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J Ndiatr PuCriculture 2003 ; 16 : 60-2 0 2003 Editions scientifiques et mkdicales Elsevier SAS. Tous droits r&w& LE NID, DE L’UTiRUS /d LA COUVEUSE maternag’e traditionnel d’ ici et d’oilleurs Suzanne Lallemand Ethnologue, directeur de recherche au CNRS, LASEMA UPR 297, Villejuif, France S elon le Petit Robert, le maternage se conqoit comme un ensemble de soins apportes aux enfants en bas age. Les ethnologues ajouteraient a cette definition le fait qu’ il est un systeme de savoirs et de pratiques dont I’objectif est le developpement harmonieux de l’enfant dans une socittt donnee. 11n’y a pas d’emblee, en soi, de bon ou de mauvais mater- nage, mais seulement des plus ou moins bien contex- tualises dans l’ensemble socioculturel dont ils reltvent et plus ou mois bien adapt&s aux buts qu’ ils se proposent. Car les socittts changent, done les pdri- cultures evoluent. Autre caracttristique, moins tvidente : on les presente comme des systtmes de soins, mais ce sont aussi et surtout des lieux et moments de pedagogic et d’apprentissage. Leurs aspects fa$onnants ne concernent pas seulement le bPbC mais les parents, les primipares au premier chef. La diversite des constituants du maternage, sociaux, Cconomiques, geographiques, techniques, affectifs, medicaux.. . justifie que d’une sociCtC a I’autre certai- nes de leurs valeurs, de leurs preceptes, s’ inversent et paraissent se contredire dune communaute humaine a I’autre. Les historiens saisissent electivement ces oppo- sitions dans la temporalitt dune m&me region ou dun pays ; les anthropologues les apprthendent souvent en simultaneite en deux ou plusieurs espaces differents ou bien chez deux ou plusieurs couches distinctes de la meme population. De cette diversitt et de ces diver- gences, on peut donner quelques exemples. aternage unique ou multiple ? On peut se demander si le maternage est une activite individuelle ou collective. Quoiqu’ il existe creches et 60 pouponnitres, les socittes occidentales ont tendance B juger universelle la primautt, chronologique et logi- que, du lien mere-enfant ; ils lui conferent une valeur universelle et tendent a l’ triger de lien priviltgie en lien exclusif. De fait, mais pour des raisons dune autre nature, les familles restreintes modernes mattrialisent souvent un isolement du duo mere-bCbP. Ailleurs, la relative solitude dans laquelle peut se deployer ce couple restreint n’est pas ntcessairement priste. Ainsi, chez les Pygmtes, une etude (Tronik, Morelli et al. 1987) montre une forme remarquable de maternage multiple. Dans une bande de plusieurs dizaines d’adultes, les reponses B la dttresse du btbe par l’adulte sont immediates et proviennent de tout adulte present. Le co-allaitement du bebe est la norme, par plusieurs femmes. Chaque nourrisson entre 3 et I8 semaines experimente entre trois et huit transferts par heure entre individus presents. Chaque bebe est veillt, surveillt, manipult par une moyenne de I4 personnes. Interroges, les membres de la bande expriment leur attachement aux valeurs de solidarite et de cooperation contre les menaces de l’environnement. Ces prtceptes etonntrent les enqu&teurs psychologues qui avaient fait l’hypothtse, dans ce milieu, dun maternage inverse, moins socialist et plus N biologique B, organi- sant le repli de chaque femme sur sa propre progeni- ture. Le pari pygmee privilegie au contraire un code de conduite qui dtpasse largement cette seule proximite consanguine. Des etudes de m&me type, inventoriant les echan- ges entre l’enfant et son entourage, les chronometrant pour chaque age, ont et6 effect&es, notamment chez les Dogons du Mali (Pisani 1983). Si le contact mtre- enfant y apparait exclusif durant une semaine (corres- pondant a la ptriode de reclusion rituelle de I’accou- JOURNAL DE PiDIATRIE ET DE PUiRlCULTURE no 2 _ 2003

Maternage traditionnel d'ici et d'ailleurs

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J Ndiatr PuCriculture 2003 ; 16 : 60-2 0 2003 Editions scientifiques et mkdicales Elsevier SAS. Tous droits r&w&

LE NID, DE L’UTiRUS /d LA COUVEUSE

maternag’e traditionnel d’ici et d’oilleurs Suzanne Lallemand

Ethnologue, directeur de recherche au CNRS, LASEMA UPR 297, Villejuif, France

S elon le Petit Robert, le maternage se conqoit comme un ensemble de soins apportes aux enfants en bas age. Les ethnologues ajouteraient a

cette definition le fait qu’il est un systeme de savoirs et de pratiques dont I’objectif est le developpement harmonieux de l’enfant dans une socittt donnee. 11 n’y a pas d’emblee, en soi, de bon ou de mauvais mater- nage, mais seulement des plus ou moins bien contex- tualises dans l’ensemble socioculturel dont ils reltvent et plus ou mois bien adapt&s aux buts qu’ils se proposent. Car les socittts changent, done les pdri- cultures evoluent. Autre caracttristique, moins tvidente : on les presente comme des systtmes de soins, mais ce sont aussi et surtout des lieux et moments de pedagogic et d’apprentissage. Leurs aspects fa$onnants ne concernent pas seulement le bPbC mais les parents, les primipares au premier chef. La diversite des constituants du maternage, sociaux, Cconomiques, geographiques, techniques, affectifs, medicaux.. . justifie que d’une sociCtC a I’autre certai- nes de leurs valeurs, de leurs preceptes, s’inversent et paraissent se contredire dune communaute humaine a I’autre. Les historiens saisissent electivement ces oppo- sitions dans la temporalitt dune m&me region ou dun pays ; les anthropologues les apprthendent souvent en simultaneite en deux ou plusieurs espaces differents ou bien chez deux ou plusieurs couches distinctes de la meme population. De cette diversitt et de ces diver- gences, on peut donner quelques exemples.

aternage unique ou multiple ?

On peut se demander si le maternage est une activite individuelle ou collective. Quoiqu’il existe creches et

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pouponnitres, les socittes occidentales ont tendance B juger universelle la primautt, chronologique et logi- que, du lien mere-enfant ; ils lui conferent une valeur universelle et tendent a l’triger de lien priviltgie en lien exclusif. De fait, mais pour des raisons dune autre nature, les familles restreintes modernes mattrialisent souvent un isolement du duo mere-bCbP.

Ailleurs, la relative solitude dans laquelle peut se deployer ce couple restreint n’est pas ntcessairement priste. Ainsi, chez les Pygmtes, une etude (Tronik, Morelli et al. 1987) montre une forme remarquable de maternage multiple. Dans une bande de plusieurs dizaines d’adultes, les reponses B la dttresse du btbe par l’adulte sont immediates et proviennent de tout adulte present. Le co-allaitement du bebe est la norme, par plusieurs femmes. Chaque nourrisson entre 3 et I8 semaines experimente entre trois et huit transferts par heure entre individus presents. Chaque bebe est veillt, surveillt, manipult par une moyenne de I4 personnes.

Interroges, les membres de la bande expriment leur attachement aux valeurs de solidarite et de cooperation contre les menaces de l’environnement. Ces prtceptes etonntrent les enqu&teurs psychologues qui avaient fait l’hypothtse, dans ce milieu, dun maternage inverse, moins socialist et plus N biologique B, organi- sant le repli de chaque femme sur sa propre progeni- ture. Le pari pygmee privilegie au contraire un code de conduite qui dtpasse largement cette seule proximite consanguine.

Des etudes de m&me type, inventoriant les echan- ges entre l’enfant et son entourage, les chronometrant pour chaque age, ont et6 effect&es, notamment chez les Dogons du Mali (Pisani 1983). Si le contact mtre- enfant y apparait exclusif durant une semaine (corres- pondant a la ptriode de reclusion rituelle de I’accou-

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thee), il tvolue rapidement durant la premiere annte de vie ; progressivement, l’intensite temporelle de ce rapport tend a decroitre a mesure que les mois passent et que d’autres personnes de la famille tten- due - grand-mere, enfants plus h&s de la fratrie et cousins, ptre, autres collattraux - suivie par les voisines, etc., apparaissent autour du bebt avec une frtquence grandissante, voire majoritaire par rapport B la seule ascendante.

ntacts nocturnes, sommeil, cris et pleurs

Aries, dans L’Enfant et La vie familiale sous lilncien Rkgime (1960) rappelle que, durant des siecles, le bebe francais dormait avec ses parents, mais que le clerge s’est oppose a cette communautt de lit, au nom d’etouffements meurtriers, volontaires ou non, subis par les enfants. Ce parti pris de separation nocturne est relay& par la putriculture franqaise, vers 1920. Elle prone la chambre d’enfant, ou, au moins, le coin- enfant, dont les an&es 1950-60 detailleront le mobi- lier et les objets ntcessaires. Pendant quatre decennies, les auteurs de puericulture insistent sur le besoin de calme de l’enfant ; vers les an&es 1990, ils mention- neront aussi le desir d’intimite sexuelle des parents.

Cependant, la mise a distance du bebe semble occasionner l’expression d’une dttresse assez bruyante, et les injonctions de la puericulture paraissent quel- quefois crter le ma1 auquel elles prttendent remtdier. Que faire alors ? Dans les an&es 1960, on conseille dans les manuels, de verifier si les tpingles de l’habille- ment ne blessent pas le bebe ; on dissuade les parents de tenter de consoler le nourrisson : (( ne le prenez pas dans vos bras, vous en deviendriez l’esclave )) ; on verifie qu’il n’a pas soif, qu’il n’a pas sali ses couches, et on le remet au lit. Dans la decennie suivante, on apprend aux parents B distinguer les vrais pleurs de souffrance, d’appels moins convaincants auxquels il importe de resister.

Vers les anntes 1993, au moins trois auteurs jettent l’eponge simultantment. E. Antier dit que l’on peut (( finir B trois 1) une nuit diffkile ; A. Naouri remarque que de l’autre c&t de la Mediterranee, le lit des parents est traditionnellement accessible au btbe ; L. Pernoud n’en dtconseille pas non plus l’usage et mentionne que les Americains y ont recours.

Et ailleurs ? Au Japon, les parents estiment qu’il est agrtable de dormir avec les petits enfants. En Malaisie, une etude recente de Massard, ethnologue, indique les proximites du couchage parents-enfants, la mere au

contact avec le plus jeune, et les plus grands (moins de 6-7 ans) regroup& autour du p&e. A TaTwan, meme disposition sur le plan de l’age, avec une tendance a constituer deux groupes, spatialement proches, selon le sexe. En Afrique, une longue continence etait imposee B la mere durant l’allaitement, susceptible de durer plusieurs annees ; celle-ci dormait avec son nourrisson. Tel est toujours le cas des Mossi ruraux bebts, comme des jeunes enfants sevres, et des filles jusqu’a leur mariage. Les garsonnets cohabitent de nuit avec leurs p&-es ou avec des adolescents de leur sexe.

Que se passe-t-i1 lorsque les parents ont des relations sexuelles ? Massard, ayant post la question en Malaisie, s’est vue rtpondre que (( les enfant dorment )) et, de toute maniere, (( ils ne comprennent pas )). Un article de Devereux, anthropologue et psychanalyste, constate que chez les Indiens Mohave d’AmCrique, l’enfant peut etre aistment temoin de la scene primitive ; quels peuvent en etre les effets ? Si les gens des couches moyennes en Europe avaient ou ont encore le senti- ment de commettre, lors du rapport sexuel, un acte bas et honteux, les Mohave, au contraire, pensaient qu’ils agissaient alors noblement. Ces deux representations parentales devraient, selon Devereux, donner lieu B des perceptions et des v&us infantiles bien differents. Quoi qu’il en soit, il est devenu licite, en France, de prendre un btbe dans son lit pour le consoler.

Cet euphtmisme designe l’acquisition de la maitrise vtsicale et sphincterienne par le petit enfant. En puericulture fransaise, elle correspond peut-etre a l’apprentissage qui aura ete le plus valorise, ou au moins le plus conflictuel de la premiere moitit du siecle dernier. Les manuels mentionnent aussi les differences garcons-filles (ces dernikres, plus precoces) et opposent le jour et la nuit (la proprete nocturne &ant plus longue B consolider).

Les mtdecins des annees 1920 conseillent de mettre au pot l’enfant d&s la naissance (Dr Pouliot, Dr Genest). Une confusion s’installe entre condition- nement &exe et apprentissage. Les medecins preci- sent qu’il s’agit d’un acte involontaire : (( l’enfant urine d&s qu’il sent le froid du vase de nuit )P, mais d’autres auteurs pensent (( que l’enfant coop&e tres vite a l’acquisition de la proprete )) (M. Boutin). Se pose la question de la station assise, difficile au jeune nourris- son. Chouquet (1946) propose que la mere pose le pot sur ses genoux et appuie le dos du btbt sur son giron. Cependant, on recule le moment de cette mise au pot,

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a 3 mois puis a 4 vers 1956 ; (( mettez-le sur un siege assez lourd ou vous pourrez I’attacher )).

Seconde phase, marquee par la declaration du Dr Lelong en 1966 : (( Trop de femmes croient que l’enfant peut $tre propre a sept mois. C’est trop tot [. . .] Dans le dressage trop precoce, c’est la mere qui se conditionne, non I’enfant. )) Idem chez R. Vincent. Aussi recule-t-on le debut de I’apprentissage vers 1 an, puis vers 15-l 8 mois en 1972, vers 2 ans en 1979.

Qu’en est-il ailleurs ? Les pratiques sont diverses, peu se sont montrees aussi hatives dans l’exigence de mdtrise. Dans certaines socittts, cette &ape de socia- lisation est peu marquee, et les parents ont un certain ma1 a en restituer la chronologie aupres d’enqueteurs &rangers. En milieu rural africain, oh le petit qui sait marcher suit les ain& de la fratrie ou du groupe d’age la ou ils urinent et se lavent, puis la oh ils dtfequent, I’adulte controle d’assez loin cet apprentissage. L’un des cas remarquables, au Togo, est celui des Kotokoli, qui dressent non les enfants mais les chiens - ceux-ci devant happer les defecations des nourrissons. Cette population construit aussi des cases de femmes dont I’interieur est amtnagt en pente pour I’evacuation des liquides du bebe. Chez d’autres communauds, on fait des remontrances ou on menace dun baton (chez les Mossi du Burkina) I’enfant qui a defeque trop pres de l’habitation, mais a des ages gentralement plus tardifs

par rapport a ceux qui ont Ctt pris en compte dans la putriculture de notre pays.

cmclusion

Autres pays, autres mceurs, autres objectifs. Si l’on devait cependant comparer les pratiques occidentales de maternage, telles qu’elles apparaissent notamment dans les livres de putriculture, avec celles d’autres continents et dans des lieux moins industrialises, on constate que ces auteurs semblent accorder une grande place a la performance. Les &apes temporelles sent precistment indiqutes, et leur correspondent B des ages ou il convient qu’elles soient surmonttes. Sous- jacente a ces indications trone aussi la valorisation de la prtcocitt, d’ailleurs ptriodiquement denoncte, et amendee par les ecrits en question. Une recherche d’autonomie de l’enfant semble Ctre l’un des objectifs les plus desirables de ces sortes de maternage. On sait cependant que ce nest guere en mettant le bebe dans des situations d’exigence excessive et d’insecuritt que l’on obtient ce gage de maturation particulitre. D’autres temps et d’autres socittts ont propose des modeles de maternages plus marques par l’indulgence ou la volontt de perpttuer la fusion ascendant-descen- dant. 11s n’en sont pas moins respectables voire, par certains aspects, attrayants.

Delaisi de Parseval G, Lallemand S. L’att d’accammoder les b&b&. Paris, .Odile Jacob, 1998 (avec rkf&ence des auteurs de pukriculture).

Guidetti M, Lallemand S, Morel ME Enfants d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui. Paris, Armand Colin, cs Cursus Psychologie )), 1999 (avec rkfkrence de travaux d’ethnalogie de I’enfance).

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