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Collection

PROFIL PHILOSOPHIE dirigée par Georges Décote

Série

TEXTES PHILOSOPHIOUES dirigée par Laurence Hansen-Ll'>ve

La lTIauvaise "foi

(LI Être et le Néant) (PREMIÈRE PARTIE, CHAP. 2)

SARTRE

MARCWETZEL agrégé de philosophie

� HATI E R

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Sommaire

Qu'est-ce que « la mauvaise foi»? . . . . . . . . . . . . . . . . 3

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

La vie et l'œuvre de Sartre. . . . . .. . ... . . . . . . ... . ... 7 Situation du texte dans L'Être et le Néant . . . . . . . . . . . 9 Commentaire ... . . . .. . . . . . .. . ... . . . . . . . . .. . . . . . . . 18

1. Mauvaise foi et mensonge. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 2. Les conduites de mauvaise foi . . .. . . . . . . . . . . .. . 23 3. La « foi » de la mauvaise foi. . . .. . . . . . . . . . . . . . 38

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45

« La mauvaise foi » . . . ... . . . . . . . . . .. . . . . '.' . . . . . . . 47

1. Mauvaise foi et mensonge . . .. .. .. . .. .. . .. . . . .. 48 2. Les conduites de mauvaise foi . . . . . . . . . . . . . . . . . 58 3. La « foi » de la mauvaise foi. . . . . . . . . . . . . . . . . . 74

© HATIER PARIS MAI 1985 Toute représentation. traduction. adaptation ou reproduction, même partielle, par tous procédés, en tous pays, faite sans autorisation préalable, est illicite et expo· serait le contrevenant à des poursuites judiciaires. Réf.: loi du 11 mars 1957.

ISSN 0750·2516 ISBN 2·218 04955-4

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Qu'est-ce que «la mauvaise foi» ?

La mauvaise foi, un thème philosophique? Il est vrai qu'on accepterait spontanément d'y voir un thème psycho­logique ou moral, mais philosophique : pourquoi donc ?

S'il fallait traiter psychologiquement de la mauvaise foi, l'affaire serait vite réglée : d'abord, l'homme de mauvaise foi, c'est l'autre, toujours. Et tout le monde peut dire à quoi il reconnaît que l'autre est de mauvaise foi : quel­que chose dans son comportement sonne faux, trahit une duplicité plus ou moins voulue, un désaccord secret plus ou moins conscient avec lui-même. Est de mauvaise foi celui qui tente de nous convaincre par des raisons aux­quelles lui-même au fond ne croit pas, ou bien c'est cet autre qui, par une obstination coupable, refuse de se reconnaître convaincu par nos raisons auxquelles au fond il croit, mais dont il refuse de reconnaître devant nous le bien-fondé. Soit, tout ceci paraît très clair. Mais des questions embarrassantes surviennent très vite :

- Existe-t-il un moyen de prouver la mauvaise foi de l'autre? La réponse est non. Car on peut prouver son men­songe à un menteur en le mettant face à la vérité qu'il déforme. Mais pour être certain de la mauvaise foi d'un autre, il faudrait le mettre face à sa propre conscience, puisque c'est sa conscience qui se trompe en se faisant croire à ce qu'elle dit. Mais comment mettre une autre conscience en face d'elle-même?

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- La mauvaise foi, est-ce de la dissimulation (ne pas dire ce qu'on croit) ou de la simulation (ne pas croire ce qu'on dit) ? Réponse: ni l'une ni l'autre, car le dissimulateur sait parfaitement ce qu'il croit (et ne dit pas) et le simulateur sait parfaitement ce qu'il ne croit pas (et dit). Pour ces deux personnages, pas de confusion interne: il y a d'un côté leurs conduites affichées (silence ou énoncés fictifs) et de l'autre leurs intentions et convictions réelles et cachées. Les deux plans ne se mélangent pas, le dédou­blement intérieur est clair et net: d'un côté, ce qu'ils font croire; de l'autre, ce qu'ils croient. Le dissimulateur sait bien qu'il n'est pas franc, le simulateur sait bien qu'il n'est pas sincère. Mais voilà : l'homme de mauvaise foi ne sait pas, lui, s'il est de bonne ou de mauvaise foi. Il est d'ail­leurs les deux: il est de bonne foi puisqu'il croit en par­tie à ce qu'il dit, il croit qu'il dit ce qu'il croit, mais en même temps il est de mauvaise foi, puisqu'il sait qu'il ne croit pas aux raisons qu'il allègue pour elles-mêmes, mais seulement parce qu'elles lui permettent de se· sortir d'embarras. Il sait qu'il les adopte par expédient, mais en les adoptant, il croit en ses raisons, il redevient donc de bonne foi, etc. La conscience de l'homme de mauvaise foi oscille donc à tout instant entre ce qu'elle croit et ce qu'elle ne croit pas, elle se contredit elle-même sans trop le savoir, mais sans trop l'ignorer non plus. Comment la conscience est-elle capable de tant d'ambiguïté?

- Enfin, si, comme on l'explique spontanément, être de mauvaise foi, c'est se mentir à soi-même, comment un tel mensonge peut-il « marcher» ? Car pour qu'un mensonge puisse réussir, il faut que le menteur sache bien ce qu'il cache ou déforme. Pour mentir à soi-même, il faut donc bien savoir ce que l'on se cache. Mais comment se le cacher, puisque précisément on sait ce que l'on doit se cacher? Le mensonge à soi paraît donc impossible: or la mauvaise foi est une conduite bien réelle de la cons­cience ! Alors, que faut-il penser?

Eh bien, justement, il faut penser la mauvaise foi, il faut réfléchir sur elle philosophiquement. Cela veut dire sim­plement qu'il faut, pour comprendre quelque chose, s'interroger sur les conditions de possibilité de la mau-

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vaise foi. Or la première de ces conditions est l'existence de la conscience: car seule une conscience peut être de mauvaise foi.

Ce que l'examen psychologique proposait, c'était d'étu­dier des consciences de mauvaise foi à l'œuvre, de les com­parer avec d'autres consciences, de bonne foi, elles, en activité, et d'en tirer les marques distinctives de la mau­vaise foi. Mais un tel examen objectif se heurte immédia­tement aux trois objections de bon sens que nous avons soulevées. Il vaut donc mieux revenir sagement au point de départ, c'est-à-dire à la conscience et à sa « foi» qui peut donc être bonne, mauvaise, mais aussi peut-être neu­tre, ou même nulle? C'est ce que tente Sartre dans ce texte. Pour Sartre, comme pour chacun de nous, il y a une énigme de la mauvaise foi. Mais pour Sartre, cette énigme de la mauvaise foi nous renvoie à l'énigme de la cons­cience. La possibilité qu'a toute conscience d'être de mau­vaise foi est révélatrice du mode d'être même de la cons­cience. Autrement dit: en interrogeant la nature de la conscience, nous expliquerons mieux le mécanisme de sa mauvaise foi. Mais en retour, en comprenant mieux sa mauvaise foi, nous comprendrons mieux notre conscience. Le coup est double. On pourrait dire que de même que pour Freud, « le rêve est la voie royale qui mène à l'incons­cient », de même pour Sartre la mauvaise foi est la voie royale qui mène à la conscience.

Voie royale, mais difficile. Et même, pour certains pas­sages de ce texte, royalement difficile. C'est pourquoi, après un bref résumé de la vie et de l'œuvre de Sartre, on lira une présentation des thèses essentielles de la phi­losophie de Sartre, dans L'Être et le Néant (ouvrage dont notre texte « La mauvaise foi» constitue la fin de la pre­mière partie). Ceci pour alléger le commentaire et facili­ter la lecture. Celle-ci reste néanmoins difficile, mais le génie de Sartre vaut mieux qu'un détour.

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INTRODUCTION

La vie et l'œuvre de Sartre

Jean-Paul Sartre nait le 21 juin 1905 à Paris, de Jean­Baptiste Sartre et d'Anne-Marie née Schweitzer. �on père meurt alors qu'il n'a qu'un an. Jean-Paul est élevé par sa mère, entouré de ses grands-parents maternels, dans un

milieu catholique, mais sans grande ferveur religieuse. Sartre fait toutes Ses études à Paris, si l 'on excepte une

période de trois ans (1917-1920) pendant laquelle il quitte Paris avec sa mère, remariée entre-temps avec un jeune ingénieur, pour vivre à La Rochelle : ses rapports avec son beau-père sont assez conflictuels, et son apprentissage d'une vie moins protégée que sa vie parisienne est assez rude.

Il entre à l ':f:cole Normale Supérieure (la rue d'Ulm) en 1924. Après un premier échec en 1928, Sartre est reçu pre­mier à l'agrégation de philosophie.

Si le talent et les aspirations littéraires de Sartre se sont manifestés assez tôt, il n'a par contre véritablement pris goût à la philosophie qu'au cours de ses études supérieu­res. C'est dans ces années qu'il côtoie Paul Nizan et Ray­mond Aron, et c'est au cours de l'année 1929 qu'il rencon­tre Simone de Beauvoir, qui prépare elle aussi l'oral de l'agrégation de philosophie.

Il enseigne la philosophie de 1931 jusqu'à la guerre. Ses premières publications philosophiques (La transcendance de l'ego, L'imaginaire, 1936) précèdent de peu ses premiè­res publications littéraires (Le mUT, La nausée, 1937-38).

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En 1939, Sartre est mobilisé dans l'Est de la France, puis emmené en captivité de juin 1940 à mars 1941. Il ne cesse d'écrire, notamment ses Carnets de la drôle de guerre qui ne seront publiés qu'après sa mort. Libéré, grâce à de faux papiers, en 1941, Sartre revient à Paris où il reprend l'enseignement; parallèlement, sa production philosophique, littéraire, théâtrale, est très abondante: L'Être et le Néant paraît en 1943. On représente aussi ses premières pièces: Huis clos, Les mouches.

Sartre quitte l'enseignement à la Libération, en 1945, pour se consacrer entièrement à l'écriture et au journa­lisme. Il fonde la revue Les Temps modernes et participe sans trop d'illusions à la vogue « existentialiste» déclen­chée à partir de son œuvre.

Son œuvre théâtrale s'enrichit de nombreuses pièces dont certaines (La putain respectueuse, Les mains sales) font scandale, mais lui valent une réputation internatio­nale.

A partir de 1950, Sartre se manifeste de plus en plus ouvertement en politique, voyage beaucoup, est « compa­gnon de route» assez critique du parti communiste (avec lequel il rompra totalement en 1968, à la suite de l'inter­vention des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie).

Son second grand ouvrage philosophique (Critique de la raison dialectique) paraît en 1960.

Son ouvrage sur Flaubert (L'idiot de la famille), en plu­sieurs tomes, commence à paraître en 1971. Cependant, Sartre est atteint progressivement par la cécité, ne peut plus écrire ni se relire., mais trouve des parades: le magné­tophone, l'écriture en collaboration. Mais plusieurs de ses œuvres (en particulier son travail sur Flaubert) restent inachevées lorsqu'il meurt le 15 avril 1980 à Paris, à l'hôpi­tal Broussais.

L'individu Sartre était un homme extrêmement géné­reux, penseur infatigable, d'un humour et d'une disponi­bilité constants. Un homme direct, très simple, extraor­dinairement intelligent, étrangement peu conscient de sa célébrité mondiale et qui ne jouait jamais à être « Sartre ». Bref, un génie désintéressé.

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Situation du texte dans L'Être et le Néant

Dans notre texte, l'auteur sur lequel Sartre s'appuie le plus souvent, c'est lui-même. On exposera donc ici briè­vement les idées principales de Sartre, telles qu'on les retrouve à l'œuvre dans ce texte.

Le fait premier est l'existence de la conscience

La philosophie de Sartre est d'abord une philosophie de la subjectivité : Sartre part, comme Descartes, du fait de la conscience.

Notre conscience se présente à nous comme un fait, un fait pour nous. Par exemple, se réveiller, c'est se trouver en face du fait de notre conscience. Et lorsque la cons­cience n'est plus ce fait, elle disparaît. Comme dans l'endormissement, la conscience se défait, nous la per­dons. Mais si l'existence de la conscience est ainsi mani­feste, la nature (ou essence) de la conscience reste, elle, problématique : quelle est-elle?

La réponse est dans la question : car si l'existence de la conscience est certifiée avant que son essence ne le soit, c'est donc que, dit Sartre, en ce qui concerne la cons­cience, « l'existence précède l'essence ». La conscience surgit dans l'existence avant que sa nature ne lui soit don­née. Elle doit donc exister, elle a à être, avant d'être défi­nie par son être, avant qu'une quelconque place lui soit garantie dans l'être.

La conscience n'a donc pas de fondement déterminé dans le monde : elle devra donc perpétuellement justifier cette place sans fondement qu'elle occupe dans le monde. Mais toute justification d'une place sans fondement ne

. peut être qu'arbitraire : c'est pourquoi une conscience ne pourra justifier sa situation dans le monde qu'en étant de mauvaise foi.

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La conscience existe en s'opposant au monde des choses

De quoi est faite cette conscience ? Quelle est sa compo­sition, sa substance? Sartre pense avec Husserl (le fon­dateur de la phénoménologie) que la conscience précisé­ment n'est pas une substance, c'est-à-dire une chose ayant sa consistance et sa permanence données dans l'espace et dans le temps.

Une chose, en effet, est fermée sur elle-même, munie à tout instant d'une forme et d'un contenu déterminés, et elle est enfin un objet purement passif pour les cons­ciences qui la perçoivent: elle est en elle-même ce qu'elle est, rien que ce qu'elle est et tout ce qu'elle est. La chose obéit donc au principe d'identité, elle est un « être-en-soi »,

dit Sartre. La conscience est, pour Sartre, tout le contraire d'un�

chose: elle est constamment ouverte sur autre chose qu'elle (sur le monde), elle n'a ni forme ni contenu déter­minés, et enfin elle n'a jamais la pure passivité de l'objet: toute conscience établit des rapports avec elle-même, elle s'apparaît comme pure activité à elle-même, et d'autre part elle est saisie par les autres consciences comme un

étrange objet doué d'activité interne. Supposons, par exemple, que j'observe dans une vitrine

de magasin un objet qui me plah, que je désire posséder: l'objet, lui, est ce qu'il est, il n'entretient de rapports ni avec lui-même ni avec moi, et mon désir de lui ne l'affecte pas. Alors que ma conscience, pour exister comme cons­cience désireuse de cet objet, implique en elle-même cet objet pourtant extérieur à elle, elle est hantée par cet objet désirable qu'elle n'est pas, et c'est seulement par ce mou­vement qui la porte au-delà d'elle-même qu'elle peut exister.

Si la chose est ce qu'elle est, et si la conscience est tout le contraire d'une chose, alors il est par principe impos­sible à la conscience d'être ce qu'elle est: la réalité humaine, du fait qu'elle est conscience, est ce qu'elle n'est pas et n'est pas ce qu'elle est. A tout moment, elle vise et se représente ce qu'elle n'est pas: les données du monde. Mais elle est toujours au-delà de ses moments par

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le mouvement même de visée et de saisie qui la consti­tue. Or coïncider avec elle-même, se donner la consistance et la permanence d'une chose, c'est-à-dire devenir aussi incontestable qu'une chose, c'est là le rêve de toute cons­cience. Et c'est dans la mauvaise foi, on le verra, qu'elle réalisera ce rêve.

En s'opposant aux choses, en les «néantisant »,

la conscience transcende le monde

La conscience surgit dans le monde des choses, s'ouvre aux choses, et ainsi, ces choses, qu'elle n'est pas, lui appa­raissent (dans la perception et la connaissance). C'est donc en n'étant pas le monde des choses que la conscience peut être présence à ce monde. Je ne suis pas la table que je perçois, car si j'étais elle, je ne la percevrais plus: la cons­cience constitue donc le monde en se constituant elle­même comme n'étant pas ce monde; c'est ce que Sartre appelle « mouvement de néantisation de la consèience ».

Exister, pour la conscience, c'est être par principe au­delà de ce qui se donne à elle, c'est échapper à son objet, et c'est cette capacité d'échappement continuel, d'évasion vers autre chose que le donné, que Sartre nomme « trans­cendance » •. La néantisation et la transcendance sont donc une seule et même chose.

Mais puisque la conscience doit sortir d'elle-même pour saisir les objets, cela veut dire que l'objet est toujours en dehors de la conscience, elle ne peut jamais coïncider avec lui: l'objet est donc à son tour transcendant à la cons­cience. C'est pourquoi, paradoxalement, tout ce que la conscience transcende la transcende à son tour. La cons­cience vise des objets du monde sans jamais pouvoir les atteindre: car en aboutissant aux choses, elle se confon­drait avec elles et s'abolirait comme conscience. Le monde et les autres consciences qui habitent ce monde restent donc inaccessibles pour chaque conscience.

Pour prendre une image, la conscience pour Sartre existe dans le monde comme un prédateur traqué. Pré­dateur, parce que la conscience est néantisation, elle ne peut saisir les autres consciences qu'en les niant, en les

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supprimant, elle ne peut donc se révéler elle-même que dans le conflit. Mais la conscience est aussi traquée dans le monde par les autres consciences, qui sont déjà là dans le monde quand elle les vise: toute conscience est une transcendance déjà transcendée par la conscience d'autrui, puisque nier autrui, c'est reconnaître qu'il était déjà là. La. présence d'autrui signifie donc pour toute cons­cience une toujours possible mise en échec de sa trans­cendance par l'autre. La transcendance n'est donc possi­ble pour la conscience humaine qu'accompagnée des dimensions du conflit et de l'échec. C'est pour nier ces dimensions, pourtant nécessaires, qui la déstabilisent, que la conscience aura recours à la mauvaise foi.

Toute conscience de quelque chose est en même temps conscience d'elle-même

Toute conscience est conscience de son objet, et elle ne peut jamais être objet pour elle-même. Elle ne peut pas se saisir elle-même. Par exemple, un sprinter qui voudrait se voir partir sur l'écran géant du stade, sur lequel défi­lent les images en direct du départ de la course, serait condamné à manquer son départ. Tout comme ce sprin­ter, la conscience ne peut jamais viser l'image de son pro­pre effort, elle ne peut jamais prendre son propre mou­vement intérieur pour objet.

Et pourtant la conscience existe pour elle-même comme conscience. Elle est existence pour soi, dit Sartre, ou pré­sence à soi. Mais c'est une présence immédiate, irréflé­chie à soi, qui n'a jamais la valeur d'une connaissance de soi: cette présence immédiate à soi, Sartre l'appelle le «cogito pré-réflexif ». Cela signifie qu'avant toute réflexion, la conscience doit être présence spontanée à soi pour exister comme conscience dans toutes ses activités: percevoir, se souvenir, imaginer, aimer ... Percevoir, c'est poser un objet dans son extériorité; se souvenir, c'est poser une représentation mentale comme élément de mon passé; imaginer, c'est poser comme présence fictive une absence d'objet. Dans toutes ses activités, dit Sartre, la

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conscience est « positionne lIe d'objets ». Mais la cons­cience, lors de ses activités, s'apparaît en même temps à elle-même, mais sans jamais se poser comme objet pour elle-même.

Elle saisit qu'elle est, mais elle ne peut poser ce qu'elle est, et c'est pourquoi Sartre nomme « conscience non­positionnelle d'elle-même» cette insaisissable apparition à elle-même de la conscience.

La conscience saisit donc qu'elle est, elle est conscience de part en part, dit Sartre, toujours présente à tous ses actes, translucide. Mais elle ne peut jamais se connaître elle-même, se saisir comme un objet, car si elle est tout pour elle-même, elle n'est rien en elle-même: en elle-même, elle n'est qu'un néant d'être. C'est ce néant qu'elle se défendra d'être dans la mauvaise foi.

La conscience est néant d'être, mais ce néant en elle, c'est la liberté

L'homme sait au moins de lui une chose, c'est qu'il est l'être qui peut examiner ses propres conduites et s'inter­roger sur lui-même. Or, interroger, c'est attendre une réponse de la part de ce qu'on interroge, et c'est s'expo­ser au risque d'une réponse négative, d'un néant de solu­tion. Il est dans la nature de la conscience d'être toujours exposée au risque du non-être, de l'absence. Les objets, eux, ne posent jamais de questions, ne courent ainsi aucun risque d'être démentis ou placés devant leur propre insuf­fisance. Ils sont pleins d'eux-mêmes, inaccessibles au doute et à l'angoisse. Et le néant, ou la négativité de l'exis­tence, ne sont rien pour eux. Mais précisément: c'est parce que les objets n'ont pas conscience du néant de leur être qu'ils ne sont pas conscients de leur être. Néant et conscience vont ensemble.

Cela, on peut le comprendre par l'exemple de la bêtise. Un imbécile, ce n'est pas celui qui n'est pas intelligent, c'est celui qui ne doute pas de son intelligence. On est bête quand on ne saisit pas le néant de sa propre intelligence, et sa mise en échec toujours possible. La bêtise, c'est l'intelligence qui se prend pour une chose: elle ne

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s'angoisse pas, ne doute pas d'elle-même, ne se doute pas de son propre néant, et ainsi se prive de toute chance de se dépasser elle-même. Plénitude et inconscience vont ensemble. Alors que la simple prise de conscience de la nullité de notre intelligence (mon esprit est exposé au néant, voué au néant, il est néant) change tout : être nul signifie n'être rien de déterminé (donc échapper à toutes les déterminations) et pouvoir se dépasser soi-même (pou­voir devenir conscient). C'est ainsi son rien d'être qui per­met à la conscience de se projeter au-delà de tout être donné. Et comme la liberté est précisément cette capacité d'aller au-delà de toute situation ou condition données, on comprend que pour la conscience, néant et liberté vont ensemble: pouvoir néantiser les choses, c'est en effet pou­voir décrocher de leur nécessité, se retirer des chaînes de cause à effet et du déterminisme du monde.

Rien ne peut déterminer la conscience: elle est projet libre

La conscience étant par nature rebelle à tout détermi­nisme, il ne peut y avoir aucun déterminisme dans la cons­cience elle-même.

Ma colère contre quelqu'un, par exemple, n'a pas pour cause son comportement, mais le fait que j 'estime ce com­portement inacceptable. Ma décision de prendre un para­pluie pour sortir n'a pas pour cause la pluie, mais le fait que j 'estime le rhume dommageable. Les actions et les décisions de la conscience ne sont donc pas déterminées par des causes, mais suivent des motifs, qui sont des esti­mations libres de l'importance des situations et de notre intérêt à elles. Le motif est donc une action et une déci­sion de la conscience sur elle-même : dire que la cons­cience est déterminée par ses motifs, c'est dire qu'elle se détermine elle-même.

Ainsi, la conscience est, à tout instant, séparée de tout son passé par un rien infranchissable, qui est son présent : une conscience ne peut en effet exister au présent qu'en rompant avec tous ses états passés qui la détermineraient.

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C'est pourquoi la conscience doit constamment improvi­ser pour être, exister toujours au-delà d'elle-même, dans le possible et dans l 'avenir. Car c'est seulement du possi­ble et de l'avenir que la conscience pourra se faire un pré­sent que son passé ne peut jamais lui conférer. L'homme est donc « condamné à être libre ", c'est-à-dire à se faire présent à partir de ce qui n'est pas réel (le possible) ou de ce qui n'est pas encore (l'avenir). Cette fuite en avant vers le possible et l'avenir, seules sources possibles du présent de la conscience, Sartre l'appelle le projet. Par le projet, la conscience ne peut vivre, se faire être, qu'en n'étant pas ce qu'elle est (tous ses états donnés, qui sont déjà son passé) et en étant ce qu'elle n'est pas (le possi­ble, l'avenir).

On verra que la mauvaise foi découle de cette identité du néant et de la liberté : car la liberté, qui fonde toute la réalité humaine, n'est fondée sur rien. C'est en préten­dant fonder sa liberté sur autre chose qu'elle-même que la conscience se fera de mauvaise foi.

La conscience est pourtant un fait du monde: sa condition de fait (sa facticité) est inséparable de sa transcendance

Ma conscience a beau être un pur surgissement libre, transcendant toutes les données et tous les faits, il n'empê­che que son propre surgissement est lui-même un fait.

Ce que Sartre nomme « facticité ", c'est cela : la cons­cience n'est pas pure activité de transcendance, elle est elle-même un fait d'être au milieu d'un monde de faits étrangers et indifférents.

De quoi est faite la facticité ? Je suis né dans une certaine société et à une certaine

époque, j'y ai pris ma place d'existant sans la choisir. Je suis présent au monde comme un corps, un organisme nécessairement doté d'une forme (et d'une forme contin­gente, qui pourrait être autre qu'elle n'est) : j 'ai un corps que je n'ai pas choisi. J'ai aussi un passé, dont je peux cer­tes choisir le sens en le reconstruisant, mais je ne peux pas choisir d'être sans passé. J'existe d'autre part au

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milieu d'un monde déjà construit, humanisé, plein d'objets, d'ustensiles, d'œuvres, de machines qui sont mon environnement objectif (mes « entours », dit Sartre), monde dans lequel je dois prendre en marche l'humanité de l'homme sans l'avoir choisie. Mais je suis aussi parmi d'autres consciences qui ont leurs propres buts, leur pro­pre liberté, et j 'existe dans leur monde : j 'ai donc à faire reconnaître le bien-fondé de ma vie et de mes choix par un autrui que je n'ai pas non plus choisi. Enfin, ultime facticité : ma mort, car ce mort que je serai, il m'advien­dra comme fait absolu, déjouant toute attente, et sur lequel aucun projet n'a prise.

Il y a donc une facticité irréductible de mon existence consciente : ma place, mon corps, mon passé, mes entours, l'existence d'autrui, ma mort prochaine, ce sont autant de faits qui s'imposent à moi, qui m'engagent dans des situations dont toujours une partie ne dépend pas de moi. Ces faits, ma conscience s'épuiserait à les nier, car elle s'éprouve elle-même devant eux comme inévitable passi­vité.

Mais cette passivité de la conscience devant sa facticité, à son tour, n'a de sens que celui que la conscience lui donne; je peux choisir d'être passif, et trouver ainsi dans ma facticité une excuse, en justifiant mes actes et leur insuffisance par les aléas objectifs de ma place, de mon corps, de mes entours, etc. Je peux donc choisir de me réduire à ma facticité, mais je ne pourrai alors plus invo­quer ma transcendance, puisque mon choix d'être facti­cité vient de la dissoudre. Ou plus précisément, je ne pour­rai le faire que dans la mauvaise foi.

Exemple : un croyant implore Dieu de lui éviter telle catastrophe qu'il sent venir. Sa prière est de mauvaise foi, puisqu'il avoue sa facticité (son environnement lui échappe, les événements le dépassent, il s'en remet donc à une conscience supérieure) et en même temps il affirme sa transcendance (sa conscience lui semble mériter d'être écoutée et secourue, elle croit même pouvoir influer par ses supplications sur la conscience divine).

On voit ainsi que toute conduite qui se donne l'alibi de la facticité en prétendant conserver le privilège de la trans-

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cendance est de mauvaise foi. La mauvaise foi provient, on va le voir, de la volonté de bénéficier des deux niveaux de notre existence consciente (transcendance et facticité), en affirmant chacun sur le mode de l 'autre, pour échap­per à notre inconsistance et à notre injustifiabilité de prin­cipe. C'est ce que nous pouvons maintenant voir en abor­dant le commentaire du texte de Sartre.

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Commentaire

1. Mauvaise foi et mensonge

Le mensonge est une conduite de transcendance

On rapproche spontanément la mauvaise foi du men­songe : être de mauvaise foi, ce serait se mentir.

Mais qu'est-ce que mentir ? C'est déformer intention­nellement une vérité en énonçant comme réel ce qui n'existe pas. Mentir suppose aussi que le menteur nie pour lui-même la vérité de ce qu'il énonce, au moment où il l'énonce. L'idée de Sartre est que le menteur ne se trouve jamais en porte à faux par rapport à sa propre conscience : ce n'est à aucun moment vers elle-même que la conscience menteuse tourne sa négation. Elle déforme en effet une vérité qu'elle connaît ou croit connaître, mais qui n'est pas elle. La conscience est donc au-delà du propos men­songer qu'elle énonce, puisqu'elle le vise comme fictif: elle transcende ainsi l'énoncé en étant au fait de son contenu fictif.

Pour mentir, la conscience se contente donc de nier ce qui est en dehors d'elle, sans se nier, elle: la conscience qui ment sort donc indemne de sa conduite négative; elle n'est pas touchée par la négativité qu'elle a déployée. Son mensonge et les négations qu'il requiert sont restés devant elle.

Alors que dans la mauvaise foi, au contraire, la cons­cience est infectée par la négativité qu'elle met en jeu. Alors que le menteur joue un personnage objectif, que sa conscience manipule comme un pantin docile, l'homme de mauvaise foi, par contre, est immédiatement joué par le personnage qu'il joue. Car si je suis de mauvaise foi,

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je ne peux m'empêcher de croire en ce que je fais dire ou éprouver à mon personnage. Je rentre forcément dans son jeu et suis ainsi forcément délogé du mien. Ma conscience se retrouve accrochée elle-même à l'une des ficelles qu'elle se faisait fort de tirer.

En alléguant superbement des raisons, la conscience garde sa hauteur, mais en adhérant elle-même à ces mau­vaises raisons, elle perd sa hauteur : prenant fait et cause pour le personnage que jusque-là elle dominait en le jouant, elle devient ce personnage.

Comment comprendre donc le passage du mensonge qui est conduite de transcendance au mensonge à soi qui est conduite d'enlisement de la transcendance ?

Le mensonge à soi

Se mentir à soi-même pose un problème insurmontable : c'est que, pour Sartre, l� conscience est translucide, elle est transparente à elle-même : elle est au courant de tout ce qui se passe en elle. Tout ce qui est conscient s'appa­raît à soi-même comme conscient. Or, si la mauvaise foi est quelque chose dont la conscience s'affecte elle-même, la conscience qui se ment doit nécessairement s'apparaî­tre à elle-même comme mentie. Puisque, pour la cons­cience, être c'est s'apparaître, comment son mensonge n'apparaîtrait-il pas à la conscience de mauvaise foi ?

Il me faut savoir la vérité pour me la cacher, dit Sar­tre, puisque, pour que mon mensonge à moi-même réus­sisse, il faut que je sache très précisément quoi me cacher. Mais ce que je sais, comment me le cacher ? Faut-il sup­poser que je dois me cacher ce savoir même que j'en ai ?

Devant ce paradoxe, Sartre rappelle la solution propo­sée à ce problème par la psychanalyse de Freud. Cette solution, comme on va le voir, consiste à renoncer à la translucidité de la conscience: la conscience ne saisirait plus tous les aspects de sa vie psychique. D'autres instan­ces psychiques seraient susceptibles de l 'égarer en la faisant se tromper sur elle-même et sur la vérité de ses contenus. C'est la solution de l'inconscient.

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La solution de l'inconscient est une fausse solution

L'idée centrale de Freud est que certaines représentations (désirs, obsessions, rêves, phobies . . . ) se manifestent à la conscience sans être des manifestations de la conscience. L'origine de ces représentations ou tendances serait en dehors d'elle, dans la vie inconsciente du psychisme. La conscience se tromperait donc elle-même en se posant comme cause de ce qui lui arrive, de ce qui se manifeste en elle : la vérité de ses conduites est en dehors d'elle, et la signification qu'elle leur donne est donc incomplète, erronée.

En fait, ces conduites conscientes ne deviendraient vraies que si l'on pouvait les rapporter à l'ordre psychi­que inconscient qui les produit, cet ordre inconscient étant fait de mes tendances refoulées, c'est-à-dire inter­dites de séjour dans la conscience. N'étant pas conscient d'elles, je ne peux donc identifier leur manifestation défor­mée à l'œuvre dans ma conscience; ne pouvant saisir l 'ori­ginal inconscient de ma tendance, je ne peux donc com­prendre la copie déformée qui émerge à ma conscience. Comme un boxeur fasciné par la feinte de son partenaire, et qui ne peut voir d'où part le vrai coup. Ainsi, ne pou­vant être au fait de ses intentions inconscientes, la cons­cience adhère à ses justifications tronquées qui la trom­pent.

Prenons un exemple: Ma femme a reçu une lettre pri­vée, que j 'intercepte car elle me paraît suspecte : si c'était la lettre d'un amant ? Je l'ouvre. Quelles sont mes moti­vations conscientes ? Je tiens à elle, je suis jaloux, je ne veux pas la perdre, je dois donc m'assurer de sa fidélité. Mais la lettre ouverte s'avère totalement anodine, mes craintes n'étaient pas fondées. Mais voilà qu'au lieu d'être soulagé et satisfait, je suis déçu. Pourquoi ? Aucune moti­vation consciente ne peut expliquer ma déception. Mais si je tiens compte de mon intention consciente qui est : je ne l 'aime plus, je veux la quitter, je cherche donc déses­pérément un prétexte pour justifier de la quitter, alors ma déception consciente reliée à l'intention inconsciente retrouve une raison d'être.

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Suis-je de mauvaise foi ? Non, dit la psychanalyse : puis­que je ne suis pas au fait de mes intentions inconscien­tes, c'est de bonne foi que ma conscience se justifie comme elle peut, avec les moyens du bord. Il y a un mécanisme de censure interne, qui me cache mes propres intentions, et cela excuse mon argumentation embrouillée et misé­rable. Mais, répond Sartre, ce sont bien mes intentions, sinon pourquoi me les cacherais-je, qu'aurais-je à en crain­dre, moi ? Ma censure doit donc les connaître pour me les cacher.

Sartre pose alors la question : le mécanisme de censure, qui réprime les tendances inacceptables et tolère les ten­dances neutres, inoffensives, dans leur va-et-vient entre l'inconscient et le conscient, est-il lui-même inconscient ou conscient? S'il est inconscient, il ne peut reconnaître et discerner les désirs et les intentions qu'il doit masquer. Or il les reconnaît, puisque la censure fonctionne. Donc il ne reste plus qu'une solution : c'est que la censure elle­même est consciente de ce qu'elle censure et conscience d'être censure. Sinon comment différencierait-elle une tendance à refouler d'une tendance neutre ? Cette diffé­renciation est un discernement actif, et par là, implique la présence de la conscience. Donc la censure est cons­ciente. Donc la conscience qui prétend ne pas saisir ses intentions, alors qu'elle se les masque consciemment, est de mauvaise foi. Si la censure est consciente d'elle-même, alors rien d'autre que la mauvaise foi ne sépare la cons­cience de ses données prétendument inconscientes. Il n'y a alors plus d'inconscient derrière la conscience, mais une conscience en porte à faux sur ses propres contenus, qui ne les connaît que pour se les masquer, qui les saisit pour ne pas les saisir. La censure freudienne n'est donc pour Sartre qu'un autre nom donné à la mauvaise foi : mais de la censure, la conscience est irresponsable, alors que de sa mauvaise foi, la conscience est responsable. Il y a donc volonté non avouée de fuir ses responsabilités en appelant « censure» la mauvaise foi. Et cette dérespon­sabilisation secrète est de mauvaise foi, puisque cela per­met à la mauvaise foi de ne pas se saisir comme telle.

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Une conciliation possible entre Sartre et Freud?

Sartre nie l'idée d'un inconscient actif, d'une instànce séparée de l'ensemble psychique, qui conditionnerait à l 'insu du sujet ses comportements conscients. Et ceci parce que, pour Sartre, il faut maintenir la transparence à elle-même de la conscience, pour qu'elle puisse être de part en part liberté. Si en effet la conscience était déter­minée, si peu que ce soit, par une instance psychique située hors d'elle (l'inconscient), elle serait liberté sous cau­tion (sous la caution de l'inconscient, surveillée par lui), et c'est ce que Sartre ne peut accepter.

Mais cet inconscient freudien, qui fait problème à Sar­tre, d'où vient-il? Comment s'est-il formé? La réponse de Freud est simple : l ' inconscient est le lieu du refoulé, c'est-à-dire que l'inconscient est formé de représentations qui ont été conscientes, et ont disparu de la scène de la conscience sous la pression des interdits moraux et sociaux.

L'inconscient est donc cette part de la conscience que celle-ci a d'Û oublier, dont elle a d'Û se séparer pour se faire conscience humanisée, purgée de ses instincts, et socia­lement acceptable. Et ce refoulement d'elle-même de la conscience s'est opéré sous la pression d'interdits venant de la conscience d'autrui, c'est-à-dire de la conscience col­lective. Qu'est-ce à dire? C'est que, chez Freud, c 'est la conscience collective qui, par ses interdits, installe son mécanisme de censure dans la conscience individuelle : la censure freudienne est donc conscience, mais elle est la conscience de tous en moi. C'est pourquoi elle est cons­cience en moi sans être conscience pour moi.

D'autre part, si l' inconscient est conscience bloquée dans son essor, conscience disparue, il est cette ancienne conscience dont la conscience actuelle empêche le retour vers elle. Il n'y a donc d'inconscient que parce que la cons­cience refuse d'être la totalité d'elle-même, c'est-à-dire, se veut, pour une partie d'elle-même, non conscience de soi, et donc liberté hors d'usage, fossile, liberté condam­née par la liberté à la non-liberté.

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Donc la conscience peut ne pas vouloir se connaître, mais elle est de mauvaise foi dès qu'elle affirme qu'elle le veut alors qu'elle ne le veut pas, ou qu'elle nie qu'elle puisse le vouloir. Mais la conscience peut toujours dépas­ser la mauvaise foi en revenant sur cette dénégation même : il n'y a donc pas plus de fatalité de la mauvaise foi chez Sartre qu'il n'y a de fatalité de la névrose chez Freud : simplement la mauvaise foi consiste précisément en la croyance en sa propre fatalité.

2. Les conduites de mauvaise foi

Dans cette seconde partie du texte, Sartre va en particu­lier examiner des conduites concrètes de mauvaise foi, pour mieux cerner, dit-il, « les conditions de possibilité de la mauvaise foi ». La plupart de ces descriptions de cas de mauvaise foi sont célèbres : la jeune coquette, le gar­çon de café, l'homosexuel sont autant d'exemples d'une richesse étonnante. Mais pour faciliter leur compréhen­sion, il serait bon d'en dégager les lignes communes. Or, dans tous ces cas, les deux thèmes de l'angoisse et de l'alié­nation dominent: nos trois personnages en effet s'angois­sent de leur liberté et tous trois sont aliénés, au sens où ils sont en situation forcée devant autrui: la jeune coquette est livrée au désir de son partenaire, le garçon de café l'est au regard des consommateurs, l'homosexuel l'est au jugement de ses censeurs. S'ils se font de mau­vaise foi, c 'est précisément pour lutter contre l'angoisse et l'aliénation qui commandent à leur situation. Et leur lutte est de mauvaise foi.

La mauvaise foi est une attitude défensive de la conscience

La mauvaise foi est donc un moyen de défense (contre l'angoisse et l'aliénation) qui ne veut pas paraître pour tel, et dans lequel la conscience prétend se donner d'autres buts que ceux qu'elle poursuit effectivement.

Deux questions se posent donc :

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1) Pourquoi la conscience se refuse-t-elle à l'évidence, à savoir qu'elle est sur la défensive?

C'est que devoir se défendre, c'est s'avouer qu'on est en danger dans le monde, objet perpétuellement vulné­rable par les autres consciences. f:tre en danger, c'est être pour autrui un objet que l'on ne connaît ni ne maîtrise : autrui a l'initiative, sa liberté devance toujours la mienne, puisque c'est devant un regard toujours déjà posé sur moi que s'exerce ma liberté. Pour l'autre, ma liberté est sim­plement devant lui, objet parmi d'autres, et, pour lui, mon intériorité compte pour rien.

Nier que l'on soit essentiellement une conscience défen­sive, c'est donc vouloir se cacher qu'autrui est majoritaire, hors de moi bien sûr, mais aussi en moi, bref que je dépends d'autrui dans mon être même.

2) De quoi toute conscience doit-elle se défendre? Réponse : de sa propre inconsistance. Car, nous allons

le voir, la conscience n'a jamais pour elle-même la con­sistance d'une chose (mon désir, par exemple, je l'éprouve, mais ce n'est jamais quelque chose que je pourrais sai· sir). Et, d'autre part, si nous avons de la réalité pour autrui, si nous sommes quelque chose de consistant pour lui (quand par exemple mon désir pour l'autre lui est physiquement sensible), cette consistance n'existe préci­sément que pour lui, et non pour nous. Pourquoi ?

a) C'est que, on l'a vu, je ne peux saisir en moi qu'un néant d'être : je ne suis rien, j'ai seulement à être des pos­sibles que je ne peux saisir qu'en les dépassant, et que je dois constamment soutenir à l'existence. C'est donc une consistance fantôme que la conscience tente de donner à sa liberté par la mauvaise foi, pour se préserver d'une inconsistance essentielle qui se révèle à elle dans l'angoisse.

b) D'autre part, si je n'ai pas de consistance objective pour moi-même, j'en ai une pour autrui. L'autre, qui est regard permanent braqUé sur moi, accomplit une fonc­tion dont je suis incapable: me voir comme je suis. Mais cet être que je suis, je ne le suis que pour autrui, c'est-à­dire pour une conscience dont le monde et ma propre

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conscience me séparent : je suis donc irrécupérable à moi-même.

Par exemple, un vaniteux, qui s'exhibe sous ses plus beaux atours, sait que ce n'est pas son apparition, mais bien l'approbation qu'elle trouvera en autrui, qui décidera de son succès : la question de son prestige sera finalement tranchée par autrui,. et non par lui. Si le vaniteux tient autrui pour un simple spectateur facultatif, à qui il prête des apparences prestigieuses qu'il compte pouvoir récu­pérer, il est de mauvaise foi. Car le sens de son être existe bel et bien, mais en autrui, enfermé dans cette conscience d'autrui qui ne nous apparaît jamais, puisqu'elle est trans­cendance insaisissable, intériorité fermée sur son secret.

Bref, la conscience, n'ayant réellement le choix qu'entre une consistance fantôme en elle et une consistance volée en autrui, est donc condamnée à se masquer l'angoisse et l'aliénation fondamentales de sa condition en recourant à la mauvaise foi.

La lutte contre l'angoisse est de mauvaise foi Selon Sartre, ce n'est pas la peur qui caractérise la cons­cience humaine, c'est l'angoisse.

- On a peur de ce qui menace notre intégrité, des situa­tions qui risquent de modifier notre vie ou notre rapport à elle. Mais la peur vient toujours du dehors: j 'ai peur lorsque le monde échappe à mon contrôle, que des for­ces font pression sur moi, et qu'il ne me semble pas pos­sible de réagir adéquatement au danger. « J'ai peur» signifie : je ne peux pas compter sur moi dans la situa­tion menaçante où je me trouve.

- Mais l'angoisse, elle, ne vient pas du dehors: je peux m'angoisser bien au chaud dans un fauteuil douillet, à l'abri de tout, sauf de moi-même. Je m'angoisse, dit Sar­tre, quand je me retrouve seul avec ma liberté, c'est-à-dire quand je réalise que moi seul peux décider de moi-même: rien, hors de moi, ne peut prendre ma relève. Mais il n'y a rien non plus en moi qui soit suffisant pour me faire choisir mes actes : mes tendances personnelles elles­mêmes, puisque j'ai conscience d'elles, dépendent, pour me faire agir, du jugement que je porte sur elles. Je

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demeure l'origine de mes possibilités, mais cette origine est injustifiable. Pourquoi ? C'est que je peux toujours adopter telle ou telle conduite, mais rien ne peut m'obli­ger à tenir cette conduite. Par ma liberté, je suis maître des valeurs, mais cette maîtrise libre des valeurs ne peut à son tour s'appuyer sur aucune valeur pour se fonder et se justifier. Je suis liberté sans autres attaches qu'elle­même : je suis angoisse. Je me saisis sans nature, incapa­ble de coïncider avec moi-même et ne reposant que sur ma constante obligation de me choisir. Si je veux coïnci­der avec moi-même, si je veux croire en un « moi» et en des valeurs fixes, qui seraient les ports d'attache de ma liberté, alors je dois fuir l'angoisse.

Mais toute fuite de l'angoisse est de mauvaise foi. Car l'angoisse est la prise de conscience de la liberté. Fuir son angoisse, ce serait donc fuir la conscience de sa liberté. Or je ne veux pas mourir à ma liberté. Il me faudrait donc supprimer l'angoisse sans supprimer ma liberté dont elle est conscience. Ce qui est impossible. Ou plutôt, cela n'est possible que dans la mauvaise foi.

Pourquoi? C'est que pour fuir l 'angoisse, la conscience doit se masquer à elle-même cette liberté angoissée qu'elle est. Et nous retrouvons le même paradoxe de la mauvaise foi : pour se masquer efficacement ce que l 'on est, il faut être au fait de ce que l'on veut masquer. Je dois d'autant mieux me connaître que je cherche à davantage me mécon­naître. Je dois donc m'approcher de mon angoisse pour la fuir, je dois exactement ne pas la fuir pour la fuir.

La lutte contre l'aliénation est de mauvaise foi

Dire que la conscience est par essence aliénée, cela veut dire que la présence d'autrui est pour elle insurmonta­ble. Ou que seule la mauvaise foi peut la rendre surmon­table. Pourquoi ?

Sartre cite souvent l'exemple de la honte: quelqu'un me surprend alors que j 'ai l'œil à la serrure d'une porte: la honte m'envahit. Cela veut dire que j 'ai honte de moi­même devant autrui, et que c'est bien de moi que j 'ai honte. Autrui me révèle à moi-même dans la honte que

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j'éprouve. Je suis donc d'abord objet pour autrui, je ne deviens moi qu'à l'occasion du regard d'un autre qui n'est pas moi.

L'aliénation est double : je suis moi par un autre qui n'est pas moi, je suis entièrement redevable à autrui d'être moi. Et en même temps, l'autre me révèle comme objet, comme chose du monde, comme pure facticité, il me déloge de ma transcendance, devenue totalement secon­daire : car c'est lui qui fait surgir ma facticité dans le monde. Et cette facticité (mon corps existant dans l'espace et dans le temps de tous, et sous leur regard), je dois l'assu­mer sans pouvoir la saisir.

C'est ce que nous verrons dans les exemples de person­nages de mauvaise foi proposés par le texte : la jeune coquette est épinglée dans sa séduction même par le désir de l'autre, le garçon de café est devancé dans la virtuo­sité qu'il déploie par l'ironie imparable du client, l'homo­sexuel est investi dans chacune de ses poses par l'indi­gnation de bon sens du censeur. Et tous sont de mauvaise foi quand ils pensent brouiller et figer le regard d'autrui par un redoublement de charme pour l'une, de virtuosité pour le second, d'affectation pour le dernier. Pourquoi? C'est parce que ce qui les pousse à une telle surenchère, c'est précisément l'insistance du regard d'autrui: je pré­tends le charmer, le surprendre, l 'intriguer, comme si j 'avais l'initiative. Mais c'est toujours autrui qui a inau­guré la situation où je suis, et je cherche à le neutraliser, c'est-à-dire à le supprimer comme cause première de l'embarras où je suis. Mais justement : ma prétention d'agir là où je ne fais que réagir est de mauvaise foi.

Je n'ai donc d'être que dans ma situation devant autrui, et autrui en est le maître : et j 'en suis pourtant responsa­ble, car c'est librement que ma honte, par exemple, après avoir été surpris, va maintenant se conduire. C'est libre­ment que je choisirai l'inauthenticité en donnant des argu­ments de mauvaise foi. Se disculper, en général, c'est être de mauvaise foi, puisque c'est vouloir en même temps que l'autre.soit et ne soit pas juge de ma culpabilité. Car nier devant l'autre qu'on soit coupable, c'est lui refuser le droit d'être mon juge. Mais me disculper devant lui, c'est

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précisément lui demander d'être mon juge. Je veux et ne veux pas d'autrui pour juge, je le fais juge pour qu'il ne me juge pas : je suis de mauvaise foi.

Mais, dit Sartre, l'autre qui me juge, mon censeur, est lui aussi de mauvaise foi, car s'il m'a surpris l'œil collé à une serrure et veut me faire assumer mon acte voyeu­riste, l 'aveu qu'il exige de moi est contradictoire : il veut que je sois ce pervers que j 'avouerai être, et en même temps il veut que je cesse d'être pervers pour pouvoir avouer librement ce que j 'ai honte d'être. Il veut et ne veut pas de moi pour pervers. Il me fait un devoir d'être jugé par lui pour obtenir le droit de n'être pas jugé par lui. Cet homme qui m'invite à des aveux sincères, qui en appelle à la bonne foi, serait-il donc lui-même de mauvaise foi ? Bien sûr, autrui, comme autre conscience, est lui aussi toujours capable de mauvaise foi. Mais il y a plus ici : cette autre conscience, qui me juge, en appelle à la bonne foi. Ne serait-ce donc pas en général le recours à la sincérité qui serait de mauvaise foi ? C'est en effet en faveur de cette thèse radicale que Sartre un peu plus loin tranchera, comme nous le verrons.

L'existence ambiguë

Nous avons vu que l 'être humain a deux propriétés essen­tielles: être une facticité (être un corps au milieu du monde, ayant un passé et sous l'omniprésence d'autrui) et une transcendance (échapper à soi-même, se projeter dans l'avenir et le possible, être au-delà de toute condi­tion donnée de son existence).

Cette double propriété est vécue comme malaise, puis­que l'homme vit écartelé sur deux plans et ne peut jamais coïncider avec lui-même. Mais elle est aussi vécue dans la complaisance, puisque l'homme peut confondre à loi­sir ces deux plans, il peut jouer de sa non-coïncidence avec lui-même.

La mauvaise foi est donc en même temps malaise et complaisance, puisqu'elle est en même temps non­coïncidence avec soi, et tentative mensongère de recoïn­cider avec soi.

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Ce qu'il faut bien voir, c'est que la mauvaise foi est tou­jours une tentative d'échapper à ce que l'on est, c'est-à­dire au dédoublement forcé de notre être (transcendance et facticité) en réalisant une fausse unité du soi devant autrui et devant soi-même. Ceci pour se garantir une illu­soire justification d'exister et échapper au reproche fon­damental : celui d'être une existence ambiguë. Car seule une chose, dans son unité avec elle-même, est irréprocha­ble. Comme conscience divisée, ambiguë, nous vivons sous le reproche toujours possible d'autrui, car l'unité de nous­mêmes que nous voulons présenter à autrui est toujours fictive, et on peut toujours nous faire reproche de vou­loir faire accréditer cette fiction (d'une personnalité unifiée).

L'ambiguïté de la conscience la condamne donc à la mauvaise foi, car :

- par la facticité, je suis moi-même, mais pour autrui. Toute tentative de récupérer comme soi ce que nous som­mes en et pour autrui, toute tentative de récupérer notre être en étant nous-mêmes pour nous-mêmes, est de mau­vaise foi ;

- par la transcendance, je suis constamment un autre pour moi-même, puisque ma liberté me fait à tout instant autre que mon moi passé. Nous ne sommes donc nous­mêmes qu'en nous projetant dans le monde des autres. Seul autrui peut jouir du spectacle de moi-même à l'arrêt, comme personnalité définie. Pour moi, je m'échappe à moi-même, je glisse entre mes doigts, je ne peux donc jamais faire reconnaître par autrui l'image que j 'ai de moi­même, puisque cette image m'échappe, elle n'est jamais en moi prête à être proposée à autrui. De cette image de moi, c'est lui qui dispose. Toute tentative de nous faire saisir par autrui comme nous croyons nous saisir nous­mêmes, tout effort pour lui montrer notre transcendance comme un fait indiscutable, évident, sont de mauvaise foi.

Nous venons de voir de manière théorique comment la mauvaise foi consiste à poser sa transcendance comme facticité, et sa facticité comme transcendance. Voyons-le maintenant pratiquement dans les exemples sartriens.

Les trois personnages proposés par Sartre dans notre

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texte incarnent en effet l 'ambiguïté de la condition humaine, et l'usage particulier que chacun fait de la mau­vaise foi pour décrocher de cette condition. Nous les pré­sentons ici dans un ordre différent de celui du texte, pour faciliter la compréhension de ces cas célèbres de mauvaise foi.

L'homosexuel

Voici un homosexuel qui se culpabilise de l 'être, et veut s'en disculper à ses yeux devant autrui. Son mode de défense est simple, et peut se résumer ainsi : « Il m'arrive d'avoir des comportements homosexuels, mais je ne suis pas fondamentalement homosexuel. " Pourquoi cette défense est-elle de mauvaise foi ? En avouant des « com­portements homosexuels ", notre homme décrit des situa­tions dans le monde, qui sont des fragments objectifs de conduite : ces actes ressortissent donc à la facticité, puisqu'ils sont sous le regard et l'appréciation d'autrui. Mais l'homosexuel prétend être seul juge de sa facticité perverse, il use de sa transcendance pour en récupérer le sens : il prétend que ses actes ne sont que des moyens de recherche de lui-même, qu'ils se dépassent vers une inquiétude existentielle, une volonté de tout vivre de la vie sans en omettre aucun aspect, etc. Il affirme donc sa 'facticité (ses comportements homosexuels) sur le mode de la transcendance : ses comportements se dépasseraient eux-mêmes vers autre chose (la recherche de la vie totale), désamorçant ainsi tout effort d'autrui pour les juger. Il affirme que ce que l 'on prend pour sa facticité est déjà, à elle seule, transcendance, c'est-à-dire projet hors de por­tée de tout jugement.

Et réciproquement, l'homosexuel se défend d'être homo­sexuel, puisque l'homosexualité est une condition donnée, et que par la transcendance de sa conscience, il dépasse toute condition donnée. En cela, il a raison. Mais là où il devient de mauvaise foi, c'est lorsqu'il affirme qu'il transcende à ce point l'homosexualité, qu'il devient, comme un fait acquis, l 'être qui transcende l'homosexua­lité, cessant par là d'être homosexuel. Mais, ce faisant, il affirme sa transcendance (être au-delà de toute condi-

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tion homosexuelle) sur le mode d'une facticité (être non­homosexuel) : cet hétérosexuel, qu'il a à être, il affinne qu'il l 'est. Il nie donc par sa transcendance la facticité de son homosexualité pour se réinstaller dans une facticité hétérosexuelle : il est de mauvaise foi.

La jeune coquette Voici une jeune femme à qui un homme fait la cour : elle veut séduire, être désirée, c'est-à-dire envoûter la liberté de l'autre, elle veut que la liberté de l'autre se fascine, se captive elle-même pour elle : elle affinne donc la liberté de son partenaire, puisque c'est sa conscience libre qu'elle veut séduire, et non ses instincts aveugles. Pour cela, elle doit prendre corps pour l'autre, elle doit se proposer comme chair désirable, comme corps gracieux et tenta­teur.

Mais en même temps elle veut neutraliser son parte­naire, car elle veut retirer au désir de l'autre sa dange­reuse liberté ; elle n'est donc attentive qu'au respect et à l'admiration éventuels qu'elle suscite : elle barre la route au désir de son partenaire, et ne retient de lui que ses élans « nobles ». Pour cela, elle doit oublier qu'elle est un corps, qu'elle est cette chair par laquelle transite le désir de l'autre pour arriver jusqu'à elle : elle abolit en pensée la présence de son propre corps pour parer au danger du désir de l'autre, comme celui qui s'évanouit devant le dan­ger décide d'abolir sa propre conscience en danger, faute de pouvoir abolir le danger lui-même. Cette insensibili­sation sélective est de mauvaise foi.

En résumé, notre coquette veut et ne veut pas du désir de l'autre ; elle veut et ne veut pas être 'corps devant l'autre.

Ici encore, cette ambiguïté de sa présence renvoie à un usage de mauvaise foi de sa double condition de trans­cendance et de facticité.

En effet, que fait-elle ? Elle transforme la facticité évi­dente de l'autre (le désir qu'il a pour elle) en une trans­cendance à sa dévotion. Elle vit le désir qu'on a pour elle comme se transfonnant magiquement en respect, estime, admiration. Elle prétend saisir où le désir de l'autre veut

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en venir, elle en maîtrise illusoirement les buts transcen­dants, posés par l'autre hors de toute atteinte pour elle, en les recadrant perpétuellement sur sa personne. Bref, elle a, en imagination, pris totalement en charge la liberté de l'autre (ce qui revient à la neutraliser) tout en exigeant que l'autre conserve sa liberté pour pouvoir être librement séduit par elle. Elle n'affirme la liberté de l'autre que pour la nier, et elle ne prétend la nier que pour lui permettre de mieux s'affirmer.

En même temps, elle fige en facticité les conduites transcendantes de son partenaire : elle statufie le respect de l'autre pour elle, elle le coupe de tout avenir, elle ne le voit plus pour ce qu'il vise : s'approprier son corps à elle. Elle donne donc une consistance irréelle au respect de l'autre pour elle, tout en niant la consistance bien réelle de son désir pour elle. Elle mélange les genres. Elle veut être désirable par elle-même, en oubliant que cette dési­rabilité lui vient par un autre. Elle veut être estimée par

.-autrui exactement comme elle s'estime elle-même. Elle veut tenir d'elle l'amour qu'on a pour elle, mais en même temps elle veut être pour autrui cette comédie de séduc­tion qu'elle est pour elle-même : elle est de mauvaise foi.

Et au moment où l 'autre lui prend la main, dissipant d'un geste toute la mise en scène amoureuse, elle ne s'en aperçoit pas : elle se fait toute transcendance, elle fait que ce geste s'adresse exclusivement à sa facticité, qu'elle n'est pas. Son corps lui échappe, lui devient inaccessible, est tout entier au-dehors d'elle-même et de sa transcendance. Elle en réduit la présence à rien, pour mamtenir entre elle­même et le désir de l'autre l'abîme infranchissable de ce rien : les initiatives de l'autre (sa main qui prend la sienne, son corps qui se rapproche) par lesquelles sa transcen­dance à lui passe à l'action, sont ainsi désamorcées, figées en faits absurdes par ce rien, cette chair inhabitée.

La liberté prise à son propre piège

Nous voyons dans ces deux exemples l 'effort mensonger de la conscience pour dépasser sa propre inconsistance, c'est-à-dire pour se donner une plénitude d'être qu'elle n'a

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que pour autrui, et pour refuser en elle la part d'autrui qui la constitue et la relance.

La liberté se prend donc au double piège de sa réalité pour autrui et de son irréalité pour elle-même.

Tout se passe comme si, de par leur respective condi­tion dédoublée, deux consciences entrant en rapport ne pouvaient être simultanément réelles, et ne pouvaient pré­tendre à une quelconque communion spirituelle que dans la mauvaise foi.

Mais si la mauvaise foi est un dépassement manqué de notre condition dédoublée (transcendance et facticité, irréalité pour soi et réalité pour autrui), elle reste un dépassement, un acte original de la conscience : la mau­vaise foi, comme acte conscient, n'est donc jamais une pure situation donnée, elle est transcendance, dépasse­ment vers . . . elle ne peut se réduire à être ce qu'elle est.

La preuve qu'en donne Sartre est que le champion de la sincérité, qui veut circonscrire la mauvaise foi comme un mal extérieur à lui, se trouve être lui-même de mau­vaise foi: il veut être sincère, coller à lui-même, n'être pour lui-même que ce qu'il est. Mais s'il est ce qu'il est, alors il a toute la facticité de la chose, et il ne peut plus revendiquer cette facticité sincère comme son libre choix, comme étant la marque de sa transcendance. Sinon en étant de mauvaise foi.

S'il est sincère, il est de mauvaise foi, puisqu'il prétend être sa transcendance sur le mode de la facticité (je suis sincère comme mes yeux sont bleus) ; et s'il a simplement à être sincère, sans jamais pouvoir coïncider avec sa sin­cérité, alors rien ne le différencie de l'homme de mauvaise foi qui, lui aussi, a à être sincère, sans y parvenir non plus. C'est ce qui fait dire brutalement à Sartre que le projet de sincérité est lui-même de mauvaise foi.

L'homme sincère avoue ce qu'il est pour ne plus avoir à l'être: dire « sincèrement » qu'on est une crapule, c'est toujours sous-entendre, c'est-à-dire se faire entendre, qu'on est bien autre chose aussi. L'homme sincère pose ce qu'il est pour le fuir. L'homme de mauvaise foi fuit ce qu'il est pour se poser autre. La liberté ne peut donc coïn­cider avec elle-même sans se mentir. Mais' l 'on peut user

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de cette non-coïncidence avec soi sans en être dupe ou chercher à duper autrui : c'est le jeu.

Le jeu

Le premier pas vers l 'authenticité consiste en effet à reconnaître que nous jouons à être.

L'homme est un être en qui il y a du jeu. Par notre trans­cendance, l'être de la chose nous est interdit. Nous n'avons pas une réalité à laquelle nous pourrions nous tenir : des possibilités se présentent constamment à nous, et que nous les choisissions ou non, d'autres possibles se gref­fent instantanément sur ce choix.

Mais, dira-t-on, je suis malade : voilà bien une réalité de moi-même à laquelle je dois, bon gré mal gré, me tenir: mais précisément, la maladie est ma réalité. C'est toujours à moi à choisir le sens, l'importance, la fonction de mon corps désonnais·malade. Mes possibles continuent à pous­ser sur mon existence malade tout autant (sinon plus) qu'ils le faisaient auparavant sur ma vie de bien-portant. Et cette permanente émergence de possibles pour nous constitue en nous un espace de jeu, dans lequel nous avons à choisir constamment une provisoire réalité.

Aucune condition donnée ne nous arrête donc, et nous ne pouvons nous arrêter en aucune : ce que nous avons à faire est inachevable. Nous pouvons réaliser nos pro­jets, mais nous ne pourrons jamais être notre Rrojet, nous rebondirons perpétuellement sur ce que nous nous étions engagés à être, et tout arrêt serait un nouvel engagement. Le rôle de la conscience est de se sortir de toutes ses con­ditions données, mais le propre du rôle est de ne jamais pouvoir devenir à son tour une condition donnée.

Par exemple, si j 'ai choisi un rôle social, quel qu'il soit, je peux m'y tenir. Mais je ne suis jamais condamné à ce rôle : si je le prétends, je suis de mauvaise foi. En effet, nous ne pouvons avoir un rôle que parce que nous avons une liberté pour tenir ce rôle. Et cette liberté que nous avons engagée dans le rôle que nous avons choisi, nous pouvons donc toujours l 'en dégager.

Aucun rôle n'est le seul possible, et le rôle de la cons-

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cience est précisément de rester au-delà de tous les rôles pour pouvoir les choisir et se choisir en eux.

Par sa fonction de garçon de café, cet homme que décrit Sartre sort perpétuellement de sa condition présente: il improvise à tout instant ce qu'il est devant autrui. Mais cette fonction, il joue à l 'être, il ne l'est pas, puisque s'il l'était, il serait une chose, et non une conscience qui fait fonction de garçon de café.

Le garçon de café a compris que par sa transcendance, il n'était rien pour lui-même, il avait simplement à être quelqu'un devant autrui, son rôle : il joue donc au gar­çon de café qu'il n'est pas. Mais il a compris aussi que par sa facticité, il était un objet pour autrui, qu'il n'était lui-même qu'organisé sous les regards d'autrui: il joue donc ce qu'on le paie à être, il se fait fonctionnel sous les yeux d'autrui. Le jeu de rôle consiste à être pour autrui ce que l 'on a à être devant lui, c'est-à-dire ce qu'il attend de nous.

Est-ce à dire que son jeu suffit au garçon de café à sor­tir de la mauvaise foi ?

La réponse est difficile, car, d'un côté, le garçon de café sait qu'il n'est pas ce qu'il joue à être et qu'il n'est garçon de café que pour les regards posés sur ses voltiges : en cela, il n'est pas dupe des apparences qu'il crée. Mais en même temps, la permanence de son jeu cristallise ses ges­tes, c'est-à-dire transforme l'être-joueur en son être-joué : le garçon de café automatise chaque jour davantage sa présence, c'est-à-dire que ce rôle qu'il joue de mieux en mieux « mord» de plus en plus sur les autres rôles pos­sibles pour lui : sa liberté s 'enferme dans son jeu.

Or la répétition du jeu tue le jeu et fait insensiblement prendre au sérieux ce qu'on avait commencé par jouer. Le sérieux, c'est de prétendre être ce que l 'on joue à faire, c'est de transformer un simple rôle en une personnalité.

Le garçon de café prétendra alors être réellement pour lui-même ce qu'il ne peut être qu'en représentation devant autrui. Il prendra sa personnalité objective pour autrui (son rôle) pour l'être qu'il est destiné à être. Tant qu'il n'est ce garçon de café que parce qu'il joue à l'être, il n'est pas de mauvaise foi. Mais dès qu'il joue ce garçon de café

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parce qu'il croit l'être devenu, il est de mauvaise foi, il est le jouet du jeu de sa conscience.

L'incertitude quant à ce que nous sommes

Si la mauvaise foi est rendue possible par le fait que nous ne sommes à proprement parler ni notre facticité, ni notre transcendance, et si la mauvaise foi échoue à réaliser une unification authentique de notre être, qui sommes-nous donc ?

L'homme méchant qui s'avoue « sincèrement» qu'il l'est, est-il méchant ? Il l'est et il ne l'est pas. Il l'est, puis­que son aveu porte bien sur quelque chose : il faut bien que nous soyons quelque chose pour avoir quelque chose à nous avouer. Mais en même temps, en se posant comme méchant, il fige cette méchanceté, il la constitue à part de lui-même, il est déjà un être qui dénonce sa propre méchanceté, et ne saurait donc être « foncièrement» méchant. Il faut qu'il soit méchant pour que l'aveu qu'il s'en fait soit réel. Mais il faut aussi qu'il ne soit pas méchant pour que son aveu soit ce qu'est un aveu : la reconnaissance humble et douloureuse de ce que l'on croit être. Sa méchanceté semble donc se faire et se défaire au rythme de sa sincérité.

Qu'est-ce à dire ? Sa conscience n'est pas méchante en soi, puisque, comme conscience, elle n'est rien en soi. Mais sa conscience n'est, pas non plus méchante pour elle-même, puisque ce qu'elle est pour elle-même, il suffit qu'elle se le représente pour le transformer. Ma conscience n'est pas méchante pour moi, comme par exemple mes oreilles me sont normalement invisibles. Mes oreilles sont ce qu'elles sont, là où elles sont. Mais ma conscience échappe à tout être et à toute situation donnés : elle est le choix qu'elle fait d'elle-même, elle est ce qu'elle se détermine à être, ce qu'elle se fait devenir, ce qu'elle « a à être », dit Sartre.

S'avouer qu'on est méchant, ce serait donc s'avouer qu'on a à être méchant, ce serait donc se blâmer de ce que l'on doit être : ce qui est absurde.

Il ne reste qu'une issue : c'est qu'on n'est méchant (ou vulgaire, ou homosexuel) que par et pour autrui. C'est

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pourquoi on ne peut pas ressaisir seul sa méchanceté (ou telle autre de nos « propriétés Il), et la sincérité qui tente­rait une reprise solitaire d'elle-même serait nécessaire­ment de mauvaise foi. L'authenticité consiste donc à reconnaître d'abord qu'on ne peut jamais être authenti­que tout seul, et que tout effort pour ne tenir sa sincérité que de soi-même est vain et contradictoire.

C'est pourquoi toute détermination par une conscience solitaire de ce qu'elle est est vouée à l'illusion et à l'échec : le plus sincère des « examens de conscience Il consiste tou­jours à se faire juger par un faux dehors, puisqu'on y tente vainement de coïncider avec un regard reconstitué d'autrui braqué sur nous : reconstitué, car la « voix inté­rieure Il qui nous juge, le « regard du dedans Il qui nous interpelle sont un assemblage composite de morceaux de voix et de regards des autres, que nous avons jadis inté­riorisés au hasard de leurs verdicts.

Supposons que j 'ai commis une lâcheté. On me somme de m'expliquer. Je donne dix arguments inconsistants pour persuader tout un chacun (et moi par la même occa­sion) que je ne suis pas lâche. Mais je crois, fût-ce à demi, à mes arguments : je crois donc que je peux aussi tout aussi bien ne pas être lâche. Mais pour que cette croyance, même de mauvaise foi, soit possible, il faut que ma lâcheté ne soit jamais une évidence indéniable. Or elle ne l'est jamais ; ni elle ni aucun autre de mes défauts ne seront jamais des objets que je pourrais saisir, et dont je pour­rais m'assurer. Ma lâcheté m'échappe donc par principe, et en ce sens, j'ai raison de ne pas la tenir pour acquise, je ne suis donc jamais tout à fait de mauvaise foi en la niant : je ne suis en effet jamais lâche comme autrui pour­rait l'être, lui, sous mes yeux. Mais qu'est-ce que cela implique ? Dès que je tente de bonne foi de me saisir comme lâche, l'objectivité de ma lâcheté s'évanouit, et je ne peux plus réellement m'apparaître pour le lâche que je suis pourtant.

Ainsi, ce lâche, que par mauvaise foi je refuse de recon­naître en moi, c'est ma bonne foi elle-même qui vient le supprimer. Tout est brouillé : la bonne foi se retrouve au service de la mauvaise, car c'est de bonne foi que je ne

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parviens pas à isoler en moi une « lâcheté objective », et c'est de mauvaise foi que j 'en conclus que je ne suis pas un lâche.

Si la bonne foi peut ainsi contribuer à l 'élaboration de la mauvaise foi, c'est que quelque chose en elles les rend interchangeables, et c'est ce qu'elles ont en commun : la foi. C'est la foi qui brouille tout ; c'est la foi que nous avons en nous-mêmes (qualités, défauts, vices, vertus) qui engen­dre le malentendu intime de la mauvaise foi. L'examen de la « foi » s'impose donc.

3 . La « foi » de la m a uvaise foi

Cette troisième partie, brève et dense, est d'une grande difficulté : un effort tout particulier est exigé ici du lec­teur, effort que le commentaire qui suit espère faciliter. Comme on vient de le voir, Sartre concentre ici son analyse sur le type de « foi » à l 'œuvre dans la mauvaise foi. (Notons que les concepts de « foi » et de « croyance » sont tenus pour synonymes par Sartre ici.)

Le menteur ne se croit pas lui-même ; l'homme de mauvaise foi, si

Sartre revient sur sa distinction initiale (première partie) entre mensonge et mauvaise foi (mensonge à soi) pour éta­blir que l 'originalité de la mauvaise foi tient en ce qu'elle est acte plus ou moins volontaire de foi. Examinons : Pour me sortir d'embarras, j 'ai toujours le choix entre le men­songe et la mauvaise foi. Qu'est-ce qui sépare donc un mensonge grossier d'une justification de mauvaise foi ?

La différence réside dans le fait de se croire ou non, d'ajouter intimement foi ou non à ce que l'on énonce.

Mais qu'est-ce que se croire ? Quelle est cette foi ? - Car le menteur ne se croit pas lui-même (comme on

l'a vu dans l'explication par Sartre du mensonge comme « conduite de transcendance ») : il reste à distance des con­tenus qu'il communique, il n'y adhère pas et le sait. La

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transcendance normale de la conscience et son dédouble­ment réflexif (c'est-à-dire sa capacité à se représenter ses propres contenus, par la réflexion, et donc à les circons­crire, à réprimer ou affermir leur élan propre) suffisent à rendre possible cette mise à distance intérieure propre au menteur : la crédibilité finale de l 'énoncé mensonger, et même la plus ou moins grande faiblesse des moyens mis en œuvre pour convaincre autrui, n'influent en rien sur cette transcendance intime qui permet le mensonge. On peut toujours penser sans y croire ce que l'on veut faire croire. La seule foi du menteur est en dehors de lui, elle est cette foi incrédule à provoquer en autrui.

- L'homme de mauvaise foi, lui, se croit. A demi, cer­tes, mais c'est normal : toute croyance, comme Sartre le montre, n'est qu'à demi croyance. Il se croit, c'est-à-dire : il a irrésistiblement foi, si . minime soit-elle, en ce qu'il s'entend dire.

Si l 'on assimile mauvaise foi et mensonge à soi, il s'ensuit un constat surprenant : celui qui ment à autrui ne se croit pas. Mais celui qui se ment à lui-même se croit lui-même.

Est de mauvaise foi la conscience qui, se mentant à elle­même, se croit

Mais quel est le but ? Quel est le moyen ? se mentir ? se croire ?

On ne peut pas dire que se mentir soit un but. On ne se croit donc pas pour se mentir.

Ce que la conscience de mauvaise foi veut obtenir, en se mentant, c'est de pouvoir se croire (ou ce qu'elle veut éviter, c'est de se retrouver dans la situation de ne pas pouvoir se croire).

Ce que la conscience recherche donc dans sa mauvaise foi, c'est de pouvoir croire en elle-même ; elle cherche cette adhésion intime au prix de se mentir, c'est-à-dire d'user de moyens qui la laissent elle-même sceptique, incrédule. La mauvaise foi est donc une attitude de croyance, au sens fort : l'homme de mauvaise foi est prêt à faire passer sa pensée par des étapes qui ne le persua-

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dent pas pour parvenir enfin à se persuader. La mauvaise foi use donc de la non-foi pour accéder à la foi. Recourir à une .telle contradiction suppose que le but à atteindre est vécu comme primordial. Or ce but est la foi en soi. La conscience tombe dans la mauvaise foi en raison de son exigence d'avoir foi en elle-même.

Nature de la foi

La définition que Sartre propose de la croyance ( = adhésion à un objet non donné ou indistinctement donné) est conforme à la tradition philosophique qui place la foi à mi-chemin entre l'opinion et le savoir.

Les trois niveaux de l'opinion, de la foi et du savoir, se retrouvent respectivement, par exemple, dans les trois affirmations : « j 'ai l'impression que Pierre est triste », « je crois qu'il a besoin de mon amitié », et « je sais qu'il est en deuil » .

En effet, la foi est adhésion, elle contient une certitude subjective (alors que l'opinion reste incertaine d'elle­même), sans pour autant avoir la certitude objective du savoir (dans le savoir, l'objet est donné distinctement). La foi est donc certitude sans objectivité (c'est-à-dire sans véri­fication possible dans l'expérience). Autrement dit : j 'ai la foi quand j 'ai mes raisons de croire, mais non la rai­son, qui, elle, me permettrait de savoir. C'est en effet le fait de la raison qui implique le savoir, alors qu'au con­traire c'est le fait de croire qui me donne mes raisons de croire.

Mes raisons de savoir découlent d'une valeur indépen­dante de moi : c'est la valeur logique de raison. Cette indé­pendance de la raison par rapport à ma conscience fait qu'il ne peut y avoir de « mauvais savoir » analogue au processus de « mauvaise foi ». Alors que dans la foi, mes raisons de croire ne sont fondées que dans le fait que j 'y crois . Fait qui dépend de moi.

Croire, c'est donc vouloir croire en ses raisons de croire. Toute croyance est nécessairement sous-tendue par une volonté de légitimation de cette croyance ; croire, c'est se vouloir fondé à croire.

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Dans sa croyance, la conscience désire donc un fonde­ment, une justification d'existence, et elle sait qu'elle le désire. Mais voilà : un désir, c'est peu, et un fondement recherché par pur et simple désir serait un pur caprice. La conscience, pour préserver le sérieux que lui inspirent ses propres convictions, va donc se présenter à elle-même son exigence de fondement non comme un désir, mais comme un devoir. Or le désir est de l'ordre du fait, il ne s'appuie pas sur une norme préalable. Alors que le devoir s'appuie sur un impératif, indépendant de lui, qui trans­cende l'acte que je fais par devoir.

Faire passer l'un de ses désirs pour un devoir, c'est faire d'un simple fait une réalité transcendante : il y a ici une forte analogie avec le travail de la mauvaise foi .

De la foi à la mauvaise foi

- Il existe dans toute croyance un désir secret de justifi­cation de soi. Ce désir règle à son gré sa hauteur de croyance, c'est-à-dire le niveau de crédibilité de quelque chose à partir duquel on est prêt à la croire vraie. Ce désir caché dans la mauvaise foi règle ce niveau au plus bas lorsqu'il s'agit de croire en la vérité de sa propre pensée. C'est pourquoi Sartre dit que la mauvaise foi décide en tout premier lieu de la nature de la vérité : elle décide de ce qu'elle exige de quelque chose pour la croire vraie, et elle décide donc d'exiger peu. Elle décidera par exemple que l'évidence ne nécessite pas une parfaite conviction intime. Elle forgera ainsi « l 'évidence non-persuasive » dont parle Sartre, c'est-à-dire que la conscience de mau­vaise foi acceptera de tenir pour évident ce qui ne la per­suadera pourtant pas tout à fait : elle abaisse le seuil de vraisemblance pour elle des énoncés qu'elle fait siens.

- Si la mauvaise foi décide elle-même de ses propres exi­gences en matière de croyance (et elle le fait au mieux de ses intérêts narcissiques), elle ne peut se l 'avouer à elle­même (elle se saisirait alors comme mauvaise) : elle ne veut pas savoir que c'est elle-même qui se fixe ce qu'il faut croire. Elle va donc croire qu'elle ne décide pas de ce qu'il convient de croire (alors qu'elle en décide vraiment,

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puisqu'elle choisit ses seuils de vérité). Mais cette croyance même est une mauvaise foi au second degré, puisqu'elle décide qu'il convient de croire qu'elle ne décide pas de ce qu'il convient de croire ! C'est pourquoi Sartre dit que le projet de mauvaise foi doit être lui-même de mauvaise foi.

- On a vu que croire, ce n'est pas savoir : il y manque la certitude objective, il y subsiste donc une incertitude objective. Si cette incertitude objective est au fond de toute croyance, on comprend que la croyance soit une détermination faible de la conscience : croire, c'est pen­ser probable que . . . (Cf. l'exemple de Sartre : je crois que Pierre est mon ami, mais je n'en sais rien.)

Mais en même temps, la croyance est certitude subjec­tive : on a vu que croire, c 'est se sentir certain de ses rai­sons de croire, puisque c'est croire qu'on doit croire à elles. Et c'est là que la croyance est une détermination absolue, beaucoup plus forte que le savoir même : c'est qu'on peut très bien savoir sans se faire un devoir de savoir. Au contraire, on ne peut pas croire sans s'en faire un devoir (cf. l 'exemple de Sartre : « Mon Dieu, je crois en vous »).

La croyance est donc simultanément une détermination faible et forte. Elle se veut d'ailleurs d'autant plus forte subjectivement qu'elle se sait objectivement plus faible. Quoi qu'il en soit, la croyance se sait croyance, elle se sai­sit comme telle, puisque, on l'a vu, toute activité de la conscience (comme l'est la croyance) est en même temps conscience d'elle-même comme activité : toute croyance est donc conscience (de) croyance. Mais qui dit conscience dit dépassement, arrachement à soi : la croyance, comme acte de conscience, est donc condamnée à se mettre à dis­tance d'elle-même, à devenir autre, c'est-à-dire à n'être pas croyance. Exactement comme la conscience de l 'innocence défigure l'innocence, ou la conscience de la joie ternit la joie, la conscience de croyance démotive la croyance, la met à plat et la révèle pour ce qu'elle est : un désir de jus­tification de soi maquillé en volonté d'honorer ce qui n'est pas soi. Toute croyance, comme transcendance, se détruit donc elle-même. La mauvaise foi le sait, puisqu'elle dis-

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sout sa propre foi. Mais elle oublie qu'elle le sait, puisqu'elle oublie que croire, c'est ne faire qu'y croire. En oubliant que se croire, c'est se faire y croire, elle oublie ce qu'elle est.

La mauvaise foi comme refus du monde et refUs d'elle-même

Il nous faut maintenant nous pencher sur le dernier para­graphe de notre texte, qui est bien difficile, mais crucial, car il nous propose une conclusion de toute beauté. Il s'agit de mesurer une dernière fois l'une à l'autre la bonne foi et la mauvaise.

- L'homme de bonne foi est un être qui veut pouvoir coïncider avec lui-même. S'il est lâche, il s'avoue qu'il est lâche, comme le ciel est gris. S'il est courageux plus tard, il s'avouera qu'il est courageux, comme le ciel est bleu. A chaque fois, donc, il tente de coïncider avec lui-même à la manière d'une chose, comme le ciel coïncide avec sa couleur. Car la chose, elle, est ce qu'elle est : elle n'est pas constamment déchirée entre une transcendance et une facticité qui ne s'ajustent jamais. L'idéal de l 'homme de bonne foi, c'est donc de faire de sa conscience une chose, de se faire une conscience tout d 'un bloc, qui est ce qu'elle est, indissolublement elle-même, ne se désagrégeant plus en ses propriétés conflictuelles. L'homme de bonne foi est hanté par l 'égalité à lui-même du monde des choses, de l'en-soi, et c'est ce modèle d'identité à soi qu'il veut faire suivre à sa consêience, pour en finir avec sa fâcheuse ten­dance désagrégative à ne pas croire ce qu'elle croit, ne pas être ce qu'elle est ... Il voudrait donc faire de sa cons­cience un pour-soi en-soi : tentative vouée, selon Sartre, à l'échec, puisque, selon lui, l'être en-soi pour-soi est Dieu, qui n'existe pas, et d'autre part la mort est le seul anéan­tissement possible du pour-soi (de la conscience) dans l'en­soi, mais voilà : une conscience ne peut exister sa mort.

- L'homme de mauvaise foi, lui, se fait de mauvaise foi car il est conscient de l'échec inéluctable de la bonne foi. n sait que coïncider avec soi serait la mort pour la cons­cience. Il sait que la conscience est condamnée à fuir l 'en-

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soi, le monde identique à lui-même des choses, pour vivre comme conscience. Il fuit l'être-en-soi (qui est ce qu'il est) pour rejoindre la condition dédoublée de la conscience humaine (n'être pas ce qu'on est, être ce qu'on n'est pas). Et cette condition de conscience lui permet d'affirmer par exemple qu'il n'est pas le lâche qu'il est, ou qu'il est le courageux qu'il ,n'est pas : il joue donc de son être désa­grégé entre transcendance et facticité pour fuir une iden­tité à soi qu'il sait être la mort (ou le silence absolu). C'est pourquoi la mauvaise foi refuse le monde et sa mortelle coïncidence avec soi. Mais voilà : elle ne veut pas se sai­sir pour ce qu'elle est : une fuite du monde. Elle ne veut pas d'elle comme mauvaise foi, elle « se renie comme mau­vaise foi », dit Sartre. Elle doit 'donc se masquer à elle­même cette non-coïncidence qu'elle est, et qui trahit sa mauvaise foi, sans pour autant retrouver cette coïncidence positive de l'en-soi avec lui-même dans laquelle la bonne foi a trouvé son échec. Quelle solution lui reste-t-il donc ? Une seule, dit Sartre : la coïncidence négative avec soi de la conscience.

Là où la bonne foi dit : Je suis lâche, je suis courageux (coïncidence positive avec soi).

Là où la mauvaise foi dit : Je ne suis pas le lâche que je suis, je suis le courageux que je ne suis pas (non­coïncidence avec soi), la mauvaise foi qui se renie elle­même dira : Je ne suis pas le courageux que je ne suis pas, mais je ne suis pas non plus le lâche que je ne suis pas (coïncidences négatives avec soi), et, de fait, il est vrai que la conscience n'est jamais ni ceci, ni cela, ni autre chose, puisqu'elle est transcendance, arrachement à ce qu'elle est. La conscience de mauvaise foi se fait donc la part belle en constatant qu'elle n'est pas ce lâche qu'elle n'est pas (puisque, par nature, la conscience n'est rien à la manière dont une chose est quelque chose). Mais, précisément, elle se fait un mérite (voyez, je ne suis pas lâche) de quelque chose qui découle de sa nature (une conscience n'est jamais lâche, ou quoi que ce soit d'autre) et donc ne dépend pas d'elle : et c'est là sa mauvaise foi.

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C o nclu sion

C'est donc pour échapper à l'angoisse e t à l'aliénation (c'est-à-dire à sa prise de conscience de la difficulté de sa liberté et de l'omniprésence des autres libertés) que l'homme recourt à la mauvaise foi. Incapable d'assumer la facticité de sa condition dans le monde aussi bien que de gérer sa propre transcendance, la liberté, comme si elle n'était jamais assez mûre pour elle-même, se fait de mau­vaise foi et s'y anéantit. Tout se passe comme si l'authen­ticité était interdite à la conscience, la conversion à l'authenticité indéfiniment reportée. Il est vrai que dans L'Être et le Néant, seule une théorie de la mauvaise foi, comme mode d'être de la conscience humaine, est propo­sée, et non une théorie de l 'authenticité : c 'est vrai, il n'y a pas de philosophie explicite de l'authenticité dans les écrits publiés par Sartre. Il ne dit pourtant à aucun moment que l'anéantissement de la conscience dans la mauvaise foi est recommandable, fatal, ou même seule­ment tolérable. Alors ?

Alors, la mauvaise foi apparaît dès qu'on prétend être ceci ou cela, avoir telle ou telle qualité « objective », se réduire à quelque chose en soi-même en quoi on pourra avoir foi. Ce sont ses projets d'être, d'appropriation et de croyance, que la conscience met en œuvre pour lutter con­tre la tension originelle de sa condition, qui l 'obligent, pour les défendre, à se faire de mauvaise foi. La jeune coquette veut être la séduction même, l'homosexuel veut avoir sa reconnaissance par autrui, le garçon de café veut croire en la vérité de son jeu : tous veulent contrer la ten­sion de leur liberté toujours livrée à elle-même, toujours arbitraire. Tous veulent leur sens, c'est-à-dire la justifi­cation intégrale de leur liberté.

On voit ce qu'il faudrait : renoncer à la recherche de son être en soi, ne plus vouloir s 'approprier la vie, ne plus se croire porteur d'un sens ou promis à un sens.

Ce qui revient à ne plus nier la tension originelle de l'existence consciente, mais au contraire à chercher un accord (toujours instable) avec soi dans cette tension

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même. Et cela suppose qu'on laisse à l'angoisse, la souf­france, l'échec, leur pouvoir propre, qui est un pouvoir de dévoilement de la vie par elle-même. Nous ne sommes de mauvaise foi que parce que nous voulons croire à une vie purifiée de son néant qui n'existe pas. Mais admettre la négativité ne signifie pas tenter de régler son compte à la mauvaise foi. Car, tant que l'enquête sur la vie humaine n'est pas close, tous les témoins sont de mau­vaise foi.

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LA MA U VA IS E FO I

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Mauvaise foi et mensonge

L'être humain n'est pas seulement l 'être par qui des négatités se dévoilent dans le monde, il est aussi celui qui peut prendre des attitudes négatives vis-à-vis de soi . Nous avions défini, dans notre introduction, la conscience comme « un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être impli­que un être autre que lui ». Mais, après l'élucidation de la con­duite interrogative, nous savons à présent que cette formule peut aussi s'écrire . : « La conscience est un être pour lequel il est dans son être conscience du néant de son être. » Dans la défense ou veto, par exemple, l'être humain nie une transcendance future. Mais cette négation n'est pas constatative. Ma conscience ne se borne pas à envisager une négatité. Elle se constitue elle-même, dans sa chair, comme néantisation d'une possibilité qu'une autre réalité humaine projette comme sa possibilité. Pour cela elle doit surgir dans le monde comme un Non et c'est bien comme un Non que l'esclave saisit d'abord le maître, ou que le prisonnier qui cherche à s'évader saisit la sentinelle qui le surveille. Il y a même des hommes (gardiens, surveillants, geôliers, etc.) dont la réalité sociale est uniquement celle du Non, qui vivront et mourront en n'ayant jamais été qu'un Non sur la terre. D'autres, pour porter le non dans leur subjectivité même, ne s'en consti­tuent pas moins, en tant que personne humaine, comme une négation perpétuelle : le sens et la fonction de ce que Scheler appelle « l'homme du ressentiment » c'est le Non. Mais il existe des conduites plus subtiles et dont la description nous mènerait plus loin dans l'intimité de la conscience : l'ironie est de celles­là. Dans l'ironie, l'homme anéantit, dans l'unité d'un même acte, ce qu'il pose, il donne à croire pour n'être pas cru, il affirme pour nier et nie pour affirmer, il crée un objet positif mais qui n'a d'autre être que son néant. Ainsi les attitudes de négation envers soi permettent de poser une nouvelle question : que doit être l'homme en son être pour qu'il lui soit possible de se nier ? Mais il ne saurait s'agir de prendre dans son universalité l'atti­tude de « négation de soi ». Les conduites qui peuvent se ran­ger sous cette rubrique sont trop diverses, nous risquerions de

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n'en retenir que la forme abstraite. Il convient de choisir et d'exa­miner une attitude déterminée qui, à la fois, soit essentielle à la réalité humaine et, à la fois, telle que la conscience au lieu d� diriger sa négation vers le dehors la tourne vers elle-même. Cette attitude nous a paru devoir être la mauvaise foi.

Souvent on l'assimile au mensonge. On dit indifféremment d'une personne qu'elle fait preuve de mauvaise foi ou qu'elle se ment à elle-même. Nous accepterons volontiers que la mau­vaise foi soit mensonge à soi , à condition de distinguer immé­diatement le mensonge à soi du mensonge tout court. Le men­songe est une attitude négative, on en conviendra. Mais cette négation ne porte pas sur la conscience elle-même, elle ne vise que le transcendant. L'essence du mensonge implique, en effet, que le menteur soit complètement au fait de la vérité qu'il déguise. On ne ment pas sur ce qu'on ignore, on ne ment pas lorsqu'on répand une erreur dont on est soi-même dupe, on ne ment pas lorsqu'on se trompe. L'idéal du menteur serait donc une conscience cynique, affirmant en soi la vérité, la niant dans ses paroles et niant pour lui-même cette négation. Or, cette dou­ble attitude négative porte sur du transcendant : le fait énoncé est transcendant, puisqu'il n'existe pas, et la première négation porte sur une vérité, c'est-à-dire sur un type particulier de trans­cendance. Quant à la négation intime que j 'opère corrélative­ment à l'affirmation pour moi de la vérité, elle porte sur des paroles, c'est-à-dire sur un événement du monde. En outre, la disposition intime du menteur est positive : elle pourrait faire l'objet d'un jugement affirmatif : le menteur a l'intention de tromper et il ne cherche pas à se dissimuler cette intention ni à masquer la translucidité de la conscience ; au contraire, c'est à elle qu'il se réfère lorsqu'il s'agit de décider des conduites secondaires, elle exerce explicitement un contrôle régulateur sur toutes les attitudes. Quant à l'intention affichée de dire la vérité (<< Je ne voudrais pas vous tromper, cela est vrai, je le jure » ,

etc.), sans doute est-elle l'objet d'une négation intime, mais aussi n'est-elle pas reconnue par le menteur comme son intention. Elle est jouée, mimée, c'est l'intention du personnage qu'il joue aux yeux de son interlocuteur, mais ce personnage, précisément parce qu'il n 'est pas, est un transcendant. Ainsi, le mensonge ne met pas en jeu l' intrastructure de la conscience présente, toutes les négations qui le constituent portent sur des objets qui de ce fait

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sont chassés de la conscience, il ne requiert donc pas de fonde­ment ontologique spécial et les explications que requiert l'exis­tence de la négation en général sont valables sans changement, dans le cas de la tromperie. Sans doute avons-nous défmi le men­songe idéal ; sans doute arrive-t-il assez souvent que le menteur soit plus ou moins victime de son mensonge, qu'il s 'en persuade à demi : mais ces formes courantes et vulgaires du mensonge en sont aussi des aspects abâtardis, elles représentent des inter­médiaires entre le mensonge et la mauvaise foi. Le mensonge est une conduite de transcendance.

Mais c'est que le mensonge est un phénomène normal de ce que Heidegger appelle le « mit-sein » . Il suppose mon existence, l'existence de l'autre, mon existence pour l'autre et l'existence de l'autre pour moi. Ainsi n'y a-t-il aucune difficulté à conce­voir que le menteur doive faire en toute lucidité le projet du men­songe et qu'il doive posséder une entière compréhension du men­songe et de la vérité qu'il altère. Il suffit qu'une opacité de prin­cipe masque ses intentions à l 'autre, il suffit que l'autre puisse prendre le mensonge pour la vérité. Par le mensonge, la cons­cience affirme qu'elle existe par nature comme cachée à autrui, elle utilise à son profit la dualité ontologique du moi et du moi d'autrui.

Il ne saurait en être de même pour la mauvaise foi, si celle-ci, comme nous l 'avons dit, est bien mensonge à soi. Certes, pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s 'agit bien de masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mau­vaise foi, c'est à moi-même que je masque la vérité. Ainsi, la dualité du trompeur et du trompé n'existe pas ici . La mauvaise foi implique au contraire par essence l'unité d'une conscience. Cela ne Signifie pas qu'elle ne puisse être conditionnée par le « mit-sein », comme d'ailleurs tous les phénomènes de la réa­lité humaine, mais le « mit-sein » ne peut que solliciter la mau­vaise foi en se présentant comme une situation que la mauvaise foi permet de dépasser ; la mauvaise foi ne vient pas du dehors à la réalité humaine. On ne subit pas sa mauvaise foi, on n'en est pas infecté, ce n'est pas un état. Mais la conscience s'affecte elle-même de mauvaise foi. Il faut une intention première et un projet de mauvaise foi ; ce projet implique une compréhension

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de la mauvaise foi comme telle et une saisie préréflexive (de) la conscience comme s'effectuant de mauvaise foi. Il s 'ensuit d'abord que celui à qui l 'on ment et celui qui ment sont une seule et même personne, ce qui signifie que je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m'est masquée en tant que je suis trompé. Mieux encore, je dois savoir très précisément cette vérité pour me la cacher plus soigneusment - et ceci non pas à deux moments différents de la temporalité - ce qui permettrait à la rigueur de rétablir un semblant de dualité - mais dans la struc­ture unitaire d'un même projet. Comment donc le mensonge peut-il subsister si la dualité quil e conditionne est supprimée ? A cette difficulté s'en ajoute une autre qui dérive de la totale translucidité de la conscience. Celui qui s 'affecte de mauvaise foi doit avoir conscience (de) sa mauvaise foi puisque l'être de la conscience est conscience d'être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi . Mais alors tout ce système psychique s'anéantit. On conviendra, en effet, que si j 'essaie délibérément et cyni­quement de me mentir, j 'échoue complètement dans cette entre­prise, le mensonge recule et s'effondre sous le regard ; il est ruiné, par derrière, par la conscience même de me mentir qui se cons­titue impitoyablement en deçà de mon projet comme sa condi­tion même. Il y a là un phénomène évanescent, qui n'existe que dans et par sa propre distinction. Certes, ces phénomènes sont fréquents et nous verrons qu'il y a en effet une « évanescence » de la mauvaise foi, il est évident qu'elle oscille perpétuellement entre la bonne foi et le cynisme. Toutefois, si l 'existence de la mauvaise foi est fort précaire, si elle appartient à ce genre de structures psychiques qu'on pourrait appeler « métastables », elle n'en présente pas moins une forme autonome et durable ; elle peut même être l'aspect normal de la vie pour un très grand nombre de personnes. On peut vivre dans la mauvaise foi, ce qui ne veut pas dire qu'on n'ait de brusques réveils de cynisme ou de bonne foi, mais ce qui implique un style de vie constant et particulier. Notre embarras semble donc extrême puisque nous ne pouvons ni rejeter ni comprendre la mauvaise foi.

Pour échapper à ces difficultés, on recourt volontiers à l'inconscient. Dans l'interprétation psychanalytique, par exem­ple, on utilisera l'hypothèse d'une censure, conçue comme une ligne de démarcation avec douane, services de passeports, con-

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trôle des devises, etc., pour rétablir la dualité du trompeur et du trompé. L'instinct - ou si l'on préfère les tendances premiè­res et les complexes de tendances constitués par notre histoire individuelle - figure ici la réalité. Il n'est ni vrai ni faux puisqu'il n'existe pas pour soi. Il est simplement, tout juste comme cette table qui n'est ni vraie ni fausse en soi mais simplement réelle. Quant aux symbolisations conscientes de l'instinct, elles ne doi­vent pas être prises pour des apparences mais pour des faits psychiques réels. La phobie, le lapsus, le rêve existent réellement à titre de faits de conscience concrets, de la même façon que les paroles et les attitudes du menteur sont des conduites con­crètes et réellement existantes. Simplement le sujet est devant ces phénomènes comme le trompé devant les conduites du trom­peur. Il les constate dans leur réalité et doit les interpréter. Il Y a une vérité des conduites du trompeur : si le trompé pouvait les rattacher à la situation où se trouve le trompeur et à son projet de mensonge, elles deviendraient parties intégrantes de la vérité, à titre de conduites mensongères. Pareillement, il y a une vérité des actes symboliques : c'est celle que découvre le psychanalyste lorsqu'il les rattache à la situation historique du malade, aux complexes inconscients qu'ils expriment, au barrage de la cen­sure. Ainsi, le sujet se trompe sur le sens de ses conduites, il les saisit dans leur existence concrète mais non pas dans leur vérité, faute de pouvoir les dériver d'une situation première et d'une constitution psychique qui lui demeurent étrangères. C'est qu'en effet, par la distinction du « ça » et du « moi », Freud a scindé en deux la masse psychique. Je suis moi, mais je ne suis pas ça. Je n'ai point de position privilégiée par rapport à mon psychisme non conscient. Je suis mes propres phénomè­nes psychiques, en tant que je les constate dans leur réalité cons­ciente : par exemple, je suis cette impulsion à voler tel ou tel livre à cet étalage, je fais corps avec elle, je l'éclaire et je me détermine en fonètion d'elle à commettre le vol. Mais je ne suis pas ces faits psychiques, en tant que je les reçois passivement et que je suis obligé de faire des hypothèses sur leur origine et leur véritable signification, tout juste comme le savant fait des conjectures sur la nature et l'essence d'un phénomène extérieur : ce vol, par exemple, que j 'interprète comme une impulsion immédiate déterminée par la rareté, l'intérêt ou le prix du volume que je vais dérober, il est en vérité un processus dérivé d' auto-

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punition qui se rattache plus ou moins directement à un com­plexe d'Œdipe. Il y a donc une vérité de l'impulsion au vol, qui ne peut être atteinte que par des hypothèses plus ou moins pro­bables. Le critère de cette vérité, ce sera l'étendue des faits psychi­ques conscients qu'elle explique ; ce sera aussi, d'un point de vue plus pragmatique, la réussite de la cure psychiatrique qu'elle permet. Finalement, la découverte de cette vérité nécessitera le concours du psychanalyste, qui apparaît comme le médiateur entre mes tendances inconscientes et ma vie consciente. Autrui apparaît comme pouvant seul effectuer la synthèse entre la thèse inconsciente et l'antithèse consciente. Je ne puis me connaître que par l'intermédiaire d'autrui, ce qui veut dire que je suis par rapport à mon « ça » dans la position d'autrui. Si j 'ai quelques notions de psychanalyse, je peux essayer, dans des circonstan­ces particulièrement favorables, de me psychanalyser moi-même. Mais cette tentative ne pourra réussir que si je me défie de toute espèce d'intuition, que si j ' applique à mon cas du dehors des schèmes abstraits et des règles apprises. Quant aux résultats, qu'ils soient obtenus par mes seuls efforts ou avec le concours d'un technicien, ils n'auront jamais la certitude que confère l'intuition ; ils posséderont simplement la probabilité toujours croissante des hypothèses scientifiques . L'hypothèse du com­plexe d'Œdipe, comme l'hypothèse atomique, n'est rien d'autre qu'une « idée expérimentale », elle ne se distingue pas, comme dit Pierce, de l'ensemble des expériences qu'elle permet de réa­liser et des effets qu'elle permet de prévoir. Ainsi, la psycha­nalyse substitue à la notion de mauvaise foi l 'idée d'un men­songe sans menteur, elle permet de comprendre comment je puis non pas me mentir mais être menti, puisqu'elle me place par rapport à moi-même dans la situation d'autrui vis-à-vis de moi, elle remplace la dualité du trompeur et du trompé, condition essentielle du mensonge, par celle du « ça » et du « moi », elle introduit dans ma subjectivité la plus profonde la structure inter­subjective du mit-sein. Pouvons-nous nous satisfaire de ces explications ?

A la considérer de plus près , la théorie psychanalytique n'est pas si simple qu'elle paraît d'abord. Il n'est pas exact que le « ça» se présente comme une chose par rapport à l 'hypothèse du psychanalyste, car la chose est indifférente aux conjectures qu'on fait sur elle et le « ça », au contraire, est touché par celles-

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ci lorsqu'elles approchent de la vérité. Freud, en effet, signale des résistances lorsque, à la fin de la première période, le méde­cin approche de la vérité. Ces résistances sont des conduites objectives et saisies du dehors : le malade témoigne de la défiance, refuse de parler, donne des comptes rendus fantaisis­tes de ses rêves, parfois même se dérobe entièrement à la cure psychanalytique. Il est permis toutefois de demander quelle part de lui-même peut ainsi résister. Ce ne peut être le « Moi » envi­sagé comme ensemble psychique des faits de conscience : il ne saurait en effet soupçonner que le psychiatre approche du but puisqu'il est placé devant le sens de ses propres réactions, exac­tement comme le psychiatre lui-même. Tout au plus lui est-il possible d'apprécier objectivement le degré de probabilité des hypothèses émises, comme pourrait le faire un témoin de la psychanalyse, et d'après l'étendue des faits subjectifs qu'elles expliquent. Et d'ailleurs, cette probabilité lui paraîtrait-elle con­finer à la certitude, qu'il ne saurait s 'en affliger puisque, la plu­part du temps, c'est lui qui , par une décision consciente, s'est engagé dans la voie de la thérapeutique psychanalytique. Dira­t-on que le malade s' inquiète des révélations quotidiennes que le psychanalyste lui fait et qu'il cherche à s'y dérober tout en feignant à ses propres yeux de vouloir continuer la cure ? En ce cas, il n'est plus possible de recourir à l'inconscient pour expli­quer la mauvaise foi : elle est là, en pleine conscience, avec tou­tes ses contradictions. Mais ce n'est pas ainsi que le psychanalyste entend, d'ailleurs, expliquer ces résistances : pour lui elles sont sourdes et profondes, elles viennent de loin, elles ont leurs raci­nes dans la chose même qu'on veut élucider.

Pourtant, elles ne sauraient émaner non plus du complexe qu'il faut mettre au jour. En tant que tel, ce complexe serait plutôt le collaborateur du psychanalyste puisqu'il vise à s'exprimer dans la claire conscience, puisqu'il ruse avec la censure et cherche à l'éluder. Le seul plan sur lequel nous pouvons situer le refus du sujet c'est celui de la censure. Elle seule peut saisir les questions ou les révélations du psychanalyste comme s'approchant de plus ou moins près des tendances réelles qu'elle s'applique à refou­ler, elle seule parce qu'elle est seule à savoir ce qu'elle refoule.

Si en effet nous repoussons le langage et la mythologie cho­siste de la psychanalyse, nous nous apercevons que la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître

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ce qu'elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les méta­phores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d'admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. D'où viendrait, autrement, qu'elle laisse passer les impulsions sexuelles licites, qu'elle tolère que les besoins (faim, soif, sommeil) s'expriment dans la claire conscience ? Et comment expliquer qu'elle peut relâcher sa sur­veillance, qu'elle peut même être trompée par les déguisements de l'instinct ? Mais il ne suffit pas qu'elle discerne les tendan­ces maudites, il faut encore qu'elle les saisisse comme à refou­ler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot, comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner ? Peut-on concevoir un savoir qui serait igno­rance de soi ? Savoir, c'est savoir qu'on sait, disait Alain. Disons plutôt : tout savoir est conscience de savoir. Ainsi les résistan­ces du malade impliquent au niveau de la censure une représen­tation du refoulé en tant que tel, une compréhension du but vers quoi tendent les questions du psychanalyste et un acte de liai­son synthétique par lequel elle compare la vérité du complexe refoulé à l 'hypothèse psychanalytique qui le vise. Et ces diffé­rentes opérations à leur tour impliquent que la censure est cons­cience (de) soi. Mais de quel type peut être la conscience (de) soi de la censure ? Il faut qu'elle soit conscience (d') être cons­cience de la tendance à refouler, mais précisément pour n 'en être pas conscience. Qu'est-ce à dire sinon que la censure doit être de mauvaise foi ? La psychanalyse ne nous a rien fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l' inconscient et la conscience une conscience autonome et de mauvaise foi. C'est que ses efforts pour établir une véritable dualité - et même une trinité (Es, Ich, Ueberich s 'exprimant par la censure) - n'ont abouti qu'à une terminologie verbale. L'essence même de l'idée réflexive de « se dissimuler » quelque chose implique l 'unité d'un même psychisme et par conséquent une double activité au sein de l'unité, tendant d'une part à main­tenir et à repérer la chose à cacher et d'autre part à la repousser et à la voiler ; chacun des deux aspects de cette activité est com­plémentaire de l'autre, c'est-à-dire qu'il l'implique dans son être. En séparant par la censure le conscient de l'inconscient, la psychanalyse n'a pas réussi à dissocier les deux phases de l'acte,

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puisque la libido est un conatus aveugle vers l 'expression cons­ciente et que le phénomène conscient est un résultat passif et truqué : elle a simplement localisé cette double activité de répul­sion et d'attraction au niveau de la censure. Reste d'ailleurs, pour rendre compte de l'unité du phénomène total (refoulement de la tendance qui se déguise et « passe » sous forme symboli­que) , à établir des liaisons compréhensibles entre ses différents moments. Comment la tendance refoulée peut-elle « se dégui­ser » si elle n'enveloppe pas : 1 ° la conscience d'être refoulée, 2° la conscience d'avoir été repoussée parce qu'elle est ce qu'elle est, 3° un projet de déguisement ? Aucune théorie mécanique de la condensation ou du transfert ne peut expliquer ces modi­fications dont la tendance s 'affecte elle-même, car la descrip­tion du processus de déguisement implique un recours voilé à la finalité. Et, pareillement, comment rendre compte du plaisir ou de l'angoisse qui accompagnent l'assouvissement symboli­que et conscient de la tendance, si la conscience n'enveloppe pas, par-delà la censure, une compréhension obscure du but à attein­dre en tant qu'il est simultanément désiré et défendu ? Pour avoir rejeté l 'unité consciente du psychique, Freud est obligé de sous­entendre partout une unité magique reliant les phénomènes à distance et par-delà les obstacles, comme la participation pri­mitive unit la personne envoûtée et la figurine de cire façonnée à son image. La « triebe » inconsciente est affectée par partici­pation du caractère, « refoulée » ou « maudite », qui s 'étend tout à travers elle, la colore et provoque magiquement ses symbo­lisations. Et semblablement, le phénomène conscient est tout entier coloré par son sens symbolique, bien qu'il ne puisse appré­hender ce sens par lui-même et dans la claire conscience. Mais, outre son infériorité de principe, l'explication par la magie ne supprime pas la coexistence - à l'étage inconscient, à l'étage de la censure et à celui de la conscience - de deux structures con­tradictoires et complémentaires, qui s'impliquent et se détrui­sent réciproquement. On a hypostasié et « chosifié » la mau­vaise foi, on ne l'a pas évitée. C'est ce qui a incité un psychiatre viennois, Stekel, à se dégager de l'obédience psychanalytique et à écrire dans La /emme/rigidel : « Chaque fois que j 'ai pu pousser mes investigations assez loin, j ' ai constaté que le nœud

1 . N . R . F .

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de la psychose était conscient. » Et d'ailleurs, les cas qu'il rap­porte dans son ouvrage témoignent d'une mauvaise foi patho­logique dont le freudisme ne saurait rendre compte. II s'agira, par exemple, de femmes qu'une déception conjugale a rendues frigides, c'est-à-dire qui parviennent à se masquer la jouissance que leur procure l'acte sexuel. On notera d'abord qu'il s'agit pour elles de se dissimuler non des complexes profondément enfoncés dans les ténèbres à demi physiologiques, mais des con­duites objectivement décelables et qu'elles ne peuvent pas ne pas enregistrer dans le moment où elles les tiennent : fréquemment, en effet, le mari révèle à Stekel que sa femme a donné des signes objectifs de plaisir et ce sont ces signes que la femme, interro­gée, s'applique farouchement à nier. Il s 'agit ici d'une activité de distraction. Pareillement les confessions que Stekel sait pro­voquer nous apprennent que ces femmes pathologiquement fri­gides s'appliquent à se distraire par avance du plaisir qu'elles redoutent : beaucoup, par exemple, lors de l'acte sexuel, détour­nent leurs pensées vers leurs occupations quotidiennes, font les comptes de leur ménage. Qui viendra parler ici d'inconscient ? Pourtant, si la femme frigide distrait ainsi sa conscience du plaisir qu'elle éprouve, ce n'est point cyniquement et en plein accord avec elle-même : c'est pour se prouver qu'elle est frigide. Nous avons bien affaire à un phénomène de mauvaise foi puisque les efforts tentés pour ne pas adhérer au plaisir éprouvé impliquent la reconnaissance que le plaisir est éprouvé et que, précisément, ils l'impliquent pour la nier. Mais nous ne sommes plus sur le terrain de la psychanalyse. Ainsi, d'une part, l 'explication par l'inconscient, du fait qu'elle rompt l'unité psychique, ne sau­rait rendre compte des faits qui, à première vue, paraissent rele­ver d'elle. Et, d'autre part, il existe une infinité de conduites de mauvaise foi qui repoussent explicitement ce type d'explica­tion, parce que leur essence implique qu'elles ne peuvent appa­raître que dans la translucidité de la conscience. Nous retrou­vons intact le problème que nous avions tenté d'éluder.

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I l

Les conduites d e mauvaise foi

Si nous voulons nous tirer d'embarras, il convient d'examiner

de plus près les conduites de mauvaise foi et d'en essayer une description. Cette description nous permettra peut-être de fIXer avec plus de netteté les conditions de possibilité de la mauvaise foi, c'est-à-dire de répondre à notre question de départ : « Que doit être l 'homme en son être, s'il doit pouvoir être de mau­vaise foi ? »

Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier

rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra pren­

dre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l 'attitude de son partenaire. Elle ne saisit pas cette conduite comme une tentative pour réaliser ce qu'on nomme

« les premières approches », c'est-à-dire qu'elle ne veut pas voir les possibilités de développement temporel que présente cette con­

duite : elle borne ce comportement à ce qu'il est dans le pré­sent, elle ne veut pas lire dans les phrases qu'on lui adresse autre chose que leur sens explicite, si on lui dit : « Je vous admire

tant », elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache aux discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu'elle envisage comme des qualités objectives. L'homme qui lui parle lui semble sincère et respec­tueux comme la table est ronde ou carrée, comme la tenture murale est bleue ou grise. Et les qualités ainsi attachées à la per­

sonne qu'elle écoute se sont ainsi figées dans une permanence chosiste qui n'est autre que la projection dans l'écoulement tem­

porel de leur strict présent. C'est qu'elle n'est pas au fait de ce

qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait

uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté

plénière, et qui soit une reconnaissance de sa liberté. Mais il faut

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en même temps que ce sentiment soit tout entier désir, c'est-à­dire qu'il s'adresse à son corps en tant qu'objet. Cette fois donc, elle refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime, le respect et où il s 'absorbe tout entier dans les formes plus élevées qu'il produit, au point de n'y figurer plus que comme une sorte de chaleur et de densité. Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s 'engager. La retirer, c'est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l'heure. Il s'agit de reculer le plus loin possible l'instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais pe s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s 'en aper­çoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraine son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chau­des de son partenaire : ni consentante ni résistante - une chose.

Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi . Mais nous voyons aussitôt qu'elle use de différents procédés pour se main­tenir dans cette mauvaise foi . Elle a désarmé les conduites de son partenaire en les réduisant à n'être que ce qu'elles sont, c'est­à-dire à exister sur le mode de l'en-soi. Mais elle se permet de jouir de son désir, dans la mesure où elle le saisira comme n'étant pas ce qu'il est, c'est-à-dire où elle en reconnaitra la transcen­dance. Enfin, tout en sentant profondément la présence de son propre corps - au point d'être troublée peut-être - elle se réalise comme n 'étant pas son propre corps et elle le contemple de son haut comme un objet passif auquel des événements peuvent arri­ver, mais qui ne saurait ni les provoquer ni les éviter, parce que tous ses possibles sont hors de lui . Quelle unité trouvons-nous dans ces différents aspects de la mauvaise foi ? C'est un certain art de former des concepts contradictoires, c'est-à-dire qui unis­sent en eux une idée et la négation de cette idée. Le concept de base qui est ainsi engendré utilise la double propriété de l'être humain, d'être une facticité et une transcendance. Ces deux

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aspects de la réalité humaine sont, à vrai dire, et doivent être susceptibles d'une coordination valable. Mais la mauvaise foi ne veut ni les coordonner ni les surmonter dans une synthèse. Il s'agit pour elle d'affirmer leur identité tout en conservant leurs différences . Il faut affirmer la facticité comme étant la trans­cendance et la transcendance comme étant la facticité, de façon qu'on puisse, dans l 'instant où on saisit l 'une, se trouver brus­quement en face de l 'autre. Le prototype des formules de mau­vaise foi nous sera donné par certaines phrases célèbres qui ont été justement conçues, pour produire tout leur effet, dans un esprit de mauvaise foi. On connaît par exemple ce titre d'un ouvrage de Jacques Chardonne : « L'amour, c'est beaucoup plus que l'amour. » On voit comment ici se fait l'unité entre l 'amour présent dans sa facticité, « contact de deux épidermes », sen­sualité, égoïsme, mécanisme proustien de la jalousie, lutte adlé­rienne des sexes, etc. - et l 'amour comme transcendance, le « fleuve de feu » mauriacien, l 'appel de l 'infini, l'éros platoni­cien, la sourde intuition cosmique de Lawrence, etc. Ici c'est de la facticité que l'on part, pour se trouver soudain, par-delà le présent et la condition de fait de l'homme, par-delà le psycho­logique, en pleine métaphysique. Au contraire, ce titre d'une pièce de Sarment : « Je suis trop grand pour moi », qui pré­sente aussi les caractères de la mauvaise foi , nous jette d'abord en pleine transcendance pour nous emprisonner soudain dans les étroites limites de notre essence de fait. On retrouvera ces structures dans la phrase fameuse : « Il est devenu ce qu'il était » ou dans son envers non moins fameux : « Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change. » Bien entendu, ces différentes for­mules n'ont que l'apparence de la mauvaise foi , elles ont été explicitement conçues sous cette forme paradoxale pour frap­per l 'esprit et le décontenancer par une énigme. Mais précisé­ment c'est cette apparence qui nous importe. Ce qui compte ici , c'est qu'elles ne constituent pas des notions nouvelles et solide­ment structurées ; elles sont bâties au contraire de façon à res­ter en désagrégation perpétuelle et pour qu'un glissement per­pétuel soit possible du présent naturaliste à la transcendance et inversement. On voit, en effet, l 'usage que la mauvaise foi peut se faire de ces jugements qui visent tous à établir que je ne suis pas ce que je suis. Si je n'étais pas ce que je suis, je pourrais, par exemple, envisager sérieusement ce reproche qu 'on me fait,

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m'interroger avec scrupule et peut-être serais-je contraint d'en .reconnaître la vérité. Mais précisément par la transcendance, j 'échappe à tout ce que je suis . Je n'ai même pas à discuter le bien-fondé du reproche, au sens où Suzanne dit à Figaro : « Prouver que j ' ai raison serait reconnaître que je puis avoir tort. » Je suis sur un plan où aucun reproche ne peut m'attein­dre, puisque ce que je suis vraiment, c'est ma transcendance ; je m'enfuis, je m'échappe, je laisse ma guenille aux mains du sermonneur. Seulement, l'ambiguïté nécessaire à la mauvaise foi vient de ce qu'on affirme ici que je suis ma transcendance sur le mode d'être de la chose. Et c'est seulement ainsi, en effet, que je puis me sentir échapper à tous ces reproches. C'est en ce sens que notre jeune femme purifie le désir de ce qu'il a d'humiliant, en n'en voulant considérer que la pure transcen­dance qui lui évite même de le nommer. Mais inversement, le « je suis trop grand pour moi », en nous montrant la transcen­dance muée en facticité, est la source d'une infinité d'excuses pour nos échecs ou nos faiblesses. Pareillement la jeune coquette maintient la transcendance dans la mesure où le respect, l'estime manifestés par les conduites de son soupirant sont déjà sur le plan du transcendant. Mais elle arrête là cette transcendance, elle l 'empâte de toute la facticité du présent : le respect n'est rien d'autre que du respect, il est un dépassement figé qui ne se dépasse plus vers rien.

Mais ce concept métastable « transcendance-facticité », s 'il est un des instruments de base de la mauvaise foi, n'est pas seul en son genre. On usera pareillement d'une autre duplicité de la réalité humaine que nous exprimerons grossièrement en disant que son être-pour-soi implique complémentairement un être­pour-autrui. Sur une quelconque de mes conduites, il m'est tou­jours possible de faire converger deux regards, le mien et celui d'autrui. Or, précisément, la conduite ne présentera pas la même structure dans l'un et l'autre cas. Mais comme nous le verrons plus tard, comme chacun le sent, il n'y a pas entre ces deux aspects de mon être une différence d'apparence à être, comme si j 'étais à moi-même la vérité de moi-même et comme si autrui ne possédait de moi qu'une image déformée. L'égale dignité d'être de mon être pour autrui et de mon être pour moi-même permet une synthèse perpétuellement désagrégative et un jeu d'évasion perpétuelle du pour-soi au pour-autrui et du pour-

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autrui au pour-soi. On a vu aussi l'usage que notre jeune femme faisait de notre être-au-milieu-du-monde, c'est-à-dire de notre présence inerte d'objet passif parmi d'autres objets , pour se décharger soudain des fonctions de son être dans le monde, c'est­à-dire de l 'être qui fait qu'il y a un monde en se projetant par­delà le monde vers ses propres possibilités . Signalons enfin les synthèses confusionnelles qui jouent sur l 'ambiguïté néantisante des trois ek-stases temporelles, affirmant à la fois que je suis ce que j ' ai été (l'homme qui s'arrête délibérément à une période de sa vie et refuse de prendre en considération les changements ultérieurs) et que je ne suis pas ce que j 'ai été (l 'homme qui en face des reproches ou de la rancune se désolidarise totalement de son passé en insistant sur sa liberté et sur sa re-création per­pétuelle). Dans tous ces concepts, qui n'ont qu'un rôle transitif dans les raisonnements et qui sont éliminés de la conclusion, comme les imaginaires dans les calculs des physiciens, nous retrouvons la même structure : il s 'agit de constituer la réalité humaine comme un être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est .

Mais que faut-il précisément pour que ces concepts de désa­grégation puissent recevoir même un faux-semblant d'existence, pour qu'ils puissent apparaître un instant à la conscience, fût­ce dans un processus d'évanescence ? Un examen rapide de l'idée de sincérité, l'antithèse de la mauvaise foi , sera très instructif à cet égard. En effet, la sincérité se présente comme une exi­gence et par conséquent elle n'est pas un état. Or quel est l 'idéal à atteindre en ce cas ? Il faut que l 'homme ne soit pour lui-même que . ce qu'il est, en un mot qu'il soit pleinement et uniquement ce qu'i! est. Mais n'est-ce pas précisément la définition de l'en­soi - ou, si l'on préfère, le principe d'identité ? Poser comme idéal l 'être des choses, n'est-ce pas avouer du même coup que cet être n'appartient pas à la réalité humaine et que le principe d'identité, loin d'être un axiome universellement universel, n'est qu'un principe synthétique jouissant d'une universalité simple­ment régionale ? Ainsi, pour que les concepts de mauvaise foi puissent au moins un instant nous faire illusion, pour que la fran­chise des « cœurs purs » (Gide, Kessel) puisse valoir pour la réa­lité humaine cOmme l 'idéal, il faut que le principe d'identité ne représente pas un principe constitutif de la réalité humaine, il faut que la réalité humaine ne soit pas nécessairement ce qu'elle

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est, puisse être ce qu'elle n'est pas. Qu'est-ce que cela signifie ? Si l'homme est ce qu'il est, la mauvaise foi est à tout jamais

impossible et la franchise cesse d'être son idéal pour devenir son être ; mais l'homme est-il ce qu'il est et, d'une manière géné­rale, comment peut-on être ce qu'on est, lorsqu'on est comme conscience d'�e ? Si la franchise ou sincérité est une valeur uni­verselle, il va de soi que sa maxime « il faut être ce qu'on est » ne sert pas uniquement de principe régulateur pour les jugements et les concepts par lesquels j 'exprime ce que je suis. Elle pose non pas simplement un idéal du connaître mais un idéal d'être, elle nous propose une adéquation absolue de l'être avec lui-même comme prototype d'être. En ce sens il faut nous faire être ce que nous sommes. Mais que sommes-nous donc si nous avons l'obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode d'être du devoir être ce que nous sommes ? Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un inté­rêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démar­che la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate, tout en por­tant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpé­tuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouve­ment léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous sem­ble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne dif­fère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur con­dition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier, du tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils s'efforcent de per-

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suader à leur clientèle qu'ils ne sont rien autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l 'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonc­tion d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose­soldat avec un regard direct mais qui ne voit point , qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fIXer (le regard « fIXé à dix pas ») . Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des con­cepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle « signifie » : l'obli­gation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. I l connait les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et c'est précisément ce sujet que rai à être et que je ne suis point . Ce n'est pas que je ne veuille pas l 'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation. Mais pré­cisément si je me le représente, je ne le suis point, j 'en suis séparé, comme l'objet du sujet, séparé par rien , mais ce rien m'isole de lui, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à [ 'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis . Et, par là même, je l'affecte de néant. J'ai beau accomplir les fonctions de garçon de café, je ne puis l 'être que sur le mode neutralisé, comme l'acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de café imaginaire à travers ces gestes pris comme « analogon) ». Ce que je tente de réaliser, c'est un être-en-soi du garçon de café, comme s'il n'était pas justement en mon pouvoir de conférer leur valeur et leur urgence à mes

1 . Cf. L 'Imaginaire IN .R .F . • 1 9401 . Conclusion .

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devoirs d'état, comme s'il n'était pas de mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit, quitte à me faire renvoyer. Comme si du fait même que je soutiens ce rôle à l 'existence, je ne le transcendais pas de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de ma condition. Pour­tant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café - sinon ne pourrais-je m'appeler aussi bien diplomate ou jour­naliste ? Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l'être en soi . Je le suis sur le mode d'être ce que je ne suis pas. Il ne s'agit pas seulement des conditions sociales, d'ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu'il ne peut être parlant : l 'élève attentif qui veut être attentif, l 'œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s'épuise à ce point à jouer l'attentif qu'il finit par ne plus rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de moi-même cette « divine absence » dont parle Valéry. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n'y suis pas au sens où l'on dit « cette boîte d'allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-Ie-monde » avec un « être-au-milieu-du-monde » . Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n'est qu'une des structW'es. De toute part j 'échappe à l'être et pourtant je suis.

Mais voici un mode d'être qui ne concerne plus que moi : je suis triste. Cette tristesse que je suis , ne la suis-je point sur le mode d'être ce que je suis ? Qu'est-elle, pourtant, sinon l'unité intentionnelle qui vient rassembler et animer l'ensemble de mes conduites ? Elle est le sens de ce regard terne que je jette sur le monde, de ces épaules voûtées, de cette tête que je baisse, de cette mollesse de tout mon corps. Mais ne sais-je point, dans le moment même où je tiens chacune de ces conduites, que je pourrai ne pas la tenir ? Qu'un étranger paraisse soudain et je relèverai la tête, je reprendrai mon allure vive et allante, que restera-t-il de ma tristesse, sinon que je lui donne complaisam­ment rendez-vous tout à l 'heure, après le départ du visiteur ? N'est-(:e pas d'ailleurs elle-même une conduite que cette tristesse, n'est-ce pas la conscience qui s'affecte elle-même de tristesse comme recours m,agique contre une situation trop urgentel ?

1 . Esquisse d'une théorie des émotions. Hermann Pau l .

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Et, dans ce cas même, être triste, n'est-ce pas d'abord se faire triste ? Soit, dira-t-on. Mais se donner ntre de la tristesse, n'est­ce pas malgré tout recevoir cet être ? Peu importe, après tout, d'où je le reçois. Le fait, c'est qu'une conscience qui s'affecte

·de tristesse est triste, précisément à cause de cela. Mais c'est mal comprendre la nature de la conscience : l'être-triste n'est pas un être tout fait que je me donne, comme je puis donner ce livre à mon ami. Je n'ai pas qualité pour m 'affecter d'être. Si je me fais triste, je dois me faire triste d'un bout à l'autre de ma tris­tesse, je ne puis profiter de l'élan acquis et laisser filer ma tris­tesse sans la recréer ni la porter, à la manière d'un corps inerte qui poursuit son mouvement après le choc initial : il n'y a aucune inertie dans la conscience. Si je me fais triste, c'est que je ne suis pas triste ; l'être de la tristesse m'échappe par et dans l'acte même par quoi je m'en affecte. L'être-en-soi de la tristesse hante perpétuellement ma conscience (d') être triste, mais c'est comme une valeur que je ne puis réaliser, comme un sens régulateur de ma tristesse, non comme sa modalité constitutive.

Dira-t-on que ma conscience, au moins, est, quel que soit l'objet ou l'état dont elle se fait conscience ? Mais comment dis­tinguer de la tristesse ma conscience (d') être triste ? N'est-ce pas tout un ? II est vrai, d'une certaine manière, que ma cons­cience est, si l'on entend par là qu'elle fait partie pour autrui de la totalité d'être sur quoi des jugements peuvent être portés . Mais il faut remarquer, comme l'a bien vu Husserl, que ma cons­cience apparaît originellement à autrui comme une absence. C'est l'objet toujours présent comme sens de toutes mes attitudes et de toutes mes conduites - et toujours absent, car il se donne à l'intuition d'autrui comme une question perpétuelle, mieux encore comme une perpétuelle liberté. Lorsque Pierre me regarde, je sais sans doute qu'il me regarde, ses yeux - choses du monde - sont fixés sur mon corps - chose du monde : voilà le fait objectif dont je puis dire : il est. Mais c'est aussi un fait du monde. Le sens de ce regard n'est point et c'est ce qui me gêne : quoi que je fasse - sourires, promesses, menaces - rien ne peut décrocher l'approbation, le libre jugement que je quête, je sais qu'il est toujours au-delà, je le sens dans mes conduites mêmes qui n'ont plus le caractère ouvrier qu'elles maintiennent à l'égard des choses, qui ne sont plus pour moi-même, dans la mesure où je le relie à autrui, que de simples présentations et

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attendent d'être constituées en gracieuses ou disgracieuses, sin­cères ou insincères, etc. , par une appréhension qui est toujours au-delà de tous mes efforts pour la provoquer, qui ne sera jamais provoquée par eux que si d'elle-même elle leur prête sa force, qui n'est qu'en tant qu'elle se fait provoquer par le dehors, qui est comme sa propre médiatrice avec le transcendant. Ainsi le fait objectif de l 'être-en-soi de la conscience d'autrui se pose pour s'évanouir en négativité et en liberté : la conscience d'autrui est comme n'étant pas, son être-en-soi de « maintenant » et « d' ici » c'est de n'être pas.

La conscience d'autrui est ce qu 'elle n 'est pas. Et d'ailleurs ma propre conscience ne m'apparaît pas dans

son être comme la conscience d'autrui . Elle est parce qu'elle se fait puisque son être est conscience d'être. Mais cela signifie que le faire soutient l'être ; la conscience a à être son propre être, elle n'est jamais soutenue par l'être, c'est elle qui soutient l 'être au sein de la subjectivité, ce qui signifie derechef qu'elle est habi­tée par i 'être mais qu'elle ne l'est point : elle n 'est pas ce qu 'elle est.

Que signifie, dans ces conditions, l'idéal de sincérité sinon une tâche impossible à ' remplir et dont le sens est en contradiction avec la structure de ma conscience ? �tre sincère, disions-nous, c'est être ce qu'on est. Cela suppose que je ne suis pas originel­lement ce que je suis . Mais ici , naturellement, le « tu dois, donc tu peux » de Kant est sous-entendu. Je puis devenir sincère : voilà ce qu'impliquent mon devoir et mon effort de sincérité. Or, précisément, nous constatons que la structure originelle du « n'être pas ce qu'on est » rend d'avance impossible tout deve­nir vers l 'être en soi ou « être ce qu'on est ». Et cette impossi­bilité n'est pas masquée à la conscience : au contraire elle est l 'étoffe même de la conscience, elle est la gêne constante que nous éprouvons, elle est notre incapacité même à nous recon­naître, à nous constituer comme étant ce que nous sommes, elle est cette nécessité qui veut que, dès que nous nous posons comme un certain être par un jugement légitime, fondé sur l'expérience interne ou correctement déduit de prémisses a priori ou empiri­ques, par cette position même nous dépassons cet être - et cela non pas vers un autre être : vers le vide, vers le rien. Comment donc pouvons-nous blâmer autrui de n'être pas sincère ou nous réjouir de notre sincérité, puisque cette sincérité nous apparaît

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dans le même temps comme impossible ? Comment pouvons­nous amorcer même, dans le discours , dans la confession, dans l'examen de conscience, un effort de sincérité, puisque cet effort sera voué par essence à l'échec et que, dans le temps même où nous l 'annonçons, nous avons une compréhension préjudica­tive de sa vanité ? Il s'agit en effet pour moi, lorsque je m'exa­mine, de déterminer exactement ce que je suis , pour me résou­dre à l'être sans détour - quitte à me mettre, par la suite, en quête des moyens qui pourront me changer. Mais qu'est-ce à dire, sinon qu'il s'agit pour moi de me constituer comme une chose ? Déterminerai-je l 'ensemble des motifs et des mobiles qui m'ont poussé à faire telle ou telle action ? Mais c'est déjà postuler un déterminisme causal qui constitue le flux de mes consciences comme une suite d'états physiques. D�couvrirai-je en moi des « tendances », fût-ce pour me les avouer dans la honte ? Mais n'est-ce pas oublier délibérément que ces tendances se réalisent avec mon concours, qu'elles ne sont pas des forces de la nature mais que je leur prête leur efficience par une perpétuelle déci­sion sur leur valeur ? Porterai-je un jugement sur mon carac­tère, sur ma nature ? N'est-ce pas me voiler, dans l'instant même, ce que je sais de reste, c'est que je juge ainsi un passé auquel mon présent échappe par définition ? La preuve en est que le même homme qui, dans la sincérité, pose qu'il est ce que, en fait, il était, s'indigne contre la rancune d'autrui et tente de la désarmer en affirmant qu'il ne saurait plus être ce qu'il était. On s'étonne et on s'afflige volontiers que les sanctions des tri­bunaux atteignent un homme qui, dans sa neuve liberté, n 'est plus le coupable qu'il était. Mais, en même temps, on exige de cet homme qu'il se reconnaisse comme étant ce coupable. Qu'est­ce donc alors que la sincérité, sinon précisément un phénomène de mauvaise foi ? N'avions-nous pas montré en effet qu'il s'agit, dans la mauvaise foi, de constituer la réalité humaine comme un être qui est ce qu'il n'est pas et qui n'est pas ce qu'il est ?

Un homosexuel a fréquemment un intolérable sentiment de culpabilité et son existence tout entière se détermine par rap­port à ce sentiment. On en augurera volontiers qu'il est de mau­vaise foi . Et , en effet, il arrive fréquemment que cet homme, tout en reconnaissant son penchant homosexuel, tout en avouant une à une chaque faute singulière qu'il a commise, refuse de toutes ses forces de se considérer comme « un pédéraste ». Son

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cas est toujours « à part », singulier ; il y entre du jeu, du hasard, de la malchance ; ce sont des erreurs passées, elles s 'expliquent par une certaine conception du beau que les femmes ne sauraient satisfaire, il faut y voir plutôt les effets d'une recherche inquiète que les manifestations d'une tendance bien profondément enra­cinée, etc. Voilà assurément un homme d'une mauvaise foi qui touche au comique puisque, reconnaissant tous les faits qui lui sont imputés, il refuse d'en tirer la conséquence qui s'impose. Aussi son ami, qui est son plus sévère censeur, s'agace-t-il de cette duplicité : le censeur ne demande qu'une chose - et peut­être alors se montrera-t-il indulgent : que le coupable se recon­naisse coupable, que l'homosexuel déclare sans détour - dans l'humilité ou la revendication peu importe - « Je suis un pédé­raste. » Nous demandons ici : qui est de mauvaise foi ? L'homo­sexuel ou le champion de la sincérité ? L'homosexuel reconnaît ses fautes , mais il lutte de toutes ses forces contre l'écrasante perspective que ses erreurs lui constituent un destin. Il ne veut pas se laisser considérer comme une chose : il a l'obscure et forte compréhension qu'un homosexuel n'est pas homosexuel comme cette table est table ou comme cet homme roux est roux. Il lui semble qu'il échappe à toute erreur dès qu'il la pose et qu'il la reconnaît, mieux même que la durée psychique, par elle-même, le lave de chaque faute, lui constitue un avenir indéterminé, le fait renaître à neuf. A-t-il tort ? Ne reconnaît-il pas , par lui­même, le caractère singulier et irréductible de la réalité humaine ? Son attitude enveloppe donc une indéniable compréhension de la vérité. Mais, en même temps, il a besoin de cette perpétuelle renaissance, de cette constante évasion pour vivre ; il faut qu'il se mette constamment hors d'atteinte pour éviter le terrible juge­ment de la collectivité. Aussi joue-t-il sur le mot d'être. Il aurait raison en effet s'il entendait cette phrase : « Je ne suis pas pédé­raste » au sens de « Je ne suis pas ce que je suis ». C'est-à-dire, s'il déclarait : « Dans la mesure où une série de conduites sont définies conduites de pédéraste, et où j ' ai tenu ces conduites, je suis un pédéraste. Dans la mesure où la réalité humaine échappe à toute définition par les conduites, je n'en suis pas un. » Mais il glisse sournoisement vers une autre acception du mot « être ». Il entend « n'être pas » au sens de « n'être pas en soi ». Il déclare « n'être pas pédéraste » au sens où cette table n 'est pas un encrier. Il est de mauvaise foi.

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Mais le champion de la sincérité n'ignore pas la transcendance de la réalité humaine et sait, au besoin, la revendiquer à son profit. Il en use même et la pose dans son exigence présente : ne veut-il pas, au nom de la sincérité - donc de la liberté -, que l 'homosexuel se retourne sur lui-même et se reconnaisse homo­sexuel ; ne laisse-t-il pas entendre qu'une pareille confession lui attirera l 'indulgence ? Qu'est-ce que cela signifie, sinon que l 'homme qui se reconnaîtra homosexuel ne sera plus le même que l'homosexuel qu'il reconnaît être et s'évadera dans. la région de la liberté et de la bonne volonté ? Il lui demande donc d'être ce qu'il est pour ne plus être ce qu'il est. C'est le sens profond de la phrase : « Péché avoué est à moitié pardonné. » 11 réclame du coupable qu'il se constitue comme une chose, précisément pour ne plus le traiter en chose. Et cette contradiction est cons­titutive de l'exigence de sincérité. Qui ne voit, en effet, ce qu'il y a d'offensant pour autrui et de rassurant pour moi , dans une phrase comme : « Bah ! c'est un pédéraste », qui raye d'un trait une inquiétante liberté et qui vise désormais à constituer tous les actes d'autrui comme des conséquences découlant rigoureu­sement de son essence. Voilà pourtant ce que le censeur exige de sa victime : qu'elle se constitue elle-même comme chose, qu'elle lui remette sa liberté comme un fief, pour qu'il la lui rende ensuite comme un suzerain à son féal. Le champion de la sincérité, dans la mesure où il veut se rassurer, alors qu'il pré­tend juger, dans la mesure où il demande à une liberté de se constituer en tant que liberté, comme chose, est de mauvaise foi. Il s'agit seulement ici d'un épisode de cette lutte à mort des consciences que Hegel nomme « le rapport du maître et de l 'esclave ». On s'adresse à une conscience pour lui demander, au nom de sa nature de conscience, de se détruire radicalement comme conscience, en lui faisant espérer, par-delà cette destruc­tion, une renaissance.

Soit, dira-t-on, mais notre homme se fait abusivement de la sincérité une arme contre autrui. Il ne faut pas aller chercher la sincérité dans les relations du « Mit-sein », mais, là où elle est pure, dans les relations vis-à-vis de soi-même. Mais qui ne voit que la sincérité objective se constitue de la même façon ? Qui ne voit que l'homme sincère se constitue comme une chose, précisément, pour échapper à cette condition de chose, par l'acte même de sincérité ? L'homme qui s'avoue qu'il est méchant a

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troqué son inquiétante « liberté-pour-Ie-mal » contre un carac­tère inanimé de méchant : il est méchant, il adhère à soi, il est ce qu'il est. Mais du même coup, il s'évade de cette chose, puisqu'il est celui qui la contemple, puisqu'il dépend de lui de la maintenir sous son regard ou de la laisser s'effondrer en une infinité d'actes particuliers. Il tire un mérite de sa sincérité et l'homme méritant n'est pas le méchant, en tant qu'il est méchant, mais en tant qu'il est par-delà sa méchanceté. En même temps, la méchanceté est désarmée puisqu'elle n'est rien, si ce n'est sur le plan du déterminisme, et que, en l'avouant, je pose ma liberté vis-à-vis d'elle ; mon avenir est vierge, tout m'est permis. Ainsi, la structure essentielle de la sincérité ne diffère pas de celle de la mauvaise foi, puisque l 'homme sincère se constitue comme ce qu'il est pour ne ['être pas. C'est ce qui explique cette vérité reconnue par tous, qu'on peut devenir de mauvaise foi à force d'être sincère. Ce serait, dit Valéry, le cas de Stendhal. La sin­cérité totale et constante comme effort constant pour adhérer à soi est, par nature, un effort constant pour se désolidariser de soi ; on se libère de soi par l'acte même par lequel on se fait objet pour soi. Dresser l 'inventaire perpétuel de ce qu'on est, c'est se renier constamment et se réfugier dans une sphère où l'on n'est plus rien, qu'un pur et libre regard. La mauvaise foi, disions-nous, a pour but de se mettre hors d'atteinte, c'est une fuite. Nous constatons, à présent, qu'il faut user des mêmes ter­mes pour définir la sincérité. Qu'est-ce à dire ?

C'est que, finalement, le but de la sincérité et celui de la mau­vaise foi ne sont pas si différents . Certes, il y a une sincérité qui porte sur le passé et qui ne nous préoccupe pas ici ; je suis sincère, si j 'avoue avoir eu tel plaisir ou telle intention. Nous verrons que si cette sincérité est possible, c'est que, dans sa chute au passé, l 'être de l'homme se constitue comme un être en soi. Mais seule nous importe ici la sincérité qui se vise elle-même dans l'immanence présente. Quel est son but ? Faire que je m'avoue ce que je suis pour qu'enfin je coïncide avec mon être ; en un mot, faire que je sois sur le mode de l'en-soi, ce que je suis sur le mode du « n'être pas ce que je suis ». Et son postulat, c'est que je suis déjà, au fond, sur le mode de l'en-soi, ce que j 'ai à être. Ainsi, trouvons-nous, au fond de la sincérité, un inces­sant jeu de miroir et de reflet, un perpétuel passage de l'être qui est ce qu'il est à l 'être qui n'est pas ce qu'il est et, inverse-

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ment, de l 'être qui n'est pas ce qu'il est à l'être qui est ce qu'il est . Et quel est le but de la mauvaise foi ? Faire que je sois ce que je suis sur le mode du « n'être pas ce qu'on est » ou que je ne sois pas ce que je suis, sur le mode de « l 'être ce qu'on est ». Nous retrouvons ici le même jeu de glaces. C'est que, en effet, pour qu'il y ait intention de sincérité, il faut qu'à l 'ori­gine, à la fois, je sois et je ne sois pas ce que je suis . La sincérité ne m'assigne pas une manière d'être ou qualité particulière, mais, à propos de cette qualité, elle vise à me faire passer d'un mode d'être à un autre mode d'être. Et ce deuxième mode d'être, idéal de la sincérité, il m'est interdit, par nature, d'y atteindre et, dans le moment même où je m'efforce d'y atteindre, j 'ai la compré­hension obscure et préjudicative que je n'y atteindrai pas . Mais, de même, pour que je puisse seulement concevoir une intention de mauvaise foi, il faut que, par nature, j 'échappe dans mon être à mon être. Si j 'étais triste ou lâche, à la manière dont cet encrier est encrier, la possibilité de la mauvaise foi ne saurait même être conçue. Non seulement je ne pourrais échapper à mon être, mais je ne pourrais même imaginer que j 'y puisse échap­per. Mais si la mauvaise foi est possible, à titre de simple pro­jet , c'est que, justement, il n'y a pas de différence si tranchée entre être et n'être pas, lorsqu'il s'agit de mon être. La mau­vaise foi n'est possible que parce que la sincérité est consciente de manquer son but par nature. Je ne puis tenter de me saisir comme n 'étant pas lâche, alors que je le « suis », que si cet « être lâche » est lui-même « en question » dans le moment même où il est , s'il est lui-même une question , si dans le moment même où je veux le saisir il m'échappe de toutes parts et s'anéantit. La condition pour que je puisse tenter un effort de mauvaise foi, c'est qu'en un sens, je ne sois pas ce lâche que je ne veux pas être. Mais si je n 'étais pas lâche, sur le mode simple du n'être­pas-ce-qu'on-n'est-pas , je serais « de bonne foi », en déclarant que je ne suis pas lâche . Ainsi , ce lâche insaisissable, évanes­cent , que je ne suis pas, il faut, en outre, que je le sois en quel­que façon. Et qu'on n'entende pas par là que je dois être « un peu » lâche, au sens où « un peu » signifie « dans une certaine mesure lâche - et non lâche dans une certaine mesure ». Non : c'est totalement lâche, et sous tous les aspects, que je dois à la fois être et n'être pas . Ainsi , en ce cas, la mauvaise foi exige que je ne sois pas ce que je suis , c'est-à-dire qu'il y ait une dif-

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férence impondérable qui sépare l'être du non-être dans le mode d'être de la réalité humaine. Mais la mauvaise foi ne se borne pas à refuser les qualités que je possède, à ne pas voir l 'être que je suis . Elle tente aussi de me constituer comme étant ce que je ne suis pas . Elle me saisit positivement comme courageux, alors que je ne le suis pas . Et cela n'est /possible, derechef, que si je suis ce que je ne suis pas , c'est-à-dire que si le non-être, en moi, n'a même pas l'être à titre de non-être. Sans doute est­il nécessaire que je ne sois pas courageux, sinon la mauvaise foi ne serait pas foi mauvaise. Mais il faut en outre que mon effort de mauvaise foi enveloppe la compréhension ontologique que, dans l 'ordinaire même de mon être, ce que je suis, je ne le suis pas vraiment, et qu'il n'y a pas une telle différence entre l 'être d'« être-triste », par exemple, - ce que je suis sur le mode du n'être pas ce que je suis - et le « ne-pas-être » du ne-pas-être­courageux que je veux me dissimuler. Il faut, en outre, et sur­tout que la négation même d'être soit elle-même l'objet d 'un perpétuel néantissement, que le sens même du « ne pas être » soit perpétuellement en question dans la réalité humaine. Si je n 'étais pas courageux à la façon dont cet encrier n'est pas une table, c'est-à-dire si j 'étais isolé dans ma lâcheté, buté sur elle, incapable de la mettre en relation avec son contraire, si je n'étais pas capable de me déterminer comme lâche, c'est-à-dire de nier de moi le courage, et par là d'échapper à ma lâcheté dans le moment même que je la pose, s'il ne m'était par principe impos­sible de coïncider avec mon n 'être-pas-courageux, aussi bien qu'avec mon être-lâche, tout projet de mauvaise foi me serait interdit . Ainsi , pour que la mauvaise foi soit possible, il faut que la sincérité elle-même soit de mauvaise foi . La condition de possibilité de la mauvaise foi, c'est que la réalité humaine, dans son être le plus immédiat , dans l ' infrastructure du cogito

préréflexif, soit ce qu'elle n'est pas et ne soit pas ce qu'elle est .

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I I I

L a « foi » d e l a mauvaise foi

Mais nous n'avons indiqué, pour l 'instant, que les conditions qui rendent la mauvaise foi concevable, les structures d'être qui permettent de former des concepts de mauvaise foi . Nous ne saurions nous borner à ces considérations : nous n'avons pas encore distingué la mauvaise foi du mensonge ; les concepts amphiboliques que nous avons décrits pourraient, sans aucun doute, être utilisés par un menteur pour déconcerter son inter­locuteur, encore que leur amphibolie, étant fondée sur l'être de l 'homme et non sur quelque circonstance empirique, puisse et doive apparaître à tous . Le véritable problème de la mauvaise foi vient évidemment de ce que la mauvaise foi est foi. Elle ne saurait être ni mensonge cynique ni évidence, si l 'évidence est la possession intuitive de l 'objet. Mais si l'on nomme croyance l'adhésion de l 'être à son objet, lorsque l'objet n'est pas donné ou est donné indistinctement, alors la mauvaise foi est croyance, et le problème essentiel de la mauvaise foi est un problème de croyance. Comment peut-on croire de mauvaise foi aux con­cepts qu'on forge tout exprès pour se persuader ? Il faut noter, en effet, que le projet de mauvaise foi doit être lui-même de mau­vaise foi : je ne suis pas seulement de mauvaise foi , au terme de mon effort, quand j ' ai construit mes concepts amphiboliques et quand je me suis persuadé. A vrai dire, je ne me suis pas per­suadé : pour autant que je pouvais l 'être, je l 'ai toujours été . Et il a fallu qu'au moment même où je me disposais à me faire de mauvaise foi , je fusse de mauvaise foi vis-à-vis de ces dispo­sitions mêmes. Me les représenter comme de mauvaise foi, c'eût été du cynisme ; les croire sincèrement innocentes, c'eût été de la bonne foi. La décision d'être de mauvaise foi n'ose pas dire son nom, elle se croit et ne se croit pas de mauvaise foi . Et c'est elle qui , dès le surgissement de la mauvaise foi, décide de toute l'attitude ultérieure et, en quelque sorte, de la Weltanschauung de la mauvaise foi . Car la mauvaise foi ne conserve pas les nor­mes et les critères de la vérité, comme ils sont acceptés par la pensée critique de bonne foi . Ce dont elle décide, en effet, d'abord, c'est de la nature de la vérité. Avec la mauvaise foi

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apparaît une vérité, une méthode de penser, un type d'être des objets ; et ce monde de mauvaise foi , dont le sujet s 'entoure soudain, a pour caractéristique ontologique que l'être y est ce qu'il n'est pas et n'y est pas ce qu'il est . En conséquence, un type d'évidence singulier apparaît : l 'évidence non persuasive. La mauvaise foi saisit des évidences, mais elle est d'avance rési­gnée à ne pas être remplie par ces évidences, à ne pas être per­suadée et transformée en bonne foi : elle se fait humble et modeste, elle n'ignore pas, dit-elle, que la foi est décision, et qu'après chaque intuition, il faut décider et vouloir ce qui est. Ainsi, la mauvaise foi dans son projet primitif, et dès son sur­gissement, décide de la nature exacte de ses exigences, elle se dessine tout entière dans la résolution qu'elle prend de ne pas trop demander, de se tenir pour satisfaite quand elle sera mal persuadée, de forcer par décision ses adhésions à des vérités incer­taines . Ce projet premier de mauvaise foi est une décision de mauvaise foi sur la nature de la foi . Entendons bien qu'il ne s'agit pas d'une décision réfléchie et volontaire, mais d'une déter­mination spontanée de notre être. On se met de mauvaise foi comme on s'endort et on est de mauvaise foi comme on rêve. Une fois ce mode d'être réalisé, il est aussi difficile d'en sortir que de se réveiller : c'est que la mauvaise foi est un type d'être dans le monde, comme la veille ou le rêve, qui tend par lui-même à se perpétuer, encore que sa structure soit du type métastable. Mais la mauvaise foi est consciente de sa structure et elle a pris ses précautions en décidant que la structure métastable était la structure de l 'être et que la non-persuasion était la structure de toutes les convictions. Reste que si la mauvaise foi est foi et qu'elle enveloppe dans son projet premier sa propre négation (elle se détermine à être mal convaincue pour se convaincre que je suis ce que je ne suis pas), il faut que, à l 'origine, une foi qui se veut mal convaincue soit possible. Quelles sont les condi­tions de possibilité d'une pareille foi ?

Je crois que mon ami Pierre a de l'amitié pour moi . Je le crois de bonne foi. Je le crois et je n'en ai pas d'intuition accompa­gnée d'évidence, car l 'objet même, par nature, ne se prête pas à l ' intuition. Je le crois, c'est-à-dire que je me laisse aller à des impulsions de confiance, que je décide d'y croire et de me tenir à cette décision, que je me conduis, enfin, comme si j 'en étais certain, le tout dans l 'unité synthétique d'une même attitude.

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Ce que je définis ainsi comme bonne . foi , c 'est ce que Hegel nom­merait l ' immédiat, c ' est la foi du charbonnier . Hegel mont re­rait aussitôt que l ' immédiat appelle la médiation et que la croyance , en devenant croyance pour soi, passe à l 'état de non­croyance. Si je crois que mon ami Pierre m ' aime, cela veut dire que son amitié me paraît comme le sens de tous ses actes . La croyance est une conscience particulière du sens des actes de Pierre. Mais si je sais que je crois, la croyance m'apparaît comme pure détermination subject ive , sans corrélati f extérieur. C ' est ce qui fait du mot même de « croire » un terme indifféremment utilisé pour indiquer l ' inébranlable fermeté de la croyance (« Mon Dieu , je crois en vous ») et son caractère désarmé et strictement subjectif. (<< Pierre est-il mon ami ? Je n'en sais rien : je le crois . ») Mais la nature de la conscience est telle qu'en elle le médiat et l ' immédiat sont un seul et même être. Croire , c 'est savoir qu'on croit et savoir qu'on croit , c'est ne plus croire . Ainsi croire c 'est ne plus croire, parce que cela n ' est que croire, ceci dans l ' unité d' une même conscience non thétique (de) soi. Cer­tes, nous avons forcé ici la description du phénomène en le dési­gnant par le mot de sal'oir ; la conscience non thétique n'est pas savoir. Mais elle est , par sa translucidité même , à l ' origine de tOllt savoir . Ainsi , la conscience non thétique (de) croire est des­t ructrice de la croyance . Mais, en même temps, la loi même du cogito préréflexif implique que l 'être du croire doit être la cons­cience de croire. Ainsi, la croyance est un être qui se met en ques­tion dans son propre être, qui ne peut se réaliser que dans sa destruction, qui ne peut se mani fester à soi qu'en se niant ; c 'est un être pour qui être, c' est paraître , et paraît re , c ' est se nier. Croire , c ' est ne pas croire. On en voit la raison : l 'êt re de la conscience est d ' exister par soi, donc de se faire être et par là de se surmonter. En ce sens , la conscience est perpétuellement échappement à soi, la croyance devient non-croyance, l ' immé­diat médiat ion , l ' absolu relat if et le relatif absolu . L ' idéal de la bonne foi (croire ce qu 'on croit) est , comme celui de la sincé­rité (être ce qu 'on est), un idéal d ' être-en-soi . Toute croyance n'est pas assez croyance , on ne croit j amais à ce qu'on croi t . E t , par suite, l e projet primitif d e l a mauvaise foi n'est que l 'uti­lisation de cette auto-destruction du fait de conscience . Si toute croyance de bonne foi est une impossible croyance , il y a place à présent pour toute croyance impossible. Mon incapacité à

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croire que je suis courageux ne me rebutera plus, puisque, jus­tement , toute croyance ne peut jamais assez croire . Je définirai comme ma croyance cette croyance impossible . Certes, je ne pourrai me dissimuler que je crois pour ne pas croire et que je ne crois pas pour croire . Mais le subtil et total anéantissement de la mauvaise foi par elle-même ne saurait me surprendre : il existe, au fond de toute foi . Qu' est-ce donc ? Au moment où

je veux me croire courageux , j e sais que je suis lâche ? Et cette certitude viendrait détruire ma croyance ? Mais , d'abord, j e ne suis pas plus courageux que lâche, s'il faut l 'entendre sur le mode d ' être de l' en-soi . En second lieu , j e ne sais pas que je suis cou­rageux, une pareille vue sur moi ne peut s ' accompagner que de croyance, car elle dépasse la pure certitude réflexive. En troi­sième lieu , il est bien vrai que la mauvaise foi n 'arrive pas à croire ce qu 'elle veut croire . Mais c ' est précisément en tant qu' accep­tation de ne pas croire ce qu ' elle croit qu' elle est mauvaise foi . La bonne foi veut fuir l e « ne-pas-croire-ce-qu ' on-croit » dans l 'être ; la mauvaise foi fuit l ' être dans le « ne-pas-croire-ce­qu'on-croit ». Elle a désarmé par avance toute croyance : cel­les qu' elle voudrait acquérir et , du même coup , les autres , cel­les qu ' elle veut fuir . En voulant cette auto-destruction de la croyance , d ' où la science s ' évade vers l 'évidence , elle ruine les croyances qu'on lui oppose , qui se révèlent elles-mêmes n 'être que croyance. Ainsi pouvons-nous mieux comprendre le phé­nomène premier de mauvaise foi .

Dans l a mauvaise foi , il n 'y a pas mensonge cynique , ni pré­paration savante de concepts trompeurs . Mais l 'acte premier de mauvaise foi est pour fuir ce qu'on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu'on est . Or le projet même de fuite révèle à la mauvaise foi une intime désagrégation au sein de l 'être, et c 'est cette désa­grégation qu' elle veut être. C'est que , à vrai dire, les deux atti­tudes immédiates que nous pouvons prendre en face de notre être sont conditionnées par la nature même de cet être et son rapport immédiat avec l ' en-soi . La bonne foi cherche à fuir la désagrégation intime de mon être vers l 'en-soi qu 'elle devrait être et n 'est point . La mauvaise foi cherche à fuir l ' en-soi dans la désagrégation intime de mon être . Mais cette désagrégation même, elle la nie comme elle nie d ' elle-même qu'elle soit mau­vaise foi . Fuyant par le « non-être ce qu 'on est » l 'en-soi que je ne suis pas sur le mode d 'être ce qu ' on n'est pas , la mauvaise

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foi , qui se renie comme mauvaise foi , vise l 'en-soi que je ne suis pas sur le mode du « n'être-pas-ce-qu 'on-n'est-pas »

1. Si la

mauvaise foi est possible, c'est qu'elle est la menace immédiate

et permanente de tout projet de l 'être humain, c'est que la cons­cience recèle en son être un risque permanent de mauvaise foi .

Et l 'origine de ce risque, c'est que la conscience , à la fois et dans

son être , est ce qu'elle n'est pas et n 'est pas ce qu'elle est . A la lumière de ces remarques , nous pouvons aborder à présent l 'étude ontologique de la conscience, en tant qu'elle est non la totalité de l 'être humain, mais le noyau instantané de cet être.

Jean-Paul Sartre, « La Mauvaise foi »,

L 'Être et le Néant. © Éd. Gallimard

1 . S ' i l est indifférent d ' être d e bonne ou de mauvaise foi , parce que la mauvaise foi ressaisit la bonne foi et se gl isse à l 'origine même de son projet, cela ne veut pas d ire qu'on ne puisse

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échapper radicalement à la mau­vaise foi . Mais cela suppose une reprise de l ' être pourr i par lu i ­même que nous nommerons authenticité et dont la descrip­tion n ' a pas place ic i .