caractères purement génétiques.

En fait, il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour qu’un tournant se produise. Comme l’ont bien montré Washburn puis Comas, la phase descriptive de cette science a fait place à une phase analytique. Jusqu’alors l’anthropologie s’était contentée de décrire et de classer ; elle disposait pour cela de techniques éprouvées mais limitées à un nombre restreint de problèmes. Depuis cette date, l’anthropologie s’efforce d’analyser les variations observées, dans le but de les interpréter à la lueur des données admises sur l’évolution des êtres vivants : il ne s’agit plus seulement d’observer, mais de comprendre.

Pour atteindre ces buts ambitieux, l’anthropologie s’appuie sur des techniques très diverses, parmi lesquelles l’observation morphologique a toujours une place d’honneur, mais non exclusive.

2. Les bases de l’anthropologieLe fondement actuel de l’anthropologie consiste soit à comparer les données recueillies sur un groupe humain avec celles qui concernent un autre groupe, soit à les confronter avec le milieu qui les entoure. Le terme de milieu doit être pris dans deux acceptions : à la fois le milieu naturel (mésologie  au sens propre, écologique) et le milieu humain. Le milieu naturel comprend les conditions géographiques : climat, altitude, faune, flore, nature du sol, endémies habituelles, etc. Le milieu humain est plus complexe, car il inclut tous les facteurs sociaux, culturels, démographiques, historiques, techniques même, par lesquels l’homme agit, sans s’en rendre compte, sur sa propre biologie. Par exemple, l’homme est le seul être qui ait domestiqué le feu ; or des aliments cuits ont une influence indirecte sur la morphologie faciale : mâchoires et dents n’ont plus besoin d’être aussi puissantes. De même, les conditions de la vie moderne et les progrès techniques jouent un rôle qui commence seulement à être étudié : il y a " domestication " de l’homme par lui-même.

Lorsqu’on a confronté l’homme et son milieu, on peut isoler la part des caractères humains qui ne sont pas influencés par le monde extérieur et sont donc innés et non adaptatifs. On arrive ainsi aux conceptions présentes de l’évolution (à tout le moins de la " micro-évolution ", de

l’évolution à une toute petite échelle) : certains caractères apparaissent par hasard : ils sont éliminés s’ils sont néfastes, conservés s’ils ne gênent pas, mais ils se développent et se propagent s’ils ont une influence bénéfique, parfois en présence de tel milieu particulier. Alors que Darwin avait supposé la survivance du plus apte, la " survivance préférentielle des plus féconds " est l’interprétation actuelle du rôle de la sélection naturelle  sur les petites mutations qui se produisent constamment de façon imperceptible. On devine l’importance prise alors par la démographie comme support des études anthropologiques.

La recherche anthropologique comporte donc une unité de base – le groupe humain étudié, puis des techniques d’examen de ce groupe, enfin l’inventaire du milieu et des groupes humains voisins ou de référence.

Populations humainesPar rapport aux autres Primates, tous les Hommes forment un même groupe, pour une raison zoologique fondamentale : ils peuvent se marier entre eux et sont interféconds, ils appartiennent donc à la même espèce. Dans une perspective paléontologique, les groupes fossiles ne sont parfois représentés que par un sujet, souvent par un fragment, qui constitue un " échantillon " plus ou moins représentatif. Les hommes fossiles se succèdent dans le temps par évolution, et l’on ne sait pas encore si tous les groupes évoluent aussi vite et en même temps. Étant donné la pauvreté de leurs restes osseux, on identifie d’ordinaire ces groupes à l’aide des traces de leur activité technique (pierres taillées, etc.). Mais un groupe peut avoir adopté la culture d’un autre, et c’est pourquoi le critère principal reste la similitude morphologique, compte tenu de la variabilité normale.

Dans le monde actuel, les groupes humains naturels sont ceux où les sujets se marient entre eux ou peuvent le faire normalement ; il s’agit donc d’isolats . Le plus souvent, on emploie le terme plus général de population. Les limites en sont vn peu conventionnelles, car il y a toujours des mariages accidentels hors du groupe (celui-ci peut même être caractérisé par la fréquence de ces mariages extérieurs). Une population anthropologique  diffère donc d’une population en général (population scolaire, population européenne) par la nature des mariages, le plus souvent par la fréquence des mariages à l’intérieur du groupe. Or les sujets qui se marient entre eux parlent habituellement la même langue et ont les mêmes coutumes. Une population diffère donc d’une nation mais se rapproche beaucoup de l’ethnie ou groupe socio-culturel. Certes, il existe des populations de métis ; mais à l’intérieur d’un grand groupe (population française par exemple), on peut distinguer des subdivisions : populations provinciales, départementales, populations des villes et des campagnes, des plaines ou des montagnes, correspondant à des cercles de mariages plus ou moins restreints.

Les populations étudiées en anthropologie sont donc définies par des critères ethnologiques, sociologiques et linguistiques : l’anthropologie dépend étroitement des autres sciences de l’homme . Une part importante est également faite à la démographie (fréquence ou non de la consanguinité, fécondité et mortalité différentielles), bref à tout ce qui touche à l’hérédité des caractères anthropologiques, dont la constance ou les fluctuations font l’objet de l’étude. On verra plus loin comment l’examen des groupes ou des populations conduit ou non aux notions de " races " et de " types ".

Caractères anthropologiquesParfois on observe des caractères descriptifs, le plus souvent on effectue des mesures. Dans les deux cas les relevés sont faits sur le sujet vivant (morphologie externe, physiologie, sérologie) ou sur le squelette (éventuellement même sur les " parties molles ", à la dissection).

Les caractères descriptifs

Les plus usités d’entre eux se rencontrent sur le vivant : il s’agit principalement de la forme des cheveux, de la couleur de la peau, de la bride mongolique, ainsi que des empreintes digito-palmaires ou dermatoglyphes.

Les cheveux  peuvent être droits et raides (chez les Jaunes), souples et ondulés, ou frisés, ou enfin crépus (chez les Noirs). On n’a pas trouvé d’influence du milieu extérieur ni de rôle sélectif de la forme des cheveux : il s’agit donc d’un caractère non adaptatif, qui ne procure aucun avantage à la population dans l’état actuel de nos connaissances. L’hérédité de la forme des cheveux est due à plusieurs facteurs ; on admet que les facteurs " cheveux droits " ou " cheveux crépus " sont dominants vis-à-vis du facteur " cheveux ondulés ". Mais la transmission héréditaire varie suivant la population considérée.

La couleur de la peau  est trop souvent considérée comme un caractère majeur des " races " et a donné lieu au classement traditionnel en Noirs, Blancs et Jaunes. Tout comme la couleur des cheveux et celle des yeux, la teinte du tégument est due à la présence d’un pigment, la mélanine. Quand celle-ci est abondante, la peau est sombre, parfois noire ; à un degré moindre, la mélanine donne une teinte jaunâtre ; lorsqu’elle est rare, la peau est claire ou " blanche ". Il existe donc de la mélanine, en quantité variable, dans la peau des hommes de toutes races. Il en est de même pour les cheveux qui passent du blanc au noir par l’intermédiaire du blond et du châtain. D’autres pigments, responsables des nuances qui font différer les individus, interviennent probablement.

La transmission héréditaire de la couleur de la peau est mal connue ; on pensait autrefois qu’il existait un facteur sombre, dominant sur le facteur clair ; actuellement on estime que plusieurs facteurs (gènes) interviennent

et additionnent leurs effets. Il existe de plus un facteur pigmentaire général, portant sur la peau, les yeux et les cheveux. Quand celui-ci fait défaut, par suite d’une mutation, le sujet est dit " albinos " : sa peau et ses cheveux sont blancs, ses pupilles paraissent roses parce qu’on y voit les vaisseaux sanguins rétiniens.

La couleur de la peau est évidemment un caractère adaptatif (loi de Gloger), car les populations les plus pigmentées sont concentrées dans les régions du globe les plus ensoleillées. La couleur de la peau ne permet pas à elle seule de caractériser une race, pas plus qu’aucun autre caractère anthropologique isolé ; les habitants du sud de l’Inde et les autochtones de l’Australie ne sont pas des nègres, bien qu’étant aussi pigmentés que les Noirs d’Afrique.

La bride mongolique  est un prolongement interne du repli orbito-palpébral supérieur ; elle s’associe à l’adiposité de la paupière supérieure et à l’obliquité de la fente palpébrale. Ici encore il ne s’agit pas d’un caractère racial strict car il n’est pas constant chez les Jaunes. Sa transmission se fait par l’intermédiaire d’un petit nombre de facteurs associés, sans dominance.

La bride mongolique est une particularité actuellement sans valeur sélective pour les individus, mais on a invoqué son utilité passée en la rattachant à une adaptation au vent froid des steppes asiatiques. Elle varie d’intensité avec l’âge, s’atténue chez les adultes, et ne doit être confondue ni avec le pli externe des vieillards (pli sénile), ni avec l’épicanthus  qui est interne, mais vertical.

Les caractères mesurables

Très nombreux, ils s’étudient soit en valeur absolue, soit en valeur relative ; dans ce dernier cas, on confectionne un indice, égal à cent fois le rapport d’une dimension à une autre ; cette autre est une mesure de référence, supposée fixe (mais elle ne l’est pas). Un indice exprime les proportions d’un sujet ou de telle partie de son corps ; ainsi un sujet sera dit gros ou maigre, quand le rapport de son poids à sa taille déborde les limites normales : il s’agit d’une valeur relative, destinée à comparer les sujets de petite et de grande taille.

Les dimensions les plus usuelles sont la taille, ou stature (fig. 1), le poids, les longueurs des membres et les six dimensions céphalo-faciales : longueurs et largeurs de la tête, de la face et du nez (fig. 2). Les deuxième et troisième mesures sont souvent rapportées à la taille, les suivantes groupées deux à deux fournissent les classiques indices : céphalique, facial et nasal.

Alors que les caractères descriptifs s’étudient au moyen de leurs pourcentages, les valeurs individuelles des mesures et indices permettent des calculs de moyennes et d’écarts types ; à l’aide de ceux-ci, on

apprécie dans quelle mesure deux populations diffèrent l’une de l’autre pour tel ou tel caractère. On cherche également les corrélations des mesures entre elles, ou avec les caractères descriptifs, ou avec les éléments du milieu (profession, climat, consanguinité).

La stature  est une dimension composite, car c’est la somme des hauteurs de la tête, du cou, du tronc et des membres inférieurs. Elle présente de grandes variations raciales, sexuelles et socioprofessionnelles ; sa sensibilité aux influences extérieures et la facilité de sa mesure en font un caractère anthropologique de choix.

La stature varie avec l’âge : elle atteint son maximum vers 25 ans, puis décroît avec la sénescence, surtout par diminution de hauteur du tronc. Elle ne varie pas seulement d’une population à l’autre, mais aussi suivant le groupe social à l’intérieur d’une même population : toujours en moyenne, les citadins sont plus grands que les ruraux, les étudiants sont plus grands que les ouvriers. La stature de la femme est inférieure à celle de l’homme, de 10 cm en moyenne.

La consanguinité réduit la stature ; au contraire, la taille augmente parfois en cas de croisements entre populations différentes (phénomène d’hétérosis) ; elle est également plus élevée chez les sujets qui émigrent et même dans la population mobile d’un pays (par opposition aux sédentaires).

Enfin la stature peut varier de génération en génération : c’est l’accroissement séculaire, ou évolution diachronique, surtout manifeste depuis un siècle en Europe. On l’explique par les modifications du genre de vie et l’extension des cercles de mariage : disparition de la consanguinité et unions entre sujets de provinces différentes (métissage interne). Bref, l’accroissement de stature accompagnerait le développement des moyens de communication et l’urbanisation.

L’étude de jumeaux a montré que la stature est un caractère foncièrement héréditaire, bien que les longueurs du tronc et des membres inférieurs soient génétiquement indépendantes.

La longueur des membres inférieurs  s’étudie soit directement, soit indirectement par mesure de la " taille assis ". Elle permet de savoir si un sujet a le tronc relativement court ou long. Les longueurs des os des membres permettent d’estimer la stature d’un individu, car elles présentent des corrélations importantes et bien connues : ainsi peut-on estimer la taille d’un sujet dont on ne possède pas le squelette entier, et connaître approximativement la taille moyenne d’une population préhistorique.

Enfin les peuples qui vivent dans des pays chauds et secs ont, par adaptation, des membres relativement plus allongés (loi d’Allen) et,

inversement, dans les régions froides, une forme plus ramassée permet une moindre déperdition de chaleur corporelle.

L’indice céphalique  est le rapport entre la largeur et la longueur de la tête ; il traduit donc la forme de la boîte crânienne, vue par-dessus ; la hauteur de la tête est plus difficile à mesurer sur le vivant. Les sujets à tête allongée sont dits dolichocéphales, ceux à tête arrondie brachycéphales (avec des intermédiaires mésocéphales). Mais les valeurs absolues ne sont pas prises en considération et des dolichocéphales peuvent différer considérablement, selon qu’ils ont une tête petite ou grosse, avec un même indice céphalique. Il faut donc bien distinguer la forme du format (shape and size ).

L’expérience a montré l’importance de l’indice céphalique en anthropologie ; tout d’abord on peut l’étudier aussi bien sur le vivant que sur le squelette ; ensuite, il est un des principaux caractères dont on dispose chez les hommes fossiles ou protohistoriques ; enfin et surtout, il varie largement à l’intérieur de chaque grande race et permet ainsi d’en distinguer les diverses populations : chez les Blancs, les Noirs et les Jaunes, il existe des groupes dolichocéphales et des groupes brachycéphales.

Comme la stature, l’indice céphalique présente un accroissement séculaire, mais remontant à l’époque préhistorique : c’est le phénomène de la brachycéphalisation progressive, qui a débuté au Mésolithique. On l’explique par transformation de certains dolichocéphales, sous des influences mystérieuses, qui pourraient être une mortalité très légèrement moindre des sujets brachycéphales, car la forme de la tête peut être associée, par hasard, à une plus grande résistance envers les maladies. Il s’agirait là d’un mécanisme de sélection naturelle analogue à la fécondité différentielle. Mais depuis quelques décennies on assiste à une diminution de l’indice, à une " débrachycéphalisation ", qui est l’objet d’études actuelles.

L’indice nasal  traduit la largeur relative du nez par rapport à sa hauteur. C’est un des caractères distinctifs des grandes " races " : les Noirs ont le nez large, les Jaunes l’ont intermédiaire, les Blancs l’ont plus étroit. La saillie du nez varie dans le même sens, mais sa mesure est moins facile, tout comme celle de l’avancée du massif facial (prognathisme). L’élargissement du nez est un caractère adaptatif en corrélation avec le climat chaud et humide ; on considère qu’une pression de sélection a peu à peu ajusté la forme du nez à l’habitat des populations (fig. 3).

D’autres caractères squelettiques sont également très importants : la capacité crânienne, le torus sus-orbitaire, le développement du menton, le volume et les proportions des dents ; ils seront envisagés à propos de la paléontologie humaine.

3. Problèmes

Les techniques et méthodes énumérées ci-dessus visent à étudier les groupes humains et à en analyser la variation. Suivant l’optique du chercheur, on envisagera des problèmes de " races ", de " types ", de croissance et d’adaptation, les questions relatives à la phylogenèse humaine se rattachant plutôt à la paléontologie et à la préhistoire.

Anthropologie racialeLe concept de " race " est discuté. Les classifications raciales sont nombreuses et contradictoires, leur seul point commun étant la reconnaissance de trois races, correspondant aux Noirs, aux Jaunes et aux Blancs. La question est de savoir si les nombreux groupes intermédiaires (non métis) permettent une taxonomie humaine, et de déterminer laquelle est la plus fondée. La mise en ordre préalable des faits avec les coupures conventionnelles qu’elle implique est certes une nécessité de l’esprit, mais certains estiment que la rigidité des cadres établis de cette manière entrave la recherche et cantonne trop souvent l’anthropologie à une détermination des races, ce qui masque les vrais problèmes.

Une population étudiée par un anthropologiste est presque toujours étiquetée comme appartenant à telle race, suivant telle classification. Pour ce faire, on n’utilise jamais une seule particularité (par exemple la couleur de la peau), mais un ensemble de caractères anthropologiques (morphologiques ou sérologiques). Si l’étude porte, non plus sur une seule, mais sur plusieurs populations, on recherche quelles sont les plus proches (par des calculs de " distance globale "). Si l’une de ces populations diverge nettement des autres, ou bien au contraire si elle est intermédiaire entre deux, on recherchera sous quelles influences : le milieu extérieur, le genre de vie, le métissage ou inversement l’émigration.

L’étude des groupes sanguins prend une importance majeure, bien que non exclusive. Les sérologistes ont été les premiers à faire remarquer que des populations primitives peuvent avoir les mêmes proportions de groupes sanguins ABO que des Européens. La même observation peut être faite d’ailleurs pour la stature, l’indice céphalique, parfois même pour la couleur de la peau. À l’inverse, lorsqu’on a trouvé un caractère discriminant entre deux populations, il est fréquent qu’on en mette d’autres en évidence : ce seront d’autres systèmes de groupes sanguins, ou encore, si la pigmentation cutanée diffère, d’autres particularités morphologiques. Encore une fois, on retient ce qui sépare plutôt que ce qui est commun, et l’on utilise la moyenne de ces différences pour exprimer la " distance " entre deux populations.

Un cas plus difficile est fourni par des restes osseux (par exemple à la suite de l’exhumation d’un cimetière ancien). On cherche alors l’appartenance à une race connue de l’époque donnée (Néolithique ou Moyen Âge, etc.). Il arrive même que ces restes soient fragmentaires et si peu nombreux qu’on ne puisse conclure : le travail de l’anthropologiste

consiste à déterminer le sexe et l’âge, à faire une description des pièces trouvées, qui sera jointe ensuite à d’autres effectuées dans les mêmes conditions.

Certains auteurs, surtout en anthropologie préhistorique, utilisent le " concept typologique des races ". Les fondements en sont les suivants : on décrit les types extrêmes, parfois de façon très conventionnelle, voire irréelle, en exagérant leurs caractéristiques pour qu’ils soient plus " typiques " ; ensuite on admet un lien entre ces caractères (par exemple : nez large, peau noire et cheveux crépus chez les Noirs). Cette conception se pratique soit à l’échelon individuel, soit à celui des groupes et vise à déterminer les " composantes raciales ". La typologie individuelle la plus connue est celle du Suisse Schlaginhauffen.

L’autre méthode, due aux Polonais Czekanowski et Wanke, permet d’établir les composantes d’un groupe en appliquant des formules simples.

Anthropologie constitutionnelleIl s’agit encore de types, mais considérés à l’intérieur d’un même groupe. Le plus souvent ils se basent sur les proportions du corps et non de la tête (celle-ci rassemble surtout les caractères de race). Chez les animaux domestiques au contraire, les types structuraux ou morphologiques correspondent à des races (par exemple : lévriers et bouledogues).

Chez l’homme, les types morphologiques sont aussi nombreux que les types raciaux, car ils dépendent aussi des conventions d’auteurs. Ils se ramènent en pratique à deux principaux : le type robuste (bréviligne) et le type grêle (longiligne) ; il ne s’agit pas d’une simple distinction entre gros et maigres, car c’est la musculature et la charpente osseuse qu’on prend surtout en considération, par des mensurations ou des observations appropriées.

Mais le point intéressant est la corrélation certaine qui existe entre type morphologique, caractère et prédisposition à certaines maladies. Cette typologie concerne bien alors la " constitution globale " du sujet et mérite le nom de biotypologie . Il existe ainsi des types non plus seulement morphologiques, mais somato-psychiques, établis par des psychiatres (écoles de Kretschmer, de Sheldon, etc.).

Anthropologie et croissance ; anthropologie appliquéeLes mensurations anthropologiques sont souvent utilisées concurremment aux techniques biométriques pour résoudre certains problèmes. Celui de la croissance en est un exemple banal, encore qu’il faille distinguer la croissance globale de celle des parties du corps et les relations entre les types de croissance : à certains âges, tel segment croît plus rapidement

qu’un autre. La différence de taille entre hommes et femmes se rattache à une puberté féminine plus précoce, avec arrêt de la croissance. Les amplitudes normales de variation sont de grande importance pour les pédiatres.

De même l’anthropométrie est utilisée à des fins pratiques dans l’anthropologie appliquée à l’industrie : ces techniques permettent de déterminer quelles dimensions doivent avoir une table ou un lit, quelles sont les tailles des vêtements les plus demandées, quelle est l’amplitude de tel mouvement du corps et à quelle distance de l’ouvrier on doit placer tel instrument, etc.

Origines des populations humainesLe plus difficile pour l’anthropologie est d’en arriver à l’interprétation et à l’explication des variations humaines. Deux problèmes ont été plus spécialement étudiés : l’accroissement séculaire de stature et la brachycéphalisation. Mais toutes les grandes caractéristiques biologiques de l’homme devraient être envisagées sous un angle explicatif : pourquoi tel groupe sanguin prédomine-t-il dans telle population ? pourquoi les Pygmées sont-ils plus petits ? pourquoi les Noirs ont-ils la peau plus foncée ? pourquoi les hommes du Néolithique ont-ils succédé à ceux du Paléolithique et du Mésolithique ?

Il existe deux sortes d’explications : tantôt on fait appel à des phénomènes purement génétiques, tantôt à l’action du milieu. Il pourra s’agir ainsi de mutation fortuite, ou de fécondité différentielle, ou de dérive génétique dans un isolat, d’un croisement de populations, ou bien de l’importance de l’influence du milieu géographique ou humain par adaptation.

C’est ainsi qu’on étudie l’" adaptabilité humaine " aux climats (très chauds ou très froids), à l’altitude, aux déserts, au mode de vie (rural ou urbain en Europe, chasse, agriculture ou élevage ailleurs, système des castes parfois), à la profession, etc. Pour simplifier les problèmes, on n’envisage d’ordinaire qu’un caractère en des circonstances variées, à moins qu’on n’étudie l’effet d’un milieu sur plusieurs caractères. On admet qu’il y a dans la majorité des cas influence directe du milieu sur l’homme ; bien entendu, on n’oubliera pas qu’une population peut s’être déplacée mais que c’est le milieu d’origine qui peut seul expliquer les caractéristiques de cette population migrante, voire le fait d’avoir émigré.

Les anthropologistes qui étudient ces problèmes généraux s’efforcent d’étendre l’application de leurs méthodes aux hommes fossiles, pour expliquer l’évolution humaine ; ils tendent bien entendu à négliger les classifications raciales, puisque les différences observées entre groupes humains peuvent s’expliquer par des processus de mutationsélection et plus simplement par l’influence du milieu.

Le but final est de savoir pourquoi l’Homme est ce qu’il est. Et ce qui reste actuellement inexplicable sera sans doute un jour expliqué.