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Snekkar-Arctic La vérité renflouée MARINES ÉDITIONS

MARINES ÉDITIONS - La Boutique marine · perdu son fils, mon ami William, ne peut accepter un tel déni de justice et ce qu’il faut bien appeler un paquet de saletés dans le but

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Snekkar-Arctic

La vérité renflouée

MARINES ÉDITIONS

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SNEKKAR-ARCTIC

C’était un soir d’été. Nous dérivions au large de l’île aux Moines sur une mer bien calme en attendant l’attaque d’un bar gourmand. À bord, un vieux chef mécanicien qui avait bourlingué sur tous les océans. Dans la quiétude de cette mer amicale ce n’était vraiment pas le moment de parler des dangers de la navigation. Lorsque j’ai évoqué le sujet dans l’espoir d’entendre quelques souvenirs, mon ami m’a révélé qu’il avait passé la guerre sur un pétrolier, et il souriait en disant le nombre de traversées de l’Atlantique et la peur qui ne le quittait pas : « Sur ce type de bateau, nous avions un avantage : si un sous-marin malveillant nous envoyait une torpille, il n’y avait aucun risque d’agoniser lentement englué dans le pétrole et gelé par la mer. Avant de nous en rendre compte, nous aurions été transformés en chaleur et lumière car on transportait quelques millions de tonnes d’essence d’avion. Mais quelle peur nous écrasait, avant et après ! Et l’on ne peut s’habituer à cette peur. »

On peut prévoir parfois et pallier plus ou moins les risques, mais c’est la mer qui est la plus forte. Olivier de Kersauson l’a fort bien expliqué en évoquant ses passages dans les Quarantièmes rugissants où l’homme est seul, armé de sa seule faiblesse sans pouvoir faire quoi que ce soit, ballotté dans tous les sens, impuissant sur une mer toute puissante.Oui, tous les marins et ceux qui vivent avec eux ont eu peur, et ceux qui disent le contraire sont des menteurs ou n’ont jamais navigué qu’en rade… et encore !«  L’art de la navigation, m’a confi é un autre marin, c’est de discuter avec la mer en sachant que, si elle se fâche vraiment, c’est elle qui aura le dernier mot. »Le commandant L’Herminier disait : « La mer impose sa loi à ceux qui la servent. »

Il y avait un bateau tout neuf qui avait bénéfi cié de tous les progrès techniques possibles… y compris ceux des bureaux d’études… à terre. Sur ce bateau, des marins de grande valeur et, brutalement, une «  fortune de mer  », comme disent les assureurs,

entraîne un naufrage sans raison apparente sur une mer pas plus méchante que d’habitude.Dix-sept hommes périssent… Seize veuves et trente-quatre orphelins pleurent.C’était un navire extraordinaire, une merveille au point qu’on allait lui adjoindre des sister-ships.Alors… Pourquoi ?Je n’ai pas de compétence en construction navale, mais tous les gens de mer – je dis bien tous – m’ont dit que ce bateau était un concentré d’erreurs. À croire que « le type qui a conçu ce chalutier et ceux qui l’ont envoyé en mer n’ont jamais mis leurs culs ailleurs que sur un fauteuil ! » (sic)Il y a donc une évidence de responsabilité qui va, immédiatement, faire naître la revendication d’irresponsabilité. Comme le gosse qui a cassé un carreau gémit, pour éviter une paire de claques, qu’il ne l’a pas fait exprès, les « autorités » vont dire qu’elles n’y sont pour rien et, comme il faut bien expliquer le naufrage, «  on  » va oser dire qu’il a résulté des fautes d’un équipage incompétent.Après avoir pris dix-sept vies et causé des torrents de larmes, on va salir les victimes… Facile puisqu’elles ne sont plus là pour se défendre et désigner les vrais coupables !C’est infâme, indigne, ignoble……et, en plus, c’est idiot et invraisemblable. A-t-on vu, un jour, un armateur assez fou pour confi er un navire neuf et de grande valeur à un équipage de «  pieds tordus  »  ? Ou alors c’est l’armateur qui est incompétent et d’une émouvante inconscience de ses propres intérêts.

« Fortune de mer », va-t-on dire et c’est vite dit… Une enquête symbolique, quelques kilos de papiers, un discours larmoyant sur la fatalité et, avec le temps, on n’en parlera plus.Or, j’ai connu la plupart de ces hommes perdus et certains étaient de réels amis. Je ne peux oublier Claude Jouen, William Malet, Bernard Lecarpentier, Joël Guillou. Eux et les autres étaient des hommes de valeur. Personne, dans la marine, sauf les

PréfacePréface du docteur André Peel, ancien médecin de l’armement à la pêche ............................................... 5

Chapitre 1 : Avant le drame ............................................................................................................................... 9Chapitre 2 : Le navire, la « Rolls des Mers » .................................................................................................... 13Chapitre 3 : Le drame (nuit du 21 février 1986) ............................................................................................... 18Chapitre 4 : Au secours du Snekkar-Arctic ........................................................................................................ 21Chapitre 5 : Plusieurs enquêtes ......................................................................................................................... 29Chapitre 6 : Les vide-déchets en cause ............................................................................................................. 31Chapitre 7 : Un enchaînement de faits ............................................................................................................. 35Chapitre 8 : L’administrateur Poisson charge le patron ................................................................................. 37Chapitre 9 : Le serment de Bernard Malet ....................................................................................................... 39Chapitre 10 : Un autre Snekkar ........................................................................................................................... 41Chapitre 11 : L’étrange cachette aux oublis du ministère de la Mer ............................................................ 43Chapitre 12 : Devant le TGI de Dieppe (19 octobre 1993) .............................................................................. 44Chapitre 13 : Un sister-ship « amélioré » ......................................................................................................... 48Chapitre 14 : La vie à bord ................................................................................................................................. 49Chapitre 15 : La cour d’appel de Rouen (25 janvier 1995) ............................................................................. 56Chapitre 16 : La Cour de cassation (23 août 1996) .......................................................................................... 58Chapitre 17 : La Cour d’appel de Rennes (13 mai 1998) ................................................................................ 60Chapitre 18 : Second passage en Cour de cassation (22 mars 2001) ............................................................. 62Chapitre 19 : Les mésaventures du troisième Snekkar .................................................................................... 63Chapitre 20 : La Cour d’appel de Paris (22 octobre 2002) .............................................................................. 66Chapitre 21 : La poursuite au civil (Paris, printemps 2006) .......................................................................... 70Chapitre 22 : La cour d’appel de Paris (4 juin 2008) ....................................................................................... 73Chapitre 23 : Le dénouement ............................................................................................................................. 75Chapitre 24 : In memoriam ................................................................................................................................ 80

Annexes :- Les victimes et les rescapés ............................................................................................................................. 81- Les caractéristiques du Snekkar-Arctic ........................................................................................................... 87- Les galériens de la compétitivité. Article de Daniel Hillion (Le Marin du 28 février 1986) ................... 89- « Mille mercis, M. Malet » ............................................................................................................................... 90- Remerciements. ................................................................................................................................................. 91

Du même auteur :Cap-Gris-Nez, Cap Blanc-Nez (Actes Sud, 1997, réédité en 2010)Figures maritimes boulonnaises (ABC2E, 2008)

Coauteur de :Côte d’Opale, promenades écologiques et littéraires (Actes Sud/Dexia Éditions, 2007)Encyclopédie du Littoral (Actes Sud, 2010), Prix du Livre du Tourisme 2010Côte d’Opale, baie de Somme entre terre et mer, 25 balades sur le littoral sauvage (Guides Dakota, 2010)

Table des matières

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administratifs et ceux qui sont censés représenter la justice, n’a pensé le contraire. Et dire ce contraire – qu’on me permette le terme – c’est vraiment dégueulasse.N’en parlons plus et laissons faire le temps qui étalera le manteau de l’oubli. C’est ce que pensent les « autorités ».

NON, car un Homme (avec une majuscule) qui a perdu son fils, mon ami William, ne peut accepter un tel déni de justice et ce qu’il faut bien appeler un paquet de saletés dans le but d’éviter les problèmes financiers.Bernard Malet se lance dans une aventure juridique, un domaine où ses compétences de marin sont sans efficacité et feraient même sourire. Cela va durer vingt-trois ans de ballottements et de tergiversations juridiques. Il n’a aucune chance de parvenir à démontrer la vérité et ceux à qui il va s’opposer sourient de son inconscience et de sa candeur. Depuis quand a-t-on vu un petit marin triompher d’une Administration et d’une Justice toutes-puissantes ?Mais il y croit.Il me fait souvenir… En 1954, perdu dans un coin du Cameroun particulièrement misérable, un missionnaire se trouve à la tête de près de trois mille lépreux abandonnés et sans espoir. Il va créer une léproserie dans des conditions insensées, et un missionnaire qui a passé toute sa vie dans la brousse africaine me dira : « Le père Loucheur est complètement fou. Il va se casser les reins et n’arrivera à rien. »« C’était une chose irréalisable : tout le monde le savait sauf un ignorant à qui on n’avait pas dit que c’était impossible… Alors, il l’a fait  !  » Et, trente ans plus tard, on fermait cette léproserie faute de malades.Le père Loucheur a souvent dit qu’on ferait beaucoup plus de grandes choses si, au départ, on ne les croyait pas impossibles.Il a fallu 30 ans pour guérir les lépreux.Il a fallu 23 ans pour que la vérité émerge d’un tas d’intérêts sordides et misérables.

Loucheur et Malet, voilà deux hommes dont le courage et la persévérance ont abouti à la réussite et il faut lire ce livre pour connaître les pièges, les embûches, les machinations et, il faut bien le dire – pardon – les saloperies dont Bernard Malet a été gratifié. Il en est venu à bout grâce à une persévérance exceptionnelle et à la certitude que la vérité finit par triompher.

L’administrateur en chef Saguez — un homme de mer – qui m’a honoré de son amitié m’a dit un jour où il était confronté à une imbécillité administrative dérisoire  : «  Il est regrettable que, dans la législation maritime, la sottise — il a usé d’un terme plus dense et plus adapté — ne soit pas punissable. » Il a fallu 24 ans pour que justice soit rendue et que la « sottise » soit punie. C’était d’autant plus nécessaire que les responsables cachaient leurs fautes derrière le manteau de l’irresponsabilité. C’est long… et ceux qui se sont cramponnés à la vérité ne diront pas le contraire.

Quand on arrive au soir de sa vie et qu’on en a dépassé le crépuscule, on fait le compte de ceux dont on se dit  : « J’ai vraiment eu de la chance de les avoir connus, car, par leur valeur, leur charité, leur intelligence, leur souci du bien, ils m’ont fait chaud au cœur. »Pour mon compte, à 86 ans, le relevé de ceux que je considère comme des Hommes vrais, s’établissait à six. J’en rajoute un : Bernard Malet.Il est mon ami et j’en suis fier, et je le remercie de m’avoir fait l’honneur de me confier cette préface.

Honneur… Honneur… Il y a des boutonnières anormalement vierges…

Docteur André PeelMédecin de l’armement à la pêchede Boulogne-sur-Mer (1962-1990)

Le Snekkar-Arctic, c’est d’abord un drame, comme la mer, pas toujours nourricière, en a, de tout temps, enfanté. Loin de leur havre, à 360 miles à l’ouest de l’île écossaise de Lewis, dix-sept marins de Seine-Maritime, du Pas-de-Calais, d’Ille-et-Vilaine et de Vendée, mais aussi un ingénieur allemand, ont été ravis à l’affection des leurs, au beau milieu d’une nuit glaciale de février. L’un des naufrages les plus meurtriers en France au cours de la seconde moitié du XXe siècle !

Le Snekkar, c’est aussi l’incompréhensible histoire d’un navire flambant neuf, lancé quelque huit mois plus tôt et considéré comme l’un des fleurons de la pêche hauturière française, qui disparaît dans les flots en quelques minutes. La « Rolls des mers », comme l’avait surnommé le Premier ministre le jour de l’inauguration. L’histoire d’un nouveau Titanic !

Le Snekkar, c’est le récit d’un interminable carême qui débute un mercredi des Cendres, le 12 février 1986, lorsque les épouses, les compagnes, les enfants et les parents des hommes montés à bord, ne savent pas que « l’au revoir » qu’ils adressent sur le quai est en fait un « adieu ». Un carême qui durera bien plus que quarante jours.

Car le Snekkar est l’un des plus longs marathons judiciaires courus par de modestes familles de victimes pour voir la vérité sortir des flots. L’éternelle fable du pot de terre contre le pot de fer ! De David contre Goliath !

Et, puisqu’un visage s’est imposé pour incarner la mémoire de tous ceux que la mer a emportés, le Snekkar c’est enfin la bouille opiniâtre de Bernard Malet, qui a juré de se battre à mort pour que justice soit rendue. « Et pour moi, a-t-il toujours répété, un serment, c’est sacré  !  » Porte-voix des familles, cet ancien marin a mené 25 ans d’âpres combats, mais sa lutte n’a jamais été seulement celle du Snekkar-Arctic, mais aussi celle de la marine tout entière.« Il y a trois sortes d’hommes, disait le philosophe grec, les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer. » Dans le combat d’une vie, Bernard Malet a su sauver l’honneur et préserver la mémoire de ceux que la mer a enlevés à l’affection des leurs.

Introduction

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SNEKKAR-ARCTIC

« Ici à bord, on vit à la dure pendant cinq à six semaines. C’est ça la pêche sur le bateau usine. » Chaudement vêtu de lainage sous une salopette bleue, le marin décrit son métier devant la caméra de FR3. Thalassa, l’émission culte de la chaîne pu-blique, consacre tout un reportage aux méthodes les plus modernes de congélation du poisson, ce mercredi 19  février 1986, moins de trente heures avant le drame qui va survenir. Une équipe — un cameraman, un preneur de son et un journaliste — avait embar-qué à bord du Snekkar-Arctic, du 2 au 9  janvier, pour partager la vie et les conditions de travail des vingt-cinq hommes d’équipage. C’était la première fois que des journalistes français posaient leur sac à bord du chalutier dieppois. Ramon Guttierez, le journaliste qui a réalisé ce reportage, a racon-té ses impressions à l’hebdoma-daire Le Marin. Son témoignage est un véritable hommage à la mémoire de ces hommes.

«  Six hommes s’apprêtent à hisser leur chalut. Depuis trois heures déjà la nuit est tombée. Il n’est pourtant que trois heures de l’après-midi, mais la proximité du cercle polaire arc-tique réduit le jour à sa plus simple expression. La poche glisse sur la rampe. Les deux projecteurs de 1 000 watts chacun, installés sur le pont inférieur, vont faciliter la manœuvre.

Jean Fisset agite le bras pareil à un agent de la circulation. Là-haut, dans la passerelle, le patron, Claude Jouen, répercute les ordres du second sur les manettes des treuils. Les fl otteurs, à l’ouverture de la poche, rebondissent sur l’arrière et très vite le scintille-ment des colins emprisonnés sous les mailles vient confi rmer la bonne prise : 8 tonnes. Jean déclenche l’ou-verture du trunk – le compartiment du stockage situé sous le pont du chalutier – et le poisson s’y déverse brutalement en quelques secondes.

Le temps pour les six matelots de remettre le chalut à l’eau, de se débarrasser de leurs cirés et de des-cendre dans l’usine, les voilà dans un

nouveau rôle : ouvriers à la chaîne. La deuxième bordée de six vient d’ouvrir les trappes du trunk réfrigéré et le fl ot de colin (plus connu de la ménagère sous le nom de lieu noir) commence à dévaler la chaîne. Éric Defresne, le neveu du patron, est au tri ce soir. Jusqu’à 50  cm le colin glisse vers la première machine. Au-delà de cette taille, il est dirigé sur deux autres machines capables de découper des poissons de près d’un mètre.

Au rythme d’un colin toutes les cinq à six secondes, Marcel saisit les ani-maux encore vivants par le ventre et leur bloque la tête entre les pattes métalliques de l’étêteuse. Le bruit de la lame circulaire précède la chute

Avant le drame

Claude Jouen décoré du Mérite maritime par Guy Lengagne, secrétaire d’Etat à la mer, en présence de son armateur, Jean-Marc Le Garrec.

Chapitre 1

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Chapitre 1Avant le drame

près de trois tonnes attendent dans les fours d’être descendues en cale à – 35°. Elles correspondent à la totalité du chalut remonté tout à l’heure, mais pour un kilo de filets embarqué dans la cale, il aura fallu en pêcher près de trois. Gaspillage ? Non, quelques centaines de kilos de farce s’ajoutent aux caisses de filets et le reste est rejeté à la mer  ; mais, sur les chalutiers de pêche fraîche, si l’on totalise les rejets en mer de prises «  inadaptées  » au marché, et les milliers de tonnes qui chaque an-née partent à la farine, ce même rap-port présente un écart beaucoup plus important. Et puis les viscères, les arêtes et la tête n’atteignent jamais l’assiette du consommateur, alors, n’est-il pas logique de s’en débarras-ser rapidement en mer ?

Minuit, la troisième bordée vient de se lever après six heures de sommeil amplement mérité  : les hommes tra-vaillent 18 heures par jour pendant les 30 jours que dure en moyenne une marée. C’est à leur tour de remonter le chalut. Dix tonnes cette fois. La joie se lit dans leurs yeux. Rien d’ex-ceptionnel pourtant si l’on compare cette prise aux chaluts de 30 à 40 tonnes que tous ont déjà contemplés des centaines de fois dans leur vie. Mais, à bord de ce bateau, le Snek-kar-Arctic, les impératifs de qualité font que le patron préfère une prise de dix tonnes à des quantités plus importantes. Le cahier des charges auquel le bateau est soumis précise en effet que le poisson doit être sur-gelé au plus tard cinq heures après être sorti de l’eau. Et dix tonnes, si l’équipage veut tenir ses engage-ments, c’est un maximum.

L’usine tourne à plein régime. Les deux baaderistes et le cuisinier sont

appelés en renfort sur les chaînes. Seuls Claude Jouen et Marc, le radio, restent à la passerelle. L’équipement entièrement automatisé du bateau permet d’accorder une telle priorité à la chaîne. Des vingt-cinq hommes présents à bord, deux suffisent pour manœuvrer le bateau et surveiller la détection des bancs de poisson. En fait, l’équipage ne pense qu’à rem-plir la cale, et si les marins devinent l’endroit où ils se trouvent, aucun ne le sait précisément, tout comme ils n’ont jamais connaissance de la quantité de poisson au fond du cha-lut jusqu’au moment où celui-ci apparaît sur le pont. Cette charge, les choix du lieu de pêche et les aléas de la détection, c’est Claude, le patron, qui les assume, et tous lui font pleine confiance. »

De même, la veille de son départ, le 11 février, le patron du Snekkar-Arctic, Claude Jouen, avait reçu à son bord le Premier ministre, Laurent Fabius, alors en visite à Dieppe. Ce patron de 44 ans fait alors la fierté de ses arma-teurs. «  Je cherche toujours à aller de l’avant parce que j’y crois. » Pour le journaliste écrivain Serge Lu-cas, « toute la motivation de Claude Jouen se résume dans cette phrase. Une phrase prononcée tranquille-ment un jour de repos à Boulogne alors qu’il réfléchissait sur le deve-nir de la pêche industrielle. Le rôle du patron, disait-il encore, c’est de faire le métier qui rapporte le plus et ce, pour tout le monde, marins pêcheurs et armateurs.  » Claude Jouen avait commencé tout

des têtes sur un autre tapis roulant. Celles-ci repartent vers un broyeur et serviront de base aux farces.

Difficile de se parler, ici. La cadence et le vacarme des moteurs disposés dans la salle contiguë interdisent la communication. Pourtant, de temps à autre, le réglage déficient d’une machine oblige l’ouvrier matelot à se manifester. Un geste ou un cri, et Joël, le chef mécanicien, ou l’un des deux baaderistes (1) interviennent pour éviter que les filets ne présen-tent des arêtes indésirables. Une lame à changer, à aiguiser ou à déplacer de quelques millimètres et la fileteuse

repart au rythme d’un poisson toutes les trois ou quatre secondes.

Deux superbes filets tombent sur les tapis roulants de réception. Les peaux automatiquement enle-vées, il reste à les emballer. C’est là que la première bordée qui, entre-temps, a pris place à l’avant de l’usine, vient achever le travail de conditionnement du produit. Les fi-lets poursuivent leur course par trois tapis, arrosés en permanence. Lavés et débarrassés de leurs éventuels défauts, manuellement, d’un coup de couteau précis, les voilà embal-lés. Aux quatre postes d’emballage,

mêmes gestes et même coup de main. Le carton est sommairement formé dans un moule en aluminium pour recevoir les seize livres de filet de pro-duit fini. Au bout de la chaîne, Jean Dupont, un ancien chef saleur à bord des terre-neuvas et reconverti dans le surgelé, place les moules pleins dans l’un des quatre fours à surgélation dont dispose l’usine. En moins d’une heure, les blocs de seize livres vont voir leur température passer de + 20° à environ – 35°.

Pour traiter les huit tonnes de co-lin, les deux bordées vont disposer d’environ cinq heures. Vers minuit,

Une autre vue de l’équipage du Cap-Saint-Jacques.

L’équipage du Snekkar-Arctic comprenait plusieurs membres de celui du Cap-Saint-Jacques, Ruban bleu en 1983.

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SNEKKAR-ARCTIC

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Avant le drame

La série des Snekkar a été conçue par les Ateliers et chantiers de la Manche (Dieppe, Seine-Mari-time), un chantier qui avait, sous la direction du grand construc-teur naval Charbonnier remplacé en février  1984 par Guy Roux, une excellente réputation. Mais, auparavant, deux sociétés diep-poises, l’armement Leveau, qui a vendu en 1982 son dernier navire de pêche fraîche (le Drakkar), et la société Davigel, pionnier de la congélation en France, s’étaient unies pour une première expé-rience unique dans notre pays : la transformation d’un chalutier in-dustriel classique de 54 mètres, le Dogger Bank en un bateau congé-lateur ultramoderne. Désormais, il ne s’agit plus de conserver au frais le poisson pêché, mais de le travailler et de le congeler à bord. Une usine en mer reliée à un spé-cialiste à terre. La mise au point de cette opération a demandé un très gros effort de la part de l’armateur et nécessité de Davi-gel une étude affi née des marchés potentiels pour le produit fi ni  : des cartons de poissons débités, surgelés et emballés sur les lieux de pêche. Pour les Informations Dieppoises (29  septembre 1981), la transformation spectaculaire du Dogger Bank en bateau usine «  trouve sa genèse dans la volonté de l’armateur Leveau  : diminuer certaines charges pesant lourdement

sur le prix de revient d’une cargai-son dont on ne savait même pas quel accueil lui serait fait à la vente.  » Moins de carburant : ce poste à lui seul représente 30 % de la facture globale d’une marée. Il est donc économique de réduire le nombre d’allers-retours onéreux en carbu-rant, et par conséquent d’aban-donner la carte du poisson frais qui ne se conserve pas plus de treize jours dans des cales à – 1°. De surcroît, la pêche congelée est assurée d’être vendue, à un prix connu de l’armateur et des marins dès le départ. Le chiffre d’affaires ne dépend plus des fl uctuations ponctuelles de la criée, mais d’un cours international révisé tous les trois mois. Ce Snekkar doit donc

livrer à la maison Davigel quelque 1  500 à 2  000 tonnes par an. Et l’industriel Jean-Pierre David, qui part à la conquête d’un marché mondial, est ainsi sûr de la régula-rité de la quantité et de la qualité de sa matière première. Et si l’ex-périence s’avère positive, les deux associés sont déjà d’accord pour la construction d’autres navires.

Avant de se lancer dans les pro-duits congelés, la maison fami-liale David était une triperie artisanale, exploitée par David père jusqu’en 1961. Un tripier à la mode de Caen ! Pour la petite histoire, Jean-Pierre David a fré-quenté Édouard Leveau sur les bancs… de l’école maternelle.

Le navire, la « Rolls des mers »jeune, à Terre-Neuve, sur le Lo-mis-Legace que commandait Jean Recher. C’est plus tard, comme de nombreux Terre-neuviens lors du déclin du grand métier, que ce Fécampois était venu pratiquer la pêche hauturière à Boulogne. Ce chercheur de nature aimait à répéter qu’il fallait aller de l’avant : vers l’Ouest pour trouver de nouveaux bancs et d’autres es-pèces que le lieu noir qui envahit alors le grand port du Nord-Pas-de-Calais. Aller de l’avant dans la technologie également : au mo-ment où Boulogne piétinait dans le renouvellement de sa fl otte, la perspective de commander un navire de conception moderne ne pouvait que l’enthousiasmer. «  Il faut changer notre système de capture afi n de rentabiliser notre outil de travail. À mon avis, disait-il à Serge Lucas, la seule solution c’est la surgélation. On améliore la qualité et on reste plus longtemps

en pêche. On évite ainsi des voyages inutiles ».

Pour Claude Jouen, l’aventure des Snekkar s’inscrivait dans cette perspective de modernisation de la pêche industrielle qu’avaient initiée les Dieppois Édouard Leveau et Jean-Pierre David ou le Boulonnais Le Garrec. Réso-lument tourné vers le progrès, sachant poser un regard froid sur les comptes et bilans, il restait néanmoins un marin formé au rude grand métier, ne négligeant jamais le caractère humain  : « Le poisson commande, chacun le sait et est conscient de ses responsabilités. Mais, tout en essayant de pêcher toujours plus et mieux, je m’efforce d’humaniser le métier. Je ne garde pas systématiquement les hommes sur le pont pour assurer un horaire. Même quand nous sommes sur le poisson, je fais observer un minimum de re-pos. » Comme d’autres capitaines,

il avait ainsi pris l’habitude de ne pas faire monter douze hommes sur le pont dès lors que six suf-fi saient.

Claude Jouen et son équipage du Cap Saint-Jacques avaient conquis deux «  rubans bleus  » en  1983 et  1984, après avoir pris la deu-xième place, en 1982, de ce clas-sement des chalutiers boulonnais établi chaque année en fonction de la valeur débarquée. À bord du Snekkar-Arctic, naviguaient notam-ment deux de ses beaux-frères Ri-chard Deswarte et Didier Lavenue, ainsi que son neveu Éric Defresne, fi ls d’une autre de ses sœurs. Tous ces hommes travaillaient depuis longtemps ensemble. Ils ont déjà affronté des mers diffi ciles et des situations de pêche délicates. Sur un bateau innovant, on choisit for-cément les meilleurs. « L’équipage, confi rme Franck Boitelle, avait été trié sur le volet ! »

Le Snekkar-Arctic, lors de sa construction aux ACM.

•••••

Chapitre 2

(1) Responsables de l’entretien des machines à fi leter le poisson et construites en Allemagne fédéral par la fi rme Baader.(2) Voir annexe.(3) A 360 miles à l’ouest de l’Ile Lewis. Longitude 58°10(4) Rapports des commissions Baudéan-Auric-Merrien (25/06/86), Le Her-Cucci (16/10/86), Poisson-Cloarec-Recher, et de l’administration du Bureau Veritas à Paris.

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Chapitre 2Le navire, la « Rolls des mers »

à Dieppe le fruit de sa première campagne de pêche : « 117 tonnes de merlans… la marchandise livrée est d’excellente qualité… » Lundi, il part pêcher le hareng, rapportent Les Informations Dieppoises. En photo, Édouard Leveau, mains dans les poches, fait face aux car-tons de surgelés qui sortent du Snekkar.

Le 4 mars 1983, la bonne nouvelle est annoncée à la une du journal local  : deux chalutiers congéla-teurs sont commandés aux ACM. «  Comme nous l’a annoncé Jean Supplice, président de la CCI, un protocole d’accord a été signé entre les ACM, un armement français et l’armement dieppois Leveau qui, avec Davigel, avaient exigé qu’à prix concurrentiels les chantiers navals dieppois soient les constructeurs des nouvelles unités… chaque navire exigeant 150  000  heures de travail pour les chantiers et les sous-trai-tants… » Il s’agira de navires très dérivés des Cap Saint-Jacques et Cap Saint-Jean de l’armateur bou-lonnais Le Garrec, premiers cha-lutiers de pêche fraîche construits par ce chantier avec stabilisateurs passifs de roulis. Parallèlement, le Dogger-Bank transformé en congélateur est vendu à l’arme-ment fécampois Leporc qui lui donne le nom de Bonaparte. Édouard Leveau a décidé de mi-ser sur le neuf en construisant des navires destinés dès leur concep-tion à la congélation.

Le premier bateau construit de la série des Snekkar est le Nordic, lan-cé le 31 juillet 1984 à 14 h 56 (heure précise pour profiter de la marée haute), qui prend la mer pour effectuer des essais techniques

le jeudi 25  octobre 1984, par un vent estimé à force 9 sur l’échelle de Beaufort. L’armateur est à bord. Le renouvellement de la flotte industrielle dieppoise, en complément de la flottille artisa-nale, est unanimement salué. Et l’association avec l’armateur bou-lonnais Le Garrec se concrétise déjà avec le prochain lancement du sister-ship. À Dieppe, à cette époque, Snekkar rime avec espoir.

Le Snekkar-Arctic a été lancé en 1985, tandis qu’un troisième était en construction. Les trois bateaux ont les mêmes caracté-ristiques principales  : 49,95 m de long, 12,30 m de large, un entre-pont de 21 mètres sur 12 pour le travail du poisson, une vitesse de 13,9 nœuds (2). Leur nom est d’origine nordique, scandinave comme on peut le deviner. En norvégien snekke signifie embar-cation ou bateau. Et snekkar, me-nuisier. Les Normands sont, pa-raît-il, très fiers de leurs origines Vikings…

Grâce à un tour de force de leurs concepteurs, ces chalutiers intègrent de véritables usines à poissons. Le poisson pêché au chalut de fond ou au pélagique est travaillé à bord avant d’être débarqué, prêt à être commercia-lisé. Pour faciliter le travail, tant au niveau du chalut qu’à celui du traitement des apports, les deux ponts, supérieur et inférieur, ont été bien dégagés. L’usine de sur-gélation comprend un stockage d’attente après les captures dans une cale et des bacs réfrigérés, ainsi qu’en ensemble de machines Baader reliées entre elles par des transporteurs qui permet, après le tri par espèces et par tailles, l’étê-tage, le vidage, le filetage… Après lavage et égouttage, les filets sont mis en plaquettes d’environ 7 kg. La congélation du poisson traité est assurée par trois armoires horizontales et une armoire verti-cale de marque Jackstone et d’une capacité journalière de 30 tonnes. Les plaques surgelées sont re-groupées par deux, mises en

En devenant le Snekkar, le Dog-ger-Bank se retrouve «  équipé de cinq chaînes sur lesquelles le poisson pêché est aussitôt trié manuellement par taille, mis automatiquement en filet et dépouillé. Les tapis roulants, décrit le journal local, le portent ensuite à l’emballage manuel puis à la pesée et à l’étiquetage avant d’être surgelé à – 45° par des fours ultra-modernes au fréon. Deux chaînes assurent l’une le traitement des pois-sons vidés et congelés, l’autre le recy-clage des poissons abîmés en blocs compacts et surgelés réutilisables sous forme de croquettes. Enfin, deux chaînes de filetage de hareng com-plètent l’équipement. Pour la congé-lation, l’armateur a dû envisager une isolation spéciale de la cale et un sys-tème réfrigérant capable de conserver les cartons de 7 kg par – 30°. Afin de rendre le navire encore plus perfor-mant, sa timonerie a été équipée d’un

appareil de détection des bancs vingt fois plus efficace, et d’information sur le chalut pendant la pêche ».

Le coût des modifications est estimé à 7,6  millions de francs, c’est-à-dire, grosso modo au

double de celui du navire. Mais ce projet qui enthousiasme la direction des pêches, place Fon-tenoy, bénéficie d’un bon taux de subventions. Et l’équipage passe de 20 à 24 hommes. Le mardi 24 novembre 1981, le Snekkar livre

Le lancement du Snekkar-Arctic.

Le Snekkar-Nordic.

Le Snekkar-Nordic.

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Chapitre 2Le navire, la « Rolls des mers »

chalutiers usines, souhaite «  bon vent et bonne mer aux Snekkar-Arctic et Snekkar-Nordic, à leurs patrons et à leurs équipages ».

Dans son discours, Édouard Leveau, au nom des armateurs, insiste sur l’audace qui a présidé à la conception de ces Snekkar, et plus précisément en ce qui concerne l’Arctic, car « on se trouve en présence non plus d’une usine construite autour d’un navire, mais d’un navire construit autour d’une usine  ». Tout est dit, peut-être ce jour-là. Nous sommes le 26  no-vembre 1984.

Sur le pont du navire accosté au quai du Bassin de Paris le 10 mai 1985, l’abbé Édouard procède au rituel religieux  : prières, béné-diction avec l’eau et le sel… En présence de l’équipage réuni au grand complet avant sa première marée, de la marraine Mme An-nick Leveau, des coarmateurs Leveau David et Le Garrec, et de l’administrateur des affaires ma-ritimes Poisson.

Le 28  juin 1985, les Infos Diep-poises rapportent que le Snekkar-Nordic, en trois voyages, a pêché 7  200 tonnes pour un produit de 7,6  millions de francs, tandis que le Snekkar-Arctic, pour sa première campagne, a ramené 280 tonnes d’églefin, de lieu noir, de cabillaud et de merlan, le tout commercialisé sur place pour une

valeur de 2,7 millions de Francs. Quatre mois plus tard, l’arme-ment Leveau signe un contrat avec les ACM pour un troisième Snekkar bien subventionné (15,21  millions de Francs par l’État, 3,75 millions de Francs par le conseil régional, 3,75  millions de Francs par le conseil général, 1,6 million de Francs par EDF au titre de l’après chantier de la cen-trale nucléaire). L’autofinance-ment direct est de 17,34 millions de Francs et l’armateur recourt à l’emprunt pour les 21,88 millions de Francs restants. ACM lance, à la même époque, le chalutier Le Boulonnais pour l’armement boulonnais de Jean-Baptiste Del-pierre, en attendant son sister-ship L’Equihennois. Ces deux ba-teaux, permis par la générosité de

l’État, ne connaîtront qu’une très courte carrière.Le 26 novembre, le journal relate la remise du Mérite maritime à Édouard Leveau. L’ancien élève des oratoriens de Juilly, qui cô-toie Jacques Mesrine à l’École d’électricité et de mécanique in-dustrielle, est honoré. Est saluée « l’intuition qui est l’une des qualités propres à l’armateur s’entourant des meilleurs capitaines et des meilleurs équipages ».

1986. Le 13 février, Laurent Fabius visite le Snekkar-Arctic, accom-pagné des armateurs Édouard Leveau et Jean-Marc Le Garrec, de l’administrateur des affaires maritimes Henri Poisson et du capitaine Claude Jouen.

carton, cerclées et stockées en cales à la température de – 28 °.

Sur une pleine page riche de six photos, les Infos Dieppoises du 27 novembre décrivent le dérou-lement d’une cérémonie de mise à l’eau «  dans une mise en scène naturelle impressionnante. Les élé-ments naturels, l’importance écono-mique du projet, dans le contexte de crise, ont vraiment donné au nom-breux public d’invités, mais aussi aux Dieppois qui s’étaient massés le long des quais, l’impression qu’il se passait quelque chose d’important. Personnellement, rapporte le jour-naliste, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer au milieu des officiels, deux petits garçons qui, adultes, se

retrouvaient côte à côte devant la réalisation d’un grand projet auquel ils n’avaient pas rêvé à l’époque des culottes courtes  : Jean-Pierre Da-vid et Édouard Leveau. Eux qui se connaissaient étant enfants et qui se retrouvèrent adultes pour mettre sur pieds une entreprise qui apporte un espoir à leur ville.  » C’est Annick Leveau, marraine du Snekkar-Arc-tic, qui brise la bouteille de cham-pagne tout comme, l’été dernier, Mlle Florence David avait donné le départ du Snekkar-Nordic. Malgré le vent très fort et un léger retard dû à un accident survenu à bord d’un remorqueur, le glissement du navire sur son ber s’effectue avec majesté, applaudi par la foule.

Le président du Conseil général de Seine-Maritime, le sénateur Jean Lecanuet, ancien candidat centriste aux élections présiden-tielles (1965), salue l’événement et l’initiative privée « sans qui rien ne serait possible dans l’ordre du progrès ». Le directeur des pêches Jean-Paul Proust, à son tour, sou-ligne « cette réalisation exemplaire » et félicite « Messieurs Leveau, Da-vid et Le Garrec, les précurseurs  ». Pour lui, la flotte française se reconstitue. À la recherche du temps perdu ?

Le PDG des ACM, fier des vingt tonnes d’acier inoxydable qui ont servi à la construction du Snekkar-Arctic et de l’équipement de ses

Le Snekkar-Arctic.

Le 11 février, la veille de son départ, le patron du Snekkar Arctic, Claude Jouen recevait à son bord le Premier ministre alors en visite à Dieppe. Laurent Fabius se faisait expliquer les différentes étapes de conditionnement du poisson.

(1) Responsables de l’entretien des machines à fileter le poisson et construites en Allemagne fédéral par la firme Baader.(2) Voir annexe.(3) A 360 miles à l’ouest de l’Ile Lewis. Longitude 58°10(4) Rapports des commissions Baudéan-Auric-Merrien (25/06/86), Le Her-Cucci (16/10/86), Poisson-Cloarec-Recher, et de l’administration du Bureau Veritas à Paris.

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Chapitre 3

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SNEKKAR-ARCTIC

Le drame (21 février 1986)heures des principaux repas. Au virage du chalut une bordée est sur le pont. Quand le chalut y est remonté, la trappe du trunk est ouverte grâce à la commande qui se trouve à proximité. Le poisson est alors affalé dans le trunk et la trappe est refermée. La bordée de pont peut être renforcée par une partie de la bordée de l’usine sur-tout en cas d’avaries au chalut. Le chalut est ensuite fi lé à nouveau. Les deux bordées descendent alors à l’usine où le poisson est trié et dirigé par tapis roulants. Ces opérations se font successi-vement en progressant de la par-tie arrière de l’usine vers l’avant. La partie la plus humide est donc la partie arrière, puisque les opérations qui s’y déroulent né-cessitent plus d’eau, mais aussi parce que le patron Jouen a l’ha-bitude de mettre son bateau sur le cul. Cette pratique permet en effet de mieux gouverner en cha-lutage et de faciliter l’embarque-ment du chalut.

Le navire pêche pour la première fois de la lingue bleue, appelée aussi julienne, au lieu de son es-pèce habituelle, le lieu noir. Sans doute l’usine n’est-elle pas prépa-rée à cette espèce de grand fond qui nécessite une éviscération à la main et une bonne évacuation des déchets et des peaux. C’est la rai-son de la présence à bord du tech-nicien allemand spécialiste des machines Baader, Rolf Bernsdorf.

Les fonds pratiqués ce jour-là impliquent les longueurs de funes de l’ordre de 2 000 mètres, ce qui correspond à un temps de virage ou de fi lage de 25 minutes environ.

Le Snekkar-Arctic traîne d’abord son chalut cap à l’ouest, avec la mer à l’arrière. Le chalut croche sur le fond à 0  h  10. Par l’inter-phone, Claude Jouen en informe les équipes de service, et com-mence à virer les funes, les treuils commandés directement de la timonerie, afi n de ne pas perdre son matériel. L’opération prend environ une demi-heure. Le na-vire cule sur la croche, tiré par les treuils. Quelques paquets de mer s’engouffrent par la rampe et giclent sur le pont. De l’eau s’introduit alors à travers les ventelles de la manche de venti-lation du compartiment machine, située à bâbord arrière sur la face

interne du roof bâbord près du treuil de bras, prévues pour véhi-culer de l’air et non pas de l’eau. Une partie de cette fl otte, malgré le système « casse eau », descend dans la gaine de ventilation et parvient par la dérivation au-des-sus du tableau électrique princi-pal. Du fait de la gîte momenta-née ou du roulis, l’eau goutte à l’intérieur de la tranche n°  2 du tableau électrique qui alimente un certain nombre d’appareils dont la pompe hydraulique de manœuvre de la trappe du trunk et une pompe d’assèchement de l’usine. Cette mouille provoque un court-circuit qui dégage une odeur et une fumée qui sont

Vendredi 21  février 1986, à zéro heure du matin. Le Snekkar-Arc-tic, à l’occasion de sa septième marée, est en pêche à environ 540 kilomètres des côtes, à l’ouest de l’Écosse (3), après avoir contour-né durant quatre jours les îles britanniques par la Manche et la mer du Nord. Autour de lui, raconte la rédaction du Marin qui rapporte la tragédie dans un dos-sier de onze pages, une fl ottille de douze chalutiers sillonne la zone de Rockall. La météo n’est pas

bonne, mais ce n’est pas la tem-pête. Force 5 à 6 du secteur NE, creux de 3 à 4 mètres, et rafales de neige. Rien d’anormal en cette saison en mer du Nord !

Comme le décrit Pierre Baudéan, dans le rapport provisoire de sa commission d’enquête (4), le travail se poursuit 24 heures sur 24, rythmé par les opérations de virage et de fi lage du chalut, toutes les cinq heures et demie à six heures et par les relèves des

bordées toutes les six heures. Le patron est à la passerelle de 6 ou 7 heures du matin à 1 ou 2 heures, sauf pendant les repas et durant une sieste d’une ou deux heures en début d’après-midi. Remplacé alors par le radio, il demande à être réveillé pour chaque opéra-tion de virage ou de fi lage. Le se-cond est à la passerelle en seconde moitié de nuit, puis au poisson, sur le pont ou dans l’usine jusqu’à 18  heures Il y a continuellement deux bordées au travail, sauf aux

La plaque des disparus au calvaire des Marins de Boulogne-sur-Mer.

Chapitre 3

Lieu du naufrage.

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SNEKKAR-ARCTIC

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Le drame

Au secours du Snekkar-ArcticPlusieurs marins cependant ont réussi à rejoindre les cour-sives logements où se trouvent les armoires à combinaisons, au moment où s’est arrêté l’éclairage principal. C’est la première fois qu’ils voyaient un tel habillement de survie, à part le cuistot Charles Darey qui en avait essayé une par curiosité à l’occasion du repor-tage des journalistes de Thalassa. Qu’on soit petit ou gros, ces com-bis inventées par le commandant Daniel Rigolet pour permettre aux naufragés de fl otter et de résister au froid font alors toutes la même taille. Les premiers équi-pés arriveront à s’échapper.

Une fois à l’eau, certains, mal-gré le faible éclairage de la lune, verront un radeau pneumatique, dégagé de son support et gonfl é, disparaître avec le navire. Aucun canot n’a joué son rôle.

Accrochés à des braises — des plan-ches échappées de la dunette  —, plusieurs ont tenté de tenir leurs camarades qui n’avaient pas eu le temps de revêtir leur combi-naison, mais sans éviter qu’ils ne lâchent prise, tour à tour, victimes du froid et de l’engourdissement.

Le Dogger-Bank est proche. La dis-parition à l’écran radar et la perte de la vision des feux du Snekkar-Arctic incitent son patron à se

rapprocher prudemment pour voir ce qui se passe. Ne trouvant rien à l’emplacement supposé, Jean-Claude Bellamy est sur le point de remettre en pêche cap à l’envers à l’est, lorsqu’il aperçoit à environ 500 mètres des petites lu-mières qu’il prend d’abord pour les feux de bouées de cordiers. Regardant d’un plus près par acquit de conscience, il découvre alors des naufragés et appelle aussitôt tout son équipage sur le pont pour leur porter secours. Les derniers des neuf rescapés sont sauvés vers 4 h 30.

Au cours de ce long et diffi cile repêchage dans l’obscurité, le Dogger a perdu un homme, dès le début de l’opération. N’écou-tant que son bon cœur, Xavier Tranin s’est en effet avancé sur l’échelle de pilote pour se saisir de l’un des naufragés, épuisé, qui n’avait plus la force de grimper. Un paquet de mer l’a fait cogner sur la coque et l’a précipité dans la mer, alors qu’il aurait dû être assuré par un cordage. Et il a disparu avec l’homme qu’il était en train d’agripper et de sauver. Ce geste héroïque lui a valu, à

perçues par le troisième mécani-cien Philippe Capron.Le chalut se décroche du fond alors qu’il reste encore 900 mètres à virer, selon Richard Deswarte, maître d’équipage. Il est remonté à bord. La trappe du trunk est ouverte d’en bas à la main par le chef mécanicien Guillou et son adjoint Capron, car la commande électrique ne fonctionne pas. Le poisson – cinq tonnes environ — est déversé dans le trunk et les deux mécaniciens referment la trappe manuellement. Plusieurs marins réparent le chalut endom-magé par la croche et le disposent pour sa remise à l’eau. Depuis minuit, en raison de la relève de quart et de l’appel des hommes à virer le chalut, l’usine est arrêtée : il y a maintenant vingt tonnes de poisson dans le trunk.

Vers 1 h 05, le navire revient cap à l’est pour un nouveau trait de chalut. La remise à l’eau ne se fait pas sans mal  : il est diffi cile de fi ler le chalut droit et il y a un risque de voir les bras s’emmê-ler. Richard Deswarte demande au patron de corriger la route et Thierry Allain signale des embar-dées gênantes. Une gîte appa-raît très nettement dès la mise à l’eau des planches (les panneaux divergents). Elle continue régu-lièrement à croître et les marins encore sur le pont après le fi lage voient l’eau arriver au niveau du pont supérieur arrière-tribord, ce qui, compte tenu du déplacement

du navire et de son assiette repré-sente déjà un angle de gîte de l’ordre de 18°. L’eau arrive bien-tôt sur le pont supérieur milieu par les sabords de décharge et rend la porte de la coursive tri-bord (cuisine réfectoire) inacces-sible, ce qui représente alors un angle de gîte de 28°.

À 1  h  30, le patron du chalutier, Claude Jouen, appelle en VHF son ami Jean-Claude Bellamy à la passerelle du Dogger-Bank, qui lui aussi virait son chalut dans le même secteur. C’est le second Bernard Desmarest, de quart à la passerelle avec le matelot Chris-tophe Agez, qui lui répond. Jouen lui signale qu’il a des ennuis de pompe, qu’il a fi lé 200 mètres de câble et qu’il va venir debout au vent. Il lui demande donc de lui laisser la place pour la ma-nœuvre. Il est cap à l’est, le Dog-ger-Bank cap à l’ouest, à environ un mille et demi. «  Il est revenu tourner à gauche doucement sur 30 à 45° », observe le second qui ne remarque pas la gîte. Ce sera le dernier message du Snekkar. Pas d’appel de détresse, pas de fu-sée, pas de déclenchement de la radiobalise Locat 25 dont il était pourtant muni.

À 2 h 28, le Snekkar-Arctic gîte ra-pidement sur tribord, se couche et s’enfonce très rapidement par l’arrière dans l’eau glacée, em-portant dix-sept hommes. Son épave repose, depuis, en position

58°19’5 N et 18°33’W, à 736 mètres de fond.Les victimes sont : Claude Jouen (43 ans, 3 enfants), patron, domi-cilié à Outreau (62), William Malet (29 ans, 3 enfants), second pont, de Condette (62), Joël Guillou (40 ans, 2 enfants), chef mécanicien, d’Equihen (62), Dominique Ges-lot (35 ans, 3 enfants), second mé-canicien, de Rennes (35), Didier Lavenu (35 ans, 3 enfants), grais-seur, de Fécamp (76), Marc Bra-chet (28 ans, célibataire), radio, de l’île d’Yeu (85), Jean Dupont (48 ans, 5 enfants), chef d’usine, de Fécamp (76), Jean-Pierre Maurice (42 ans, 3 enfants), matelot, de Yport (76), Bernard Lecarpentier (43 ans, 4 enfants), matelot, de Wimille (62), Jean-Louis Menen-dez (40 ans, 2 enfants), Christian Caret fi ls (25 ans, célibataire), Pierre Savoye (39 ans, 2 enfants), Éric Defresne (21 ans, célibataire), matelots de Fécamp (76), Marcel Corderon (47 ans, célibataire), matelot, d’Outreau (62), Philippe Catel (35 ans, 2 enfants), matelot de Veulettes-sur-Mer (76), Jean-Marie Thuillier (22 ans, céliba-taire), matelot de Cany-Barville (76) et Rolf Bernsdorf (43 ans), un technicien de la fi rme Baader de nationalité allemande. Une dix-huitième victime, sera à déplorer au sein de l’équipage du Dogger-Bank lors du sauvetage  : Xavier Tranin, matelot fécampois, âgé de 33 ans, père de deux enfants. Au total, elles laissent 16 veuves et 34 orphelins.

Le cuisinier Charles Daret (à droite) et le second Jean Fisset, de retour à terre après le naufrage.

Chapitre 4

(1) Responsables de l’entretien des machines à fi leter le poisson et construites en Allemagne fédéral par la fi rme Baader.(2) Voir annexe.(3) A 360 miles à l’ouest de l’Ile Lewis. Longitude 58°10(4) Rapports des commissions Baudéan-Auric-Merrien (25/06/86), Le Her-Cucci (16/10/86), Poisson-Cloarec-Recher, et de l’administration du Bureau Veritas à Paris.