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MATIÈRE DE BRETAGNE, PAR SARA DOKE

Matière de Bretagne, par Sara Doke - Le Panorama de la fantasy & du merveilleux

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❥MATIÈRE DE BRETAGNE, ❥

❥PAR SARA DOKE

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MATIÈRE

DEE BRETAGNEHistoire de l’histoire

La Matière de Bretagne, ce récit légendaire qui semble toujours issu du fond des âges, dont on retrouve des bribes et des références dans nombre de textes

gallois et latins, n’a cessé d’évoluer depuis ses premières versions écrites.

Nous pourrions l’aborder sous une infinité d’angles : son historicité par exemple, ou le fait que chaque auteur l’ayant abordée — et ce

jusqu’au XIXe siècle — a adapté son décor et ses personnages à son époque propre. Nous pour-rions aussi nous attacher à l’écriture elle-même, à son style, à son inspiration, aux différentes traductions et adaptations dans la plupart des langues européennes. Nous pourrions encore nous éterniser sur tel ou tel personnage, nous demander quel auteur a fondé le mouvement, quelle région peut s’en attribuer la paternité, ou encore nous amuser à comparer les différentes occurrences. Mais tout cela prendrait des pages et des pages, d’autant qu’il faudrait raconter aussi cette histoire qui fait couler tant d’encre depuis le XIIe siècle. Nous avons plutôt décidé de présupposer que vous connaissez les aventures du roi Arthur et de son enchanteur Merlin, de Guenièvre et de Lancelot, des chevaliers de la Table ronde et de la quête du Graal, et de nous contenter de vous présenter la genèse de ce premier grand texte européen, sans nous attarder sur ses nombreuses traductions, sans nous appesantir sur tous les textes, sans même nous soucier d’autre chose que des principales versions anglaises et françaises.

Au commencement était Geoffrey de Monmouth, clerc puis évêque briton qui, en 1129, dans divers centres monastiques du Pays de Galles, affirmant traduire un très ancien texte du vieux briton en latin, commença la rédaction de trois manuscrits : les Prophéties de Merlin, L’Histoire des Rois de Bretagne et la Vie de Merlin. Pour chacun de ces opus, il se déclara sous la protection de l’Église puis de la noblesse.

De la teneur historique des premières versions écrites de ce qu’il sera bientôt convenu d’appeler la Matière de Bretagne, on a fait des gorges chaudes. Le très ancien et fameux texte en vieux Briton n’a jamais refait surface. On a certes retrouvé quelques sources galloises, mais

Image ci-contre : Saint Georges et le dragon,

illustration par Jiri Behounek dans Contes des chasseurs, 1983.

Sara Doke

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les spécialistes se sont résolus à admettre qu’en matière d’histo-ricité, le premier scribe de la Matière de Bretagne semblait bien avoir tout inventé. On s’en doutait depuis longtemps, l’Histoire des Rois de Bretagne (Historia Regum Britanniæ, chronique des règnes de tous les Rois britons depuis la fondation du royaume jusqu’à la dernière défaite contre les Saxons et le partage des Britons entre le Pays de Galles et la Petite Bretagne) prenait tout de même sa source dans l’Enéide, sous les traits d’un certain Brutus, petit-fils d’Enée. Cependant, bien des événements que Monmouth décrit ont eu des échos archéologiques, laissant pantois tous ses détracteurs.

Monmouth a été le premier à associer Arthur et Merlin dans une narration. Il leur a consacré la plus grande part de son travail « d’historien », le cœur de sa grande épopée britonne — qui se voulait le témoignage d’un peuple exceptionnel dont il voulait exprimer la grandeur. Les principaux personnages et ressorts de la Matière de Bretagne sont déjà là, Guenièvre, Morgane et Bedwir, qui deviendra Lancelot, la traîtrise de Mordred et la retraite en Avalon. Encore aujourd’hui, les spécialistes s’arrachent les cheveux sur l’inspiration de ces textes toujours controversés, alors même que ce n’est qu’une partie de cette œuvre qui a inspiré et inspire encore de nombreux auteurs et lecteurs. Un bon tiers, qui a traversé les siècles et inspiré la ponte de millions de pages.

C’est cependant Aliénor d’Aquitaine, bienfaitrice des poètes, qui lancera la mode. Pour attirer son attention et son parrainage, s’inspirant de Monmouth, Robert Wace composa le Roman de Brut en 1155, en vers normands. Fidèle à la vision féroce et charismatique de son prédécesseur (qu’il édulcore pourtant), il accouche d’un récit épique et guerrier glorifiant l’histoire de la Grande Bretagne. Mais déjà, il ne fait que s’inspirer, ajoutant sa propre pierre à l’édifice de la légende. Plus tard, avec son Roman de Rou, tentative d’histoire en vers des Ducs de Normandie qu’il ne terminera jamais, il introduit la tradition arthurienne sur le continent et surtout, la forêt de Brocéliande et la fontaine de Barenton. Wace est aussi le premier à parler de la Table ronde, et à glisser les premières allusions aux conteurs britons et à une tradition orale autour du personnage d’Arthur.

Malgré des déboires avec la couronne, Wace sera l’étincelle du nouveau feu arthurien. Tout autour de lui, d’autres chroniqueurs prennent la relève, Marie de France au travers de ses Lais, mais aussi d’innombrables anonymes auxquels on doit tant de manuscrits. Chacun ajoute des fragments de légende, incorporant son travail dans le corpus de Bretagne. Ainsi, un certain Layamon écrira son propre Roman de Brut, la première version en langue anglaise. Mais le plus fameux des émules de Wace demeure Chrétien de Troyes.

De Chrétien de Troyes, nous ne connaissons pratiquement rien, de plus une grande partie de ses textes originaux a disparu. Cependant, au travers de ses poèmes arthuriens (Cligès, Erec et Enide, Le Chevalier à la charrette - Lancelot, Le Chevalier au lion - Yvain et l’inachevé Conte del Graal - Perceval), il est sans doute le père de la Matière de Bretagne telle que nous la connaissons aujourd’hui, et le responsable de sa diffusion exceptionnelle dans toute l’Europe. Il semble avoir tenté de réunir toutes les légendes apparentées, tous

Images sur cette page : illustration de J.-A. Dupuich, tirées de Merlin l’enchanteur, 1951.

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les épisodes de l’histoire afin de construire un ensemble cohérent tout en inventant un nouveau genre littéraire, le roman.

Contrairement à la plupart des futurs textes arthuriens, les poèmes de Chrétien de Troyes n’ont rien d’initiatique. Ils traitent plutôt des obligations de la chevalerie, des difficultés à les conjuguer à la vie courante et de la nécessité pour les grands chevaliers d’expier leurs fautes pour atteindre une certaine perfection. Cet idéal de chevalerie trouve son accom-plissement dans le Graal, qui fait là sa première apparition dans la Matière de Bretagne, mais sans aucun rapport avec le Christ. Outre cette contribution fondamentale au corpus arthurien, Chrétien est surtout l’un des premiers à avoir compris que l’essence même de la Matière de Bretagne consiste en une réunion d’épisodes, d’anecdotes et d’aventures de toutes origines (un de ses successeurs du XIIIe siècle pratiquera même l’adjonction du calife de Cordoue). Par conséquent, il s’est rapidement rendu compte que des éléments différents étaient attribués à un nombre très restreint de personnages. Afin de pallier cette faiblesse, Chrétien et ses successeurs se sont vus contraints de créer de nouveaux héros afin de réunir l’ensemble des épisodes attachés au corpus de Bretagne, tout en conservant cependant une certaine cohérence. Ainsi est née la Dame du lac et bien d’autres personnages féminins, là où Monmouth n’en citait que deux, mais aussi bon nombre de chevaliers pour entourer le souverain et donner à sa cour un avant-goût cosmopolite.

Tandis que Monmouth et Wace se contentaient d’écrire le mythe sous une forme qui se voulait historique et guerrière, une succession de hauts faits, Chrétien est tenu pour l’inven-teur d’un nouveau genre littéraire, où se mêlent humour et sérieux, subtilité psychologique des personnages et souffle épique. Tous ceux qui ont suivi ses traces n’ont pu que parfaire ce style, ce genre qu’on allait appeler « romance », ou « roman ».

Alors qu’au XIIe siècle, quand Chrétien de Troyes versifie ses contes chevaleresques, la prose n’est encore réservée qu’aux traductions du latin et, plus particulièrement, aux textes religieux, la prose devient, au XIIIe, la norme pour les chroniques profanes et les hagiographies royales. Lorsque, aux alentours de 1210, se trouve entreprise la transcription en prose la Matière de Bretagne, on privilégie d’un même mouvement l’histoire et la religion.

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Le récit ne se concentre plus sur les aventures des chevaliers de la cour d’Arthur, mais plutôt sur celles de la quête du Graal — et la Matière de Bretagne s’organise alors autour de l’histoire de ce Graal, depuis ses ori-gines entre les mains du Christ jusqu’à l’accomplissement final de la quête par un chevalier pur.

Le premier exemple de cette ten-dance est attribué à Robert de Boron et à sa trilogie en prose du Roman du Graal (Joseph d’Arimathie, Merlin et Perceval). Le cycle Vulgate (1215-1235), ensemble d’autres textes en prose, prend son élan à partir de là, séparant en deux la Prose Perceval de Boron (la Quête du Saint Graal et la Mort Artu), tout en y ajoutant une longue narration de l’histoire de Lancelot, le Lancelot en prose. Ces textes sont anonymes mais ont été abondamment attribués, surtout à des moines cisterciens, ce qui permit à la Matière de Bretagne d’acquérir une nouvelle dimension théologico-politique. Dans la Quête, on apprend que l’histoire a glissé des témoignages oraux des chevaliers d’Arthur vers une version écrite en latin, ensuite traduite en français, tandis que l’Histoire du Saint Graal aurait été dictée par Jésus lui-même.

Par un entrelacement de réfé-rences sacrées, de prophéties et de

généalogies, Galahad — chevalier idéal et descendant autant de Joseph d’Arimathie que des Rois Pêcheurs — voit le jour. Il représente alors cet idéal chrétien venu guérir tous les maux du monde arthurien. De même, la Table ronde, qui n’était qu’un lieu de rassemblement pour les chevaliers d’Arthur, devient la réplique exacte de la table accueillant le Christ pour son dernier repas. La lance sanglante et l’épée brisée des récits britons se mutent en lance de Longinus et en épée du Roi David. Et tout cela se trouve régulièrement « confirmé », dans le texte de la Vulgate par les témoignages récurrents d’ermites traduisant pour le profane les grands mystères de la Matière de Bretagne, tant et si bien que certains spécialistes y voient encore une tentative cistercienne d’utiliser le texte à des fins pédagogiques.

Du Roman du Graal, anonyme, composé entre 1230 et 1240 (et encore attribué au bour-guignon Robert de Boron), il ne nous reste que des fragments portugais ou castillans. Cepen-dant, cette narration en trois parties nettement mieux liées les unes aux autres que dans les précédentes versions en prose, a ceci d’intéressant qu’elle se détourne totalement de la partie

Image ci-contre : illustration de Jesse Watson, pour Tom Pouce, 1989

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profane : Lancelot étant quasiment ignoré, tout incident devient péché à expier et Arthur se retrouve père incestueux de Mordred et donc maudit, comme à travers lui son royaume que seul le Graal peut sauver.

Au même moment apparaît la Prose Tristan qui tente de faire subir le même sort au mythe de Tristan et Iseult tout en l’intégrant à la Matière de Bretagne proprement dite, en faisant de Tristan l’un des chevaliers d’Arthur. Amusant retournement, lorsque l’on sait ce que l’idylle entre Lancelot et Guenièvre doit à la tragédie irlandaise. Avec la Prose Tristan, apparaît un nouveau modèle de récit inspiré de Robert de Boron : les enfances des héros, censées expliquer la suite. De nouveaux auteurs anonymes ne pencheront alors sur les enfances de Merlin ou de Lancelot.

Entre le XIVe et le XVe, l’engouement pour la Matière de Bretagne diminue au profit d’un néoclassicisme gréco-romain, en France comme en Angleterre (la guerre à laquelle on se livre alors n’y est peut-être pas étrangère). Par contre, en Espagne, en Allemagne ou aux Pays-bas, se multiplient les traductions et les adaptations.

C’est alors qu’apparaît Sir Thomas Malory. Le Morte d’Arthur (1) est terminé à la prison de Newgate en 1469, deux ans avant la mort de son auteur. L’ouvrage de Malory se compose de huit contes épiques à propos de la cour du Roi Arthur. Le matériel est particulièrement abon-dant et s’y retrouvent tous les éléments archétypaux : la naissance d’Arthur à Tintagel, l’épée dans la roche, la Table ronde, Excalibur surgissant du lac, Lancelot et Iseult, la quête du Graal, la trahison de Mordred, la chute d’Arthur à Camlann, la reine qui vient le chercher, etc. Il s’agit de la version définitive, en quelque sorte.

Malory connaît ses sources, qu’il s’agisse de la Vulgate, des versions en prose ou de Chré-tien de Troyes, par exemple. Et il n’est tendre avec personne. Comme les moines cisterciens du XIIIe, Malory considère Arthur et tout son entourage comme des pécheurs et des faibles mais, contrairement aux pères, il ne s’en tient pas au côté archétypal des personnages, puisqu’il fait usage de leurs aventures afin de les décrire en profondeur. En pleine Guerre des Roses, du fond de sa prison, Malory s’avère un auteur politique qui prend plaisir à se moquer des puissants comme des intrigues de cour.

Image ci-dessous : Peinture de Edward Burne-Jones

The Last Sleep of Arthur in Avalon, 1881,

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Il semblerait que le titre original de son texte soit : « Le livre complet de l’histoire du Roi Arthur et de ses nobles chevaliers de la Table ronde ». En piochant dans les différentes versions françaises et anglaises, Malory entreprend de lier véritablement les différents épisodes entre eux pour construire une histoire complète et cohérente. Il ne se contente plus de mettre côte à côte les personnages et les aventures de chacun et, en cela, il crée une atmosphère qui restera longtemps inégalée et fera de Le Morte d’Arthur (titre choisi par l’éditeur) la véritable version définitive de la Matière de Bretagne, jusqu’à la fin du XXe siècle.

Son texte servira de base à la plupart des travaux romantiques anglais du XIXe, jusqu’à Ten-nyson qui s’attache particulièrement à la Dame de Schallot et à Galahad mais tout en respectant intégralement le récit de Malory. Même des auteurs comme T. H. White (dont le premier volume inspirera le dessin animé de Walt Disney, Merlin l’Enchanteur), Mark Twain ou Joseph Steinbeck ne s’éloigneront guère de ce grand œuvre. Cependant, la forme choisie par T. H. White (2), celle du roman initiatique plein d’humour, aura elle aussi de nombreux échos et c’est à partir de ses textes, comme de ceux de Malory et de nombreux documents historiques découverts sur le tard, que les auteurs de fantasy s’attaqueront au mythe. La Matière de Bretagne est ainsi devenue un exercice de style quasiment obligatoire pour bien des auteurs tant anglophones que francophones.

En France, si René Barjavel (L’Enchanteur) est resté fidèle aux textes anciens, Michel Rio (Merlin et Morgane), Jean Markale (le Cycle du Graal) ou Jean-Louis Fetjaine, par exemple, ont tous tenté, comme les écrivains anglo-saxons, de retrouver les sources historiques et my-thiques de la légende. Comme Marion Zimmer Bradley ou Mary Stewart, Bernard Cornwell ou Stephen Lawhead, ils ont choisi de respecter la trame (de la naissance magique de Merlin à la quête du Saint Graal par un chevalier pur) mais au lieu d’adapter l’histoire à leur époque comme avant eux l’avaient fait tous les auteurs de la Matière de Bretagne, ils ont retrouvé Arthur et ses acolytes à la fin de l’antiquité. Respectant la tradition, chacun a choisi son point de vue, ajouté son grain de sel, mais, là où tant d’autres ont forgé la légende, ils ont essayé de l’inscrire dans une réalité historique méconnue. Ils ont recherché les druides finissants, la chute de Rome, les treize trésors d’Irlande, la lutte entre l’ancien pouvoir et le nouveau. Au-delà de la cohérence, ils ont tenté d’établir une justification de l’épopée d’un peuple pour son unité, tout en distillant l’universel de la quête initiatique et l’esprit d’une ère finissante. Comme beaucoup d’autres récits des temps anciens, la Matière de Bretagne était devenue un conte pour enfants. Ils l’ont donc rendue aux adultes, en lui restituant l’humanité et la sau-vagerie que des siècles de polissage avaient tenté de purifier au nom de la morale chrétienne.

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Au commencement, Geoffrey de Monmouth avait essayé de créer l’histoire d’un peuple au carrefour de son histoire ; aujourd’hui, les nouveaux scribes de la légende arthurienne perpé-tuent son travail, liant l’histoire et le légendaire celtique à ceux de la chrétienté et proposant, comme lui, la trame pour une infinité de nouvelles variations.

Image ci-dessous : huile sur toile de Frank Dicksee, La Belle Dame sans merci, 1881.

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