casterman

Delperdange

M ACHINE A SOUS

Pour Nicolas.

Conforme à la loi n° 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse et à la loi n° 76.616 du 9 juillet 1976 relative à la lutte contre le tabagisme. Tous droits réservés. Reproduction interdite en tous pays conformément aux dispositions de la loi française du 11 mars 1957 et des conventions internationales.

Illustration de couverture : Denis Larue

© Casterman (1995)

(Imprimé en Belgique sur les presses Casterman.)

Dépôt légal: mars 1995 D. 1995/0053/58 ISBN 2-203-563.16-8 ISSN 0379-6949

1

J 'AI BIEN vu qu'elle hésitait, Noëlle. Le type en noir avec sa banderole sur le ventre venait de lui poser la question, et on a

tous arrêté de remuer, pour écouter ce qu'elle allait répondre. Je me suis dit que c'était sa dernière chance de ne pas commettre une bêtise énorme, j'allais lui crier de prendre encore un peu de temps pour réfléchir, un mois ou deux, on n'était pas pressés. J'ai jeté un coup d'œil à ma mère avant de me lancer, et puis Noëlle a dit : « Oui », d'une petite voix, mais comme tout le monde se taisait, je l'ai entendue. C'était fichu, ma tante était mariée avec Charles le chauve. Je l'appelais ainsi dans l'intérieur de ma tête depuis que j'avais lu un bouquin sur les rois de France, avec leurs photos.

Le type en noir a prononcé un discours. On ne pouvait pas dire que c'était un grand acteur dans son genre. Il avait une par- tenaire, mais depuis le début, il faisait semblant de ne pas s'aper- cevoir de son existence. Avec l'espèce de gâteau bleu fluores- cent qu'elle portait sur la tête, on ne pouvait pourtant pas la ra- ter. Pour se venger, pendant qu'il parlait, elle a branché un vieux tourne-disque, si fort que le type a sursauté, en levant un bras comme s'il avait peur de se prendre un coup. Il faut avouer que la musique était plutôt effrayante, question de mettre de l'am- biance. C'était des violons et d'autres instruments encore plus bizarres. Ça devait sûrement être un morceau qu'ils écoutaient

dans leur jeunesse, parce qu'il crachotait terriblement, leur dis- que.

De toute façon, on a compris que c'était le générique de fin, alors on est sortis. Des gens attendaient dehors, ils ont hurlé « Vive la mariée », au moment où Noëlle est apparue dans sa robe blanche. Charles la tenait serrée contre lui, elle tremblait si fort qu'elle pouvait plus marcher toute seule. Il avait dû lui faire boire un breuvage pour qu'elle ne se rende pas compte de ce qui lui arrivait. Un breuvage, c'est un genre de potion magique, la plu- part du temps ça ressemble à une pâte liquide avec des bulles roses qui remontent à la surface. J'en avais fabriqué dans ma chambre, tout un temps, avec ma boîte de chimie. J'avais démoli une bonne partie de la moquette avec ça.

Enfin, breuvage ou pas, ma tante Noëlle, elle était pas dans son état normal. Elle souriait avec les yeux dans le vague, comme quand vous êtes resté trois jours au lit en avalant juste des tisa- nes d'eau chaude avec du miel. Je supporte pas le miel, on ne m'en ferait jamais avaler une cuillère si j'étais pas obligé par ma mère. Vous imaginez : le miel, c'est les abeilles qui font ça avec leur bouche.

Noëlle s'est approchée de nous, elle m'a décoiffé sur le dessus du crâne, alors que ma mère avait passé trois bons quarts d'heure à aplatir mes cheveux avec de l'eau et une brosse si dure que j'en avais encore les oreilles brûlantes. Je vous jure, avec la cravate qu'elle m'avait forcé à porter, je n'étais pas vraiment décontracté pour mon premier mariage en direct.

Ma tante s'est penchée vers moi, et elle m'a embrassé sur la joue, en écartant les mèches qui retombaient sur son visage. Oui, parce qu'en plus, elle s'était laissé pousser les cheveux. Il pa- raît qu'il préférait, Charles. Ça lui donnait l'air féminin, d'après lui. Comme si jusque-là, avec ses cheveux courts, elle lui avait plutôt fait penser à un vieux phoque. On se demande pourquoi il s'était tellement accroché à elle, s'il ne la trouvait pas fémi- nine.

— Merci, Frankie. m'a soufflé Noëlle dans l'oreille. C'est un

peu grâce à toi ce qui m'arrive aujourd'hui. — J'aimerais mieux rester en dehors de cette affaire, j'ai dit.

Je ne tiens pas à ce que tu m'en veuilles quand le breuvage n'agira plus.

— Un breuvage ? a demandé Charles. De quoi parle-t-il ? Lui, il était sacrément inquiet. J'aurais eu qu'un mot à dire

pour que son stratagème soit découvert, et que Noëlle comprenne enfin quel genre de type c'était. Mais au même moment, ma mère a pris mon bras et m'a tiré vers elle. Elle a resserré mon nœud de cravate, si fort que la plupart des gens seraient morts étouffés par un coup pareil. Je ne pouvais plus parler.

— Mets-toi devant pour la photo, a déclaré ma mère. Et es- saye de te tenir droit, pour une fois.

D'habitude, je ne supporte pas de faire partie de ces groupes qui sourient de façon complètement infecte, alors je me dé- brouille pour me ratatiner comme un bossu et me cacher au mi- lieu des autres gens. J'ai un peu attendu que ma mère parle d'autre chose pour disparaître, je connaissais la technique depuis le temps.

— Ta maman t'a dit de te mettre devant, a lancé une voix

derrière moi que je ne connaissais pas. Ne vous faites pas de souci, madame, je vais le surveiller.

C'était une fille de ma taille, habillée d'une robe blanche avec

des espèces de dentelles, comme si c'était son mariage à elle aussi. Pour l'âge, j'ai toujours beaucoup de difficultés à décider, surtout pour les filles.

— Mais qui voilà ? a dit Charles d'une voix bizarre, comme s'il était occupé à manigancer un sale coup. Je vous présente Marie-Agnès, la fille de mon frère André.

— Enchantée, mademoiselle, a dit ma mère. — Moi de même, madame, a répondu la fille. Et en même temps, elle a exécuté une espèce de révérence en

baissant la tête et en pliant un genou. Je vous jure qu'on aurait

cru qu'elle venait de voir un documentaire sur les princesses du moyen âge. Quand elle s'est redressée, elle avait les yeux qui brillaient. Sans doute qu'elle s'imaginait avoir réalisé un exploit parfaitement extraordinaire.

— Marie-Agnès suit des cours de danse et de piano, a repris Charles, et ses professeurs la trouvent très douée.

— J'aurais bien aimé que mon fils fasse de la musique, a dit ma mère, sur un ton complètement désespéré. Au lieu de passer son temps à commettre des bêtises. Pas plus tard qu'hier, j'ai encore retrouvé plus d'une vingtaine de grenouilles dans ma baignoire.

— Mais c'est de ta faute, j 'ai dit. Tu ne veux pas que je les garde dans ma chambre.

— Ta chambre n'est pas un aquarium, a répondu ma mère. Ni un laboratoire de chimie expérimentale, ni une décharge mu- nicipale.

Elle était tellement de mauvaise foi, qu'il valait mieux ne pas insister.

— Bon, j'ai dit. Si ça peut te faire plaisir, je vais me mettre à la musique à partir de demain. Je connais déjà pas mal de notes, ça devrait pas poser de problèmes.

— Nous verrons, a déclaré ma mère, en haussant les épaules. Je me préparais à faire quelques pas sur la droite, pour me

faufiler entre deux vieux bonshommes en noir, quand j'ai senti qu'on me prenait les doigts.

— Viens, François, a dit la fille. On va se placer l'un à côté de l'autre.

Avant que j'aie pu réagir, elle a serré ma main dans la sienne et m'a entraîné sur les marches. J'ai froncé les sourcils pour lui faire comprendre qu'elle commençait à exagérer, mais vu qu'elle s'était retournée, elle n'a pas saisi l'allusion. Dans son dos pen- dait une longue queue de cheval qui partait du haut de sa tête, avec un élastique noir un peu brillant qui retenait tous ses che- veux en place.

Arrivé au bas des marches, j'ai entendu un petit rire, je me suis retourné. Tout le monde était occupé à nous observer, la fille et moi. Le type Charles était hilare, il a donné un coup de coude à Noëlle tellement il se tenait plus.

— Ils sont mignons, a dit quelqu'un. — Alors, vous venez ! a crié la fille. Mettez-vous en rang sur

les marches, mon père va commencer les photos. Et en plus, son père était photographe de groupes. Il se tenait

à quatre ou cinq mètres de nous, il regardait dans son appareil qu'il avait installé sur un pied. Il était plus chauve encore que Charles, c'était sûrement gynécologique, dans leur famille.

— Les mariés derrière nous, a encore précisé la fille. Les gens ont ri, mais en fin de compte, ils ont fait comme elle

avait dit. Noëlle et Charles se sont rangés sur la première mar- che, au milieu. Ils se tenaient la main. C'est en les regardant que je me suis rendu compte que la fille n'avait pas lâché la mienne. J'ai remué les doigts pour lui faire comprendre que je voulais un peu de liberté, mais au lieu de ça, elle a resserré sa prise sur mes doigts. Elle devait avoir dix ans de karaté derrière elle, en plus du piano. En tout cas, si elle continuait à serrer de cette façon-là, elle allait me broyer les os.

J'ai agité le bras. Elle s'est penchée et m'a regardé dans les yeux.

— Ne t'en fais pas, elle a déclaré. Le supplice ne va pas du- rer très longtemps. C'est juste pour la photo. Mon père aime bien que tout le monde soit rangé par couples, et tu étais le seul gar- çon, alors cesse un peu de grimacer.

— Prenez votre temps, ton père et toi, j'ai dit. Mais j'aime- rais bien me servir encore un peu de ma main droite quand tu l'auras relâchée. Il faudrait peut-être songer à laisser le sang cir- culer, sinon ça va moisir à l'intérieur.

— Très amusant, a répondu la fille d'un air sinistre. Oncle Charles m'avait prévenu que tu étais un comique.

— Il t'a parlé de moi ?

— Il prétend que tu as beaucoup d'imagination. — Il ne m'a jamais parlé de toi, je crois bien. — Oh, a dit la fille, c'est sans doute parce que je suis quel-

qu'un de parfaitement normal. — Ça m'étonnerait, j 'ai murmuré. Je ne m'étais pas rendu compte qu'elle pouvait m'entendre,

je vous jure. Je ne tenais pas à ce qu'elle se mette en furie, qu'elle me saute dessus pour me faire une prise de danse classique, ou qu'elle se jette sur le sol en déchirant ses vêtements. C'est des gens terriblement démonstratifs, les filles.

— Merci, tu es gentil, elle s'est contentée de répondre, avec un petit sourire et en me regardant sans vraiment tourner la tête.

Le plus fort, c'est qu'elle n'avait pas l'air de se moquer, ni rien. Elle était sacrément contente d'apprendre que je ne la trou- vais pas tout à fait normale, dans son genre.

— Attention ! a crié son père en levant le bras. Ne bougez plus ! Souriez ! Mais souriez voyons !

J'ai jeté un coup d'œil en arrière pour contrôler si tout le monde s'était bien rangé par couples symétriques, puisque c'était ce qu'il aimait. Je ne sais pas pourquoi, j'avais envie de lui faire plaisir, au père de la fille. C'est à cause de ça que, sur la photo, je suis retourné, et qu'on ne voit que mon cou, avec Marie-Agnès qui me tient la main et qui sourit.

2

I L ÉTAIT quasiment une heure de l'après-midi quand Charles a fini par annoncer qu'il avait réservé une salle où on allait pou-

voir manger. Il était temps, j'étais déjà à moitié mort de faim, et je commençais à avoir des hallucinations. Je venais d'observer le manège d'un petit chien brun et brusquement il s'était trans- formé en hamburger au bout de sa laisse. C'est des expériences qui laissent des traces dans votre cerveau, je vous assure.

Après la photo de groupe, les gens étaient restés rassemblés sur la petite place, en face de la salle où le mariage avait eu lieu. Le soleil chauffait, et tout ce qu'il y avait à boire, c'était du cham- pagne qu'un grand type amenait par plateaux entiers. Il passait entre les gens, il en cognait un maximum, et c'était eux qui se retournaient et qui s'excusaient. Au début, il m'avait ignoré, et j'avais dû le tirer par la manche pour qu'il accepte de me donner un verre. C'est pas que le champagne soit ma boisson favorite. Son seul intérêt, à mon avis, c'est les bulles qui sautent partout une fois que le bouchon a explosé, à croire qu'elles en ont plus que marre d'être restées coincées dans la bouteille. Le goût par contre, je ne l'ai jamais trouvé bien terrible, mais c'était tout ce que le type avait visiblement décidé d'offrir.

Il avait une cicatrice en forme de Z sur la joue, c'était sûre- ment un bagnard évadé. D'ailleurs, il sentait bien que je l'obser- vais et il me jetait des regards de bagnard, en serrant les dents.

J'aurais pas aimé me retrouver dans une cellule avec lui. Ça aurait tout de suite été la lutte pour la vie, entre nous.

Le champagne terminé, Charles a donné le signal du départ. Il a pris la tête de la manifestation, au volant de la voiture de sport rouge de ma tante, et les autres se sont placés derrière en file d'Indiens. Brusquement, ils se sont tous mis à klaxonner comme de satanées ambulances, même ma mère, qui a pourtant l'habitude de pas aimer le bruit. Au début, j'ai cru qu'il y avait eu une épidémie de catastrophes et que je ne l'avais pas remar- quée vu que j'étais occupé à penser aux Indiens dans leurs voi- tures et tout ça. Mais non, là, c'était pour exprimer sa joie, il pa- raît. C'est ce que ma mère m'a expliqué. Ils étaient pas gênés d'exprimer leur joie en appuyant sur un bouton. J'en avais en- core pas mal à apprendre sur la vie des gens.

On a fini par arriver à la salle. On avait dû traverser des bois, enfin, disons qu'il y avait pas mal d'arbres autour, et des che- mins que personne n'avait pris la peine de terminer, et qui étaient retournés à l'état sauvage, avec des cailloux en désordre et des trous remplis d'eau parce qu'il avait plu la veille. Ce qui m'avait soufflé, c'était le nombre d'oiseaux qui s'étaient envolés à notre passage. Pas possible qu'ils se tiennent tous ensemble garés sur les branches, il y avait pas la place. Sans doute qu'ils avaient prévu une sorte de roulement. Pendant que la moitié reposait ses ailes en soufflant, l'autre moitié attendait en faisant des tours dans le ciel.

Pour atteindre la maison, il a même fallu terminer à pied, tel- lement ça grimpait, en abandonnant les voitures au bas de la côte, sur une espèce de terrain vague en cailloux. Il y avait un sentier qui montait doucement avec une bonne centaine de virages. Tout le monde a décidé de l'emprunter. Moi, j'ai choisi de prendre tout droit, à travers les herbes. Je suis arrivé le premier en haut. Un panneau accroché au-dessus de la porte disait « La Fores- tière », et je peux vous dire qu'on n'essayait pas de vous trom- per sur la marchandise. Les murs étaient en bois, le toit était vert,

Je peux être vraiment salaud, quand je m'y mets. — En prison ! a répété Jipé. Il était sûr que quelque chose ne tournait plus rond dans sa

tête. Je commençais à me demander si ce type n'était pas un peu démeuré, dans son genre. Il a regardé Noëlle, comme si elle pou- vait lui fournir une solution, mais ma tante s'est contentée de lui adresser un petit sourire. Ce n'était pas ça qui allait l'aider à re- trouver ses esprits.

Pendant ce temps-là, les deux frères, le mince et le gros, en avaient profité pour s'empoigner. Edgar empêchait l'autre de se jeter sur la plaque, mais malheureusement pour lui, il ne faisait pas le poids. Rien qu'avec son ventre, le gros l'a envoyé valser en arrière, et Edgar, en tombant assis dans le canapé, a bien failli écraser la plaque.

Il s'est relevé d'un bond, comme s'il venait de s'asseoir sur un barbecue allumé, et il a tendu la main devant lui. On a en- tendu un « dzing ! », et la lame de son couteau s'est dépliée en fonçant vers le ventre du gros.

24

J 'AI FERMÉ les yeux, mais pas complètement, pour pouvoir sui- vre l'horreur qui allait arriver. Je m'attendais à ce que le gros

se dégonfle en envoyant un jet de sang vers le plafond et sur les divans. Tout le monde s'est arrêté de bouger et de parler, même Jipé. Marie-Agnès n'avait pas poussé de cri, sans doute qu'elle commençait à s'habituer à la vie d'aventure que je lui faisais mener.

Le gros ne s'est pas dégonflé, il n'est même pas tombé. Au lieu de ça, il a crié :

— Tu tuerais ton frère !

— Je ne vais pas me gêner, a dit Edgar. Celui qui touche à cette plaque risque d'avoir des gros ennuis, qu'il s'agisse de mon frangin ou de n'importe qui d'autre. C'est compris ?

Il tenait toujours son couteau pointé sur le ventre de son frère, et je me suis rendu compte qu'en réalité il ne l'avait pas enfoncé. Un millimètre de plus, et ça y était, mais là, il s'était arrêté à la dernière limite. On sentait pourtant bien qu'il n'hésiterait pas à pousser plus loin. J'ai essayé d'avaler la boule que j'avais dans la gorge. C'est une boule qui se forme dans les cas de danger, et aussi quand j'ai un rhume, mais là c'est beaucoup moins grave. J'ai vu que Marie-Agnès faisait une drôle de grimace, et j 'ai compris qu'elle avait la boule, elle aussi.

— Va-t'en, a repris le gros au bout d'un petit temps en indi-

quant la porte-fenêtre. Disparais de mon existence. Pour moi, tu n'existes plus. Tu viens de briser les derniers liens entre nous.

— Arrête de faire du sentiment et file-moi plutôt les clés de ta jeep, a dit Edgar qui n'avait pas l'air d'avoir été très touché par ce que venait de déclarer l'autre.

— Et les flics ? a demandé Jipé qui venait de se réveiller. Et le pont ? On pourra jamais y arriver. On est cuits.

— On va passer par l'arrière, a répondu Edgar. Il y a un en- droit où il n'a pas fait creuser son fossé, si je me souviens bien. Ce pont, c'est juste un décor à la noix, comme le reste.

— Faux frère, a déclaré le gros. — Prends la plaque, a encore ordonné Edgar à Jipé comme

s'il n'avait rien entendu. Je m'occupe du reste. Il a tendu une main vers le gros, tout en maintenant son cou-

teau sur son ventre.

— Alors ? Ces clés, ça vient ? Plus vite je les aurai, plus vite on aura débarrassé le plancher.

Le frère a encore hésité un instant, puis il a fini par sortir un trousseau de sa poche, d'un air tellement dégoûté qu'on aurait cru qu'il venait de marcher dans un truc pas très frais.

— La jeep est dans la cour, il a ajouté en montrant la porte- fenêtre.

Il était blessé, je vous jure, par l'attitude d'Edgar. Sans doute que jusque-là, il avait cru que son frère, c'était un type sympa et tout, qui ne demandait qu'à rendre service aux gens et qui aidait les mémés à traverser les rues. Et tout d'un coup, il comprenait qu'Edgar, c'était plutôt le genre à enfoncer son couteau quelque part, dès qu'il avait un problème.

— Police ! a crié une voix à l'extérieur, une voix bizarre comme si elle sortait d'un robot en plastique. Ouvrez, Dedecker ! Nous savons que vous êtes là.

On a entendu des coups sur la porte d'entrée, tout au bout du couloir. Sans doute qu'ils avaient emmené des marteaux, pour faire aussi fort.

— Filons, a dit Edgar. Il n'y a plus une seconde à perdre. Il a pris les clés, a glissé son couteau dans sa poche, et tandis

que Jipé emportait la plaque, il a foncé vers la porte-fenêtre. Malheureusement, Marie-Agnès se trouvait sur son chemin, et elle n'a pas eu le temps de s'écarter. Elle suivait toute la scène avec des grands yeux. Moi aussi d'ailleurs. Edgar était tellement énervé qu'il a failli la renverser. Au dernier moment, il l 'a rete- nue par le bras, et s'est arrêté une seconde pour la regarder.

— Toi, tu vas venir avec nous, il a alors déclaré. Si les pou- lets nous emmerdent, tu peux nous être utile.

Il l'a soulevée et il l'a posée sur son épaule comme un vul- gaire paquet, d'un geste si rapide que Marie-Agnès n'a même pas poussé de cri comme à son habitude.

Il a agi tellement vite que même moi je n'ai pas eu le temps de réagir. Il a foncé vers la porte, et une seconde plus tard, ils avaient disparu.

25

N OËLLE a voulu se mettre debout pour les rattraper, mais je crois bien qu'elle s'est emmêlé les jambes dans sa dentelle

mouillée qui pendait comme des vieilles lavettes, si bien qu'après un mètre, elle s'était déjà étalée sur le parquet. Je ne me suis pas arrêté pour la relever, et j'ai couru vers la sortie.

La porte-fenêtre donnait sur un escalier qui descendait vers une prairie, avec des sculptures de lions à gauche et à droite, qui tenaient des espèces de biches dans leurs pattes et qui ouvraient la gueule pour qu'on remarque leurs dents pointues. Mais le frère les avait fait construire en pierre rouge et blan- che, et question spectacle effrayant, ce n'était pas vraiment réussi. On aurait dit qu'ils étaient en glace à la fraise mélangée à de la Chantilly, ses lions. Ils étaient énormes, d'accord, mais des lions en crème glacée, il faudrait vraiment être un peu dé- bile pour en avoir peur.

Au bas des marches, il y avait la boîte de conserve grande taille que j'avais aperçue tout à l'heure, et j'ai compris qu'en réalité, c'était la jeep dont ils venaient de parler. C'était une voi- ture sans toit, et sans portières, rien que cette caisse en fer au bas de laquelle on avait collé des roues. Jipé était déjà dedans, à l'ar- rière, avec la plaque. Edgar était en train de s'installer au volant, il avait jeté Marie-Agnès à côté de lui, et il la maintenait allon- gée en pressant son dos avec une main. Il n'y avait qu'un siège,

celui du conducteur, et les autres passagers devaient s'installer par terre.

Je me suis précipité vers eux. Il fallait que je trouve un moyen de les empêcher de partir. Si je ne le découvrais pas d'ici cinq secondes, ils allaient s'enfuir, et on ne les reverrait plus jamais. Ils allaient emmener Marie-Agnès dans leur planque, quelque part dans la jungle tropicale ou je ne sais quoi. Ils la forceraient à travailler pour eux. Elle serait obligée de laver la vaisselle et de nettoyer la planque et de les distraire en exécutant des danses classiques toute la nuit, pendant qu'ils boiraient des bières bien fraîches en attendant que leur machine à sous ait terminé les faux billets. Cette image m'a traversé la tête, comme une flèche en- flammée. Je ne la reverrais plus, Marie-Agnès. Pour une fois qu'une fille se mettait à parler comme moi, je n'allais tout de même pas la laisser kidnapper de cette manière-là.

Je me suis retrouvé au bas des marches, et je n'avais toujours pas découvert la plus petite solution pour les retenir. Le moteur de la jeep en boîte de conserve s'est mis à tousser en envoyant de la fumée grise. J'ai songé à me mettre en travers des roues, mais j'étais sûr que le type Edgar n'hésiterait pas une seconde à m'écraser. J'allais me retrouver avec des traces de pneus sur le visage et sur le ventre impossibles à effacer, et ce n'est pas de cette façon que je les arrêterais.

— Nom de dieu, a juré Edgar. Ce fichu moteur qui déconne. — Accélère à fond, a dit Jipé. Un gros nuage de fumée est sorti du tuyau d'échappement. Il

me restait un quart de millième de seconde. Et c'est alors que j'ai trouvé.

Je venais d'apercevoir une chaîne comme un serpent noir, roulée dans les graviers au bas de l'escalier. Sans doute que le gros frère avait décidé que ça faisait joli, une chaîne en tas rond près de son château fort, je commençais à avoir l'habitude de ses idées concernant la décoration.

J'ai empoigné le bout de cette chaîne, et je me suis enfoncé

dans le brouillard qui enveloppait l'arrière de la jeep. J'ai été forcé d'arrêter de respirer, tellement elle puait, la fumée grise. Je me suis penché pour ne pas que Jipé remarque mon manège. Dans ce nuage, il n'y avait pas beaucoup de danger, mais on ne sait jamais, il valait mieux être prudent, vu que c'était ma der- nière chance de revoir Marie-Agnès vivante.

J'ai passé la chaîne autour d'une roue, c'était facile, elle dé- passait de plusieurs centimètres hors de la boîte. J'ai ramené la chaîne vers moi, et je suis sorti du nuage en la tenant toujours, à toute vitesse, parce que je commençais à ne plus pouvoir retenir ma respiration. J'ai foncé vers le lion de droite, et je lui ai en- roulé la chaîne autour du cou, en grimpant sur la deuxième mar- che. Heureusement, le gros frère n'avait pas compté trop juste, niveau longueur de chaîne. J'ai eu assez de mou pour faire le nœud le plus terrible que je connais, un tour mort et deux demi- clés, ça s'appelle. C'est facile à retenir, parce qu'il y a une phrase qui dit : « Un tour mort et deux demi-clés ne manquent jamais. » Ça signifie que ce nœud-là, plus vous tirez, et plus il se resserre.

Juste au moment où je terminais, le moteur de la jeep a fina- lement démarré, et elle a aussitôt bondi en avant, comme une antilope à réaction.

26

E ELLE N'A pas été très loin. La chaîne s'est tendue à bloc et il y a eu un grand crac dans la fumée, en même temps qu'un

terrible cri de pneus, et d'autres bruits encore plus bizarres. J'ai aperçu un mouvement dans mon dos, et j 'ai juste eu le réflexe de me jeter dans les graviers au bas des marches.

Le lion où j'avais attaché la chaîne venait de dégringoler d'un coup dans ma direction. Il a atterri dans les cailloux, et s'est couché sur le côté, en continuant de tenir la biche entre ses pattes. Je vous jure que j'ai senti la terre trembler sous mes genoux et mes mains. Tout compte fait, ce lion n'était pas vrai- ment en crème glacée, mais en pierre super lourde. Si je ne m'étais pas reculé, je crois bien que j'aurais été tellement écra- bouillé que même ma mère ne serait plus arrivée à me recon- naître. Et tout ça parce que la chaîne avait résisté. Quand je vous avais dit que le nœud que j'avais réalisé ne lâchait jamais, c'était pas de la blague.

— Que personne ne bouge ! a crié une grosse voix. Levez les mains en l'air, tout le monde.

Avant même de relever la tête, j 'ai compris que les flics avaient fini par débarquer. C'est toujours ces mots-là qu'ils em- ploient, quand ils arrivent quelque part, sans doute pour ne pas qu'on les confonde avec un groupe de facteurs.

Ils étaient trois ou quatre, et ils dévalaient les marches en cou-

rant. Edgar et Jipé ne les ont pas attendus. Ils avaient déjà sauté de la jeep cassée et s'étaient mis à détaler. Après le choc, la voi- ture ne pouvait plus avancer très vite, vu que la roue arrière où j'avais attaché la chaîne était partie toute seule de son côté. Elle roulait d'ailleurs encore, tout doucement, vers le bout du parc, comme si elle faisait partie des brigands et qu'elle ne tenait pas à tomber aux mains de la police.

Edgar et Jipé ont pris la même direction, mais en plus rapide. La tête de Marie-Agnès est alors apparue par-dessus le bord

de la jeep, et elle s'est mise à sauter sur place comme une gre- nouille électrique.

— C'est eux ! elle a lancé en montrant Edgar et Jipé. Il ne faut pas les laisser partir. Ils voulaient me kidnapper. Je les dé- teste, je les déteste !

— Arrêtez ! a encore crié le flic avec la grosse voix. Si vous ne vous arrêtez pas immédiatement, je tire. Dernière sommation.

Il avait sorti son revolver, et Edgar s'en est aperçu en jetant un coup d'œil en arrière. Il a encore couru un mètre ou deux, et puis il s'est arrêté en soupirant et en faisant une sale grimace de sa gueule de loup.

Jipé, lui, ne s'était apparemment rendu compte de rien, comme d'habitude. Il a continué de foncer vers la sortie. Un peu avant qu'il y arrive, une camionnette de la police est apparue au bout du parc, et s'est mise en travers de sa route. Ils n'ont eu qu'à ouvrir la portière pour que Jipé grimpe de lui-même à l'in- térieur de la camionnette, comme s'il n'était pas parvenu à s'ar- rêter à temps.

Je me suis mis debout, et je me suis frotté le coude, là où je venais de rouler dans les cailloux.

— Tout va bien, Frank ? a demandé Noëlle. Tu n'as pas de mal ?

Elle était assise sur les marches, et Charles, installé à côté d'elle, la tenait par les épaules, et même qu'il l'embrassait sur la joue. J'ai compris qu'il était arrivé avec les flics. C'était lui qui

les avait appelés, évidemment, et qui leur avait raconté où on était passés, avec Noëlle.

— Ça va, j 'ai dit. Ne te tracasse pas pour moi, j 'en ai vu d'autres.

Elle a hoché la tête sans rien ajouter. Au-dessus d'elle, en haut de l'escalier, le gros frère d'Edgar regardait toute la scène d'un air un peu dégoûté.

— Je ne saisis pas, inspecteur, il a déclaré. Pourriez-vous m'expliquer à quoi rime toute cette agitation ? Mes amis et moi n'avons rien fait de répréhensible. Vous envahissez ma propriété sans raison et vous nous menacez avec vos armes. J'exige des explications avant de faire appel à mes avocats.

Il était clair qu'il avait appris à parler dans une autre école qu'Edgar.

— Ne commencez pas à faire le malin, Dedecker, a répondu le flic à la grosse voix, celui qui devait donc être l'inspecteur. Vous savez aussi bien que moi que nous vous surveillons depuis des semaines.

— Evidemment que je suis au courant, a déclaré le gros en brossant la poussière qui était tombée sur son costume noir. Vos hommes ne sont pas particulièrement réputés pour leur discré- tion. Mais vous n'avez encore trouvé aucun motif pour m'incul- per, que je sache.

L'inspecteur l'a regardé en remuant la tête. On sentait qu'il était en train de préparer un truc terrible, rien qu'à voir son air. C'était le genre de type à réfléchir avant de parler, un peu comme moi, si vous voulez, mais avec l'uniforme de la police en plus.

Il s'est avancé vers la jeep démolie, est allé jeter un coup d'œil à l'arrière, puis a fait un signe à un de ses hommes, pour lui demander de l'aider.

A eux deux, ils ont soulevé la plaque, et ils l'ont déposée par terre. L'inspecteur s'est penché pour l'examiner de plus près, et lorsqu'il a relevé la tête, il souriait. C'était encore plus effrayant que lorsqu'il restait sérieux. D'ailleurs, Edgar l'a compris de son

côté, parce qu'il a lancé un regard à son frère, et je peux vous dire que ce n'était pas un regard franchement joyeux.

— Et que diriez-vous d'une inculpation pour fabrication de fausse monnaie, Dedecker ? a fini par demander l'inspecteur. Des faux billets de cent dollars, si je déchiffre bien ce qui est gravé sur cette plaque d'imprimerie.

Le gros a hésité un instant. — Posez cette question à mon frère, il a déclaré en montrant

Edgar du doigt. C'est lui, et son imbécile de complice qui ont amené cet objet chez moi. Avant leur visite, je n'avais jamais entendu parler de cette plaque.

— Nous verrons ça, a répliqué l'inspecteur. Vous aurez tout le temps de vous expliquer. En attendant, vous allez gentiment nous accompagner au poste, avec votre frère et son imbécile de complice, comme vous dites.

Les agents ont passé les menottes à Edgar et à son frère, et ils les ont forcés à grimper dans la camionnette qui venait de traver- ser la prairie avec la sirène branchée à fond, comme si elle était obligée de se frayer un passage au milieu d'un embouteillage dingue. Avec un vacarme pareil, il n'y avait plus de chance de coincer le moindre malfaiteur endormi. La camionnette est ve-

nue se garer près de la jeep bousillée. — Je vous remercie pour tout, a ajouté l'inspecteur. Nous

essayons de coincer Dedecker depuis longtemps, et c'est la pre- mière fois qu'il se fait pincer en flagrant délit. Son compte est bon. Et c'est grâce à vous.

— Oh, ce n'est pas grand-chose, inspecteur, a répondu Char- les. Je n'ai fait que mon devoir de citoyen.

— Mais il n'est pas responsable ! a crié Marie-Agnès qui venait de sauter de la jeep. Il ne voulait même pas nous croire, pour la machine à sous et les faux billets. C'est Frank qui a tout découvert, et si vous les avez arrêtés, les bandits, c'est grâce à lui et à personne d'autre.

— Frank ? a demandé l'inspecteur. Mais qui est Frank ?

— C'est moi, j 'ai dit en me rendant compte trop tard que j'étais occupé à lever le doigt comme en classe, quand pour une fois je connais la réponse.

Tout le monde s'est alors tourné dans ma direction, et j'ai senti mes joues qui se mettaient à chauffer, mais il faut dire que je me trouvais en plein soleil.

— C'est la vérité, a déclaré Noëlle qui s'appuyait toujours dans les bras de Charles. Si Frank n'avait pas eu la bonne idée d'attacher cette chaîne à leur jeep, ils seraient loin à l'heure qu'il est, vos faussaires, et ma nièce aussi, qu'ils avaient emmenée comme otage.

L'inspecteur m'a regardé un petit moment, en se frottant le menton.

— Eh bien, dans ce cas, merci à toi, Frank, il a fini par décla- rer. Tu as fait du bon travail, mon garçon.

Ce type m'appelait mon garçon, comme ma grand-mère quand elle veut que je l'écoute plus que d'habitude et que je comprenne qu'elle va me lâcher une phrase particulièrement importante concernant la vie et tout. Peut-être qu'il appelait son chat Poussy, et qu'il parlait à ses fichues plantes vertes, comme ma grand-mère. Ce n'était pas un flic pareil à ceux de la télé, si vous comprenez ce que je veux dire. Le problème, c'est qu'on croyait beaucoup moins qu'il était policier, par rapport à ceux qu'on voit dans les feuilletons. On ne l'imaginait pas en train de sauter par-dessus un précipice en feu, ni poursuivre un tueur fou en tirant un million de coups de feu sur les vitres des voitures et en renversant les étalages de fruits. Lui, quand il prenait son re- volver en main, on avait peur qu'il se fasse mal et qu'il se tire une balle dans la jambe par accident. Elle devait être terrible, sa vie de policier. Et le pire, c'est qu'il avait été choisi pour faire inspecteur. Je n'osais pas imaginer ce qui se passait avec les autres.

— Si tu les as réellement empêché de s'enfuir, il a ajouté, tu dois être un petit gars débrouillard.

Je l'ai arrêté tout de suite, parce que je sentais qu'il allait me proposer d'entrer dans la police.

— J'avais compris depuis le début que c'était un bagnard évadé, j'ai dit en montrant la tête d'Edgar qu'on apercevait par la fenêtre de la camionnette. A cause de la cicatrice.

— La cicatrice ? a répété l'inspecteur en se remettant à se frotter le menton. Je ne comprends pas.

— Frank a beaucoup de talent pour deviner les choses, a dé- claré Noëlle, et puis elle s'est mise à rire comme si elle venait de lancer une phrase vachement drôle.

— Je dirais plutôt une imagination sans limite, a ajouté Char- les. Et même un peu trop d'imagination, ce qui lui joue parfois de mauvais tours.

— Il vaut mieux avoir trop d'imagination que pas assez, a répliqué Marie-Agnès avant même que j'aie pu ouvrir la bouche.

Elle semblait vraiment en colère contre Charles. Elle s'est

approchée de moi, et elle m'a pris la main. — Je n'ai jamais passé une journée aussi géniale, elle a dé-

claré. Tu veux bien qu'on se revoie un jour ? Je vais avoir pas mal de temps libre, maintenant que j'ai décidé d'arrêter la danse.

C'était la première fois qu'une fille me proposait un rendez- vous aussi direct, en présence de sa famille et d'une camionnette de policiers. J'avais l'impression que tout le monde nous écou- tait.

— Pour moi, il n'y a pas de problème, j 'ai dit en prenant l'air dégagé.

L'air dégagé, ça consiste à soulever les sourcils aussi haut que vous pouvez sur le front. Plus c'est haut, plus c'est dégagé. La position est un peu difficile à tenir, mais avec quelques séances d'entraînement, on y arrive sans trop de problèmes.

— Il faudra juste demander l'autorisation de Charles, j 'ai ajouté en me souvenant de l'histoire de fruits infecte qu'il m'avait balancée tout à l'heure et qui m'était restée coincée dans la gorge.

— A Charles ? a dit Marie-Agnès étonnée. Mais pourquoi ?