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Focales 4| 2020 Photographies mises en espaces Roland Barthes/Daniel Boudinet. Une esthétique partagée Mathilde Falguière, Rodrigo Fontanari Éditeur Presses universitaires de Saint-Étienne Édition électronique https://focales.univ-st-etienne.fr/index.php?id=2739 ISSN 2556-5125 Mathilde Falguière, Rodrigo Fontanari, « Roland Barthes/Daniel Boudinet. Une esthétique parta- gée », Focales n° 4 : Photographies mises en espaces, mis à jour le 15/07/2021, URL : https://focales. univ-st-etienne.fr/index.php?id=2739 Focales, Université Jean Monnet – Saint-Étienne Ce document est sous licence CC BY-NC 2.0 FR < https://creativecommons.org/licenses/by-nc/2.0/fr/ >

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Focales4| 2020Photographies mises en espaces

Roland Barthes/Daniel Boudinet. Une esthétique partagéeMathilde Falguière, Rodrigo Fontanari

ÉditeurPresses universitaires de Saint-Étienne

Édition électroniquehttps://focales.univ-st-etienne.fr/index.php?id=2739ISSN 2556-5125

Mathilde Falguière, Rodrigo Fontanari, « Roland Barthes/Daniel Boudinet. Une esthétique parta-gée », Focales n° 4 : Photographies mises en espaces, mis à jour le 15/07/2021, URL : https://focales.univ-st-etienne.fr/index.php?id=2739

Focales, Université Jean Monnet – Saint-Étienne

Ce document est sous licence CC BY-NC 2.0 FR< https://creativecommons.org/licenses/by-nc/2.0/fr/ >

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Roland Barthes/Daniel Boudinet. Une esthétique partagée

Mathilde Falguière, Rodrigo Fontanari

« Daniel, je suis jaloux de ta photo – mais ça ne m’empêche pas de te dire ma gratitude et mon admiration. Roland » Ainsi Roland Barthes (1915-1980) dédicace-t-il à Daniel Boudinet (1945-1990) un exemplaire de son essai La Chambre claire. Si les écrits du sémiologue sur la photo-graphie sont connus, l’œuvre du photographe reste, elle, relativement confidentielle. Les deux participent pourtant au renouveau esthétique et symbolique de la photographie de la fin des années soixante-dix. Par-delà leurs rôles respectifs, leurs œuvres ont nourri un dialogue dont le présent article veut rendre compte.

La fin des années soixante-dix est une période de bouleversements de la scène photogra-phique en France [1]. Jusqu’alors, les photographes exercent majoritairement pour la publicité et le journalisme, et la photographie est produite, achetée et exposée au nom d’une esthé-tique documentaire. À la fin des années soixante-dix s’esquisse une double mutation, tant du statut de la photographie – qui, après les États-Unis, voit se créer un marché et acquiert une reconnaissance critique qui lui ouvre les portes des collections publiques et privées – que des esthétiques à l’œuvre. Libérés des contraintes économiques de la presse, des photographes produisent des œuvres assumant davantage leur subjectivité, et aspirent à être reconnus en tant qu’artistes. S’il a déjà écrit à de nombreuses reprises sur l’image photographique [2], c’est dans ce contexte que Roland Barthes, intellectuel réputé – il est élu au Collège de France en 1977 – s’intéresse aux auteurs contemporains, tels Richard Avedon, Bernard Faucon et Lucien Clergue. Il livre juste avant sa mort un essai sensible sur la question avec La Chambre claire.

Si ses écrits ont marqué l’histoire de la discipline, les convergences de son œuvre avec celle du photographe Daniel Boudinet restent méconnues. Daniel Boudinet est l’un des acteurs du renouveau que connaît la photographie dans ces années-là. Portraitiste pour les éditions Fayard ou le magazine Le Cinématographe, et photographe d’art et d’architecture pour l’Objet d’art ou Elle Décoration, il développe surtout une œuvre personnelle sobre et mesurée, qu’il s’agisse de photographier en couleur les villes la nuit (1978) ou, en noir et blanc, l’architec-ture contemporaine ou historique [3]. Présent dans les collections, galeries et institutions qui accompagnent l’émergence de la photographie « créative [4] » et gravitant autour du quartier

1. Voir Mathilde Falguière, « Idéal classique, pratiques contemporaines », in Mathilde Falguière et Christian Caujolle dir., Daniel Boudinet, le temps de la couleur, Paris, Liénart, 2018, p. 9-12.

2. Voir Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957 ; « Le Message publicitaire », in Œuvres complètes, tome 2, Paris, Seuil, 2002, p. 243-247 ; « Rhétorique de l’image », ibid., p. 573-591 ; « Le Troisième sens. Notes de recherche sur quelques photogrammes de S. M. Eisenstein » in Œuvres complètes, tome 3, Paris, Seuil, 2002, p. 485-506.

3. Voir notamment Daniel Boudinet, René Fouque, Bomarzo, Paris, Stil, 1977.4.  On reprendra ici la définition d’Alexander Stuart : « on envisage souvent la photographie comme une tech-

nique documentaire et comme une forme d’art, mais séparément ou simultanément. Depuis que la photogra-phie est entrée au musée, le terme “créative” désigne la finalité expressive et artistique, par distinction avec 

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de Saint-Germain-des-Prés, il fait la connaissance de Barthes au début des années 1970. Leurs rapports amicaux et professionnels sont connus. Daniel Boudinet fournit une partie des images de Roland Barthes par Roland Barthes en 1975 ; l’intellectuel commente une série de photogra-phies de Daniel Boudinet pour la revue Créatis en 1977 ; il choisit un de ses Polaroïds pour intro-duire La Chambre claire en 1980.

En 2018, des recherches [5] menées dans le cadre de la préparation de l’exposition « Daniel Boudinet, le temps de la couleur » ont permis la découverte de citations implicites, dans les écrits de l’un et de l’autre, faisant apparaître la possibilité d’une concordance plus étroite. En 2019, l’association d’un sémiologue et de la responsable du fonds Daniel Boudinet, la décou-verte d’archives inédites et une lecture approfondie des œuvres ont permis de préciser les res-sorts de ces influences réciproques. Si Daniel Boudinet et Roland Barthes partageaient la même conception du portrait photographique, Roland Barthes, quand il commente en 1977 douze œuvres de Daniel Boudinet, y voit une photographie fidèle à l’esthétique « neutre » qu’il défend depuis les années 1950. Ces commentaires sont aussi l’occasion de commencer à élaborer les analyses de La Chambre claire. Enfin, les deux auteurs questionnent, chacun dans leur champ, le rapport de la photographie au temps.

les images documentaires ». (« L’institution et les pratiques photographiques », in Michel Frizot dir., Nouvelle Histoire de la photographie, Paris, Bordas, 1994, p. 695.)

5. Mathilde Falguière, « Daniel Boudinet et Roland Barthes, des œuvres en résonance », in Mathilde Falguière et Christian Caujolle dir., Daniel Boudinet, le temps de la couleur, op. cit., p. 32.

›  Figure 1 : Daniel Boudinet, « Autoportrait à l’agrandisseur », 1986, tirage Cibachrome, 26 x 20 cm. Donation Daniel Boudinet, Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine © RMN-GP.

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Une conception commune du portrait photographique

Leur première collaboration a lieu en 1974, quand le photographe est invité à photographier le séminaire de Barthes à l’École pratique des hautes études. Trois de ses photographies sont choisies pour illustrer Roland Barthes par Roland Barthes [6]. Ce travail est paradoxal : son por-trait « Le Gaucher » est certainement l’une des images les plus célèbres à la fois parmi les repré-sentations de Barthes et dans l’œuvre de Boudinet. Cette photographie prise à la dérobée est pourtant atypique dans l’œuvre du photographe, qui partageait avec Barthes un goût pour les portraits frontaux, à l’intériorité assumée.

Barthes et Boudinet critiquent en effet les artifices consistant à rendre une photo « vivante » en la prenant à la dérobée, ou pire, en recréant artificiellement une situation « naturelle ». Daniel Boudinet en a conscience et en tire les conséquences dès 1978 : « Une personne qui se trouve devant un appareil ne peut pas, de toute façon, être naturelle un seul instant. Alors je joue le jeu : je les fais poser et j’ai beaucoup plus de chances de saisir une vérité en fabriquant ma photogra-phie [7]. » Au fil de sa carrière, il élimine les éléments de contexte (appartement, atelier du sujet) pour les remplacer, en studio, par un fond neutre. Il resserre progressivement ses cadrages vers les visages, comme c’est visible sur un portrait de l’actrice Marianne Denicourt en 1986. Lors de séances parfois très longues, il privilégie les poses frontales, faisant passer toute l’expression de la photographie par le regard. Il cite, pour légitimer cette pratique consciente et réflexive du portrait, les photographes August Sander et Richard Avedon.

6. Ces images sont rassemblées dans Roland Barthes, Lexique de l’auteur. Séminaire à l’École pratique des hautes études 1973-1974. Suivi de Fragments inédits de Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 2010.

7. Daniel Boudinet, cité dans Sylvain leComBre, « Boudinet : les couleurs de la nuit », Canal, no 14, 15 février-15 mars 1978.

›  Figure 2 : Daniel Boudinet, « Le Gaucher » [Roland Barthes], 1974, tirage baryté, 60 x 50 cm. Donation Daniel Boudinet, Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine © RMN-GP.

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› Figure 3 : Daniel Boudinet, « Marianne Denicourt », 1986, tirage gélatino-argentique, 20 x 17 cm. Donation Daniel Boudinet, Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture

et du patrimoine © diffusion RMN-GP.

Ces photographes sont également pris pour modèles par Roland Barthes : deux ans après l’in-terview de Daniel Boudinet auquel il était fait référence, l’écrivain fait état dans La Chambre claire de considérations apparentées, mais cette fois à partir du point de vue du sujet photo-graphié et du spectateur. Avec humour, il décrit les artifices de la fabrication d’une pose natu-relle : « on me fait asseoir devant mes pinceaux, on me fait sortir […], on me fait poser devant un escalier parce qu’un groupe d’enfants joue derrière moi [8] ». Pour lui aussi, ces artifices sont bien vains : « dès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de “poser”, je me fabrique instantanément un autre corps [9] ». Les portraits que Barthes défend sont, à l’inverse, des portraits posés, frontaux, où le sujet montre sa conscience d’être photographié. Le photographe saisit alors une expression plus intérieure que celle d’un sujet – parfois faussement – spontané. Cette expression peut parfois incarner des phénomènes col-lectifs, « le produit d’une société ou de son histoire [10] », comme l’esclavage sur le visage de William Casby par Richard Avedon. Sur un plan plus personnel, une photographie peut réussir à saisir « l’air » d’une personne, consubstantiel à son identité. Après la mort de sa mère, Roland Barthes cherche des photographies d’elle : toutes sont évidemment ressemblantes, mais sur l’une d’elles, il retrouve en plus une expression qui lui donne l’impression de l’avoir véritablement retrouvée, et lui procure « un sentiment aussi sûr que le souvenir [11] ». Essayant de préciser

8. Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Les cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 30.

9. Ibid., p. 24.10. Ibid., p. 61.11. Ibid., p. 28.

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ce qui caractérise ces œuvres, il évoque alors ce « regard photographique [12] », « retenu par quelque chose d’intérieur [13] », comme dans le portrait de Piet Mondrian par André Kertész. À ces conditions, le photographe peut réunir sur une image à la fois l’aspect physique et la qua-lité morale d’une personne, et se faire alors, non pas le rapporteur d’un instant fugace, mais le médiateur d’une « vérité [14] ».

Daniel Boudinet, représentant de l’esthétique du « neutre » en photographie

Par-delà ces convergences de goût, la deuxième collaboration de Barthes et Boudinet est celle où se lisent les correspondances les plus étroites de leurs œuvres. En mai 1977, Barthes décide de consacrer son cours au Collège de France à la notion de « neutre », qui l’intéresse depuis la rédaction, en 1953, du Degré zéro de l’écriture. L’été qui suit, il assiste sa mère, âgée et affai-blie, qui meurt à l’automne. En février de l’année suivante, il donne donc un cours explorant un concept qui l’anime depuis longtemps et qui, de son propre aveu, porte également la trace de son deuil récent. Or, c’est au cœur de cette période, à l’été 1977, que Daniel Boudinet sou-met à Roland Barthes une sélection de douze photographies faites en Alsace quelques années auparavant [15]. Il lui demande un texte destiné à accompagner leur publication dans la revue Créatis. Une lecture croisée de ce dernier et du cours sur le « neutre » met en lumière com-ment Barthes trouve dans la photographie de Boudinet l’incarnation de cette notion à la fois esthétique et éthique.

12. Ibid., p. 172.13. Ibid., p. 175.14. Ibid., p. 171.15.  Il en tire ensuite un ouvrage : Daniel Boudinet, René ehni, En Alsace, Strasbourg, Éditions Bueb & Reumaux, 1979.

›  Figure 4 : André Kertész, « Piet Mondrian dans son atelier », 1926, négatif gélatino-bromure positivé pour consultation, 9 x 12 cm. Donation André Kertész, Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine © RMN-GP.

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Le neutre est un « affect obstiné [16] », appréhendé pour la première fois en 1953 dans Le Degré zéro de l’écriture. Barthes essaie d’y définir une « écriture neutre ».  Il souligne que la langue étant la même pour la communication et la littérature, l’écrivain doit multiplier les arti-fices pour signaler au lecteur qu’il est en présence d’une œuvre d’art. Ces conventions sont, par exemple au xixe siècle pour le roman, le passé simple ou une narration à la troisième personne du singulier [17]. Barthes appelle de ses vœux une écriture neutre qui ne serait pas de la com-munication, mais qui serait débarrassée des signes de la littérature. Vingt-cinq ans plus tard, il généralise cette notion de « neutre » : c’est ce qui permet de sortir l’opposition entre deux pôles, que ce soit en biologie, en grammaire ou encore en politique. Cette notion est esthé-tique, mais aussi éthique en ce qu’elle introduit un « autre choix » ou un « non-choix » qui per-met souvent d’amenuiser les conflits [18].

En 1977, Barthes commente douze paysages bucoliques de Daniel Boudinet. D’emblée, il sou-ligne que la photographie est apparentée à la littérature : elle semble n’avoir pas le choix entre la communication (en photographie, le reportage qui ne fait qu’« enregistrer fidèlement au bon moment [19] ») et l’art. Or, il lui semble que la photographie de Boudinet ne relève ni de l’un ni de l’autre : pas de trace d’une actualité dans ces scènes atemporelles ; pas non plus de préten-tion à la nouveauté dans ces petites images inspirées, nous le verrons, de tableaux anciens, et donc, pour Barthes, pas « l’emphase » de la photographie d’art. En bref, un « degré zéro de la photographie », une photographie dont le « neutre » va être signalé sous divers aspects dans le texte.

Dans ses photographies, Daniel Boudinet choisit d’exprimer une certaine harmonie. Ses plans larges embrassent une nature vierge, ou dont les éléments qui signalent la culture, homme ou animaux, ne sont que des détails. Leurs gestes – bêcher, brouter – pourtant effectués dans les années 1970, paraissent ancestraux. Les choix du photographe pour composer ses vues révèlent son goût pour la peinture classique, qui n’échappe pas à Barthes : il qualifie ces œuvres de « géorgiques ». Barthes voit dans ces images l’incarnation d’un concept décrit quelques mois plus tard dans son séminaire, celle d’une certaine qualité de silence, ou silere, une « absence de mouvement et de bruit [20] », une « virginité intemporelle des choses, avant qu’elles naissent ou après qu’elles ont disparu [21] ». La nature, mais aussi le comportement des hommes qui la peuplent retiennent son attention. À maintes reprises, il évoque le travail effectué non dans un désir de conquête, de soumission, d’opposition avec la nature, au contraire : « nul combat (avec la terre) [22] », « le travail prend sa valeur intrinsèque, qui est une force de libération et de pacification [23] ». Ce refus des antagonismes constitue pour lui un aspect du neutre : ces paysans incarnent ce rapport qui évite les conflits et la violence.

16. Roland Barthes, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, 2002, p. 33.17. Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture suivi de nouveaux essais critiques, Paris, Points, 2014, p. 27-34.18. Roland Barthes, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), op. cit., p. 31-33.19. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », Créatis no 4 : La photographie au présent, 1977.20. Roland Barthes, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), op. cit., p. 49.21. Ibid.22. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.23. Ibid.

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› Figure 5 : Daniel Boudinet, [Travaux aux champs], avant 1977, tirage gélatino-argentique, 24 x 30 cm. Donation Daniel Boudinet, Ministère de la Culture (France),

Médiathèque de l’architecture et du patrimoine © RMN-GP.

Dans ces images, même les hommes sont assimilés pour Barthes à des « insectes homochromes [24] », c’est-à-dire se fondant dans le paysage. De fait, pour ces photographies en noir et blanc, Daniel Boudinet choisit une gamme très nuancée de gris, évitant les contrastes et donnant ainsi aux images une grande unité visuelle. La couleur n’est pas mise au service de la distinction des formes, mais au contraire, de l’exaltation des matières qui se lisent dans le paysage, par exemple celles d’un fourré. Cet intérêt pour la matière est manifeste dans l’œuvre de Daniel Boudinet en général qui, dans un carnet de ses archives, affirme que « la photographie, en noir et blanc, va à la sculpture [25] ».

24. Ibid.25. MAP, donation Daniel Boudinet, 28 février 2005.

›  Figure 6 : Daniel Boudinet, [Fourrés], avant 1977, tirage gélatino-argentique, 30 x 24 cm. Donation Daniel Boudinet, Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine ©RMN-GP.

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Barthes, dans son texte, se montre sensible à cette esthétique qui épuise l’opposition entre les couleurs pour construire l’image. Il considère ainsi que, pour Boudinet, « l’arbre n’est pas une forme (c’est là une grande audace), mais une substance légère et serrée, lumineuse, moi-rée [26] ». Le terme de moire, qui revient à plusieurs reprises, a une définition précise dans le cours sur le neutre. La moire, ou le camaïeu, c’est « un espace totalement et comme exhausti-vement nuancé [27] » et qui produit des images harmonieuses, où les formes sont indifféren-ciées. Pour Barthes, cette indistinction évoque l’origine des temps : dans son cours, il rappelle que Jérôme Bosch a confié, dans « Le Jardin des délices [28] », « au camaïeu, la “représentation” du début de la création, lorsque celle-ci est encore toute proche, toute mêlée de l’indistinction originelle [29] », alors que les photographies de Boudinet représentent « une histoire humaine très primitive [30] ».

Daniel Boudinet incarne ainsi pour Barthes une esthétique, mais aussi une éthique du neutre. En effet, le photographe ne cherche pas à raconter une histoire comme un photojournaliste ou à montrer son geste créateur : ces photographies de facture classique, générales et mesurées, offrent davantage à contempler leur sujet qu’à lire le discours de leur auteur. Cette retenue frappe Barthes : « L’auteur dit indirectement le paisible, pour que nous nous reposions ; car s’il le disait directement, nul effet (ou un effet contraire) ne s’ensuivrait. D’ordinaire, la photographie affirme ; ici, elle produit la paix [31]. » Cette attitude pleine de « délicatesse [32] » est à mettre en relation

26. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.27. Roland Barthes, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), op. cit., p. 83.28. Jérôme BosCh, « Le Jardin des délices », triptyque, huile sur bois, 1494-1505, Madrid (Espagne), Musée du

Prado, 220 x 386 cm.29. Roland Barthes, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), op. cit., p. 84.30. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.31. Ibid.32. Ibid.

›  Figure 7 : Daniel Boudinet, [Cheval dans un pré], avant 1977, tirage gélatino-argentique, 30 x 24 cm. Donation Daniel Boudinet, Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine © RMN-GP.

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avec une autre qualité du neutre : le tacere [33]. Barthes fait le lien entre le tacite et la délicatesse, le tacite permettant souvent d’éviter de « petites agressions » ou la « bêtise [34] ». Il applique lui-même cette retenue « J’aimerais parler du cheval blanc, symbole très ancien de beauté. Mais la beauté se montre et ne se dit pas [35] ».

Cette esthétique et cette éthique sont appréciées de manière intellectuelle, mais aussi intime : la « délicatesse » de Daniel Boudinet a un effet bénéfique sur un auteur alors lui-même en position de soignant : « le repos [36] », l’apaisement que lui procurent ces images lui permettent même de « mieux respirer [37] ». C’est d’ailleurs le seul travail qu’il accepte cet été-là [38].

Le commentaire pour Créatis, jalon de l’élaboration de La Chambre claire

Les rapports entre Barthes et Boudinet se poursuivent après la publication du numéro de Créatis. En 1978, Daniel Boudinet intitule une série réalisée dans son appartement Fragments d’un laby-rinthe, sans doute dans une double référence à Barthes : « fragments » est un terme souvent employé par l’auteur, notamment l’année précédente pour son ouvrage Fragments du discours amoureux ; entre 1978 et 1979, Barthes anime au Collège de France un séminaire intitulé « La métaphore du labyrinthe. Recherche interdisciplinaire [39] ». En 1979, on sait que Boudinet figure parmi les photographes consultés par Barthes pour la préparation de La Chambre claire. L’auteur choisit d’introduire son essai par la reproduction d’un Polaroïd de Boudinet, découvert dans un vernissage [40] – des rideaux bleus, dont les teintes sourdes rappellent l’esthétique de Fragments d’un labyrinthe – et qui constitue la seule œuvre en couleur du livre. Néanmoins, cette photographie n’est pas commentée, et les deux citations de son auteur originellement prévues disparaissent des dernières versions du manuscrit. Ainsi, en lisant La Chambre claire, il est difficile de savoir si et comment l’œuvre de Boudinet a contribué à l’élaboration des thèses qui y sont développées.

Cependant, la lecture croisée du texte de 1977 pour Créatis et de La Chambre claire révélent l’in-fluence du premier sur la seconde. Dès cette date, Barthes réalise que certaines photographies valent plus que par le statut – documentaire ou artistique – qu’il peut leur assigner et qu’elles lui procurent une émotion singulière. Les photographies de Boudinet sont de celles-là, et sont l’occasion pour Barthes de faire l’expérience de cette émotion et de la décrire, avant de l’analy-ser plus en détail deux années plus tard.

33. Roland Barthes, Le Neutre – Cours au Collège de France (1977-1978), op. cit., p. 51.34. Ibid., p. 53.35. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.36. Ibid.37. Ibid.38. Mathilde Falguière, « Daniel Boudinet et Roland Barthes, des œuvres en résonance », art. cit., p. 32.39. Roland Barthes, La Préparation du roman I et II. Cours et séminaire au Collège de France (1978-1980), Paris, Seuil

/IMEC, 2003, p. 165-177. Barthes y associe le labyrinthe à « des fuites de la lisibilité » ; or, la lisibilité est une notion précisément questionnée par Boudinet, dans ses images quasiment monochromes.

40. Roland Barthes, « Délibération », in Œuvres complètes, tome 4, Paris, Seuil, 2002, p. 677.

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Dans La Chambre claire, Barthes essaie de définir, outre ses aspects techniques, ce qui caracté-rise la photographie, ce qui la distingue des autres types d’images. « [L]a photo, c’est comme le mot : une forme qui veut tout de suite dire quelque chose [41] » assène-t-il dès l’introduction de son texte sur Boudinet. Dans La Chambre claire, il formule un constat identique, soulignant que les photographies sont d’abord appréhendées pour ce qu’elles représentent : « Quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit [42]. » Les photographies seraient donc difficiles à appréhender en tant que telles, car on ne voit d’abord que leur référent.

Ne parvenant pas à mener sa réflexion avec les outils théoriques à sa disposition, Roland Barthes choisit alors de se concentrer sur l’émotion particulière que seules des photographies, peu nombreuses, peuvent lui donner, pour comprendre la nature de la photographie en géné-ral. La distinction de telles photographies est déjà présente en 1977 dans le texte de Créatis : « Une photographie ne vaut que si l’on désire (fût-ce dans le refus) ce qu’elle représente. C’est même un bon critère pour savoir si une photo existe […], ou si elle est renvoyée à la légion des clichés insignifiants [43]. » De manière lapidaire, il résume ainsi la distinction qu’il préci-sera deux ans plus tard : celle du studium et du punctum. Il appréhende en effet la plupart des photographies grâce à sa culture, son savoir : le studium dans une photographie, ce sont les éléments qui permettent à un spectateur de reconnaître son sujet, son esthétique, éventuelle-ment le parti pris du photographe. Ce studium est toujours « codé » en fonction d’une culture antérieure. On la partage avec le photographe pour comprendre ses intentions : « la culture (dont relève le studium) est un contrat passé entre les créateurs et les consommateurs [44] ». Or, ces éléments intentionnellement « adressés » n’émeuvent pas Barthes.

Toutes autres sont les photographies dotées d’un punctum, c’est-à-dire d’un élément, souvent fortuit, qui va « poindre » le spectateur, l’émouvoir personnellement en fonction de sa sensi-bilité. Celles de Boudinet, pour Barthes, en font partie : « tout ce que D. B. photographie, je le désire [45] ». Comment se manifeste ce trouble ? Un détail, l’expression d’une personne pro-voquent une émotion, mais sans que le spectateur sache pourquoi : en 1977, il écrit « ces fron-daisons verticales sans air, sans ciel, inexplicablement, me donnent à respirer [46] » ; et en 1980, il confirme : « L’impuissance à nommer est un bon symptôme du trouble [47]. » Dans ce cas, une photographie « anime et [on l’]anime [48] » : elle remémore des souvenirs, excite la curiosité, l’imagination. Les photographies de Boudinet évoquent d’autres images : sur l’une d’elles « se rassembleraient, par surimpression, tous les tableaux paisibles [49] » que Barthes a en tête.

41. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.42. Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie, op. cit., p. 18.43. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.44. Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie, op. cit., p. 51.45. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.46. Ibid.47. Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie, op. cit., p. 84.48. Ibid., p. 39.49. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.

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› Figure 8 : Daniel Boudinet, [Vaches broutant dans un pré, un bâtiment arrière-plan], avant 1977, tirage gélatino-argentique, 24 x 30 cm. Donation Daniel Boudinet,

Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine © RMN-GP.

Ainsi, contrairement aux photographies dont Barthes ne perçoit que « le code », les photogra-phies qui l’émeuvent créent un champ invisible : « or, devant des milliers de photos, y com-pris celles qui possèdent un bon studium, je ne me sens aucun champ aveugle : tout ce qui se passe à l’intérieur du cadre meurt absolument, ce cadre franchi. […] Cependant, dès qu’il y a un punctum, un champ aveugle se crée (se devine) [50] ». Ces affects permettent parfois au sujet de se projeter dans la photographie, comme dans un rêve. C’est le cas dans l’œuvre de Boudinet : « son travail, à tout instant, fonde l’espace où je désire vivre [51] » ; et encore, dans La Chambre claire : « c’est tout simplement là que j’ai envie de vivre [52] ».

Le spectateur est parfois touché par cette émotion en regardant l’image, mais d’autres fois de manière différée, en s’en souvenant : Barthes dit que, pour bien voir une photographie, il faudrait « lever la tête et fermer les yeux [53] », comme il le propose à la fin de son texte sur Boudinet : « Cependant, fermez les yeux : les arbres restent, éblouissants, dans notre tête, gra-vés à l’intérieur de nos paupières ; vous ne pouvez vous en défaire [54]. » Ces rémanences sont affectives, mais aussi intellectuelles. Les photographies de Boudinet sont autant « d’invitation[s] silencieuse[s] à… philosopher [55] », tandis que Barthes loue plus tard la pensivité de la pho-

50. Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie, op. cit., p. 90.51. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.52. Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie, op. cit., p. 66. Il est à souligner que, dans les ver-

sions préparatoires, le nom de Boudinet apparaît en marge de ce passage, preuve que Barthes a fait un temps le rapprochement, mais n’en a pas conservé la trace.

53. Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie, op. cit., p. 88.54. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.55. Ibid.

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tographie. Il rappelle que certaines photographies de Kertész ont été critiquées à son arrivée aux États-Unis, car elles faisaient trop réfléchir [56]. Ici, le pouvoir émotionnel de la photogra-phie rejoint sa force de subversion politique.

La photographie et le temps

Une lecture du texte de Barthes de 1977, à la lumière de La Chambre claire, permet de com-prendre comment les photographies de Boudinet ont accompagné l’élaboration des thèses de cet essai. Ces références restent cependant discrètes, qu’elles aient été volontairement mas-quées par Barthes (qui biffe les mentions du nom de Boudinet), qu’elles soient très générales ou que peut-être Barthes, fidèle à son goût pour le tacite, n’ait pas jugé utile de les expliciter. Les mentions manuscrites de Boudinet dans son propre exemplaire ne portent pas à croire qu’il ait lui-même eu conscience de cette filiation, et Barthes est mort trop rapidement pour qu’elle puisse être éclaircie.

Après sa disparition, l’intellectuel n’en garde pas moins une forte influence sur Boudinet. Ce dernier réalise en effet un collage de tirages contacts reconstituant les lieux de leurs rencontres – Saint-Germain-des-Prés, la rue Servandoni où Boudinet avait photographié Barthes chez lui – intitulé Un parcours hypothétique et posthume [57]. Sous une forme fictionnelle, il cite dans un texte largement les commentaires de Barthes [58]. Son portrait « Le Gaucher » lui vaut de nom-breuses demandes de reproduction après la mort de Barthes. On peut néanmoins, pour ter-miner, pointer une convergence plus profonde encore dans les œuvres des deux hommes : chacune à leur manière aborde le rapport entre la photographie et le temps.

À la fin de La Chambre claire, Barthes définit l’essence de la photographie, qui la distingue des autres types d’images : ce qu’on peut y voir est à la fois réel et passé. Qu’il s’agisse de représen-ter une scène d’actualité ou le visage d’une personne connue, elle ratifie le fait que ce moment a existé et, en même temps, qu’il n’existera jamais plus. Si Barthes est conscient du caractère évident de cette propriété, « vécu[e] avec indifférence, comme un trait qui va de soi [59] », il n’en est pas moins personnellement frappé par ce qu’il appelle la « mélancolie même de la Photographie [60] ». Devant des photographies d’enfants prises au début du siècle, il réa-lise qu’au moment où il les regarde, ces êtres sont déjà morts et il qualifie la brutalité de cette sensation de « vertige du Temps écrasé [61] ». Ainsi, la photographie, en donnant à voir des moments passés, révèle douloureusement leur fugacité. Elle est, pour lui, « cette image qui pro-duit la Mort en voulant conserver la vie [62] ». Ce malaise est accru, pour Barthes, lorsque les photographes cherchent à capter ce qui change : « Tous ces jeunes photographes qui s’agitent 

56. Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie, op. cit., p. 65.57. Daniel Boudinet, « Un parcours hypothétique et posthume » in Raving, septembre 1981.58. Philippe Duboӱl, Daniel Boudinet. Parere sull’architettura di Afra e Tobia Scarpa, Milan, Arnoldo Mondadori Editore,

1985.59. Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie, op. cit., p. 121.60. Ibid., p. 124.61. Ibid., p. 151.62. Ibid., p. 143.

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dans le monde, se vouant à la capture de l’actualité, ne savent pas qu’ils sont des agents de la Mort [63]. » Élargissant son propos, Barthes replace l’avènement de la photographie dans une époque, le xixe siècle, qui a vu disparaître les rituels autour de la mort, et par là sa visibilité. Ainsi pour lui, la photographie, « c’est la façon dont notre temps assume la mort : sous l’alibi déné-gateur de l’éperdument vivant [64] ».

Or, en tant que photographe, Daniel Boudinet cherche volontairement à éviter de représenter ce qui passe pour se concentrer sur ce qui demeure. Il peut s’agir de chercher à capter l’essence d’une personne dans un portrait ou des scènes atemporelles. Barthes y est sensible en com-mentant une photographie d’Alsace représentant les éléments d’un travail ancestral, figures d’un temps cyclique : « l’image dit le temps : nous venons de travailler, de produire, nous allons recommencer [65] ». Boudinet, dans l’exemplaire qu’il conserve de la revue, ajoute au commen-taire de Barthes la mention « un temps sans fin [66] ».

› Figure 9 : Daniel Boudinet, [Paysage rural], avant 1977, tirage gélatino-argentique, 24 x 30 cm. Donation Daniel Boudinet, Ministère de la Culture (France),

Médiathèque de l’architecture et du patrimoine ©RMN-GP.

D’autres photographies donnent à voir des paysages qui paraissent avoir existé de toute éter-nité et sont destinés à perdurer, comme cette photographie des environs de Chamonix. À l’inverse des clichés voulant artificiellement fixer ce qui passe, il préfère incarner ce qui est éternel.

63. Ibid., p. 143-144.64. Ibid., p. 144.65. Roland Barthes, « Douze photographies de Daniel Boudinet », art. cit.66. MAP, donation Daniel Boudinet.

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Barthes déplore non seulement que la photographie provoque un malaise, en ne donnant du passé que la représentation d’instants révolus, mais encore que le support des photogra-phies, périssable comme l’est le papier, condamne leur transmission sur une durée longue. Ainsi, quand le support même des souvenirs disparaît, il conduit les générations futures à l’amnésie – au contraire du monument, support éternel : « Les anciennes sociétés s’arran-geaient pour que le souvenir, substitut de la vie, fût éternel et qu’au moins la chose qui disait la Mort fût elle-même immortelle : c’était le Monument. Mais en faisant de la Photographie, mortelle, le témoin général et comme naturel de “ce qui a été”, la société moderne a renoncé au Monument [67]. »

Or, si Boudinet ne pouvait évidemment garantir que ces photographies, matériellement, se conservent plus longtemps que les autres, il a du moins cultivé une esthétique qui évoque la per-manence et la solidité. Le cadrage de « Chamonix » ou de « Mytilène », le choix de ses lumières donnent à ses photographies, pour le critique Bernard Lamarche-Vadel, « un supplément patiem-ment construit de rigidité [68] ». Le critique parle d’un « rapport étroit à la statuaire ». Ceci est confirmé par la lecture des archives du photographe, qui intitule en effet une série de portraits : « Marbres [69] ». Tout se passe donc comme si Boudinet cherchait à incarner des sujets éter-nels dans une forme durable. Ce faisant, ses photographies permettent de prendre la mesure d’une certaine continuité : pour une fois en photographie, on peut contempler une scène pas-sée mais toujours actuelle. Elles permettent d’incarner une forme de durée, répondant là encore à Barthes qui craignait qu’avec la photographie et l’amnésie progressive qu’elle induit, on ne puisse plus « concevoir, affectivement et symboliquement, la durée [70] ».

67. Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie, op. cit., p. 146.68. Bernard lamarChe-Vadel, « Daniel Boudinet », in Mathilde Falguière et Christian Caujolle dir., Daniel Boudinet,

le temps de la couleur, op. cit., p. 28.69. MAP, donation Daniel Boudinet, 2 février 2005.70. Roland Barthes, La Chambre claire – Note sur la photographie, op. cit., p. 146.

›  Figure 10 : Daniel Boudinet, « Chamonix », 1979, tirage gélatino-argentique, 24 x 18 cm. Donation Daniel Boudinet, Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine © RMN-GP.

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Cette notion de durée se retrouve encore ailleurs dans les œuvres de Barthes et Boudinet. Barthes souligne comment, lorsqu’on regarde une photographie, on ne peut pas s’empêcher de penser au moment où elle a été prise [71]. Or, Boudinet, notamment dans les vues des villes la nuit a pris un long temps de préparation, de cadrage puis de prise de vue. De plus, ces endroits vides, anonymes, souvent comparés à des scènes de théâtre, provoquent chez le spectateur une tension : on regarde et on s’attend à ce que quelque chose se passe. Le photographe cherche alors à ce que « le temps contenu dans la photographie [72] » se communique au spectateur, qui, idéalement, consacre du temps à scruter l’image et fait ainsi l’expérience de la durée qui a été nécessaire à sa fabrication.

› Figure 11 : Daniel Boudinet, [Réverbère et éclairage nocturne], 1975, tirage Cibachrome, 12 x 17 cm. Donation Daniel Boudinet, Ministère de la Culture (France),

Médiathèque de l’architecture et du patrimoine © RMN-GP.

Une lecture croisée des textes de Roland Barthes, des photographies de Daniel Boudinet et de leurs archives respectives permet ainsi d’éclairer, au-delà de jalons historiques connus, les conver-gences de leurs œuvres. Les commentaires de Barthes sur les photographies de Daniel Boudinet établissent tacitement ce dernier comme le représentant en photographie d’un « degré zéro » cher au sémiologue, tout en révélant l’élaboration de réflexions plus générales, développées dans La Chambre claire. Leurs approches de la photographie convergent en ce qu’elles questionnent le rapport au temps du médium. À rebours de « l’instant décisif », ils défendent une photogra-phie qui révèle ce qui, chez un être ou un paysage, relève d’une forme d’éternité et permet donc une transmission. Une question néanmoins demeure : pourquoi Roland Barthes a-t-il choisi ce Polaroïd de Boudinet pour introduire La Chambre claire ? La photographie, peu figurative, n’a pas pu être choisie pour son référent, mais bien pour le lien intime qu’elle entretient avec cet essai de Barthes. Mais nos recherches n’ont pu vaincre le goût de l’auteur pour l’implicite et, aujourd’hui encore, ce mystère reste entier.

71. Ibid., p. 122.72. Daniel Boudinet, cité dans Sylvain leComBre, « Boudinet : les couleurs de la nuit », in Canal, no 14, 15 février-15 mars

1978.

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Les auteurs

Mathilde Falguière est conservatrice du patrimoine, responsable du département de la photogra-phie à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine (MAP). Elle a été, en 2018, commissaire avec Christian Caujolle de l’exposition « Daniel Boudinet, le temps de la couleur ». La variété de la collection de la MAP l’a conduit à des contributions au catalogue Les Nadar, une légende pho-tographique et Réalités invisibles, autour des archives de la Grande Guerre.

Rodrigo Fontanari est docteur en communication et sémiotique de l’université catholique de São Paulo et a soutenu sa thèse, en 2012, sur Roland Barthes et la photographie. Membre asso-cié du réseau de recherche Roland Barthes, il a participé à l’élaboration du dictionnaire Barthes sous la direction de Claude Coste (à paraître). Il est également l’auteur de Roland et la révélation profane de la photographie (2016).