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seventeenth-century french studies, Vol. 36 No. 2, 2014, 109–24
© The Society for Seventeenth-Century French Studies 2014 DOI 10.1179/0265106814Z.00000000044
Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècleVincent GrégoireBerry College (USA)
Le premier ‘contingent’ de sœurs enseignantes conduit par l’ursuline Marie Guyart dite de l’Incarnation arrive à Québec en août 1639. Le but des reli-gieuses est originellement d’instruire les Amérindiennes pour en faire de bonnes Françaises catholiques. Dès leur arrivée, cette clientèle autochtone va s’enrichir de celle des jeunes filles de colons. Ces deux populations d’élève s vont présenter aux religieuses des problèmes de nature bien différente au fil des années.
Nous allons, dans cette étude, nous pencher sur quelques difficultés majeures rencontrées par les ursulines dans leur œuvre éducative. Certaines difficultés découlent de la nature de leur mission, le fait par exemple qu’elles soient cloîtrées dans un pays encore essentiellement inexploré. D’autres trouvent leur origine dans la méconnaissance par les sœurs des mœurs amérindiennes et de la psychologie autochtone. Une difficulté supplémen-taire découle du fait que les religieuses ne comprennent pas bien l’esprit des filles des colons, des jeunes filles qu’elles vont rapidement trouver très déniaisées et libertines. En réalité, beaucoup des difficultés rencontrées par les ursulines vont reposer sur des malentendus culturels et, en particulier, un malentendu linguistique en ce qui concerne la communication avec les autochtones, un malentendu linguistique qui va compliquer l’effort d’évangélisation.
mots cles ursulines, missionnaires, autochtones, filles de colons, malenten-dus culturels, francisation, évangélisation, Nouvelle-France
À Judy Thompson
Le premier ‘contingent’ de sœurs enseignantes conduit par l’ursuline Marie Guyart
dite de l’Incarnation et accompagné par la fondatrice laïque du couvent, Madame de
La Peltrie, arrive à Québec le 1er août 1639. Le but des religieuses est originellement
d’instruire les Amérindiennes pour en faire de bonnes Françaises catholiques. Dès leur
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arrivée, cette clientèle autochtone va s’enrichir des de celle des jeunes filles de colons.
Ces deux populations d’élèves vont présenter aux religieuses des problèmes de nature
bien différente au fil des années.
Nous allons, dans cette étude, nous pencher sur quelques difficultés majeures
rencontrées par les sœurs ursulines dans leur œuvre éducative. Certaines difficultés
découlent de la nature de leur mission: le fait par exemple qu’elles soient cloîtrées
en terres inhospitalières et encore essentiellement inexplorées. D’autres trouvent leur
origine dans la méconnaissance des sœurs à l’égard des mœurs amérindiennes, dans
leur difficulté à communiquer avec les autochtones, dans l’impossibilité de la part
des religieuses de voir que les Amérindiennes ne viennent pas au couvent l’esprit
soumis mais curieuses et intriguées par la culture française, et ne doutant pas de la
supériorité de leur propre culture à laquelle elles sont très attachées. Une difficulté
supplémentaire découle du fait que les religieuses ne comprennent pas bien l’esprit
des filles des colons, des jeunes filles qu’elles vont rapidement trouver très déniaisées
et libertines. En réalité, beaucoup des difficultés rencontrées par les sœurs vont
reposer sur des malentendus culturels.
L’arrivée de missionnaires enseignantes et d’hospitalières en Nouvelle-France en
1639 crée, sans nul doute, la surprise à l’époque, même si ces femmes ne sont pas les
premières religieuses à avoir été envoyées dans le Nouveau-Monde. C’est néanmoins
une décision osée, comme l’explique dans ce propos Guy Oury, un grand spécialiste
de l’ursuline tourangelle Marie Guyart dite de l’Incarnation, dans un entretien avec
Chantal Théry:
De la part des autorités centrales de la Compagnie de Jésus à Rome, les deux fondations
féminines en Nouvelle-France, Hospitalières et Ursulines, sont considérées presque
comme une catastrophe. La correspondance romaine ne laisse là-dessus aucun doute.1
Même le père jésuite Le Jeune, qui a demandé leur venue dans les Relations, a été
surpris par l’ampleur de l’intérêt que cet appel a suscité parmi les laïques comme
parmi les religieuses, mais aussi été un peu déçu que les autorités religieuses françai-
ses aient décidé d’envoyer des sœurs cloîtrées. La Contre-Réforme ou Réforme catho-
lique, dont l’impulsion a été donnée par le Concile de Trente, fait sentir ses effets,
aussi bien dans le développement de l’effort missionnaire que dans la promotion de
la femme au sein de communautés religieuses engagées dans le siècle, des communauté s
féminines qui doivent cependant rapidement adopter la clôture.2
Dès lors, enseigner en milieu cloîtré ressemble à une contradiction, comme l’a
écrit Philippe Annaert.3 Les ursulines de Québec vont s’efforcer de résoudre cette
contradiction en utilisant au mieux l’espace du parloir pour les externes et gens de
passage, et le pensionnat pour les internes. Néanmoins, les sœurs vont essentiellement
1 Chantal Théry, ‘Bâtir et écrire Québec au féminin’, Cap-aux-Diamants: La revue historique du Québec, 95
(2008), 29–33 (p. 29).2 Voir, au sujet de l’origine des ursulines à l’époque de la Contre-Réforme, la solide étude de Marie de Chantal
Gueudré Histoire de l’Ordre des Ursulines en France, 2: Les Monastères d’Ursulines sous l’Ancien Régime
(Paris: Éditions Saint-Paul, 1960).3 Philippe Annaert, Les Collèges au féminin. Les Ursulines: enseignement et vie consacrée aux XVIIème et
XVIIème siècles (Bruxelles: Vie consacrée, 1992), p. 47.
111MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE
respecter le modèle français tout en l’adaptant un tant soit peu aux nouvelles réalités
canadiennes.
L’acte de fondation du couvent des ursulines de Québec signé à Paris le 28 mars
1639 évoque spécifiquement l’instruction des petites Amérindiennes;4 or, il s’avère que
le gouverneur de Montmagny, dès l’arrivée des sœurs, va élargir leurs fonctions à
l’éducation des filles des résidents français.5 Dès lors, la responsabilité des religieuses
est impressionnante: s’occuper d’une clientèle d’externes et d’internes françaises, mais
aussi d’externes et d’internes amérindiennes. Des études très sérieuses par Claire
Gourdeau, Marcel Trudel, Guy Oury, Dominique Deslandres et nous-même ont été
publiées sur ce sujet.6 Nous n’y reviendrons pas. Dans le travail présent, nous allons
tout d’abord essentiellement donner un aperçu des personnes dont s’occupent les
sœurs et de l’instruction, éducation et assistance qu’elles leur procurent. Puis, dans
un deuxième temps, nous allons nous pencher sur les malentendus culturels et en
particulier linguistiques auxquels font face les ursulines en Nouvelle-France.
La clientèle amérindienne logeant au couvent se compose de jeunes filles monta-
gnaises, algonquines, huronnes dans un premier temps, puis iroquoises après 1660.
Autant de langues à apprendre, donc. Ces filles ont de quatre à dix-sept ans, l’âge
variant avec les situations. Les pensionnaires amérindiennes appelées séminaristes, qui
sont accueillies gratuitement, restent de quelques semaines à deux ans ou plus. Toutes
sortes de raisons les amènent à être en pension au couvent: soit qu’elles aient été
remises comme otages, ou parce que c’est la saison de la chasse qui a éloigné tempo-
rairement les parents, ou encore parce qu’elles ont été déposées par leur famille pour
être y instruites et, si possible, francisées.7 Entre 1640 et 1670, le couvent aura une
centaine de séminaristes, mais beaucoup plus d’externes autochtones.
4 Guy Oury, Les Ursulines de Québec (1639–1953) (Sillery: Septentrion, 1999), p. 61.5 Voir Catherine Burke et Adèle Cimon, Les Ursulines de Québec depuis leur établissement jusqu’à nos jours
(Québec: C. Darveau, 1878), 1, pp. 22–23.6 Claire Gourdeau, Les Délices de nos cœurs. Marie de l’Incarnation et ses pensionnaires amérindiennes (1639–
1672) (Sillery: Éditions du Septentrion, 1994); Marcel Trudel, Les Ecolières des Ursulines de Québec (1639–
1686), Amérindiennes et Canadiennes (Montréal: Hurtubise-HMH, 1999); Guy Oury, Marie de l’Incarnation
(1599–1672) (Québec — Sablé-sur-Sarthe: Presses de l’Université Laval-Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1973);
Dominique Deslandres, ‘L’éducation des Amérindiennes d’après la correspondance de Marie Guyart de l’Incar-
nation’. Studies in Religion/Sciences religieuses, 16.1 (1987), 91–110; Vincent Grégoire, ‘L’éducation des filles
au couvent des ursulines de Québec à l’époque de Marie de l’Incarnation (1639–1672)’, Seventeenth-Century
French Studies, 17 (1995), 87–98.7 Depuis la venue de Samuel de Champlain au Canada, les autorités françaises mènent une politique d’assimila-
tion unique en son genre. Voir Colonizer or Colonized: The Hidden Stories of Early Modern French Culture
(Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2012) de Sara Melzer pour un excellent développement de la
notion d’assimilation appliquée à l’époque en Nouvelle-France. Le but des autorités est de diffuser le modèle
culturel français par la promotion du christianisme et de la langue française pour développer le peuplement de
la nouvelle colonie. La pratique de la francisation, vecteur de la politique d’assimilation des autochtones, se
caractérise par l’apprentissage du français, l’adhésion au catholicisme et aux vertus qu’il promeut (obéissance,
respect de l’autorité, etc.), la sédentarisation et le bon respect des lois (voir à ce sujet notre article intitulé
‘“Pensez-vous venir à bout de renverser le pays?”: la pratique d’évangélisation en Nouvelle-France d’après les
Relations des jésuites’, Dix-septième siècle, 201.4 (1998), 681–707). Mais, comme le précise Mezler dans une
autre étude intitulée ‘L’histoire oubliée de la colonisation française: universaliser la “francité”’, assimilation
n’est pas synonyme de métissage aux yeux des autorités françaises, même si elle y aboutit parfois. Le but visé
par ces dernières est de faire des Amérindiens des Français à part entière selon le principe de la ‘francité’: ‘La
‘francité’, explique Melzer, se manifestait par l’habit, les mœurs, la nourriture et la langue, précisément parce
que ces éléments [. . .] pouvaient tous être modifiés. Toute personne, même un sauvage barbare, venant du
fin fond des forêts du Nouveau Monde, pouvait devenir Français’ (Dalhousie French Studies, 65 (2003), 36–44,
(p. 41)).
112 VINCENT GRÉGOIRE
La clientèle française, dont l’âge s’étale de 6 à 16 ans, comprendra dans le même
temps jusqu’à cinq cent pensionnaires, des Françaises qui, elles aussi, resteront de
quelques semaines à quelques années et paieront de 100 à 120 livres par an. Les
entrées et sorties des pensionnaires et des séminaristes ne coïncident pas avec un début
ou une fin de période scolaire, un concept qui n’existe pas en tant que tel à l’époque.
L’instruction et l’éducation s’y font continuellement hormis un ralentissement
pendant les mois d’été lorsque les navires arrivent de France puis repartent quelques
semaines plus tard.
Le programme pour les deux populations d’internes est essentiellement le même
et se concentre en grande partie sur une solide formation religieuse et morale dont
le but est de faire de ces jeunes filles des épouses chrétiennes dévouées, de bonnes
maîtresses de maison et des mères exemplaires. Les deux groupes, tout en vivant et
mangeant ensemble, ne partagent cependant pas les mêmes enseignantes, différence
de langues oblige; mais, dans leurs classes respectives, les jeunes filles étudient le
catéchisme, les prières, les chants et cantiques (en ‘Sauvage’ pour les Amérindiennes,
en latin et en français pour toutes), et sont instruites aux bonnes mœurs, à l’examen
de conscience et à la confession. A cette instruction s’ajoute l’apprentissage (l’acqui-
sition des rudiments pour nombre d’entre elles, en réalité, tant leur séjour est court)
de la lecture, de l’écriture, du calcul (savoir ‘chiffrer’ mais aussi ‘jetter’, soit calculer
à l’aide de jetons) et des travaux manuels comme la couture.
Cette éducation en grande partie religieuse cherche tout d’abord à préparer les
jeunes filles à la première communion (au baptême, en priorité, pour les autochtones),
puis, en un deuxième temps et à long terme, au rôle de bonnes mères de famille
sachant s’occuper de leur foyer. Ce but, s’il a été essentiellement atteint pour les
Françaises, quoiqu’avec difficulté, comme nous allons le voir, ne l’a pas été pour les
autochtones.
Les externes amérindiennes comme les filles de colons non pensionnaires sont, elles,
accueillies à la grille du parloir et préparées à être de bonnes chrétiennes par l’ensei-
gnement du catéchisme et la pratique de la mémorisation de chants, prières et canti-
ques. Le but visé, en ce qui les concerne, est exclusivement l’évangélisation. Assurer
le salut de leur âme et en faire de bonnes jeunes filles chrétiennes est toute l’ambition
des sœurs. En plus de ces filles externes, les ursulines vont aussi chercher à christia-
niser toute personne adulte, femme ou homme, venant fréquenter le parloir, cette
zone de rencontre par excellence où le ‘siècle’ entre en contact avec les sœurs et
réciproquement.8
La mère Marie de l’Incarnation, première supérieure du couvent de Québec, quoi-
que pionnière dans le cadre de l’enseignement missionnaire, est fille de son temps
même si les temps changent. Comme l’écrit Dominique Deslandres: ‘Ses théories se
situent alors dans une stricte orthodoxie par rapport aux directives françaises. Pour
8 Les Constitutions de 1647 rédigées par le père Jérôme Lalemant mais avec la collaboration de Marie de
l’Incarnation (cf. notre étude ‘Devoir d’obéissance, obligation de résistance: lorsqu’une ursuline s’oppose à
l’autorité masculine au XVIIème siècle’, Seventeenth-Century French Studies, 32.1 (2010), 102–117, [p. 111])
rappellent aux sœurs que le parloir est un lieu dangereux: ‘Elles considèreront [. . .] les parloirs comme des lieux
où elles sont hors de leur eslément et où on a subject de craindre les embusches de l’ennemy de nostre bonheur’
(Constitutions et règlements des premières Ursulines de Québec, éd. par Gabrielle Lapointe (Québec: Presses
de l’archevêché, 1974), p. 10). En résultat, il est conseillé aux sœurs d’y être toujours en compagnie d’une autre
religieuse et le voile baissé quand la grille du parloir est ouverte.
113MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE
l’Ursuline, le système a déjà fait ses preuves’.9 Et hormis quelques rares concessions,
explique Guy Oury, ‘les Ursulines en sont encore au stade de la francisation
intégrale’.10
Le régime de l’internat est ainsi rigoureux,11 surtout pour les Amérindiennes qui
ne sont pas habituées à cette restriction sévère de liberté. De plus, la discipline est
stricte et la surveillance permanente, comme dans les couvents de la métropole
explique encore Deslandres: ‘Les moniales appliquent les mêmes règles de discipline
et de surveillance qu’elles respectent en France’.12
Certes, Marie de l’Incarnation est très française dans sa manière de penser et d’agir
lorsqu’elle arrive en Nouvelle-France, mais elle va s’adapter au fil des années. Son
évolution à l’égard des jeunes filles dont elle s’occupe va se faire en deux temps. Tout
d’abord, elle va prendre conscience, après quelques années, d’un premier malentendu
culturel: qu’il est quasiment impossible de franciser les Amérindiennes. Au mieux
peut-on les évangéliser. Comme l’écrit Guy Oury:
À mesure que le temps passe, les difficultés se manifestent et Marie de l’Incarnation prend
conscience d’un fossé culturel qui empêchera toujours d’assimiler les petites autochtones
aux mœurs de l’Ancien Monde.13
En fait, cette compréhension aura lieu assez rapidement, en quelques années tout au
plus.
Plus lente sera, dans un second temps, la dissipation d’un autre malentendu
culturel: que les filles des colons ne sont pas des ‘Françaises à l’identique’ mais des
enfants nées et ayant grandi dans une autre culture et exhibant un esprit, des valeurs
et des mœurs différents des filles de la métropole.
L’ursuline, bonne lectrice des Relations des jésuites au couvent de Tours, s’est en
effet méprise sur un certain nombre d’aspects de ce que représentait à ses yeux la
Nouvelle-France. Principalement:
- que les Amérindiens étaient tout prêts à se convertir, fascinés qu’ils étaient par
la culture et la religion françaises;
- que la communication avec les autochtones était aisée pour peu que le mission-
naire soit motivé, passionné, qu’il ‘brûle’ du désir d’évangéliser;
- que les enfants des colons partageaient les mêmes valeurs que les enfants de
France.
Tandis qu’elle projetait ses espoirs résumés dans la maxime ‘une foi, une loi, un roi’
sur ce pays lointain, sur cette Nouvelle-France totalement catholique parce qu’inter-
dite aux protestants depuis 1627 et donc meilleure que l’ancienne, elle s’était méprise,
de bonne foi certes, sur la nature de l’altérité climatique, géographique et humaine
9 Deslandres, p. 99.10 Oury, Marie de l’Incarnation, p. 349. Nous avons choisi Marie Guyart dite de l’Incarnation comme représen-
tante du ‘point de vue ursuline’, dans cette étude, parce qu’elle a été l’une des deux fondatrices (avec Mme de
La Peltrie) du couvent de Québec, qu’elle en a été de nombreuses années la supérieure, et qu’elle a laissé une
abondante correspondance (adressée en bonne partie à son fils) qui nous éclaire avec précision sur le point de
vue et la psychologie d’une religieuse française en terre étrangère. 11 Voir Trudel, p. 103.12 Dominique Deslandres, Croire et faire croire. Les missions françaises au XVIIème siècle (Paris: Fayard, 2003),
p. 375.13 Oury, Les Ursulines, p. 62.
114 VINCENT GRÉGOIRE
qu’elle allait rencontrer, une altérité canadienne pouvant se résumer par cette autre
formule: ‘le froid, les bois, les Iroquois’. Marie de l’Incarnation, au tout début de son
séjour, a vu ce qu’elle voulait voir, a reconnu ce qu’elle voulait reconnaître. Ce n’est
qu’avec le temps, dans son interaction avec les pensionnaires et les séminaristes
et dans ses contacts réguliers au parloir, qu’elle va se rendre compte de sa vision
erronée.
Revenons sur les points de malentendu évoqués ci-dessus, des points selon nous
majeurs, même si ce ne sont pas les seuls, qui ont empêché un temps l’ursuline
missionnaire, et avec elle les autres sœurs, de voir la réalité telle qu’elle était.
Les Amérindiennes (et les Amérindiens aussi, au parloir) sont certes heureux de
fréquenter le couvent, de se faire instruire et de chanter prières et cantiques en leur
langue parce qu’un bon repas de sagamité et,14 pour les séminaristes, un refuge pour
l’hiver ou une éducation à la française, sont des ‘apas’ séduisants: ‘Voilà comme on
les gagne, et comme à la faveur d’un apas matériel on les attire à la grâce de Jésus-
Christ’ écrit Marie de l’Incarnation dans une lettre du 4 septembre 1640.15 Quinze ans
plus tard, l’ursuline explique dans une autre missive:
Les femmes sont entrées dans le Séminaire où nous leur avons fait festin, et donné
des présents [. . .]. Vous seriez surpris des adresses qu’il faut avoir pour attirer ces âmes
égarées à la foy.16
Ce n’est finalement qu’en 1668, après vingt-huit ans passés à évangéliser et civiliser
les Amérindiennes et, ironie du sort, alors que le ministre Colbert demande à l’inten-
dant Talon, dans une lettre en date du 20 février 1668, à ce que les missionnaires
(jésuites, sulpiciens. . .) se mobilisent plus que jamais pour franciser les autochtones
de Nouvelle-France, que Marie de l’Incarnation concède l’échec de la francisation à
laquelle elle s’est attelée pendant tant d’années, quitte pourtant à la poursuivre par
esprit d’obéissance:
Quant aux filles, nous en avons aussi de Sauvages avec nos Pensionnaires Françoises [. . .]
[P]our vous parler franchement, cela me paroît très-difficile [de les franciser]. Depuis tant
d’années que nous sommes établies en ce païs, nous n’en avons pu civiliser que sept ou
huit, qui aient été francisées; les autres qui sont en grand nombre, sont toutes retournées
chez leurs parens, quoi que très-bonnes Chrétiennes.17
La religieuse s’est trompée sur le grand attachement des Amérindiennes pour leur
culture et sur le rôle primordial que l’esprit d’indépendance et de liberté jouait dans
celle-ci.
Cornelius Jaenen explique ainsi, dans ‘Francisation et évangélisation des Amérin-
diens de la Nouvelle-France au XVIIème siècle’:
14 La sagamité est un mets consistant en une bouillie à base de maïs bouilli et de viande.15 Oury, Marie, p. 113.16 Oury, Marie, Lettre du 12 octobre 1655, p. 566.17 Oury, Marie, Lettre du 17 octobre 1668, p. 828. Dans une autre lettre en date du 1er septembre 1668, elle
développe le thème de l’échec de la francisation: ‘C’est [. . .] une chose très-difficile, pour ne pas dire impossible
de les franciser ou civiliser. Nous en avons l’expérience plus que tout autre, et nous avons remarqué de cent de
celles qui ont passé par nos mains à peine en avons nous civilisé une’, p. 809.
115MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE
La politique de francisation échoua dans une certaine mesure parce que les Amérindiens
[. . .] possédaient un sens profond de leur identité et constituaient un peuple sûr de lui,
indépendant, autonome et bien adapté dans le milieu canadien.18
La mère ursuline évoque précisément ce problème de la liberté si chère aux jeunes
filles autochtones dans la suite de sa lettre du 17 octobre 1668: ‘La vie sauvage leur
est si charmante à cause de sa liberté, que c’est un miracle de pouvoir les captiver aux
façons d’agir des François qu’ils estiment indignes d’eux’.19
L’ursuline a finalement identifié l’une des difficultés majeures dans le processus de
civilisation des Amérindiens: le sentiment de supériorité de ces derniers qu’ils vont
conserver tout au long du XVIIème siècle. Le récollet Gabriel Sagard, dans son Grand
voyage du pays des Hurons publié en 1632, explique déjà à l’époque que les Amérin-
diens considèrent que leurs enfants sont ‘plus sages & de meilleur esprit’ que les
Français.20 Leur admiration pour certains aspects, souvent techniques, de la culture
française est certes indéniable. Cela ne les empêche pas de critiquer ces Européens qui
se croient supérieurs. Bruce Trigger écrit ainsi au sujet des Hurons, le peuple pourtant
le plus réceptif à l’effort d’acculturation opéré par la France:
They regarded the difficulties that the French had in learning to speak Huron as evidence
of their stupidity, and thus explained all difficulties the French had in acquiring skills that
the Huron held in common place.21
L’impossibilité pour les ursulines de franciser les Amérindiennes dans le cadre du
cloître malgré quelques concessions (le régime alimentaire, les chants en ‘Sauvage’,
la musique et un certain mignotage) découle, dans les faits, de l’impossibilité de
‘dresser’22 les corps et les esprits de ces jeunes filles qui ne s’habituent pas à l’univers
clos et très réglé du couvent.23 Marie de l’Incarnation en donne un bon exemple dans
une lettre du 9 août 1668: certaines séminaristes ne sont au couvent
18 Cornelius Jaenen, ‘Francisation et évangélisation des Amérindiens de la Nouvelle-France au XVIIème siècle’,
Société canadienne d’histoire de l’Eglise catholique, 35 (1968), pp. 33–46 (p. 45).19 Oury, Marie, p. 828.20 Gabriel Sagard, Le Grand voyage du pays des Hurons suivi du Dictionnaire de la langue huronne (Montréal,
Presses de l’Université de Montréal, 1998), p. 222.21 Bruce Trigger, The Children of Aataentsic. A History of the Huron People to 1660 (Montreal and London:
McGill-Queen’s University Press, 1976), 1, p. 432. Dominique Deslandres conclut ainsi une étude sur l’éducation
des Amérindiennes par les ursulines au XVIIe siècle: ‘les missionnaires se trompent grandement quant à la
valeur que les autochtones accordent à leur religion et aux normes de vie françaises. S’il y a chez ceux-ci une
forte attirance pour la technologie française, attirance qui n’a pas échappé à Marie de l’Incarnation, ils ne
goûtent guère les manières françaises: vivre dans des maisons de pierre où l’on gèle l’hiver, réprimer les contacts
sexuels pré-maritaux, croire en un paradis où tous, païens et convertis, ne pourront être réunis, punir ou seu-
lement restreindre les enfants, forcer quelqu’un à obéir, à travailler, à croire’. (‘L’éducation des Amérindiennes’,
p. 108).22 Ce terme de ‘dresser’ mentionné dans les Constitutions de 1647 (p. 86) est symptomatique d’une volonté
de ‘façonner’ (synonyme de ‘dresser’ dans le Dictionnaire François de Pierre Richelet (Genève: Jean Herman
Widerhold, 1680), p. 256, ou dans le Dictionnaire de l’Académie (1695), 1, p. 214), l’enfant, de le ‘dresser’
comme on dresse un cheval ou un chien (des exemples sont donnés dans les dictionnaires ci-dessus mentionnés)
pour l’arracher à sa nature quasi animale et en faire un être civilisé.23 Au couvent des ursulines du faubourg Saint-Jacques à la même époque, comme l’écrit Marie-Andrée Jégou: ‘La
musique ne pénètre pas dans le couvent. En 1657, une fillette ne peut apprendre à ‘iouër du luth’ malgré
le désir de ses parents. Les comédies, les danses, les jeux de cartes sont également exclus comme indécents’.
Les Ursulines du Faubourg Saint-Jacques à Paris (1607–1662) (Paris: Presses universitaires de France, 1981),
p. 156.
116 VINCENT GRÉGOIRE
que comme des oyseaux passagers et n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes,
ce que l’humeur sauvage ne peut pas souffrir: dès qu’elles sont tristes les parens les retirent
de crainte qu’elles ne meurent. [. . .] Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par
caprice; elles grimpent comme des écurieux notre palissade, qui est haute comme une
muraille, et vont courir dans les bois.24
En résumé, il est impossible de les sortir de leur vie déréglée et de leur faire accepter
une vie disciplinée caractérisée par des règles strictes qui doivent les aider à contrôler
leurs désirs, canaliser leurs passions et leur permettre de conduire une bonne vie
chrétienne faite de retenue, ce que Marie de l’Incarnation explique dans une lettre du
1er septembre 1668:
L’humeur sauvage est faite de la sorte: elles ne peuvent être contraintes, si elles le sont,
elles deviennent melancholiques, et la melancholie les fait malades.25
Certes, l’ursuline va se contenter de déclarer victoire sur le front de l’évangélisation:
les séminaristes qui n’ont pas pu être francisées sont du moins reparties bonnes
chrétiennes. Mais, il faut en fait relativiser la qualité de cette évangélisation dans la
mesure où un nombre important de séminaristes n’ont, par exemple, pas intériorisé
certaines notions comme le péché, la culpabilité, ou certaines pratiques comme l’auto-
répression, des aspects importants de l’instruction religieuse prodiguée au couvent.
Un deuxième malentendu culturel auquel les religieuses enseignantes font face, dès
leur arrivée à Québec, est celui de la langue, une langue qui, originellement, ne sem-
ble pas être un obstacle sérieux, une barrière de taille. Marie de l’Incarnation explique
très candidement son point de vue dans une lettre du 4 septembre 1641, soit deux ans
après son arrivée:
Je n’ay pas perdu mes peines dans le soin espineux d’une langue estrangère qui m’et
maintenant si facille que je n’ay point de peines d’anseigner nos saints mistères à nos
Néophites dont nous avons eu grand nombre cette année: plus de 50 séminaristes, plus de
700 visites de sauvages et de sauvagesses que nous avons tous assistés spirituellement et
temporellement.26
Certes, la mère ursuline a des facilités réelles dans l’apprentissage des langues; mais
les difficultés de communication rencontrées par elle et les sœurs sont néanmoins
multiples, ainsi qu’elle va y faire plusieurs fois allusion dans sa correspondance.
Tout d’abord, pour pouvoir évangéliser et franciser efficacement les jeunes
Amérindiennes, il faut connaître plusieurs langues parlées par les différentes ethnies:
24 Oury, Marie, p. 802. Le père Le Jeune, en 1637, soit environ trente ans plus tôt, parlant des jeunes garçons
‘séminaristes’ qui résident avec lui à Québec, exprimait le même sentiment: ‘Il n’y a rien de si difficile que de
régler les peuples de l’Amérique. Tous ces barbares ont le droit des asnes sauvages. Ils naissent, vivent et meu-
rent dans une liberté sans retenue. [. . .] C’est une grande risée parmi eux de dompter ses passions’. JR [The
Jesuit Relations and Allied Documents], éd. par Reuben Gold Thwaites, XII (Cleveland: The Burrows Brothers
Company, 1896–1901), p. 60.25 Oury, Marie, p. 809. Guy Oury, dans le propos suivant, explique en quoi la différence culturelle a encore pu
jouer, qui a partiellement empêché les ursulines de voir ce dont souffraient les Amérindiennes séminaristes: ‘il
y avait chez les enfants des crises profondes de mal du pays que les ursulines, habituées dès l’enfance à une vie
sédentaire dont l’horizon dépassait rarement quelques lieues, ont eu de la peine à comprendre’, Les Ursulines
de Québec (1639–1953), p. 64.26 Oury, Marie, p. 132.
117MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE
l’algonquin, le montagnais, le huron, puis, plus tard, dans les années 1660, l’iroquois.
Marie de l’Incarnation avouera, dans une lettre du 9 août 1668, trente ans environ
après son arrivée:
ces langues barbares sont difficiles, et pour s’y assujettir il faut des esprits constans.
(Mon occupation les matinées d’hiver est de les enseigner à mes jeunes Sœurs. [. . .] Mais
d’apprendre un nombre de mots du Dictionaire, ce leur est une peine, ce leur sont des
épines). De nos jeunes Sœurs il n’y en a qu’une qui pousse avec vigueur. La Mère Assis-
tante et la Mère de sainte Croix y sont assez sçavantes, parceque dans les commencemens
nous apprîmes le Dictionaire par cœur. (Comme ces choses sont très difficiles je me suis
résolue avant ma mort de laisser le plus d’écrits qu’il me sera possible. [. . .])27
De plus, autre difficulté de taille, pendant des années certains concepts que veulent
inculquer les missionnaires aux autochtones pour pouvoir les christianiser mais aussi
pour les franciser n’existent pas. Le père récollet Gabriel Sagard, évoquant vers 1630
la langue huronne, explique dans son ouvrage Le Grand voyage du pays des Hurons:
leur langue [est] assez pauvre et disetteuze de mots en plusieurs choses, & particuliere-
ment en ce qui est des mysteres de nostre saincte Religion, lesquels nous ne leur pouvions
expliquer, ny mesme le Pater Noster, sinon que par periphrase, c’est-à-dire, que pour un
de nos mots, il en falloit user de plusieurs des leurs: car entr’eux ils ne sçavent que c’est
de Sanctification, de Regne celeste, du tres-sainct Sacrement, ny d’induire en tentation.
Les mots de Gloire, Trinité, sainct Esprit, Anges, Resurrection, Paradis, Enfer, Eglise, Foy,
Esperance & Charité, & autres infinis, ne sont pas en usage chez-eux.28
Non que les langues autochtones souffrent d’une ‘disette’ quelconque ou d’une
impossibilité à exprimer les réalités abstraites. Elles sont seulement le produit de
cultures non-européennes exprimant des connaissances, des croyances, une perception
et compréhension du monde autres, explique Cornelius Jaenen dans ‘Ameridian
Views of French Culture in the Seventeenth-Century’:
modern linguist experts do not find the Amerindian languages deficient for expressing the
abstract and symbolic. [. . .] The deficiency arose more out of the cultural approach and
the implications of evangelization for Amerindian society than from linguistic difficulties.29
N’oublions pas que les ursulines sont venu ‘transplanter’30 un modèle prévalent en
France pour l’appliquer à cette nouvelle clientèle amérindienne. Afin d’y arriver, elles
vont se mettre avec acharnement à l’apprentissage des langues, un apprentissage qui
va s’avérer laborieux et aux résultats limités.
27 Oury, Marie, p. 801.28 Sagard, pp. 164–65. Le père Le Jeune fait essentiellement la même remarque dans la Relation de 1634: ‘leur
langue [est] tres-riche & tres pauvre; toute pleine d’abondance & de disette; la pauvreté paroist en mille articles.
Tous les mots de pieté, de dévotion, de vertu [. . .] le langage des Theologiens, des Philosophes, des Mathema-
ticiens, des Medecins [. . .] tout cela ne se trouve point ny das la pensee, ny dans la bouche des Sauvages’, JR,
VII (1634), p. 20. Pour ce qui est de l’obstacle des langues auquel sont confrontés les missionnaires jésuites,
consulter notre article: ‘“Pensez-vous venir à bout de renverser le pays?”: la pratique d’évangélisation en
Nouvelle-France d’après les Relations des jésuites’, pp. 683–86.29 Jaenen, ‘Ameridian Views of French Culture in the Seventeenth-Century’, The Canadian Historical Review,
55.3 (September 1974), 261–291 (pp. 276–77).30 Deslandres, Croire et faire croire, p. 367.
118 VINCENT GRÉGOIRE
Il est bon, à ce moment de notre étude, d’expliquer les difficultés linguistiques
rencontrées par les jésuites dans le premier tiers du siècle en Nouvelle-France, des
difficultés auxquelles les sœurs n’ont pas eu à faire face, elles qui ont hérité des acquis
des missionnaires de la compagnie de Jésus. Comme le résume Brian Brazeau dans
son excellent ouvrage Writing a New France (1604–1632): ‘the French relationship to
language constantly tended towards a goal of cultural translation’.31 Les missionnai-
res considèrent en effet que la conversion des Amérindiens est un projet aussi bien
linguistique et religieux que culturel.
Pour convertir, il faut d’abord savoir maîtriser la langue de l’Autre: les langues
algonquine, montagnaise ou huronne en l’occurrence.32 Or, comme ces langues sont
perçues comme très riches pour exprimer les activités quotidiennes (chasse, pêche,
etc.) mais très pauvres pour développer les sujets portant sur la spiritualité et, plus
généralement, la pensée, les jésuites vont s’efforcer d’apprendre ces langues pour les
‘investir’, selon le mot de Pierre Berthiaume, les ‘pénétrer’ pour les ‘ordonner’ et les
rendre réceptives à la religion chrétienne.33 Comme le résume d’une façon appropriée
cet historien: ‘avant de convertir les hommes, il faut convertir la langue’.
Le père Le Jeune illustre bien cette approche au début vouée à l’échec parce
qu’elle s’efforce de ‘réduire’ la langue de l’Amérindien en cherchant à la christianiser.
En cela, l’optimisme du missionnaire rend ce dernier quelque peu aveugle à la qua-
lité des résultats obtenus. En 1632, Le jeune fait ainsi le catéchisme à une vingtaine
d’enfants montagnais:
ie leur fais dire le Pater, Ave, & Credo, en leur langue: ie leur explique grossierement le
mystere de la Sainte Trinité, & de l’Incarnation, & à tous bous de champ, ie leur
demande si ie dis bien, s’ils entendent bien, ils me respondent tous, eoco, eoco, ninisitou-
tenan; ouy, ouy, nous entendons. Ie les interroge par apres s’il y a plusieurs Dieu, &
laquelle des trois personne s’est fait homme; ie forge des mots approchans de leur lãgue
que ie leur fais entendre.34
Nous pouvons imaginer que cet enseignement est des plus superficiels étant donné
que les enfants ne peuvent pas saisir les ‘vérités’ spirituelles abstraites dont parle le
père, des ‘vérités’ qui n’existent pas dans leur culture animiste.
Il va falloir attendre 1636 pour que le père de Brébeuf découvre le principe
d’articulation grammaticale de la langue montagnaise, une variante de la langue
algonquine parlée par de nombreuses tribus en Nouvelle-France:35
31 Brazeau, Writing a New France, 1604–1632: Empire and Early Modern French Identity (New York: Ashgate,
2009), p. 59.32 Pour une solide réflexion sur les avantages politiques et religieux obtenus par les missionnaires au moyen de
la maîtrise des langues amérindiennes, lire Micah True: ‘Maistre et Escolier: Amerindian Languages and
Seventeenth-Century French Missionary Politics in the Jesuit Relations from New France’, Seventeenth-
Century French Studies, 31.1 (1995), 59–70.33 Pierre Berthiaume, ‘Babel, l’Amérique et les jésuites’, La France-Amérique (XVIème-XVIIIème siècle). Actes du
XXXVème colloque international d’études humanistes, éd. par Frank Lestringant (Paris: Honoré Champion,
1998), pp. 342–54 (p. 352).34 JR, VI (1633), pp. 186–88. Je souligne.35 Selon Berthiaume: ‘[S]i l’on fait abstraction des tribus qui parlent les langues huronne et iroquoise, presque
toutes les ethnies comprises entre les Grands Lacs et la côte est du Canada et entre la baie d’Hudson et l’actuelle
Caroline du Nord’ parlent l’algonquin’, p. 346.
119MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE
Les mots composez leur sont plus en usage, & ont la meme force que l’adjectif & subs-
tantif ioints ensemble parmy nous. [. . .] La variété de ces noms composez est tres-grande,
& c’est la clé du secret de leur Langue.36
Cette structure à ‘géométrie variable’ des mots composés est une découverte linguis-
tique très importante pour comprendre une langue amérindienne jusque-là essentiel-
lement très hermétique et par là même bien difficile à apprendre. Margaret Leahey
présente en ces termes la contribution apportée par ce père: ‘Brébeuf’s discovery
was a tremendous breakthrough for the missionary linguists’.37 ‘All subsequent
Jesuit linguistic work built on [. . . his] discovery of the polysynthetic feature of the
native languages — the “clef du secret”’.38
Si Le Jeune, comme la plupart des autres jésuites, est un bon linguiste, qui n’hésite
cependant pas à adopter un point de vue critique sur la langue de l’Autre, Brébeuf,
quant à lui, est foncièrement épris de l’étude des langues amérindiennes et s’émerveille
de leur complexité.39 Néanmoins, comme le précise Pierre Berthiaume:
[les jésuites] ne viennent pas au Canada en ethnologues, mais comme soldats du Christ,
qui doivent moins chercher à comprendre l’Autre qu’à lui imposer des vérités religieuses
et des règles de morale qui paraissent peu compatibles avec sa langue maternelle.40
Et le syncrétisme ne va essentiellement pas être pratiqué par les missionnaires
canadiens, au contraire de l’approche d’évangélisation des jésuites en Inde ou en
Chine, parce que, selon les pères de Nouvelle-France, aucun aspect de la culture
amérindienne ne s’y prête.41
36 JR, X (1636), p. 116. Je souligne.37 Margaret Leahey, ‘“Comment peut un muet prescher l’évangile?” Jesuit Missionaries and the Native Languages
of New France’, French Historical Studies, 19.1 (Spring 1995), 105–31 (p. 122).38 Leahey, p. 129. Elle avait auparavant precisé: ‘Polysynthetic languages [soit la plupart des langues amérindien-
nes], typically have words which have a number of component parts that have no meaning out of context. The
order of the part is determined. [. . .] The choice between the ‘alternative possibilities of incorporating noun
roots into the verbs or expressing them separately in any given sentence’ is governed by rules of ‘syntax,
emphasis, and style, as well as lexical conventions’. p. 122, note 95. Voir à ce sujet le remarquable ouvrage de
Victor Egon Hanzeli intitulé Missionary Linguistics in New France. A Study of Seventeenth- and Eighteenth-
Century Descriptions of American Indian Languages (The Hague-Paris, Mouton, 1969). 39 Brébeuf écrit par exemple au sujet de la langue huronne: ‘Ce que je trouve de plus rare, est qu’il y a une
coniugaison feminine, au moins en la troisiesme personne, tant du singulier que du pluriel’. JR, X (1636),
p. 122. Wallace Chafe reconnaît les talents linguistiques et la passion pour les langues du père Brébeuf:
‘Like [the Recollet Gabriel] Sagard, Brébeuf recognized that the structure of Huron words was marvellously
complex’, in ‘The Earliest European Encounters with Iroquoian Languages’, Decentring the Renaissance.
Canada and Europe in Multidisciplinary Perspective, 1500–1700, ed. by Germaine Warkentin and Carolyn
Podruchny (Toronto-Buffalo-London: University of Toronto Press, 2001), pp. 252–261, (p. 260).40 Berthiaume, p. 345.41 Il est à noter qu’en Extrême-Orient, les jésuites ne perçoivent pas les Japonais ou les Chinois comme des
mineurs, tant leur culture est ‘civilisée’ et ‘policée’: voir notre étude ‘Les “réductions” de Nouvelle-France: une
illustration de la pratique missionnaire jésuite’, Dix-septième siècle, 196.3 (1997), 519–529; voir aussi Li
Schenwin: Stratégies missionnaires des jésuites français en Nouvelle-France et en Chine au XVIIème siècle
(Québec-Paris: Presses de l’Université Laval-L’Harmattan, 2001). C’est pourquoi, le père Le Jeune va opter pour
la ‘pastorale de la peur’ comme moyen le plus efficace de conversion des autochtones en ces terres ‘oubliées
de Dieu’. Comme l’affirme Réal Ouellet: ‘Si les jésuites savaient parfaitement jouer de la séduction en Chine
pour convertir un peuple “civilisé” [écrit-il dans ‘Projet missionnaire et hantise du pouvoir [. . .]’], il en va tout
différemment en Canada. Lejeune demeurera toujours convaincu que la seule manière d’amener les ‘Barbares’
canadiens au Christianisme sera d’enraciner la crainte en eux’. Réal Ouellet, ‘Projet missionnaire et hantise
du pouvoir chez le jésuite Paul Lejeune en Canada — 1632–1640’, éd. par Laurier Turgeon, Les Productions
symboliques au pouvoir — XVIème-XXème siècle (Sillery: Septentrion, 1990), pp. 111–124, (p. 119).
120 VINCENT GRÉGOIRE
Si les jésuites peuvent, à partir de la fin des années 1630, finalement commencer à
parler les langues amérindiennes et les utiliser comme outils de christianisation et de
conversion, ils vont néanmoins avoir des difficultés à traduire les nouveaux concepts
religieux qu’ils cherchent à enseigner. Ainsi en est-il du concept d’eucharistie,
Atonesta, qui, s’il peut exprimer un témoignage de reconnaissance, est cependant
expurgé, comme l’explique John Steckley, de son sens d’ingestion du corps du Christ:
‘It is significant that there was not contained within this term the notion of the eating
of the body of Christ, a notion which might have been too close to the “cannibalism”
that the priests were trying to discourage’.42 De même en est-il des notions de
Trinité ou encore de Dieu.43
Les religieuses nouvellement arrivées vont, grâce aux acquis linguistiques réalisés
par les jésuites, profiter de cette grande expérience par la lecture de leurs ouvrages
(dictionnaires, glossaires et grammaires) et les leçons de langue qu’ils leur donnent au
parloir. Comme le conseillent les pères, les ursulines apprennent les langues amérin-
diennes par préceptes et méthode, à l’instar de l’apprentissage de la langue latine.44
En effet, ainsi que l’explique le père Lalemant en 1659: ‘Nous avons tous les principes
de ces langues [algonquine, montagnaise, abénaqui] parfaitement aiustez à ceux de la
langue Grecque et Latine’.45 Pour les sœurs, le latin qu’elles ont appris est le modèle
à suivre pour apprendre les langues des autochtones.
Etant donné que le grand problème de la traduction de la doctrine chrétienne a été
en partie résolu quand les premières religieuses arrivent à Québec,46 celles-ci vont
s’atteler, avec détermination mais selon leurs capacités, à l’apprentissage des langues
indigènes; et avec d’autant plus de vigueur lorsque les Constitutions officielles datant
de 1647 vont le demander expressément:
Or d’autant qu’on ne peut vaquer commodément à leur instruction [celle des Amérindien-
nes] qu’en entendant et sçachant parler leur langue [. . .], autant [les sœurs] auront-elles
soin de s’estudier à la langue des sauvages pour en avoir et entretenir l’usage; et ce seroit
tromper le ciel et la terre [. . .] que de négliger ce soin et cet estude.47
Pour cela, elles s’y adonneront en fin d’après-midi et le dimanche, si rien ne les en
empêche, tandis que les jeunes religieuses, lors des huit derniers mois de leur noviciat
de deux ans, vaqueront ‘les jours ouvriers, un [sic] heure le jour, à aprendre les
langues des sauvages’, le but visé étant, précisent les Constitutions, de ‘se rendre au
plus tost capables de servir Dieu dans l’exercice le plus propre de leur vocation en ces
contrées’.48
Le vœu est pieux et louable mais la tâche est très ardue; et rares seront les ursulines
capables de bien communiquer en une ou plusieurs langues, Marie de l’Incarnation
42 John Steckley, ‘Brébeuf’s Presentation of Catholicism in the Huron Language: A Descriptive Overview’, Revue
de l’Université d’Ottawa/University of Ottawa Quarterly, 48 (1978), 93–115 (p. 113).43 Micah True, ‘“Il faut parler pour être entendu”: Talking about God in Wendat in 17th century New France’,
Cahiers du dix-septième: An Interdisciplinary Journal, 12.1 (2008), 19–36 (pp. 24 et 27).44 Oury, Marie, p. 969.45 JR, XXVI (1659), p. 70.46 Paul-André Dubois, De l’oreille au cœur. Naissance du chant religieux en langues amérindiennes dans les
missions de Nouvelle-France (1600–1650) (Sillery: Septentrion, 1997), p. 48. 47 Constitutions, p. 94.48 Constitutions, p. 113.
121MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE
étant une exception de taille, elle qui va écrire plusieurs catéchismes et dictionnaires
en iroquois, algonquin et huron pour aider ses sœurs.49 L’apprentissage prend ainsi
beaucoup de temps et certaines sœurs sont ‘imperméables’ aux langues. Comme
l’explique Guy Oury, ‘les Ursulines faisaient de leur mieux pour parler correctement,
mais y parvenaient rarement’.50 En 1640, elles ne font encore que ‘balbutier’ les
dialectes algonquin, montagnais et huron.51
L’apprentissage linguistique des religieuses va porter en grande partie sur la bonne
prononciation des langues amérindiennes et sur la lecture de textes en ces langues,
des textes catéchistiques que les pères jésuites leur ont passés.52 Le but est de faire
mémoriser ces prières (Pater Noster, Ave Maria. . .), cantiques, commandements,
credo et points de doctrine aux jeunes filles puis de les leur faire réciter. La foi vient
en bonne part par la mémorisation pensent les autorités ecclésiastiques de l’époque,
en France comme en Nouvelle-France. De plus, comme les Amérindiennes ont grandi
dans une culture de l’oral, le processus de mémorisation ne peut qu’en être facilité.
Cette instruction religieuse, certes rudimentaire et basée sur la mémorisation, doit
préparer au baptême, et, pour certaines séminaristes ‘de longue durée’, à la première
communion. Il n’y a pas de doute que les ursulines ayant quitté la France n’imagi-
naient pas à quel point la difficulté des langues autochtones ferait obstacle à leur rôle
missionnaire. La déconvenue a dû être sérieuse, surtout au début de leur séjour. Mais
avec l’aide des jésuites, elles vont rapidement apprendre les techniques permettant de
pallier ces difficultés: faire mémoriser puis réciter; faire chanter aussi, le chant étant
un excellent moyen très apprécié des Amérindiens pour bien faire retenir ce que les
sœurs enseignent. Utiliser les images dans leur travail d’évangélisation va être un autre
outil didactique de première importance, comme l’a si bien montré François-Marc
Gagnon dans son étude incontournable La Conversion par l’image.53
La dernière méprise rencontrée par Marie de l’Incarnation en particulier, cette
fois-ci (mais sans doute n’est-elle pas la seule ursuline à en avoir été victime), et celle
qui lui prendra le plus de temps à dépasser, réside dans le jugement négatif qu’elle
porte, pendant de nombreuses années, sur les jeunes ‘Françaises’ de la colonie. Elle
écrit ainsi le 1er septembre 1652: ‘les filles Françoises seroient de vraies brutes, sans
l’éducation qu’elles reçoivent de nous, et de laquelle elles ont encore plus de besoin
que les Sauvages’.54
Cette critique va revenir, tel un leitmotiv, dans sa correspondance: 19 août 1664:
il est certain que si Dieu n’eût amené des Ursulines en ce païs, elles [les pensionnaires
françaises] seroient aussi sauvages, et peut-être plus que les sauvages mêmes’;55
le 9 août 1668:
L’on est fort soigneux en ce païs de faire instruire les filles Françoises; et je puis vous
assurer que s’il n’y avoit des Ursulines elles seroient dans un danger continuel de leur
49 Voir Oury, Marie, pp. 678 et 801.50 Oury, Les Ursulines, p. 65.51 Dubois, p. 75.52 Voir Dubois, p. 75.53 La Conversion par l’image, un aspect de la mission des Jésuites auprès des Indiens du Canada au XVIIème
siècle (Montréal: Bellarmin, 1975).54 Oury, Marie, p. 476.55 Oury, Marie, p. 735.
122 VINCENT GRÉGOIRE
salut [. . .] [entre autre raison parce que] les filles en ce païs sont pour la pluspart plus
sçavantes en plusieurs matières dangereuses, que celles de France. Trente filles nous don-
nent plus de travail dans le pentionnaire [pensionnat] que soixante ne font en France;56
le 11 octobre 1669:
Dieu nous veut [nous, les ursulines] en Canada pour y assister les filles tant Françoises
que Sauvages. Et en vérité les premieres seroient pires que les dernières s’il n’y avoit ici
des Ursulines pour les élever et les cultiver’.57
Pour Marie de l’Incarnation, le terme de ‘sauvage’ s’appliquerait donc ironiquement
presque mieux aux Françaises qu’aux Amérindiennes.
En fait, il ne faut pas oublier que l’ursuline est le produit de son époque et de son
milieu: religieuse enseignante en milieu cloîtré en France, elle cherche à reproduire ce
même modèle d’enseignement à Québec dans le cadre de la clôture, ‘cette sainte et
heureuse prison’ comme la qualifient les Constitutions.58 Par exemple, les pensionnai-
res et séminaristes résidant au couvent doivent être surveillées en permanence;59 des
punitions corporelles comme ‘le châtiment de la verge’ peuvent être infligées;60 la
curiosité des écolières doit être réprimée;61 l’obéissance stricte est de règle.
Certes, dès leur arrivée, Marie de l’Incarnation et les sœurs comprennent que
les conditions d’enseignement seront différentes. Nouveaux milieux ethnique et
climatique obligent:
Il y a aussi des choses [dans nos règlements présents] qui ne sont ni de Paris ni de Tours
[les deux Maisons d’origine des sœurs, explique la mère ursuline dans une lettre de l’été
1656], mais qu’il a fallu établir [. . .], tant par la nécessité du climat que pour l’édification
des peuples ausquels nous aurions été inutiles, si nous avions voulu faire toutes choses
comme en France.62
Cependant les changements effectués portent principalement sur l’accueil des Amé-
rindiennes (les séminaristes sont recueillies gratuitement, par exemple) et quelques
concessions à leur égard dans le cadre du pensionnat (nourriture, chants en langue
autochtone, . . .), mais aussi sur la sélection des Françaises acceptées en internat
(souvent des filles de la campagne de familles aisées ou pauvres auxquelles vont
s’ajouter les jeunes Françaises de Québec des milieux fortunés, à la différence de la
France où l’origine des pensionnaires relève d’un critère social et économique, et
non géographique: aux élèves pauvres, l’externat; aux élèves des milieux bourgeois et
nobles: le pensionnat).
Marie de l’Incarnation, si elle a pu se douter qu’un processus de canadianisation
s’opérerait à long terme, n’aurait jamais imaginé qu’il se déroule aussi rapidement,63
56 Oury, Marie, pp. 801–02.57 Oury, Marie, p. 860.58 Constitutions, p. 10.59 Constitutions, pp. 104 et 227.60 Constitutions, p. 228.61 Constitutions, p. 85.62 Oury, Marie, p. 578. Au sujet de l’histoire des règlements du couvent des ursulines de Québec au 17ème siècle,
parcourir notre article: ‘Devoir d’obéissance, obligation de résistance: lorsqu’une ursuline s’oppose à l’autorité
masculine au 17ème siècle en Nouvelle-France’, Seventeenth-Century French Studies, 32.1 (2010), 102–117.63 Voir Trudel, p. 31.
123MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE
une canadianisation des esprits et des mœurs des ‘Françaises’ à laquelle elle a cherché,
au fil des années, à s’opposer dans l’instruction et l’éducation des pensionnaires au
couvent:
Si Dieu n’eût amené des Ursulines en ce païs, elles [‘les filles Françoises’] seroient aussi
sauvages, et peut-être plus que les sauvages mêmes. Il n’y en a pas une qui ne passe
par nos mains, et cela réforme toute la colonie, et fait règner la religion et la piété dans
toutes les familles.64
Vœu pieux. En fait, ‘Marie-la cloîtrée’ peine à ouvrir l’esprit et à accepter, jusque
dans les années 1660, l’idée que le modèle religieux français ne peut s’imposer tel quel
en Nouvelle-France parce qu’un nouvel esprit, plus libre, y règne. En 1668 encore,
elle écrit: ‘nous voions bien que pour maintenir l’esprit religieux en ce païs il nous y
faudra toujours avoir des Religieuses de France’.65
Ce nouvel esprit est bien reflété dans un propos du gouverneur de Trois-Rivières,
Pierre Boucher:
Les habitants ont-ils bien des enfans? Ouy, qui viennent bien-faits, grands et robustes,
aussi bien les filles que les garçons: ils ont communément l’esprit assez bon, mais un peu
libertins, c’est-à-dire, qu’on a de la peine à les captiver pour les estudes.66
Marie de l’Incarnation, si elle va finalement accepter ce nouvel esprit pour les garçons
en qui elle voit un nouveau peuple, les ‘François-Canadois’ (‘nos jeunes François-
Canadois [. . .] sont très-vaillans, et [. . .] courent dans les bois comme des Sauvages’
écrit-elle dans une lettre du 16 octobre 1666,67 se rendant au fait qu’ils se sont, dans
une certaine mesure, indianisés), refuse cet esprit aux jeunes Françaises jusqu’en 1670,
année où elle lâche enfin le mot et admet explicitement une différence de cultures:
Nous demandons cette année en France quelques Religieuses pour nous aider à élever nos
filles Canadoises [. . . en ce] païs qui ne ressemble pas encore à la France, et qui n’en
approchera de longtemps.68
Après bien des années, l’ursuline a compris que les Canadiens formaient un peuple
qui, tout en étant encore très français, s’était constitué un début d’identité propre.69
Denis Monière résume ainsi cette identité nouvelle: ‘Il semble bien que l’individua-
lisme et l’esprit d’indépendance constituent deux des éléments dominants de la pensée
des Canadiens sous le Régime français’.70
Autant, lors de leurs premières années à Québec, Marie de l’Incarnation et les
sœurs ursulines étaient optimistes en ce qui concerne l’efficacité de leur mission pour
évangéliser et franciser les Amérindiennes, et pour instruire et éduquer les Françaises,
64 Oury, Marie, p. 735. Lettre du 19 août 1664.65 Oury, Marie, p. 822. Lettre du 21 septembre 1668.66 Pierre Boucher, Histoire Veritable et Naturelle des Moeurs & Productions du Pays de la Nouvelle France
Vulgairement dite Le Canada (Paris: Florentin Lambert, 1664), p. 139.67 Oury, Marie, p. 768.68 Oury, Marie, p. 891. Lettre du 18 septembre 1670.69 Cela n’a pas pris autant de temps pour les habitants de la petite colonie qui ‘s’intitulent “Canadois”’ dès 1651,
ainsi que l’écrit Gustave Lanctôt dans son Histoire du Canada,. I (Montréal: Beauchemin, 1964), p. 395.70 Denis Monière, Le Développement des idéologies au Québec des origines à nos jours (Montréal: Editions
Québec-Amérique, 1977), p. 72.
124 VINCENT GRÉGOIRE
autant la réalité va s’imposer et exposer l’échec partiel de leur approche éducative
par trop ‘française’, rigide, contraignante, culturellement étouffante. Comme l’écrit
Dominique Deslandres, les critiques que fait la mère tourangelle au sujet des autoch-
tones (leur comportement ‘libertin’, leurs croyances ‘infantiles’, leur manque de
‘politesse’. . .) ‘reflètent [. . .] l’ethnocentrisme de l’Ursuline’.71
Ainsi, rapidement, l’identité canadienne émergente va défier puis dépasser les sœurs
formées au moule religieux français de la Contre-Réforme et vivant presque ‘en vase
clos’ dans le cloître. Comme l’écrit le père Lalemant à la fin des années 1630: ‘Le
libertinage des enfans [amérindiens] en ces pays est si grand, et ils se trouvent si
incapables de reglement et de discipline, que tant s’en faut que nous puissions esperer
la conversion du pays par l’instruction des enfants’.72
Ce propos émis par un père aurait tout aussi bien pu l’avoir été par Marie de
l’Incarnation dans les années 1650 ou 1660, et d’autant plus facilement qu’il pouvait
s’appliquer, dans l’esprit de cette dernière, aussi bien aux Amérindiennes qu’aux
Françaises, ‘sauvages’ à leur manière. L’instruction étant la dernière ligne de salut,
Marie et les sœurs s’y sont donné à fond, sincèrement, avant de commencer à
comprendre que la différence de culture caractérisée essentiellement par une plus
grande liberté ne représentait pas automatiquement un signe de relâchement moral
ou la perte de toute possibilité de salut pour les jeunes filles autochtones et françaises
qui sont passées entre leurs mains. C’est en cela que l’on peut dire que, dans une
certaine mesure, leur ‘combat spirituel’ a abouti même si leur quête pour ‘franciser’
Canadoises et autochtones n’a pas atteint le but espéré.
Note biographique
Vincent Grégoire est Nichols Professor of French à Berry College, en Géorgie (USA).
Il a publié dans nombre de revues dont The Romanic Review, The French Review,
Cahiers du XVIIème, Papers on French Seventeenth Century Literature, Symposium,
Dix-septième siècle, L’Herne et bien sûr Seventeenth-Century French Studies. Après
avoir écrit sur le théâtre du Grand Siècle, il s’intéresse depuis une quinzaine d’années
aux missionnaires de Nouvelle-France.
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71 Deslandres, ‘L’éducation des Amérindiennes’, p. 108.72 JR, XVI (1630), p. 250.