225
J ur al des n hropologues D o OLOGU 1

Management - Ethnologie

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Management et sciences sociales anthropologie

Citation preview

  • J ur aldes

    n hropologues

    D o OLOGU 1~

  • JOURNAL DES ANTHROPOLOGUES

    ".' ' .

    . 'DOSSIER' .. '

    ETHNOLOGIE DE L'ENTREPRISE .'

  • Publi avec le concours du Centre National des Lettres et de l'RSTM.

    Nous remercions la 'Maison des Sciences de l'Homme pour la participa-tion qu'elle apporte aux publications_de: FA.FA.

    ..' ..

  • Ce numro a t coordonn par Monique Slim et Kurumi Sugita.

    Nous tenons remercier les auteurs des manuscrits qui nous sont envoys'et qui sont autant de contributions a vi~ de l'Association.

    La forme et le contenu des article~ n'engagent que la responsabilit de.leurs auteurs.

    "

    ," .' .

  • COLLECTIF DE REDACTION

    Marie-Christine ANEST-coUPFNClaude ARDITI

    ,Rita CORDONNIERNicole ECHARD

    Marie-PauIe'FERRYJeanine FRIBOURG

    Marc-Eric GRUENAJSDanile KINTZ

    Annie LE PALECOlivier MASCLET

    Catherine QUIMINALMonique SELIM

    Alex-Louise TESSONNEAU

    Toute correspondance doit tre adresse :

    Journal des anthropologuesA.FA. - E.H.E.S.S.1, rue du 11 Novembre92120 MONTROUGE

    Tl. : (1) 40 92 17 30RpondeurPermanence le mardi aprs-midi

  • .L, .

    ., ...

    .SOMMAIRE

    DOSSIER - ETHNOLOGIE DE L'ENTREPRISE

    Introduction: Parcours ethno- .logiques dans l'entreprise

    Dsacraliser l'entreprise: unterrain ethnologique banal.Entretien avecRalis par

    Insertions ethnologiquesdans l'entreprise

    De l'anthropologie des travailleurs l'anthropologie de l'entreprise:hypothses africanistes

    Anthropologie et industrie-. . .

    Une exprience d'ethnographieen entreprise

    De la rserve l'usine.Entretien avecRalis par

    Ethnologie en entreprise :impressions et rflexions surune enqute de terrain

    Monique SELIMKurumi SUGITA p.

    Grard ALTHABE.Monique SELIM ~., p.

    Monique SELIM ~.p.

    Jean COPANS p.

    Denis GUIGO p.

    MoniqueJEUDY-BALLINI p.

    Emmanuel DESVEAUX i . Monique SELIM , ....p.

    Batrice MAtJR~NE~ :: p.

    9

    17

    23

    29

    39

    45

    57

    65

  • Immersion, identification, quellemthodologie appliquer l'obser-vation des entreprises?

    Posture d'enqute: Une doublecontrainte

    Histoire et reprsentationsd'une recherche en secteurpsychiatrique

    Culture et projet d'entreprise ,:politiques de management etchangement social dansl'entreprise

    Kristine POIRIER p.

    Nathalie HUGOT p.

    --

    Pierre-Nol DENIEUIL. p.

    Pascale TROMPETTE.:.........p.

    73

    79

    87

    99

    L'entreprise brsilienne, .lieupriv, lieu public

    Taylorisme: une organisation,aux multiples visages culturels

    Socio-anthropologie du travail

    Robert CABANES p. 119

    Kurumi SUGITA : p. 131

    Pierre BOUVIER p. 137

    L'ETHNOLOGIE AU JOUR LE JOUR

    Perspectives aprs la guerredu Golfe

    La crise du Golfe: tensionset mdiations culturelles

    Les anthropologues dans latourmente: la controversesur les quotas d'embaucheen Inde '

    Mohammed ARKOUN ..........p. 147

    Jean HANNOYERHaytham MONNA p. 161

    Grard HEUZE p. 167

  • ANTHROPOLOGIE VISUELLE

    Socit Franaise d'Anthro-pologie Visuelle

    En bref, dernire minute

    Critiques de films ethnologiques

    ....................................................p 177

    Bernard GANNEJean-Paul PENARD p. 185

    ....................................................p 187

    NOUVELLES DE LA PROFESSION

    Des mots sur/de l'cologie

    La recherche en sciencessociales et l'image:le pays lobi

    A propos de l'article:"Pourquoi ferions-noussystme ?"

    En cho Philippe LABURTHE-TOLRA

    L'anthropologie mdicale enEurope. Etat de la question etperspectives

    O en est l'anthropologiemdicale applique?

    Daniel DORY p. 193

    Michle FIELOUXJacques LOMBARD p. 195

    PhilippeLABURTHE-TOLRA p. 199

    Marie-Paule FERRY p. 203

    Marc-Eric GRUENAIS p. 205

    Marc-Eric GRUENi)IS p. 211

  • DOSSIERETHNOLO,GIE DE L'ENTREPRISE

  • , '.

  • INTRODUCTIONPARCOURS ETHNOLOGIQUES DANS L'ENTREPRISE

    Monique SELIM (ORSTOM-ERAUI-EHESS) etKurumi SUGITA (CNRS-LAU-GEDISST).

    Dans le cadre strict de l'anthropologie franaise, l'entrepriseconstitue un terrain radicalement nouveau. Quelle que soit la significationque l'on accorde cette dissidence en regard des autres communautsethnologiques - nord amricaine et d'Europe du Nord qui se sontempares rapidement de la modernit et en particulier du phnomneindustriel (1) -, l'irruption de l'entreprise sur la scne ethnologiquefranaise provoque des remous et s'inscrit dans une rupture certaine avecles objets classiques de l'anthropologie.

    Ce dossier - un tat des lieux d'un courant amorc rcemment etencore priphrique dans le champ anthropologique - a t organis'autour du thme de l'ethnologie de l'entreprise et du travail avec uneinclination particulire sur les aspects mthodologiques. Soulignons toutd'abord que ce numro ne prtend nullement l'exhaustivit: il ne couvrepas l'ensemble par ailleurs extrmement restreint de ce qu'on pourraitappeler les ethnologues de l'entreprise ou du travail. Ce dossier est et seveut trs modeste. . .' . ' .

    Comme le fait traditionnellement l'AFA, nous avons voulu donner laparole .des tudi~ts et de jeunes chercheurs. Il nous a sembl utile, pourl'ensemble de la communaut' ethnologique, qu'ils fassent part de leursnouvelles expriences de terrain dans un domaine o ils ont peu d'ansauxquels se rfrer. Rappelons' 'ce propos que G. Althabe fut l'un des

    1. Ds 1920 les travaux de l'cole ds Relations Humaines.

    9

  • Ioumal des anthropologues 43-44

    premiers a Juger ncessaire d'tendre l'investigation ethnologique l'entreprise et rflchir sur les conditions de sa mise en oeuvre, enencourageant et en dirigeant des enqutes. Evoquons aussi un autrecourant centr sur la "culture ouvrire" dont Nolle Grme est une desreprsentantes.

    Certains textes permettent d'entrevoit 'les malaises que peuventsoulever chez des ethnologues l'affrontement l'entreprise. Un desfondements de la connaissance anthropologique a t repr par touteune partie des membres de notre discipline, dans ce qu'on a dnomm la"distance culturelle".' Sans vouloir discuter ici la pertinencepistmologique de cette notion, -on peut 'en premier lieu remarquerl'usage que fait une fraction du monde de l'entreprise de cetteprsuppose "distance culturelle". Ainsi, les organismes de conseil quiembauchent des ethnologues sans exprience sur le terrain de l'entreprise,misent entirement sur ce que serait le pouvoir oprationnel - quasimagique - de cette distance : les ethnologues examineraient avec un "oeilneuf' la quotidiennet du travail et l'organisation de l'entreprise. Or les.ethnologues sont bien placs pour savoir que la virginit du regard n'estpas en elle-mme porteuse d'analyse et que la distance est avant tout uneconstruction de l'esprit. '

    C'est pourquoi l'entreprise ne sauraitdonc dconcerter l'ethnologuequi, au contraire, doit mobiliser dans ce cas l'ensemble des acquismthodologiques de la discipline forgs dans des socits doublementexotiques par leur nature rurale et leurs caractristiques ethno-culturelles.L'importance que pourraient prendre certains thmes sur le terrain del'entreprise- telle la' nbuleuse qui tourne autour de l'engagement,l'implication, l'identification .... -ne devrait pas tendre dissiper touterigueur de l'investigation.

    , Comme oille verra l position du chercheur dans l'entreprise susciteinquitudes et doutes sur un mode qui pourrait tre rapproch desinterrogations leves dans Chercheurs et Informateurs (2). La consciencequ'ont certains ethnologues de leur propre prcarit' lorsqu'ils sontimmergs dans l'entreprise pourrait tre lue dans cette perspective commeun matriau ethnographique: ce dernier inviterait une sorte de

    2. Bulletin de l'AFA, n 32-33 et 34.

    la

  • Journal des anthropologues 43-44

    sociologie spontane du milieu .anthropologique. C'est .en effet sansmdiation et sans protection que l'ethnologue pntre un champ social-celui de l'entreprise - qui resterait dans l'imaginaire avant tout connotpar l'antinomie irrductible des "oppresseurs" et des.topprims".

    Ce type d'attitude ne renverrait-il pas galement aux incertitudes dustatut social des ethnologues dans la socit franaise actuelle dterminpar une appartenance aux couches moyennes infrieures, comme nous lerappelle P. Bourdieu? Une telle situation imprgnerait-elle.la pratique derecherche en rendant ds lors difficile la gestion de la position personnellede l'enquteur dans une configuration hirarchique aussi structure quel'est l'entreprise? Sans distance culturelle et sa diffrence de plus en plusconteste, maintenant l'ethnologue dans les socits lointaines l'extrieur des hirarchies institues, ce dernier se sentirait-il dmuni face des rapports hirarchiques au sein d'une socit danslaquelle il se situeet il est situ malgr lui ?

    La priode actuelle' est marque par l'mergence d'une relativedemande de l'entreprise face

  • Journal des anthropologues 43-44

    les processus de constitution de ces reprsentations tout en reconnaissantet en prenant en compte que la production finalise d'imaginairescollectifs est mme d'influer sur la ralit et en particulier de soustendrechez les acteurs des adhsions partielles ou totales.

    L'entreprise .. constitue actuellement. un monde en profondetransformation anim par une sorte de "rvolution culturelle" selon lespropos de certains managers. Bien que cette situation commande pourcertains d'entre eux un recours l'ethnologie, l'anthropologie- del'entreprise et du travail n'est en aucune manire une rponse cetteopportunit. Nanmoins, les ethnologues peuvent saisir cette occasionpour renouveler et approfondir leurs problmatiques. La permabilitentre la socit et l'entreprise - comme R. Cabanes l'illustre - ainsi que lerle des systmes de pense au fondement mme de son organisationappellent des investigations ethnologiques dans ce domaine, en continuitavec une partie de la tradition intellectuelle de notre discipline. Lanouveaut de l'objet, et les interpellations mthodologique etpistmologique qu'il provoque ne sauraient tre que fructueuses.

    , Face l'entreprise, l'ethnologie doit donc capitaliser son exprienceet ses connaissances dveloppes ailleurs. Peut-tre plus que face toutautre champ social, if apparat ncessaire qu'elle y fasse preuve d'intgritmthodologique et de fidlit d'esprit.

    On tentera maintenant de relever les thmes rcurrents prsentsdans les textes, sans nanmoins vouloir conclure par un bilan quiliminerait .l'htrognit des problmatiques dont la diversit nousparat au contraire signaler par sa richesse l'closion tardive en Franced'un champ de recherche dj bien balis l'extrieur de nos frontires.En l'tat actuel de la question, il ne nous parat pas possible d'valuerdans quelle mesure la structuration' historique d'une communautscientifique donne influe. sur les questionnements qu'elle s'approprie: ilest . certain nanmoins que les ethnologues franais qui abordentl'entreprise sont hritiers d'une tradition anthropologique trs affirme etqu'ils ne rencontrent pas ncessairement les questionnements de leurscollgues Outre-Atlantique.

    Un des premiers thmes qui semblent sur le terrain de l'entrepriseproccuper les chercheurs est les relations voire la confusion' quis'introduiraient entre recherches fondamentales et recherches appliques.

    12

  • Journal des anthropologues .43-44

    A travers-les diffrentes prises .'de position on peroit certainesinquitudes dveloppes par les ethnologues :la peur de la "rcupration"des rsultats de la recherche par un commanditaire qui serait unique, ladpendance du chercheur.par rapport ce commanditaire qui imposeraitses propres objectifs. La' finalisation modifierait le droulement d'unrecherche en intervenant au moment mme du recueil des' matriaux.Corollairement, une autre opinion se fait jour: mener de 'pair unerecherche fondamentale et une recherche applique serait possible aprsdes ngociations prcises. Cependant, leur realisation conjointe peut trevcue comme une source d'embarras et d'ambigut. Ceci nous amne considrer un deuxime point. essentiel soulev parles chercheurs et quid'une certaine manire est intrinsquement li, ces problmesd'autonomie et d'assujettissement de l'ethnologue: l'accs au terrain

    Les options des ethnologues' pour entrer da~s l'entreprise sontextrmement diffrentes et vont d'une 'initiative personnelle ne rpondant ucune' demande de l'entreprise, ' une demande formule parl'entreprise elle-mme et qui initie gnralement la place que-l'ethnologueva se voir attribuer dans le champ socialde l'entreprise. Entre ces deuxmodes d'accs divergents, existent d'aut~es solutions' qui peut-trecomplexifient encore 'plus l'accs au terrain comme l'engagement par untiers, par exemple un organisme de conseil qui ,vend ses services uneentreprise donne et recrutera dans ce but un ethnologue. .

    Ces modalits d'accs au .terrain constituent les conditions depossibilit de l'enqute dans l'entreprise' sur laquelle elles vontinvitablement 'peser: dans cette perspective on ne saurait sparer lescontraintes que subitl',enqute et la construction de l'objet' del'investigation qui relve, de la vocation scientifique de: l'ethnologue. Surcette troisime question .c~nfrl~el encore' les reprsentations desethnologues eux-mmes varient et sont lies leurs propres positions dansl'entreprise.. ..' . " " .' ,.' , - . '

    'De la dissimulation et de la clandestinit la transparence complte,le jeu des positions de l'ethnologue .apparat donc infini rl'ethnologue doitconstruire S9~ statut soial' .l'intrieur de l'entreprise et cela partir des 'contraintes qui sont lies' 'son 'mode d'accs au terrain. Que laconstruction du statut social de l'ethnologue agisse sur la construction deson objet de connaissance apparat. particulirement manifeste dans le~rflexions de nos auteurs: ce statut est l'origine des relations qu'il va

    13

  • Journal des anthropologues 43-44

    tre amen . difier avec telle ou telle fraction des. salaris del'entreprise; ainsi l'ethnologue pourrait-il tre conduit adopterinsidieusement le point de vue de la fraction qu'il' a privilgie; les alasde la position se fermeraient alors sur les types de connaissance qu'ilsprovoqueraient

    Les relations "avec les acteurs sont en effet au coeur de l'investigationethnologique. L'idal de l'ethnologue est la "confiance" - selon le terme decertains auteurs - partage dans la personnalisation des rapports; enregard de cet idal, l'entreprise est certes pour l'ethnologue une preuvedans la mesure o il a le sentiment d'tre souvent pig dans les liens qu'ilsouhaite lui-mme tisser: l'interaction dans l'entreprise est peut-tre plusqu'ailleurs un creuset ambivalent.

    La position du chercheur serait galement influence par l'objet deson tude. Un des auteurs, par exemple, considre qu'elle n'aurait pas euaccs la parole des acteurs sans engagement' rel, en raison du fait queles risques professionnels, thme central de son tude, taient un enjeu depouvoir entre les diffrents salaris de l'entreprise. .

    , . '.

    La restitution des rsultats de la recherche prend aussi dans lecontexte de l'entreprise une nouvelle dimension: que va-t-on restituer et qui? Les' enjeux politiques et les problmes dontologiques paraissentaigus et sont par dfinition lis aux relations multiples et contradictoiresque l'ethnologue a.nou lors de son terrain.

    L'observation participante est souvent donne comme la mthodepar excellence de l'ethnologie; nanmoins lorsqu'on oublie d'analyser lesconditions de son application; cet outil apparat .contradictoire dans lamesure o il veut signifier la fois l'empathie et la distance. L'observationparticipante . interpelle particulirement l'ethnologue au sein del'entreprise. L'occupation d'un' poste de travail non. ou peu qualifiapparat certains ethnologues comme la meilleure ralisation possible del'observation participante. D'autres au contraire. contestent cetteinterprtation. On" peut s'interroger sur les filiations historiques de cechoix de comportement dans l'entreprise. Ds la fin des annes 60 un typed'observation participante a t utilis dans des enqutes sur l'usin, bien

    14

  • Journal des anthropologues 43-44

    avant que les ethnologues en France ne' s'intressent -ce domaine.(5). Latradition chrtienne de mission chez les "pauvres"- comme l'ont actualisepar exemple les prtres ouvriers - n'est .P~s totalement trangre cettevolont de s'immerger parmi'catgoriesls plus bassesde la hirarchie enpensant reprer dans cette forme d'observation participante un modeprfrentiel de connaissance. Les habitudes franaises de stage au sein del'entreprise - inexistantes au Japon par' exemple - viennent renforcer cesaxiologies multiformes de l'''tabli'' qui s'infiltrent- insidieusement dans lesconsciences des sociologues du travail etdes ethnologues. . .

    Il est vrai que l'observation participante semble au chef d'entreprisecomme l'ensemble. du. public extrieur , l'ethnologie un moyenmerveilleux d'atteindre l'authenticit des populations. Le romantisme donta t ento~re l'ethnologie ferait ainsi recette dans l'entreprise commel'explique E. Dsveaux.

    Quelle approche pistmologique faut-il donc choisir pourl'entreprise et quelle direction d'analyse privilgier? Les efforts derflexion suivent des lignes plurielles et chacun contribue sa mesure une intgration intellectuelle de l'entreprise dans le champ thorique del'anthropologie.

    Rappelons d'une part la ncessit pour les ethnologues de sortir del'entreprise pour saisir la ralit plurielle et contradictoire des modes depense et de vie des acteurs ainsi que G. Althabe nous le rpte avecinsistance. Comme le font G. Althabe, J. Copans et P. Bouvier un autreniveau, il faut s'interroger d'autre part sur les nouvelles pertinences dutravail et de l'entreprise comme unit d'analyse et dans leurs rapports la

    . structuration de la socit contemporaine.

    Ainsi l'ethnologie de l'entreprise n'a-t-elle rien d'un itinraire djtrac; elle comporte en elle-mme des questionnements essentiels queseule la poursuite des recherches et une perspective comparative, faisantintervenir des tudes dans les socits industrielles comme dans les pays

    1dits "en dveloppement" permettront d'approfondir. Les textes prsentsdans les pages suivantes amorcent diffrentes pistes de rflexion :

    5. J. Duraffourg, A. Laville et C. Teiger, Consquences du travail rptitif sous cadence sur lasant' des travailleurs et les accidents, rapport du Laboratoire d'ergonomie et deneurophysiologie du travail, CNAM, 1972, n" 29; Ph. Bernoux, D. Motte, J. Sagtio, Troisateliersd'O.S., Paris, Les ditions ouvrires, 1973

    15

  • Journal des anthropologues 43-44

    L'entreprise dans le cadre de l'investigation ethnologique et de samthodologie (G. Althabe, M. Slim)

    L'entreprise dans le champ historique de l'anthropologie: un exempleafricain (J. Copans) , ,

    , Entre directions et conseils d'entreprise: quelles alternatives pourl'ethnologue? (E. Dsveaux, M. Jeudy et D. Guigo)

    , ,

    Construire une position d'ethnologue dans l'entreprise? (E. Maurines,K. Poirier, N. Hugot, P.-N. Denieuil) ,

    L'ethnologue face au management cultura/iste (P. Trompette)Replacer l'entreprisedans son contexte (R. Cabanes, K. Sugita)Le travail et l'entreprise: quelle pertinence ?'(P. Bouvier)

    16

  • > ';

    DESACRALISER L'ENTREPRISE:UN TERRAIN ETHNOLOGIQUE BANAL

    Entretien avec Grard ALTHABE (EHESS-ERAUI)Ralis par Monique SELIM (ORSTOM-ERAUI-EHESS)

    ;

    Monique SELIM - Voil bienttplus de dix ans que tu souhaites voirles tudes sur le travail salari, l'entreprise, etc. se multiplier. Peux-tuexpliquer ta position. actuelle face la nouvelle ''Rhabilitation'' del'entreprise?

    Grard ALTHABE - Il est tout d'abord ncessaire de dsacraliser(dans nos esprits) l'entreprise, la considrer comme un terraind'investigation comme les autres, un terrain banal en quelque sorte. Eneffet, pendant des dcades on a fait du travail industriel et des ouvriers lesporteurs de l'historicit; depuis 1980 les positions ont t inverses et lesentrepreneurs se sont transforms en hros de la construction de lamodernit: l'entreprise est ainsi prsente comme le lieu o se fabrique ledestin du monde, la caverne o se dissimule le secret de l'engendrementde notre socit. Ce faisant,' toute approche de l'entreprise esttransforme en une rencontre avec le sacr, ce qui entre autres entrane lasoumission une logique d'un fonctionnement' prsent commeintouchable. Nous devons nous librer de cet enchantement.

    . ..

    M.S. - Quelles orientations penses-tu qu'il faut donner uneenqutedans l'entreprise ? .' -, , .

    GA. - Dans un premier moment, il faut considrer l'entreprisecomme un champ social (un espace de communication) possdant unecohrence; l'investigation ethnologique consiste mettre nu la logique

    17

  • Journal des anthropologues 43-44

    constitutive de cette cohrence, elle difie des instruments conceptuelspermettant de btir l'intelligibilit des changes qui s'y dveloppent.

    Une contradiction fondamentale doit tre dpasse: en effetl'entreprise se prsente l'ethnologue comme un domaine entirementfinalis, structure par les rgles de fonctionnement du marchconcurrentiel: l'organisation des activits et les positions hirarchiquesdes agents apparaissent comme produits par la mise en oeuvre de cesrgles; en elles rsiderait leur sens.

    En restant dans cette perspective, l'ethnologue s'interdit la possibilitde construire un objet; en effet l'autonomie (relative) du champ deschanges interpersonnels est la condition ncessaire la pertinence d'uneffort de production d'une connaissance du dedans. L o il se place, iln'atteindrait donc que les manifestations de l'actualisation de rgles quis'imposent de l'extrieur, un thtre d'ombres en quelque sorte..

    La mise en oeuvre de la dmarche ethnologique suppose unecoupure drastique avec cette reprsentation de l'entreprise, qui est lecadre dans lequel se dveloppent les reprsentations des acteurs que nousallons rencontrer. Il nous faut aborder l'entreprise en adoptant uneperspective.hypothtique (qui doit donc tre confirme dans la recherche),celle de l'existence d'un champ social dans .lequel les diffrenceshirarchiques, l'exercice de l'autorit, l'mergence des collectifs, lesrapports qui, se 'nouent dans ces activits sont supposs pouvoir trecompris du dedans comme relevant d'une cohrence endogne; onconsidre l'investissement des lments constitutifs de l'ancrage dans lesrgles du march dans ce champ, les modes de leur articulation. '

    'L'investigation prend comme terrain les activits de production, c'estdans ce domaine qu'il faut dfinir la logique interne des changes, lesmodalits de la production des identits individuelles et collectives, etc. Ilme semble que l'on, doit viter les dmarches qui' s'installent dans lesmarges de ce' terrain: une sociabilit dconnecte des, activitsproductives, les crmonies et rituels d'origines patronale ou syndicale,comme si on ne pouvait 'envisager 'l'entreprise comme un espace social,rduite l'environnement externe aux activits productives.

    M.S. - !>lais il 'ne faut pas autonomiser l'entreprise comme unenouvelle monade de la modernit ?

  • Journal des anthropologues 43-44

    GA. - Dans un deuxime moment, il nous faut sortir de l'entreprise,il faut viter de nous laisser prendre. dans le pige de la micro-socit(c'est .Ia grande'. tentation ethnologique). < Les' interlocuteurs qu'on yrencontre ne se rduisent pas la condition qui leur est faite dansl'entreprise. Chacun d'eux produit. son. identit 'personnelle traversl'unification singulire' d'une pluralit d'appartenances et' souvent laprofession n'est plus l'picentre de cette production, elle n'en est plus larfrence organisatrice. ,-' .

    Il nous faut donc sortir de l'entreprise, replacer les salaris dans leurfamille, leur quartier, dans les groupements associatifs auxquels ilsappartiennent; etconsidrer comment tous ces lments participent laconstruction de leur identit individuelle. Dans un ultime mouvement, onpeut d'ailleurs revenir dans l'entreprise et analyser la manire singuliredont chacun d'entre eux est acteur de ce champ social. .

    M.S. - Comment d'autre part l'ethnologue peut-il inscrire sa positiondans l'entreprise? .. ' .

    GA. - Il faut replacer' l'entreprise dans le contexte global; ensimplifiant l'excs, on peut dire que le travail salari est insr dans desespaces sociaux dans lesquels le. rapport de domination, c'est--dire lespositionnements hirarchiques et l'exercice de l'autorit se reproduisenten permanence dans les changes interpersonnels (ce qui ressort de lasimple observation du quotidien, depuis les rencontres fortuites jusqu'auxrunions, la tension de 'la reproduction hirarchique dans les changesinterpersonnels est palpable)... Ce contexte dessine les conditions d'accs de l'ethnologue; il estncessaire de ngocier avec les dtenteurs de l'autorit (directions etsyndicats) et quels que soient ses efforts, l'ethnologue restera 'un acteurextrieur. La solution dangereuse est celle qui consiste s'identifier unintervenant extrieur; cette identification lui- interdit de dvelopper sadmarche (la rupture drastique voque plus haut):

    On peut tablir la diffrence avec ce qui se passe dans une enqutemene dans le rsidentiel; l il tablit une alliance avec des travailleurssociaux ou des militants et par leur mdiation il devient un acteur interne.

    L'ethnologue doit en outre rpondre deux questions : .a) Ces dernires annes une production managriale de l'identit

    collective-de l'entreprise s'est dveloppe; elle tourne autour du thme de

    19

  • Journal des anthropologues 43-44

    la culture d'entreprise. Cette construction passe par l'utilisation detechniques sophistiques de communication. Le projet vise constituerl'entreprise comme un champ d'appartenance .partag traversl'instauration d'une conjonction entre une image extrieure et l'unificationinterne autour d'une identit collective. Ce mouvement est en lui-mmeun objet important qui s'offre l'ethnologie, il' est une rponse desmouvements internes l'entreprise qui mettent en jeu des transformationstechnologiques, les changements dans le march, la place du syndicat, etc.Je ne dvelopperai pas ce thme ici. La question est de savoir sil'ethnologue doit en devenir l'agent; en s'impliquant dans de tellesoprations peut-il conserver l'orientation de son investigation?

    b) L'ethnologue doit-il s'installer dans un poste de travail? (souventdans les niveaux les plus bas de la hirarchie du travail); c'est unemanire de comprendre dans son corps l'activit productrice, c'est l uneexprience dont on peut parler, c'est l une manire d'instaurer deschanges avec ses provisoires compagnons de travail.

    Mais les limites de cette exprience sont videntes compte tenu de latendance l'isolement de l'individu dans l'informatisation du travail. Ilfaut aussi se garder .d'un certain romantisme (ce pch de l'ethnologie),celui de croire que l'on produit la connaissance travers la participationempathique, travers le partage de la souffrance des autres. C'est l lamise en scne d'une dmarche dfinie comme un voyage initiatique (on sedpouille de soi-mme pour rejoindre les autres) dans une situation dedomination (on rejoint les autres dans leur condition malheureuse dedomin).

    M.S. - Je te laisse conclure sur l'intrt et' le sens d'une ethnologie del'entreprise.

    GA. - En guisede conclusion, je me demande si nous avons pos laquestion de la bonne manire; est-ce la bonne voie que de parler desconditions d'une ethnologie de l'entreprise? En effet, si on peutconsidrer l'entreprise comme un des lieux par lesquels on peut accderaux sujets, ils y sont regroups selon un mode dcouvrir, mais en aucunemanire les sujets n'y puisent leur existence. L'appartenance partage quis'y engendre est relative, ils sont investis dans d'autres espaces deregroupement; chacun d'entre eux se construit en individu travers desprocessus dans lesquels l'appartenance professionnelle est un lment

  • Journal des anthropologues 43-44

    parmi d'autres, dont la position est d'ailleurs changeante suivant lesindividus. .

    Il me semble que l'une des tches de l'ethnologie est de restaurerl'unit des existences, de recomposer les dcoupages entre les champssociaux 'partir de la position des sujets, en un mot viter de s'engagerdans les dcoupages des sciences sociales, avec des spcialisations endomaines diffrencis (le travail, la rsidence, la famille, les loisirs, lesjeunes, les femmes, les personnes ges, c'est infini), dcoupages qui nefont que suivre et fixer l'mergence des champs diffrencis travers lesdveloppements du march et des interventions institutionnelles. Toutcela se runifie quelque part dans la vie des gens, et peut-tre que l'un desrles de l'ethnologie est de restituer cette unification.

    21

  • ,',

    INSERTIONS ETHNOLOGIQUES DANS L'ENTREPRISE", ..

    ,Monique SELIM,(ORSTOM-ERAUI-EHESS)

    Devant la perplexit et 1 les sentiments d'tranget que peuventsusciter chez des interlocuteurs trs divers l'ide que des ethnologueschoisissent comme terrain l'entreprise - comme si l'accouplementethnologie/entreprise tait dissonant - on tentera de retracer quelquesexpriences concrtes et de' rpondre ainsi incidemment des questionsqui se posent de manire sous-jacente sur les modalits de l'investigation.

    Nos enqutes, effectues entre 1985 et 1990, se situent toutes dans lesous-continent indien - Inde et Bangladesh ~ et ont t focalises sur troisentreprises trs contrastes: une usine d produits ayurvediques (Delhi),dtenue par une compagnie ' capital fmilial,. disposant de 'plusieurstablissements et se situant la tte' d l'Ayurveda; une usinepharmaceutique (allopathique) appartenant une importante organisationprive bangladeshie (Savar) aux activits portant sur le dveloppement etla sant, et ayant un poids politique certain jusqu' la dmission duprsident H.M. Ershad en 1990; la 'filiale (Dhaka) d'une multinationalepharmaceutique amricaine, se' comptant parmi les sept plus grandsgroupes mondiaux. Le fait' que ces trois entreprises soient de la branchepharmacutique relve plutt du hasard dans' la mesure o on necherchait nullement pouser certaines orientationsde la' sociologie dutravail, axe dfaon comparative ou' non sur la' technologie et lesrapports' d'ajustement des acteurs aux machines; la perspective adoptedans ces tudes a t en effet centre sur le fonctionnement des rapportssociaux l'intrieur de l'entreprise dans l'optique 'avance par G. Athabe.Le choix de ces trois tablissements industriels rpond donc avant tout

    23

  • Journal des anthropologues 43-44

    des circonstances conjoncturelles en regard desquelles s'inscrit en premierlieu la possibilit d'une insertion de l'ethnologue dans l'entreprise.

    L'entreprise est souvent perue de l'extrieur comme un monde danslequel, en raison entre autres de sa fermeture, la servitude de l'ethnologuene saurait se soustraire au dilemme schmatique de deux camps ol'opposition - mtaphysico-politique - se rduirait d'un ct une massede domins, de l'autre des effigies de potentats. L'entre de l'ethnologuedans l'entreprise tant dtermine par l'autorisation des directions - aumme titre d'ailleurs, faudrait-il ajouter, que l'acceptation par les autoritsindignes dans toutes les situations familires l'anthropologie -, cettepremire dmarche pourrait tre insidieusement interprte dans cecontexte idologique comme le point de dpart d'un engrenageirrductible coupant le chercheur de "l'authenticit" des populationssubalternes, amenes lui restituer de "fausses informations". Dbarrassde ces fantasmagories, l'ethnologue peut d'une part s'efforcer decomprendre les logiques qui ont sous-tendu le consentement sa prsenceet qui sont toujours rvlatrices du paysage social de l'entreprise, del'autres'attacher apprhender la complexit de sa ralit interne.

    Dans les trois cas examins, l'accord des directions la ralisation del'enqute a t formul sans condition, tant li un change de paroles,de faon tonnante, scrupuleusement respect, impliquant lui-mme unevision assez claire des objectifs de l'tude. Les trois dirigeantsautochtones - un capitaliste indien, un leader engag, un lettr humaniste,tous deux bangladeshis - ont pourtant bien peu de choses en commun, mis part sans doute un respect relatif pour une recherche scientifiquefondamentale partage gnralement par les lites du sous-continentindien. Ils possdent tous une connaissance approfondie des hommesqu'ils emploient et de certaines contradictions intrinsques leursrelations interpersonnelles et inter-catgorielles. Mais ils ne redoutent pasle regard d'un observateur tranger auquel ils offrent en consquencel'hospitalit et la nourriture et laissent la plus totale libert, persuadsprobablement qu'ils n'ont pas plus attendre de l'investigation qu' encraindre les effets sur l'atmosphre sociale de l'usine. En cela, ils sedistinguent de certains de leurs pairs, dont les doutes et l'inquitude face l'enqute ne font pas insister l'ethnologue.

    24

  • Journal des anthropologues 43-44

    Le terme de libert est vague et mrite d'tre prcis en regard desbuts poursuivis: les documents .crits de l'entreprise dont les fichiers dupersonnel ont t mis plus ou moins exhaustivement la disposition duchercheur sans que ce dernier y puise, sauf dans un cas, des lmentsdcisifs; les salaris ont : t prvenus officiellement du 'caractreconfidentiel et de l'autonomie de la recherche face la direction; aucunerserve ni limite ne leur a t impose dans le temps qu'ils passaient avecl'ethnologue, temps pris l'intrieur de l'usine sur leurs heures de travail.Cette souplesse - qui pourrait tre envisage presque comme un laxismeproductiviste lorsque, par exemple, des journes entires ont tconsacres par les employs de la multinationale accompagnerl'ethnologue dans leurs quartiers et leurs villages, ou simplement deviseravec elle - a t la base d'une observation pertinente des pratiques et desrelations quotidiennes, mais aussi d'vnements majeurs en rupture avecla marche rgule de l'entreprise, vnements trs symptomatiques depoches d'ambigut caches. Adjointe des discussions informelles et desentretiens systmatiques, cette observation dans la dure a nourri l'analysedes logiques sociales en jeu dans le microcosme de l'usine. Cependant la"libert" dont les sujets pouvaient l'occasion de l'enqute jouir a tl'objet de rappropriations varies dans ces trois entreprises, en raison dela spcificit des modes de communication hirarchiques qui y gitent.

    Dans l'tablissement ayurvedique (1), les rapports hirarchiquesprennent corps dans des comportements ostentatoires dont les distancesdiffrentielles sont l'aune de mesure. L'ethnologue peut dchiffrer lesstatuts des acteurs et sa propre place dans la pluralit et l'htrognitdes distances symboliques qu'elle constate entre les uns et les autres etface elle-mme. La rserve reste un impratif catgorique etl'ethnologue est maintenue la priphrie d'un champ social marqu parune internalisation et une ontologisation de structures hirarchiques sesituant en continuit avec celle de la socit laquelle appartient l'usine.Ainsi les ouvriers npalais:' que l'entreprise fait venir, loge, nourrit etrenvoie dans leur pays aprs quelques mois - sont-ils hors hirarchie, carconus, pourrait-on dire, comme dnus de culture et de famille. A l'autreextrme, la parentle des dirigeants surplombe depuis plus d'un sicle

    1. "Position, hirarchies, statuts", Travailet Travailleurs du Tiers-Monde - Les Cahiers, n 1 :66-94, ORSfOM, 1986.

    25

  • Journal des anthropologues 43-44

    l'univers restreint des salaris permanents, ngociant aujourd'hui leurposition dans la personnalisation de relations verticales exclusives.

    Au contraire, dans les deux autres entreprises tudies, lessubalternes s'engouffrent. littralement dans la "libert que leur aaccorde la direction, c'est--dire investissent l'enqute de significationsqui leur sont particulires. L'organisation prive (2) dans laquelle prendplace l'usine de Savar est un' monde clos, une sorte de phalanstre"tropical", que contrle avec souverainet son fondateur. De rputationinternationale, le campus voit passer de nombreux trangers pourquelques heures, rarement plus d'une nuit. Les employs infrieurs ont laconviction que les conversations sont prohibes avec ces visiteurs souventporteurs d'une aide financire. L'organisation a toujours refus toutetude en son sein, y compris des chercheurs bangladeshis qui y voient unbastion imprenable. Rsultat d'un rseau de relations franco-bangladeshi,l'acceptation puis la ~ise en oeuvre d'une investigation ethnologiquesemblent lever brutalement dans cette conjoncture singulire un interdit.Les acteurs matrisent alors peu le flot de leurs discours et tentent deformuler de faon indite, trouble et motionnelle un a1lochtone - dontla prsence reste un mystre - leur propre vision de la micro-socit danslaquelle ils voluent, en comparaison de leur milieu d'origine. En parlantainsi, ils pensent tre entendus dans leurs critiques, par un circuithirarchique qui leur chappe de plus en plus et que les plus ancienssalaris ressentent comme perverti en regard des idaux militants etnationalistes qui prsidaient son origine.

    Un autre cas de figure se prsente dans la filiale de la multinationale(3) o un syndicat puissant cogre quasiment l'usine avec un directeurinfmiment respect et aim, les individus tant lis par leur engagementpass dans la guerre de libration nationale et leur partage antrieur de laclandestinit. Les acteurs se saisissent rapidement de l'enqute, quiapparat alors comme un noeud d'enjeux difficiles au sein des rapportssociaux se dveloppant dans l'entreprise. Ces rapports ne peuvent tredchiffrs qu' partir de la rforme radicale qu'ils ont subie aprs

    2.8. HOURS et M. SELIM, Une entreprise de dveloppement au Bangladesh. Le centre deSavar, L'Harmattan 1989, 174 p. .

    3. M. SELIM, L'aventure d'une multinationale du Bangladesh, L'Harmattan 1991, 246 p.

    26

  • Journaldes anthropologues 43-44

    l'indpendance. L'ethnologue est intgre - sans l'analyser immdiate-ment- dans la matrice de communication qui se dfinit historiquementdans la lgitimit confondue des. syndicalistes et de leur directeur: cetteintgration symbolique ouvre toutes les portes parmi les ouvriers placssous la double domination de leurs leaders et de la direction. Cependant,en corollaire, les cadres diplms, catgorie destitue l'intrieur del'usine depuis l'indpendance, 'cherchent accaparer l'ethnologue et tablir avec elle une relation oppose, restauratrice de .leur dignitbafoue. Voils, les antagonismes -. peu prvisibles a priori- quis'inscrivent entre d'un ct le bloc que constituent le syndicat et ledirecteur, de l'autre les cadres et le management.. apparaissent au termede l'enqute en toute lumire. De part et d'autre, on a cherch instaureravec l'ethnologue une proximit significative qui institue en elle-mme lesconditions de possibilit d'une enqute particulirement riche enmatriaux..

    Ces quelques indications trop rapides montrentque les investigationsethnologiques dans l'entreprise suivent dans la pratique deaparcourscomplexes et bien loigns de ceux que les "fictions carcrales" del'entreprise tendraient postuler: ces parcours ne s'expliquent qu'enregard des modes de production hirarchiques en jeu dont ils constituentune surface de dvoilement idoine. Ajoutons brivement que les troisenqutes cites. ont . t en effet guides par une problmatiquesensiblement identique: 'considrant l'entreprise comme un lieu defixation et de substantialisation hirarchiques, la rflexion a t porte surles processus d'dification des positions hirarchiques internes et externes,les statuts tant conus non comme des fatums, mais des constructionsrsultant des interactions de l'entreprise avec les autres sphres socialesd'immersion des acteurs. Prcisons notamment. que - bien qu'on aitvoqu ici que les cheminements derrire les murs d'usines plus ou moinsaustres ou plaisantes - ces investigations ont, surtout dans le cas de lafiliale de la multinationale, t conduites dans l'entreprise mais aussi dansles lieux de rsidence des individus, en accordant une attention privilgieaux configurations familiales, religieuses et politiques auxquelles ilsappartiennent. Dans la situation bangladeshie, le politique est apparu unoprateur dterminant et incontournable.

    \27

  • Journaldes anthropologues 43-44

    C'est en effet le groupe social des salaris dans son ensemble qui aconstitu 'l'objet de la recherche, dans une optique ethnologique qui nesaurait pas plus rester circonscrite cette partie de la ralit qu'est l'usineque se cibler sur une catgorie particulire d'acteurs, alors dfinie desurcrot invitablement selon les normes de l'organigramme del'entreprise. Plus largement, il serait ncessaire de distinguer uneethnologie de l'entreprise d'tudes anthropologiques qui s'attachent unecouche/classe sociale spcifique (ouvriers, cadres, managers ouentrepreneurs). Il nous semble que doit tre conserve sur le terrain del'entreprise la perspective de totalit sociale qui anime l'ethnologie depuissa naissance et dont on peut esprer, en raison de sa spcificit, desrsultats originaux sur l'entreprise; on s'interdirait en particulier l'analysedes fonctionnements hirarchiques, imaginaires et rels, qui y prennentsource, en ne les lisant que du point de vue d'une fraction des acteursquelle que soit son importance numrique. Si l'entreprise prsente unintrt pour l'ethnologue, c'est dans sa globalit, son extension et laconcentration des relations interpersonnelles de caractre hirarchiquequ'elle runit. Au plan pistmologique, elle invite viter les piges d'unmimtisme mthodologique calqu sur les premires approches de micro-socits rurales exotiques, marques par le choc de la diffrenceculturelle. Ouels que soient les souhaits des nouvelles thories dumanagement, l'entreprise n'est pas une "communaut", si celle-ci a jamaisexist sous une autre forme qu'onirique; ce n'est nanmoins pas parcequ'elle est l'exacte antilogie de la chimre communautaire qu'elle ne seprterait pas en tant que telle une investigation ethnologique. Sonomniprsence dans toutes les socits contemporaines, proches oulointaines, industrialises ou non - comme le- Bangladesh -, enjoint laprendre en compte pleinement dans le champ de la rechercheethnologique, au mme titre que les autres secteurs de la modernit.

    28.

  • DE L'ANTHROPOLOGIE DES TRAVAILLEURSA L'ANTHROPOLOGIE DE L'ENTREPRISE:

    HYPOTHESES AFRICANISTES

    JeanCOPANS(Universit de Picardie)

    Au tournant des annes 1970, trois tendances se dessinent plus oumoins conjointement: il y a d'abord la sociologie urbaine qui largit uneancienne tradition anthropologique, puis l'histoire sociale de laproltarisation et notamment des migrations de travail et enfin et surtoutune sociologie politique de l'action ouvrire (grves, conscience de classe)..Ces diffrents courants vont se rencontrer et se syncrtiser vers 1980. Lesthmes d'une nouvelle division du travail l'chelle internationale et d'uneanthropologie sociale et culturelle des travailleurs industriels se situent aucoeur des nouvelles tudes internationales sur le travail (1). En effet lasynthse qui s'en dgage, dans le cas franais et francophone, prend unetrs nette coloration anthropologique. Notons avant d'aller plus loinqu'une telle volution correspond aussi la transformation desproccupations "modernistes" de l'anthropologie franaise sous l'influencede G. Althabe. . .

    Les proccupations de cette anthropologie, au dbut largementafricaniste, portent sur un double paradigme: l'ouvrier dans la ville, laville dans l'ouvrier. Le travail urbain, formel et informel, le travail et lehors-travail deviennent les axes de toute ,une srie de terrains empiriquessur la vie ouvrire dans la ville et l'entreprise, que cette dernire soit

    1. R COHEN, The new international labourstudies, Working Paper n 27, Montral, McGiIIUniversity, Centre for Developing Area Studies, 1980.

    29

  • Journal des anthropologues 43-44

    publique ou prive. La question de l'intitul de cette anthropologie s'estd'ailleurs pose: anthropologie industrielle, anthropologie des classesouvrires ou (au sens trs large du terme) anthropologie del'entreprise (2) ?

    UNBlLAN

    Au dbut des annes 1990 les thmes de l'anthropologie industriellesemblent pris de vitesse par l'volution de la crise africaine: ladtrioration du tissu industriel et la fermeture de certaines entreprisesdonnent plus de poids des proccupations assez conomistes.L'''informalisation'' de toute l'conomie (march noir, contrebandecorruptions etdtournements) transforme totalement ce qui tait dj unconcept problmatique, savoir la notion d'entreprise, dans la mesure osources de revenus et relations sociales de travail et de hors-travailconstituent des rseaux qui ne sont pas centrs sur l'entreprise.

    En fait on va passer de l'entreprise comme lieu d'exercice de lareproduction ouvrire l'entreprise conue comme un tout, comme unlieu o se rejoignent et se confrontent ouvriers, patrons et Etat. Lesnouvelles politiques -de libralisation et de privatisation, en donnant unplus grand rle aux entrepreneurs nationaux, facilitent idologiquementl'identification d'un nouvel acteur. Inutile d'ajouter que les proccupationsnouvelles de la sociologie et de l'anthropologie d'entreprise (en France)poussent dans ce mme sens. Les interrogations plus empiriques sur lesentrepreneurs nationaux (voir les recherches de J.L. Amselle, E. Grgoireet P. Labaze) (3) -d'une - part, les effets des politiques d'ajustementstructurel de l'autre, conduisent par le biais de l'analyse de l'emploi et despolitiques d'emploi, vouloir mieux saisir l'entrepreneur. Bref le Travailn'existe pas sans le Capital et le Capital reste trs mal connu. Cettetranslation topologique permet d'articuler la perspective anthropologique

    2. Voir la n'ote (rdige par M. AGIER et J. COPANS), "Programme de-reclierche-: Travailet Travailleurs du Tiers-Monde, Ville et citadins du Tiers-Monde, Cahier na 2 : 57-70, 1988 etJ. COPA1'lS, "L'Anthropologie des travailleurs du Tiers-Monde aujourd'hui", Les NouveauxEnjeux de l'anthropologie autour de G. BALANDIER, Revue de l'Institut de Sociologie,na 3-4 : 275-283,1988.

    3. P. LABAZEE, Entreprises et Entrepreneurs au Burkina-Faso, Paris, Karthala, 1988;J.L. AMSELLE et E. GREGOIRE, Etat et Capitalisme en Afrique de l'Ouest, CEA-EHESS,Documents de' Travail, 9, 1988. .

    30

  • Journaldes anthropologues 43-44

    l'intrt des. conomistes pour le. fonctionnement concret desentreprises (4). . . . ,'. . .'

    Pourtant la classe ouvrire n'en disparat pas pour autant. Leshistoriens poursuivent toujours leurs recherches. sur la proltarisation etles origines de la conscience de classe, le dveloppement syndical (5).F; Cooper, quant lui, examine de faon comparative -Ies politiquescoloniales en matire de gestion de la force de. travail (6) ce qui nousramne finalement au monde de l'entreprise publique. On peut donc direque la dynamique des travaux actuels semble vouloir mettre au premierplan l'entreprise qui rsiste, qui s'adapte ou non aux transformations, auxcrises conomiques et politiques. Aux tableaux assez classiques d'il y a dixans (7) succde une image bien plus anthropologique, moins idologique(le dbat kenyan) (8) et :qui va peut-tre permettre de suivre la(re)naissance ventuelle de l'entreprise africaine.

    UN EXEMPLE: LE-SENEGAL

    Nous suivons personnellement depuis plus de dix ans les recherchesen matire d'anthropologie indust~ielle et d'histoire sociale ouvrire auSngal. Si l'on fait un rapide bilan sui' ce' cas prcis, qui est loin d'trereprsentatif par ailleurs de l'industrialisation et' de l'esprit d'entreprise

    4.Voir les travaux de T. FORESf sur le Nigria ainsi que P. COUGHLIN et G.K. IKIARA(ed.), Industrialisation in Kenya, Londres, J. Currey, 1988..5. S. MARKS et R'RATHBONE, Industrialisation and Social Changein South Africa,African c1ass formation, culture and consciousness 1870-1930, Londres, Longman, 1982,;B. BOZZOLLI (ed.), Class, Community and Conflict, South 'African Perspectives,Johannesburg, Ravan Press, 1987. Voir aussi T. ZELEZA.' '.

    6. Voir F. COOPER, "La question du travail et les luttes sociales en Afrique britannique etfranaise, 1935-1955", in M. AGIER, J. COPANS et A. MORICE (eds.), Classesouvriresd'Afrique noire, Paris, Karthala : 77112, 1987; "From free labor family allowances: laborand African society in colonial discourse", American Ethnologist,16,4: 745-765, 1989.

    7. Entreprises et Entrepreneurs en Afrique (XIXme et XXme sicles), 2 tomes, Paris,L'Harmattan. . .

    8':Voi'r G. KITCHING, Ctass .na EoflOmic C~';ge in'Kenya,The making 'ci anAfri~anPetite-Bourgeoisie, New-Haven, Yale University Press, 1980 .et "Politics, Method andEvidence in the 'Kenya debate", in H. BERNSfEIN and B. CAMPBELL (eds.),Contradictions of Accumulation in Africa, Beverly Hills, Sage Publications : 71-113, 1983.J. COPANS, "Le dbat sur l'exprience, kenyane", Le Monde Diplomatique: .J9-20,novembre 1981. ' .

    31

  • Journal des anthropologues 43-44

    africain, nous nous apercevons que progressivement l'entreprise en vient occuper une place centrale dans les problmatiques portant sur le travailet les travailleurs. L'entreprise est peut-tre dans l'esprit du temps uneculture mais c'est surtout un lieu de production et de confrontation desproducteurs, des exigences du monde de la marchandise, des potentialitstechnologiques et des modalits d'accumulation capitalistique. Nousreprenons ici quelques passages d'un rapport rcent (9). Nous distinguonstrois thmes importants: les conditions et identits ouvrires, l'Etat etl'entreprise sngalaise. L'articulation travail hors-travail domine toujoursmais un thme nouveau, au plan empirique commence attirerl'attention: le syndicalisme. Il y a d'abord les modalits et stratgiesd'insertion urbaine. L'enqute en cours devrait faciliter un dbut decomparaison qui mettrait en lumire une ventuelle spcificit ouvrire(ce dont je doute) sur Dakar (10). L'insertion conduit aux milieux sociaux,aux milieux rsidentiels, aux rseaux. Elle conduit galement auxstratgies de reproduction et de mobilit sociale, de relations avecl'arrire-pays. Dans le cas de la SEIB de Diourbel l'existence d'une citouvrire o loge une partie des cadres et des ouvriers peut ouvrir unedouble comparaison au plan de l'insertion urbaine et de .l'identitd'entreprise. Un second domaine serait celui de l'examen des catgoriesouvrires et de la comparaison entre des entreprises diffrentes (voir parexemple les femmes des conserveries). Il s'agit d'examiner la vieproductive et sociale dans l'entreprise. Si le thme prcdent relve enbonne partie de l'anthropologie urbaine, celui-ci est plutt cern parl'anthropologie industrielle. Un sous-thme de ce volet, la vie associativeau sens large et par voie de consquence syndicale; devient un thme ensoi. Il y a d'abord la vie associative laque et religieuse. Le syndicalisme nevient qu'ensuite. C'est pourquoi la complmentarit entre syndicats et

    9. Voir Milieux urbains, milieux ouvriers et entreprises au Sngal, aot 1990 ainsi que"Ouvriers, emploi et entreprises au Sngal", Les Cahiers, Pratiques sociales et travail enmilieu urbain, n 12, 1990. Voir notamment les recherches de B. FALL sur lesentrepreneurs. .

    10. Ph. ANTOINE, Ph. BOCQUIER, A.S. FALL et Y. GUISSE, "Etude de l'insertionurbaine des migrants, approche biographique et rseaux sociaux", 'Confrence de l'Unionpour l'tude de la population africaine, Nairobi, fvrier 1990.

    32

  • Journal des anthropologues 43-44

    dahira (11), le dveloppement.de l'autonomie syndicale sont plus que desimples phnomnes conjoncturels. Ainsi certains se demandent si la criseet l'ajustement structurel ne sont pas partie prenante de la transformationsyndicale en cours dans la mesure o .les politiques de l'emploi sont enpleine restructuration. . .

    Nous en venons ainsi tout naturellement l'Etat. Le renouveau de lasociologie politique de l'Etat dans le domaine de la sant, de l'ducation,de l'industrie permettent d'clairer le monde conomique, industriel,entrepreneurial et ouvrier. En effet les politiques et effets de l'ajustementne sont peut-tre que des formes, des causes secondes, dans un processusantrieur et de plus longue haleine. Un examen plus prcis de la NouvellePolitique Industrielle, des volutions syndicales et des politiquesd'migration peuvent enfin permettre de dcrire la politique sociale rellede l'Etat sngalais (12). Y a-t-il un nouveau Welfare State lasngalaise ou un ajustement structurel visage humain? L'un descritres du changement est videmment celui de la place et de la nature del'entreprise industrielle, notamment sngalaise. De la socit d'Etat ausecteur informel, la panoplie des employeurs potentiels est un lmentdcisif pour la comprhension des marchs du travail et donc desstratgies d'insertion, de qualification, de formation et de reproductiondes travailleurs.

    L'histoire de l'entreprise sngalaise est en cours et plusieurs centresd'intrt s'en dgagent: le secteur informel, les entrepreneurs et le mondemouride, les effets de la privatisation. Un champ comparatif se construitavec plusieurs autres pays africains comme ~a Cte d'Ivoire (13)~ Mais

    11. Le dahira est une association de fidles de la confrrie musulmane des mourides denature largement urbaine. Voir les recherches de A. N'DIAYE, "Les associations del'entreprise industrielle: le cas des daayira du port autonome de Dakar", matrise desociologie, Universit de Dakar, 1989.

    12. Voir Momar C. DIOP et M. DIOUF, Le Sngal sous Abdou Diouf, Paris, Karthala,1990; A. VALElTE, "Emploi et nouvelle politique industrielle au Sngal", in Cahiern 12: 83-95; L'ajustement du secteur industriel au Sngal, Cellule de restructurationindustrielle, Rpublique du Sngal, novembre 1989 et le mmoire de DEA deA. N'DIAYE, "Syndicalisme et ajustement structurel - L'volution des rapports Etat-syndicats sous l'effet des mutations' conomiques et politiques au Sngal", Universit deDakar,l990. .

    13. B. CONTAMIN et Yves-Andr FAURE, La bataille des entreprises publiques en Cted'Ivoire, L'histoire d'un ajustement interne, Paris, Karthala, ORSTOM, 1990,369 p.

    33

  • Journal des anthropologues 43-44

    pour nous deux domaines totalement indits s'imposent aux recherchesfutures: celui des entreprises du btiment et celui des cadres. Les villes deDakar et de Pikine-Guediawaye sont assez bien connues aux plansgographiques, dmographiques et urbanistiques. Mais malgr un boomimmobilier sans prcdent, quel que soit le type de construction, le secteurde l'entreprise, des entrepreneurs et ouvriers de la construction resteencore l'cart des proccupations anthropologiques. Et pourtant il s'agitl d'un des secteurs de prdilection de la sociologie du travail! Quant auxcadres, ils sont depuis une dizaine d'annes l'objet d'un vaste mouvementde sngalisation et d'africanisation. Par leur formation (largementconduite au Sngal), par leur fonction, ces' cadres, qu'ils soient dans lepublic ou le priv, qu'ils s'attachent au domaine technique, administratifou de gestion, renouvellent les relations hirarchiques et d'autorit dansl'entreprise. Leur vision du monde et leur conscience de soi deviennentdes enjeux dans les modles sociaux de mobilit et de formation. Il s'estagit, l encore, d'un thme classique qu'il est indispensable d'aborderaujourd'hui si l'on veut comprendre les particularits de l'entreprisesngalaise.

    COMMENT ABORDER L'ENTREPRISE AFRICAINE ENANTHROPOLOGIE AUJOURD'HUI?

    , Les sources d'inspiration mthodologiques sont fort limites. Il y ad'abord la sociologie de l'organisation et les mthodes de gestion. Le peuqui soit connu de la littrature africaniste en la matire, c'est qu'elle esttrs mauvaise et 'sans grand intrt, mme au plan empirique. Il y aensuite la version modernise de cette conomie ou gestion del'entreprise, celle qui occupe les devants de la scne mdiatique en Franceet qui pourrait se rsumer par une culturologie simpliste: "Esprit, Cultured'entreprise, es-tu l?" demandent Ph. d'Iribarne et A. Etchegoyen.L'inspiration culturaliste a-critique, le refus d'analyser la spcificit desrapports sociaux de travail et de pouvoir autrement qu'en termes degnralits "anthropologiques" font un tort considrable une approcheplus scientifique et mme professionnelle de l'entreprise.

    Une troisime approche serait celle de l'histoire sociale del'entreprise. Toutefois il se trouve que cette histoire relve trop encored'une forme de macro-histoire du monde des affaires colonial et que lessources documentaires semblent encore trs parpilles. En tout cas

  • Journal des anthropologues 43-44

    l'histoire sociale est une propdeutique ncessaire toute anthropologiedigne de ce nom, surtout lorsque des changements de proprit engagentdes diffrences dans les pratiques de la gestion de la force de travail (14).Une quatrime voie serait celle qui, reprenant les leons du dbat kenyan,poserait directement la question sociologique. du monde des affaires et del'Etat, des fractions de la bourgeoisie (nationale, compradore) et de labureaucratie. Mais cette macro-sociologie mme transforme enanthropologie sociale du monde des affaires (15), reste l'extrieur de'l'entreprise puisque c'est une sociologie politique des rseaux de pouvoirqui en constitue la logique dmonstrative (16).

    Il nous faut donc bien en revenir l'entreprise elle-mme etappliquer d'abord au monde de la direction ce qui a relativement russi auniveau du monde du travail: la clbre vision "par le bas" il fautrpondre par une vision par le haut ou plutt "vers le haut" (17). Pour quenotre comprhension de l'entreprise comme varit de "phnomne total" 'soit possible il nous faut nous plonger dans la conjoncture: la fermeture,la reprise, la reconversion des entreprises africaines constituent uneoccasion historique saisir afin de prouver une fois pour toutes qu'elle esttout autre chose qu'un effet mimtique de l'Occident ou qu'une formeculturaliste particulire (et inefficace l).

    14. Un jeune historien zarois, dont je n'ai malheureusement pas retrouv le nom, m'a ainsidcrit les effets d'une gestion belge devenue par la suite "canadienne" dans une entrepriseminire.

    15. J. MacGAFFEY, The struggle for Indigenous Capita/ism in Zare, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1987.

    16. Voir V. PICHE et G. TEAL, "Continuits et ruptures dans l'analyse du travail dans lesannes 1990", Travail, Capital et Socit, 22, 1 : 7-12,1989.

    17. Rappelons-nous l'esprit soixante-huitard de certaines propositions de L. Nader, "Up theAnthropologist - perspectives gained from studying up", in D, HYMES (ed.), Reinventinganthropoiogy, New-York, Vintage Books :289-311, 1974.

    35

  • Journaldes anthropologues 43-44

    CONCLUSION

    "L'Afrique a besoin d'entrepreneurs"La Banque Mondiale (18)

    Pour pouvoir relancer ces dynamiques thmatiques, il faut provoquerune collaboration entre ceux qui restent encore les "professionnels" del'entreprise (gestionnaires, conomistes) et ceux qui pensent que desralits sociales indites sont en train d'apparatre (anthropologues). Ilfaut en effet analyser tout la fois la gestion des personnels et celle del'entreprise, cerner la logique des rseaux conomiques internationaux,etc., et observer in situ les mcanismes micro-sociaux de reproduction desrseaux d'entreprise industrielle.

    En un premier temps, l'univers des affaires et des entreprises, c'estcelui d leur fonctionnement interne. Il ne s'agit pas de considrerl'entreprise comme un village complexe et stratifi et de tomber dans letravers de la monographie d'entreprise. Au contraire, il faudrait appliquerl'hypothse des relations travail hors-travail la sphre de l'entrepriseelle-mme, tissant de proche en proche les relations politiques, sociales etconomiques qui dfinissent les champs d'exprimentation etd'laboration des modles d'entreprise. Les dbats sur le secteur informelrestent tout fait d'actualit mme si on les transpose l'chelle des PMEou PMI. L'anthropologie de l'entreprise n'est qu'une des varianteslogiques de l'anthropologie industrielle. Elle ouvre des perspectivesnouvelles la sociologie des classes et de la conjoncture politique.L'intrt officiel pour cette ralit conomique, la prise de conscienced'un dbut d'exprience proprement africaine en la matire, la possibilitde traiter des secteurs publics et privs, suggrent autant de thmatiquesnationales ou rgionales.

    Cette anthropologie de l'entreprise sera d'abord une anthropologiedes pratiques sociales et non pas une anthropologisation des manuels degestion (la navet anthropologique, cela existe). Cette anthropologie serapour commencer une anthropologie des entrepreneurs puisque celle destravailleurs a t dj largement entame. Mais vue la nature de l'exp-rience africaine et de la faiblesse des analyses historiques sur la question,

    18. Banque Mondiale, L'Afrique subsaharienne, De la crise une croissance durable,Washington: 161, 1989.

  • Journal des anthropologues 43-44

    cette anthropologie sera oblige d'adopter une attitude trs pragmatiquesur le terrain. Au contraire .de la sociologie politique des annes 1970 etde l'anthropologie industrielle des annes 1980 qui restaient marques,qu'on le veuille ou non, par les traditions idologiques ouvriristes,l'idologie librale "prive" (puisque l'idologie tatique nationaliste a

    . chou) ne suscite pas la mme demande de rvision scientifique deslieuxcommuns. Le pragmatisme individualiste des entrepreneurs, l'ombreporte par les pratiques du chevauchement (19) encore dominantes, fontque cette anthropologie pntre dans une espce de no man's land o lacritique thorique n'a pas encore d'objet empirique et o l'idologie n'estpas encore porteuse ou expressive d'une forme de mouvement social. Leprojet d'une anthropologie de l'entreprise africaine n'en est que pluspassionnant cause de l'incertitude qui prside sa gestation. C'est direqu'il lui faut acqurir un vritable esprit... d'entreprise!

    19.Traduction de "straddling", terme utilis dans le dbat kenyan et qui signifie quel'entrepreneur chevauche le secteur public et le secteur priv: il ne peut dvelopper cedernier qu'en participant au premier.

    37

  • ..

  • ANTHROPOLOGIE ETINDUSTRIE "

    . Denis GUIGO(Ecole Polytechnique-CRG, CNRS-LAU)

    Anthropologie et industrie: deux termes que l'on ne rapproche passpontanment. Les premires enqutes ethnographiques en milieuindustriel, ralises il y a plus de soixante ans, donnrent pourtantnaissance au courant de pense amricain dit "human relation school", quimarqua profondment la rflexion postrieure sur le travail en usine. ,Il estVrai qu'il s'agissait l d'une anthropologie applique; d'inspirationfonctionnaliste, qui dialoguait sans ,doute plus aisment avec" lapsychosociologie qu'avec l'ethnologie "traditionnelle". Ultrieurement, bonnombre de travaux d'anthropologie. industrielle s'inscrivent dans' deuxpradigmes principaux i une vision critique du systme .de productioncapitaliste (une orientation "anti-applique", en quelque sorte...), et uneperspective plutt comparative (notamment des "cross-cultural studies"),mais qui s'attachait des niveaux trs variables de l'organisationindustrielle (le pays, la,branche, la rgion, la technologie...) (1). .

    En somme, l'anthropologie industrielle existe certes, mais sonorientation et ses objets sont multiformes; de plus, l'existence d'uncourant grandissant de recherche' applique ajoute la complexit du

    1. Pour une histoire de "l'anthropologie' industrielle, Voir Michael BURAWOY', 'TheAnthropology of Industrial Work", Annual Review ofAnthropology, Palo Alto (California),8: 231-266, 1979 ; Jean COPANS et Bernard BERNIER, introd~ction au numro "Travail,industries et classes ouvrires", Anthropologie etsocits, Montral (Qubec), UniversitLaval, vol. 10, n 1 : 1-9, 1986; et surtout Carol HOLZBERG et Maureen GIOVANNINI,"Anthropology and 'Industry : Reappraisaliand New Directions", Annual Review ofAnthropology, 10: 317-360, 1981.

    39

  • Journal des anthropologues 43-44

    tableau. Si la mthodologie utilise se rclame souvent de l'ethnographiede terrain, les rsultats d'enqute peuvent intresser, selon le cas, le chefd'entreprise, les syndicats, le commanditaire d'une tude, la communautscientifique d'une discipline (pas forcment l'ethnologie), ou d'autresacteurs concerns un titre ou un autre par l'volution d'une brancheindustrielle. Cette diversit ne facilite pas la "visibilit" de l'anthropologieindustrielle dans le champ scientifique,' d'autant que certains chercheursjugent que l'heure n'est pas aux ambitions thoriques, et prfrent pourl'instant accumuler des matriaux. Il ne m'appartient bien videmment pasde juger les diffrentes manires de conjuguer anthropologie et industrie;je me limiterai ici proposer quelques rflexions partir des recherches,que j'ai pu mener rcemment dans une entreprise automobile franaise(1985) (2), une compagnie sidrurgique argentine (1985-1986) (3),l'entreprise d'lectricit du Grand Buenos Aires (1986-1987) (4) et unemairie argentine (1~87-1988) (5).

    C'est' surtout la question de l'ambigut ventuelle du rapport entreethnologie "applique" et ethnologie "fondamentale" que 'je voudraisvoquer ici. Les problmes de la "recherche-action" ont t traits dansnombre de colloques et de publications - souvent dans le champ d'autresdisciplines, mais 'pas uniquement, comme l'a montr le numro de larevue Anthropologie et 'Socits consacr au thme "Comprendre etModifier" (6); les questions souleves par la relation entrecommanditaires' d'tudes et ethnologues ne .,' semblent pas' absolumentspcifiques. S'il est Clair que les recherches applique et fondamentale

    2. Cf. D. GUIGO, "L'empire du consensus" (deux pisodes), Annales des Mines, Srie Greret Comprendre, n 6 : 19-26 et n 7 : 24-33, Paris, 1987.

    3. Cf. D. GUIGO, "Automatisation 'et enjeux de gestion", Travail et travailleurs du Tiers-Monde, Les Cahiers de l'Orstom, n 4 : 3-48, Paris, 1987.

    4. Cf. D. GUI GO, "El servicio pblico frente a la crisis: el casa de SEGBA en el GranBuenos Aires", communication au colloque La Regin Metropolitana Buenos Aires, CNRS etGouvernement de la Province de Buenos Aires, Mar dei Planta, avril 1989.

    5. Cf. D. GUIGO, "Gobernar un Municipio", communication au colloque GovemoMunicipal na Amrica Latina, Universidad Federal do Rio Grande Do Sul, Porto Alegre,Brsil, dcembre 1989.

    6. "Comprendre et modifier", Anthropologie et Socits, vol. 8, n 3, Universit Laval(Qubec), 1984.

    40

  • Journal des anthropologues 43-44

    forment deux dmarches diffrentes, elles peuvent cependant aller de pair,mieux encore; se fertiliser l'une l'autreau cours d'un mme travail deterrain, dans la mesure o les termes de l'change entre le chercheur .et lemilieu tudi sont clairement dfinis (7). Par exemple, la fin de l'tudede l'entreprise automobile mentionne ci-dessus (tude demande etfinance par cette socit), un rapport fut remis mes interlocuteurs; illeur donna satisfaction, non en tant que vrit dfinitive sur le sujet (lesinnovations introduites par le "management participatif'), mais en tant quepoint de vue complmentaire; susceptible d'tre pris en compte par lesdcideurs. Un an et demi rplus :tard, un autre texte (Cf. note 2), 'plusloign des proccupations de gestion et ax sur une analyse' "no-foucaldienne" de l'exercice du pouvoir dans les ateliers, fut publi par unerevue scientifique (en respectant l'anonymat de l'entreprise) puis reprispar une revue professionnelle, Les deux textes taient certes diffrents;chaque partenaire trouva son compte dans l'affaire.

    Point n'est besoin de souligner que le travail de terrain permet lamoisson d'une masse considrable d'informations qui pourront plus tardtre valorises; c'est ainsi qu'un relev du vocabulaire d'adresse aubureau a t ralis l'occasion de la mme enqute, et exploitultrieurement (8). D'autre part, outre les publications mentionnes ennotes 3, 4 et 5, qui intressaient au premier chef les personnes concernespar l'automatisation sidrurgique, la distribution d'lectricit oul'administration municipale, les enqutes correspondantes fournirent desrsultats susceptibles d'intresser un public plus large, sur des thmes ol'approche ethnographique apparat pertinente par sa capacit articulerplusieurs dimensions d'objets sociaux complexes (9).

    7. Plus gnralement, GUILLE-ESCUR!IT a rcemment not: "II a maintes fois t rptqu'une recherche applique ne saurait se dvelopper sans Ja progression conjointe de larecherche fondamentale. C'est indubitable, mais n'oublie-t-on pas que J'inverse est aussivrai 'l" ("Une recherche perdue en son temps: l'ethnologie inapplique", L'Homme, n 115 :110, Paris, 199{J. . .8. "L'Adresse au bureau", communication prsente au colloque Travail et pratiqueslangagires, PIRTIEM-CNRS, Paris, avril 1989. Une version remanie paratra dansL'Homme en 1991. ..' '. . . .

    9. Cf. diffrentes publications concernant. respectivement l'hyperinflation ("Cohabiter avecun monstre. L'hyperinflation en Argentine", Annales des Mines, srie Grer et Comprendre,n 8: n-82, Paris, 1987; "Grer en hyperinflation", idem, n 13: 59-73, 1988;

    41

  • Journal des anthropologues 43-44

    Les recherches sur les terrains argentins mentionns ici (l'entreprisesidrurgique, la, compagnie d'lectricit et la mairie) ne furent pasrmunrs par les organisations en question, mais finances par unebourse de doctorat du CNRS; dans chaque cas, il s'agissait d'abord defaire 'accepter - ou tolrer - ma prsence par les principaux acteurs(dirigeants et syndicats notamment), en tant attentif aux demandesexplicites ou implicites qui manaient de mes interlocuteurs de diffrentsniveaux. En effet, comme dans une socit "exotique" sans doute, les gensne parlaient pas - ou pas seulement - au chercheur "pour le plaisir", maisen fonction de leurs enjeux. Plus gnralement, considrer la relation auterrain comme un matriau de recherche est une dmarche intressantedu point de vue heuristique (10).

    Le clivage ethnologie applique/ethnologie fondamentale sembledonc pouvoir tre reformul en termes de demande explicite ou implicite,en distinguant, au sein des demandes explicites, selon que le demandeurconcide ou non avec le financeur. Pas plus qu'ailleurs, on ne dispose derecettes pour grer la relation au terrain (11). Tout au moins peut-onsouligner l'importance de la libert de mouvement dont doit disposerl'ethnologue pour rcolter ses matriaux dans le milieu complexe etstratifi, des organisations modernes. Par exemple, s'il peut treintressant d'occuper parfoisun poste de travail, il faut aussi pouvoir ensortir,sauf tre cantonn dans les postes subalternes et perdre ainsil'intelligence d'un aspect essentiel du fonctionnement d'une entreprise:

    "Hyperinflation en Argentine", Le Monde, 17 mai 1989), les usagers clandestins du rseaud'lectricit (Leeches in the Electrical Network : The Crisis in the Buenos Aires Suburbs",Flux, CNRS-GRD Rseaux, n 1 : 57-76), printemps 1990, et la vie dans une municipalitargentine (Poderes en la Administracin Municipal, paratre aux Editions Centre Editorde Amrica Latina, Buenos Aires). '10. ...J'interaction observateur-observ est un problme incontournable mais plutt' que dele considrer comme un obstacle la connaissance, il faut le considrer, au contraire,comme un moyen de connaissance", La Production des connaissances scientifiques del'administration, Presses de l'Universit Laval (Qubec), 1986).11. Si les cas diffrent, les soucis d'thique demeurent, avec au premier chef celui de neporter prjudice aucun interlocuteur, ce qui n'est pas toujours ais. Voir ce sujet lestravaux de la Socit d'Anthropologie Applique du Canada (Dbat sur un code dedontologie professionnelle", Anthropologies et Socits, vol. 8, n 3: 117-129), UniversitLaval (Qubec), 1984.

    42

    (

  • Journal des anthropologues 43-44

    l'organisation des communications entre diffrents secteurs et entreniveaux hirarchiques (12).

    Endfinitive, la controverse concernant le caractre appliqu ou nonde l'anthropologie industrielle vient du statut de ses objets dans la socitmoderne: lieux de production des oprateurs sociaux fondamentaux denotre socit - les biens de consommation - et lieux de pouvoir,' lesentreprises et les administrations ne se laissent pas pntrer facilement; ilfaut montrer patte blanche et mener de longues ngociations pour gagnerl'accs aux ateliers et aux bureaux. Rien d'tonnant alors ce quel'institution demande y trouver son compte d'une manire ou d'uneautre; l'important tant que le chercheur, chemin faisant, puisse yrassembler des matriaux pertinents pour l'tude de ces groupes humainsqui ont tout pour sduire l'ethnologue: hirarchisation, segmentation,division des tches, des temps et des costumes... Certains premiersrsultats semblent montrer que l'ethnologie ne peut qu'y gagner, et que,loin de trahir ses pres fondateurs, elle est particulirement bien outillepour interprter J'histoire et l'actualit des objets centraux de notremodernit (13).:

    12. Il est tonnant de voir la facilit avec laquelle certains considrent l'occupation d'unposte de travail comme le passage oblig de l'anthropologie dans l'entreprise.' Dansl'ethnologie "exotique", Je chercheur accompagnait certes les indignes mais ne chassait etne pchait pas forcment leur place...

    13. Cf. Georges BAlANDIER, Le dtour, Paris, Fayard, 19&5; Franoise ZONABEND,1989, La Presqu'le au nuclaire, 1989, Paris, Odile Jaboc; Marc ABELES, Jours tranquillesen 1989, Paris, 1989, Odile Jacob; et le Workshop "New Direction in AnthropologicalResearch: Moving [rom Periphery to Center", qui s'est droul la New-York University enmars 1990.

    43

  • J'

  • -,

    UNE EXPERIENCE D'ETHNOGRAPHIEEN ENTREPRISE i

    MoniqueJEUDY~BALLINI. (CNRS)

    L'tude ethnographique de la socit Louis Vuitton Malletier me futpropose, sur une suggestion de Jean-Luc Lory (alors charg de missionau Ministre de la Recherche), par le cabinetSHS Consultants d'AlainEtchegoyen. Elle devait complter l'enqute que ce cabinet menaitsparment, sur la base d'entretiens qualitatifs, auprs des cadres de lasocit. Effectue aprs dcision d'Henry Racamier, prsident de LouisVuitton Malletier, l'enqute globale du groupe SHS portait sur la faondont les salaris vivaient le rapport au luxe et la tradition artisanale dansle contexte d'une entreprise forte croissance. A terme, elle visait proposer des actions propres amliorer le. fonctionnement de lacommunication interne au sein de l'entreprise.

    Selon les termes du contrat pass avec SHS Consultants; il futconvenu que les observations que je ollecterais feraient l'objet de noteshebdomadaires et d'un rapport final remis exclusivement eux et soumis un engagement de confidentialit ;:que l'immersion ethnologique dans lesdiffrents sites, usines et . .magasins de vente, impliqueraitmthodologiquement mon affectation un poste de travail parmi lessalaris; et qIie la rmunration pour cette tude me serait directementverse par SHS. ..

    ,'.

    Commence la mi-octobre 1989, cette recherche totalisa .cinq moisde travail sur le terrain rpartis entre trois. units de production (Drme,Indre, banlieue parisienne) et deux magasins -de vente (Paris). Elle fut

    45

  • Joumald~anffiropow~~43-~

    annonce aux salaris de Vuitton dans un bulletin mensuel diffusioninterne et prcde, dans chacun des sites visits, par des runionsorganises entre SHS Consultants et le personnel local d'encadrement.Quelques jours avant que ne dbute mon travail dans un site, mespremiers contacts avec les salaris consistrent faire un tour desdiffrents services et participer une rencontre de prsentation. Cesrencontres eurent toujours lieu devant les directeurs et agents de matrisedes tablissements concerns auxquels s'ajoutrent, dans certains cas, lesdlgus du personnel, les reprsentants du comit d'entreprise, et (parroulement quand l'effectif tait rduit) la presque totalit des salaris.

    Le propos de ces rencontres prliminaires tait d'expliquer le sensd'une exprience d'ethnographie en entreprise et de rpondre auxinterrogations qu'elle suscitait parmi le personnel. Chez la plupart dessalaris, qui ne connaissaient de l'ethnologie que la dfinition qu'ils enavaient lue dans le dictionnaire aprs l'annonce de cette tude, le faitd'apprendre que j'avais effectu des recherches antrieures en PapouasieNouvelle-Guine amenait d'abord la mme perplexit ("Mais nOUS nesommes pas des Papous l") ou le mme amusement ("En somme vousvenez observer les moeurs de la tribu.Vuitton..."). . .

    Les explications donnes aux salaris portrent sur 'trois aspectsprincipaux :

    - l'entreprise comme objet d'observation: habituellement interdite toute pntration extrieure (Vuitton cultivant une certainetradition du secret), elle allait tre tudie de la mme faon quel'on dcouvre les coutumes d'un pays tranger (j'insistais sur le faitque je n'avais jamais travaill dans une usine ou dans un magasinde vente et que je ne connaissais rien la maroquinerie); ils'agissait d'examiner' avec un "oeil neuf' en quoi la cohabitationplusieurs heures par jour et souvent plusieurs annes durant sur unmme lieu de travail avait pu dvelopper parmi les salaris, et leur .insu; une communaut d'habitudes Ge parlais parfois de

    . "rites") et de reprsentations;' .- la technique d'observation: en l'opposant celle des entretiens

    formels, je soulignais l'intrt d'une mthode permettantd'apprhender "de l'intrieur" la vie des employs et consistantmoins "couter parler" qu' "regarder faire" (selon les formules de

    46

  • Journal des-anthropologues 43-44

    SHS Consultants}; "regarder' faire" en "faisant" soi-mme c'est--dire; pour reprendre l'expression utilise avec les salaris, "sentirles choses en essayant de se mettre la place d'une (ouvrire oud'une vendeuse) dbutante"; Luc Chelly, directeur d'tudes chezSHS et organisateur de ces rencontres, prcisait qu'au poste detravail qui me serait affect j'aurais observer les' mmescontraintes que les autres employs sans bnficier d'un rgimed'exception ni entretenir de relations privilgies avec les .membresde la hirarchie locale. Le choix de' ce poste tait laiss l'apprciation du personnel de matrise avec cet impratif qu'ildevait correspondre un emploi dj existant dans l'entreprise (i.e.non spcialement cr pour: les besoins de l'tude) et ne passupposer de ma part des comptences dont j'tais totalementdpourvue; .

    . - la finalit de l'observation: dans des entreprises o l'augmentationacclre de la productivit et la forte croissance des effectifs nepermettaient plus de s'en tenir la structure artisanale d'origine, seposait le problme d'un cart de plus en plus prononc entre lesommet et la base de la pyramide Vuitton. En contribuant faireconnatre aux responsables du Sige parisien ce qu'tait localementla vie du personnel.productif, l'observation "sur le terrain" pouvait terme apporter sa contribution au meilleur fonctionnement de lacommunication interne.

    Ces explications s'assortirent 'd'un certain nombre de prcisionsdestines dfinir par la ngative les' limites de cette tude: il ne s'agissaitni d'une enqute d'assistante sociale ni d'une enqute de surveillance pourcontrler les rendements individuels ou les possibles infractions aurglement interne; il ne s'agissait pas davantage de porter un jugement devaleur sur les faits observs ni de dterminer si ce que les salaris disaientet faisaient tait ou non conforme, vrai, juste, ou motiv -. Ce qui meparaissait intressant, indiquais-je, tenait ce qu'il pouvait. y avoir dercurrent, de reprsentatif ou caractristique dans les faits observs; toutce qui, ultrieurement, permettrait des comparaisons avec la vie au travailsur d'autres sites Vuitton, Cela signifiait que les donnes consignes .dansle rapport final seraient prsentes en termes gnraux (non nominatifs)garantissant l'anonymat des ouvriers et des vendeuses. Les salaris taient

    , enfin informs de ce 'que cette tude prendrait aussi en compte les aspects

    47

  • Joumaldes anthropologues 43-44

    de la vie en dehors du travail et que, logeant chez l'habitant (en province),je serais disponible pour les rencontrer leur gr durant nos communsmoments de loisirs.

    La vague inquitude que j'prouvais avant de faire mes premiers paschez Vuitton tenait principalement deux .apprhensions: celle de meheurter une certaine suspicion parmi les salaris et celle de me trouverdans un milieu peu propice l'observaon ethnographique. Cesapprhensions tombrent ds le commencement de mon travail danschacun des sites visits. Si des salaris mettaient parfois des doutes surl'utilit pratique de cette tude, il ne s'en trouva apparemment aucun pourvoir dans ma prsence une forme d'espionnage dguis. L o jem'attendais trouver malaise ou inhibition, c'est au contraire l'absence dertention qui me surprenait le plus et, avec elle, la confiance qui m'taittmoigne (j'appelle "confiance" le fait qu'on n'adoptait pas en maprsence la prudence Qui tait de mise devant un "chef', le fait de melaisser voir ou entendre des choses que le rglement interne n'aurait pasforcment approuves). .

    Quelques raisons peuvent expliquer cette 'attitude:- la prparation des salaris ma venue (runions prliminaires

    d'information organises par SHS Consultants) et le parti pris detransparence: ouvriers et vendeuses taient prvenus d'emble quel'objet de mon travail parmi eux consisterait les observer;

    - le fait que mon tude n'ait t a priori motive par aucune urgence,vidente; dans le contexte d'une entreprise forte' croissancen'ayant jamais fait l'exprience d'une grve ou d'une' criseconomique, o la reprsentation syndicale tait inexistante et leslicenciements exceptionnels, les risques de malentendus concernantma prsence d'observatrice 'se trouvaient rduits (1) ;

    . - l'information, donne aux salaris selon laquelle les rsultats de marecherche court-circuiteraient les hirarchies locales puisqu'ilsseraient directement remis SHS Consultants pour trecommuniqus ensuite Henry Racamier (suivant le protocoledfini entre SHS et la direction de Louis Vuitton malletier, les

    1. J'entends par l que ces risques auraient t sans doute plus importants s'il s'tait agipour moi la mme poque d'effectuer cette tude chez les ouvriers des usines Peugeot deSochaux, entre autres exemples... .

    48

  • Journaldes anthropologues 43-44

    responsables de chaque site avaient reu la consigne de ne meposer aucune question sur le contenu de la recherche en cours) ;

    - la sensibilit du personnel des usines et des magasins aux questionsintressant la communication interne; sa curiosit, parfois,pour untype d'exprience indite dans les tablissements Vuitton et l'idequ'il pouvait sans doute en tirer un certain parti (du, moins rien n'yavoir perdre).

    Ma seconde apprhension quant au caractre "ethnographiable" d'unsite industriel tenait un certain nombre de prjugs que mon parcoursd'ethnologue ocaniste ne m'avait jamais empiriquement prpare dpasser vraiment. Pour le dire crment et dans toute sa navet: s'il mesemblait qu'en tudiant une communaut papoue on ne pouvait manquerde faire de l'ethnographie, c'est le risque de ne pas en faire qui meproccupait le plus quand je me reprsentais ce que devait tre la vie enusine. Mes doutes portaient sur le statut des observations que je pourraisen tirer et sur l'existence-mme de "faits" spcifiquement ethnographiques(c'est--dire ressortissant un domaine d'investigations laiss vacant parles psychologues, les sociologues, les historiens, les conomistes, ou, lestravailleurs- sociaux par exemple). Car si je n'avais aucune' expriencedirecte de l'usine, l'ide strotype et trop familire que je me faisais dece milieu ne me permettait pas de le considrer tout fait comme un"ailleurs". Serait-ce ainsi faire preuve de sens ethnographique d'observerque les ouvriers s'ennuyaient et aspiraient de meilleurs salaires,dedcrire le stress du rendement, les clivages hirarchiques ou les conflits depersonnes... ? Quelle place y avait-il l'usine pour des comportementsautres que ceux qu'imposaient, aux salaris la standardisation des gestes,les contraintes de la productivit et le travail sous surveillance ?

    Dans le mme temps cependant, et bien que je ne dispose pas derepres comparatifs, me paraissait. acquise l'id dfendue par SHSConsultants qu'une entreprise n'tait pas un simple microcosme de lasocit extrieure et qu' des entreprises diffrentes devaientcorrespondre chez les salaris des "logiques de comportements et dereprsentations" spcifiques; en d'autres termes: que la faon de vivre etconcevoir les choses dans une usine de maroquinerie implante en rgionrurale n'tait vraisemblablement pas l mme que celle des ouvriers 'd'urieimprimerie ou d'une fabrique de conserves alimentaires situe en zone

    49

  • Journal des anthropologues 43-44

    urbaine. C'est.le postulat de cette spcificit qu'il allait s'agir de vrifier ausein d'une entreprise qui avait construit son image de marque extrieuresur les notions de "voyage", de "luxe" et de "tradition" (2).

    Selon les units de production visites, je fus amene occuper desemplois diffrents dans le circuit de fabrication: coupe, premire etdeuxime prparations, bichonnage (3), emballage. 'O que ce soit, et afortiori pour une dbutante, le principe de l'auto-contrle des tchesinstitu chez Vuitton imposait une application assez soutenue au travail.Dans l'"observation participante", la crdibilit de la "participation"supposait en outre de fournir une certaine productivit. Ces contraintes,en milieu bruyant, limitaient matriellement les entretiens que je pouvaisavoir avec les salaris pendant le travail. Des conversations pouvaientcependant tre engages par intermittence et poursuivies ensuite pluslonguement aux pauses du djeuner, de fm de journe et fin de semainequand des gens venaient chez moi ou m'invitaient chez eux.

    J'avais d'emble fait le choix de ne pas utiliser de magntophone et,au bout de quelques jours dans le premier site tudi, renonaisgalement me servir d'un carnet de notes: L'importance que j'attachaisnanmoins la restitution exacte de paroles entendues m'amenait detemps autre, et le' plus discrtement possible, les retranscrire inextenso sur un bout de papier. Pour le reste, je faisais appel mammoire et consignais le soir venu les observations de la journe dans unesorte de journal de bord. . .

    J'ai voqu plus haut les doutes que j'avais' au dbut concernant lestatut des observations ralises en entreprise. Ils se ramenaient au fond traiter l'ethnographique comme une qualit intrinsque aux choses

    2. L'effectif des usines Vuitton tant en majorit constitu de femmes, SHS Consultantssouhaitait que l'tude ethnographique soit ralise par une femme et m'avait pressentieparce que mes recherches antrieures en Nouvelle-Bretagne portaient sur les relationsentre les sexes. Cependant, quiconque s'intressant la question (chre l'ethnologiecontemporaine) des rapports entre identit et transformations aurait estim qu'en matired'ethnographie d'entreprise Vuittori constituait a priori un terrain intressant; intressanteen effet, une Socit dont le tour de force consistait moins produire qu' "reproduire leproduit" par-del les gnrations et les modes et qui, pour dfinir cette production-reproduction, avait cr le concept d'artisanat industriel" ...

    3. Est appel "bichonnage" le travail consistant vrifier l'aspect du produit fini et lenettoyer avant son expdition.

    50

  • Journal des anthropologues 43-44

    observes au lieu d'une qualit dans la faon de les observer. Pourtant, laparticipation au travail productif dont le contrat pass avec SHSConsultants faisait une condition de l'tude ne me semblait pas discutable.Je persiste toujours la considrer ncessaire'(4)..

    Mthodologiquement,il va de ~oi que le fait d'occuper un emploiparmi le personnel des usines ou des magasins ne visait pas un butd'identification. "Sentir de l'intrieur", "se mettre la place de...", avais-jedit dans les runions de prsentation pour expliquer l'intrt d'une"observation participante", comme si "l'intrieur" tait a priori un faitacquis de connaissance ou une donne. empiriquement constitue, etcomme s'il tait possible pour un observateur de dcider de sa propreintgration... Cela tant, le fait' de savoir que quelqu'un envoy par ladirection allait travailler selon les mmes contraintes horaires (au lieu defaire simplement du tourisme comme 'les visiteurs officiels) changeaitassurment des choses dans l'esprit des salaris.

    L'affectation un poste de production permettait plutt, tout enayant la prsence la moins encombrante possible, de situer l'observation;de lui assigner un angle de vue et une temporalit, un rythme, accords la spcificit du lieu. Chez Vuitton, le principe de l'auto-contrle destches imposait, autant qu'un regard sur son propre travail, un regard surcelui des autres puisque' la manipulation des pices toute tape de leurfabrication pouvait faire ressortir des dfauts de matire ou de faon quin'avaient pas t vus en amont. Dans le contexte d'une entreprise o latraque du.plus infim