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Madame de SÉVIGNÉ · Arrestation de Fouquet, grand ami de Mme de Sévi-gné. A l'ouverture de la cassette du Surintendant, on trouve, entre autres documents, des lettres de Mme

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Madame de SÉVIGNÉ

LETTRES

Introduction, chronologie, noteset archives de l’oeuvre

parBernard Raffalli

GF Flammarion

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© 1976, GARNIER-FLAMMARION, Paris

ISBN: 978-2-0807-0282-1

www.centrenationaldulivre.fr

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CHRONOLOGIE

5 février 1626 : Naissance, place Royale, à Paris, deMarie de Rabutin Chantai. Par son père, elle appar-tient à une très ancienne et très noble famille deBourgogne. Sa grand-mère, Jeanne de Chantai, seraplus tard canonisée par l'Eglise.Sa mère, Marie de Coulanges, est fille d'un financierrécemment anobli.

1627 : Mort du père, au siège de l'île de Ré.1633 : Mort de la mère, dont Mme de Sévigné ne parle

jamais.1637 : Son oncle et sa tante, Philippe et Marie de Cou-

langes sont ses tuteurs. La famille est nombreuse.Entourée de ses cousins, de ses oncles et tantes,l'enfance de Marie se déroule entre Paris et la maisonde campagne des Coulanges à Sucy-en-Brie. Peu decontacts avec la famille paternelle. Elle reçoit uneéducation brillante : elle apprend le chant, la danse,l'équitation, les belles lettres, un peu de latin, d'espa-gnol et surtout l'italien. Son éducation littéraire seraperfectionnée par la suite, grâce à l'amitié de Ménage etde Chapelain.

1644 : Mariage de Mlle de Chantai et du baron Henride Sévigné (né en 1623), de bonne noblesse bretonne.Parmi les biens de la famille, le château des Rochersdont il est si souvent question dans la correspondance.Un mari séduisant, mais querelleur, dépensier et tropgalant.

10 octobre 1646 : Naissance à Paris de Françoise-Mar-guerite de Sévigné, qui deviendra la comtesse deGrignan.

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12 mars 1648 : Naissance aux Rochers, de Charles deSévigné, le « frater ». C'est le début de la Fronde.Henri de Sévigné est du parti du duc de Longueville.Selon Conrart, « il était étrangement frondeur, commeparent du coadjuteur » (Retz).

1650 : Grâce à la dot de sa femme, Henri de Sévignéachète la charge de gouverneur de Fougères.Mme de Sévigné est éconduite de l'hôtel d'Harcourtpour s'être montrée trop « guillerette ».

1651 : Henri de Sévigné se bat en duel pour sa maîtresse,Mme de Gondran. Il est tué.« Ce Sévigné n'était point un honnête homme et ilruinait sa femme qui est une des plus aimables et desplus honnêtes personnes de Paris » (Tallemant desRéaux).Mme de Sévigné, à vingt-six ans, se trouve veuveavec deux enfants à élever. Heureusement une bonnepartie de sa fortune a été préservée grâce au « bienBon », l'abbé de Coulanges. Une séparation de biens entreépoux était d'ailleurs intervenue peu après le mariage.

1652 : Violente dispute du duc de Rohan et du chevalierde Tonquedec, dans la ruelle même de Mme de Sévi-gné. « La véritable cause du malentendu du duc deRohan et de Tonquedec, est qu'ils étaient tous deuxamoureux de la marquise de Sévigné » (Conrart).Mme de Sévigné est très entourée, très célébrée pen-dant cette période par les poètes Saint-Pavin, Marigny,Montreuil. Parmi ses amis, Mlle de Montpensier (laGrande Mademoiselle), Mlle de la Vergne (qui devienten 1655 comtesse de La Fayette), la veuve du poèteScarron (qui deviendra Mme de Maintenon), Mlle deScudéry, la romancière qui, en 1657, donne dans laClélie un portrait de Mme de Sévigné, sous le nom deClarinte.

1661 : Véritable prise du pouvoir par Louis XIV.Arrestation de Fouquet, grand ami de Mme de Sévi-gné. A l'ouverture de la cassette du Surintendant, ontrouve, entre autres documents, des lettres de Mme deSévigné, que le roi lit et trouve « très plaisantes ».

1663 : Françoise-Marguerite de Sévigné danse à la Cour,dans Le Ballet des Arts. L'année suivante, dans LeBallet des Amours. Elle semble avoir été un tempsl'objet de l'attention du Roi.

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1664 : Fouquet est condamné à l'emprisonnement àvie.

1665 : Publication de L'Histoire amoureuse des Gaules,où l'auteur, Bussy-Rabutin, fait un portrait cruel desa cousine, coupable d'avoir refusé de lui prêter del'argent nécessaire à une campagne militaire.Début d'une longue querelle entre les deux cousins.Plusieurs seigneurs et grandes dames ont été compro-mis par le livre de Bussy. Celui-ci, en 1666, est exiléen Bourgogne. Il y restera dix-huit ans.

1669 (janvier) : « La plus jolie fille de France épouse,non pas le plus joli garçon, mais un des plus honnêteshommes du royaume. » Mariage à Paris, de Françoise-Marguerite de Sévigné avec le comte de Grignan,trente-sept ans, deux fois veuf, chef d'une vieillefamille provençale. Mme de Sévigné achète, pour sonfils, la charge de guidon (porte-enseigne) des gen-darmes-Dauphin.M. de Grignan, nommé lieutenant général du Roi enProvence, quitte le premier Paris pour prendre pos-session de sa charge.

1670 : Naissance à Paris, de Marie-Blanche, fille deMme de Grignan. A 5 ans, elle entrera au couventpour toujours.

4 février 1671 : Mme de Grignan part seule rejoindreson époux. « Comprenez-vous bien ce que je souffris ? »Marie-Blanche reste à Paris. C'est le début de lacorrespondance entre la mère et la fille.« II faut se consoler et s'amuser en vous écrivant. »En novembre, naissance de Louis-Provence de Gri-gnan.

1672-1673 : Mme de Sévigné rend visite à sa fille, enProvence. Rentre à Paris l'année suivante.

1674-1675 : Mme de Grignan à Paris.Naissance de Pauline de Grignan.En Bretagne, insurrections et répression brutale.

1676 : Mme de Sévigné aux Rochers. Sa « triomphantesanté » atteinte pour la première fois. Elle a un rhu-matisme qu'elle va soigner à Vichy.Mme de Grignan retrouve sa mère à Paris. Elles sontensemble jusqu'en 1679, à peu près sans interruption;Mme de Grignan n'est retournée que quelques moisen Provence, dans le courant de 1677.

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1679 : Mort du cardinal de Retz, parent et ami deMme de Sévigné. Mme de Grignan retourne en Pro-vence.

1681-1684 : Mère et fille ensemble à Paris.Mariage de Charles de Sévigné, en Bretagne, avecMarguerite de Mauron. Ils n'auront pas d'enfants.Ses affaires appellent Mme de Sévigné aux Rochers,où elle demeure un an.

1685 : Retrouvailles de la mère et de la fille.Mme de Sévigné prend les eaux à Bourbon.

1687 : Mort du « bien Bon », oncle et homme d'affairesde Mme de Sévigné.

1688 : Mme de Grignan revient en Provence.1689 : De Bretagne, Mme de Sévigné va rejoindre sa

fille à Grignan. Elle séjourne en Provence jusqu'en1691, date de son retour à Paris avec les Grignan.

1694 : Retour de Mme de Grignan en Provence. C'estla dernière séparation. Elle est rejointe par sa mèrequelques mois plus tard.

1695 : Mariage de Louis-Provence de Grignan avecAnne-Marguerite de Saint-Amans, fille d'un richeintendant.Saint-Simon prête à Mme de Grignan, présentant sabru, ce mot cruel : « II faut du fumier sur les meil-leures terres. »Mariage de Pauline de Grignan avec le marquis deSimiane.

17 avril 1696 : Mort de Mme de Sévigné au château deGrignan.« C'est une femme forte qui a envisagé la mort avecune fermeté et une soumission étonnantes » (M. deGrignan).

1704 : Mort de Louis-Provence, marquis de Grignan.Il a trente-trois ans et ne laisse pas d'enfants. Le nomdes Grignan s'éteint avec lui.

1705 : Mme de Grignan meurt, épuisée par le chagrinet de nombreuses maladies.

1713 : Mort de Charles de Sévigné. Le « sémillant com-père » de jadis était devenu un grave janséniste etvivait à Paris, avec sa femme, une existence d'ermite.

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1714 : Mort de M. de Grignan, dans une auberge, àLambesc.

1725 : Première édition des Lettres de Mme de Sévigné(quelques lettres seulement).

1737 : Mort de Pauline de Simiane. Le château desRochers, le château de Grignan, avec le mobilier etmême les portraits de famille sont vendus pouréteindre les dettes des Grignan.

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INTRODUCTION

Rien n'a plus nui à Mme de Sévigné que sa gloire.Réputée parmi ses contemporains pour ses qualitésd'esprit, elle demeure aujourd'hui pour beaucoup lesymbole d'une femme brillante plutôt superficielle, quisait lestement trousser une anecdote de cour (la mortde Vatel ou le mariage de Mademoiselle) et surprendre lelecteur en lui apprenant qu'un printemps n'est point vertmais rouge. Comme les autres femmes célèbres de l'ima-gerie d'Epinal, elle a ses mots et ses attitudes fixés depuislongtemps par la tradition : mère éplorée parce que safille vit trop loin d'elle, Niobé quelque peu raffinéedans sa douleur : « la bise de Grignan me fait mal àvotre poitrine ». Selon Jules Lemaitre « Mère la joie »à peu près incapable d'idées générales. Selon Napoléon,aussi inconsistante que « des œufs à la neige ». L'humo-riste Chaval la représente aujourd'hui sur un de sesdessins « donnant un gros pourboire au facteur ».

Marcel Proust s'est, le premier, insurgé contre cette« Sévigné de tout le monde » née de lectures rapides, desouvenirs d'école ou d'une absence totale de lecture.Bien des personnages mondains de la Recherche du tempsperdu, loin de se complaire à imiter les tons ou les motsexquis de Mme de Sévigné, doutent plutôt de la répu-tation littéraire de la « divine marquise ».

« Croyez-vous qu'elle soit vraiment si talentueuse ? »s'écrie Mme de Cambremer. Et Mme de Villeparisis :« Vous ne trouvez pas que c'est exagéré ce souci constantde sa fille ?... Elle manque de naturel. » Mais M. de Char-lus, pour sa part, est convaincu qu'il entre dans les senti-ments de Mme de Sévigné pour Mme de Grignan autantde passion que dans les plus belles tragédies de Racine.Quant au narrateur, sur la foi de sa mère et de sa grand-

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mère, il s'attache à découvrir Mme de Sévigné « dudedans ».

Où trouver cette Sévigné-là ? Proust s'enchantait deses Lettres et pouvait percevoir dans ce livre involontaireet sans construction la matière potentielle d'un Côté deGuermantes, d'un Côté de chez Swann, où Swann pour-rait s'appeler Corbinelli, d'une Prisonnière qui seraitMme de Grignan, d'un Temps retrouvé qui serait lavictoire sur le temps par la lettre.

Mais peut-on parler d'œuvre au sujet de cette mon-daine, qui ne voulut jamais, en tout cas le prétendait-elleavec insistance, se placer en situation d'auteur ? « Etredans les mains de tout le monde, se trouver imprimée...quand je me vis donnée au public et répandue dans lesprovinces, je vous avoue que je fus au désespoir », écriten 1668 la marquise de Sévigné à propos de l'ironiqueportrait qu'a tracé d'elle son cousin Bussy-Rabutindans L'Histoire amoureuse des Gaules.

Dans la lettre, disait Gustave Lanson, le style est nu,dans le livre, il est habillé. Il est sûr que la Marquise nes'est pas préparée à affronter le grand public, qu'elle n'apas connu son « livre », que c'est pieds et mains liésqu'elle a été livrée à la littérature. Se plaindrait-elle vrai-ment de son sort posthume ? « Elle aime l'encens, elleaime d'être aimée », écrivait Bussy, qui le premier recueil-lit de ses lettres pour les joindre aux siennes et les pré-senter à Louis XIV, promu ainsi premier lecteur deMme de Sévigné. Elle s'inquiéta aussitôt. « Toute monespérance, c'est que vous les aurez raccommodées...Croyez-vous aussi que mon style, qui est toujours pleind'amitié, ne se puisse mal interpréter ? » Et Bussy, enconnaisseur, la rassure : « Je n'ai pas touché à vos lettres,Madame, Le Brun ne toucherait pas à un ouvrage deTitien. »

Le personnage, pourtant, s'est imposé plus quel'œuvre. On continue à s'interroger sur le mystère deson charme, à reconstituer sa vie à grands coups d'hypo-thèses. Virginia Woolf a bien vu que pour cet écrivainqui ne sert que du présent, on persiste, du côté des lec-teurs, à répondre au présent. Mme de Sévigné est ceci,aime cela, etc. Poursuivons au passé. Fut-elle bonne ?Fut-elle méchante ? Aima-t-elle sa fille d'une véritablepassion? Sa fille était-elle froide, méfiante, hostile oubien plutôt excédée d'un amour maternel envahissant ?Pourquoi n'a-t-elle pas visité Mme de Sévigné sur son

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lit de mourante au château de Grignan ? Ces questionsont longtemps occupé l'essentiel de la critique sévigniste.Mais de quelles preuves décisives disposerait-on pourrendre compte des mouvements secrets de cœurs arrê-tés depuis près de trois siècles ?

Peut-être une approche psychanalytique serait-ellesusceptible d'apporter un éclairage nouveau à ces lettresd'une femme qui, orpheline de mère dès l'âge de troisans, a fait de l'essentiel de sa correspondance l'exaltationd'une tendresse maternelle où se profilent partout lesexigences d'une nature frustrée. Les progrès de l'histoirelittéraire elle-même, depuis les savants travaux deJ. Lemoine, au début du siècle, n'ont guère bouleverséce que l'on savait déjà de l'éducation de cette femme. Riende très neuf n'est intervenu pour expliquer par dessources ou des influences cette singulière expériencelittéraire. Ménage et Chapelain ont peut-être été « sesbons maîtres », ou de simples amis-conseillers de lecture.On voit mal dans les lettres volubiles et « négligées » dela Marquise, ce qui pourrait venir du grave auteur deLa Pucelle ou du docte auteur des Poemata.

Mme de Sévigné, quant à elle, estimait que l'artd'écrire n'était qu'une sorte de disposition familiale,qu'on écrivait comme un Arnauld ou comme un Rabutinou comme un Coulanges. Cet art d'écrire procède assez,selon elle, d'un art de vivre et de réfléchir sur la vie, ets'accompagne d'un art de lire qui lui aussi reste « dansla famille » ou dans le cercle restreint des proches etd'amis capables de comprendre et d'apprécier les nuanceset les allusions. « II est vrai, mande-t-elle à Coulangesen 1691, que mes pauvres lettres n'ont de prix que celuique vous y donnez en les lisant comme vous faites, carelles ont des tons et ne sont pas supportables quand ellessont anonnées ou épelées. »

Le monde lui-même, pour la Marquise, se définitcomme un ensemble de groupes si nettement cloisonnésqu'ils permettent sans peine à l'observateur attentif etbien né d'identifier et de replacer dans son contexte unmot, un livre, ou une personne. Savoir le monde, c'estavant tout le reconnaître à travers ses signes, et pourFépistolière le faire reconnaître à un public non averti,ou lointain comme Mme de Grignan. « Hélas, ma fille,écrit en 1671 Mme de Sévigné obligée à une retraitebretonne, que mes lettres sont sauvages ! où est le tempsque je vous parlais de Paris, comme les autres ? » Ce

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Paris l'avait fêtée, jeune fille et jeune femme; ce Parisfait de « polisseurs et de polisseuses » lui aurait donné lesel de son esprit. Les « comme disait... » abondent sousla plume de Mme de Sévigné. On ne manque pas nonplus dans le Paris littéraire et mondain du temps de luirenvoyer un écho plutôt favorable. La rumeur des chro-niques, les lettres de Bussy, La Muze historique de Loretesquissent d'elle le portrait d'une femme à la mode. Ellea « ses » poètes qui se font ses adorateurs officiels et lamettent en vers sous le nom d'Iris : Saint-Pavin, Marigny,Montreuil; Bussy laisse entendre qu'elle doit, jeuneveuve, soutenir le siège d'amoureux aussi illustres queFouquet, Turenne, le Prince de Conti! L'abbé Arnaulddans la prose de ses Mémoires, la compare, dans sacalèche, accompagnée de son fils et de sa fille, à rienmoins que Latone flanquée de Diane et d'Apollon.

Elle figure dans le Dictionnaire des Précieuses deSomaize ; son portrait littéraire, dû à Mme de La Fayetteest dans la Galerie de Mlle de Montpensier, son person-nage romancé dans la délie de Mlle de Scudéry. Célèbresans être auteur, Mme de Sévigné dès sa jeunesse se voitde toutes parts cernée par la littérature. Sa grand-mèrepaternelle, Jeanne de Chantai, a laissé une abondantecorrespondance. Son père, trop tôt disparu, n'est pourMme de Sévigné que le souvenir d'un brillant billet : desfélicitations en épigramme à un favori d'Henri IV promumaréchal : « Monseigneur, Barbe Noire, Qualité, Fami-liarité, Chantai. » Mme de Sévigné commente : « II étaitjoli, mon père! » Son cousin Coulanges fut un chanson-nier et un poète très goûté. On sait que le chef-d'œuvrede la littérature méchante et brillante, LHistoire amou-reuse des Gaules est de son autre cousin, Bussy-Rabutin.Ses meilleurs amis enfin se trouvent être le cardinal deRetz, La Rochefoucauld, Mme de La Fayette. Il appa-raît, dans un tel voisinage, bien difficile de reconnaîtreen Mme de Sévigné, un écrivain tout à fait aveugle surson propre talent. Sans doute, l'ambiguïté du genreépistolaire de la lettre familière en particulier, lui permit-elle d'opposer au fatal dilemme de l'écrivain : l'écritureou la vie, une solution originale : l'écriture de la vie.Cette solution appartient aussi à la littérature, quandbien même elle affiche l'écriteau bien connu : « Je ne suispas une page de littérature. » Ce n'est le fait ni d'unécrivain honteux ni d'un écrivain manqué, mais seule-ment d'un écrivain plus subtil.

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A s'en tenir à l'harmonieuse relation d'une personna-lité polie et vigoureuse et d'un « monde » qui lui res-semble, nous n'aurions sans doute pas une très grandeSévigné. Les billets à Ménage, les relations de l'affaireFouquet à Pomponne. Le duel de mots avec Bussy nereprésente jamais que de très brillants exercices, l'heureuxéchantillonnage des prouesses d'expression d'une sociétéprivilégiée. Claudel a raillé ce bonheur d'expression qu'ilassortit a un pur bonheur d'être. « Comme on étaitheureux en cet heureux siècle! Quelle conviction! quelappétit! Pas le moindre doute n'importe où et surn'importe quoi! Mascaron, Bourdaloue, M. de Condompeuvent prêcher tant qu'ils veulent, on va les écouter avecplaisir et componction, mais chacun sait qu'il n'y a vrai-ment qu'un devoir dans la vie, ma foi, je ne trouve pasd'autre expression, c'est de s'en fourrer jusque-là! »

On risque bien de se trouver déçu à chercher dans lesLettres de Mme de Sévigné une exception à cet ordregénéral. L'amitié pour Pilois, jardinier des Rochers, loinde marquer une réelle simplicité, l'ouverture à d'autresmilieux que ceux de l'aristocratie, ne signifie en fait quele dédain souligné pour la bonne compagnie locale :« Fouesnellerie », chevaliers sans manières, vieilles fillesempressées mais ridicules. Les atrocités de la répressionbretonne de 1675 n'entraînent guère que l'occasion deplaisanteries d'un goût douteux sur pendaisons et autressupplices. Passe encore que la prudence ait conduit ausilence la belle-mère d'un lieutenant général du Roien Provence, à propos de cette dure manifestation del'autorité royale. Il y a pourtant des assertions gênantespour qui songerait à s'attendrir sur la « belle âme » deMme de Sévigné : « On commence demain à pendre.Cette province est un bel exemple pour les autres, etsurtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes,de ne leur point dire d'injures, de ne point jeter despierres dans leur jardin » (30 octobre 1675).

Hors l'intérêt, toujours sous-entendu, de sa bien-aimée fille, Mme de Sévigné ne voit réellement dansl'histoire que l'accomplissement d'un ordre immuable.Au moindre hiatus, invoquer la Providence. Mais jamaisle moindre coup d'oeil de génie qui permettrait d'accor-der à son œuvre la valeur de chronique perspicace. Sitôtqu'il est question dans les Lettres de Paris ou de la Cour,ce n'est plus comme l'écrit Claudel, « la Marquiseseule qui a la parole ». Autour d'elle : les siens, ses amis,

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sa petite fille, les Coulanges, Bussy-Rabutin, les deChaulnes, la duchesse (sic) de La Fayette, tout cela,chacun avec sa propre voix, en un brouhaha de volière,parle, raconte, décrit, pince, caresse, demande, élude,reproche, excuse, poursuit sans fin, au milieu des larmes,des exclamations, des chansons, des éclats de rire, unrécit vif qui se faufile à travers le lourd dessin de l'his-toire officielle ».

Point d'autre loi ici que celle de l'opportunisme, pointd'hypocrisie non plus dans l'aveu de tant de fidélitéssuccessives et parfois contradictoires. L'amie de Fou-quet fait sa cour à Mme Colbert. L'ancienne frondeuse(mais fut-elle frondeuse bien convaincue ?) applauditaux décisions les plus arbitraires du Roi comme larévocation de l'Edit de Nantes. La sagesse apparente deson détachement à l'égard de la Cour : « J'étais bienservante, à mon âge et sans affaires, dans ce bon pays-là »(29 mars 1680), recouvre mal l'amertume d'autres pro-pos : « Nous serons toujours de pauvres chiens... »(4 juillet 1679). Assez tard dans sa vie, Mme de Sévignéreconnaît avoir poursuivi certaines ambitions, commetout un chacun, et tâché de réussir et de se plaire dansun monde dont par ailleurs elle dénonce les mensongeset les laideurs : c'est à Retz, Fouquet, Bussy qu'ellesonge en écrivant : « Pour moi, j'ai vu des moments oùil ne s'en fallait rien que la fortune ne me mît dans laplus agréable situation du monde et puis tout à coup,c'étaient des prisons, des exils... » (31 mai 1680).

Il y a bien plus de singularité dans la position reli-gieuse de Mme de Sévigné. « Cœur de glace » et « espritéclairé » selon ses propres expressions, elle voue à Port-Royal un attachement passionné. Le Père Rapin, dansses Mémoires, la situe dans la cabale mondaine des Plessis-Guénégaud, en leur hôtel de Nevers où le jansénismeprend couleur de distance plutôt que d'opposition réellepar rapport à l'autorité civile et religieuse. De ces Guéné-gaud, Mme de Sévigné ne se déclare, il est vrai, l'amieque « par réverbération ». L'amitié pour les Pomponneet surtout l'admiration continue pour les écrivains dePort-Royal témoignent davantage de sa sincérité. Maison est en droit de se demander si, pendant longtemps dumoins, le jansénisme de Mme de Sévigné ne procède passurtout d'un certain goût de la singularité : « Nos frères »,« Nos messieurs », « Nos amis » sont d'excellents psycho-logues, de séduisants polémistes aux yeux de la Marquise :

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une manière de parti intellectuel associant le goût de larigueur et l'exigence de la passion, un christianismehéroïque réservé à de grandes âmes : de quoi fascineren Mme de Sévigné la mondaine déçue.

Or, la volonté de surprendre et d'impressionner,l'appel constant à l'imagination, la complaisance à biendire qui constituent les plus évidentes caractéristiquesdes Lettres de la Marquise, appartiennent plutôt à uneforme d'esprit que condamne Port-Royal : le triomphepar la parole souveraine d'un moi séducteur qui veut sefaire « tyran » des autres moi. Le commerce épistolaireavec Mme de Grignan, art subtil de retenir à jamais uneâme difficile, bonheur avoué d'une relation exception-nelle, vient précisément s'opposer aux opinions religieusesde Mme de Sévigné. Dieu est aussi dans les Lettres ; iln'est pas tout, il est loin de constituer l'essentiel. Dumoins l'épistolière n'est-elle pas dupe de cette contra-diction. Elle l'assume au contraire et ne cesse de l'appro-fondir, apportant ainsi à la Correspondance certains de sesaccents les plus pathétiques. « Fiez-vous un peu à moi,et me laissez la liberté de vous aimer jusqu'à ce qu'il aitplu à Dieu de vous ôter de mon cœur pour s'y mettre »(3 juin 1675). Du même coup, l'aveu d'amour terrestrey gagne en puissance. Car c'est bien d'amour qu'il s'agitet du sujet premier des Lettres sans cesse repris et débattu,à savoir le conflit entre l'amour pour la créature et l'amourpour le créateur. Car l'univers de Mme de Sévigné fut,bien plus qu'on ne serait tenté de le croire, celui de lasolitude. La fameuse représentation d'Esther est uneimage exceptionnelle de la parisienne à la Cour. A-t-elletrouvé la paix dans son jardin ?

Ce jardin est loin de représenter dans la littératurefrançaise la première approche sensible du paysage pourlui-même. Jardin clos, îlot dans l'îlot de la demeure, iln'est guère que réceptacle de souvenirs et tremplin dedésirs. Il est illusion de mouvement dans un espaceouvert qui se borne à prolonger les obsessions de l'épis-tolière, « en tête à tête avec (elle) même ». Ce banc, cesgrands arbres, Mme de Grignan les a connus enfant,puis jeune fille. Ils portent en eux la marque visible d'unpassé qui ne doit jamais signifier le songe. Une alléeporte le nom « d'humeur de ma mère », l'autre celle« d'humeur de ma fille ». La promenade solitaire deMme de Sévigné aux Rochers « avec (sa) canne et Loui-son », jusqu'à la brune, plutôt que de dissoudre la per-

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sonne dans un ailleurs apaisant, renforce au contrairel'analyse de soi. En marchant, se prépare la lettre. C'est-à-dire que se poursuit imaginairement le dialogue avecMme de Grignan; et que Mme de Sévigné trouve « saMaison du Berger » dans un « brandebourg » isolé oùelle convoque tendrement l'image de sa fille. D'ailleursles images et les mots envahissent le paysage vrai. Lesarbres se couvrent de devises, des nymphes les habitent,des vers les font parler.

On attendrait peut-être de cette présence de la nature,un entraînement au pur abandon, à cette transparenced'expression toujours prétendue. Jamais la parole ne futplus qu'ici détournée et voilée. L'évocation d'un violentorage survient à point quand l'excès du désarroi risquede déséquilibrer le contenu d'une lettre et de nuire àl'échange délicat et feutré de la correspondance. Jamaiseffort pour sortir de soi-même ne fut plus manqué. Ilfaut bien à la Marquise reconnaître cet échec, et vérifierà l'occasion l'ampleur d'une passion et du besoin de ladire qui recouvrent tout l'éventail des lieux, jusqu'à enfaire éclater la hiérarchie : « Vous me disiez l'autre jourque vous étiez bien aise que je fusse dans ma solitudeet que j'y penserais à vous. C'est bien rencontré : c'estque je n'y pense pas toujours au milieu de Vitré, de Paris,de la Cour, et du Paradis si j'y étais? » (i6 septembre 1671).

Sans songer à mettre en doute l'intensité du sentimentmaternel de Mme de Sévigné, nourri d'inquiétude et desuspicion, il est peut-être bon de se rappeler que laMarquise connaissait pour l'expression de l'amour et dessentiments tendres un goût assez vif pour l'exercer surd'autres personnes que sa fille.

En 1673, se trouvant en Provence auprès de Mme deGrignan, c'est à son amie Mme de La Fayette qu'elleadresse ses plaintes. Mme de La Fayette lui a-t-elleécrit que ses journées sont « remplies » ? La Marquises'inquiète et se croit oubliée. L'exploration de l'absenceà laquelle elle doit alors se livrer s'accompagne de tantde défiance que sa correspondante s'en irrite quelquepeu. Et la romancière qui ne confondit jamais, pour elle,la littérature et la vie, de lui répondre : « Hé bien, mabelle, qu'avez-vous à crier comme un aigle ?... Vous êtesen Provence... Vos heures sont libres et votre tête encoreplus, le goût d'écrire vous dure encore pour tout lemonde. Si j'avais un amant qui voulût de mes lettreschaque matin, je romprais avec lui. Ne mesurez donc

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point notre amitié sur l'écriture; je vous aimerai autant,en ne vous écrivant qu'une page en un mois, que vous,en m'écrivant dix en huit jours » (30 juin 1673).

Les lettres de jeunesse à Bussy-Rabutin disent assezcomment on peut avoir le ton et les exigences desamants sans en posséder le statut réel : « Ce ne sont pasles choses, ce sont les manières », estime Mme de Sévigné.La lettre se plait à jouer avec les mots, à faire glisser parexemple la dispute galante sur le terrain du duel :« Levez-vous Comte, c'est bien battre un homme àterre, etc. » Mme de Merteuil reprendra dans Les Liaisonsdangereuses, ce badinage guerrier avec Valmont pour luidonner bientôt le tour cruel qu'on sait, non sans rappeleravec ironie que « nous ne sommes plus au temps deMme de Sévigné ». Cent ans ont passé; la langue de labelle société, avec sa rhétorique éprouvée, ne se contenteplus de séduire et de jouer : elle veut agir et peut perdreet tuer.

Les jeux de l'esprit, pour Mme de Sévigné, nourrissentd'abord une vocation d'écrivain révélée par l'événementaux environs de sa quarante-cinquième année. L'espritpour la Marquise n'est plus alors simple chant de l'oiseau :il est la littérature, seule arme de séduction pour cettefemme séparée de l'objet aimé : « Je ne sais où me sauverde vous... », écrit-elle en 1671, lors de la première sépa-ration d'avec sa fille. Et la passion dès lors s'installe enelle. La frivole Sévigné de la jeunesse, celle qui selonla Gazette avait été éconduite de l'hôtel d'Harcourt pours'être montrée « trop guillerette », la trop libre jeunefemme dont parle Tallemant des Réaux, est morte àjamais. Celle qu'avaient célébrée les poètes à la mode,doute soudain d'elle-même : « Embarquée dans la vie sansmon consentement... » « II faut se consoler et s'amuser envous écrivant... » Tel est le projet. Mais bien vite, Mme deGrignan rejoint les images anciennes de la Princesse Loin-taine, et Mme de Sévigné trouve pour s'adresser à elle laplus éprouvée rhétorique de l'amour. Le monde entiers'organise autour de cette passion déchirante : sur lepaysage réel de Paris ou des Rochers vient se superposerle paysage d'abord imaginé de la Provence. Le temps,comme chez Proust, éclate et illumine un univers jus-qu'alors opaque; univers trop protégé que la fêlure de laséparation amène à la conscience de Mme de Sévignépour être exploré et dit. Le texte retourne sans fin à sapropre durée et se nourrit de lui-même.

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Le premier effet de l'absence révèle à Mme de Sévignéson temps intérieur : « Je dois à votre absence le plaisir desentir la durée de ma vie en toute sa longueur » (15 sep-tembre 1679). C'est alors qu'elle mesure tout ce qui lasépare d'un monde dont, auparavant et de façon si natu-relle, elle faisait partie intégrante. Bientôt, elle se découvreelle-même et jusqu'en sa douleur prend conscience defaçon aiguë de sa propre singularité. Mieux, dans cetapprentissage de soi-même, qui est le support de toutegrande œuvre égotiste, Mme de Sévigné se prévoit,s'imagine et se représente. Très vite, si Mme de Grignanconstitue le centre apparent des Lettres, c'est Mme de Sé-vigné qui en est le centre réel. « Cette douleur que jesens pour vous, c'est ma douleur. » Et Mme de Sévignése complaît à détailler ce retour sur soi d'où elle ressortsi exceptionnelle. « J'ai passé ici le temps que j'avaisrésolu, de la manière dont je l'avais imaginé, à la réservede votre souvenir, qui m'a plus tourmentée que je nel'avais prévu. C'est une chose étrange qu'une imagina-tion vive, qui représente toutes choses comme si ellesétaient encore : sur cela on songe au présent, et quandon a le cœur comme je l'ai, on se meurt » (26 mars 1671).

Ecrire des lettres, c'est aussi recevoir celles que l'onattend. Peu de temps après la séparation, Mme de Sévignédécouvre, comme lectrice, cet autre piège de l'écriture,exaltant et décevant à la fois : Mme de Grignan aimemieux lui écrire ses sentiments que les lui dire! Uneautre vie serait donc possible, où l'harmonie serait créée...Aux incertitudes de la présence vraie se substituent lestriomphants simulacres de l'écriture. Un jour vient, oùnon sans effroi, Mme de Sévigné s'étonne d'un tel pou-voir. « Eh quoi, ma fille, j'aime à vous écrire, cela estépouvantable, c'est donc que j'aime votre absence! »

Un roman d'amour par lettres pouvait alors s'édifierdans le mouvement vrai d'une vie : un roman à coups dephrases et de mots, où règne l'amour mais surtout lamanière de le dire. Il va sans dire que ce « livre » deMme de Sévigné, restitué par le lecteur moderne etmême fabriqué par lui, c'est-à-dire par les éditeurs, sonauteur ne l'a jamais lu. D'abord, parce que ses lettres nepeuvent prendre fin qu'avec les retrouvailles et la mortet que cette œuvre sans clôture est pour elle secrètejusqu'au bout. C'est sa fille, seule destinataire, seul publicvoulu des lettres, qui rappelle à la Marquise, la litté-rarité de ses textes. Du moins, puisque les lettres de

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Mme de Grignan sont perdues, en avons-nous l'écho àtravers les protestations coquettes de sa mère : « Je vousai ouï dire que j'avais une manière de tourner les moindreschoses; vraiment, ma fille c'est bien vous qui l'avez... »(8 janvier 1674). Ses propres compliments à sa fille lais-sent assez entendre que loin de troubler l'expression,la douleur inspire de beaux morceaux : « Vous étiez dansles bouffées d'éloquence que donne l'émotion de ladouleur » (16 août 1675).

La plus grande originalité de ce « roman d'amour »tient peut-être à l'impossibilité pour le lecteur de ledégager des lettres sans recourir à un choix plus ou moinsarbitraire. Il y a bien sûr, et surtout dans la privation oùnous sommes des lettres de la fille, ce ton passionné etplaintif qui évoque la Religieuse portugaise. C'est, parfois,presque de l'élégie : « Et plus que tout cela, ma bonne,admirez la faiblesse d'une véritable tendresse, c'estqu'effectivement votre présence, un mot d'amitié, unretour, une douceur me ramène et me fait oublier »(août 1678 ?). Une élégie qui peut se retourner en défi :« Quand c'est au contraire de vous trouver trop dure surmes défauts dont je me plains, je dis " Qu'est-ce quec'est que ce changement ? " et je sens cette injustice, etje dors mal, mais je me porte fort bien et prendrai ducafé, ma bonne, si vous le voulez bien. »

Mais près du roman d'amour, coexiste la matière d'unjournal intime, d'un roman de l'argent, et aussi d'unegazette, sinon de Mémoires. Ne s'agit-il pas souvent devoir les choses « par le petit bout de la lorgnette », derévéler « le dessous des cartes » de ce monde conçu commecontrepoint d'une si belle et si incomparable passion car :« S'est-il jamais vu commerce comme le nôtre ? » Onpourrait aussi dégager les éléments d'un itinéraire spiri-tuel, un recueil d'historiettes piquantes, les aphorismesd'un moraliste : livre multiple et mobile qui ne s'arrêtejamais à un type d'écriture. Chaque lettre en particulierobéit à cette loi unique de n'en connaître aucune : élansdu cœur, commérages, cris d'angoisse et badinage,méditation religieuse et critique littéraire, comptes,recettes de cuisine, conseils de médecine, tout le tissude la vie pénètre dans la libre forme de la lettre, maisd'une lettre qui se moque bien des règles épistolaires : « IIfaut un esprit naturel et du monde pour pouvoir s'accom-moder de mes lettres. »

La thématique des lettres à Mme de Grignan est cepen-

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dant assez nettement perceptible : la poste, les compli-ments sur le style et la conduite, les ridicules d'une sociétéprivée de Mme de Grignan, le prestige d'une Cour oùil faut venir quêter les faveurs, l'appel aux retrouvailles..'.Cet art subtil des transitions ou de leur supression pureet simple se calque exactement sur celui de la conversa-tion tel que La Rochefoucauld lui-même l'évoque dansses Maximes et Réflexions diverses : écouter, faire parler,mais pour parler à son tour ni plus ni moins qu'unefigure familière du ballet de l'Amour-Propre et del'Amour qui est la grande affaire du siècle. « Vous ditesfort bien... » « Les réflexions que vous faites sur lamort... » écrit la Marquise, et Mme de Grignan paraîtdu coup la véritable instigatrice du dialogue établi, letexte d'origine auquel la Marquise raccorde le sien.Mme de Sévigné ne perfectionne pas de prétendusmodèles épistolaires qu'elle aurait eus sous les yeux. Elletransforme le genre, le fait éclater comme plus tardLaclos fait éclater le roman par lettres avec Les Liaisonsdangereuses ou Flaubert le roman d'une éducationavec L'Éducation sentimentale.

On connaissait avant Mme de Sévigné la lettre « sur »ou la lettre « de », la lettre à titre, la lettre-relation. Il endemeure quelques traces chez Mme de Sévigné : oncitait « la lettre des foins » ou la mort de Vatel comme oncitait de Voiture « la lettre du brochet ». Devant les lettresà Mme de Grignan, ces morceaux séduisants apparaissent,en comparaison, dérisoires; ces lettres à la mode, des-tinées au monde, proposaient à celui-ci des modèlesagréables, ouverts à l'imitation, et plus encore desmiroirs où le monde reconnaissait sans peine ses airs etses tons favoris. Tout ceci ne disparaît sans doute pastout à fait des lettres de la Marquise à sa fille, mais songoût n'a retenu que le meilleur des propositions mon-daines. La même exigence d'une esthétique du naturelqui la pousse à tout dire, ne la fait reculer devant aucuneaudace linguistique. Les expressions du beau monde etde bien-dire côtoient dans la lettre de Mme de Sévignédes dictons, des expressions populaires, des termes dia-lectaux (les « pichons » pour les enfants), et jusqu'à latranscription phonétique de certains accents : « Zésu!Matame te Grignan, l'étranse sose d'être zetée toutenue dans la mer! »

Les éditeurs élégants du xvme siècle ont eu beaueffacer, travestir, maquiller, adoucir. Le « torrent » de

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Mme de Sévigné charrie généreusement les « culs sur laselle », les « pétoffes », les « guimbardes », les « bobilloner »,les « brilloter ». Parlant de sa douleur même, la Marquisen'hésite pas à évoquer des consommés qui ont mijoté danssa tête pendant la nuit; les soucis de Mme de La Fayettesont comparés à des bouillons de vipère...

Marcel Jouhandeau sait bien que ce qui séduit le plusen elle le lecteur moderne, « ce n'est pas son conformismemais plutôt l'audace de l'expression et l'impertinence dela curiosité ». Enfin, avec l'amour qui est le lien de tousces éclats brillants et leur justification géniale, la partd'invention la plus belle des lettres tient sans doute àcette distance de Mme de Sévigné par rapport à sonpropre texte et à l'humour avec lequel cette faussenaïve laisse apparaître combien sa lettre, de toutes parts,à toute occasion, est travaillée par la littérature desautres. L'intertextualité, loin de se camoufler, s'exhibe.« Je fis l'autre jour une maxime tout de suite sans y pen-ser, et je la trouvai si bonne que je crus l'avoir retenuepar cœur de celles de M. de La Rochefoucauld... Jedisais, comme si je n'eusse rien dit que l'ingratitude attireles reproches comme la reconnaissance attire de nouveauxbienfaits. Dites-moi ce que c'est que cela ? L'ai-je lu ?L'ai-je rêvé ? L'ai-je imaginé ? » (28 juin 1671).

Tout lui est bon qui correspond à son humeur dumoment et qui l'aide à exprimer plus précisément cemoment qui ne ressemble à aucun autre : « La lectureapprend aussi ce me semble, à écrire... C'est pourtantune jolie chose que de savoir écrire ce que l'on pense »(17 juillet 1689). Pascal, les romans de Mlle de Scudéry,La Fontaine, une Histoire des Croisades, le protestantAbbadie, le janséniste Nicole, les chansons de Coulanges,Molière, tout peut faire la matière d'une réflexion etd'un retour sur soi : « II semble qu'on n'ait eu que moien vue en écrivant cela ! » s'exclame Mme de Sévigné, unlivre à la main.

Et de citer et « d'avaler » ces livres pour lesquels,comme l'écrivit M. de Grignan après la mort de sabelle-mère, celle-ci avait une « avidité surprenante ». Leslivres se fondent à la vie quotidienne et lui donnentrelief et profondeur, les choses retournent aux mots etles mots aux choses : « C'est un tissu, C'est une vieentière... » (8 janvier 1674). Rien d'étonnant à ce que desrapports si faciles avec l'écriture apparaissent à la Mar-quise comme un bonheur vite devenu indispensable :

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« Si Ton pouvait écrire tous les jours, je le trouveraisfort bon; et souvent je trouve invention de le faire,quoique mes lettres ne partent pas » (28 août 1675).L'épistolière si attentive aux écrits d'autrui, peutlibrement s'arrêter sur sa propre lettre, apprécier l'effetdes <( interlignes » ou des « petites raies » marginalesdestinées à souligner certains passages. Elle va mêmejusqu'à suggérer une lecture critique d'elle-même :« II y a beaucoup de landes dans mes lettres avantque de trouver la prairie » (14 juillet 1685).

On voit assez combien ce serait médire du talent deMme de Sévigné que de faire de ses Lettres la trans-cription d'une tendresse maternelle. Encadré, nourri delittérature, le texte de Mme de Sévigné dans ses momentsde plus grand dépouillement, n'en ressort qu'avec davan-tage de force : « Pour moi je vois (le temps) courir avechorreur et m'apporter en passant l'affreuse vieillesse, lesincommodités et enfin la mort » (8 janvier 1674). Si bienque sa propre vie peut, à la limite, se faire, selon l'expres-sion de Flaubert, « la matière d'une illusion à décrire »,objet de représentation, tout prêt à se déverser dans unsymbole : « J'ai vu une devise qui me conviendrait assez;c'est un arbre sec et comme mort, et autour ces paroles<( fin che sol ritorni » (jusqu'à ce que le soleil revienne) »(15 décembre 1676).

Cependant, l'expression si impérieuse d'un moi nesaurait se passer d'un dialogue qui rétablit, à l'insu deMme de Sévigné, le rapport souhaité de l'auteur et deson public, celui-ci fût-il réduit à une seule personne.C'est seulement dans l'échange de la parole que peut sedégager la vérité. On sait tout le parti que Diderotromancier se souciera de tirer de ce rapport. Ici, lelecteur est réel et non fictif.

Le postulat de base repose sur une confiance absoluedans le pouvoir spécifique des mots : « II faut parler »,« ne pas étouffer ses sentiments ». « J'honore tant la com-munication des sentiments à ceux que l'on aime que je nepenserais jamais à épargner une inquiétude au préjudicede la consolation que je trouverais à faire part de la peineà quelqu'un que j'aimerais » (ier décembre 1679). Il faut,par la parole, combler le fossé qui sépare, anéantir le silencede la mésentente ou de Péloignement par un discoursvolubile qui nomme les choses, les êtres, les senti-ments, et du même coup leur arrache leurs douloureuxsecrets.

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Parole souveraine qui exige de cet auteur sans livre dene jamais s'arrêter — hormis dans la présence apaisante,et peut-on même l'assurer ? — dans cet effort à dominerle réel.

Il faut tout dire et toujours, faire que la succession desinstants, éphémères et discontinus, passe dans la lettre,et les instants de vide eux-mêmes, et l'indicible et le fou :« car je suis folle quelquefois ». On trouvera donc dansla Correspondance des lettres qui ne sont qu'une excusepour n'avoir rien à dire de nouveau ni d'extraordinaire :« II pleut. Nous sommes seuls. En un mot, je voussouhaite plus de joie que nous n'en avons. » Là où l'évé-nement est défaillant, c'est la construction de la lettrequi prend alors soin de retenir l'attention en faisantbriller le terne, et par le seul jeu relationnel des mots,supplée au vide de l'existence : on pourrait relever deslettres en spirales ou en tourbillon, à méandres sinueux,où digressions violentes et accumulées succèdent à unaveu trop vif... L'événement, c'est le mouvement de laphrase ou du paragraphe qui le constitue.

Une si complexe expérience de l'écriture se situe auxantipodes du bavardage frivole où la tradition a trop sou-vent enfermé Mme de Sévigné : expérience douloureuseet ambitieuse à la fois. Tout l'être de la Marquise estsuspendu dans l'attente des lettres de Grignan. Parinquiétude réelle sans doute pour cette idole précieusemenacée par le temps, par la maladie ou par les soucisd'argent; mais surtout afin que partent « les réponses ».Même privée de la lecture désirée, Mme de Sévignéne peut s'empêcher de composer une « lettre de provi-sion »; dans la crainte d'une lettre perdue, il lui fautaussitôt exprimer son vertige dans une lettre au bond'Hacqueville : c'est que le silence s'associe pour elle àla mort et, pour ainsi dire, la préfigure. Ce sont préci-sément ces aléas inévitables attachés à toute correspon-dance qui forment pour la Marquise l'essentiel de sonmal d'écrire, et lui fournissent le thème majeur desLettres, l'histoire des Lettres elles-mêmes dans leur agen-cement et dans leur continuité. Il y a déjà un phénomèneunique à prétendre faire pénétrer tout le flot d'une vieintérieure dans le cadre étroit et grevé de convenancesde la lettre. Mais c'est encore compliquer la difficulté decette sorte de journal que de la soumettre aux modalitésdu dialogue. C'est vouloir que le contenu de la lettreréponde à l'attente du lecteur, qui est ici Mme de Gri-

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gnan. C'est doubler le besoin de se dire de celui deséduire. La séduction ne va pas sans techniques. AinsiMme de Grignan se voit isolée dans « son châteaud'Apollidon », transformé épistolairement en rêve deProvence, exaltée dans ses charges écrasantes de mère etd'épouse de lieutenant général, débrouillant les affairesde toute sa Cour. La traversée du Rhône, un voyage àLambesc ou Aix prennent figure d'événements prodi-gieux. Les associations littéraires, les souvenirs de lafable enrichissent ce grandissement de tout ce qui touchede près ou de loin la bien-aimée. Il semble même queParis tout entier, dans ses conversations ne soit occupéque de la santé de « la belle Provençale ». La caricature,les procédés de l'ironie procèdent indirectement dumême souci de plaire. On médit de « Mélusine », la com-tesse de Marans, parce que la lectrice ne l'aime pas etprend plaisir à rire d'elle; ou de la pauvre Mlle du Plessis,trop attachée à la Marquise et à qui la Marquise ne doitpoint paraître attachée. Le brusque intérêt pour unebohémienne tient seulement à ce que sa danse rappelleà Mme de Sévigné la danse de sa fille. Les lieux, lesobjets n'apparaissent que chargés de souvenirs afin deprovoquer chez la lectrice une « imagination » de la lettreau sens précis du mot, destinée à créer l'illusion de la vie.On serait moins sévère pour l'indignation de Mme de Sé-vigné devant les révoltes bretonnes de 1675, si l'on son-geait qu'elle n'a en vue que le danger couru par lesgouverneurs et que pareille situation pourrait, en Pro-vence, menacer Mme de Grignan.

Il n'est pas jusqu'aux inquiétudes sur les soucisd'argent et la mauvaise santé de sa fille qui ne témoignentà leur manière de ce soin abusif d'écarter de l'idole toutce qui pourrait nuire à son accomplissement héroïque.Un rêve d'absolu anime cet amour, et Lamartine n'a pastort en ce sens de parler de Mme de Sévigné comme du« Pétrarque en prose » des lettres françaises. Toutes leslettres de Mme de Grignan s'articulent en hymned'amour où le langage de l'amour (et non l'amour même)prend tous les tons et tous les chemins pour exalter l'objetd'un amour voulu comme éternel et absolu.

A rencontre du Canzoniere de Pétrarque, l'irréelpoétique ne se confine pas dans l'air raréfié d'une phra-séologie galante et de ses images précieuses. Il se fondà l'existence et se nourrit de toute son épaisseur. Dansl'universalité du propos de la lettre entre plus que de

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vraie curiosité, le besoin profondément littéraire, d'orga-niser le monde autour d'un centre qui lui est reconnu.Nulle chronique de l'époque qui soit plus truquée quecelle de Mme de Sévigné. Un historien pourrait à justetitre s'irriter des désinvoltures de la Marquise ou de sesomissions volontaires et estimer que les Lettres ne consti-tuent pas une contribution bien sérieuse à l'histoire duxvne siècle. Selon les besoins précis du contexte, la Course fait le lieu le plus glorieux, le plus propre à dispenserle bonheur, ou « l'iniqua corte », l'enfer où grouillentdans l'ombre et dans la lumière les plus affreux scandales;la salle des pas perdus où l'on parle et où l'on ne répondpoint, où il faut deviner, où l'on ment, où les motsconfondent, brouillent et perdent. En contraste, le« commerce » de Mme de Sévigné et de sa fille échappeaux classifications traditionnelles du monde 'et se pared'un éclat renforcé. C'est que grâce à ce commerce,Mme de Sévigné invente en même temps qu'un rapporthumain, un type unique de littérature, rêve secret de biendes écrivains : écrire sans avoir à faire de livre. Il estcertain que Mme de Sévigné plaisante lorsqu'elle évoquepour sa fille le livre qu'elle veut écrire sur l'ingratitudeou sur l'amitié, ou les sollicitations de l'éditeur Bar-bin, pour qu'à son tour elle produise des Princesse de Mont-pensier. Ces doctes traités, ces dissertations brillantes, sifort à la mode de son temps, elle ne se soucie ni de les répé-ter ni de les imiter. Elle en possède largement la matière,mais l'écrit autrement et à travers d'autres matières, parvariations, reprises, exemples, citations, en évitant lavanité du discours général qui prétend à l'intemporalité.

Le livre qu'a laissé Mme de Sévigné n'a pas été connud'elle. Pouvait-elle douter, comme l'écrit le prince deLigne, « que la postérité est une grande ouvreuse delettres » ? Aucun livre, on le sait, ne peut se borner àêtre « livre-écrit » et n'existe que par être « livre-lu ».Tel qu'il se présente, c'est le seul livre possible pour lamondaine qui ne veut pas faire profession d'auteur(ce marchand de mensonges).

C'est le livre possible pour la chrétienne, dont le pro-pos renvoie aux livres des autres, aux actions des autres,aux guerres des autres, aux amours des autres et recueillede toute cette vie racontée les aphorismes et les véritésgénérales susceptibles de trouver place dans un livrede Raison comme la duchesse de Liancourt par exemplepouvait en rédiger un à l'usage de sa petite-fille.

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C'est enfin le livre possible pour la femme de passionqui ne voit et ne vit l'expérience du monde et celle de lamorale que par rapport à l'être aimé : une mort, unmariage, l'état d'une fortune, et c'est en filigrane, la mortpossible de Mme de Grignan privée de soins adaptés,un mariage ou une fortune qui auraient pu mieux illustrer« la belle Maguelonne ». Ainsi, de bien des manières, lalettre fait l'écrivain et assure la bonne conscience.

Mais la plus grande ambition de cet art ambigu consisteà vouloir atteindre la transparence absolue de la commu-nication en refusant les « effets » de la littérature. De touteévidence, Mme de Sévigné cherche à convaincre que sonécriture est celle de la spontanéité pure, d'une spon-tanéité qui rendrait parfaitement compte de sa sincéritéprofonde : « On croit quelquefois que les lettres qu'onécrit ne valent rien parce qu'on est embarrassé de millepensées différentes! mais cette confusion est dans latête tandis que la lettre est nette et naturelle » (8 dé-cembre 1673). Mme de Sévigné ne veut pas écrire untexte, composer, « traduire » ses états d'âme dans unelettre mais être cette lettre même. Plutôt que de rendrecompte du vécu, vivre dans l'échange épistolaire. Nullefrontière ne doit exister entre l'écrit et le vécu dès lorsqu' « il n'y a plus de pays fixé par moi que celui où vousêtes » (29 avril 1671). Tout se mêle et se compénètrepour créer l'illusion de la présence : « un souvenir, unlieu, une parole, une pensée un peu trop arrêtée, voslettres surtout, les miennes même en les écrivant... »(18 février 1671).

Mais Mme de Sévigné ne se prive pas de recourir à dif-férents styles, y compris celui de la parodie; elle multiplieportraits, maximes, saynètes, quitte à dénoncer du doigt lalittérature : « Voilà une belle digression... » ou « Mais jereviens... » Ce « style naturel » ne saurait passer pourinnocent que pour des yeux naïfs. Il n'existe en fait, plus« d'intériorité » du tout dans la lettre, tout se trouvantplacé au même niveau, l'angoisse d'un cœur privé de laprésence aimée, l'incendie des Guitaut, la lecture desPensées, un mot plaisant de Mme Cornuel, ou une médi-tation sur la mort qui guette l'écrivain lui-même...Mouvement dense, mais toujours et seulement en surface.Rien d'étonnant que l'aspect le plus vanté de l'art deMme de Sévigné soit précisément cette valeur « pictu-rale » de son écriture.

Peut-être même ce qui nous touche le plus aujourd'hui

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ne serait autre que cette histoire d'une expérience litté-raire qui a fait l'écrivain, un peu comme le « journal »d'une œuvre qui par le rappel de la « différence » de la vieet de la littérature, dégage la grandeur de la création.

Les lettres à Mme de Grignan s'affirment comme uncombat contre une vie injuste qui impose la séparation etl'inharmonie. La régularité de la correspondance commel'importance des sujets prosaïques traduisent l'impérieuxbesoin pour Mme de Sévigné d'installer solidement l'artdans le réel.

Il n'en est pas de même dans les lettres aux correspon-dants autres que Mme de Grignan, où Mme de Sévignése borne le plus souvent à rendre au monde ce qu'elle areçu de lui de meilleur, où le monde reste seul juge etcréateur de ses propres valeurs, y compris les valeursd'esthétiques. Son vrai langage, Mme de Sévigné ne letrouve guère que dans les lettres à sa fille à partir d'uneidée de séparation qui joue chaque fois pour elle le rôlede la tasse de thé ou du fameux pavé disjoint de Proust :l'épreuve d'une distanciation et la découverte d'uneconscience.

Aussi si certains schémas ou certains tours de la lettremondaine subsistent, ils sont sans cesse compromis etbattus en brèche par le trop-plein d'un moi toujours prêtà déborder les jolis morceaux réguliers. Tout le prix deslettres est dans cet écart. Le rêve vient parfois jouer avecles catégories de l'espace et du temps, se mêler au souveniret à la culture pour tisser un autre espace, un autretemps. Mme de Sévigné lit-elle aux Rochers, seule, dansun cabinet de verdure, voici le livre qui lui suggère unerencontre idéale aux Rochers de la mère et de la fille :« l'hippogriphe » ou « l'homme noir » amènerait mira-culeusement Mme de Grignan. Celle-ci rejoindrait sonchâteau, la lecture commune terminée. Par la complicitéde l'Arioste, qu'elle aime tant, la Marquise n'hésite pasà recourir à l'extraordinaire et au féerique pour satis-faire, ne serait-ce que l'espace d'une phrase, à un besoind'élargir son ciel. Soudain la littérature se découvre, etaprès ses prestiges, révèle ses limites : l'espoir fragilen'est lié qu'à l'art et à ses artifices. A ce seul prix peuts'envisager la rencontre qui était l'enjeu. Et le rêve seheurte à son implacable fin : Mme de Grignan doitretourner à son château. La distance reparaît, et l'ima-gination doit se tourner ailleurs pour éviter le piétine-ment. Cependant les réunions inspirées sont toujours

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plus sûres que les réelles : « Mon cœur est en reposquand il est auprès de vous », écrit Mme de Sévignéle 5 octobre 1673, mais ce que nous devinons, à traversles lettres, des rencontres réelles des deux femmes,semble bien laisser à entendre que l'harmonie épisto-laire leur accordait plus d'apaisement : « J'étais ledésordre de votre vie », assurait Mme de Grignan. Desamis répétaient chaque jour, après une nouvelle sépa-ration : « Ah! que vous voilà bien, à cinq cents lieuesl'une de l'autre, voyez comme Mme de Grignan seporte; elle serait morte ici; vous vous tuez l'une l'autre! »(27 juin 1677).

Les retrouvailles parisiennes de 1678 semblent avoirété particulièrement pénibles. Le désaccord prend dansl'affrontement réel la forme de souffrance la plus vivepour la Marquise : l'absence de communication :« J'accorde avec peine l'amitié que vous avez pourmoi avec cette séparation de toute sorte de confidences... »(août 1678).

L'union tendre se reforme sitôt que les « revoilà dansl'écriture ». C'est dire que la Mme de Grignan desLettres comme la Mme de Sévigné des Lettres ne sontsans doute pas exactement celles que leurs contempo-rains ont pu connaître.

Une liberté s'instaure dans la lettre qui constitue, pourla Marquise, le champ de tous les possibles. Rien n'estsubi, tout est créé. C'est alors qu'on peut se complairesous la joie de cette révélation, à la réussite d'un mot oud'une tournure, à l'effet d'une phrase, à ce qu'il faut bienappeler le métier d'écrivain. Et ce, jusqu'aux formulesles plus traditionnelles, par exemple celles des fins delettres : « Adieu, ma très chère et très loyale, j'aime fortce mot : ne vous ai-je point donné du cordialement?Nous épuisons tous les mots » (4 juillet 1680).

Tant de liberté ne va pas sans contrainte. L'éparpille-ment même de la lettre, la curiosité et le prodigieux pou-voir de distraction qu'elle exprime, plutôt que de lalégèreté ou de l'impuissance à se fixer correspondant àune faculté rare de la littérature : éprouver la multipli-cité des lieux, des temps et des êtres, la retenir et la fixerdans la forme verbale. Morceaux brillants et morceauxatones se soutiennent mutuellement. « Prairies » et<( landes » ne peuvent être séparées ; leur décalage a cepen-dant servi de prétexte pour contester à Mme de Sévignésa qualité d'auteur à part entière. Comme si, pour appar-

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tenir à la littérature, il suffisait de recourir à un langagefictif tel que le roman, la tragédie, l'ode et peut-être legenre épistolaire lui-même. Comme si le seul fait de lapublication constituait l'écrivain.

Mme de Sévigné ne publia pas en effet, et n'écrivit quepour une lectrice, avec tout au plus l'idée d'un publictfhappy few. Mais quel écrivain n'a rêvé d'écrire pour celecteur idéal qui saurait comprendre que sa propre litté-rature est autre chose, en deçà ou au-delà de la littérature ?

L'expérience de Mme de Sévigné rejoint davantagecelle de Stendhal, de Virginia Woolf ou de Proust quecelle de Voiture ou de Guez de Balzac. C'est en se riantque Mme de Sévigné associe à propos de ses lettres,l'éloge d'une « voiture » ou d'une « portugaise ». On netrouve d'esquisse de Mme de Sévigné ni dans les Lettresgalantes de Pellisseri, ni dans Deimier, ni dans La Serre,ni dans Boursault, autres Secrétaires à la mode, ni mêmedans les Amitiés, Amours et Amourettes de M. le Pays,où l'on rend compte par exemple d'un voyage, d'un balridicule, où l'on trouve des « plaintes pour ne pas recevoirde réponse », où l'on répond « un jour de médecine »,où l'on remercie de « protestations d'amitié », où l'on seplaint d'un départ, où l'on remercie d'une tendresse :exercices d'esprit taillés en modèles, anonymes, simple-ment juxtaposés, ils se proposent comme instruments depolissage d'une société, mais un Rabutin n'aurait rienà apprendre d'eux.

Mme de Sévigné apprécie bien plutôt les nuancesimperceptibles et les sous-entendus des grandes âmesqui sont souvent de grands princes et ont de grands motsà double entente : ainsi la duchesse de La Vallière,devenue Sœur Louise de la Miséricorde, et répondantà Mme de Montespan venue la voir : « Je ne suis pasaise, je suis " contente ". » Partout, Mme de Sévigné laisseparaître un goût très vif pour l'allusion et toutes lesformes que prend une pensée pour signifier qu'elle n'estdupe ni des hommes ni de leurs institutions et qu'on nesaurait trouver dans des manuels. Pellisseri lui-mêmedans ses Lettres galantes, après avoir cité un impromptudu duc de Saint-Aignan, nomme Mme de Sévigné parmiles dames qui assurent à Paris la prééminence en matièred'esprit. Tout naturellement, le xvne siècle avait cons-cience de cette « littérature » hors les textes qui nourris-sait et inspirait l'autre. D'autres rapports avec les motset l'écriture existent donc hors des circuits traditionnels

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de composition et de diffusion des livres. Il n'en existe passans lecteur. Mais le fait que Mme de Grignan soit unlecteur réel ne change pas le rapport : il l'enracine seule-ment dans l'expérience quotidienne. Et aussi, imprime àla lettre son rythme singulier, ouverture et dissimulation,élan et retenue, exhibition et repli : la pulsation d'unesincérité difficile; la peur de ne pas tout dire et celle detrop dire. L'art de plaire n'est souvent qu'angoisse dedéplaire, suspension entre le besoin d'être vu et celuid'être pleinement soi-même. L'ensemble des Lettresreconstitué en chaîne, par le soin des éditeurs, racontel'histoire d'un paradis perdu. Mais ce paradis à conquérirpar des retrouvailles sans cesse souhaitées, ne nous inté-resse plus guère sitôt qu'il est atteint. Lorsque les deuxfemmes se retrouvent finalement en 1693, il ne reste plusde place que pour le silence et pour la mort. Comme leretour d'Ulysse à Ithaque marque la fin du voyage, l'er-rance des mots s'achève, une autre histoire commencequi n'est plus la nôtre, n'appartenant plus à la littérature.Il fallait bien pour la Marquise régler ses comptes avecDieu et songer à un autre salut que celui de l'écri-ture.

Restent les Lettres qui sont, en prose, poème de désiret d'attente. La conversation à distance, pour ne pasdevenir dialogue de sourds, doit « glisser sur certainespensées », feindre de se trahir; les méandres du discourspersonnel laisser pour un temps place au discours géné-ral. Le poète disparaît devant la journaliste, ou plutôt secache derrière elle. La même pudeur faisait un jourécrire à Stendhal dans un de ses écrits intimes : « l'extrêmedes passions étant niais à noter, je me tais ». « Maisparlons d'autre chose... » écrit Mme de Sévigné sur le bordd'un aveu trop vif. Et parfois au contraire, elle reven-dique l'audace de telle ou telle expression : « Cela est unpeu poétique mais cela est vrai. »

Force est de reconnaître que cet art du portrait, ce sensdu trait, cette technique aisée du dialogue, ces paruresdu discours général ne représentent pour l'écrivain quel'apaisement causé par la mise à l'écart du discours per-sonnel.

L'allégresse apparente du ton ne saurait faire oublierà la Marquise ses obsessions. Le mouvement lyriquese poursuit parfois à travers une représentation sati-rique du monde en sous-entendant l'image, idéale, deMme de Grignan. L'épis tôlière elle-même se dédouble

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et se voit vivre et écrire : « Je fis fort bien mon per-sonnage... »

Ce théâtre de marionnettes dont elle manœuvre sibien les fils a pour seul effet d'accroître encore l'impres-sion de trompe-l'œil des passages « d'ouverture decœur » réservés à l'analyse de ses sentiments pour safille. Mais ici encore la sincérité est piège à double fond :plutôt que de rendre compte d'un état précis, « instan-tané », la Marquise a recours à des images, à des associa-tions qui visent à la représentation et à l'interprétationqu'en devra tirer la lectrice. « Je suis méchante aujour-d'hui, je suis comme quand vous disiez " vous êtesméchante... " >> Un tel mode d'écriture s'approche assezde certaines expériences modernes où le rôle du lecteur,appelé par l'auteur, est représenté comme complémen-taire de celui de l'écrivain, et aussi important que lui.« Mes lettres sont ce que vous les faites... »

Les Lettres de Mme de Sévigné relèvent ainsi moins dela littérature autobiographique et introspective que d'unelittérature de dialogue, quand bien même ne s'agirait-ilque d'un dialogue substitutif. Lorsque la littératurerisque par trop de présence de gêner l'heureuse communi-cation, la Marquise n'hésite pas à la souligner justementpour en désamorcer l'effet : « La parfaite amitié n'estjamais tranquille. Maxime. » En même temps, le texterelâche sa tension, le propos trop personnel rentre dansle domaine des relations traditionnelles et rejoint lediscours qu'autrui peut tenir.

On ne cherchera pas dans les Lettres de grands épi-sodes ni de folles amours, ni de surprenants coups defortune. Mme de Sévigné ne fut ni Ninon de Lenclosni Mme de Maintenon. L'événement, pour elle, n'estque dans la réussite ou l'échec d'une lettre. Pour lereste, le jardin des Rochers, celui de l'Abbaye de Livry,celui de Mme de La Fayette au faubourg Saint-Germain,l'amitié des grands arbres, la conversation désabuséed'amis choisis, quelques religieuses, quelques abbés,quelques veuves, une ou deux visites d'affaires, lesGrands, les livres, tout cela n'est que la toile de fondd'une vie dont le meilleur tient dans la paix d'une piècefermée : « Me voici toute à la joie de mon cœur, seuledans ma chambre, occupée à vous écrire. Rien n'estpréférable à cet état. »

Dans cette chambre, à cette écritoire, le monde n'estplus que rumeur et s'accomplit gravement la métamor-

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phose d'un discours privé en fiction. Aux mots est déléguétout le pouvoir de suppléer au vide cruel d'une existenceressentie comme une vacuité. Alors qu'il s'agiraitd'éblouir, d'étonner toujours la belle absente, ne seprésente à l'esprit de l'épistolière qu'un rhumatisme, unevisite de fâcheux, la couleur des feuilles, le livre-remèdedestiné à s'oublier ou à se retrouver. Chaque paragraphequi se clôt est une mort provisoire qu'il faut aussitôtdéjouer par le renouvellement du propos. Chaquelettre attend la suivante. Le plein aspire à remplir toutle creux du réel.

Finalement, tel qu'il se présente, dans ses lacunes etdans son inachèvement, le livre des Lettres se lit commeune des plus belles tragédies de la parole qui soient. Etl'on se prend à penser que dans la fameuse antipathie deMme de Sévigné pour Racine, en particulier pour Béré-nice, cette autre histoire de séparation, entre surtout dela gêne devant un texte qui ressemble trop au i>ien.

Que Mme de Grignan reste silencieuse, ou que sesréponses n'aient pas correspondu toujours à l'attente desa mère importe peu; « le courage » de la Comtesse,sa fermeté « admirable » ne sont sans doute que desmots où il faut comprendre « froideur » et « indifférence ».Mais c'est grâce à cette inaccessible Grignan queMme de Sévigné choisit de ne vivre sa vie que pourl'écrire ou plutôt pour ne faire de sa vie qu'un tissu demots. Il faut faire « voir » une réalité imaginaire, etdans les réponses, puiser assez de foi pour continuertoujours à « voir » et faire voir.

Alors seulement l'espace et le temps ne sont plusécrans mais transparence, et la dispersion du regardseulement preuve d'ubiquité. Par cette emprise sanscesse prouvée sur le monde visible et concret, par cettediversité unifiée dans la durée, Mme de Sévigné appro-fondit jusqu'au bout ce pouvoir de fascination quirépond à la fascination de l'absence. Elle enchaîneaprès Mme de Grignan, le lecteur moderne qui la rem-place. Un ordre souverain lancé contre le désordre de lavie, c'est la plus haute réponse que puisse fournir lalittérature. Bien malgré elle, c'est celle de Mme de Sévi-gné.

BERNARD RAFFALLI

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BIBLIOGRAPHIE

A. — Les Lettres.

1697. — Edition des Lettres de Bussy-Rabutin, ren-fermant les réponses de Mme de Sévigné à son cousin.

1725. — Publication de Lettres de Mme de Sévigné,<« contenant plusieurs particularités sur le règne deLouis XIV » (31 lettres).

1726. — 2 éditions subreptices éditées à Rouen et àLa Haye.

1734. — Première édition des Lettres par le chevalierPerrin, sur les indications de Mme de Simiane.

1754. — Seconde édition du chevalier Perrin. Au total8 volumes de Lettres.

1820. — Découverte du manuscrit Grosbois, une descopies tirées des autographes confiés par Mme deSimiane au fils de Bussy-Rabutin.

1862. — L'édition Hachette des Grands Ecrivains de laFrance (14 volumes) avec une longue notice de PaulMesnard, et des notes de Monmerqué. Cette éditionse fonde sur le manuscrit Grosbois.

1873. — Découverte par Charles Capmas d'une autrecopie des Lettres de la Marquise. 6 in-quarto, untexte de meilleure qualité que le manuscrit Grosbois.Deux volumes de Supplément paraissent à la suite del'édition Hachette.

I953-I957- — Première édition des Lettres dans laBibliothèque de la Pléiade, par M. Gérard-Gailly(3 volumes).

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BIBLIOGRAPHIE 35

1973. — Nouvelle édition, à la Bibliothèque de la Pléiade,due à M. Roger Duchêne. Cette édition est établieà partir d'une confrontation de tous les états connusdu texte. Le présent choix de Lettres reproduit le textedes Grands Ecrivains de la France, corrigé à la suitede la consultation du manuscrit Capmas et de quelqueslettres autographes.

* Dans la présente édition, Vorthographe a été corrigée conformément àl'usage moderne.

B. — Monographies.

WALCKENAER (baron).Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie deRabutin-Chantal (Paris, 1842-1852, 5 volumes). Lasource principale de toutes les biographies de la Mar-quise.

SAPORTA (marquis de).La famille de Madame de Sévigné en Provence (Paris,Pion, 1889).

J. LEMOINE.Madame de Sévigné, sa famille et ses amis (Paris,Hachette, 1926).Le tome I (Enfance et Jeunesse) seul paru.Des documents inédits.

M. HÉRARD.Madame de Sévigné > demoiselle de Bourgogne (Dijon,1959).

R. DUCHÊNE.Affaires d'argent et affaires de famille (xvn(> siècle, 1961).Madame de Sévigné et les Grignan (Provence histo-rique, 1966-1967).

J. CORDELIER.Madame de Sévigné par elle-même (Editions du Seuil,1967).

GÉRARD-GAILLY.Madame de Sévigné (Hachette, 1971).

C. — L'Œuvre.

Si la personne de Mme de Sévigné a inspiré un grandnombre d'ouvrages et d'articles, ses Lettres en tant

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qu'oeuvre littéraire n'ont qu'assez peu suscité unevéritable critique. Il faut toutefois citer :

SAINTE-BEUVE.Port-Royal (Bibliothèque de la Pléiade, 3 volumes).

G. LANSON.Choix de Lettres du XVIIe siècle (Hachette, 1918).

A. ADAM.Histoire de la littérature française au XVIIe siècle(Tome IV, Domat, 1954).

L. KAUFMANN.Die Briefe der Mme de Sévigné (Cologne, 1954).

B. BRAY.Le système épistolaire de Madame de Sévigné (Revued'Histoire Littéraire de la France, mai-août 1961).

R. DUCHÊNE.Madame de Sévigné (« Les écrivains devant Dieu »,Desclée de Brouwer, 1968).Madame de Sévigné et la lettre d'amour (Bordas, 1970).

D. — Points de vue d'écrivains.

Sans doute les plus éclairants sur l'univers littéraire deMme de Sévigné. En France : '

M. PROUST.A la recherche du temps perdu.Très nombreuses références à travers toute l'œuvre(Bibliothèque de la Pléiade, 3 tomes).

P. CLAUDEL.« La dame en rouge » dans Approximations (Œuvres enprose, Bibliothèque de la Pléiade). Article paru dansLe Figaro littéraire (17 octobre 1942).

F. MAURIAC.« La dame au nez carré » (in Figaro littéraire, 12 jan-vier 1957).A l'étranger :

T. WILDER.The Bridge of San Luis Rey (New York, 1929), traduiten France, sous le titre : Le pont du Roi Saint-Louisdans « Le Livre de Poche » (1973).

V. WOOLF.The Death of thé Moth (London, 1942).

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LETTRES

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i. — A MÉNAGE

Aux Rochers, ce 19'' août (1652 ?).

Je suis bien obligée au plus paresseux de tous leshommes de m'écrire avec tant de bonté et de soin. Il y aeu un désordre à notre poste de Vitré, qui certainementest cause que je n'ai pas reçu vos dernières lettres, car jen'ai eu que celle d'Angers; mais dans la pensée que cen'est pas votre faute, je ne fais simplement que meplaindre de l'infidélité de nos courriers et me loue si fortde votre tendresse et de votre amitié, que je veux prendreà tâche désormais d'en dire autant de bien que j'en ai ditde mal. Pour moi, j'ai bien de l'avantage sur vous; carj'ai toujours continué à vous aimer, quoi que vous enayez voulu dire, et vous ne me faites cette querelle d'Al-lemand que pour vous donner tout entier à Mlle deLa Vergne l. Mais enfin, quoiqu'elle soit mille fois plusaimable que moi, vous avez eu honte de votre injustice,et votre conscience vous a donné de si grands remords,que vous avez été contraint de vous partager plus égale-ment que vous n'aviez fait d'abord. Je loue Dieu de cebon sentiment et vous promets de m'accorder si bienavec cette aimable rivale, que vous n'entendrez aucuneplainte ni d'elle ni de moi, étant résolue en mon particulierd'être toute ma vie la plus véritable amie que vous ayez.Il ne tiendra qu'à vous désormais d'être bizarre et inégal,car je me sens résolue à vous mettre toujours dans votretort, par une patience admirable. Faites, je vous supplie,que je n'en aie pas besoin, et continuez-moi toujoursvotre amitié, dont vous savez bien que je fais un cas toutparticulier.

Je vous supplie de remercier pour moi Monsieur votrefrère, le lieutenant particulier d'Angers : je lui ai depuisdes obligations toutes particulières, par la peine qu'il aprise d'une chose dont je l'avais prié. Il s'en est acquitté

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40 MADAME DE SÉVIGNÉ

avec tant de civilité; que je serai bien aise qu'il sacheencore par vous que je n'en perdrai jamais le souvenir nile désir de lui rendre service.

Je vous rends mille grâces de toutes vos nouvelles.J'ai été fort surprise de la mort de Mme l'abbesse duPont.

Je suis ici fort embarrassée de la maladie de Mme lacomtesse de Montrevel, qui lui prit le lendemain qu'elley arriva; c'est aujourd'hui le septième de son mal, quiest une fièvre.

2. — AU COMTE DE BUSSY-RABUTIN

A Paris, ce 25*' novembre 1655.

Vous faites bien l'entendu, Monsieur le Comte. Sousombre que vous écrivez comme un petit Cicéron, vouscroyez qu'il vous est permis de vous moquer des gens.A la vérité, l'endroit que vous avez remarqué m'a faitrire de tout mon cœur; mais je me suis étonnée qu'iln'y eût que cet endroit-là de ridicule; car de la manièredont je vous écrivis, c'est un miracle que vous ayez pucomprendre ce que je vous voulais dire, et je vois bienqu'en effet vous avez de l'esprit, ou que ma lettre estmeilleure que je ne pensais : quoi qu'il en soit, je suis fortaise que vous ayez profité de l'avis que je vous donnais.

On m'a dit que vous sollicitiez de demeurer sur lafrontière cet hiver. Comme vous savez, mon pauvrecousin, que je vous aime un peu rustaudement, je vou-drais qu'on vous l'accordât; car on dit qu'il n'y a rienqui avance tant les gens, et vous ne doutez pas de lapassion que j'ai pour votre fortune. Mais, quoi qu'ilpuisse arriver, je serai contente. Si vous demeurez surla frontière, l'amitié solide y trouvera son compte, et sivous revenez, l'amitié tendre sera satisfaite.

On dit que Mme de Châtillon est chez l'abbé Fouc-quet2, cela paraît fort plaisant à tout le monde.

Mme de Roquelaure est revenue tellement belle,qu'elle défit hier le Louvre à plate couture : ce qui donneune si terrible jalousie aux belles qui y sont, que pardépit on a résolu qu'elle ne sera point des après-soupers,qui sont gais et galants, comme vous savez. Mme deFiennes voulut l'y faire demeurer hier; mais on compritpar la réponse de la Reine qu'elle pouvait s'en retourner.

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Le prince d'Harcourt et la Feuillade eurent querelleavant-hier chez Jeannin 3. Le prince disant que le cheva-lier de Gramont avait l'autre jour ses poches pleinesd'argent, il en prit à témoin la Feuillade, qui dit que celan'était point, et qu'il n'avait pas un sou. « Je vous disque si. — Je vous dis que non. — Taisez-vous, laFeuillade. — Je n'en ferai rien. » Là-dessus le prince luijeta une assiette à la tête, l'autre lui jeta un couteau; nil'un ni l'autre ne porta. On se met entre-deux, on les faitembrasser; le soir ils se parlent au Louvre, comme side rien n'était. Si vous avez jamais vu le procédé desacadémistes 4 qui ont campos, vous trouverez que cettequerelle y ressemble fort.

Adieu, mon cher cousin, mandez-moi s'il est vrai quevous vouliez passer l'hiver sur la frontière, et croyezsurtout que je suis la plus fidèle amie que vous ayez aumonde.

3. — A MÉNAGE

Vendredi, 23'' juin (1656 ?).

Votre souvenir m'a donné une joie sensible, et m'aréveillé tout l'agrément de notre ancienne amitié. Vosvers m'ont fait souvenir de ma jeunesse, et je voudraisbien savoir pourquoi le souvenir de la perte d'un bienaussi irréparable ne donne point de tristesse. Au lieudu plaisir que j'ai senti, il me semble qu'on devraitpleurer; mais sans examiner d'où peut venir ce senti-ment, je veux m'attacher à celui que me donne lareconnaissance que j'ai de votre présent. Vous ne pouvezdouter qu'il ne me soit agréable, puisque mon amour-propre y trouve si bien son compte, et que j'y suis célé-brée par le plus bel esprit de mon temps. Il faudrait pourl'honneur de vos vers que j'eusse mieux mérité tout celuique vous me faites. Telle que j'ai été, et telle que je suis,je n'oublierai jamais votre véritable et solide amitié, et jeserai toute ma vie la plus reconnaissante comme la plusancienne de vos très humbles servantes.

LA M. DE SÉVIGNÉ.

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42 MADAME DE SÉVIGNÉ

4. — A S. A. R. MADEMOISELLEAux Rochers, ce 3oe octobre 1656.

O belle et charmante princesseVos adorables qualités,

Et plus encor vos extrêmes bontésFont qu'à vous on pense sans cesse,

Que toujours l'on voudrait se trouver près de vous,Que l'on voudrait toujours embrasser vos genoux.

C'est donc avec justice, Mademoiselle, que VotreAltesse Royale fut persuadée que j'aurais bien vouluêtre du nombre de celles, à Chilly, à Saint-Cloud et dansles autres lieux, qui se trouvèrent sur son passage, enallant à Forges... Le mien sans doute eût été des pluszélés, mais ma joie eût été parfaite si j'eusse été assezheureuse pour me trouver à point :

Car vous, grandes Divinités,Vous vous rendez plus familièresA nous autres humbles bergères,Dans les lieux du monde écartés,Parmi les bois et les fougères,

Que vous ne faites pas dans les grandes cités.

C'est sans doute où vous m'eussiez fait l'honneur deme dire vos sentiments de cette reine du Nord, dontvous témoignez être si satisfaite 5. J'ai reçu vingt-cinqou trente lettres qui m'ont dit vingt-cinq ou trente foisla même chose : la belle réception qu'on lui a faite etcelle qu'elle a faite aux autres.

Pour moi, Mademoiselle, je ne vous manderai pointde nouvelles de ce pays dont vous puissiez être impor-tunée de redites; car je m'assure que je suis la seule quivous puisse apprendre la cavalcade qu'ont faite à Nantesquelques dames du quartier Saint-Paul, en habit d'Ama-zones. Mme de Creil était la principale, et M. de Brégisconduisait cette belle troupe.

Tout ce qu'on voit dans les romansDe pompeux et de magnifique,

Tout ce que le moderne, aussi bien que l'antique,A jamais inventé pour les habillements,

N'approche point des ornementsDont cette troupe est parée,Et je suis bien assuréeQu'autrefois Thalestris,

Quand elle vint trouver, de lointaine contrée,L'illustre conquérant dont son cœur fut épris,

N'était point si divineQue de Creil, la divine,Auprès du comte de Brégis.

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LETTRES 43

Elles étaient parties en cet équipage des Sablesd'Olonne, pour rendre visite à Mme la maréchale de laMeilleraye, qu'elles ne trouvèrent point; mais leur peinene fut pas tout à fait perdue, car elles furent régaléesde force cris de carême-prenant, après quoi elles s'enretournèrent fort satisfaites.

Je m'assure aussi que vous n'aurez jamais ouï parlerde la cane de Montfort, laquelle tous les ans, au jourSaint-Nicolas, sort d'un étang avec ses canetons, passeau travers de la foule du peuple, en canetant, vient àl'église et y laisse de ses petits en offrande.

Cette cane jadis fut une damoiselleQui n'allait point à la procession,

Qui jamais à ce saint ne porta de chandelle;Tous ses enfants, aussi bien qu'elle,

N'avaient pour lui nulle dévotion,Et ce fut par punition

Qu'ils furent tous changés en canetons et canes,Pour servir d'exemple aux profanes;

Et si, Mademoiselle, afin que vous le sachiez, cen'est pas un conte de ma mère l'oie,

Mais de la cane de Montfort,Qui, ma foi, lui ressemble fort.

Vous voyez, Mademoiselle, que je vous ai donnéparole; ces nouvelles assurément n'auront point leurspareilles. Mais parlant plus sérieusement, trouvez bonqu'avec tout le monde je souhaite avec passion le retourde Votre Altesse Royale à Paris, et que je l'assure que jesuis plus que jamais sa très humble et très obéissanteservante,

Marie de RABUTIN CHANTAL.

5. — A MADAME DE LA FAYETTE

A Paris, le mardi 24* juillet 1657.

Vous savez, ma belle, qu'on ne se baigne pas tous lesjours ; de sorte que pendant les trois jours que je n'ai pume mettre dans la rivière, j'ai été à Livry, d'où je revinshier, avec dessein d'y retourner quand j'aurai achevémes bains, et que notre abbé aura fait quelques petitesaffaires qu'il a encore ici.

La veille de mon départ pour Livry, j'allai voirMademoiselle, qui me fit les plus grandes caresses du

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44 MADAME DE SÉVIGNÉ

monde; je lui fis vos compliments, et elle les reçut fortbien; du moins ne me parut-il pas qu'elle eût rien surle cœur. J'étais allée avec Mlle de Rambouillet, Mme deValençay et Mme de Lavardin. Présentement elle s'enva à la cour, et cet hiver elle sera si aise, qu'elle ferabonne chère à tout le monde.

Je ne sais point de nouvelles pour vous mander aujour-d'hui, car il y a trois jours que je n'ai vu la Gazette.Vous saurez pourtant que Mme des N*** est morte,et que Trévigny, son amant, en a pensé mourir dedouleur; pour moi, j'aurais voulu qu'il en fût mort pourl'honneur des dames.

Je suis toujours couperosée, ma pauvre petite, et jefais toujours des remèdes; mais comme je suis entre lesmains de Bourdelot ", qui me purge avec des melons etde la glace, et que tout le monde me vient dire que celame tuera, cette pensée me met dans une telle incertitude,qu'encore que je me trouve bien de ce qu'il m'ordonne,je ne le fais pourtant qu'en tremblant. Adieu, ma trèschère : vous savez bien qu'on ne peut vous aimer plustendrement que je fais.

6. — A M. DE POMPONNE

Paris, 17'' novembre 1664.

Aujourd'hui lundi 17° novembre, M. Foucquet7 a étépour la seconde fois sur la sellette. Il s'est assis sansfaçon comme l'autre fois. M. le chancelier a recommencéà lui dire de lever la main : il a répondu qu'il avait déjàdit les raisons qui l'empêchaient de prêter le serment;qu'il n'était pas nécessaire de les redire. Là-dessusM. le chancelier s'est jeté dans de grands discours, pourfaire voir le pouvoir légitime de la chambre; que le Roil'avait établie, et que les commissions avaient été véri-fiées par les compagnies souveraines. M. Foucquet arépondu que souvent on faisait des choses par autorité,que quelquefois on ne trouvait pas justes quand on yavait fait réflexion. M. le chancelier a interrompu :« Comment! vous dites donc que le Roi abuse de sapuissance ? » M. Foucquet a répondu : « C'est vous quile dites, Monsieur, et non pas moi : ce n'est point mapensée, et j'admire qu'en l'état où je suis, vous me vouliezfaire une affaire avec le Roi; mais, Monsieur, vous savez

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TABLE DES MATIÈRES 447

89. — Au comte de Bussy-Rabutin et à Madame de Coligny,18 mars 1678 231

90. — A Madame de Grignan, été 1678 23391. — A Madame de Grignan, août 1678 ? 23492. — A la comtesse et au comte de Guitaut, 4 juillet 1679 . . 23793. — Au comte de Guitaut, 25 août 1679 23994. — A Madame de Grignan, 14 septembre 1679 24095. — A Madame de Grignan, 18 septembre 1679 24196. — A Madame de Grignan, 29 septembre 1679 24497. — A Madame de Grignan, 2 novembre 1679 24798. — A Madame de Grignan, 10 novembre 1679 24999. — A Madame de Grignan, 22 novembre 1679 251100. — A Madame de Grignan, 24 novembre 1679 255101. — A Madame et à Monsieur de Grignan, 23 février 1680. 259102. — A Madame de Grignan, 13 mars 1680 264103. — A Madame et à Monsieur de Grignan, 17 mars 1680 . 269104. — A Madame de Grignan, 29 mars 1680 273105. — A Madame de Grignan, 12 avril 1680 278106. — A Madame de Grignan, 3 mai 1680 282107. — A Madame de Grignan, 9 mai 1680 283108. — A Madame de Grignan, 27 mai 1680 286109. — A Madame de Grignan, 9 juin 1680 288uo. — A Madame de Grignan, 15 juin 1680 293in. — A Madame de Grignan, 14 juillet 1680 298112. — A Madame de Grignan, 31 juillet 1680 305113. — A Madame de Grignan, 4 août 1680 308114. — A Madame de Grignan, 21 août 1680 311115. — A Madame de Grignan, 30 octobre 1680 315116. — Au comte de Bussy-Rabutin, 2 janvier 1681 318117.—Au Président de Moulceau, 26 mai 1683 319118. — A Charles de Sévigné, 5 août 1684 320119. — A Madame de Grignan,' 27 septembre 1684 322120. — A Madame de Grignan, 26 novembre 1684 325121. — A Madame de Grignan, 27 décembre 1684 327122. — A Madame de Grignan, 14 février 1685 329123. — A Madame de Grignan, 17 juin 1685 332124. — A Madame de Grignan, 8 août 1685 335125. — Au comte de Bussy-Rabutin, 14 mai 1686 337126. — Au Président de Moulceau, 27 janvier 1687 339127. — Au comte de Bussy-Rabutin, 10 mars 1687 341128. — A d'Herigoyen, 23 avril 1687 343129. — Au comte de Bussy-Rabutin, 17 juin 1687 345130. — Au comte de Bussy-Rabutin, 13 novembre 1687 . . . 347131. — A Madame de Grignan, ii octobre 1688 349132. — A Madame de Grignan, jour de la Toussaint 1688 . . 350133. — A Madame de Grignan, 3 décembre 1688 351134. — A Madame de Grignan, 10 décembre 1688 353135. — A Madame de Grignan, 3 janvier 1689 356136. — A Madame de Grignan, 21 février 1689 360137. — A Madame de Grignan, 25 mars 1689 363138. — A Madame de Grignan, 24 avril [1689] 365139. — A Madame de Grignan, 15 mai 1689 366140. — A Madame de Grignan, 29 mai 1689 368141. — A Madame de Grignan, 29 juin 1689 370142. — A Madame de Grignan, 17 juillet [1689] 373143. — A Madame de Grignan, 31 août 1689 376144. — A Madame de Grignan, 18 septembre 1689 378145. — A Madame de Grignan, 12 octobre 1689 382

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448 TABLE DES MATIÈRES

146. — A Madame de Grignan, 30 novembre 1689 385147.—A Coulanges, 8 janvier 1690 388148. — A Madame de Grignan, 8 janvier 1690 390149. — A Madame de Grignan, 15 janvier 1690 392150. — A Madame de Grignan, Ier février 1690 397151. — A Madame de Grignan, 7 octobre 1690 399152. — Au comte de Bussy-Rabutin, 13 novembre 1690 . . . 399153. — A Coulanges, Ier décembre 1690 400154. — Au duc de Chaulnes, 15 mai 1691 403155. — A la comtesse de Guitaut, 18 janvier 1693 404156. — A la comtesse de Guitaut, 3 juin 1693 405157. — A la comtesse de Guitaut, mercredi des cendres 1694 . 408158. — A Madame de Grignan, 31 mars 1694 409159. — A Madame de Grignan, 19 avril 1694 410160. — A Coulanges, 9 septembre 1694 414161. — A Madame de Coulanges, 3 février 1695 416162. — A Charles de Sévigné et au Président..., 20 sep-

tembre 1695 417163. — A Coulanges, 15 octobre 1695 42°164. — Au Président de Moulceau, 10 janvier 1696 422165. — A Coulanges, 29 mars 1696 423

Notes 425Archives de Vœuvre :

« Madame de Sévigné jugée par » 434Index des principaux personnages des Lettres 443

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