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Lycée Arcisse de Caumont 3 rue Baron Gérard 14400 BAYEUX 1 STI 2D

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1 STI 2D

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SEQUENCE 1 La Petite Chartreuse (2002) de Pierre Péju, entre conte etessai :

un hommage aux livres et à l'enfance

Objet d'étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Problématique : quelles visions de l'enfance et de la société Pierre Péju offre-t-il àtravers La Petite Chartreuse ?

Perspective d'étude : étude de l'histoire littéraire et culturelle ; étude des genres et desregistres

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

1. L'incipit, jusqu'à « ...La hyène du pire trottine au hasard dans la banalité » (partie I),"L'enfant renversé", pp. 11-13, édition folio, Gallimard (2002).

2. la première rencontre entre le narrateur et Etienne Vollard : de « Classant unefois de plus mes livres ... » jusqu'à « ... je suis intellectuellement laborieux» (partie II),"Première rencontre", pp. 74-76, édition folio, Gallimard (2002).

3. la troisième rencontre avec le narrateur : de « Dois-je évoquer la troisièmeapparition de Vollard... » jusqu'à « Absorbé par la fumée de l'époque» (partie II), "Troisapparitions", pp. 100-102, édition folio, Gallimard (2002).

4. la fn du roman : de « ...» jusqu'à la fn du chapitre (partie III), "L'oubli des livres", pp.197-199, édition folio, Gallimard (2002).

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes étudiés :

• Groupement de textes : la magie de la lecture : STENDHAL, Le Rouge et le Noir,chapitre 4, 1830 ; Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, 1857 ; Jules VALLÈS, L'Enfant,1878.

• Interview de Pierre Péju : sur le site Gallimard.fr (http://www.gallimard.fr/Media/Gallimard/Entretien-ecrit/Entretien-Pierre-Peju.-La-Petite-Chartreuse)

• Lecture cursive au choix : Ray Bradbury, Fahrenheit 451 (1953) ou Dai Sijie, Balzac et laPetite Tailleuse chinoise (2000).

– lectures d'images :

• L'affche du flm de Jean-Pierre Denis• Histoire des arts : Giuseppe Arcimboldo, Le Bibliothécaire, huile sur toile, 110 x 72 cm,

1562 (Musée de Skokloster, Suède).

– autres activités :

• Pierre Péju : un amoureux des livres et de l'enfance• L'oeuvre dans son contexte : le renouveau littéraire, les événements de 68, le triomphe de la

société de consommation• La structure de l'oeuvre : fonctions des prolepses et des analepses

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• Le sens du roman, le sens du titre• Les personnages dans le roman : Etienne Vollard, un personnage hors normes ; le trio

solitaire (Thérèse Blanchot, Eva, Etienne Vollard) ; le narrateur-personnage________________________________________________________________________________

Activités conduites en autonomie par l'élève :

• Etude comparée du roman de Pierre Péju et de l'adaptation cinématographique deJean-Pierre Denis (2005).• Sujet de dissertation : Dans Deux défnitions du roman (1866), Emile ZOLA déclarait : « lepremier homme qui passe est un héros suffsant ». Discutez cette affrmation en prenant appui surles textes du corpus et sur les œuvres que vous connaissez.

SÉQUENCE 2 Les Justes (1949) d'Albert Camus,une réfexion sur la révolte ?

Objet d'étude : théâtre, texte et représentation (oeuvre intégrale)

Problématique : en quoi cette pièce est-elle intemporelle ? En quoi cette tragédie a-t-elle une portée universelle ?

Perspectives d'étude : étude de l'histoire littéraire et culturelle ; étude des genres et des registres

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

5. La scène d'exposition (acte I, jusqu’à « la bombe seule est révolutionnaire »)

6 L'échec de l'attentat (acte II, de « Tous regardent Kaliayev » à « et la révolutiontriomphera »)

7. Dora et Kaliayev (acte III, de "L'amour ? Non, ce n'est pas ce qu'il faut." à "Ah ! pitiépour les justes !")

8. Le dénouement (acte V, de « Avait-il l’air heureux ? » jusqu’à « Rideau »).

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes étudiés :

• La préface des Justes, par Albert Camus• Groupement de textes : la mise en scène de Guy-Pierre Couleau : la note

d'intention de Guy-Pierre Couleau ; entretien avec Frédéric Leidgens• Lecture cursive : Antigone (1944) de Jean Anouilh

– lecture d'images :

• Les visuels et affches du Théatre des Treize Vents, de la Comédie de Clermont, de l’Athénée et de La Colline

• Document audiovisuel : la mise en scène de Justes, par Guy-Pierre Couleau (2007)• Document audiovisuel : la mise en scène d'Antigone, par Nicolas Briançon (2003)

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– autres activités :

• Albert Camus : l'homme révolté• La genèse de l'oeuvre : les sources• La structure de la pièce• Les personnages : Kaliayev vs. Stepan• Réfexion autour du titre• Le sens de la pièce ; l'épigraphe de Roméo et Juliette

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ACTIVITES CONDUITES EN AUTONOMIE PAR L'ELEVE

• Trois élèves ont lu à voix haute les répliques des trois personnages de la première scène de lapièce tandis qu'un autre élève s’est occupé de la lecture des didascalies. Les élèves ont émisleurs hypothèses quant aux rôles des didascalies.

• Invention : Vous mettez en scène Les Justes d'Albert Camus et vous écrivez au directeurd'un théatre pour lui présenter votre projet. Dans la lettre, vous défendez le choix de cettepièce et vous exposez vos partis pris (décors, sons et lumières, costumes, jeu des comédiens ...) en vous appuyant sur la scène proposée dans le corpus. Vous ne signerez pas votre lettre.

SEQUENCE 3 Le Dernier jour d'un condamné (1829) de Victor Hugo : roman, monologue intérieur ou journal ?

Objet d'étude : la question de l'homme dans les genres de l'argumentation du moyen-âge à nos jours

Problématique : le recours à la fction est-il un moyen effcace pour diffuser ses idées ?

Perspective(s) d'étude : étude de l'argumentation et de ses effets sur les destinataires

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

9. La préface de 1832, extrait, de « Ceux qui jugent ... » à « le Mardi gras vous rit au nez »; 10. L'incipit (chapitre I) ;11. La description de la cellule, de « Voici ce que c'est que mon cachot... » à « … on suppose qu'il y a de l'air et du jour dans cette boîte de pierre. » (chapitre X) ;12. Le ferrement des forçats, de « On ft asseoir les galériens dans la boue... » à « …leurs rires me faisaient pleurer. » (chapitre XIII).

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes étudiés :

• Groupement de textes : la peine de mort : Victor Hugo, Discours à l'Assembléeconstituante (15 septembre 1848) ; Albert Camus, L'Etranger, 1942 ; Albert CAMUS,Réfexions sur la guillotine, 1957 ; Robert Badinter, ministre de la Justice (garde des Sceaux),discours à l'Assemblée nationale, le 17 septembre 1981

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• Lecture cursive : Le Dernier jour d'un condamné (1829) de Victor Hugo

– lectures d'images :

• Histoire des arts : L’Homme au gibet de Victor Hugo• Une adaptation en bande-dessinée : Le Dernier jour d'un condamné (2007) de Stanislas

Gros

– autres activités :

▪ Victor Hugo, l'écrivain engagé▪ La question de la peine de mort, de Voltaire à Badinter : les grandes étapes du combat,les arguments▪ La construction du roman▪ Roman, monologue intérieur ou journal ? La question du genre▪ Les personnages : le condamné à mort, les représentants de la société (gens de justice,gens d'église, foule)

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Activité conduite en autonomie par l'élève : les écrivains s'engagent :

Les élèves ont mené des recherches autour des écrivains engagés : Voltaire et l'affaire Calas, VictorHugo et la peine de mort, Voltaire et l'affaire Calas, Gilles Perrault et l'affaire Ranucci.

SEQUENCE 4 Paroles (1946) de Jacques Prévert :

une poésie libre et engagée

Objet d'étude : écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Problématiques : En quoi la poésie de Jacques Prévert, dans Paroles (1946), est-elle unepoésie engagée ? En quoi la poésie de Paroles est-elle moderne ? Qu'est-ce qu'unrecueil poétique ?

Perspectives d'étude : étude de l'histoire littéraire et culturelle ; étude del'intertextualité et de la singularité des textes

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

13. « La grasse matinée » ; 14. « Pater noster » ;15. « Promenade de Picasso» ;16. « Barbara ».

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes étudiés :

• Groupement de textes : la liberté poétique, de Rimbaud à Réda : ArthurRimbaud, « Le Buffet ». Poésies, 1870 ; Paul Verlaine, « Le piano que baise une main

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frêle... » , Romances sans paroles, 1874 ; Francis Ponge, « La Valise », Pièces, 1961 ; JacquesRéda. « La Bicyclette », Retour au Calme, 1989.

• Lecture cursive : Paroles (1946) de Jacques Prévert

– lectures d'images :

• Histoire des arts : Pablo Picasso (1881-1973), Nature morte à la pomme, 1937.

– autres activités :

• Jacques Prévert : biographie et bibliographie• Le contexte historique : la France et l'Europe de l'entre-deux-guerres• Le sens du titre Paroles• Les thèmes à l'oeuvre dans le recueil : l'anticléricalisme, l'antimilitarisme, l'enfance, la

création poétique________________________________________________________________________________

Activités conduites en autonomie par l'élève :

▪ Réalisez une anthologie illustrée de poèmes de Prévert, précédée d’un titre rendant compte de l’harmonie de votre anthologie et d’une préface dans laquelle vous justiferez le thème de votre recueil ainsi que le choix de chaque poème et de chaque illustration.

▪ Mise en voix et en musique d'une sélection de poèmes, appris par les élèves.

Le professeur : Le chef d’établissement :

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Objet d'étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Lectures analytiques

Oeuvre intégrale : La Petite Chartreuse (2002) de Pierre Péju

Textes : 1. L'incipit, jusqu'à « ...La hyène du pire trottine au hasard dans la banalité » (partie I),"L'enfant renversé", pp. 11-13, édition folio, Gallimard (2002).

2. la première rencontre entre le narrateur et Etienne Vollard : de « Classantune fois de plus mes livres ... » jusqu'à « ... je suis intellectuellement laborieux» (partie II),"Première rencontre", pp. 74-76, édition folio, Gallimard (2002).

3. la troisième rencontre avec le narrateur : de « Dois-je évoquer la troisièmeapparition de Vollard... » jusqu'à « Absorbé par la fumée de l'époque» (partie II), "Troisapparitions", pp. 100-102, édition folio, Gallimard (2002).

4. la fn du roman : de « ...» jusqu'à la fn du chapitre (partie III), "L'oubli des livres",pp. 197-199, édition folio, Gallimard (2002).

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Lecture analytique n° 1 : l'incipit

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L'enfant renversé

Cinq heures du soir. Il sera exactement cinq heures du soir sous la pluie froide denovembre quand la camionnette du libraire Vollard (Etienne), lancée à vive allure sur l'avenue,heurtera de plein fouet une petite flle qui se précipite soudain sous ses roues.

Membres frêles1, chair pale et douce sous l'anorak et les collants rouges, la fllette courtdroit devant elle. Brouillard des larmes, panique d'enfant perdu et, à la dernière seconde, ce regardterrifé sous la frange brune. Surgi de nulle part, le petit corps est soulevé par la violence du choc.Il roule sur le capot, front fracassé contre le pare-brise, et Vollard croit entendre le bruit des os quicraquent dans le hurlement des freins. A cinq heures du soir, dans le grondement et les stridences 2

des machines, il y a cet enfant en plein vol, cogné, roulé, puis propulsé loin en arrière, le cartablearraché, un soulier perdu.

Sur l'asphalte3 trempé, autour d'un corps de poupée désarticulé une faque rouge sombrecommence à s'élargir et de minces flets sanglants serpentent entre les pneus des voituresbrutalement immobilisées sous la pluie de novembre.

Il sera cinq heures du soir, mais pour l'instant l'accident n'a pas encore eu lieu. Pas mêmefatal cet accident, puisque rien n'est écrit nulle part, la vie seulement criblée de hasards de dernièreminute, ces petits riens décisifs qui défent présages et prévisions et se rient de nos attentes.

A quatre heures et demie, dans chaque quartier de chaque ville, les enfants sortent desécoles primaires. Ils appellent cet instant « l'heure des mamans ». Entre les façades des longuesrues grises, encore plongées dans la torpeur4 quelques minutes plus tôt, monte une rumeur trèsgaie, trouée d'appels enfantins. Les écoles s'ouvrent comme des coquilles et sous les carapaces entoile criblées de pluie, le troupeau maternel accueille tous ces petits aux ailes étroites et troplourdes qui s'entrechoquent dans la bousculade.

Immenses, empressées, les mères se penchent vers leurs enfants qui lèvent le museau,tendent leurs joues lisses, et clament tous en même temps des choses confuses en brandissant desobjets confectionnés avec du carton, du tissu, du platre. Les puissants tentacules maternelssoulagent les épaules de leur charge, mettent à l'abri les précieux objets et brutalement, c'est ladispersion. Les parapluies s'éloignent déjà dans toutes les directions. Vrombissement desdémarrages. Rapide expansion5 familiale.

Entourée des quelques enfants qui restent à la garderie, la dame en blouse bleue vientrefermer la grille de l'école.

Le silence retombe, la lumière décline, la pluie redouble. Tout peut avoir lieu, donc le pire. Car il rôde lui aussi dans la meute des possibles. La

hyène du pire6 trottine au hasard dans la banalité. Pierre Péju, La Petite Chartreuse (2002), partie I.

1 Frêles : minces et fragiles.2 Stridences : sons aigus et intenses.3 Asphalte : revêtement qui recouvre la chaussée.4 Torpeur : état d'engourdissement.5 Expansion : éparpillement.6 Hyène : animal carnivore qui se nourrit d'animaux morts ; ici, la hyène du pire désigne métaphoriquement un

prédateur à l'affût du malheur.

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Lecture analytique n° 2 :la première rencontre avec le narrateur

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Classant une fois de plus mes livres, je me dis qu'après tout, moi aussi, j'aurais bien aimé devenirlibraire, passer le plus clair de mon temps dans la compagnie des écrivains. Les découvrir, les fairelire, les aider à se vendre, favoriser cette prostitution splendide, m'entremettre pour cettemarchandise. Trafquant de drogue littéraire. Libraire fn de siècle.

Qui saura, dans un avenir pas très lointain, ce que représentaient, pour des gens comme moi,les libraires et les librairies ? Ce que signifait dans une ville, grande ou petite, la présence de ces lieuxoù l'on pouvait entrer dans l'espoir d'une révélation ? Qui se souviendra de la façon paisible dont onpénétrait dans ces antres7 à l'odeur de papier et d'encre ? De cette façon de pencher la tête pourdéchiffrer un titre nouveau, puis un autre, des noms d'auteurs familiers ou inconnus, afn de glaner8

des indices et des signes vivants sur les couvertures claires ? « Le seul vrai lecteur, c'est le lecteur pensif.9 »Qui se souviendra de cette façon de poser l'index au sommet de l'ouvrage pour le basculer en arrière,l'attirer à soi, l'ouvrir, le parcourir. Lire la quatrième de couverture10. Debout, dans le bruit des pagestournées, découvrir les quelques mots qui paraissent s'adresser précisément à soi. L'inespéré noir surblanc. Intime universel. Musique silencieuse.

Au fond de la boutique, le libraire se tient en retrait. Une discrétion nécessaire. C'est lui qui apermis la rencontre, qui a disposé les livres d'une certaine façon, les a présentés, rapprochés. C'est luiqui règne sur la boutique, gardien de troupeau, berger des lettres, qui en sait long sur les plaisirssinguliers et les goûts de ses clients. C'est lui qui fut souvent le premier à découvrir un grand texte,qui trouve les mots pour parler des mots, qui annonce le prix, forcément dérisoire, de ce qu'il saitinestimable.

Est-ce pour cela qu'Étienne Vollard me préoccupe à ce point ? Est-ce le libraire ou l'écraseur ?Le libraire écraseur ? Ou bien l'hypermnésique ? La bibliothèque vivante qu'il aura été toute sa vie ?L'homme courbé par un malaise et un malheur ? Je ne lui ressemble pourtant pas. Je ne suis nigrand, ni gros, ni solitaire, ni hypermnésique11, et je n'écrase des enfants que dans mes cauchemars.Ma mémoire n'est pas particulièrement bonne, ce qui me contraint à relire, à vérifer références etinformations dans ma propre bibliothèque, je mène une vie plutôt paisible et je suis intellectuellementlaborieux12.

Pierre Péju, La Petite Chartreuse (2002), partie II, première rencontre.

7 Antres : grottes, cavernes.8 Glaner : récolter, recueillir.9 Victor Hugo, L'Homme qui rit (1869).10 Quatrième de couverture : verso de la couverture d'un livre où figure souvent le résumé de l'histoire.11 Hypermnésique : personne dotée d'une mémoire exceptionnelle.12 Laborieux : qui travaille beaucoup.

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Lecture analytique n° 3 :la troisième rencontre avec le narrateur

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Dois-je évoquer la troisième apparition de Vollard au cours de cet étrange printemps ? Souvenirqui me comble et me gêne à la fois ? C'était une des dernières nuits d'affrontements, une nuit commeil y en avait eu beaucoup d'autres, mais celle-ci était excessive et amère. La violence s'était répanduedans la ville offerte. Rive droite. Rive gauche13. Des choses qu'on entasse dans l'urgence. Des chosesqui fambent. Des mouvements de troupes bariolées, mais déterminées. Des chants, des cris puis desfux de casques noirs, autre troupe compacte et hostile, hérissée de fusils, de matraques. Éclats dumétal. Explosions. Bientôt, les sirènes des ambulances.

Sur une avenue de la rive droite, la foule, dans une grande confusion, recule pas à pas. Jetsd'objets divers Bruit assourdissant des grenades. Les premiers corps tombés à terre. Le premier sang.Des jeunes gens tenant leur tête dans leurs deux mains poissées14 de rouge. Lors d'une charge brutale,un groupe de quatre ou cinq policiers se rue sur un garçon étendu sur l'asphalte, un peu en avant dela foule qui recule dans un brouillard étouffant. Ils frappent le garçon, le traînent par les cheveux, parson blouson en direction de grands cars noirs qui avancent lentement. Soudain, entre mes larmesacides, j'aperçois Vollard. Immense. Cheveux en bataille. Vêtu d'une veste comme à son ordinaire. Ilétait donc là ? Dans cette mêlée ? Lecteur traversant la violence ? Acteur ? Fantôme de l'événement ?Aujourd'hui encore, l'énigme subsiste. Je le vois se détacher du premier rang et marcher à grandesenjambées vers les policiers. Il les rejoint, les bouscule violemment s'empare du corps du garçonévanoui, le leur arrache, le soulève d'un bras, en frappant indistinctement autour de lui à l'aide dupoing gauche, à coups d'épaules, à coups de pieds chaussés de gros godillots15, envoyant deuxpoliciers rouler à terre et se défendant tant bien que mal des coups de matraques qu'on lui assène.Lentement, à reculons, il rejoint la foule que les policiers isolés renoncent à approcher davantage.Des mains se tendent pour saisir le garçon blessé. Course vers les ambulances. Vollard disparaît.Absorbé par la fumée de l'époque.

Pierre Péju, La Petite Chartreuse (2002), partie II, « trois apparitions ».

13 Rive droite. Rive gauche : allusion sociologique (quartiers chics, quartiers populaires) à la géographie de la ville de Paris, divisée en deux par la Seine.

14 Poissées : couvertes d'une matière collante, en l'occurrence du sang.15 Godillots : grosses chaussures souvent en mauvais état (populaire).

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Lecture analytique n° 4 : l'explicit

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En ce soir d'automne, après une journée magnifque, bleue, argentée, jaune et rousse, il n'y avaitpersonne sur le pont. Moteur coupé, Vollard attendit un moment, puis descendit. Le bruit de laportière qui claque se répercuta sinistrement entre les parois rocheuses. Le gouffre était déjà plongédans l'ombre, mais très haut des oiseaux immenses tournoyaient dans le ciel encore doré. Vollardmarchait silencieusement, écoutant le mugissement du torrent se ruant avec violence entre des blocsluisants et noirs. Penché au-dessus du vide, il ne voyait pas des roches, mais le dos de grosses bêtesironiques enfonçant leur tête dans la vase et l'écume. Autour de lui, le vent siffait. Désolation16 dece coin du monde. Vide et vanité de ce repli de Chartreuse, en l'absence des beaux jeunes gensmusclés, bronzés qui jouaient à se jeter dans l'abîme, mais réussissaient à vivre avec une apparentefacilité.

Vollard ft encore quelques pas jusqu'au milieu du pont. L'ombre dévorait tout, de plus enplus vite. Aucun véhicule n'approchait. Personne ne passerait plus sur cette petite route perdue avantle lendemain matin.

Après être resté un moment accoudé au parapet, dans ce silence de la montagne quicondamne à la même solitude que le vacarme des autoroutes, Vollard crut entendre distinctementune phrase qui, comme une chienne, revenait lui tourner autour : « ... la privation de contacts, je le savais,était fnalement ma catastrophe, tout comme autrefois elle avait été fnalement nécessité et bonheur...17 »

Puis une autre phrase se ft insistante, puis d'autres, encore timides, spectrales, mais Vollardcomprit que cette masse murmurante et rampante allait se répandre d'un moment à l'autre ettroubler sa tranquillité nouvelle. Alors, avec une étonnante souplesse, il passa une jambe puis l'autrepar-dessus le parapet et s'assit au bord du vide. Tout en bas, de moins en moins distinctes les bêtesnoires remuaient leur dos, haussaient leurs épaules difformes dans la mousse argentée du torrent. Etles sales bêtes devenaient de mystérieux volumes18, bien fermés sur eux-mêmes.

Le libraire Vollard, sans cesser de regarder au- dessous de lui, se mit debout sur le parapetcomme ce fameux jour où on l'avait harnaché, encordé, arrimé avec un énorme élastique, ce jour oùil n'était tombé que pour mieux remonter, tomber à nouveau et rebondir encore.

La tête lui tournait un peu. Il entendait toujours le bruit étouffé des vieilles phrases, mais il nesavait plus si elles remuaient dans sa poitrine, se déroulaient derrière sa tête ou si elles montaient dutorrent comme une vapeur délétère19.

« Ses deux jambes pendaient au-dehors... suffrait de lâcher ce à quoi il se cramponnait et il serait sauvé... avantde lâcher prise... regarda en bas au moment où l'air glacial s'engouffra impétueusement20 dans sa bouche, il compritquelle éternité s'ouvrait devant lui, accueillante, inexorable21. »22

La chienne de phrase essayait de se faire caline, et s'adaptait du mieux qu'elle pouvait à lasituation.

Un rapace poussa un long cri d'enfant qui naît, d'enfant qui meurt. Vollard ft un pas enavant.

Son dernier pas dans le gouffre bruissant de tout ce qui s'est écrit, de ce qui s'est donné à lire. Son premier pas dans l'oubli des livres.

Pierre Péju, La Petite Chartreuse (2002), partie III, « L'oubli des livres ».

16 Désolation : état d'un lieu désert, ravagé.17 Thomas Bernhard, Oui (1978).18 Volumes : livres.19 Délétère : qui attaque, détruit la santé.20 Impétueusement : avec fougue et exaltation.21 Inexorable : inévitable.22 Vladimir Nabokov, La Défense Loujine (1930).

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Objet d'étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Documents complémentaires

Oeuvre intégrale : La Petite Chartreuse (2002) de Pierre Péju

• Groupement de textes : la magie de la lecture : STENDHAL, Le Rouge et le Noir,chapitre 4, 1830 ; Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, 1857 ; Jules VALLÈS, L'Enfant,1878.

• Interview de Pierre Péju : sur le site Gallimard.fr (http://www.gallimard.fr/Media/Gallimard/Entretien-ecrit/Entretien-Pierre-Peju.-La-Petite-Chartreuse)

– lectures d'images :

• L'affche du flm de Jean-Pierre Denis• Histoire des arts : Giuseppe Arcimboldo, Le Bibliothécaire, huile sur toile, 110 x 72 cm,

1562 (Musée de Skokloster, Suède).

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Groupement de textes : la magie de la lecture

Corpus : Texte A : STENDHAL, Le Rouge et le Noir, chapitre 4, 1830.Texte B : Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, 1857. Texte C : Jules VALLÈS, L'Enfant, 1878.

Texte A : STENDHAL, Le Rouge et le Noir, chapitre 4, 1830.

[Julien Sorel est un fls de paysan qui rêve de gloire et de grandeur. Il se trouve ici dans la scierie familiale.]

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor1 ; personne nerépondit. Il ne vit que ses fls aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaientles troncs de sapin, qu'ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noiretracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ilsn'entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il cherchavainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l'aperçut à cinq ou six piedsplus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action detout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-êtrepardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de sesaînés; mais cette manie de lecture lui était odieuse : il ne savait pas lire lui-même.

Ce fut en vain qu'il appela Julien deux ou trois fois. L'attention que le jeune homme donnaità son livre, bien plus que le bruit de la scie, l'empêcha d'entendre la terrible voix de son père. Enfn,malgré son age, celui-ci sauta lestement sur l'arbre soumis à l'action de la scie, et de là sur la poutretransversale qui soutenait le toit. Un coup violent ft voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ;un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui ft perdre l'équilibre. Il allaittomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l'eussentbrisé, mais son père le retint de la main gauche comme il tombait :

— Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure. Julien, quoiqueétourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste offciel, à côté de la scie. Ilavait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu'iladorait.

— Descends, animal, que je te parle. Le bruit de la machine empêcha encore Julien d'entendre cetordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur lemécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l'en frappa sur l'épaule. Apeine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers lamaison. Dieu sait ce qu'il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement leruisseau où était tombé son livre; c'était celui de tous qu'il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène2.

1. Voix de stentor : voix forte, retentissante.2. Mémorial de Sainte-Hélène : récit dans lequel Emmanuel de Las Cases a recueilli les mémoires de Napoléon Bonaparte lors de son exil à Sainte-Hélène en 1815.

Texte B : Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, 1857.

[Emma Rouault est la flle d'un paysan aisé. Elle a passé quelques années au couvent pour y recevoir une bonneéducation. L'extrait présente quelques traits marquants de cette expérience.]

Il y avait au couvent une vieille flle qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler àla lingerie. Protégée par l'archevêché comme appartenant à une ancienne famille de

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gentilshommes1 ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, etfaisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souventles pensionnaires s'échappaient de l'étude pour l'aller voir. Elle savait par cœur des chansonsgalantes du siècle passé, qu'elle chantait à demivoix, tout en poussant son aiguille. Elle contait deshistoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, encachette, quelque roman qu'elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonnedemoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n'étaientqu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires,postillons2 qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troublesdu cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles3 au clair de lune, rossignols dans lesbosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'estpas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma segraissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture.

1. Gentilshommes : nobles. 2. Postillon : conducteur d'une voiture tirée par des chevaux.3. Nacelle : petite barque.

Texte C : Jules VALLÈS, L'Enfant, 1878.

[Le personnage principal du roman, Jacques, raconte les traumatismes de son enfance. Dans cet extrait, la scène sedéroule dans son école.]

J'ai été puni un jour : c'est, je crois, pour avoir roulé sous la poussée d'un grand, entre lesjambes d'un petit pion1 qui passait par là, et qui est tombé derrière par-dessus tête ! Il s'est fait unebosse affreuse, et il a cassé une fole qui était dans sa poche de côté; c'est une topette de cognac dontil boit — en cachette, à petits coups, en tournant les yeux. On l'a vu : il semblait faire une prière, etil se frottait délicieusement l'estomac. — Je suis cause de la topette cassée, de la bosse qui gonfe...Le pion s'est faché.

Il m'a mis aux arrêts ; — il m'a enfermé lui-même dans une étude vide, a tourné la clef, etme voilà seul entre les murailles sales, devant une carte de géographie qui a la jaunisse, et un grandtableau noir où il y a des ronds blancs et la binette du censeur2.

Je vais d'un pupitre à l'autre : ils sont vides — on doit nettoyer la place, et les élèves ontdéménagé.

Rien, une règle, des plumes rouillées, un bout de fcelle, un petit jeu de dames, le cadavred'un lézard, une agate3 perdue.

Dans une fente, un livre : j'en vois le dos, je m'écorche les ongles à essayer de le retirer.Enfn, avec l'aide de la règle, en cassant un pupitre, j'y arrive; je tiens le volume et je regarde letitre :

ROBINSON CRUSOÉ

Il est nuit.

Je m'en aperçois tout d'un coup. Combien y a-t-il de temps que je suis dans ce livre ? —quelle heure est-il ?

Je ne sais pas, mais voyons si je puis lire encore ! Je frotte mes yeux, je tends mon regard, leslettres s'effacent; les lignes se mêlent, je saisis encore le coin d'un mot, puis plus rien.

J'ai le cou brisé, la nuque qui me fait mal, la poitrine creuse : je suis resté penché sur leschapitres sans lever la tête, sans entendre rien, dévoré par la curiosité, collé aux fancs de Robinson,pris d'une émotion immense, remué jusqu'au fond de la cervelle et jusqu'au fond du cœur; et en cemoment où la lune montre là-bas un bout de corne, je fais passer dans le ciel tous les oiseaux de l'île,

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et je vois se profler la tête longue d'un peuplier comme le mat du navire de Crusoé ! Je peuplel'espace vide de mes pensées, tout comme il peuplait l'horizon de ses craintes; debout contre cettefenêtre, je rêve à l'éternelle solitude et je me demande où je ferai pousser du pain...

La faim me vient : j'ai très faim.

Vais-je être réduit à manger ces rats que j'entends dans la cale de l'étude ? Comment faire dufeu ? J'ai soif aussi. Pas de bananes ! Ah ! lui, il avait des limons4 frais! Justement j'adore lalimonade !

Clic, clac ! on farfouille dans la serrure.

Est-ce Vendredi ? Sont-ce des sauvages ?

1. Pion : surveillant (mot familier). 2. Binette du censeur : caricature du directeur adjoint de l'établissement.3. Agate : bille en verre marbré. 4. Limons : citrons.

I - Après avoir lu attentivement les textes du corpus, vous répondrez auxquestions suivantes de façon organisée et synthétique. (6 points)

1. Quel rôle joue la lecture pour les personnages des trois textes ? (3 points)2. Quel regard les narrateurs portent-ils sur les personnages en train de lire ? (3 points)

II - Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (14 points) :

• CommentaireVous ferez du texte de Stendhal (Texte A) un commentaire. Vous vous inspirerezdu parcours de lecture suivant :- Comment se caractérisent le personnage du père et son action dans la scène ? - Comment le texte montre-t-il en Julien un personnage différent au sein de sa famille?

• DissertationLa lecture de romans a-t-elle, selon vous, comme fonction principale de faire rêver et s'évader le lecteur ? Vous répondrez à cette question dans un développement argumenté qui s'appuiera sur les textes du corpus, les œuvres étudiées en classe et vos lectures personnelles.

• Invention Vous écrirez la suite du texte de Jules Vallès (Texte C). Le « petit pion » frappe à la porte. Le dialogue s'engage avec l'enfant, Jacques, sur le plaisir qu'il prend à la lecture.

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Interview de Pierre Péju

Rencontre avec Pierre Péju, à l'occasion de la parution de La Petite Chartreuse en octobre 2002.

Qui est la petite Chartreuse ?

Pierre Péju — La petite Chartreuse désigne la petite flle violentée par un accident de voiture, et qui va se retrouver muette — allusion au vœu de silence des Chartreux. C’est aussi le massif de la Chartreuse, qui est pour moi une montagne très spirituelle, où l’on se sent tout de suite isolé du monde. Chartreux a la même racine qu’incarcérer… Le thème de l’isolement, de la coupure, est important dans ce livre, où les personnages sont fermés, incarcérés en eux-mêmes.

Le nom de la librairie est tout aussi important…

Pierre Péju — Elle s’appelle en effet Le Verbe Être. Le problème des personnages est leur immense diffculté à être. Il y a un lien entre être et les mots : en quoi, jusqu’où peuvent-ils ou non nous aider à vivre, à être ? Ils peuvent donner à vivre et à respirer, mais pas toujours : un moment, on a l’impression que ce sont eux qui vont réveiller la petite flle, et pourtant ils ne l’empêcheront pas de mourir.Ce livre est aussi un hommage à la littérature et au libraire, cet entremetteur qui joue un rôle extrêmement important au service de la culture, de la vie même.

Pourquoi cette scène du saut à l’élastique ?

Pierre Péju — Cette dimension du saut dans le vide me semble essentielle. Chaque personnage du livre suit sa trajectoire. La mère de la fllette voudrait s’élever, mais elle n’y parvient pas, elle est condamnée à la fuite à l’horizontale. Le libraire, Vollard, ce personnage massif comme la Chartreuse, continue à vivre, mais son mouvement, c’est de tomber. Déjà, il a été jeté par la fenêtre par ses camarades de classe. Au bout de l’élastique, il chute et remonte comme un yo-yo. Il est à la fois Dédale et Icare, Dédale enfermé dans son labyrinthe de livres et Icare qui veut s’en dégager, mais son mouvement vers le haut est en fait un mouvement vers le bas. Et on le sent voué à tomber aussi dans l’oubli.

Le thème de la mort d’un enfant revient souvent dans votre œuvre…

Pierre Péju — Vie et mort. Il est impossible de penser ou de voir l’apparition de la vie dans toute sa puissance, son énergie, sa beauté, sans penser simultanément à sa fragilité et à la mort. Le raccourci,c’est bien entendu l’enfant qui meurt, et le raccourci absolu, l’enfant qui meurt à la naissance.Pourquoi la philosophie a-t-elle aussi peu pensé l’enfant, ne lui accorde pratiquement aucune place, alors que chaque être humain qui va penser un jour aura d’abord été enfant ? J’ai élaboré une notion que j’appelle l’enfantin, qui s’intéresse à ce que représente la présence des enfants parmi nous, comment les enfants provoquent à la fois une stimulation et une inquiétude, au meilleur sens du terme. Et le drame pour un enfant, c’est d’être privé d’un accès à l’enfance, à cette forme d’art brut qu’est l’enfance.

http://www.gallimard.fr/Media/Gallimard/Entretien-ecrit/Entretien-Pierre-Peju.-La-Petite-Chartreuse

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L'affche du flm de Jean-Pierre Denis

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Histoire des arts : Giuseppe Arcimboldo, Le Bibliothécaire

Giuseppe Arcimboldo, Le Bibliothécaire, huile sur toile, 110 x 72 cm, 1562 (Musée de Skokloster,Suède)

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Objet d'étude : Théâtre et représentation

Lectures analytiques

Oeuvre intégrale : Les Justes (1949) d'Albert CamusTextes : - texte 5 : la scène d'exposition (acte I, jusqu’à « la bombe seule est révolutionnaire ») ; - texte 6 : l'échec de l'attentat (acte II, de «Tous regardent Kaliayev » à « et la révolution triomphera »)) ;- texte 7 : Dora et Kaliayev (acte III, de «L'amour ? Non, ce n'est pas ce qu'il faut » à "Ah ! pitié pour les justes !") ; - texte 8 : le dénouement (acte V, de « Avait-il l’air heureux ? » jusqu’à « Rideau »).

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Lecture analytique n° 8 : l'exposition

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L’appartement des terroristes. Le matin. Le rideau se lève dans le silence. Dora et Annenkov sont sur la scène,immobiles. On entend le timbre de l’entrée, une fois. Annenkov fait un geste pour arrêter Dora qui semble vouloir parler.Le timbre retentit deux fois, coup sur coup. Annenkov : C’est lui.

Il sort. Dora attend, toujours immobile. Annenkov revient avec Stepan qu’il tient par les épaules.

Annenkov : C’est lui ! Voilà Stepan.

Dora, elle va vers Stepan et lui prend la main : Quel bonheur, Stepan !

Stepan : Bonjour, Dora.

Dora, elle le regarde : Trois ans, déjà.

Stepan : Oui, trois ans. Le jour où ils m’ont arrêté, j’allais vous rejoindre.

Dora : Nous t’attendions. Le temps passait et mon cœur se serrait de plus en plus. Nous n’osions plus nous regarder.

Annenkov : Il a fallu changer d’appartement, une fois de plus.

Stepan : Je sais.

Dora : Et là-bas, Stepan ?

Stepan : Là-bas ?

Dora : Le bagne ?

Stepan : On s’en évade.

Annenkov : Oui. Nous étions contents quand nous avons appris que tu avais pu gagner la Suisse. Stepan : La Suisse est un autre bagne, Boria.

Annenkov : Que dis-tu ? Ils sont libres, au moins.

Stepan : La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. J’étais libre et je ne cessais de penser à la Russie et à ses esclaves.

Silence.

Annenkov : Je suis heureux, Stepan, que le parti t’ait envoyé ici.

Stepan : Il le fallait. J’étouffais. Agir, agir enfn... Il regarde Annenkov. Nous le tuerons, n’est-ce pas ? Annenkov : J’en suis sûr.

Stepan : Nous tuerons ce bourreau. Tu es le chef, Boria, et je t’obéirai.

Annenkov : Je n’ai pas besoin de ta promesse, Stepan. Nous sommes tous frères.

Stepan : Il faut une discipline. J’ai compris cela au bagne. Le parti socialiste révolutionnaire a besoin d’une discipline. Disciplinés, nous tuerons le grand-duc et nous abattrons la tyrannie.

Dora, allant vers lui : Assieds-toi, Stepan. Tu dois être fatigué, après ce long voyage.

Stepan : Je ne suis jamais fatigué.

Silence. Dora va s’asseoir

Stepan : Tout est-il prêt, Boria ?

Annenkov, changeant de ton : Depuis un mois, deux des nôtres étudient les déplacements du grand- duc. Dora a réuni le matériel nécessaire.

Stepan : La proclamation est-elle rédigée ?

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Annenkov : Oui. Toute la Russie saura que le grand-duc Serge a été exécuté à la bombe par le groupe de combat du parti socialiste révolutionnaire pour hater la libération du peuple russe. La cour impériale apprendra aussi que nous sommes décidés à exercer la terreur jusqu’à ce que la terresoit rendue au peuple. Oui, Stepan, tout est prêt ! Le moment approche.

Stepan : Que dois-je faire ?

Annenkov : Pour commencer, tu aideras Dora. Schweitzer que tu remplaces, travaillait avec elle. Stepan : Il a été tué ?

Annenkov : Oui.

Stepan : Comment ?

Dora : Un accident.

Stepan regarde Dora. Dora détourne les yeux.

Stepan : Ensuite ?

Annenkov : Ensuite, nous verrons. Tu dois être prêt à nous remplacer, le cas échéant, et maintenir la liaison avec le Comité central.

Stepan : Qui sont nos camarades ?

Annenkov : Tu as rencontré Voinov en Suisse. J’ai confance en lui, malgré sa jeunesse. Tu ne connais pas Yanek.

Stepan : Yanek ?

Annenkov : Kaliayev. Nous l’appelons aussi le Poète.

Stepan : Ce n’est pas un nom pour un terroriste.

Annekov, riant : Yanek pense le contraire. Il dit que la poésie est révolutionnaire.

Stepan : La bombe seule est révolutionnaire.

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Lecture analytique n° 9 : l'échec de l'attentat

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Tous regardent Kaliayev qui lève les yeux vers Stepan. Kaliayev, égaré : Je ne pouvais pas prévoir... Des enfants, des enfants surtout. As-tu regardé desenfants ? Ce regard grave qu'ils ont parfois... Je n'ai jamais pu soutenir ce regard... Une secondeauparavant, pourtant dans l'ombre, au coin de la petite place, j'étais heureux. Quand les lanternesde la calèche ont commencé à briller au loin, mon coeur s'est mis à battre de joie, je te le jure. Ilbattait de plus en plus fort à mesure que le roulement de la calèche grandissait. Il faisait tant de bruiten moi. J'avais envie de bondir. Je crois que je riais. Et je disais « oui, oui »... Tu comprends ? Ilquitte Stepan du regard et reprend son attitude affaissée.

J'ai couru vers elle. C'est à ce moment que je les ai vus. Ils ne riaient pas, eux. Ils se tenaienttout droits et, regardaient dans le vide. Comme ils avaient l'air triste ! Perdus dans leurs habits deparade, les mains sur les cuisses, le buste raide de chaque coté de la portière ! Je n'ai pas vu LaGrande Duchesse. Je n'ai vu qu'eux. S'ils m'avaient regardé, je crois que j'aurais lancé la bombe.Pour éteindre au moins ce regard triste. Mais ils regardaient toujours devant eux.

Il lève les yeux vers les autres. Silence. Plus bas encore.

Alors je ne sais pas ce qu'il s'est passé. Mon bras est devenu faible. Mes jambes tremblaient.Une seconde après, il était trop tard. (Silence. Il regarde à terre.) Dora, ai-je rêvé, il m'a semblé que lescloches sonnaient à ce moment là ?

Dora : Non, Yanek, tu n'as pas rêvé.

Elle pose la main sur son bras. Kaliayev relève la tête et les voit tous tournés vers lui. Il se lève.

Kaliayev : Regardez-moi, frères, regarde-moi Boria, je ne suis pas un lache, je n'ai pas reculé. Je neles attendais pas. Tout s'est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poidsterrible. C'est sur eux qu'il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh non ! Je n'ai pas pu. Il tourne sonregard de l'un à l'autre.

Autrefois, quand je conduisais la voiture, chez nous en Ukraine, j'allais comme le vent, jen'avais peur de rien. De rien au monde, sinon de renverser un enfant. J'imaginais le choc, cette têtefrêle frappant la route, à la volée...

Il se tait.

Aidez-moi...

Silence.

Je voulais me tuer. Je suis revenu parce que je pensais que je vous devais des comptes, quevous étiez mes seuls juges, que vous me diriez si j’avais tort ou raison, que vous ne pouviez pas voustromper. Mais vous ne dites rien. Dora se rapproche de lui, à le toucher. Il les regarde, et, d’une voix morne :

Voilà ce que je vous propose. Si vous décidez qu’il faut tuer ces enfants, j’attendrai la sortiedu théatre et je lancerai seul la bombe sur la calèche. Je sais que je ne manquerai pas mon but.Décidez seulement, j’obéirai à l’Organisation.

Stepan : L’Organisation t’avait commandé de tuer le grand-duc.

Kaliayev : C’est vrai. Mais elle ne m’avait pas demandé d’assassiner des enfants.

Annekov : Yanek a raison. Ceci n’était pas prévu.

Stepan : Il devait obéir.

Annekov : Je suis le responsable. Il fallait que tout fût prévu et que personne ne pût hésiter sur cequ’il y avait à faire. Il faut seulement décider si nous laissons échapper défnitivement cette occasionou si nous ordonnons à Yanek d’attendre la sortie du théatre. Alexis ?

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Voinov : Je ne sais pas. Je crois que j’aurais fait comme Yanek. Mais je ne suis pas sûr de moi . (Plusbas) Mes mains tremblent.

Annenkov : Dora ?

Dora, avec violence : J’aurais reculé, comme Yanek. Puis-je conseiller aux autres ce que moi-même jene pourrais faire ?

Stepan : Est-ce que vous vous rendez compte de ce que signife cette décision ? Deux mois deflatures, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais. Egor arrêté pour rien.Rikov pendu pour rien. Et il faudrait recommencer ? Encore de longues semaines de veilles et deruses, de tension incessante, avant de retrouver l’occasion propice ? Êtes-vous fous ?

Annenkov : Dans deux jours, le grand-duc retournera au théatre, tu le sais bien.

Stepan : Deux jours où nous risquons d’être pris, tu l’as dit toi-même.

Kaliayev : Je pars.

Dora : Attends. (A Stepan) Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur unenfant ?

Stepan : Je le pourrais si l’Organisation le commandait.

Dora : Pourquoi fermes-tu les yeux ?

Stepan : Moi ? J’ai fermé les yeux ?

Dora : Oui.

Stepan : Alors, c’était pour mieux imaginer la scène et répondre en connaissance de cause.

Dora : Ouvre les yeux et comprends que l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son infuence si elletolérait, un seul moment, que des enfants soient broyés sous nos bombes.

Stepan : Je n’ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier lesenfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.

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Lecture analytique n° 10 : Dora et Kaliayev

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Dora : L'amour ? Non, ce n'est pas ce qu'il faut.

Kaliayev : Oh, Dora, comment dis-tu cela, toi dont je connais le cœur...

Dora : Il y a trop de sang, trop de dure violence. Ceux qui aiment vraiment la justice n'ont pas

droit à l'amour. Ils sont dressés comme je suis, la tête levée, les yeux fxes. Que viendrait faire

l'amour dans ces cœurs fers ? L'amour courbe doucement les têtes, Yanek. Nous, nous avons la

nuque raide.

Kaliayev : Mais nous aimons notre peuple.

Dora : Nous l'aimons, c'est vrai. Nous l'aimons d'un vaste amour sans appui, d'un amour

malheureux. Nous vivons loin de lui, enfermés dans nos chambres, perdus dans nos pensées. Et le

peuple, lui, nous aime-t-il ? Sait-il que nous l'aimons ? Le peuple se tait. Quel silence, quel silence...

Kaliayev : Mais c'est cela l'amour, tout donner, tout sacrifer sans espoir de retour.

Dora : Peut-être. C'est l'amour absolu, la joie pure et solitaire, c'est celui qui me brûle en effet. À

certaines heures, pourtant, je me demande si l'amour n'est pas autre chose, s'il peut cesser d'être un

monologue, et s'il n'y a pas une réponse, quelquefois. J'imagine cela, vois-tu : le soleil brille, les têtes

se courbent doucement, le coeur quitte sa ferté, les bras s'ouvrent. Ah ! Yanek, si l'on pouvait

oublier, ne fût-ce qu'une heure, l'atroce misère de ce monde et se laisser aller enfn. Une seule petite

heure d'égoïsme, peux-tu penser à cela ?

Kaliayev : Oui, Dora, cela s'appelle la tendresse.

Dora : Tu devines tout, mon chéri, cela s'appelle la tendresse. Mais la connais-tu vraiment ? Est-ce

que tu aimes la justice avec la tendresse ?

Kaliayev se tait.

Est-ce que tu aimes notre peuple avec cet abandon et cette douceur, ou, au contraire, avec la

famme de la vengeance et de la révolte ? (Kaliayev se tait toujours.) Tu vois. (Elle va vers lui, et d'un ton

très faible.) Et moi, m'aimes-tu avec tendresse ?

Kaliayev la regarde.

Kaliayev, après un silence : Personne ne t'aimera jamais comme je t'aime.

Dora : Je sais. Mais ne vaut-il pas mieux aimer comme tout le monde ?

Kaliayev : Je ne suis pas n'importe qui. Je t'aime comme je suis.

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Dora : Tu m'aimes plus que la justice, plus que l'Organisation ?

Kaliayev : Je ne vous sépare pas, toi, l'Organisation et la justice.

Dora : Oui, mais réponds-moi, je t'en supplie, réponds-moi. M'aimes-tu dans la solitude, avec

tendresse, avec égoïsme ? M'aimerais-tu si j'étais injuste ?

Kaliayev : Si tu étais injuste, et que je puisse t'aimer, ce n'est pas toi que j'aimerais.

Dora : Tu ne réponds pas. Dis-moi seulement, m'aimerais-tu si je n'étais pas dans l'Organisation ?

Kaliayev : Où serais-tu donc ?

Dora : Je me souviens du temps où j'étudiais. Je riais. J'étais belle alors. Je passais des heures à me

promener et à rêver. M'aimerais-tu légère et insouciante ?

Kaliayev, il hésite et très bas : Je meurs d'envie de te dire oui.

Dora, dans un cri : Alors, dis oui, mon chéri, si tu le penses et si cela est vrai. Oui, en face de la

justice, devant la misère et le peuple enchaîné. Oui, oui, je t'en supplie, malgré l'agonie des enfants,

malgré ceux qu'on pend et ceux qu'on fouette à mort...

Kaliayev : Tais-toi, Dora.

Dora : Non, il faut bien une fois au moins laisser parler son cœur. J'attends que tu m'appelles, moi,

Dora, que tu m'appelles par-dessus ce monde empoisonné d'injustice...

Kaliayev, brutalement : Tais-toi. Mon cœur ne me parle que de toi. Mais tout à l'heure, je ne devrai

pas trembler.

Dora, égarée : Tout à l'heure ? Oui, j'oubliais... (Elle rit comme si elle pleurait.) Non, c'est très bien, mon

chéri. Ne sois pas faché, je n'étais pas raisonnable. C'est la fatigue. Moi non plus, je n'aurais pas pu

le dire. Je t'aime du même amour un peu fxe, dans la justice et les prisons. L'été, Yanek, tu te

souviens ? Mais non, c'est l'éternel hiver. Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des

justes. Il y a une chaleur qui n'est pas pour nous. (Se détournant.) Ah ! pitié pour les justes !

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Lecture analytique n° 11 : le dénouement

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On frappe. Entrent Voinov et Stepan. Tous restent immobiles. Dora chancelle mais se reprend dans un effort visible.

Stepan, à voix basse : Yanek n’a pas trahi.

Annenkov : Orlov a pu le voir ?

Stepan : Oui.

Dora, s’avancant fermement : Assieds-toi. Raconte.

Stepan : À quoi bon ?

Dora : Raconte tout. J’ai le droit de savoir. J’exige que tu racontes. Dans le détail.

Stepan : Je ne saurai pas. Et puis, maintenant, il faut partir.

Dora : Non, tu parleras. Quand l’a-t-on prévenu ?

Stepan : À dix heures du soir.

Dora : Quand l’a-t-on pendu ?

Stepan : À deux heures du matin.

Dora : Et pendant quatre heures il a attendu ?

Stepan : Oui, sans un mot. Et puis tout s’est précipité. Maintenant, c’est fni.

Dora : Quatre heures sans parler ? Attends un peu. Comment était-il habillé ? Avait-il sa pelisse ?

Stepan : Non. Il était tout en noir, sans pardessus. Et il avait un feutre noir.

Dora : Quel temps faisait-il ?

Stepan : La nuit noire. La neige était sale. Et puis la pluie l’a changée en une boue gluante.

Dora : Il tremblait ?

Stepan : Non.

Dora : Orlov a-t-il rencontré son regard ?

Stepan : Non.

Dora : Que regardait-il ?

Stepan : Tout le monde, dit Orlov, sans rien voir.

Dora : Après, après ?

Stepan : Laisse, Dora.

Dora : Non, je veux savoir. Sa mort au moins est à moi.

Stepan : On lui a lu le jugement.

Dora : Que faisait-il pendant ce temps-là ?

Stepan : Rien. Une fois seulement, il a secoué sa jambe pour enlever un peu de boue qui tachait sa chaussure.

Dora, la tête dans les mains : un peu de boue !

Annenkov, brusquement : Comment sais-tu cela ? Stepan se tait.

Annenkov : Tu as tout demandé à Orlov ? Pourquoi ?

Stepan, détournant les yeux : Il y avait quelque chose entre Yanek et moi.

Annenkov : Quoi donc ?

Stepan : Je l’enviais.

Dora : Après, Stepan, après ?

Stepan : Le père Florenski est venu lui présenter le crucifx. Il a refusé de l’embrasser. Et il a déclaré : « Je vous

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ai déjà dit que j’en avais fni avec la vie et que je suis en règle avec la mort. »

Dora : Comment était sa voix ?

Stepan : La même exactement. Moins la fèvre et l’impatience que vous lui connaissez.

Dora : Avait-il l’air heureux ?

Annenkov : Tu es folle ?

Dora : Oui, oui, j’en suis sûre, il avait l’air heureux. Car ce serait trop injuste qu’ayant refusé d’être heureux dans la vie pour mieux se préparer au sacrifce, il n’ait pas reçu le bonheur en même temps que la mort. Il était heureux et il a marché calmement à la potence, n’est-ce pas ?

Stepan : Il a marché. On chantait sur le feuve en contrebas, avec un accordéon. Des chiens ont aboyé à ce moment.

Dora : C’est alors qu’il est monté...

Stepan : Il est monté. Il s’est enfoncé dans la nuit. On a vu vaguement le linceul dont le bourreau l’a recouvert tout entier.

Dora : Et puis, et puis...

Stepan : Des bruits sourds.

Dora : Des bruits sourds. Yanek ! Et ensuite... Stepan se tait.

Dora, avec violence : Ensuite, te dis-je. (Stepan se tait.) Parle, Alexis. Ensuite ?

Voinov : Un bruit terrible.

Dora : Aah. (Elle se jette contre le mur.) Stepan détourne la tête. Annenkov, sans une expression, pleure. Dora se retourne, elle les regarde, adossée au mur.

Dora, d’une voix changée, égarée : Ne pleurez pas. Non, non, ne pleurez pas ! Vous voyez bien que c’est le jour de la justifcation. Quelque chose s’élève à cette heure qui est notre témoignage à nous autres révoltés : Yanek n’est plus un meurtrier. Un bruit terrible ! Il a suff d’un bruit terrible et le voilà retourné à la joie de l’enfance. Vous souvenez-vous de son rire ? Il riait sans raison parfois. Comme il était jeune ! Il doit rire maintenant. Il doit rire, la face contre la terre ! Elle va vers Annenkov.

Dora : Boria, tu es mon frère ? Tu as dit que tu m’aiderais ?

Annenkov : Oui.

Dora : Alors, fais cela pour moi. Donne-moi la bombe. Annenkov la regarde.

Dora : Oui, la prochaine fois. Je veux la lancer. Je veux être la première à la lancer.

Annenkov : Tu sais bien que nous ne voulons pas de femme au premier rang.

Dora, dans un cri : Suis-je une femme, maintenant ? Ils la regardent. Silence.

Voinov, doucement : Accepte, Boria.

Stepan : Oui, accepte.

Annenkov : C’était ton tour, Stepan.

Stepan, regardant Dora : Accepte. Elle me ressemble, maintenant.

Dora : Tu me la donneras, n’est-ce pas ? Je la lancerai. Et plus tard, dans une nuit froide...

Annenkov : Oui, Dora.

Dora, elle pleure : Yanek ! Une nuit froide, et la même corde ! Tout sera plus facile maintenant. RIDEAU.

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Objet d'étude : Théâtre et représentation

Documents complémentaires

Oeuvre intégrale : Les Justes (1949) d'Albert Camus

• La préface des Justes, par Albert Camus• Groupement de textes : la note d'intention de Guy-Pierre Couleau ; entretien avec

Frédéric Leidgens• Lecture cursive : Antigone (1944) de Jean Anouilh

– lecture d'images :

• les visuels et affches du Théatre des Treize Vents, de la Comédie de Clermont, de l’Athénéeet de La Colline

• Document audiovisuel : la mise en scène de Guy-Pierre Couleau, au Théatre Louis Jouvet de l’Athénée en 2007.

Les Justes (1949) d'Albert Camus : préface de l'auteur

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«En février 1905, à Moscou, un groupe de terroristes, appartenant au parti socialisterévolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar. Cetattentat et les circonstances singulières qui l'ont précédé et suivi font le sujet des Justes. Siextraordinaires que puissent paraître, en effet, certaines des situations de cette pièce, elles sontpourtant historiques. Ceci ne veut pas dire, on le verra d'ailleurs, que Les Justes soient une piècehistorique. Mais tous les personnages ont réellement existé et se sont conduits comme je le dis. J'aiseulement taché à rendre vraisemblable ce qui était déjà vrai.

La haine qui pesait sur ces ames exceptionnelles comme une intolérable souffrance estdevenue un système confortable. Raison de plus pour évoquer ces grandes ombres, leur justerévolte, leur fraternité diffcile, les efforts démesurés qu'elles frent pour se mettre en accord avec lemeurtre – et pour dire ainsi où est notre fdélité.»

Albert Camus.

Groupement de textes : mises en scène

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Texte 1 : Les Justes : note d'intention de Guy-Pierre Couleau.

Les Justes

Note d’intention

« Les noces sanglantes de la répression et du terrorisme » Albert Camus

Cf Chroniques Algériennes

« La générosité en lutte avec le désespoir »

« Kaliayev et les autres, croient à l’équivalence des vies. C’est la preuve qu’ils ne mettent aucune idée au-dessus de la vie humaine, bien qu’ils tuent pour l’idée. Exactement, ils vivent à la hauteur del’idée. Ils la justifent, pour fnir, en l’incarnant jusqu’à la mort. D’autres hommes viendront, après ceux-là, qui, animés de la même foi dévorante, jugeront cependant ces méthodes sentimentales et refuseront l’opinion que n’importe quelle vie est équivalente à n’importe quelle autre ».

Albert Camus

Les meurtriers délicats

L’écriture d’Albert Camus dans Les Justes est stylée, limpide, profonde. Elle est immédiatement théatrale et impose, au détour de chaque ligne, sa nécessité au lecteur. Nous y entendons la voix de Camus pour ce que nous lui connaissons de sincérité, d’engagement et de clairvoyance. Et si cette voix semble d’une étrange présence à nos oreilles, c’est parce qu’elle est nourrie de prophéties sur son époque et sur la nôtre : que l’on se remémore ses prises de position sur le confit algérien et ses conséquences, la bombe atomique ou le stalinisme et ses crimes, et nous repensons au présent la pertinence d’un homme qui se voulait artiste avant tout.

L’art est le moyen de la révolte selon Camus.

Mettre en scène «Les Justes» revient à se positionner sur notre époque.

Le projet de Camus pour le théatre de son époque, pourrait aussi être celui de notre temps. Les absences, les manques et les rêves des hommes de théatre se ressemblent génération après génération : «(je veux) montrer que le théâtre d’aujourd’hui n’est pas celui de l’alcove ni du placard. Qu’il n’est pas non plus un tréteau de patronage, moralisant ou politique. Qu’il n’est pas une école de haine mais de réunion. Notre époque a sa grandeur qui peut être celle de notre théâtre. Mais à la condition que nous mettions sur scène de grandes actions où tous puissent se retrouver, que la générosité y soit en lutte avec le désespoir, que s’y affrontent, comme dans toute vraie tragédie, des forces égales en raison et en malheur, que batte enfn sur nos scènes le vrai cœur de l’époque, espérant et déchiré. »

Ces paroles ont presque cinquante ans. Albert Camus voulait faire du théatre pour y être heureux.

« Les Justes » est une pièce d’amour, une histoire d’amour entre un auteur et ses personnages, entre un homme de théatre et son auditoire. Elle est une pièce d’acteurs où «le corps est roi». Mais elle est une pièce où règne le combat entre l’amour de la vie et le désir de mort.

Kaliayev, Dora, Stepan, Voinov, Annenkov, sont des terroristes. Pourtant Camus écrit aussi des « résistants » à une oppression, une tyrannie, des hommes et des femmes dont il se sent proche, comme un de leurs frères dans la lutte et la révolte. Ils sont asservis et se battent pour une cause. Ils veulent le bonheur du genre humain, en ont le désir et sont sincèrement habités de leur conception du monde, d’une vision plus juste du monde. Pour atteindre leur but, - et c’est le paradoxe - ils ne reculent pas devant le meurtre. Camus ne les sauve ni de leur noirceur ni de leur violence. Ces hommes et ces femmes sont déjà morts. Ils sont seuls et morts à l’amour. Animés, dans le même temps, par la haine de l’oppression et par l’amour de la liberté, nourris du besoin de construire une société idéale pour le futur de leurs semblables, ils tuent aveuglément en regardant l’avenir et s’enferment à jamais dans ces «noces sanglantes de la répression et du terrorisme» Devant ce qu’ils nomment la tyrannie, leur seule arme est la terreur, par tous les moyens. Ils tuent pour que d’autres

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vivent et ils se tuent pour que naissent des temps meilleurs qu’ils ne verront jamais, en justifant leursmeurtres par leur propre mort inéluctable. Là est leur désespérance : dans cette image du combat éternellement humain, qui oppose idéal et réel. Là est leur impossible : dans l’irréparable déchirure entre le geste de tuer au nom de lajustice et l’idée de sauver la vie pour la Liberté.

« Les Justes » font écho à notre temps, aux défagrations de nos villes et de nos quotidiens. Ils ne disent pas le terrorisme d’aujourd’hui, mais ils l’évoquent et je ne peux m’empêcher, en lisant la pièce de Camus, de penser à ces mains qui, quelque part, aujourd’hui, donnent la mort, à ces ceintures d’explosifs soigneusement fabriquées dans l’espoir idéalisé d’une vie meilleure. Je pense à ces détonateurs qui fauchent l’innocence aveuglément, à ces regards d’enfants méprisés, ignorés, tués. Je pense à cette vie fragile, belle, indispensable, anéantie. Construire est plus diffcile que détruire. Respecter la vie est plus grand que semer la mort. Le théatre est le lieu de la vie.

« Les Justes » font, au présent, un détour par hier pour nous faire entrevoir demain. Guy Pierre Couleau

(novembre 06)

Texte 2 : entretien avec Frédéric Leidgens.

Marielle Vannier – Quand avez-vous rencontré Stanislas Nordey ?

Frédéric Leidgens – Le début de ma collaboration et de mon amitié avec Stanislas date de 2001.C’est incroyable parce que nous répétions une pièce de Didier-Georges Gabily intitulée Violences.Nous étions ici, dans ce théatre, à La Colline. Et le 11septembre, il s’est produit cet attentat inouïdont je me rappellerai toute ma vie. Peut-être aussi parce qu’on travaillait particulièrement sur cetexte de Gabily... Et puis, maintenant, neuf ans après, nous sommes plongés dans Les Justes. Il y acomme une boucle.

M.V.–Quel est le rôle qui vous a été confé ?

F.L. – Je joue le rôle du chef des terroristes Boris Annenkov. Ce qui fait la diffculté et la beauté du rôle, et c’est un paradoxe, c’est que le personnage du chef n’intéresse pas du tout Camus. Ce qui l’intéresse, c’est l’ensemble de la cellule terroriste, et les liens qui unissent quatre hommes et une femme. Camus s’est pour cela inspiré de modèles historiques réels. Le personnage d’Annenkov a étécréé à partir de la vie de Boris Savinkov, qui a beaucoup fasciné Camus parce qu’il a été à la fois un terroriste et un grand écrivain25. Il a écrit trois récits largement auto- biographiques qui mêlent deux ferments de notre vie : l’engagement politique et l’amour, avec des phrases très simples et absolument magnifques.

M.V. – Comment se déroule le travail préparatoire à la mise en scène ? Stanislas a un travail très patient avec le texte, les phrases et les mots. Il s’attache à la façon dont ces phrases sont agencées et construites par l’auteur. Nous avançons donc pas à pas et avant de trouver la forme théatrale, Stanislas veut savoir de quoi sont faits ces mots. Il ne calque jamais une forme ou un univers qui seraient les siens par rapport à une écriture. Il préfère faire l’inverse, ausculter l’écriture pour trouver la forme qui serait la plus adaptée à ces mots. Mais à la fn, il va bien sûr trouver une forme puisqu’il s’agit de théatre, c’est-à-dire de corps, de bouches, d’yeux et de larynx qui donneront vie à ces mots.

M.V. – Et cela se manifeste par un travail à la table ?

F. L. – Oui, ce sont des séances où nous sommes tous autour de la table. Nous progressons d’acte en acte, car il n’y a pas vraiment de scènes. C’est très intéressant de regarder ces grandes tables, avec au milieu des gratte-ciel de livres. Nous les regardons, nous en proposons d’autres. Nous aussi les acteurs, nous sommes invités à tenter de donner une réponse personnelle aux questions que Camus s’est posées, des années durant, sur la révolte.

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M.V. – Est-ce qu’en parallèle vous êtes amenés à jouer des extraits ?

F. L. – C’est d’abord un cycle de lecture où toute la pièce est lue de bout en bout, pas forcément de façon chronologique. Il nous propose parfois de quitter la table et puis, par exemple, de travailler dans l’espace avec la partition sur un pupitre. Certains acteurs connaissent déjà toute leur partition, d’autres non. Mais très vite quand même, par le fait d’exercer la mémoire, vous entrez dans tous les mécanismes de la pensée. On ne peut pas apprendre un texte sans en connaître tous les rouages : authéatre, il faut connaître toutes les phrases, savoir comment elles sont composées. S’agit-il de phrasescourtes ? ou longues ? Il est très intéressant de constater, par exemple, qu’il y a beaucoup de silences. Pourquoi est-ce que, tout à coup, cet échange, ce forum, s’interrompt-il ? On en vient à la parole vive du plateau.

M.V. – Est-ce que le metteur en scène vous guide ou est-ce que vous avez le champ libre sur l’interprétation ?

F.L. – Le champ est complètement libre par rapport à ce que l’on appellerait une interprétation. J’ai rarement rencontré un metteur en scène qui ait, autant que Stanislas Nordey, cette oreille, cette acuité à détecter la justesse dans la façon dont l’acteur déploie les mots par sa bouche. L’acteur est libre de les énoncer comme il le veut. Stanislas perçoit très vite le rapport intime, personnel de l’acteur avec les mots.

M.V. – Est-ce qu’il y a parfois des exercices en parallèle que vous effectuez pour trouver un chemin, ou est-ce que c’est un travail qui se fait essentiellement sur le texte ?

F.L. – Je vais parler de moi parce que j’ai un peu essuyé les platres. Stanislas m’a demandé d’expérimenter quelque chose pour moi, bien évidemment, mais aussi pour lui et pour les autres. Il fallait proposer un parcours de toutes les phrases que je devais prononcer du début à la fn du texte sans l’intervention des autres. Et c’était passionnant à faire. Il fallait garder le fl de la narration et la maîtrise des épisodes. Je ne voulais pas faire quelque chose de trop réaliste. Il m’avait dit à propos de ce rôle : « Ton personnage porte non seulement le groupe mais il porte aussi tous les morts pour lesquels il s’engage. C’est une sorte de Titan, de Dieu Atlas. » Et ce parcours, j’ai voulu le travailler en portant à bout de bras un plateau et cinq verres de cristal. C’était primordial pour moi de me mettre dans une sorte d’épreuve physique. Le travail d’acteur, c’est largement un travail à faire avecson propre corps. Je commençais debout face aux autres comédiens, ensuite je montais sur la table autour de laquelle ils étaient tous réunis, puis je me couchais en tenant cet équilibre avec ce plateau,et puis au cinquième acte, quand la mort de Kaliayev est imminente, je changeais complètement de registre. Jusque-là tout était dans cet espèce d’équilibre, de chuchotis. Mais à ce moment-là, tout ce qui avait été dit sotto voce devait enfn sortir. Il y avait un cri. C’était très diffcile de maintenir le plateau, les verres se sont cassés...

M.V. – Sur cette mise en scène, vous travaillez avec des comédiens que vous avez déjà rencontrés. Est- ce que cela crée un esprit particulier entre vous ?

F. L. – Bien sûr. Deux des plus beaux mots de la pièce sont les mots « frère » et « fraternité ». Il y a effectivement des comédiens, des frères, que je connais depuis longtemps dans le cadre d’autres spectacles. Les liens avec eux sont presque sui generis, ils n’ont plus besoin d’être exprimés. Cela facilite beaucoup le travail. Mais à l’inverse, le fait qu’il y ait des nouveaux venus comme WajdiMouawad ou EmmanuelleBéart fait aussi que cette « consanguinité » est renouvelée. Je suis émerveillé par ces deux acteurs qui sont très à l’écoute et très curieux. Cette fascination est présente chez Camus, lorsqu’il parle des « frères humains ». Au fond, je pense que ce qu’il y a de plus beau au théatre, c’est d’essayer de travailler avec la même équipe, le même metteur en scène. C’est ainsi que les artistes de la scène progressent.

M.V. – Quel est le personnage qui vous touche le plus dans cette pièce ?

F.L. – Je crois que c’est Dora. Parce qu’il y a quelque chose de fascinant dans la pièce : certes, il y a toutes ces questions de violence, de terrorisme, d’innocence, de mort, mais il y a aussi la question de

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l’un de nos moteurs de vie, qui est l’amour. Qu’est-ce que c’est que l’amour ? Est-ce qu’il est possible d’être terroriste et d’aimer ? Est-ce qu’il est possible d’être utopiste, et, au nom de l’utopie, de se retrancher de la vie ? Est-ce qu’il est possible de renoncer à toute une part de sa propre vie et en même temps de vivre l’amour ?

M. V. – Est-ce que le moment où vous commencez à jouer dans le décor vous semble essentiel ?

F.L. – Non. Stanislas est, bien entendu, quelqu’un qui peut penser à un décor, mais c’est plutôt un espace qui l’intéresse. Je peux le dire par expérience, parce que parfois, la veille ou l’avant-veille, nous ne connaissons pas l’espace dans lequel nous allons articuler nos partitions. Je sais que pour ce spectacle, il a pensé à quelque chose de précis, mais il n’en a pas parlé. Je pense que c’est sa volonté,car je dirais que ce n’est pas une question essentielle chez lui. C’est ce qui est remarquable. Au fond,dans l’idéal, pour lui, il faudrait, que rien ne vienne jamais voiler l’authenticité, l’acuité de la pensée et la nature de l’écriture : ni décor, ni costumes ni même évolution des acteurs sur scène. Tout ce qui viendrait – même si c’est beau – mettre un voile entre l’oreille et les yeux, voiler cette perceptionimmédiate et très simple, eh bien ça ne l’intéresse pas, il n’en a pas besoin. Il y a une mise à nu de laparole, c’est une parole sans fltre, sans intermédiaire. C’est quelque chose qui sort de la bouche et du corps de l’acteur et qui va directement percuter l’oreille du spectateur, sa conscience, sa personne, sa sensibilité.

M.V. – Et c’est ce qui vous touche dans ce travail ?

F.L. – Oui, c’est quelque chose qui est diffcile. Dans les écoles de théatre, on vous fera développer un éventail – mais pourquoi pas aussi – de sentiments, d’états, de sensations, de ressentis, mais on vous fait rarement ausculter une écriture. Et c’est quand même ça le ferment, la base de notre art. Ce n’est pas la littérature, c’est la littérature et les mots qui repassent par le corps et nos pensées, notre esprit. Mais à la base, c’est la nature d’une écriture qui importe et encore une fois, je pense que c’est l’une des grandes qualités de Stanislas d’en tenir compte.

Propos recueillis par Marielle Vannier, le 26 janvier 2010, à La Colline, théatre national.

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Histoire des arts : les visuels et affches du Théâtre des Treize Vents, de la Comédiede Clermont, de l’Athénée et de La Colline

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Objet d'étude : La question de l'homme

dans les genres de l'argumentation

du moyen-âge à nos jours

Lectures analytiques

Textes :

9. La préface de 1832, extrait, de «Ceux qui jugent...» à « le Mardi gras vous rit au nez » ;10. L'incipit (chapitre I) ;11. La description de la cellule, de « Voici ce que c'est que mon cachot... » à « … on suppose qu'il y a de l'air et du jour dans cette boîte de pierre. » (chapitre X) ;12. Le ferrement des forçats, de « On ft asseoir les galériens dans la boue... » à « …leurs rires me faisaient pleurer. » (chapitre XIII).

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Lecture analytique n° 13 : la préface de 1832

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Ceux qui jugent et qui condamnent disent la peine de mort nécessaire. D’abord, – parce qu’ilimporte de retrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déjà nui et qui pourrait luinuire encore. – S’il ne s’agissait que de cela, la prison perpétuelle suffrait. À quoi bon la mort ?Vous objectez qu’on peut s’échapper d’une prison ? faites mieux votre ronde. Si vous ne croyez pasà la solidité des barreaux de fer, comment osez-vous avoir des ménageries ?Pas de bourreau où le geôlier sufft.

Mais, reprend-on, – il faut que la société se venge, que la société punisse. – Ni l’un, ni l’autre.Se venger est de l’individu, punir est de Dieu.

La société est entre deux. Le chatiment est au-dessus d’elle, la vengeance au-dessous. Rien desi grand et de si petit ne lui sied. Elle ne doit pas “punir pour se venger” ; elle doit corriger pouraméliorer. Transformez de cette façon la formule des criminalistes, nous la comprenons et nousadhérons.

Reste la troisième et dernière raison, la théorie de l’exemple. – Il faut faire des exemples ! il faut épouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui seraient tentés de les imiter !

Voilà bien à peu près textuellement la phrase éternelle dont tous les réquisitoires des cinqcents parquets de France ne sont que des variations plus ou moins sonores. Eh bien ! nous nionsd’abord qu’il y ait exemple. Nous nions que le spectacle des supplices produise l’effet qu’on enattend. Loin d’édifer le peuple, il le démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu.Les preuves abondent, et encombreraient notre raisonnement si nous voulions en citer. Noussignalerons pourtant un fait entre mille, parce qu’il est le plus récent. Au moment où nousécrivons, il n’a que dix jours de date. Il est du 5 mars, dernier jour du carnaval. À Saint-Pol,immédiatement après l’exécution d’un incendiaire nommé Louis Camus, une troupe de masquesest venue danser autour de l’échafaud encore fumant. Faites donc des exemples ! le mardi grasvous rit au nez.

Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné, extrait de la préface de 1832.

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Lecture analytique n° 14 : l'incipit

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Bicêtre23.

Condamné à mort !

Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé desa présence, toujours courbé sous son poids ! Autrefois, car il me semble qu’il y a plutôt des annéesque des semaines, j’étais un homme comme un autre homme. Chaque jour, chaque heure, chaqueminute avait son idée. Mon esprit, jeune et riche, était plein de fantaisies. Il s’amusait à me lesdérouler les unes après les autres, sans ordre et sans fn, brodant d’inépuisables arabesques cetterude et mince étoffe de la vie. C’étaient des jeunes flles, de splendides chapes224 d’évêque, desbatailles gagnées, des théatres pleins de bruit et de lumière, et puis encore des jeunes flles et desombres promenades la nuit sous les larges bras des marronniers. C’était toujours fête dans monimagination. Je pouvais penser à ce que je voulais, j’étais libre.

Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prisondans une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n’ai plus qu’une pensée,qu’une conviction, qu’une certitude : condamné à mort !

Quoi que je fasse, elle est toujours là, cette pensée infernale, comme un spectre de plomb àmes côtés, seule et jalouse, chassant toute distraction, face à face avec moi misérable et mesecouant de ses deux mains de glace quand je veux détourner la tète ou fermer les yeux.

Elle se glisse sous toutes les formes où mon esprit voudrait la fuir, se mêle comme un refrainhorrible à toutes les paroles qu’on m’adresse, se colle avec moi aux grilles hideuses de mon cachot ;m’obsède éveillé, épie mon sommeil convulsif, et reparaît dans mes rêves sous la forme d’uncouteau.

Je viens de m’éveiller en sursaut, poursuivi par elle et me disant : – Ah ! ce n’est qu’un rêve !– Hé bien ! avant même que mes yeux lourds aient eu le temps de s’entr’ouvrir assez pour voircette fatale pensée écrite dans l’horrible réalité qui m’entoure, sur la dalle mouillée et suante de macellule, dans les rayons pales de ma lampe de nuit, dans la trame grossière de la toile de mesvêtements, sur la sombre fgure du soldat de garde dont la giberne25 reluit à travers la grille ducachot, il me semble que déjà une voix a murmuré à mon oreille : – Condamné à mort !

Victor Hugo, , Le Dernier jour d’un condamné, chapitre I, 1829.

23 Prison de Paris.

24 Longs manteaux.

25 Boîte recouverte de cuir portée à la ceinture et où les soldats mettaient leurs cartouches.

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Lecture analytique n° 15 : la description de la cellule

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Voici ce que c’est que mon cachot :

Huit pieds carrés. Quatre murailles de pierre de taille qui s’appuient à angle droit sur un pavé de dalles exhaussé d’un degré au-dessus du corridor extérieur.

À droite de la porte, en entrant, une espèce d’enfoncement qui fait la dérision d’une alcôve. On y jette une botte de paille où le prisonnier est censé reposer et dormir, vêtu d’un pantalon de toile et d’une veste de coutil, hiver comme été.

Au-dessus de ma tête, en guise de ciel, une noire voûte en ogive – c’est ainsi que cela s’appelle – à laquelle d’épaisses toiles d’araignée pendent comme des haillons.

Du reste, pas de fenêtres, pas même de soupirail. Une porte où le fer cache le bois.

Je me trompe ; au centre de la porte, vers le haut, une ouverture de neuf pouces carrés, coupée d’une grille en croix, et que le guichetier peut fermer la nuit.

Au dehors, un assez long corridor, éclairé, aéré au moyen de soupiraux étroits au haut du mur, et divisé en compartiments de maçonnerie qui communiquent entre eux par une série de portes cintrées et basses ; chacun de ces compartiments sert en quelque sorte d’antichambre à un cachot pareil au mien. C’est dans ces cachots que l’on met les forçats condamnés par le directeur de la prison à des peines de discipline. Les trois premiers cabanons sont réservés aux condamnés à mort, parce qu’étant plus voisins de la geôle ; ils sont plus commodes pour le geôlier.

Ces cachots sont tout ce qui reste de l’ancien chateau de Bicêtre tel qu’il fut bati dans le quinzième siècle par le cardinal de Winchester, le même qui ft brûler Jeanne d’Arc. J’ai entendu dire cela à des curieux qui sont venus me voir l’autre jour dans ma loge, et qui me regardaient à distance comme une bête de la ménagerie. Le guichetier a eu cent sous.

J’oubliais de dire qu’il y a nuit et jour un factionnaire de garde à la porte de mon cachot, et que mes yeux ne peuvent se lever vers la lucarne carrée sans rencontrer ses deux yeux fxes toujours ouverts.

Du reste, on suppose qu’il y a de l’air et du jour dans cette boîte de pierre.

Victor HUGO, Le dernier jour d’un condamné, Chapitre X, Éditions Hatier, 1829.

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Lecture analytique n° 16 : le ferrement des forçats

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On ft asseoir les galériens dans la boue, sur les pavés inondés ; on leur essaya les colliers ; puisdeux forgerons de la chiourme, armés d'enclumes portatives, les leur rivèrent à froid à grandscoups de masses de fer. C'est un moment affreux, où les plus hardis palissent. Chaque coup demarteau, assené sur l'enclume appuyée à leur dos, fait rebondir le menton du patient ; le moindremouvement d'avant en arrière lui ferait sauter le crane comme une coquille de noix.

Après cette opération, ils devinrent sombres. On n'entendait plus que le grelottement deschaînes, et par intervalles un cri et le bruit sourd du baton des gardes-chiourme sur les membresdes récalcitrants. Il y en eut qui pleurèrent ; les vieux frissonnaient et se mordaient les lèvres. Jeregardai avec terreur tous ces profls sinistres dans leurs cadres de fer.

Ainsi, après la visite des médecins, la visite des geôliers ; après la visite des geôliers, le ferrage.Trois actes à ce spectacle.

Un rayon de soleil reparut. On eût dit qu'il mettait le feu à tous ces cerveaux. Les forçats selevèrent à la fois, comme par un mouvement convulsif. Les cinq cordons se rattachèrent par lesmains, et tout à coup se formèrent en ronde immense autour de la branche de la lanterne. Ilstournaient à fatiguer les yeux. Ils chantaient une chanson du bagne, une romance d'argot, sur unair tantôt plaintif, tantôt furieux et gai ; on entendait par intervalles des cris grêles, des éclats derire déchirés et haletants se mêler aux mystérieuses paroles puis des acclamations furibondes ; et leschaînes qui s'entre-choquaient en cadence servaient d'orchestre à ce chant plus rauque que leurbruit. Si je cherchais une image du sabbat, je ne la voudrais ni meilleure ni pire.

On apporta dans le préau un large baquet. Les gardes-chiourme rompirent la danse desforçats à coups de baton, et les conduisirent à ce baquet dans lequel on voyait nager je ne saisquelles herbes dans je ne sais quel liquide fumant et sale. Ils mangèrent.

Puis, ayant mangé, ils jetèrent sur le pavé ce qui restait de leur soupe et de leur pain bis, et seremirent à danser et à chanter. Il paraît qu'on leur laisse cette liberté le jour du ferrage et la nuitqui le suit. J'observais ce spectacle étrange avec une curiosité si avide, si palpitante, si attentive, queje m'étais oublié moi-même. Un profond sentiment de pitié me remuait jusqu'aux entrailles, etleurs rires me faisaient pleurer.

Victor HUGO, Le dernier jour d’un condamné, Chapitre XIII, Éditions Hatier, 1829.

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Objet d'étude : La question de l'homme

dans les genres de l'argumentation

du moyen-âge à nos jours

Documents complémentaires

• Groupement de textes : la peine de mort : Victor Hugo, Discours à l'Assembléeconstituante (15 septembre 1848) ; Albert Camus, L'Etranger, 1942 ; Albert CAMUS,Réfexions sur la guillotine, 1957 ; Robert Badinter, ministre de la Justice (garde des Sceaux),discours à l'Assemblée nationale, le 17 septembre 1981

– lectures d'images :

• Histoire des arts : L’Homme au gibet de Victor Hugo• Une adaptation en bande-dessinée : Le Dernier jour d'un condamné (2007) de Stanislas

Gros

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Groupement de textes : la peine de mort

Textes :- texte 1 : VOLTAIRE, Traité sur la tolérance, 1763- texte 2 : Victor Hugo, Discours à l’Assemblée constituante (15 septembre 1848)- texte 3 : Albert Camus, L’Etranger, 1942- texte 4 : Albert CAMUS, Réfexions sur la guillotine, 1957

Texte A : VOLTAIRE, Traité sur la tolérance, 1763.

[Le 12 octobre 1761, on découvre Marc-Antoine Calas pendu dans le magasin de son père Jean Calas, unnégociant protestant. Ce dernier est accusé d'avoir tué son fls pour l'empêcher de se convertir au catholicisme, seulereligion autorisée alors. Jean Calas est condamné à mort et roué. Voltaire entreprend de réhabiliter sa mémoire.]

Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuislongtemps les jambes enfées et faibles, eût seul étranglé et pendu un fls agé de vingt-huit ans, quiétait d’une force au-dessus de l’ordinaire ; il fallait absolument qu’il eût été assisté dans cetteexécution par sa femme, par son fls Pierre Calas, par Lavaisse1 et par la servante. Ils ne s’étaient pasquittés un seul moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition était encore aussiabsurde que l’autre : car comment une servante zélée catholique aurait-elle pu souffrir que deshuguenots assassinassent un jeune homme élevé par elle pour le punir d’aimer la religion de cetteservante ? Comment Lavaisse serait-il venu exprès de Bordeaux pour étrangler son ami dont ilignorait la conversion prétendue ? Comment une mère tendre aurait-elle mis les mains sur son fls ?Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un jeune homme aussi robuste qu’eux tous, sansun combat long et violent, sans des cris affreux qui auraient appelé tout le voisinage, sans des coupsréitérés, sans des meurtrissures, sans des habits déchirés ?

Il était évident que, si le parricide avait pu être commis, tous les accusés étaient égalementcoupables, parce qu’ils ne s’étaient pas quittés d’un moment ; il était évident qu’ils ne l’étaient pas ;il était évident que le père seul ne pouvait l’être ; et cependant l’arrêt condamna ce père seul àexpirer sur la roue.

Le motif de l’arrêt était aussi inconcevable que tout le reste. Les juges qui étaient décidés pourle supplice de Jean Calas persuadèrent aux autres que ce vieillard faible ne pourrait résister auxtourments, et qu’il avouerait sous les coups des bourreaux son crime et celui de ses complices. Ilsfurent confondus, quand ce vieillard, en mourant sur la roue, prit Dieu à témoin de son innocence,et le conjura de pardonner à ses juges.

Ils furent obligés de rendre un second arrêt contradictoire avec le premier, d’élargir2 la mère,son fls Pierre, le jeune Lavaisse, et la servante ; mais un des conseillers leur ayant fait sentir que cetarrêt démentait l’autre, qu’ils se condamnaient eux-mêmes, que tous les accusés ayant toujours étéensemble dans le temps qu’on supposait le parricide, l’élargissement de tous les survivants prouvaitinvinciblement l’innocence du père de famille exécuté, ils prirent alors le parti de bannir PierreCalas, son fls. Ce bannissement semblait aussi inconséquent, aussi absurde que tout le reste : carPierre Calas était coupable ou innocent du parricide ; s’il était coupable, il fallait le rouer commeson père ; s’il était innocent, il ne fallait pas le bannir. Mais les juges, effrayés du supplice du père etde la piété attendrissante avec laquelle il était mort, imaginèrent de sauver leur honneur en laissantcroire qu’ils faisaient grace au fls, comme si ce n’eût pas été une prévarication3 nouvelle de fairegrace ; et ils crurent que le bannissement de ce jeune homme pauvre et sans appui, étant sansconséquence, n’était pas une grande injustice, après celle qu’ils avaient eu le malheur de commettre.

1. Lavaisse : ami du fls. - 2. élargir : libérer, relaxer ; élargissement = mise en liberté. - 3. prévarication : acte de mauvaise foi, manquement aux devoirs d’une charge.

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Texte B : Victor Hugo, Discours à l’Assemblée constituante (15 septembre 1848).

Je regrette que cette question, la première de toutes peut-être, arrive au milieu de vosdélibérations presque à l’improviste, et surprenne les orateurs non préparés.

Quant à moi, je dirai peu de mots, mais ils partiront du sentiment d’une conviction profondeet ancienne.

Vous venez de consacrer l’inviolabilité du domicile, nous vous demandons de consacrer uneinviolabil ité plus haute et plus sainte encore, l’inviolabilité de la vie humaine.Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite par la France et pour la France, estnécessairement un pas dans la civilisation. Si elle n’est point un pas dans la civilisation, elle n’estrien. (Très bien ! très bien !)

Eh bien, songez-y, qu’est-ce que la peine de mort ? La peine de mort est le signe spécial etéternel de la barbarie. (Mouvement.) Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ;partout où la peine de mort est rare, la civilisation règne. (Sensation.)

Messieurs, ce sont là des faits incontestables. L’adoucissement de la pénalité est un grand etsérieux progrès. Le dix-huitième siècle, c’est là une partie de sa gloire, a aboli la torture ; le dix-neuvième siècle abolira la peine de mort. (Vive adhésion. Oui ! Oui !)

Vous ne l’abolirez pas peut-être aujourd’hui ; mais, n’en doutez pas, demain vous l’abolirez,ou vos successeurs l’aboliront. (Nous l’abolirons ! Agitation.)

Vous écrivez en tête du préambule de votre constitution « En présence de Dieu », et vouscommenceriez par lui dérober, à ce Dieu, ce droit qui n’appartient qu’à lui, le droit de vie et demort. (Très-bien ! Très-bien !)

Messieurs, il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n’appartiennent pas à l’hommel’irrévocable, l’irréparable, l’indissoluble. Malheur à l’homme s’il les introduit dans ses lois !(Mouvement.) Tôt ou tard elles font plier la société sous leur poids, elles dérangent l’équilibrenécessaire des lois et des moeurs, elles ôtent à la justice humaine ses proportions ; et alors il arrivececi, réféchissez-y, messieurs, que la loi épouvante la conscience. (Sensation.)

Je suis monté à cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot décisif, selon moi ; ce mot, levoici. (Écoutez ! Écoutez !)

Après février, le peuple eut une grande pensée, le lendemain du jour où il avait brûlé le trône,il voulut brûler l’échafaud. (Très bien ! — D’autres voix : Très mal !)

Ceux qui agissaient sur son esprit alors ne furent pas, je le regrette profondément, à la hauteurde son grand coeur. (A gauche : Très bien ! ) On l’empêcha d’exécuter cette idée sublime.Eh bien, dans le premier article de la constitution que vous votez, vous venez de consacrer lapremière pensée du peuple, vous avez renversé le trône. Maintenant consacrez l’autre, renversezl’échafaud. (Applaudissements à gauche. Protestations à droite. )

Texte C : Albert CAMUS, L’Étranger, 1942.

[Sur une plage écrasée de soleil, Meursault a tué un homme ; acte nullement prémédité, conséquence d'unesuccession de hasards. Le personnage de ce roman va se trouver pris dans l'engrenage judiciaire.]

Et j’ai essayé d’écouter encore parce que le procureur1 s’est mis à parler de mon ame.

Il disait qu’il s’était penché sur elle et qu’il n’avait rien trouvé, messieurs les jurés2. Il disaitqu’à la vérité, je n’en avais point, d’ame, et que rien d’humain, et pas un des principes moraux quigardent le cœur des hommes ne m’était accessible. « Sans doute, ajoutait-il, nous ne saurions le luireprocher. Ce qu’il ne saurait acquérir, nous ne pouvons nous plaindre qu’il en manque. Mais

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quand il s’agit de cette cour, la vertu toute négative de la tolérance doit se muer en celle, moinsfacile, mais plus élevée, de la justice. Surtout lorsque le vide du cœur tel qu’on le découvre chez cethomme devient un gouffre où la société peut succomber. » C’est alors qu’il a parlé de mon attitudeenvers Maman3. Il a répété ce qu’il avait dit pendant les débats. Mais il a été beaucoup plus longque lorsqu’il parlait de mon crime, si long même que, fnalement, je n’ai plu senti que la chaleur decette matinée. Jusqu’au moment, du moins, où l’avocat général4 s’est arrêté et, après un moment desilence, a repris d’une voix très basse et très pénétrée : « Cette même cour, messieurs, va jugerdemain le plus abominable des forfaits : le meurtre d’un père. » Selon lui, l’imagination reculaitdevant cet atroce attentat. Il osait espérer que la justice des hommes punirait sans faiblesse. Mais ilne craignait pas de le dire, l’horreur que lui inspirait ce crime le cédait presque à celle qu’ilressentait devant mon insensibilité. Toujours selon lui, un homme qui tuait moralement sa mère seretranchait de la société des hommes au même titre que celui qui portait une main meurtrière surl’auteur de ses jours. Dans tous les cas, le premier préparait les actes du second, il les annonçait enquelque sorte et il les légitimait. « J’en suis persuadé, messieurs, a-t-il ajouté en élevant la voix, vousne trouverez pas ma pensée trop audacieuse, si je dis que l’homme qui est assis sur ce banc estcoupable aussi du meurtre que cette cour devra juger demain. Il doit être puni en conséquence. »

1. procureur : représentant du Ministère public, chargé de l’accusation.2. jurés : citoyens faisant partie du jury.3. Meursault a beaucoup choqué parce qu’il a fumé et bu du café au lait pendant la veillée funèbre de sa mère, et parce qu’il a commencé une liaison amoureuse le lendemain.4. avocat général : synonyme de procureur.

Texte D : Albert CAMUS, Réfexions sur la guillotine, 1957. Nous défnissons encore la justice selon les règles d’une arithmétique grossière. Peut-on dire

du moins que cette arithmétique est exacte et que la justice, même élémentaire, même limitée à lavengeance légale, est sauvegardée par la peine de mort ? Il faut répondre que non.

Laissons de côté le fait que la loi du talion est inapplicable et qu’il paraîtrait aussi excessif depunir l’incendiaire en mettant le feu à sa maison qu’insuffsant de chatier le voleur en prélevant surson compte en banque une somme équivalente à son vol. Admettons qu’il soit juste et nécessaire decompenser le meurtre de la victime par la mort du meurtrier. Mais l’exécution capitale n’est passimplement la mort. Elle est aussi différente, en son essence, de la privation de vie, que le camp deconcentration l’est de la prison. Elle est un meurtre, sans doute, et qui paye arithmétiquement lemeurtre commis. Mais elle ajoute à la mort un règlement, une préméditation publique et connue dela future victime, une organisation, enfn, qui est par elle-même une source de souffrances moralesplus terribles que la mort. Il n’y a donc pas équivalence. Beaucoup de législations considèrentcomme plus grave le crime prémédité que le crime de pure violence. Mais qu’est-ce donc quel’exécution capitale, sinon le plus prémédité des meurtres auquel aucun forfait de criminel, si calculésoit-il, ne peut être comparé ? Pour qu’il y ait équivalence, il faudrait que la peine de mort chatiatun criminel qui aurait averti sa victime de l’époque où il lui donnerait une mort horrible et qui, àpartir de cet instant, l’aurait séquestrée à merci pendant des mois. Un tel monstre ne se rencontrepas dans le privé.

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Histoire des arts : L’Homme au gibet de Victor Hugo et la bande-dessinée deStanislas Gros, Le Dernier jour d'un condamné (2007)

Victor Hugo, Le pendu, 1854

Estampe de Victor Hugo intitulée John Brown (1860).

Têtes empalées, Plume et pinceau, encre brune et lavis, sur un feuillet d'album. 1864-1865.

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Objet d'étude : écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Lectures analytiques

Oeuvre intégrale : Paroles (1946) de Jacques Prévert

Textes : - texte 13 : « La grasse matinée » ; - texte 14 : « Pater noster » ;- texte 15 : « Promenade de Picasso» ; - texte 16 : « Barbara » .

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Lecture analytique n° 9 : « La grasse matinée »

Il est terriblele petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étainil est terrible ce bruitquand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faimelle est terrible aussi la tête de l'hommela tête de l'homme qui a faimquand il se regarde à six heures du matindans la glace du grand magasinune tête couleur de poussièrece n'est pas sa tête pourtant qu'il regardedans la vitrine de chez Potinil s'en fout de sa tête l'hommeil n'y pense pasil songeil imagine une autre têteune tête de veau par exempleavec une sauce de vinaigreou une tête de n'importe quoi qui se mangeet il remue doucement la machoiredoucementet il grince des dents doucementcar le monde se paye sa têteet il ne peut rien contre ce mondeet il compte sur ses doigts un deux troisun deux troiscela fait trois jours qu'il n'a pas mangéet il a beau se répéter depuis trois joursÇa ne peut pas durerça duretrois jourstrois nuits

sans mangeret derrière ces vitresces patés ces bouteilles ces conservespoissons morts protégés par les boîtesboîtes protégées par les vitresvitres protégées par les ficsfics protégés par la crainteque de barricades pour six malheureuses sardines...Un peu plus loin le bistrocafé-crème et croissants chaudsl'homme titubeet dans l'intérieur de sa têteun brouillard de motsun brouillard de motssardines à mangeroeuf dur café-crèmecafé arrosé rhumcafé-crèmecafé-crèmecafé-crime arrosé sang !...Un homme très estimé dans son quartiera été égorgé en plein jourl'assassin le vagabond lui a volédeux francssoit un café arrosézéro franc soixante-dixdeux tartines beurréeset vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.

Il est terriblele petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étainil est terrible ce bruitquand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.

Jacques Prévert, Paroles

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Lecture analytique n° 10 : « Pater noster »

Notre Père qui êtes aux cieuxRestez-y

Et nous nous resterons sur la terreQui est quelquefois si jolie

Avec ses mystères de New YorkEt puis ses mystères de Paris

Qui valent bien celui de la TrinitéAvec son petit canal de l’Ourcq

Sa grande muraille de ChineSa rivière de Morlaix

Ses bêtises de CambraiAvec son océan Pacifque

Et ses deux bassins aux TuileriesAvec ses bons enfants et ses mauvais sujets

Avec toutes les merveilles du mondeQui sont là

Simplement sur la terreOffertes à tout le monde

ÉparpilléesÉmerveillées elles-mêmes d’être de telles merveilles

Et qui n’osent se l’avouerComme une jolie flle nue qui n’ose se montrer

Avec les épouvantables malheurs du mondeQui sont légion

Avec leurs légionnairesAvec leurs tortionnaires

Avec les maîtres de ce mondeLes maîtres avec leurs prêtres leurs traîtres et leurs reîtres

Avec les saisonsAvec les années

Avec les jolies flles et avec les vieux consAvec la paille de la misère pourrissant dans l’acier des canons.

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Lecture analytique n° 11 : « Promenade de Picasso »

Sur une assiette bien ronde en porcelaine réelleune pomme poseFace à face avec elleun peintre de la réalitéessaie vainement de peindrela pomme telle qu'elle estmaiselle ne se laisse pas fairela pommeelle a son mot à direet plusieurs tours dans son sac de pommela pommeet la voilà qui tournedans une assiette réellesournoisement sur elle-mêmedoucement sans bougeret comme un duc de Guise qui se déguise en bec de gazparce qu'on veut malgré lui lui tirer le portraitla pomme se déguise en beau fruit déguiséet c'est alorsque le peintre de la réalitécommence à réaliserque toutes les apparences de la pomme sont contre luietcomme le malheureux indigentcomme le pauvre nécessiteux qui se trouve soudain à la merci den'importe quelle association bienfaisante et charitable et redoutable de bienfaisance de charité et de redoutabilitéle malheureux peintre de la réalitése trouve soudain alors être la triste proie

d'une innombrable foule d'associations d'idéesEt la pomme en tournant évoque le pommierle Paradis terrestre et Ève et puis Adaml'arrosoir l'espalier Parmentier l'escalierle Canada les Hespérides la Normandie la Reinette et l'Apile serpent du Jeu de Paume le serment du Jus de Pommeet le péché originelet les origines de l'artet la Suisse avec Guillaume Tellet même Isaac Newtonplusieurs fois primé à l'Exposition de la Gravitation Universelleet le peintre étourdi perd de vue son modèleet s'endortC'est alors que Picassoqui passait par là comme il passe partoutchaque jour comme chez luivoit la pomme et l'assiette et le peintre endormiQuelle idée de peindre une pommedit Picassoet Picasso mange la pommeet la pomme lui dit Merciet Picasso casse l'assietteet s'en va en souriantet le peintre arraché à ses songescomme une dentse retrouve tout seul devant sa toile inachevéeavec au beau milieu de sa vaisselle briséeles terrifants pépins de la réalité.

Jacques Prévert, Paroles

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Lecture analytique n° 12 : « Barbara »

Rappelle-toi BarbaraIl pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-làEt tu marchais sourianteÉpanouie ravie ruisselanteSous la pluieRappelle-toi BarbaraIl pleuvait sans cesse sur BrestEt je t'ai croisée rue de SiamTu souriaisEt moi je souriais de mêmeRappelle-toi BarbaraToi que je ne connaissais pasToi qui ne me connaissais pasRappelle-toiRappelle-toi quand même ce jour-làN'oublie pasUn homme sous un porche s'abritaitEt il a crié ton nomBarbaraEt tu as couru vers lui sous la pluieRuisselante ravie épanouieEt tu t'es jetée dans ses brasRappelle-toi cela BarbaraEt ne m'en veux pas si je te tutoieJe dis tu à tous ceux que j'aimeMême si je ne les ai vus qu'une seule foisJe dis tu à tous ceux qui s'aimentMême si je ne les connais pasRappelle-toi Barbara

N'oublie pasCette pluie sage et heureuseSur ton visage heureuxSur cette ville heureuseCette pluie sur la merSur l'arsenalSur le bateau d'OuessantOh BarbaraQuelle connerie la guerreQu'es-tu devenue maintenantSous cette pluie de ferDe feu d'acier de sangEt celui qui te serrait dans ses brasAmoureusementEst-il mort disparu ou bien encore vivantOh BarbaraIl pleut sans cesse sur BrestComme il pleuvait avantMais ce n'est plus pareil et tout est abiméC'est une pluie de deuil terrible et désoléeCe n'est même plus l'orageDe fer d'acier de sangTout simplement des nuagesQui crèvent comme des chiensDes chiens qui disparaissentAu fl de l'eau sur BrestEt vont pourrir au loinAu loin très loin de BrestDont il ne reste rien.

Jacques Prévert, Paroles

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Objet d'étude : écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours

Documents complémentaires

Oeuvre intégrale : Paroles (1946) de Jacques Prévert

• Groupement de textes : la liberté poétique, de Rimbaud à Réda : ArthurRimbaud, « Le Buffet ». Poésies, 1870 ; Paul Verlaine, « Le piano que baise une mainfrêle... » , Romances sans paroles, 1874 ; Francis Ponge, « La Valise », Pièces, 1961 ; JacquesRéda. « La Bicyclette », Retour au Calme, 1989.

– lectures d'images :

• Histoire des arts : Pablo Picasso (1881-1973), Nature morte à la pomme, 1937.

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Groupement de textes : la liberté poétique, de Rimbaud à Réda

Textes : - texte 1 : Arthur Rimbaud, « Le Buffet ». Poésies, 1870 ;- texte 2 : Paul Verlaine, « Le piano que baise une main frêle... » , Romances sans paroles, 1874 ;- texte 3 : Francis Ponge, « La Valise », Pièces, 1961 ;- texte 4 : Jacques Réda. « La Bicyclette », Retour au Calme, 1989.

Texte 1 : Arthur Rimbaud, « Le Buffet ». Poésies, 1870.

Le Buffet

C'est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;Le buffet est ouvert, et verse dans son ombreComme un fot de vin vieux, des parfums engageants ;

Tout plein, c'est un fouillis de vieilles vieilleries,De linges odorants et jaunes, de chiffonsDe femmes ou d'enfants, de dentelles fétries,De fchus1 de grand-mère où sont peints des griffons ;

- C'est là qu'on trouverait les médaillons, les mèchesDe cheveux blancs ou blonds, les portraits, les feurs sèchesDont le parfum se mêle à des parfums de fruits.

- O buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis2

Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires.

1. Fichus : foulards2. Bruire : produire un son confus.

Texte 2 : Paul Verlaine, « Le piano que baise une main frêle... », Romances sans paroles, 1874.

Son joyeux, importun, d'un clavecin sonore. (Pétrus Borel).

Le piano que baise une main frêleLuit dans le soir rose et gris vaguement,Tandis qu'avec un très léger bruit d'aileUn air bien vieux, bien faible et bien charmantRôde discret, épeuré1 quasiment,Par le boudoir2 longtemps parfumé d'Elle.

Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudainQui lentement dorlote mon pauvre être ?Que voudrais-tu de moi, doux Chant badin3 ?Qu'as-tu voulu, fn refrain incertainQui vas tantôt mourir vers la fenêtreOuverte un peu sur le petit jardin ?

1. Apeuré.2. Petite pièce dans laquelle la maîtresse de maison se retire pour être seule ou s'entretenir avec des

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intimes.3. Léger, gai.

Texte 3 : Francis Ponge, « La Valise », Pièces, 1961.

La Valise

Ma valise m'accompagne au massif de la Vanoise, et déjà ses nickels1 brillent et son cuirépais embaume. Je l'empaume2, je lui fatte le dos, l'encolure et le plat. Car ce coffre commeun livre plein d'un trésor de plis blancs : ma vêture3 singulière, ma lecture familière et monplus simple attirail, oui, ce coffre comme un livre est aussi comme un cheval, fdèle contre mesjambes, que je selle, je harnache, pose sur un petit banc, selle et bride, bride et sangle oudessangle dans la chambre de l'hôtel proverbial.

Oui, au voyageur moderne sa valise en somme reste comme un reste de cheval.

1. Ferrures en métal blanc argenté.2. Prendre dans la paume de la main.3. Habit, vêtement.

Texte 4 : Jacques Réda, « La Bicyclette », Retour au Calme, 1989.

Passant dans la rue un dimanche à six heures, soudain,Au bout d’un corridor fermé de vitres en losange,On voit un torrent de soleil qui roule entre des branchesEt se pulvérise à travers les feuilles d’un jardin,Avec des éclats palpitants au milieu du pavageEt des gouttes d’or — en suspens aux rayons d’un vélo.C’est un grand vélo noir, de proportions parfaites,Qui touche à peine au mur. Il a la grace d’une bêteEn éveil dans sa fxité calme : c’est un oiseau.La rue est vide. Le jardin continue en silenceDe déverser à fots ce feu vert et doré qui dansePieds nus, à petits pas légers sur le froid du carreau.Parfois un chien aboie ainsi qu’aux abords d’un village.On pense à des murs écroulés, à des bois, des étangs.La bicyclette vibre alors, on dirait qu’elle entend.Et voudrait-on s’en emparer, puisque rien ne l’entrave,On devine qu’avant d’avoir effeuré le guidonÉblouissant, on la verrait s’enlever d’un seul bondÀ travers le vitrage à demi noyé qui chancelle,Et lancer dans le feu du soir les grappes d’étincellesQui font à présent de ses roues deux astres en fusion.

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Histoire des arts : Pablo Picasso (1881-1973), Nature morte à la pomme, 1937.

Pablo Picasso (1881-1973), Nature morte à la pomme, 1937.