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seventeenth-century french studies, Vol. 36 No. 2, 2014, 109–24 © The Society for Seventeenth-Century French Studies 2014 DOI 10.1179/0265106814Z.00000000044 Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle Vincent Grégoire Berry College (USA) Le premier ‘contingent’ de sœurs enseignantes conduit par l’ursuline Marie Guyart dite de l’Incarnation arrive à Québec en août 1639. Le but des reli- gieuses est originellement d’instruire les Amérindiennes pour en faire de bonnes Françaises catholiques. Dès leur arrivée, cette clientèle autochtone va s’enrichir de celle des jeunes filles de colons. Ces deux populations d’élèves vont présenter aux religieuses des problèmes de nature bien différente au fil des années. Nous allons, dans cette étude, nous pencher sur quelques difficultés majeures rencontrées par les ursulines dans leur œuvre éducative. Certaines difficultés découlent de la nature de leur mission, le fait par exemple qu’elles soient cloîtrées dans un pays encore essentiellement inexploré. D’autres trouvent leur origine dans la méconnaissance par les sœurs des mœurs amérindiennes et de la psychologie autochtone. Une difficulté supplémen- taire découle du fait que les religieuses ne comprennent pas bien l’esprit des filles des colons, des jeunes filles qu’elles vont rapidement trouver très déniaisées et libertines. En réalité, beaucoup des difficultés rencontrées par les ursulines vont reposer sur des malentendus culturels et, en particulier, un malentendu linguistique en ce qui concerne la communication avec les autochtones, un malentendu linguistique qui va compliquer l’effort d’évangélisation. mots cles ursulines, missionnaires, autochtones, filles de colons, malenten- dus culturels, francisation, évangélisation, Nouvelle-France À Judy Thompson Le premier ‘contingent’ de sœurs enseignantes conduit par l’ursuline Marie Guyart dite de l’Incarnation et accompagné par la fondatrice laïque du couvent, Madame de La Peltrie, arrive à Québec le 1 er août 1639. Le but des religieuses est originellement d’instruire les Amérindiennes pour en faire de bonnes Françaises catholiques. Dès leur

Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

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Page 1: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

seventeenth-century french studies, Vol. 36 No. 2, 2014, 109–24

© The Society for Seventeenth-Century French Studies 2014 DOI 10.1179/0265106814Z.00000000044

Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècleVincent GrégoireBerry College (USA)

Le premier ‘contingent’ de sœurs enseignantes conduit par l’ursuline Marie Guyart dite de l’Incarnation arrive à Québec en août 1639. Le but des reli-gieuses est originellement d’instruire les Amérindiennes pour en faire de bonnes Françaises catholiques. Dès leur arrivée, cette clientèle autochtone va s’enrichir de celle des jeunes filles de colons. Ces deux populations d’élève s vont présenter aux religieuses des problèmes de nature bien différente au fil des années.

Nous allons, dans cette étude, nous pencher sur quelques difficultés majeures rencontrées par les ursulines dans leur œuvre éducative. Certaines difficultés découlent de la nature de leur mission, le fait par exemple qu’elles soient cloîtrées dans un pays encore essentiellement inexploré. D’autres trouvent leur origine dans la méconnaissance par les sœurs des mœurs amérindiennes et de la psychologie autochtone. Une difficulté supplémen-taire découle du fait que les religieuses ne comprennent pas bien l’esprit des filles des colons, des jeunes filles qu’elles vont rapidement trouver très déniaisées et libertines. En réalité, beaucoup des difficultés rencontrées par les ursulines vont reposer sur des malentendus culturels et, en particulier, un malentendu linguistique en ce qui concerne la communication avec les autochtones, un malentendu linguistique qui va compliquer l’effort d’évangélisation.

mots cles ursulines, missionnaires, autochtones, filles de colons, malenten-dus culturels, francisation, évangélisation, Nouvelle-France

À Judy Thompson

Le premier ‘contingent’ de sœurs enseignantes conduit par l’ursuline Marie Guyart

dite de l’Incarnation et accompagné par la fondatrice laïque du couvent, Madame de

La Peltrie, arrive à Québec le 1er août 1639. Le but des religieuses est originellement

d’instruire les Amérindiennes pour en faire de bonnes Françaises catholiques. Dès leur

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110 VINCENT GRÉGOIRE

arrivée, cette clientèle autochtone va s’enrichir des de celle des jeunes filles de colons.

Ces deux populations d’élèves vont présenter aux religieuses des problèmes de nature

bien différente au fil des années.

Nous allons, dans cette étude, nous pencher sur quelques difficultés majeures

rencontrées par les sœurs ursulines dans leur œuvre éducative. Certaines difficultés

découlent de la nature de leur mission: le fait par exemple qu’elles soient cloîtrées

en terres inhospitalières et encore essentiellement inexplorées. D’autres trouvent leur

origine dans la méconnaissance des sœurs à l’égard des mœurs amérindiennes, dans

leur difficulté à communiquer avec les autochtones, dans l’impossibilité de la part

des religieuses de voir que les Amérindiennes ne viennent pas au couvent l’esprit

soumis mais curieuses et intriguées par la culture française, et ne doutant pas de la

supériorité de leur propre culture à laquelle elles sont très attachées. Une difficulté

supplémentaire découle du fait que les religieuses ne comprennent pas bien l’esprit

des filles des colons, des jeunes filles qu’elles vont rapidement trouver très déniaisées

et libertines. En réalité, beaucoup des difficultés rencontrées par les sœurs vont

reposer sur des malentendus culturels.

L’arrivée de missionnaires enseignantes et d’hospitalières en Nouvelle-France en

1639 crée, sans nul doute, la surprise à l’époque, même si ces femmes ne sont pas les

premières religieuses à avoir été envoyées dans le Nouveau-Monde. C’est néanmoins

une décision osée, comme l’explique dans ce propos Guy Oury, un grand spécialiste

de l’ursuline tourangelle Marie Guyart dite de l’Incarnation, dans un entretien avec

Chantal Théry:

De la part des autorités centrales de la Compagnie de Jésus à Rome, les deux fondations

féminines en Nouvelle-France, Hospitalières et Ursulines, sont considérées presque

comme une catastrophe. La correspondance romaine ne laisse là-dessus aucun doute.1

Même le père jésuite Le Jeune, qui a demandé leur venue dans les Relations, a été

surpris par l’ampleur de l’intérêt que cet appel a suscité parmi les laïques comme

parmi les religieuses, mais aussi été un peu déçu que les autorités religieuses françai-

ses aient décidé d’envoyer des sœurs cloîtrées. La Contre-Réforme ou Réforme catho-

lique, dont l’impulsion a été donnée par le Concile de Trente, fait sentir ses effets,

aussi bien dans le développement de l’effort missionnaire que dans la promotion de

la femme au sein de communautés religieuses engagées dans le siècle, des communauté s

féminines qui doivent cependant rapidement adopter la clôture.2

Dès lors, enseigner en milieu cloîtré ressemble à une contradiction, comme l’a

écrit Philippe Annaert.3 Les ursulines de Québec vont s’efforcer de résoudre cette

contradiction en utilisant au mieux l’espace du parloir pour les externes et gens de

passage, et le pensionnat pour les internes. Néanmoins, les sœurs vont essentiellement

1 Chantal Théry, ‘Bâtir et écrire Québec au féminin’, Cap-aux-Diamants: La revue historique du Québec, 95

(2008), 29–33 (p. 29).2 Voir, au sujet de l’origine des ursulines à l’époque de la Contre-Réforme, la solide étude de Marie de Chantal

Gueudré Histoire de l’Ordre des Ursulines en France, 2: Les Monastères d’Ursulines sous l’Ancien Régime

(Paris: Éditions Saint-Paul, 1960).3 Philippe Annaert, Les Collèges au féminin. Les Ursulines: enseignement et vie consacrée aux XVIIème et

XVIIème siècles (Bruxelles: Vie consacrée, 1992), p. 47.

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111MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE

respecter le modèle français tout en l’adaptant un tant soit peu aux nouvelles réalités

canadiennes.

L’acte de fondation du couvent des ursulines de Québec signé à Paris le 28 mars

1639 évoque spécifiquement l’instruction des petites Amérindiennes;4 or, il s’avère que

le gouverneur de Montmagny, dès l’arrivée des sœurs, va élargir leurs fonctions à

l’éducation des filles des résidents français.5 Dès lors, la responsabilité des religieuses

est impressionnante: s’occuper d’une clientèle d’externes et d’internes françaises, mais

aussi d’externes et d’internes amérindiennes. Des études très sérieuses par Claire

Gourdeau, Marcel Trudel, Guy Oury, Dominique Deslandres et nous-même ont été

publiées sur ce sujet.6 Nous n’y reviendrons pas. Dans le travail présent, nous allons

tout d’abord essentiellement donner un aperçu des personnes dont s’occupent les

sœurs et de l’instruction, éducation et assistance qu’elles leur procurent. Puis, dans

un deuxième temps, nous allons nous pencher sur les malentendus culturels et en

particulier linguistiques auxquels font face les ursulines en Nouvelle-France.

La clientèle amérindienne logeant au couvent se compose de jeunes filles monta-

gnaises, algonquines, huronnes dans un premier temps, puis iroquoises après 1660.

Autant de langues à apprendre, donc. Ces filles ont de quatre à dix-sept ans, l’âge

variant avec les situations. Les pensionnaires amérindiennes appelées séminaristes, qui

sont accueillies gratuitement, restent de quelques semaines à deux ans ou plus. Toutes

sortes de raisons les amènent à être en pension au couvent: soit qu’elles aient été

remises comme otages, ou parce que c’est la saison de la chasse qui a éloigné tempo-

rairement les parents, ou encore parce qu’elles ont été déposées par leur famille pour

être y instruites et, si possible, francisées.7 Entre 1640 et 1670, le couvent aura une

centaine de séminaristes, mais beaucoup plus d’externes autochtones.

4 Guy Oury, Les Ursulines de Québec (1639–1953) (Sillery: Septentrion, 1999), p. 61.5 Voir Catherine Burke et Adèle Cimon, Les Ursulines de Québec depuis leur établissement jusqu’à nos jours

(Québec: C. Darveau, 1878), 1, pp. 22–23.6 Claire Gourdeau, Les Délices de nos cœurs. Marie de l’Incarnation et ses pensionnaires amérindiennes (1639–

1672) (Sillery: Éditions du Septentrion, 1994); Marcel Trudel, Les Ecolières des Ursulines de Québec (1639–

1686), Amérindiennes et Canadiennes (Montréal: Hurtubise-HMH, 1999); Guy Oury, Marie de l’Incarnation

(1599–1672) (Québec — Sablé-sur-Sarthe: Presses de l’Université Laval-Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1973);

Dominique Deslandres, ‘L’éducation des Amérindiennes d’après la correspondance de Marie Guyart de l’Incar-

nation’. Studies in Religion/Sciences religieuses, 16.1 (1987), 91–110; Vincent Grégoire, ‘L’éducation des filles

au couvent des ursulines de Québec à l’époque de Marie de l’Incarnation (1639–1672)’, Seventeenth-Century

French Studies, 17 (1995), 87–98.7 Depuis la venue de Samuel de Champlain au Canada, les autorités françaises mènent une politique d’assimila-

tion unique en son genre. Voir Colonizer or Colonized: The Hidden Stories of Early Modern French Culture

(Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2012) de Sara Melzer pour un excellent développement de la

notion d’assimilation appliquée à l’époque en Nouvelle-France. Le but des autorités est de diffuser le modèle

culturel français par la promotion du christianisme et de la langue française pour développer le peuplement de

la nouvelle colonie. La pratique de la francisation, vecteur de la politique d’assimilation des autochtones, se

caractérise par l’apprentissage du français, l’adhésion au catholicisme et aux vertus qu’il promeut (obéissance,

respect de l’autorité, etc.), la sédentarisation et le bon respect des lois (voir à ce sujet notre article intitulé

‘“Pensez-vous venir à bout de renverser le pays?”: la pratique d’évangélisation en Nouvelle-France d’après les

Relations des jésuites’, Dix-septième siècle, 201.4 (1998), 681–707). Mais, comme le précise Mezler dans une

autre étude intitulée ‘L’histoire oubliée de la colonisation française: universaliser la “francité”’, assimilation

n’est pas synonyme de métissage aux yeux des autorités françaises, même si elle y aboutit parfois. Le but visé

par ces dernières est de faire des Amérindiens des Français à part entière selon le principe de la ‘francité’: ‘La

‘francité’, explique Melzer, se manifestait par l’habit, les mœurs, la nourriture et la langue, précisément parce

que ces éléments [. . .] pouvaient tous être modifiés. Toute personne, même un sauvage barbare, venant du

fin fond des forêts du Nouveau Monde, pouvait devenir Français’ (Dalhousie French Studies, 65 (2003), 36–44,

(p. 41)).

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112 VINCENT GRÉGOIRE

La clientèle française, dont l’âge s’étale de 6 à 16 ans, comprendra dans le même

temps jusqu’à cinq cent pensionnaires, des Françaises qui, elles aussi, resteront de

quelques semaines à quelques années et paieront de 100 à 120 livres par an. Les

entrées et sorties des pensionnaires et des séminaristes ne coïncident pas avec un début

ou une fin de période scolaire, un concept qui n’existe pas en tant que tel à l’époque.

L’instruction et l’éducation s’y font continuellement hormis un ralentissement

pendant les mois d’été lorsque les navires arrivent de France puis repartent quelques

semaines plus tard.

Le programme pour les deux populations d’internes est essentiellement le même

et se concentre en grande partie sur une solide formation religieuse et morale dont

le but est de faire de ces jeunes filles des épouses chrétiennes dévouées, de bonnes

maîtresses de maison et des mères exemplaires. Les deux groupes, tout en vivant et

mangeant ensemble, ne partagent cependant pas les mêmes enseignantes, différence

de langues oblige; mais, dans leurs classes respectives, les jeunes filles étudient le

catéchisme, les prières, les chants et cantiques (en ‘Sauvage’ pour les Amérindiennes,

en latin et en français pour toutes), et sont instruites aux bonnes mœurs, à l’examen

de conscience et à la confession. A cette instruction s’ajoute l’apprentissage (l’acqui-

sition des rudiments pour nombre d’entre elles, en réalité, tant leur séjour est court)

de la lecture, de l’écriture, du calcul (savoir ‘chiffrer’ mais aussi ‘jetter’, soit calculer

à l’aide de jetons) et des travaux manuels comme la couture.

Cette éducation en grande partie religieuse cherche tout d’abord à préparer les

jeunes filles à la première communion (au baptême, en priorité, pour les autochtones),

puis, en un deuxième temps et à long terme, au rôle de bonnes mères de famille

sachant s’occuper de leur foyer. Ce but, s’il a été essentiellement atteint pour les

Françaises, quoiqu’avec difficulté, comme nous allons le voir, ne l’a pas été pour les

autochtones.

Les externes amérindiennes comme les filles de colons non pensionnaires sont, elles,

accueillies à la grille du parloir et préparées à être de bonnes chrétiennes par l’ensei-

gnement du catéchisme et la pratique de la mémorisation de chants, prières et canti-

ques. Le but visé, en ce qui les concerne, est exclusivement l’évangélisation. Assurer

le salut de leur âme et en faire de bonnes jeunes filles chrétiennes est toute l’ambition

des sœurs. En plus de ces filles externes, les ursulines vont aussi chercher à christia-

niser toute personne adulte, femme ou homme, venant fréquenter le parloir, cette

zone de rencontre par excellence où le ‘siècle’ entre en contact avec les sœurs et

réciproquement.8

La mère Marie de l’Incarnation, première supérieure du couvent de Québec, quoi-

que pionnière dans le cadre de l’enseignement missionnaire, est fille de son temps

même si les temps changent. Comme l’écrit Dominique Deslandres: ‘Ses théories se

situent alors dans une stricte orthodoxie par rapport aux directives françaises. Pour

8 Les Constitutions de 1647 rédigées par le père Jérôme Lalemant mais avec la collaboration de Marie de

l’Incarnation (cf. notre étude ‘Devoir d’obéissance, obligation de résistance: lorsqu’une ursuline s’oppose à

l’autorité masculine au XVIIème siècle’, Seventeenth-Century French Studies, 32.1 (2010), 102–117, [p. 111])

rappellent aux sœurs que le parloir est un lieu dangereux: ‘Elles considèreront [. . .] les parloirs comme des lieux

où elles sont hors de leur eslément et où on a subject de craindre les embusches de l’ennemy de nostre bonheur’

(Constitutions et règlements des premières Ursulines de Québec, éd. par Gabrielle Lapointe (Québec: Presses

de l’archevêché, 1974), p. 10). En résultat, il est conseillé aux sœurs d’y être toujours en compagnie d’une autre

religieuse et le voile baissé quand la grille du parloir est ouverte.

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113MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE

l’Ursuline, le système a déjà fait ses preuves’.9 Et hormis quelques rares concessions,

explique Guy Oury, ‘les Ursulines en sont encore au stade de la francisation

intégrale’.10

Le régime de l’internat est ainsi rigoureux,11 surtout pour les Amérindiennes qui

ne sont pas habituées à cette restriction sévère de liberté. De plus, la discipline est

stricte et la surveillance permanente, comme dans les couvents de la métropole

explique encore Deslandres: ‘Les moniales appliquent les mêmes règles de discipline

et de surveillance qu’elles respectent en France’.12

Certes, Marie de l’Incarnation est très française dans sa manière de penser et d’agir

lorsqu’elle arrive en Nouvelle-France, mais elle va s’adapter au fil des années. Son

évolution à l’égard des jeunes filles dont elle s’occupe va se faire en deux temps. Tout

d’abord, elle va prendre conscience, après quelques années, d’un premier malentendu

culturel: qu’il est quasiment impossible de franciser les Amérindiennes. Au mieux

peut-on les évangéliser. Comme l’écrit Guy Oury:

À mesure que le temps passe, les difficultés se manifestent et Marie de l’Incarnation prend

conscience d’un fossé culturel qui empêchera toujours d’assimiler les petites autochtones

aux mœurs de l’Ancien Monde.13

En fait, cette compréhension aura lieu assez rapidement, en quelques années tout au

plus.

Plus lente sera, dans un second temps, la dissipation d’un autre malentendu

culturel: que les filles des colons ne sont pas des ‘Françaises à l’identique’ mais des

enfants nées et ayant grandi dans une autre culture et exhibant un esprit, des valeurs

et des mœurs différents des filles de la métropole.

L’ursuline, bonne lectrice des Relations des jésuites au couvent de Tours, s’est en

effet méprise sur un certain nombre d’aspects de ce que représentait à ses yeux la

Nouvelle-France. Principalement:

- que les Amérindiens étaient tout prêts à se convertir, fascinés qu’ils étaient par

la culture et la religion françaises;

- que la communication avec les autochtones était aisée pour peu que le mission-

naire soit motivé, passionné, qu’il ‘brûle’ du désir d’évangéliser;

- que les enfants des colons partageaient les mêmes valeurs que les enfants de

France.

Tandis qu’elle projetait ses espoirs résumés dans la maxime ‘une foi, une loi, un roi’

sur ce pays lointain, sur cette Nouvelle-France totalement catholique parce qu’inter-

dite aux protestants depuis 1627 et donc meilleure que l’ancienne, elle s’était méprise,

de bonne foi certes, sur la nature de l’altérité climatique, géographique et humaine

9 Deslandres, p. 99.10 Oury, Marie de l’Incarnation, p. 349. Nous avons choisi Marie Guyart dite de l’Incarnation comme représen-

tante du ‘point de vue ursuline’, dans cette étude, parce qu’elle a été l’une des deux fondatrices (avec Mme de

La Peltrie) du couvent de Québec, qu’elle en a été de nombreuses années la supérieure, et qu’elle a laissé une

abondante correspondance (adressée en bonne partie à son fils) qui nous éclaire avec précision sur le point de

vue et la psychologie d’une religieuse française en terre étrangère. 11 Voir Trudel, p. 103.12 Dominique Deslandres, Croire et faire croire. Les missions françaises au XVIIème siècle (Paris: Fayard, 2003),

p. 375.13 Oury, Les Ursulines, p. 62.

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114 VINCENT GRÉGOIRE

qu’elle allait rencontrer, une altérité canadienne pouvant se résumer par cette autre

formule: ‘le froid, les bois, les Iroquois’. Marie de l’Incarnation, au tout début de son

séjour, a vu ce qu’elle voulait voir, a reconnu ce qu’elle voulait reconnaître. Ce n’est

qu’avec le temps, dans son interaction avec les pensionnaires et les séminaristes

et dans ses contacts réguliers au parloir, qu’elle va se rendre compte de sa vision

erronée.

Revenons sur les points de malentendu évoqués ci-dessus, des points selon nous

majeurs, même si ce ne sont pas les seuls, qui ont empêché un temps l’ursuline

missionnaire, et avec elle les autres sœurs, de voir la réalité telle qu’elle était.

Les Amérindiennes (et les Amérindiens aussi, au parloir) sont certes heureux de

fréquenter le couvent, de se faire instruire et de chanter prières et cantiques en leur

langue parce qu’un bon repas de sagamité et,14 pour les séminaristes, un refuge pour

l’hiver ou une éducation à la française, sont des ‘apas’ séduisants: ‘Voilà comme on

les gagne, et comme à la faveur d’un apas matériel on les attire à la grâce de Jésus-

Christ’ écrit Marie de l’Incarnation dans une lettre du 4 septembre 1640.15 Quinze ans

plus tard, l’ursuline explique dans une autre missive:

Les femmes sont entrées dans le Séminaire où nous leur avons fait festin, et donné

des présents [. . .]. Vous seriez surpris des adresses qu’il faut avoir pour attirer ces âmes

égarées à la foy.16

Ce n’est finalement qu’en 1668, après vingt-huit ans passés à évangéliser et civiliser

les Amérindiennes et, ironie du sort, alors que le ministre Colbert demande à l’inten-

dant Talon, dans une lettre en date du 20 février 1668, à ce que les missionnaires

(jésuites, sulpiciens. . .) se mobilisent plus que jamais pour franciser les autochtones

de Nouvelle-France, que Marie de l’Incarnation concède l’échec de la francisation à

laquelle elle s’est attelée pendant tant d’années, quitte pourtant à la poursuivre par

esprit d’obéissance:

Quant aux filles, nous en avons aussi de Sauvages avec nos Pensionnaires Françoises [. . .]

[P]our vous parler franchement, cela me paroît très-difficile [de les franciser]. Depuis tant

d’années que nous sommes établies en ce païs, nous n’en avons pu civiliser que sept ou

huit, qui aient été francisées; les autres qui sont en grand nombre, sont toutes retournées

chez leurs parens, quoi que très-bonnes Chrétiennes.17

La religieuse s’est trompée sur le grand attachement des Amérindiennes pour leur

culture et sur le rôle primordial que l’esprit d’indépendance et de liberté jouait dans

celle-ci.

Cornelius Jaenen explique ainsi, dans ‘Francisation et évangélisation des Amérin-

diens de la Nouvelle-France au XVIIème siècle’:

14 La sagamité est un mets consistant en une bouillie à base de maïs bouilli et de viande.15 Oury, Marie, p. 113.16 Oury, Marie, Lettre du 12 octobre 1655, p. 566.17 Oury, Marie, Lettre du 17 octobre 1668, p. 828. Dans une autre lettre en date du 1er septembre 1668, elle

développe le thème de l’échec de la francisation: ‘C’est [. . .] une chose très-difficile, pour ne pas dire impossible

de les franciser ou civiliser. Nous en avons l’expérience plus que tout autre, et nous avons remarqué de cent de

celles qui ont passé par nos mains à peine en avons nous civilisé une’, p. 809.

Page 7: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

115MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE

La politique de francisation échoua dans une certaine mesure parce que les Amérindiens

[. . .] possédaient un sens profond de leur identité et constituaient un peuple sûr de lui,

indépendant, autonome et bien adapté dans le milieu canadien.18

La mère ursuline évoque précisément ce problème de la liberté si chère aux jeunes

filles autochtones dans la suite de sa lettre du 17 octobre 1668: ‘La vie sauvage leur

est si charmante à cause de sa liberté, que c’est un miracle de pouvoir les captiver aux

façons d’agir des François qu’ils estiment indignes d’eux’.19

L’ursuline a finalement identifié l’une des difficultés majeures dans le processus de

civilisation des Amérindiens: le sentiment de supériorité de ces derniers qu’ils vont

conserver tout au long du XVIIème siècle. Le récollet Gabriel Sagard, dans son Grand

voyage du pays des Hurons publié en 1632, explique déjà à l’époque que les Amérin-

diens considèrent que leurs enfants sont ‘plus sages & de meilleur esprit’ que les

Français.20 Leur admiration pour certains aspects, souvent techniques, de la culture

française est certes indéniable. Cela ne les empêche pas de critiquer ces Européens qui

se croient supérieurs. Bruce Trigger écrit ainsi au sujet des Hurons, le peuple pourtant

le plus réceptif à l’effort d’acculturation opéré par la France:

They regarded the difficulties that the French had in learning to speak Huron as evidence

of their stupidity, and thus explained all difficulties the French had in acquiring skills that

the Huron held in common place.21

L’impossibilité pour les ursulines de franciser les Amérindiennes dans le cadre du

cloître malgré quelques concessions (le régime alimentaire, les chants en ‘Sauvage’,

la musique et un certain mignotage) découle, dans les faits, de l’impossibilité de

‘dresser’22 les corps et les esprits de ces jeunes filles qui ne s’habituent pas à l’univers

clos et très réglé du couvent.23 Marie de l’Incarnation en donne un bon exemple dans

une lettre du 9 août 1668: certaines séminaristes ne sont au couvent

18 Cornelius Jaenen, ‘Francisation et évangélisation des Amérindiens de la Nouvelle-France au XVIIème siècle’,

Société canadienne d’histoire de l’Eglise catholique, 35 (1968), pp. 33–46 (p. 45).19 Oury, Marie, p. 828.20 Gabriel Sagard, Le Grand voyage du pays des Hurons suivi du Dictionnaire de la langue huronne (Montréal,

Presses de l’Université de Montréal, 1998), p. 222.21 Bruce Trigger, The Children of Aataentsic. A History of the Huron People to 1660 (Montreal and London:

McGill-Queen’s University Press, 1976), 1, p. 432. Dominique Deslandres conclut ainsi une étude sur l’éducation

des Amérindiennes par les ursulines au XVIIe siècle: ‘les missionnaires se trompent grandement quant à la

valeur que les autochtones accordent à leur religion et aux normes de vie françaises. S’il y a chez ceux-ci une

forte attirance pour la technologie française, attirance qui n’a pas échappé à Marie de l’Incarnation, ils ne

goûtent guère les manières françaises: vivre dans des maisons de pierre où l’on gèle l’hiver, réprimer les contacts

sexuels pré-maritaux, croire en un paradis où tous, païens et convertis, ne pourront être réunis, punir ou seu-

lement restreindre les enfants, forcer quelqu’un à obéir, à travailler, à croire’. (‘L’éducation des Amérindiennes’,

p. 108).22 Ce terme de ‘dresser’ mentionné dans les Constitutions de 1647 (p. 86) est symptomatique d’une volonté

de ‘façonner’ (synonyme de ‘dresser’ dans le Dictionnaire François de Pierre Richelet (Genève: Jean Herman

Widerhold, 1680), p. 256, ou dans le Dictionnaire de l’Académie (1695), 1, p. 214), l’enfant, de le ‘dresser’

comme on dresse un cheval ou un chien (des exemples sont donnés dans les dictionnaires ci-dessus mentionnés)

pour l’arracher à sa nature quasi animale et en faire un être civilisé.23 Au couvent des ursulines du faubourg Saint-Jacques à la même époque, comme l’écrit Marie-Andrée Jégou: ‘La

musique ne pénètre pas dans le couvent. En 1657, une fillette ne peut apprendre à ‘iouër du luth’ malgré

le désir de ses parents. Les comédies, les danses, les jeux de cartes sont également exclus comme indécents’.

Les Ursulines du Faubourg Saint-Jacques à Paris (1607–1662) (Paris: Presses universitaires de France, 1981),

p. 156.

Page 8: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

116 VINCENT GRÉGOIRE

que comme des oyseaux passagers et n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes,

ce que l’humeur sauvage ne peut pas souffrir: dès qu’elles sont tristes les parens les retirent

de crainte qu’elles ne meurent. [. . .] Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par

caprice; elles grimpent comme des écurieux notre palissade, qui est haute comme une

muraille, et vont courir dans les bois.24

En résumé, il est impossible de les sortir de leur vie déréglée et de leur faire accepter

une vie disciplinée caractérisée par des règles strictes qui doivent les aider à contrôler

leurs désirs, canaliser leurs passions et leur permettre de conduire une bonne vie

chrétienne faite de retenue, ce que Marie de l’Incarnation explique dans une lettre du

1er septembre 1668:

L’humeur sauvage est faite de la sorte: elles ne peuvent être contraintes, si elles le sont,

elles deviennent melancholiques, et la melancholie les fait malades.25

Certes, l’ursuline va se contenter de déclarer victoire sur le front de l’évangélisation:

les séminaristes qui n’ont pas pu être francisées sont du moins reparties bonnes

chrétiennes. Mais, il faut en fait relativiser la qualité de cette évangélisation dans la

mesure où un nombre important de séminaristes n’ont, par exemple, pas intériorisé

certaines notions comme le péché, la culpabilité, ou certaines pratiques comme l’auto-

répression, des aspects importants de l’instruction religieuse prodiguée au couvent.

Un deuxième malentendu culturel auquel les religieuses enseignantes font face, dès

leur arrivée à Québec, est celui de la langue, une langue qui, originellement, ne sem-

ble pas être un obstacle sérieux, une barrière de taille. Marie de l’Incarnation explique

très candidement son point de vue dans une lettre du 4 septembre 1641, soit deux ans

après son arrivée:

Je n’ay pas perdu mes peines dans le soin espineux d’une langue estrangère qui m’et

maintenant si facille que je n’ay point de peines d’anseigner nos saints mistères à nos

Néophites dont nous avons eu grand nombre cette année: plus de 50 séminaristes, plus de

700 visites de sauvages et de sauvagesses que nous avons tous assistés spirituellement et

temporellement.26

Certes, la mère ursuline a des facilités réelles dans l’apprentissage des langues; mais

les difficultés de communication rencontrées par elle et les sœurs sont néanmoins

multiples, ainsi qu’elle va y faire plusieurs fois allusion dans sa correspondance.

Tout d’abord, pour pouvoir évangéliser et franciser efficacement les jeunes

Amérindiennes, il faut connaître plusieurs langues parlées par les différentes ethnies:

24 Oury, Marie, p. 802. Le père Le Jeune, en 1637, soit environ trente ans plus tôt, parlant des jeunes garçons

‘séminaristes’ qui résident avec lui à Québec, exprimait le même sentiment: ‘Il n’y a rien de si difficile que de

régler les peuples de l’Amérique. Tous ces barbares ont le droit des asnes sauvages. Ils naissent, vivent et meu-

rent dans une liberté sans retenue. [. . .] C’est une grande risée parmi eux de dompter ses passions’. JR [The

Jesuit Relations and Allied Documents], éd. par Reuben Gold Thwaites, XII (Cleveland: The Burrows Brothers

Company, 1896–1901), p. 60.25 Oury, Marie, p. 809. Guy Oury, dans le propos suivant, explique en quoi la différence culturelle a encore pu

jouer, qui a partiellement empêché les ursulines de voir ce dont souffraient les Amérindiennes séminaristes: ‘il

y avait chez les enfants des crises profondes de mal du pays que les ursulines, habituées dès l’enfance à une vie

sédentaire dont l’horizon dépassait rarement quelques lieues, ont eu de la peine à comprendre’, Les Ursulines

de Québec (1639–1953), p. 64.26 Oury, Marie, p. 132.

Page 9: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

117MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE

l’algonquin, le montagnais, le huron, puis, plus tard, dans les années 1660, l’iroquois.

Marie de l’Incarnation avouera, dans une lettre du 9 août 1668, trente ans environ

après son arrivée:

ces langues barbares sont difficiles, et pour s’y assujettir il faut des esprits constans.

(Mon occupation les matinées d’hiver est de les enseigner à mes jeunes Sœurs. [. . .] Mais

d’apprendre un nombre de mots du Dictionaire, ce leur est une peine, ce leur sont des

épines). De nos jeunes Sœurs il n’y en a qu’une qui pousse avec vigueur. La Mère Assis-

tante et la Mère de sainte Croix y sont assez sçavantes, parceque dans les commencemens

nous apprîmes le Dictionaire par cœur. (Comme ces choses sont très difficiles je me suis

résolue avant ma mort de laisser le plus d’écrits qu’il me sera possible. [. . .])27

De plus, autre difficulté de taille, pendant des années certains concepts que veulent

inculquer les missionnaires aux autochtones pour pouvoir les christianiser mais aussi

pour les franciser n’existent pas. Le père récollet Gabriel Sagard, évoquant vers 1630

la langue huronne, explique dans son ouvrage Le Grand voyage du pays des Hurons:

leur langue [est] assez pauvre et disetteuze de mots en plusieurs choses, & particuliere-

ment en ce qui est des mysteres de nostre saincte Religion, lesquels nous ne leur pouvions

expliquer, ny mesme le Pater Noster, sinon que par periphrase, c’est-à-dire, que pour un

de nos mots, il en falloit user de plusieurs des leurs: car entr’eux ils ne sçavent que c’est

de Sanctification, de Regne celeste, du tres-sainct Sacrement, ny d’induire en tentation.

Les mots de Gloire, Trinité, sainct Esprit, Anges, Resurrection, Paradis, Enfer, Eglise, Foy,

Esperance & Charité, & autres infinis, ne sont pas en usage chez-eux.28

Non que les langues autochtones souffrent d’une ‘disette’ quelconque ou d’une

impossibilité à exprimer les réalités abstraites. Elles sont seulement le produit de

cultures non-européennes exprimant des connaissances, des croyances, une perception

et compréhension du monde autres, explique Cornelius Jaenen dans ‘Ameridian

Views of French Culture in the Seventeenth-Century’:

modern linguist experts do not find the Amerindian languages deficient for expressing the

abstract and symbolic. [. . .] The deficiency arose more out of the cultural approach and

the implications of evangelization for Amerindian society than from linguistic difficulties.29

N’oublions pas que les ursulines sont venu ‘transplanter’30 un modèle prévalent en

France pour l’appliquer à cette nouvelle clientèle amérindienne. Afin d’y arriver, elles

vont se mettre avec acharnement à l’apprentissage des langues, un apprentissage qui

va s’avérer laborieux et aux résultats limités.

27 Oury, Marie, p. 801.28 Sagard, pp. 164–65. Le père Le Jeune fait essentiellement la même remarque dans la Relation de 1634: ‘leur

langue [est] tres-riche & tres pauvre; toute pleine d’abondance & de disette; la pauvreté paroist en mille articles.

Tous les mots de pieté, de dévotion, de vertu [. . .] le langage des Theologiens, des Philosophes, des Mathema-

ticiens, des Medecins [. . .] tout cela ne se trouve point ny das la pensee, ny dans la bouche des Sauvages’, JR,

VII (1634), p. 20. Pour ce qui est de l’obstacle des langues auquel sont confrontés les missionnaires jésuites,

consulter notre article: ‘“Pensez-vous venir à bout de renverser le pays?”: la pratique d’évangélisation en

Nouvelle-France d’après les Relations des jésuites’, pp. 683–86.29 Jaenen, ‘Ameridian Views of French Culture in the Seventeenth-Century’, The Canadian Historical Review,

55.3 (September 1974), 261–291 (pp. 276–77).30 Deslandres, Croire et faire croire, p. 367.

Page 10: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

118 VINCENT GRÉGOIRE

Il est bon, à ce moment de notre étude, d’expliquer les difficultés linguistiques

rencontrées par les jésuites dans le premier tiers du siècle en Nouvelle-France, des

difficultés auxquelles les sœurs n’ont pas eu à faire face, elles qui ont hérité des acquis

des missionnaires de la compagnie de Jésus. Comme le résume Brian Brazeau dans

son excellent ouvrage Writing a New France (1604–1632): ‘the French relationship to

language constantly tended towards a goal of cultural translation’.31 Les missionnai-

res considèrent en effet que la conversion des Amérindiens est un projet aussi bien

linguistique et religieux que culturel.

Pour convertir, il faut d’abord savoir maîtriser la langue de l’Autre: les langues

algonquine, montagnaise ou huronne en l’occurrence.32 Or, comme ces langues sont

perçues comme très riches pour exprimer les activités quotidiennes (chasse, pêche,

etc.) mais très pauvres pour développer les sujets portant sur la spiritualité et, plus

généralement, la pensée, les jésuites vont s’efforcer d’apprendre ces langues pour les

‘investir’, selon le mot de Pierre Berthiaume, les ‘pénétrer’ pour les ‘ordonner’ et les

rendre réceptives à la religion chrétienne.33 Comme le résume d’une façon appropriée

cet historien: ‘avant de convertir les hommes, il faut convertir la langue’.

Le père Le Jeune illustre bien cette approche au début vouée à l’échec parce

qu’elle s’efforce de ‘réduire’ la langue de l’Amérindien en cherchant à la christianiser.

En cela, l’optimisme du missionnaire rend ce dernier quelque peu aveugle à la qua-

lité des résultats obtenus. En 1632, Le jeune fait ainsi le catéchisme à une vingtaine

d’enfants montagnais:

ie leur fais dire le Pater, Ave, & Credo, en leur langue: ie leur explique grossierement le

mystere de la Sainte Trinité, & de l’Incarnation, & à tous bous de champ, ie leur

demande si ie dis bien, s’ils entendent bien, ils me respondent tous, eoco, eoco, ninisitou-

tenan; ouy, ouy, nous entendons. Ie les interroge par apres s’il y a plusieurs Dieu, &

laquelle des trois personne s’est fait homme; ie forge des mots approchans de leur lãgue

que ie leur fais entendre.34

Nous pouvons imaginer que cet enseignement est des plus superficiels étant donné

que les enfants ne peuvent pas saisir les ‘vérités’ spirituelles abstraites dont parle le

père, des ‘vérités’ qui n’existent pas dans leur culture animiste.

Il va falloir attendre 1636 pour que le père de Brébeuf découvre le principe

d’articulation grammaticale de la langue montagnaise, une variante de la langue

algonquine parlée par de nombreuses tribus en Nouvelle-France:35

31 Brazeau, Writing a New France, 1604–1632: Empire and Early Modern French Identity (New York: Ashgate,

2009), p. 59.32 Pour une solide réflexion sur les avantages politiques et religieux obtenus par les missionnaires au moyen de

la maîtrise des langues amérindiennes, lire Micah True: ‘Maistre et Escolier: Amerindian Languages and

Seventeenth-Century French Missionary Politics in the Jesuit Relations from New France’, Seventeenth-

Century French Studies, 31.1 (1995), 59–70.33 Pierre Berthiaume, ‘Babel, l’Amérique et les jésuites’, La France-Amérique (XVIème-XVIIIème siècle). Actes du

XXXVème colloque international d’études humanistes, éd. par Frank Lestringant (Paris: Honoré Champion,

1998), pp. 342–54 (p. 352).34 JR, VI (1633), pp. 186–88. Je souligne.35 Selon Berthiaume: ‘[S]i l’on fait abstraction des tribus qui parlent les langues huronne et iroquoise, presque

toutes les ethnies comprises entre les Grands Lacs et la côte est du Canada et entre la baie d’Hudson et l’actuelle

Caroline du Nord’ parlent l’algonquin’, p. 346.

Page 11: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

119MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE

Les mots composez leur sont plus en usage, & ont la meme force que l’adjectif & subs-

tantif ioints ensemble parmy nous. [. . .] La variété de ces noms composez est tres-grande,

& c’est la clé du secret de leur Langue.36

Cette structure à ‘géométrie variable’ des mots composés est une découverte linguis-

tique très importante pour comprendre une langue amérindienne jusque-là essentiel-

lement très hermétique et par là même bien difficile à apprendre. Margaret Leahey

présente en ces termes la contribution apportée par ce père: ‘Brébeuf’s discovery

was a tremendous breakthrough for the missionary linguists’.37 ‘All subsequent

Jesuit linguistic work built on [. . . his] discovery of the polysynthetic feature of the

native languages — the “clef du secret”’.38

Si Le Jeune, comme la plupart des autres jésuites, est un bon linguiste, qui n’hésite

cependant pas à adopter un point de vue critique sur la langue de l’Autre, Brébeuf,

quant à lui, est foncièrement épris de l’étude des langues amérindiennes et s’émerveille

de leur complexité.39 Néanmoins, comme le précise Pierre Berthiaume:

[les jésuites] ne viennent pas au Canada en ethnologues, mais comme soldats du Christ,

qui doivent moins chercher à comprendre l’Autre qu’à lui imposer des vérités religieuses

et des règles de morale qui paraissent peu compatibles avec sa langue maternelle.40

Et le syncrétisme ne va essentiellement pas être pratiqué par les missionnaires

canadiens, au contraire de l’approche d’évangélisation des jésuites en Inde ou en

Chine, parce que, selon les pères de Nouvelle-France, aucun aspect de la culture

amérindienne ne s’y prête.41

36 JR, X (1636), p. 116. Je souligne.37 Margaret Leahey, ‘“Comment peut un muet prescher l’évangile?” Jesuit Missionaries and the Native Languages

of New France’, French Historical Studies, 19.1 (Spring 1995), 105–31 (p. 122).38 Leahey, p. 129. Elle avait auparavant precisé: ‘Polysynthetic languages [soit la plupart des langues amérindien-

nes], typically have words which have a number of component parts that have no meaning out of context. The

order of the part is determined. [. . .] The choice between the ‘alternative possibilities of incorporating noun

roots into the verbs or expressing them separately in any given sentence’ is governed by rules of ‘syntax,

emphasis, and style, as well as lexical conventions’. p. 122, note 95. Voir à ce sujet le remarquable ouvrage de

Victor Egon Hanzeli intitulé Missionary Linguistics in New France. A Study of Seventeenth- and Eighteenth-

Century Descriptions of American Indian Languages (The Hague-Paris, Mouton, 1969). 39 Brébeuf écrit par exemple au sujet de la langue huronne: ‘Ce que je trouve de plus rare, est qu’il y a une

coniugaison feminine, au moins en la troisiesme personne, tant du singulier que du pluriel’. JR, X (1636),

p. 122. Wallace Chafe reconnaît les talents linguistiques et la passion pour les langues du père Brébeuf:

‘Like [the Recollet Gabriel] Sagard, Brébeuf recognized that the structure of Huron words was marvellously

complex’, in ‘The Earliest European Encounters with Iroquoian Languages’, Decentring the Renaissance.

Canada and Europe in Multidisciplinary Perspective, 1500–1700, ed. by Germaine Warkentin and Carolyn

Podruchny (Toronto-Buffalo-London: University of Toronto Press, 2001), pp. 252–261, (p. 260).40 Berthiaume, p. 345.41 Il est à noter qu’en Extrême-Orient, les jésuites ne perçoivent pas les Japonais ou les Chinois comme des

mineurs, tant leur culture est ‘civilisée’ et ‘policée’: voir notre étude ‘Les “réductions” de Nouvelle-France: une

illustration de la pratique missionnaire jésuite’, Dix-septième siècle, 196.3 (1997), 519–529; voir aussi Li

Schenwin: Stratégies missionnaires des jésuites français en Nouvelle-France et en Chine au XVIIème siècle

(Québec-Paris: Presses de l’Université Laval-L’Harmattan, 2001). C’est pourquoi, le père Le Jeune va opter pour

la ‘pastorale de la peur’ comme moyen le plus efficace de conversion des autochtones en ces terres ‘oubliées

de Dieu’. Comme l’affirme Réal Ouellet: ‘Si les jésuites savaient parfaitement jouer de la séduction en Chine

pour convertir un peuple “civilisé” [écrit-il dans ‘Projet missionnaire et hantise du pouvoir [. . .]’], il en va tout

différemment en Canada. Lejeune demeurera toujours convaincu que la seule manière d’amener les ‘Barbares’

canadiens au Christianisme sera d’enraciner la crainte en eux’. Réal Ouellet, ‘Projet missionnaire et hantise

du pouvoir chez le jésuite Paul Lejeune en Canada — 1632–1640’, éd. par Laurier Turgeon, Les Productions

symboliques au pouvoir — XVIème-XXème siècle (Sillery: Septentrion, 1990), pp. 111–124, (p. 119).

Page 12: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

120 VINCENT GRÉGOIRE

Si les jésuites peuvent, à partir de la fin des années 1630, finalement commencer à

parler les langues amérindiennes et les utiliser comme outils de christianisation et de

conversion, ils vont néanmoins avoir des difficultés à traduire les nouveaux concepts

religieux qu’ils cherchent à enseigner. Ainsi en est-il du concept d’eucharistie,

Atonesta, qui, s’il peut exprimer un témoignage de reconnaissance, est cependant

expurgé, comme l’explique John Steckley, de son sens d’ingestion du corps du Christ:

‘It is significant that there was not contained within this term the notion of the eating

of the body of Christ, a notion which might have been too close to the “cannibalism”

that the priests were trying to discourage’.42 De même en est-il des notions de

Trinité ou encore de Dieu.43

Les religieuses nouvellement arrivées vont, grâce aux acquis linguistiques réalisés

par les jésuites, profiter de cette grande expérience par la lecture de leurs ouvrages

(dictionnaires, glossaires et grammaires) et les leçons de langue qu’ils leur donnent au

parloir. Comme le conseillent les pères, les ursulines apprennent les langues amérin-

diennes par préceptes et méthode, à l’instar de l’apprentissage de la langue latine.44

En effet, ainsi que l’explique le père Lalemant en 1659: ‘Nous avons tous les principes

de ces langues [algonquine, montagnaise, abénaqui] parfaitement aiustez à ceux de la

langue Grecque et Latine’.45 Pour les sœurs, le latin qu’elles ont appris est le modèle

à suivre pour apprendre les langues des autochtones.

Etant donné que le grand problème de la traduction de la doctrine chrétienne a été

en partie résolu quand les premières religieuses arrivent à Québec,46 celles-ci vont

s’atteler, avec détermination mais selon leurs capacités, à l’apprentissage des langues

indigènes; et avec d’autant plus de vigueur lorsque les Constitutions officielles datant

de 1647 vont le demander expressément:

Or d’autant qu’on ne peut vaquer commodément à leur instruction [celle des Amérindien-

nes] qu’en entendant et sçachant parler leur langue [. . .], autant [les sœurs] auront-elles

soin de s’estudier à la langue des sauvages pour en avoir et entretenir l’usage; et ce seroit

tromper le ciel et la terre [. . .] que de négliger ce soin et cet estude.47

Pour cela, elles s’y adonneront en fin d’après-midi et le dimanche, si rien ne les en

empêche, tandis que les jeunes religieuses, lors des huit derniers mois de leur noviciat

de deux ans, vaqueront ‘les jours ouvriers, un [sic] heure le jour, à aprendre les

langues des sauvages’, le but visé étant, précisent les Constitutions, de ‘se rendre au

plus tost capables de servir Dieu dans l’exercice le plus propre de leur vocation en ces

contrées’.48

Le vœu est pieux et louable mais la tâche est très ardue; et rares seront les ursulines

capables de bien communiquer en une ou plusieurs langues, Marie de l’Incarnation

42 John Steckley, ‘Brébeuf’s Presentation of Catholicism in the Huron Language: A Descriptive Overview’, Revue

de l’Université d’Ottawa/University of Ottawa Quarterly, 48 (1978), 93–115 (p. 113).43 Micah True, ‘“Il faut parler pour être entendu”: Talking about God in Wendat in 17th century New France’,

Cahiers du dix-septième: An Interdisciplinary Journal, 12.1 (2008), 19–36 (pp. 24 et 27).44 Oury, Marie, p. 969.45 JR, XXVI (1659), p. 70.46 Paul-André Dubois, De l’oreille au cœur. Naissance du chant religieux en langues amérindiennes dans les

missions de Nouvelle-France (1600–1650) (Sillery: Septentrion, 1997), p. 48. 47 Constitutions, p. 94.48 Constitutions, p. 113.

Page 13: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

121MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE

étant une exception de taille, elle qui va écrire plusieurs catéchismes et dictionnaires

en iroquois, algonquin et huron pour aider ses sœurs.49 L’apprentissage prend ainsi

beaucoup de temps et certaines sœurs sont ‘imperméables’ aux langues. Comme

l’explique Guy Oury, ‘les Ursulines faisaient de leur mieux pour parler correctement,

mais y parvenaient rarement’.50 En 1640, elles ne font encore que ‘balbutier’ les

dialectes algonquin, montagnais et huron.51

L’apprentissage linguistique des religieuses va porter en grande partie sur la bonne

prononciation des langues amérindiennes et sur la lecture de textes en ces langues,

des textes catéchistiques que les pères jésuites leur ont passés.52 Le but est de faire

mémoriser ces prières (Pater Noster, Ave Maria. . .), cantiques, commandements,

credo et points de doctrine aux jeunes filles puis de les leur faire réciter. La foi vient

en bonne part par la mémorisation pensent les autorités ecclésiastiques de l’époque,

en France comme en Nouvelle-France. De plus, comme les Amérindiennes ont grandi

dans une culture de l’oral, le processus de mémorisation ne peut qu’en être facilité.

Cette instruction religieuse, certes rudimentaire et basée sur la mémorisation, doit

préparer au baptême, et, pour certaines séminaristes ‘de longue durée’, à la première

communion. Il n’y a pas de doute que les ursulines ayant quitté la France n’imagi-

naient pas à quel point la difficulté des langues autochtones ferait obstacle à leur rôle

missionnaire. La déconvenue a dû être sérieuse, surtout au début de leur séjour. Mais

avec l’aide des jésuites, elles vont rapidement apprendre les techniques permettant de

pallier ces difficultés: faire mémoriser puis réciter; faire chanter aussi, le chant étant

un excellent moyen très apprécié des Amérindiens pour bien faire retenir ce que les

sœurs enseignent. Utiliser les images dans leur travail d’évangélisation va être un autre

outil didactique de première importance, comme l’a si bien montré François-Marc

Gagnon dans son étude incontournable La Conversion par l’image.53

La dernière méprise rencontrée par Marie de l’Incarnation en particulier, cette

fois-ci (mais sans doute n’est-elle pas la seule ursuline à en avoir été victime), et celle

qui lui prendra le plus de temps à dépasser, réside dans le jugement négatif qu’elle

porte, pendant de nombreuses années, sur les jeunes ‘Françaises’ de la colonie. Elle

écrit ainsi le 1er septembre 1652: ‘les filles Françoises seroient de vraies brutes, sans

l’éducation qu’elles reçoivent de nous, et de laquelle elles ont encore plus de besoin

que les Sauvages’.54

Cette critique va revenir, tel un leitmotiv, dans sa correspondance: 19 août 1664:

il est certain que si Dieu n’eût amené des Ursulines en ce païs, elles [les pensionnaires

françaises] seroient aussi sauvages, et peut-être plus que les sauvages mêmes’;55

le 9 août 1668:

L’on est fort soigneux en ce païs de faire instruire les filles Françoises; et je puis vous

assurer que s’il n’y avoit des Ursulines elles seroient dans un danger continuel de leur

49 Voir Oury, Marie, pp. 678 et 801.50 Oury, Les Ursulines, p. 65.51 Dubois, p. 75.52 Voir Dubois, p. 75.53 La Conversion par l’image, un aspect de la mission des Jésuites auprès des Indiens du Canada au XVIIème

siècle (Montréal: Bellarmin, 1975).54 Oury, Marie, p. 476.55 Oury, Marie, p. 735.

Page 14: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

122 VINCENT GRÉGOIRE

salut [. . .] [entre autre raison parce que] les filles en ce païs sont pour la pluspart plus

sçavantes en plusieurs matières dangereuses, que celles de France. Trente filles nous don-

nent plus de travail dans le pentionnaire [pensionnat] que soixante ne font en France;56

le 11 octobre 1669:

Dieu nous veut [nous, les ursulines] en Canada pour y assister les filles tant Françoises

que Sauvages. Et en vérité les premieres seroient pires que les dernières s’il n’y avoit ici

des Ursulines pour les élever et les cultiver’.57

Pour Marie de l’Incarnation, le terme de ‘sauvage’ s’appliquerait donc ironiquement

presque mieux aux Françaises qu’aux Amérindiennes.

En fait, il ne faut pas oublier que l’ursuline est le produit de son époque et de son

milieu: religieuse enseignante en milieu cloîtré en France, elle cherche à reproduire ce

même modèle d’enseignement à Québec dans le cadre de la clôture, ‘cette sainte et

heureuse prison’ comme la qualifient les Constitutions.58 Par exemple, les pensionnai-

res et séminaristes résidant au couvent doivent être surveillées en permanence;59 des

punitions corporelles comme ‘le châtiment de la verge’ peuvent être infligées;60 la

curiosité des écolières doit être réprimée;61 l’obéissance stricte est de règle.

Certes, dès leur arrivée, Marie de l’Incarnation et les sœurs comprennent que

les conditions d’enseignement seront différentes. Nouveaux milieux ethnique et

climatique obligent:

Il y a aussi des choses [dans nos règlements présents] qui ne sont ni de Paris ni de Tours

[les deux Maisons d’origine des sœurs, explique la mère ursuline dans une lettre de l’été

1656], mais qu’il a fallu établir [. . .], tant par la nécessité du climat que pour l’édification

des peuples ausquels nous aurions été inutiles, si nous avions voulu faire toutes choses

comme en France.62

Cependant les changements effectués portent principalement sur l’accueil des Amé-

rindiennes (les séminaristes sont recueillies gratuitement, par exemple) et quelques

concessions à leur égard dans le cadre du pensionnat (nourriture, chants en langue

autochtone, . . .), mais aussi sur la sélection des Françaises acceptées en internat

(souvent des filles de la campagne de familles aisées ou pauvres auxquelles vont

s’ajouter les jeunes Françaises de Québec des milieux fortunés, à la différence de la

France où l’origine des pensionnaires relève d’un critère social et économique, et

non géographique: aux élèves pauvres, l’externat; aux élèves des milieux bourgeois et

nobles: le pensionnat).

Marie de l’Incarnation, si elle a pu se douter qu’un processus de canadianisation

s’opérerait à long terme, n’aurait jamais imaginé qu’il se déroule aussi rapidement,63

56 Oury, Marie, pp. 801–02.57 Oury, Marie, p. 860.58 Constitutions, p. 10.59 Constitutions, pp. 104 et 227.60 Constitutions, p. 228.61 Constitutions, p. 85.62 Oury, Marie, p. 578. Au sujet de l’histoire des règlements du couvent des ursulines de Québec au 17ème siècle,

parcourir notre article: ‘Devoir d’obéissance, obligation de résistance: lorsqu’une ursuline s’oppose à l’autorité

masculine au 17ème siècle en Nouvelle-France’, Seventeenth-Century French Studies, 32.1 (2010), 102–117.63 Voir Trudel, p. 31.

Page 15: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

123MALENTENDUS CULTURELS EN NOUVELLE-FRANCE

une canadianisation des esprits et des mœurs des ‘Françaises’ à laquelle elle a cherché,

au fil des années, à s’opposer dans l’instruction et l’éducation des pensionnaires au

couvent:

Si Dieu n’eût amené des Ursulines en ce païs, elles [‘les filles Françoises’] seroient aussi

sauvages, et peut-être plus que les sauvages mêmes. Il n’y en a pas une qui ne passe

par nos mains, et cela réforme toute la colonie, et fait règner la religion et la piété dans

toutes les familles.64

Vœu pieux. En fait, ‘Marie-la cloîtrée’ peine à ouvrir l’esprit et à accepter, jusque

dans les années 1660, l’idée que le modèle religieux français ne peut s’imposer tel quel

en Nouvelle-France parce qu’un nouvel esprit, plus libre, y règne. En 1668 encore,

elle écrit: ‘nous voions bien que pour maintenir l’esprit religieux en ce païs il nous y

faudra toujours avoir des Religieuses de France’.65

Ce nouvel esprit est bien reflété dans un propos du gouverneur de Trois-Rivières,

Pierre Boucher:

Les habitants ont-ils bien des enfans? Ouy, qui viennent bien-faits, grands et robustes,

aussi bien les filles que les garçons: ils ont communément l’esprit assez bon, mais un peu

libertins, c’est-à-dire, qu’on a de la peine à les captiver pour les estudes.66

Marie de l’Incarnation, si elle va finalement accepter ce nouvel esprit pour les garçons

en qui elle voit un nouveau peuple, les ‘François-Canadois’ (‘nos jeunes François-

Canadois [. . .] sont très-vaillans, et [. . .] courent dans les bois comme des Sauvages’

écrit-elle dans une lettre du 16 octobre 1666,67 se rendant au fait qu’ils se sont, dans

une certaine mesure, indianisés), refuse cet esprit aux jeunes Françaises jusqu’en 1670,

année où elle lâche enfin le mot et admet explicitement une différence de cultures:

Nous demandons cette année en France quelques Religieuses pour nous aider à élever nos

filles Canadoises [. . . en ce] païs qui ne ressemble pas encore à la France, et qui n’en

approchera de longtemps.68

Après bien des années, l’ursuline a compris que les Canadiens formaient un peuple

qui, tout en étant encore très français, s’était constitué un début d’identité propre.69

Denis Monière résume ainsi cette identité nouvelle: ‘Il semble bien que l’individua-

lisme et l’esprit d’indépendance constituent deux des éléments dominants de la pensée

des Canadiens sous le Régime français’.70

Autant, lors de leurs premières années à Québec, Marie de l’Incarnation et les

sœurs ursulines étaient optimistes en ce qui concerne l’efficacité de leur mission pour

évangéliser et franciser les Amérindiennes, et pour instruire et éduquer les Françaises,

64 Oury, Marie, p. 735. Lettre du 19 août 1664.65 Oury, Marie, p. 822. Lettre du 21 septembre 1668.66 Pierre Boucher, Histoire Veritable et Naturelle des Moeurs & Productions du Pays de la Nouvelle France

Vulgairement dite Le Canada (Paris: Florentin Lambert, 1664), p. 139.67 Oury, Marie, p. 768.68 Oury, Marie, p. 891. Lettre du 18 septembre 1670.69 Cela n’a pas pris autant de temps pour les habitants de la petite colonie qui ‘s’intitulent “Canadois”’ dès 1651,

ainsi que l’écrit Gustave Lanctôt dans son Histoire du Canada,. I (Montréal: Beauchemin, 1964), p. 395.70 Denis Monière, Le Développement des idéologies au Québec des origines à nos jours (Montréal: Editions

Québec-Amérique, 1977), p. 72.

Page 16: Malentendus culturels rencontrés par les missionnaires ursulines en Nouvelle-France au XVIIème siècle

124 VINCENT GRÉGOIRE

autant la réalité va s’imposer et exposer l’échec partiel de leur approche éducative

par trop ‘française’, rigide, contraignante, culturellement étouffante. Comme l’écrit

Dominique Deslandres, les critiques que fait la mère tourangelle au sujet des autoch-

tones (leur comportement ‘libertin’, leurs croyances ‘infantiles’, leur manque de

‘politesse’. . .) ‘reflètent [. . .] l’ethnocentrisme de l’Ursuline’.71

Ainsi, rapidement, l’identité canadienne émergente va défier puis dépasser les sœurs

formées au moule religieux français de la Contre-Réforme et vivant presque ‘en vase

clos’ dans le cloître. Comme l’écrit le père Lalemant à la fin des années 1630: ‘Le

libertinage des enfans [amérindiens] en ces pays est si grand, et ils se trouvent si

incapables de reglement et de discipline, que tant s’en faut que nous puissions esperer

la conversion du pays par l’instruction des enfants’.72

Ce propos émis par un père aurait tout aussi bien pu l’avoir été par Marie de

l’Incarnation dans les années 1650 ou 1660, et d’autant plus facilement qu’il pouvait

s’appliquer, dans l’esprit de cette dernière, aussi bien aux Amérindiennes qu’aux

Françaises, ‘sauvages’ à leur manière. L’instruction étant la dernière ligne de salut,

Marie et les sœurs s’y sont donné à fond, sincèrement, avant de commencer à

comprendre que la différence de culture caractérisée essentiellement par une plus

grande liberté ne représentait pas automatiquement un signe de relâchement moral

ou la perte de toute possibilité de salut pour les jeunes filles autochtones et françaises

qui sont passées entre leurs mains. C’est en cela que l’on peut dire que, dans une

certaine mesure, leur ‘combat spirituel’ a abouti même si leur quête pour ‘franciser’

Canadoises et autochtones n’a pas atteint le but espéré.

Note biographique

Vincent Grégoire est Nichols Professor of French à Berry College, en Géorgie (USA).

Il a publié dans nombre de revues dont The Romanic Review, The French Review,

Cahiers du XVIIème, Papers on French Seventeenth Century Literature, Symposium,

Dix-septième siècle, L’Herne et bien sûr Seventeenth-Century French Studies. Après

avoir écrit sur le théâtre du Grand Siècle, il s’intéresse depuis une quinzaine d’années

aux missionnaires de Nouvelle-France.

Email: [email protected]

71 Deslandres, ‘L’éducation des Amérindiennes’, p. 108.72 JR, XVI (1630), p. 250.