318

Click here to load reader

Maxime Du Camp - Mémoires d'Un Suicidé

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Maxime du Camp - Mémoires d'un Suicidé

Citation preview

  • MAXIME DU CAMP DE L 'AOADMIE FRANAISE

    r

    MEMOIRES D'UN

    ,

    PARIS C. 1'1 ARPON ET E. FLA!\tlMA I l ON

    DITEURS i6t RUE RACINE, PRS L'ODO

    -

    Tous droits 1servs.

  • MMOIRES

    D'UN SUICID

  • IMPRIMERIE C. MARPON ET E. FLAMMARION RUE RACINE, 6, A PARIS.

    - . '

    '

  • '

    AVERTISSEMENT

    DE CETTE NOUVELLE DITION

    Ce livre a t crit en 18fi2; je ,iens de le relire afin de l'monder u11 pe11 et c'est peine si je l'ai reco11n11; ce n'est pas lui qui est chang, c'est moi; le-temps a fait son uvr. Il m'a fallu un grand effort de mmoire pour reconstituer ce J ean-l\farc dont jadis j'ai publi le n1anuscrit posthume. Au temps de ma jeunesse , ses douleurs me paraissaient naturelles et lgitimes, j'avoue qu'aujot1rd'hui elles me semblent passablement incomprhensibles. J'aurais mme hsit remettre ces notes so11s les yeux d11 public, si le pauvre

  • VI AVERTISSEMENT homme qui les a crites n'avait si netten1e11t senti lui-mme par .o il pchait et s'il n'avait toujours indiqu le remde du mal do11t il souffrait ; remde bien simple, la porte de tous, et que son manque d'nergie l'empcha de s'administrer doses convenables. Ce rveur qui vit sur sa propre s11bstance jusqu' l"puiser, sait q11e le travail seul pourrait la renouveler et tayer ses facults chancelantes; il recule, il n'a pas le co11rage de saisir cet ami des bons et des mauvais jours; il 111et1rt misrableme11t, dlaiss de lui-mme, aprs avoir vcu inutile, improductif, funeste a11x autres. Comme le niofne de SaintBruno, il peut dire: Jitsfo jttdic10 damnatus .

    .J eau-Marc tait-il bien sain d'esprit? en relisant ses mmoires, j'en ai dout. Il quitta

    .

    .

    .

    la vie trente ans, cet ge particulirement prille11x o le jeune homme n'est plus, o l'homn1e n'est pas e11core, o le systme ner-.

    .

    \'eux cherche prendre un quilibre dfinitif qu'il ne rencontre pas toujours . . A cette heure climatrique, il n'est pas rare de voir la natt1re humai11e saisie par l'trange maladie que les

  • AVERTTSSE)IENT VII

    anciens ont nomme Td1"urn vit, et que nos n1decins modernes appellent l'hystro-mlancolie, maladie souvent mortelle, car elle conduit presque invariablement au suicide. Les dernires impressions de Jean-Marc sont trs troubles, purement subjectives; il les trouve en lui-mme con1me les fruits d'un cerveau n1alade. Sa raison de l'abandonne pas, car, jusqu' la dernire minute, il argumente sur -sa propre rsolution et n'est pas bien certain de ne point faire une sottise, mais elle est assez branle pour dnaturer les objets, fausser les dductions, obsc11rcir sa vraie peuse et l'arracher1t- tous les devoirs dont l'accomplissement seul lve l'homme at1-dessus de l'animalit. Lorsqu'il se dcid mourir, il est bien prs d'tre irresponsable, et ses fac11lts ne sont plus intactes. Si ce livre n'e1\t pas t l'uvre de Jean-Marc et s'il lui tait tomb so11s les yeux, il lui et sa11s doute a pport quelq11e soulagen1ent, et peut-tre mme le sal11t.

    On se dmandera probablement si JeanMarc est un personnage rel, et si toute cette

  • VIIt AVERTISSEMENT

    histoire n'est pas un simple roman offert par un dsuvr d'autres dsuvrs? A telle question, je ne saurais rpondre. J'ignore mme si ce triste hros s'est tu, cornme le disent ses 1nmoires; mais je sais qu'il n'existe plus.

    8 fv1ier '1876.

    -

    M. D.

    Relu et approuve. ntars 1890.

    M. D.

  • PROLOGUE

    '

    On entrevit alors que la mort est un remde, et qu'elle vient au secours des destines qui ont peine s'accomplir.

    MICfiELET

    E_n 1850, j'tais en Egypte ; je revenais de la Nu-bie, et ma cange, aprs avoir descendu les cataractes, ctoy les paysages du Ni l , stationn devant les ruines de Thbes, s'arrta u n matin au mouil lage de Knh. O'lait la fin de mai; l'inondation avait abandonn les terres crevasses par le solei l ; il faisai t chaud et Je vent de khamsin poussait des rafales brlantes sous le ciel dcolor. Mon quipage, qu i depuis six semaines maniait ses longues rames en chantant, tait puis de fatigue, il demandait un repos que je lu i accordai sans peine, et je rsolus d'al ler visiter les bords de la mer Rouge, dont la ville de l(nh est spare par un petit dsert que les caravanes mettent quatre jours traverser. -On certain cbrlien de Bethlem nomm Ia, faisant fonction

    i

  • PROLOGUE

    d'agent consulaire de France Knh, se chargea de trouver des dromadaires pour mon drogman et pour moi, des chameaux pour les -outres et pour les bagages, et fi t prix aves des chameliers qui devaient m e conduire au port de Qseir et me ramener ensui le Knh, o l e reste de mes hommes demeurait m'attendre.

    On partit avant le lever du jour, et le soir, la nuit close, on piqua la tente au puits de la Djila, aprs avoir march quatorze heures sous l e solei l , travers les tourbillons de poussire soulevs par le vent du sud . Le lendemain, on fit la sieste dans une grotte couverte d'inscriptions hiroglyphiques de la dynastie thiopienne, u n endroit nomm GamrSchenis, et le soir on s'arrta quelque distance de Bi1-el-Iiamammat (le puits des Pigeons). Nos chameliers auraient voulu pousser plus loin, car le d iable venait souvent visiter les voyageurs celte place que j'avais choisie, et i ls ne se sentaient que mdiocrement rassurs malgr les plaisanteries et les raisonnements philosophiques de mon drogman.

    Lorsque j'eus termin ce rapide repas des voyages au dsert qui se compose presque invariablement de pain et d'ufs durs, lorsque j'eus pris mes notes la clart de ma lampe portative, je m'tendis sur rr1on tapis, la tte soutenue par u n bon oreiller de sable fin, mes armes prs de moi, sous l e ciel toil, sentant mon cur se dilater l'aise dans les i m n1ensits silencieuses qui m'entouraient.

    I.e sommeil approchait de moi , les images des 'longes passaient dj devant mes yeux, je n'avais

  • PROLOGUE 3 plus qu'une perception confuse des paroles que les chameliers changeaient voix basse , lorsque mon drogman se prit d ire en ricanant :

    - Ah! si le diable vient nous chercher cette nuit, il trouvera qui parler, car voil une caravane qui s'arrte cent pas d'ici .

    Eu effet, un grand bruit vint jusqu' moi . Des chameaux faisaient entendre ce gargouillement plaintif qui est leu r cri, des hommes parlaient voix haute, on enfonait coups de marteau les piquets d 'une tente ; on s'agita ainsi pendant quelque temps, pu is peu peu la rumeur s'apaisa, se tut tout fait, et_je m 'endormis . '

    Je ne sais depuis combien d'heures je reposais de ce sommeil vigilant particul ier aux voyageurs qui ga1dent toujours une oreille ouverte au danger, lorsque je fus rveill par u n grand tumulte. Des Arabes criaient, un coup de fusil branla les chos du dsert, on entendait des miaulements douloureux semblables des vagissement d'enfant. Je sautai sur ma carabine, mon drogman passa ses pistolets sa ceinture .

    - C'est Schltan le Lapid qui . tord l e cou de mauvais plel'ins, disaient les chameliers.

    - C'est quelque ble froce qui attaque la caravane, d isait le drogman.

    - Allons voir, disais-je mon tour. Le drogman et moi nous partmes en courant,

    pendant que les chameliers s'accroupissaient prudemment derrire leurs dromadaires.

    Comme nous approchions du l ieu d'o tait sorti cc vacarme, mon oreille fut frappe par u n juron

  • PROLOGUE

    franais si nettement articul, que je ne pu m'empcher de m'arrter avec tonnement.

    - Qui vive ! criai-je en riant. - France ! rpondjt-on.

    Je fis encore quelques pas et je m e trouvai face face avec un grand jeune homme ytu en Wahabi . Il me tendit la main.

    - Parbleu ! Monsieur, me dit-il, j e ne m'attendais pas tie secouru par un Franais ; car ceci est u n pays peu frquent par nos compatriotes. Je vous remercie de votre empressement, le pril n'tait pas bien grand tout l'heure, et maintenant i l est entirement pass.

    - Qu'tait-ce donc? lui demandai -je. - Rien. Une bande de chacals qui rdaient par ici

    a voulu tter de nos provisions ; un chamelier a cri contre eux, mon Arnaute leur a envoy un coup de fusil, mon chien s'est m is leur poursuite, et cette heure tout est au mieux dans le mei l leur des dserts possible. Est- ce que vous venez de Knh ?

    - Oui, j 'en suis parti hier matin . - Dieu soit lou ! s'cria-t-il, car vous devez avoir

    de l'eau d u Nil . Depuis un an que je cours l'Arabie, je . 'l bois que des breuvages i nvraisemblables et j'ai hle ,!'ava.ler quelques gorges d'eau douce. Les puits de Qseir sont pleins d'un liquide nausabond ; vous m'en direz des no11velles, lorsque vous y serez.

    J'envoyai mon drogman chercher une outre laquelle on donna de longs baisers, comme dit Sancho. J'tais surpris de la joie qu'prouvait ce jeune homme boire.cette eau, qui depuis deux jours ballottait au

    - .

  • PROLOGUE

    soleil dans de vieilles peaux de chvre, et que dj je trou vais dtestable.

    Lorsqu'il eut largement bu, i l fit claquer sa langue comme un gourmet qui vient de savourer un verre de ce fameux vin de Porto retrouv sous les dcom bl'cs du tremblem ent de terre de Lisbonne.

    - Merci, me dit-il en rendant l'outre au drogman. Est-ce que vous avez bien envie de dormir ! Puisque nous sommes en Orient, vous me permettrez de vous traiter l 'orientale : nous ne pouvons nous sparer sans avoir pris le caf et fum un tchibouk.

    - Soit, lu i dis-je ; mais avant tout, prsentons-nous l 'un l'autre. Je m'appel l e l\laxime Du Cam p ; je viens de \'Tadi-Halfa el j e compte m e rendre Constantinople travers le continent, pour de l rejoindre la France par la Grce et l'Italie. El vous, mon hte?

    - l\1oi , rpondit-il, je m'appel le Jean-1\farc ; j'arrive du Caucase, travers la Perse, l e I\.hurdistan, la Msopotamie et l'Arabie; je n1e rends Alexandrie, o je m'embarquerai pour la France o tout autre pays, selon la fantaisie qui m e poussera.

    - Eh bien, mon cher Jean-Marc, entrons sous votre ten le !

    - Ma foi, m o n cher Maxime, vous y serez le bienvenu.

    Les voyageurs se lient faci l ement : on se rencontre aujourd'huj, dernain on se quittera peut-tre pour toujours ; aussi l'on met vite l e temps profi t; on donne en quelques instants ce qui, dans des circonstances ordinai res, demanderait des semaines et des mois ; au bout d'une heure on se spare en s'aimant, sans sa-

  • 6 PROLOGUE voir si jamais on se retrouvera. Il n'y a pas de tranition, on en est dj l'int.imit qu'on sait peine de quel nom s'appeler. Qn se jure de se rechercher, de se revoir plus tard ; mais les exigences de la vie vous dispersent, l'oubli vous loigne, et vous restez sans nouvelles de ceux qui vous avez livr
  • PROLOGUE 7

    comme une guipure sur ses jambes laisses dc1ni nues par des gutres dchires ; d e sa ceinture sor- . laient des pistolets crosse de corail et un yatagan fourreau de vermei l ; sa veste; autrefois rouge brode d'or, s'en al lait en lambeaux; un fez raill couvrait sa Lte et tait entour, en guise de turban, d'un mauvais mouchoir en cotonnade jauntre qui accompagnait bien les tons bronzs de son visage maigre, orn d'une longue moustache blanche retrousse jusqu'aux oreilles.

    - O donc avez-vous trouv ce chef de brigands? demandai-je Jean-Marc lorsque Bekir-Aga se fut loign.

    - Dans les montagnes de l'Albanie, me rponilit-il. C'est toute une histoire. Il y a une dizaine d'annes, je lui ai sauv la vie, et depuis ce temps i l ne m'a jamais quitt. Son accoutrement se ressent du long voyage qu e nous venons de faire. Il ne paie pas de mine, je le sais, mais c'est le serviteur le plus dvou qui soit au monde ; et, ajouta-t-il avec une certaine tristesse, c'est depuis bien des jours dj ma seule compagnie avec ce chien qui dort maintenant mes pieds.

    Aprs une heure de conversation avec Jean-Marc, je me levai pour lui faire mes adieux ; i l me retint par le bras :

    - li y a si longtemps, m e dit-il, qu'une voix franaise n'a sonn mon oreille que je ne peux me dcider vous quitter. Et puis, j'ai bien des questions vous faire ; voil plus d'une anne que je n'ai eu de nouvelles de la France, je ne sais cc qui s'y passe.

    ---

  • 8 PROLOGUE

    Notre rencontre ne me laisserait que des regrets si vous ne consentiez la prolonger. S i rien ne vous presse vers Qseir, o vous arriverez toujours trop tt pour ce que vous y verrez, consacrez-moi vo tre journe de demain. Le khamsin est v iolent, prenez _ u n jour de repos et laissez.moi le passer avec vous; nous causerons de !'Opra et du boulevard des l taliens, je vous donnerai des renseignements sur les contres que vous voulez parcourir et o j'ai long temps voyag. En m'accordant ce que je vous demande, vous me rendrez heureux. O'est une grande joie de trouver u n compatriote dans de telles solitudes, et aussi de pouvoir parler le langage de son pays.

    l\1algr la contrarit que j'prouvais de perdre un jou r, je ne voulus point refuser une olfl'e aussi cordialement propose ; i l fut donc convenu que nous passerions ensen1ble la journe d u lendemain.

    - l\1erci, me dit Jean-J\1arc avec effusion ; en revanche el la condition que ma socit ne vous fa1iguera pas trop, je vous promets de vous attendre Knh, et, si vous avez u ne place me donner u r votre cange, je descendrai le Ni l avec vous jusqu'au Kaire.

    J 'acceptai de grand cur, eL nous nous sparn1es pour reprendre u n sotnmeil qui, cette fois, ne fut plus interrompu.

    Les morsures du soleil levant me rveil lrent au moment o mon compagnon improvis arrivait n1on campement.

    - J'ai trouv, me dit-il, un endroi t sans pareil o

  • '

    PRO.LOGUE 9

    nous aurons de l'ombre et de la fracheur , deux choses rares au mois de mai dans l e dsert de Qsei r. J 'a i dj pouss une reconnaissance matinale jusqu'au puits

    .dont nous sommes voisins, afin de voir s'il con

    tenait de l'eau; j'ai aperu au fond une sorte de fange croupie que refuseraient d'habiter des grenou i lles , mais c'est le plus jol i l ieu d u monde pour y causer cle 01nni re scibili e t quibiis1.la1n aliis. Figurezvous une tour l'envers, cent soixante degrs descendre et un large palier chaque vingtaine de marches. Ce sont les Anglais qui oqt creus e t construit tout cela, pour notre plus grand plaisi r, l'poque o i ls occupaient l'gypte, et comme ce sont d'ingnieux u til itaires, i ls ont fait autour du puits des auges avec des satcophages anliques.

    Les domestiques portrent nos tapis dans l'escalier dcouvert par Jean-l\1arc. L'endro i t tait bien choii en effet; quelques geskos, i l est vrai, ran1paieu t le long des m urs, une senteur de vase humide planait autour de nous, mais qu'importe ! En voyage on ne s'arrte pas de si m inces considrations; le soe;J ne pouvait nous atteindre, la chaleur ne desccna1t pas jusqu' nous, nous avions du tabac Djbli , e bons tchibouks, du caf, e t nous aurions t ingrats de nous plaindre.

    Sous l a pleine lum ire du jour je pus exam inc1 Jean-l\Iarc mon aise. C'tait un grand jeune homme d e vingt-huit ans environ, ple sous la teinte brunp. dont le soleil avait dor son visage ; u ne courte arbe noi re, d rue, serre et frise, encadrai t ses mchoires saillantes et sa lvre paisse ; son front

  • {0 PROLOGUE

    large, trs dvelopp, se plissait de deux ou trois rides prmatures; des sourcils fins suivaient ls contours de l'arcade orbitaire qui se projetait hardiment au-dessus d'un il ouvert, d'un noir velout, trs doux m algr une certaine i ronie dsole, et dont la fixit devenait, par moments, insupportable. Ainsi que je l'ai dit, il portait le costume de !'Hedjaz : u n turban blanc serrant unekufieh rouge et jaune entourait sa tte rase ; une longue robe ponceau retombai t jusqu' ses pieds, dont la cambrure et la finesse correspondaient l 'Jgance presque fminine de ses mains maigres et allonges. Il avait le geste abondant, sec et trs expressif. Pendant les courts instants que j'ai passs auprs de lui, il me parut tre ce qu'on appelle un homme distrai t ; au mi l ieu d'une conversation i l oubl iai t facilement son i nterlocuteur et tombait au fond de lu i-mme dans l'absorption d'une pense secrte. L'urbanit de ses manires se doublait d'une hardiesse hautaine qui animait la svrit u n peu dure dont ses traits taient empreints ; il avai t, comme on dit , le poing sur la hanche ; tout en causant, il m'avoua qu'i l ne fuyait pas les querelles et ne dtestait pas les g?urmades.

    A force de parcourir les pays du soleil qu'il con naissait mieux que personn e , i l avait conquis u n flegme oriental qui s'alliait d'une faon singulire sa Vivacit naturelJ e, cette f lll'a {ra 11Cese qui UOUS f&i t s i vite reconnatre par les trangers. Il rptait souvent cet axiome : L'honnte homme est celui qui ne s'tonne de rien. A toutes ses admirations il don nait un correctif souvent amer. Il avait beaucoup vu,

  • PROLOGUE il

    beaucoup regard, beaucoup rflchi sans doute, et i l rsumait parfois son opinion dans un aphorisme nerveux qui repoussait toute rplique.

    La roideur tranchante avec laquelle i l lanait sa pense n'tait souvent qu'apparente, car i l lui arrivait d'abandonner son opinion lorsqu' i l voyait qu'elle allait amener une discussion srieuse ; parfois mme i l resiait dans un vague trani;e et reculait devant une conclusion. Par moments, et sur un mot qui heurtait ses ides, i l s'exaltait, s'em portait, et peu peu, sur le mme sujet, redevenait calme el. presque indiffrent, comme s'il n'et pas jug l'objet de la contestation digne d'un effort. Il me sembla travers toutes choses traner l e poids d'un insurmontable ennui. -J'ai pris la vie rebours, me disait-il.

    - Ah ! bah ! rpl iquai-je, tout nlal garde en soi son remde, et, comme disent les bonnes gens, chacun porte sa croix : connaissez-vous un homme heureux !

    - Oui, s'cria-t-il, j'en ai vu un . - O donc? l e cas est rare, et j'irais volontiers lui

    demander son secret. - Dans un vil lage d u Nadj . C'tait u n I\.urde que

    les Vlahabis avaient fait prisonnier dans leur guerre contre le pacha d'gypte ; i l est condamn tourner la roue d'un puits d u matin au soir. Au lever d u solei l , i l se m et sa besogne, qu'il fait avec conscience, dans la crai nie des coups de blon ; quand vient la. nuit, i l va. se coucher sur une natte et dort d'un bon sommeil pour recommencer le lendemain.

    - Et vous estimez que ce misrable est heureux! m'criai-je avec une certaine vivacit .

    ... .-... -. _..,

  • !2 PROLOGUE

    - Si j'avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l'habitude ; 1> c'est Chateaubriand qui l'a dit, et i l est notre matre tous. Ce misrable, comme vous l'appelez, est habitu, donc il est heureux.

    - Eh bien, i l fal lai t prendre sa place ! - Ah ! non, rpondit-il, car j'aurais pris la place

    sans prendre l'habi tude, E;t j 'aurais manqu mon but. - Vous aimez les paradoxes, lui dis-je en riant. - 1Ioi ns. que vous ne croyez, r pliqua-t- i l . Ses discours, ainsi que cet exemple peut le prou

    ver, taient souvent pleins de contradictions ; je voyais en l u i un esprit droit, intelligent, curieux, mais. hsitant encore et n'osant pas se forn1uler. Parfois, comme s'i l et emprunt aux dogmes mahomtans leur loi fondan1entale, i l s'avouait fataliste et dclarait hautement que rien n'arrive que ce qui doit arriver ; d'autres fois, au contraire, i l Tclamait son lil:Jre arbitre et le droit que chacun porte en soi de guider sa vie travers les vnements qui l 'assaillent ; et comme j e lui faisais remarquer la contradiction qui existait entre ces deux te1mes.

    - Tout cela peut se concilier, me rpondit-i l . (Et plus tard, en lisant ses l\imoires, j'ai reconnu qu'il avait raison .)

    Nous emes, ce propos, u ne discussion sur l e suicide. Certes, on a dit sur ce sujet tou t ce qu'on peut dire. La mort volon taire est-elle permise? est-elle dfendue? Ceci est une question que je ne veux pas me charger de rsoudre.

    Lorsque des ides semblables sont en cause, chaque

  • -PROLOGUE !3

    argument gagne sa rpl ique. J'argumentais, et Jean-1\farc rpliquait; je disais non, i l disait oui.

    _Avez-vous le droit de retirer une force quelconque de la circulation? m'criais-je .

    - Parbleu ! rpondit-il, s i la circulation m'entraine ' . ou Je ne veux pas. - Voil d u fatalisme. - Oui, mais je me tue pour faire acte de l ibre ar-

    bi tre, et je rtabl is l'quilibre. Sa conclusion fut celle-ci : - Si je me tuais, mon su ici de serait le rsultat ou

    plutt la rsultante de l a volont de Dieu et de la m ienne. En effet, Dieu pense en nous, puisque notre me est une manation d i recte de son essence. Si donc la pense m e vient de hter l ' instant o je quitterai ma forme actuelle, c'est Dieu que je la dois. Je reste matre, moi, avec mon l ibre arbi tre, de la discuter, de la repousser ou de l'admettre. Il en est de cela comme d'une mala(,iie qui est i nsignifiante, dangereuse ou mortel le, et dont le germe est en nous. S i cette pense s'agite eu moi sans me troubler, elle es! insignifiante ; si elle m'inspire une rsolution funeste, elle est dangereuse ; si elle s'est empare de moi j usqu'au point de

    , n1e forcer excuter ma rsolution, el le est mortelle. - Heureusement, lu i d is-je banalement, que vous

    n'en tes point ces dures extrmits. - On ne sait pas ce qui peut . arriver, rpondit- i l .

    Croyez-moi, les Arabes ont raison : ce que Dieu fai t est bien fait.

    - Ainsi soit-i l ! rpliquai-j e en riant, et nous changemes de conversation.

    . .

  • PROLOGUE

    Ce fut au milieu de ces causeries que la journe s'coula, et si l'on me demande comment j'ai s i bien conserv tous ces dtails, je rpond rai qu'en voyage ces sortes de rencontres sont assez rares pour deven ir de petits vnements dont chaque particularit reste dans la mmoire, et ensuite que la mort de ce pauvre Jean-Marc me fora reconstituer, par rflexion, tout ce qui avait pu se passer entre l u i et moi.

    Le lendemain, au petit point du jout, tous deux juchs sur nos dromadaires, aprs nous tre serr la main, en nous promettant de nous retrouver I\.nh pour gagner le Kaire ensemble, nous prenions chacun notre route, lui vers le Nil et moi vers la mer Rouge.

    Huit jours aprs, un soir, j'tais de retour Knh, et com1ue j'entrais dans ma cange, le res me remit une lettre que, disait-il, un voyageu r avait crite pour moi. Cette lettre tait de Jean-Marc, et la voici :

    Malgr ma promesse, je pars sans vous attendre, et remerciez-el). Dieu, car, seul ou prs de vous, je n'aurais pas su vaincre la tristesse qui m'accable. Il y a deux ans, j 'ai pass Knh, et cette po que je gardais encore en moi un espoir maintenant jamais renvers; or, quand je suis rentr dans cette ville, o j'avais sjourn une semaine, o j'a vais rpondu des lettres crites par une main celte heure refroidie par la mort, j'ai senti le le\ain des vieil les douleurs monter jusqu' mon cur, et je me suis sauv d'ici pour fuir un im placable sou venir que pourtant j'emporte avec moi. Dans bien des endroits je retrouve ainsi des traces de ma vie misrable, et alors je m'loigne en dtournan t la

  • PROLOGUE , {5 tte, comm e s'ils ne devaient pas m e suivre, ces chers fantmes qui peuplent mon esprit. Par do.nnez - moi ; l'habitude d'une sol itude presque constante n1'a trop permis de m'abandonner sans rserve aux sentiments qui me dominent; main tenant je suis sans force et" presque sans volont pour rprimer mes chagrins ou mes joies, je m e laisse emporter_ leur courant, absorb dans ma pense, dont rien ue m e distrait, et tout prt de ven ir au moins fatigant pour ceux qui m 'entourent lorsqu'ils ne connaissent pas fond ma nature in quite et parfois revche. Je n'aurais t pour vous qu'une triste compagnie, je vous l 'pargne ; ne 1ous en plaignez pas. Nous nous renconlrerons, je l'espre, sot au !(aire, si vous venez vite, soit Pa ris, ce rendez-vous gnral de tous les voyageurs, lorsque vous aurez termin vos courses travers le vieux monde. Ne chassez pas de votre mmoire cette .courte journe passe sur les marches du puits des Pigeons !

    Au revoir donc, sinon dans cette existence, du moins dans une autre. >

    Celte lettre m e surprit et m'inquita ; j'inlerrogea le res de m a cange , et voici peu prs ce qu'il rne rpondi t :

    - Quatre jours aprs ton dpart pour Qseir, Je voyageur arriva ici avec ses chameliers et un ArnauLe. I l nous dit qu'il devait se rendre au Kaire avec toi

    .; rious Je laissmes entrer ; il s'assit sur le d ivan .

    Il tait laid, le jour allait finir, les m uezzins commenaient chanter la prire du coucher du soleil, et je

  • i 6 PROLOGUE revenais de faire mes ablutions, lorsque je vis le voyageur debout sur le pont. I l regardait du ct du fleuve. Tout cou p i l mi t sa tte dans ses mains, ses paules se soulevrent e t u n grand sanglot sortit de ses .Jvres. Je n'osais rien d ire, car je ne savais pas pourquoi il pleurai t. Il se tourna vers son Arnaute et lui parla dans une langue que je ne comprends pas. L'Arnaute s'en alla, et au bout d'une heure, il r11vint. Alors. le voyageur t'crivit la lettre que je t'ai remise ; i l fit emportr ses bagages et partit aprs m'avoi r donn un bakchiche. J'ai appris le lendemain qu'i l avait fait prix avec un res de barque pour qu'on l e conduist au Kaire sans arrter.

    Ces renseignements ne m'apprenaient rien, et je reslai dans l ' incertitude que m'avait cause la leltre de Jean-Marc.

    Lorsque j 'arrivai au Kaire, je m'informai de lui ; i l n'avait fait, pour ainsi d ire, que traverser la ville, s'tait rendu Alexandrie , d'ot't il avait d gagner l'Italie par u n paquebot franais.

    Quant moi, je continuai mon i tinraire projet. Dans plusieurs endroits on me parla de Jean-Marc. Partout i l avai t laiss la rputation d'un homme taciturne et fantasque. A Beyrouth, on me conta une

    singul i re l1istoire dont i l avait t le hros et sur laquelle i l donne dans ses l\1moires bien des dtail s que l 'on ignorai t.

    Je terminai mon voyage, rapportant en moi la nQs talgie des pays parcourus, et je revins .Paris .

    Ds que j'eus embrass mes amis ; lorsque j'eus brivement rpondu aux questions que chacun m'a-

    .

  • PROLOGUE {7 dressait, je m'informai de Jean-Marc, dont l e souvenir avait toujours flott dans m on es\)ri t ; lui aussi, il tait d e retour. Je m e prsentai che;, lui et ne le trouvai pas ; je laissai ma carte et j'attend is en vain sa. visite ; plusieurs fois j 'y retournai sans jamais le rencontre r ; j e lui crivis, i l ne m e rpondit pas. Je ne devais plus l e revoir.

    J'en parlai plusieurs personnes qui J e connaissaient, et nul ne put m e donner positi vem ent de ses

    nouvelles. Chacun, au reste, paraissait avoir sur son compte une opinion toute fai te.

    - C'est u n fou, disait l'un. - C'est u n ours, d isait l'autre. - C'est u n original, prtendait u n troisime. - C'est u n m alade, m e dit u n n1decin. Je rencontrai un jour un de ces hom mes qui font

    fortune avec des 1nots alambiqus que l'on cro[t profonds parce qu'ils sont obscurs. Au trefois, il avait vu Jean-Marc, e t lorsque je lui demandai ce qu'il en pensait, i l m e rpond i t ave.c u n geste de m pris :

    - C'est u n tre inuti l e ; c'est u n fils naturel de . Ren, lev par Antony et Chatterton !

    L'explication m e parut peu satisfaisante ; elle m e laissa mes doutes. Plus tard , lorsque j e lus les notes qui fo rment ce volume, je co1npris celle rponse : C'e.t un tre inutile. En effet, l tait tout le mystre de cette existence dou.loureuse ; Jean-Marc est mort parce qu'il fut inutile.

    A u m ilieu des occupations m ulti pies dont la v ie de Paris est pleine, j e n e tardai pas m ettre u n peu Jean-Marc en oubli ; son souveni r rentra naturel ..

    il

  • i8 PnOLOGUE

    lement dans un des casiers les plus profonds de ma. mn1oire, pour n'en sortir qu' certains moments de tristesse et d'ennui. Alors le ple visage de ce jeune homme et l'expressiori languissante de ses yeux m'apparaissai ent comme ces amis fidles qui s'loignent dan nos j oies eL rel'iennent nous trouver aux jours de deuil et d'preuYes.

    Donc je pensais Jean-l\Iarc, sur lequel 1na cu riosit tait toujours demeure insatisfai te, lorsqu'il y a quelques jou rs, en revenant d'un court voyage la Teste-de-Busch, je trouvai chez 1noi u n paquet assez volumineux entour d'un papier blanc scel l le cinq cachets noi rs . li y avai trois enveloppes,

    La prem ire portait mes noms et mon adresse. Sur la seconde je lus : Pour t 1e ren1is aprs 1na

    11101t. Quant la troisime susc1iption, elle tait ainsi

    conue :

    Ceci est l'expressio11 de111i1'e de 111a volont. J'ordo11ne que ces papie1s, ainsi cachets et scells de 1nes arn1es, 8oie11 t remis Jlonsi eu 1 Jlaxirnc Dit Can111. Je ne recon11ais pe l'sonne le cl l'oil de s'u 011pose1' oit de dema11de1' atl sus-non1111 conlJllc de ce qu'il eii au1a fait. Je dclare 11'aair ai11si que pou 1 le plus grand soi11 de 1na 111n1oil'C e t la plus gra 11clc utilit cle tous, et je .sig11c :

    J E.\x-'.\L-1.RC.

    J e rompis les derniers cachets, con1prenant que la mort avait lu mon compagnon d'un jour, et sur une liasse de notes j e trouvai la lettre suivante, qui

  • PROLOGUE

    m annonait que ce pauvre Jean-Marc avait t de, mander u n nionde suprieur J e repos qu'il n'avait 1 pas su trouver dans Je ntre :

    Est-ce la fatalit? est-ce J e l ibre arbitre qui me pousse? Je n'en sais rien. Ge qu'il y a de certain, c'est que je suis Jas et que j e m'en vais. Quand vous recevrP.z celte l ettre, tous mes doutes seront claircis, et j'aurai peut-tre enfin compris J e But et la Cause. Vous vous rappelez sans doute nos eau series du dsert. Le suicide est-il permis? est-il d< fendu? Ai-je tort? ai-je raison? Le fait est que je vais me tuer ; voil tout.

    < Gomment, trente an peine, en suis-je arriv l, c'est ce que vous verrez ; si vous avez l e courage < de lire les notes que je vous envoi. Toutes les fois que j'ai t frapp par un vnement ou par une pense de douleur, j'ai crit, sans ordre, sans m thode, i l est v rai, mais enfin j'ai, comme d isent les < danseuses, couch mes impressions sur le papier, et ce son t ces impressions que je vous adresse. A travers bien d u dcousu, vous y trouvei:ez cette vrit terrible dont la ngation m e fait mourir, < c'est que, sous peine de malheur, i l faut suivre Je prcepte que Dieu donne dans la Gense, sous peine'

    de mort, i l faut travai ller. 1 " Gomme u n i mprudent, j'ai consum dans une 1

    . ' < heure, par une inutile clart, l'huile de la lampe qui devait brtiler toute la nui t ; les tnbies sont ve nues, j'ai peur des fantmes ; ainsi qu'un enfant, je me jetterais de grand cur dans les bras de ma c nourrice pour qu'elle apaist mes terreurs; Inais

  • 20 PROLOGUE

    j'ai beau interroger le silence et l'obscurit, je ne vois personne qui puisse m e secourir, et je pars pour les crations futures, o je revivrai sans doute avec l'exprience gagne au prix de bien des mi sres. Je vous l'ai d i t autrefois, j'ai pris l'existence rebours, et voil que je m eurs dgot de l a vie, sans avoir jamais vcu. - Que Dieu me pardonne, car j e ne l'ai pas compris !

    Depuis longtemps je garde et je mris en moi le projet qu'aujourd'hui je vais accompl i r. J'agis avec calme et mme avec recuei llement ; du jour o m a rsolution est devenue inbranlable, j'ai m i s mes affaires en ordre, j'ai recueil l i mes souvenirs, et jusqu'au dernier moment j'ai not les sentiments qui remuaient" mon cur. Ensemble, nous avons parl de tout cela, et vous ne vous doutiez gure ce inoment que vous causiez avec u n homme dj

  • PROLOGUE 21

  • 22 PROLOGUE

    s'lait tu, que l'Egl ise avait refus de prier sur son corps, qu'il tait enterr depuis huit jours, et que le mameluk (c'est ainsi qu'il nommait Bkir-Aga) tait parti en emmenant le grand lvrier.

    Je rentrai chez moi profondment triste, je fis dfendre ma porte, et, sans dsemparer, je lus les mmoires que ce pauvre Jean-1\farc m'avait lgus.

    C'taient des notes sans suite, toutes empreintes d'une incessante proccupation de la mort, des lettres, une touchante histoire d'amour, des plaintes an1res, de simples rflexions jetes et l, comme pour servir de thme des dveloppements qui ne sont pas venus, des cris de douleur souvent pousss sans motif, enfin le rcit de ses dernires impressions.

    Tous .ces papiers avaient certainement t relus par lui : bien des passages taient effacs, d'autres ajouts, presque tous les no1ns taient biffs avec soin et remplacs par des pseudonymes.

    Je donnai communication de ce manuscrit plusieurs de mes amis, i l fut dcid que je devais le publier. Je n'ai rien voulu y changer ; j'ai religieusement gard ces notes dans l'ordre o je les ai reues, et ce sont elles qui forment le prsent volume.

    C'.est presque un livre d'archologie, car, grce Dieu, elle s'tein t chaque jour davantage, cette race maladive et douloureuse qui a pris naissance sur les genoux de Ren, qui a pleur dans les fllditations de Lamartine, qui s'est dchir le cur dans Obermann, qui a joui de la mort dans le Didier de 1lfarion Delorn1e, qui a crach au visage de la socit par la bouche d'Antony. C'est cette gnration ronge par

  • Pf\QT,OGUE 23

    des ennuis sans remde, repousses par d'i njustes d-

    classements, attire vers l'inconnu par les dsirs des i n1aginations drgles, que Jean-1\farc appartenait. I l avait fait de longs voyages pour fuir ces alanguissements des mes rveuses; mais comme Hercule, i l ne put arracher la tunique dvorante qui lu i brlait la chair. Il revint, refusant de voir nn monde dont l'infriorit l' irrita i t ; il vcut dans la sol i tude, cette n1auvaise consei llre qu i porte pendus aux mamelles ses deux sinistres enfants: !'gosme et l a Vanit. li pri t en 1npr is les intrts de l 'existence;tout lu i parut m i srable et indigne d'un effort, i l nia l'humanit, parce qu' i l ne la comprit pas ; i l repoussa le divin prcepte : Aimez-vous les uns les autres ! Il en voulut aux honimes des douleurs qu'il pu isait en l u i , il s'enorgueillit de ses souffrances jusqu'au jour o el les l'accablrent, et enfin, dgot, nerv, sans couragr. et sans foi, pour c?apper . cet ennemi qui tait luimme, i l se tua, et chercha dans la 1nort un repos que peut-tre il n'y a pas trouv. Ce n'est pas moi qu'i l appartient de faire ce p rocs, quoiqu' i l m 'en ait confi toutes les p ices ; i l a compris l' impit, non pas de sa m ort, mais de sa vie et i l l'avoue lu i-mme

    'dans plus d'une des pages des tristes l\Imoires que ! 'on va lire.

    J auyier 1853

    MAXIME DU CAl\lP.

  • '

  • ,

    MMOIRES D;UN SUICID

    I

    28 septembre 1852.

    Hier j'ai eu trente ans. La journe avait t froide, j'tais assis au coi n du

    feu, regardant les flammes qui lchaient les parois de la.chemine en soulevant de leur haleine la poussire des charbons teints. J'tais triste. J'avais essay de l i re, mais mon esprit fuyai t loin de mon livre e t je tournais machinalement des pages dont ma mmoire n'aurait pas su dire un n1ot. Je sentais monter en moi

    ' ces mlancolies vagues et indfin ies qui sont l a pire

    . souffrance des tempraments nerveux ; j'entendais une troupe de penses douloureuses qui voletaient au-

    '

    tour de moi, comme des oiseaux de nuit. Je voulus fuir ces tourments sans remde qui attendent les dsu vrs sur l e seuil de leur solitude ; je me levai

  • 26 MllIOlllES D'UN SUICID

    et je marchai dans mon appartement. La lampe place sur la tab le dcrivait un grand cercle lumineux au n1i l ipu de la chambre ; le reste tait dans l'obscurit. 'fout coup une bche s'croula dans le feu ; un jet de lumire en jail l i t, tremb lotant au bout d'un souille de gaz qui poussait u n long soup i r ; tout u n panneau

    de muraille se trouva i l lumin par cette clarL subite ; sur ce panneau tait accroch un portrait de ma mre ; la flamn1e qui mourait et renaissait dix fois par minule semblait l'animer en le tirant de l'ombre o i l dormait. Je regardai ce portrait et je me pris songer ma mre. Cela me rejeta loin dans la vie, car i l y a bien longtemps que ses lvres plies m'ont donn l e baiser d'adieu.

    Je la revis, d'abord en mes souvenirs les plus loigns, vtue de noir, en deuil de mon pre, dans u n grand parc la campagne, 1narchant sous de vieilles charmi l les et me trainant par la main, pendant que j'appelais u n petiL chien que je martyrisais de ma sollici tude . . Puis je revis u n appartement trs beau ; c'tait le soi r ; i l y avait des bougies et une lampe que je vois encore, en forme d e colonne et couronne d'un globe aplati ; les personnes prsentes gardaient le sil e nce, ma bonne agenoui lle, pleurait dans un coin ; m a mre me tenait renvers sur ses genoux, et je se ntais la pluie tide de ses larmes qui tombaient sur on visage ; un mdecin assis en face d'elle me posait sur la poitrine des ventouses scarifies ; j e m e dballais contre la douleur et je tendais mes petits bras en criant : Je n'ai plus de courage ! Puis c'tait dans u_ne troite chambre donnant sur le jardin des sourds

  • !llIOIRES n'uN SUICID 27 et m uets dont j'avais peu r ; u n maitre nl'apprcnai t lire et m e donnait des coups de rgle sur les doigts quand j'pelais mal m es lettres. Mon enfance revenai t ! 1 moi et m'apportait mi l le souvenirs que je croyais oublis.

    -1

    Plus tard, j'tais dj grand, u n don1eslique m'empottai t en aourant et m e dposait ct de ma m re dans u ne chaise de poste. On tirait des coups de fusi l, on b1isait l e s rverbres. C'tait la rvol ution de Jui llet. La voiture partit, el le roula lentement travers les rues encombres par la foule qu i hurlai t ; je voulais regard er aux portires, mais on 1n'en empchait dans la crainte que je ne fusse bless. Pendant deux jours nous courmes sur une grande route ; on nous arrtait pour nous demander des nouvelles ; puis nous arrivmes enfin dans une v i lle tout em bastionne de rem parts : c'tait Mzires_. J'y restai u n mois . Ah ! l e bon temps que ce fut l, et com me souvent j e l'ai regrett ! J'tais l i bre, en plei t1 espace ; j'allais sur l'esplanade, sur les remparts , sur les bords de la l'lleuse, jouer avec les gamins du pays ; je tournais en rond avec les petites filles ; il y en avait une que j'aimais par dessus les autres ; elle s'appelait Apolloni e ; j e l 'ai revue dernirement , aprs vingt-deux ans ; nous nous som mes reconnus, c'est une d es plus belles cratures q u i soient. .

    Deux ans plus tard, un lu ndi du mois d'octobre, ah ! le jour n1aud i t ! o n nle conduisit dans une grand e v i e i l l e maison de l a rue Sai nt-Jacques qui resse1nblail une caserne ou une prison ; c'tai t le collge. Je m e jetai au cou d e m a 1nre, et avec des sanglots

  • 28 MMOIRES n'uN SlTICID

    je la suppliai de me remmener avec elle et de ne pas 1ne laisser au milieu de toutes ces personnes que je ne connaissais pas et qui m'effrayaient.

    - Cher petiot, me dit ma mre, qu i avait aussi les yeux humides et qui setait peut-tre son courage lui chapper, cher petiot, sois raisonnable ; i l faut apprendre devenir un homme ; toute ma joie est en toi maintenant, et tu travailleras pour m e faire plaisir.

    - Je ne sais pas si je travaillerai, mais je sais bien que je serai malheureux, rpondis-je avec u n

    gros soupir. Une faon de domestique me prit par la main, et,

    travers des cours, des couloirs et des corridor3, n1e conduisit jusqu' une porte qu'il ouvrit. C'tait l'tude. Tous les lves tournrent la tte vers moi, et j'entendis que l'on disait :

    - Tiens ! c'est un nouveau ! On me donna une place, on m'indiqua l e devoir

    faire et la l eon apprendre. Je pensai la maison, ma bonne qui avai t eu tant de peine en me voyant partir, et je me mis pleurer de plus belle. Mo.n voisin se tourna vers moi :

    - Eh bien ! me di L-il, tu es encore joliment melon de piauler comme a.

    Ce fut peine s i je compris ; ctait l un argot que je ne savais pas encore.

    Quand la rcration fut venue, chacun m e demandait mon nom et retournait ses jeux aprs l 'avoi r appris. Cette i ndiffrence m e glaa ; je compris que j'tais seul au mi l ieu de cette foule ; il me parut que mes camarades se moquaient de ma tristesse, je trou-

  • llillIOIRES n'uN SUICID 29

    vai le sort injuste ; j'allai m'asseoir sur un banc, retenant m es larmes, md i tant des projets d e fuite, murm u rant tout bas des i m prcalions, me dsolant de ne pas tre comme les fils de nos fermiers, qui vivaient l ibres dans les champs ; et, rejetant le pain sec de mon goter, je ne mangeai pas quoi que j 'eusse faim, obissant mon insu ce sentiment inn chez l'homme d'exagrer sa propre douleur afin de s'enorgueill i r.

    Comme j'tais perdu dans mes rflexions, de grands cris se firent entendre et je le\'ai la tte. Par la porte de la cour, u n enfant venait d'entrer. Il tai t vtu en Grec, et s'tait rfugi dans un coin pour fui r la foule des coliers qui se ruaient sur lui . Un sentim ent de curiosit me souleva et me poussa de son ct ; j'arrivai et je pntrai au mil ieu du groupe.

    - Comment t 'appelles-tu ? disait-on au nouveau venu.

    - Je m'appelle Ajax, rpondit-i l . Un clat de rire accuei l l i t ce nom qui semblait sin-

    gulier. . - De quel pays es-tu ? - De Chypre ! Les hourras recommencrent. - Qu'est-ce que fai t ton pre? - I l est drogman au consulat de France. A ces mots, la rumeur devint immense ; se nommer

    Ajax, tre n Chypre, avoir un pre drogman (mot incomprhensible pour des enfants) semblait une telle singularit que le malheu1:eux en porta la peine i mmd iate. On l'entoura, on l e bouscula, on l e poussa jusqu' lui faire crier grce ! On lui jeta son fez par

  • 30

    terre, on lui tira les cheveux, on le frappa coups de pied, on dansa devant lui en chantant sur l'air du rappel :

    - Il est n Chypre ! - Il s'appelle Ajax ! - Son . pre est drogman !

    . L'enfant pleurait et se dbattait. Il avai t peur. Un sentiment de justice blesse m e jeta devant lui , sa dfense. J'attaquai coups de poings le premier qui s'approcha ; Ajax m e soutint de son m ieux, et la mle devint gnrale . Le rsultat fut, qu'au bout de deux minutes, j'eus le visage en sang et que les beaux habits grecs d'Ajax talent en pices.

    Un pion accourut, spara les combattants et m e t int peu prs ce langage : Vous paraissez avoir des habitudes turbulentes, Monsieur, mais je ne vous c permettrai pas de tyranniser vos camarades. Vous serez en retenue demain et vous me copierez d ix fois l e verbe : J'ai-tort-de-vouloir-fai re-le-(i,e r- b ras. a vous apprendra vous tenir tranqu ille. ,,

    Telle fut ma premire journe de collge_ ; j 'y suis rest dix ans, et je n'ai jamais pu y accoutumer l ' indpendance de mon humeur. Ce furent d ix annes de l uttes i ncessantes o je restai toujours vaincu, mais toujours indon1pt.

    Quatre ans aprs, un samedi, par une humide journe d'avril, on venait me chercher ; ma mre allait mourir.

    1 Dj depu is longtemps elle tait malade ; mais j'ignorais qu'elle ft en danger. J'arri vai la maison, j'escaladai en trois bonds les trois tages qui conduisaient l'appartement, et j 'entrai . Des amies de ma

  • 111llIOIRES D'UN SUICID 3 1

    mre m e reurent et me firent promettre de n'avoi r pas trop de chagrin . Puis, aprs avoir lav mes yeux rouges de larmes, j'entrai dans la chambre de la n10U l' Unte.

    I,es persiennes fermes et les rideaux baisss tamiaient un jou r obscur, u n feu voi l de cendres couvait dans la chemine, u n e femme de chambre tai t assise prs de l'alcve, une autre dormai t dans u n fauteuil ; i l y avait partout des senteurs de laudanum.

    J'approchai d u l i t ; depuis quinze jours je n'avais pas vu ma mre ; je fus terrifi. Ple jusqu' la transparence, oppresse, sans regard dfini, amaigrie, djil. sollicite par la mort, elle tait couche sur le dos, la tte perdue dans ses o rei l lers . De Ea main n1ale et dessche el le caressait ses lvres par un mouvement machinal et rgulier comme le battement d'une pendule. Je m'inclinai vers el le et je l'embrassai. Elle leva sur n1o i ses yeux agrandis.

    - C'est ton fils, lui dit une de ipes parentes qui m 'avait suivi .

    - Ah ! fi t m a mre . A l'aide d 'une peti te cuiller o n lui m i t u n morceau

    de glace dans la bouche. - Eh bien, re pri t ma parente, tu ne lui dis rien,

    ce pauvre garon est si content de te voi r. !via mre fit u ne sorte de mouvement douloureux,

    puis elle dit : - Le mdecin a oubli son bistouri dans mon -

    ct, a me fait mal ; et elle pleura comme u n peli t nfant.

  • 32 MllfOIRES n'uN SUICID

    Je me jetai sur une chaise, la figure sur mon bras et soulev par mes sanglots .

    .:._ Qu'est-ce qui pleure? demanda ma mre. -- C'est mo i ! c'est moi ! m'(;riai-je en m'lanant

    genoux devant elle ; je pris une de ses mains et j e l a couvris d e baisers. Elle tourna vers moi ses yeux vagues et indcis ; une lueur d'intelligence sembla l es i l luminer peu peu, une expression de douleur y passa, u n regret atroce y clata tout coup ; el le sais i t ma tte et, l'appuyant snr sa poi tri.ne, elle m'embrassa avec frnsie, en rptant ces mots dont el le m'appelait toujours :

    Ah ! cher petio t ! ' cher petiot ! qu'est-ce que tu vas devenir tou t seul ? Cher petiot ! cher petiot !

    Je ne sais trop ce qui se passa alors ; on m'entrana, on m 'emporta sans dou te, car je me retrouvai dans 111a cl1ambre, sur mon l it poussant des cris de colre plutt que des cris de douleur.

    J'assistai dans un dsespoir muet et irrit cette bataille ingale de la vie contre la mort ; j e suivis, sans une pense d'esprance, toutes les phases de la lutte, tous les dchire1nents de cette agonie lente et terrible, tous ies mouvements divers de cet abaissement humiliant des facults de l'intelligence, dcomposition de l'me qui prcde cel le du corps. Pendant trois jours ce pauvre corps hurla de souffrance pendant que son me s'obstinait ne pas le quitter. Enfin, le mardi so ir, le souffle s'affaissa et devint irr gulier, les mains semblaient chercher dans l 'infini un objet i ndtermin ; les yeux fixes et demi ferms ne s'ag'itaient plus dans leur orbite ; les extrmi-

    .

    .

    .

  • l\I10 I RES n' uN SUICID 33

    ts t\taient fl'oides. Elle venait, el le venait, l'insatiable desse !

    Les fem m es s'agenouillrent et rcitrent. les prires des ago n i sants, laquelle les sang'lots rpondaient ; u n e force inconnue m e poussa genoux et

    )j'essayai aussi de d i re ma prire-, mais nul le parole ne vint mes lvres, et je restai perdu, abruti , sans conscience, sans mm oire, e n proie une indfinissable terreur.

    Quelqu'un m e releva, m e conduisit prs d u l it, et. j'entendis une voix qui m e d isai t :

    - Embrassez-la ! emb rassez-l a ! J e m e penchai vers ma m re, m ais ds que m es

    lvres eurent touch son pauvre visage refroidi, je jetai u n cri et je me sauvai en courant.

    Une heure aprs> je revi ns ; tout tait fi n i . Je soulevai les rideaux et j e regardai. On avait rpandu autour d'elle sa longue et 1nerveilleuse chevel ure. Une i ndicible beaut tait descendue sur ses traits et leur avait donn u n e placidi t cleste ; u n e lam pe place sur u n secrtaire clairait d'en haut ses tempes violettes, ses paupires baisses et sa pleur de ple iroire ; ses l vres dcolores semblaient entr'ouverles par u n sourire d'adieu. Elle m e parut plu s grande et plus bel le qu'une crature humaine ; et ' n1aintenant encore que l es annes o n t pass sur moi , m aintenant que je vais partir pour la rejoindre peuttre, c'est toujours ainsi qu'elle m '_apparalt, i mmobile, blanche, srieuse e t dj difie par l a mort.

    J'avais treize ans. Le jour de l'enlerren1eni fut plei n de soleil . Des

    3

  • l\l:b:lOIRES D'UN SUICID

    b rises tides passaient dans l'air, les bourgeons se rjouissaient sur les arbres ; l a nature tait en fte.

    Dans la foule qui suivait j'entendais des converations dont les Jan1beaux venaient frappe r mon oreille.

    - Elle doit laisser de la fortune, disait quelqu'un . - Si ce garon-l tait une fille, ce serait u n bon

    parti dans cinq ou six ans, d isait un autre. E n revenant du cimetire o les oiseaux chantaient

    dans les arbres, j'entendis l e concierge qui d isai t : - Va fal loir mettre u n criteau, car on ne gardera

    si'1rement pas l'appartement ; c'est gal, c'tait u n joli convoi, i l y avait firement d u monde.

    Beaucoup de personnes dema ndrent m e voir, et pas u n e ne sut m e parler. On m e donnait des con sei ls et pas une consolation ; personne ne m e disai t : Je t'aim erai, j e t'aiderai, j 'essayerai com bler l e vide qui vient de se faire autour de toi ; mais tout l e monde m e disait : Le malheur grandit ; i l faut te conduire com me u n homme ; tu n e sais pas encore ce que c'est que l a vie ; l'existence est pleine de douleurs, t u en feras l a triste exprience, et m il le autres banalits.

    Le chagrin qui m 'accablait n'tait point. suffisant sans doute, car il s'y ajouta toutes l es i rritations, el tous les froissernents dont s'aigrissent si faci lement ceux qui souffrent. Puis vint la vente ? Oh ! l ' infme

    1 chose ! Je voulus m ' y opposer, j e priai, je suppliai : 1 . ce fut en vain, o n m e rpondit que l a loi tai t for-. ruelle et que tout devait tre vendu. On ouvrit un Code et o n m e lut ceci :

    Art. 452. - Duris l e mois qui suivra la clture d e l'inventaire, l e tuteur fera vendre e n prsence d u

  • !t1MOIRES n'uN SUICID 35

    subrog-tuteur, aux enchres reues par un officier public et aprs des affiches ou publ ications dont le procs-verbal fera mention, tous les meubles autres que ceux que l e conseil de famil le l'aurait autoris conserver en nature.

    Elles s'en allrent donc, je ne sais o, chez les marchands de bric--brac et chez des filles entretenues, ces chres rel iques d'un pass qui saigne encore mon souvenir . Le canap sur lequel je m'tais si souvent endormi, la petite table ouvrage de c:;a mre, sa corbeille laines, son piano , les tableaux qu'el le m'expliquai t lorsque j 'tais petit, ses gants, son l inge, que sais-je ? tous ces objets sacrs furent manis, cris, m archands, souills, emports enfin, et pour jamais. On me conserva seulement les l ivres et quelques bijoux de fami lle.

    Lorsque apis cette profanation je rentrai dans cet appartement dmeubl qui me sembla triste et morne comme le champ d'une bataille perdue, lorsque je vis les parquets crasseux rays par les clous des gros souliers, lorsque j'eus lentement savour l'amertume de cette solitude qui me parut plus vaste qu'un dsert, je fus saisi d'un accs de rage, et ramassant u n marteau oubli sur la chemine, je coul'us vers u n buste de mon pre et je le brisai en eriant :

    - Maudit, maudit snis-tu, toi qui m'as engendr ! Ge fut mon premier cri de rvolte contre la vie. J'avais eu trop de g rands dch i rements pour que

    1na sant ne s'en ressentt pas. Je restai longtemps malad et ce fut seulement aprs m a gurison que je

  • 36 n1nIOIRE8 n'uN SUICID

    revin s au collge, o, malgr l'entourage de mes can1arades, je me trouvai plus isol que jamais.

    C'est l que s'arrtaient lt.!s sou ven i rs que j'avais de m a mre, mais ce ne fut pas l que s'arrta mon esprit ; une fois lanc sur la pente rapide des rminiscences personnelles, on va jusqu'au bou t ; on aime se raconter sa propre histoire. Je droulai sous mes yeux le panorama de mon existence entire, j'voquai les fan tmes de ma vie, ils passrent tous,

    L'un emportant son masque et l'autre son couteau.

    Je revis encore le collge, mais un autre ; j 'avais dix-sept ans ; je rvais toutes les gloires, j'aspirais toutes les joies .; j'avais besoin d'aimer, je faisais des vers, je mditais des drames, je l isais sans cesse Aiitony et Ren, j'tais rong par des dsirs immodrs de l ibert, j 'enviais la vie de Bas-de-Cuir au fond des bois, je songeais des voyages sans fin parmi les pays inconnus, je me sentais de force dvorer l'avenir, et cependant je croyais ma mort pro chaine, car bien souvent, lorsque je portais mon mouchoir mes lvres, je le retirais marbr de taches sanguinolentes.

    Puis aprs v inrent mes premires annes d'affranchissement. Je m e retrouvai emport vers tout par une curiosit immodre : je voulais savoir et j 'apprenais mes dpens. Je vivais sans nJesure, comme un prodigue, jetant mes jours travers les hasards qui en voulaient bien. Je tenais enfin la libert, cette

  • I IOIRES D1U N SUICID 37

    ralit d u rve d e m a vie, et, semblable ceux q u i , aprs u n long je n e, s e gorgent imprudemment

  • 38 111ll10IRES D 'UN SUICID

    peupl de paysans ignoran ts. J'y restai de longs mois, dans l'tude, dans la contemplation des choses de la n ature, rparant par la rflexion e t l'auslrit les brches que n1es folies avaient faites mon inteliigence. l\fa majorit m e rappela Paris, o je trouvai des tourments sans n ombre : tirail l ements d'argent, luttes avec ce qui m e restait de famil le, tristesses de l 'adolescence, regrets du pass, soucis de l'avenir , souffrances physiques, indcision sur l e choix d'une carrire, chagrins de l'isolen1ent, tout cela n1'attendait pour me saluer au seuil de ma maison.

    L'tude du droit; vers laquelle o n essayait de m e condui re, pouvantait mon esprit naturellement contemplatif e t port aux choses d'art ; on Youl u t m'imposer cette con dition que je suivrais assidment les cours ; je refusai par un sentiment de fausse digni t, je m 'enttai dans l e dsuvrement par colre, et je vcus dans une oisi vet plus dangereuse que les plus dan gereux travaux.

    Je portais trop encore la honte raisonne de m a vie premire pour jamais retomber dans cet abme sans fond de la dbauche et de la sottis e ; il m e fal lait une occupation cependaut, et, par malheur, e l le me vi nt e moi-rnm e ; el le ressortit fatalement de m a chtive

    1 organisation ; elle fut l a suite, invitable peut-tre, de ' ces longues maladies qui avaient assailli mon enfance

    et des souffrances qu'elles m'avaient lgues . J e devins, - j'ose peine le d i re, tant l e mot est prtentieux, -je d ev i ns u n rveur. Tout le jour, assis o u couch, i mmobile, les mains pendantes, l'il perdu dans des contemplations tranges, je n1'absorbais dans des rve-

  • '

    llIl\IOIRES n'uN SUICID 39

    ries i n finies qui"m e laissaient tomber to'ii t meurtri sur l a ral it. Je rn'en allais bien loin, dans u ne vie meil

    " leure, accrochant ma pense tou t ce qui passait et faisant al i m en t de tout pour nourrir l'insatiable dmon q u i m'habitait. De bonnes journes se sont coules

    . . a1ns1. Parfois je touchais l'extase ; mais parfoi s aussi j e

    souffrai s considrablement. Lorsque m o n esprit, qui, comn1e disent les bonnes gens, n'tait pas port voir les choses e n beau , suivait les voies de tristesse que l u i ouvrait s a prilleuse manie, j'en arrivais supporter d'intolrables dou leurs. Sans cesse sollicit par ces attractions s in gulires vers le chagrin qui meuvent les natures affaibl ies et nerveuses, j'aimais ce m al qui m e dvorait, Je l e recherchais, je l e provoquais, j e m'y abandonnais sans mesure ; je subissais l'attrait de l a souffrance ; m o n orgueil s'en trouvait bien, et je chassais v io lemment m o n me dans les profondeurs des peines imagi naires.

    l\1es dsii'S mme les plus lgitimes tombaient dans ce fieu ve toujours agit qui m e les renvoyait m orts ou 1nourants sur ses rives, et je savourais ces joies dangereuses, sans me douter q u e je livrais m o n tre u n vampire qui n e devait m e l e rendre que pli, sans force e t dsorient toujours.

    l\Ie rservant naturellement l e mei lleur rle parmi les personnages dont je peuplais cette v ie i dale que je m'tais faite, j'arrivai vi te prendre en rpulsion l e monde banal qui choquait m es i nstincts ou tout au moins m es susceptib i l i ts. Je m'loignai donc de toute socit et je vcus presque seul, n e

  • 40 !IIllIOII\ES D'UN SUICID

    voyanL qu'un peti L non1bre d'amis pleins d'indulgence.

    J e sentis b i entt l e danger de celle passion de la rverie, plus redoutable cent fois que l'i vrognerie, car elle est u n e ivresse pern1anente ; j'avais dvelopp certaines facults intellecLuelles de mon individu, mais j'en avais fauss d'au tres, e tj'en tais arriv culti\er ce point ma sensi bili t, que tout m'irritait et m e faisait n1al . Je voulus en finir d'un coup avec cette maladie avant qu'el le ft devenue mortelle, et je m e rsolus faire u n long voyage.

    Je partis par l'Orient, o m e conduisaient mes affinits d e race et peut-lre aussi cet i nstinct l atent de l a conservation qui agit en chaque homme et qu'on pourrait nommer pdantesquement : l'attraction irraisonne de l'hygine idio-s:i'ncrasique. La dlicatesse excessive de ma poitrine devait se trouver b ien d'un sjour dans les pays chauds, et c'est peut-tre cela qui, m o n insu, me poussa vers le sole i l .

    Pendant dix-huit mois j'allai par !'pire, la Turquie, l'Asie Mineure, la Grce et l'Ital ie. J'tais parti pou r me gurir ; et croyant, comm e tous les malades, l'i nfail l ibil it des moyens que j'em ployais, j'allais plein d'insouciance sur moi-mme, confiant dans l e spectacle toujours renouvel de choses diverses pour ramener mon esprit dans des voies m ei l leures. l\Iais j'avais emport mon ennemi, il profita de ce que je n e l e combattais plus pour s'emparer d e m oi tout entier, i l se rendit ncessaire, indispensable, et sut si bien m e circonvenir, qu'i l devint partie intgrante de mon tre, et, d e facult qu'i tait, i l se m tamorphoa e n

  • MllIOIRES D1 UN SUICID 41

    passion. Seul, cheval, sui vi par des hom mes qui parlent u n l angage inconnu, en com mu nion d i recte et permanente avec l a nature , on accon1plit sur soim me, e n voyage, des volutions et des lournoie-1n ents continuels ; on est son point de comparaison avec toutes choses, o n v i t avec soi, on s'approprie l e monde ext rieur sans rien l u i dnner; chacune d e ces impressions m ultiples qui vous attendent . chaque pas devi ent u n sujet de rverie. Je n'tais pas de Force rsister de telles tentations, j'y succombai el je fus perdu. J'tais parti sauvage, je revins insociable ; j'tais parti sou ff1ant, je revins incurable.

    A mon retour, j'aimai une femme. Peut-tre e n m'attachant celte branche que l e hasard tendait audevant de moi, aurais-je pu me sauver ; mais i l n'en . fut rien, ce fut u ne pture de plus jete m a fol ie ; je profilai d e cela pour rvasser davantage, et pour m 'lever encore plus haut dans u n i nconnu stri le. Lorsque je dis que j'ai ai m cette femme, j 'ai tort, car je n'en sais vraiment rien. Si je ne retrouvais dans mes notes el dans mes l ettres des cris d 'a1nour pousss vers elle, j e n'aurais certainen1enl conserv d 'e l le que le souven ir d'un insurmontable dgot et d'une lassitude sans bernes. Cette liaison que j'avai s eu grand' peine former dura deux ans. La premire anne s'coula travers la satisfaction d'une curiosit assez tendre ; puis, peu peu, jour par jour, l e senti ment

    '

    qui m'avait amen dans ses bras s"moussa, s'atuibl i t et fi nit par s'teindre. Mon cur n e remuait plus auprs d'elle. Ce n'tai t pas l a satit qui m'loignai t d'elle, c'tai t une,sorte de fatigue m al dfinie de jouer

  • 42 l\IIOIRES D'UN surCID

    u n rle auquel j e n'tais plus propre ; enfin elle m'ennuyait, et c'est l u n crime que l es hommes n e pardonnent jamais. Comme el l e avait une fort belle voix, je la faisais chantr, non pas pour m e donner le plaisir de l'entendre, mais afin de ne pas subir l'obl igation de causer avec el le, et afin aussi de ne pas tre contraint ce m ensonge charitable d'affirmer u n amour qui n'existe pas. Je n'osais rompre, je craignais sa douleu r ! Oh ! chres i llusions d u cur ! j e m'imaginats dans ma pauvre vanit que j'tais i ndispensable son bonheur, et je m e plaignais srieusement d'tre tant aim.

    D e nouvelles ides de voyage m e tourmentrent, et je ne pus les m ettre excution, car je m e considrais comme l i par l e devoir sinon par l a tendresse ; mon ennui s'en augmenta encore, je n iai l'amour, et, dans m o n sot orgueil, j e m'criais :

    - Non, tu n'existes pas, sentiment btard et i n tress ; tu peux tre u n passe-temps agrable, u n e distraction momentane ; mais t u n e sauras jamais remplir une poitrine large, n i fai re battre le cur d'un fort ; tu seras toujours le petit dieu badin, poudr blanc, blond et joufflu, enrubann d e faveurs roses,

    i h umant sur tes autels rococo des encens la berga-motte ; mais jamais tu n e seras l e jeune homme ple e t . srieux qui marche d'un pas grave

  • llIi\IOIRES n 'uN SUICID 43

    l'om bre d e tes ailes. les douleurs d'une vie entire ; jamais tu ne seras grand, utile et rgnrateur. Gom m e ces vieux . m atres puiss par l 'ge, lu vis sur ta rputation ancienne, et mai ntenant t u ne peux plus riei1 crer, pas m m e l e dsennui de l'existence. Tu fais des promesses, des serments, des imprcations, mais lu rneus, tu mens toujours. Lche, t imide et fuyard, tu Le sauves ds que l'on veut te saisir ; tu t'effrayes pour u n m ot , lu t'pouvantes pour u n geste et tu t'en yas b ien vite en t'criant : Je n'avais pas prvu cela ! - Que Dieu te m audisse ! j e n e crois p lus toi, et dornavant j e saurai si b ien te recevoir lorsque lu viend ras, que tu n'oseras plus m 'ap-procher. .

    Que l e ciel m e pardonne ! j'tais fou et j e niais ce que je n'avais fait qu'effleurer. Le temps a modifi mes ides sur ce sujet et sur bien d'autres, et mai ntenant, si j e reco m m enais vi vre en gardant mon exprience, c'est l'amour peut-tre que j'iuais demander ces enivrements qui font l 'homme u ne invuln rable arm ure. Quoi qu'i l en soit, la vie m e parut mprisable, j e pris m oo existence e n aversion, ma matresse e n haine ; j e criai , co mme toujours, l 'i njustice d 'un sort auquel je m'abandonnai lchem ent sans l utte et sans com bats ; j e m e demandai quoi bon continuer cette roule pnible i ndfiniment ouverte devant moi, et je rsolus d e m ourir. Je n'crivis personne, j e n e lai ssai aucun adieu, je brlai simplem ent quelqes lettres et je m 'empoisonnai . J'avais p ris une dose d'op i u m telle que mon estomac la rejeta. Je fus sauv, puisque cela se nornme ainsi. Un trem-

  • llIlllOIRES n'uN SUICID

    blement nerveux m e rappela pendant longtemps cette tentati ve avorte.

    Par un m o u vement de raction faci l e comprendre, car l'hom m e est comme les artres, i l n 'agi t qu'en vertu de la systole et d e la diastole, je devins m omentanment plus attentif pour cette femm e laquelle j'avais prfr la mort ; mais ce n e fut pas de longue dure, le dgot chassa d e nouveau son reflux en m o i jusqu' noyer m o n cur, et je la quittai sans aucun de ces prtextes pol is dont on couvre souvent u n abandon i mmrit ; je la quittai parce que sa v u e m m e m'tait devenue i nsupportable, et je m 'loignai de France pendant quelque temps, afin de n'avoir m m e plus occasion de Ja rencontrer, soit dans m e s promenades, soi t dans les rares salons o j'allais encore.

    Puis vinrent des rvolu tions ; je m e m is u n peu la fentre pour les voir passer; elles passrent. Je continuai cette vie contemplative et i nutile laquelle

    je consacrais l'acti vit que la nature a m ise en moi ; j e grandissais en ge, mais j'tais si b i en enferm dans mes habitudes de rvasseries que je restais toujours en jachre et improductif.

    U n vnement qui s'explique amplement dans m

  • lllllIOIRES D'UN SUICID

    Je repartis, comme Aash,verus sous l a maldiction de Dieu ; je courus le monde ancien, partout et sans cesse tranant avec moi les nervements de ma lassitude et de mes dfaillances.

    Aprs trois ans, je s u i s de retour dans m a maison, que la m ort a vide et dont n u l cette heure ne rallumera l e foyer. Rien n'est venu qui puisse m e d i straire d e m a tristesse croissante, rien n'effacera mai n tenant la saveur d'amertume dont m es l vres sont emprein tes ; j'ai beau regarder du ct de l'avenir, je ne vois pa la colombe qui porte le rameau d'ol iv ier; quand je tou rne les yeux vers mon pass, je n'y retrouve que d es douleurs ; resserr entre l e doute de demain et le m alheur d 1 ier, mon prsent est sans joi e ; je me roidis en vain contre u n e destine dont j e suis seul coupab le ; j 'envie les autres hommes sans avoir l e courage de les i 1n iler ; j'ai fait fausse rou te et j e sens qu'il est trop tard pour retourner sur mes pas, je nourris en moi u n cancer qui me ronge l e cu r et l'm e ; inut i le aux autres, funeste moimme, je n e crois plus en m o i , je m e hais com 1ne mon pire ennemi : l a v ie m'ennuie, je veux mouri r, je vais 1ne tuer, et celle fois je n e m e manquerai pas.

    C'est u n droit, u n droit i n prescriptible que celui dont je vais user. J'ai la l ibre d isposition de m on tre, puisque Dieu m'en a laiss la facult. Lorsqu'un fai t ne doit pas s'accom pl i r, lorsqu'il peut choquer les lois d'harmonie gnrale, Dieu n e le permet pas. La science, le travail, la volont sont i n1puissants prolonger la v i e ; i l n e nons est mme accord de la don-

  • l\Il\IOIIl.ES n'uN SUICID

    ner d'autl'es, et d'accomplir le devoir srieux de la paternit qu'en verlu des desseins de Dieu ; c'est u ne force momentane qu'i l nous prte et nous retire selon qu'il lui plat. Mai s nous pouvons briser violetnn1ent notre existence, nous pouvons rechercher des caresses striles, comn1e si nous tions de nous-mmes propres aux uvres ngativeR et impropres aux uvres fcondes. Si au l i eu d'attendre sa fin, on court au-devant d'elle, on meurt d'une ide au l ieu de mourir d'une maladie.

    Lorsqu'un droit ne blesse personne, ne lse aucun intrt, ne dtruit aucun bonheur, ne trouble en rien la marche de l'humani t, et que ce droit, du seul fait de son existence, est tacitement consenti par D ieu, i l est permis de s'en servir lorsqu'on en a besoin. Je suis en cas de lgitime dfense contre ma propre v i e : j e la tue.

    U n brahmane tait un jour assis aux pieds d'un m imosa sur les bords du Godavery. Un esclave l'ventait avec des plumes de paon, un autre lui offrait dans u n vase en bois de anlal une infusion de l il lips o se fondait lentement une neige saupoudre de cannelle. En face de lui se droulait u n troit sentier par lequel marchait un homme ploy sous l e , poids d'un fardeau. C'tait u n oudra haletant, brl par les rayons dvorants du soleil , pieds nus dans la poussire, ruisselant de sueur et rlant de fati-

    --

    gue. Quand :i l fut arriv auprs du brahmane, i l lui d i t :

    - Oh ! brahmane ! que tu es heureux de te reposer l'ombre 1

  • llI IOinES n'uN SUICID 47 - Continue ta route, chien, fils de chien, rpond it

    le brah m ane. - Avant de repartir laisse-moi te parler, dit le

    m al heu reux. - Parle donc vite, repa1t i t l e prtre d e Wishnou. - J'tais au vil lage, reprit le oudra, je dor1nais

    l'ombre de la pagode de Saraswati, quand u n hom m e passa qui me rveilla d'un co up d e son bton, afin d e ne pas se souil ler en m e touchant l u i-mme. I l m'en1mena dans u n endroit obscur, puis i l m e m i t ce ballot sur les paules et m e d i t : Tu vas suivre la rive d u Godavery en portant cela, et tu iras ainsi j usqu' ce que je te rejoigne pour te montrer o tu dois dposer ta charge. Voil trois heures que je marche, je suis puis d e fatigue et je n e vois pas venir

    l 'homme .qui m'a courb l e dos sous ce poids qui m' crase. Que d ois-je faire ?

    - L'hom me t'a-t-il pay d'avance ? demanda l e brahmane.

    - Non, rpondit. l e oudra. - E t tu es bris de lassitude ? - J e suis presque mort, et corn me mes deux n1ains

    s'.lnt Qccupes retenir en quilibre ce ballot maud i l , je n e puis mme essuyer la sueur qui m'aveugle en coulant d e mon front.

    - Cet homme est-il ton m atre ? reprit le brah-m ane.

    - Non, je ne le connais pas. - Lui as-tu promis d e faire ce qu'il dsirai t ? - Non ! j'ai .Pl i les paules, et j e suis parti sans

    d i re u n mol.

    .

    -

  • 48 !IOlRES D'UN S UICID

    - Eh b ien ! s'c1ia le brahmane, jette l ton fardeau. et va-t'en !

    ,

    - l\iais, objecta le oudra, si son propritaire revient et s'i l me trouve, peut-tre me battra-t-il avec t1n bambou fendu.

    - Tu ne sais qui appartient ce ballot, tu ne sais jusqu'o tu dois le porter, tu ne sais qui tu auras en rendre co1npte, tu ne sais ce qu'il contient ; tu ne sais qu'une chose, c'est qu'il est lourd, que tu es las, que tu tombes sous son poids, jette-le et va-t'en !

    - C'est G ansa, Dieu de la sagesse, qui parle par tes lvres, brahmane, et je vais suivre ton consei l .

    li se dbarrassa de son fardeau , fi t u n saut de joie, et se sauva heureux dl'J senti r la libert de ses paules.

    Le ballot resta sur la route, i l y tait encore lorsque l e brahmane se leva pour rentrer, au coucher du soleil, et nul ne sut jamais s i le propritaire revint et chtia le pauvre oudra .

    . Je ferai comme le oudra, .je jetterai loin de moi r.e fardeau que l'on m'a impos.

  • IIOIRES n'uN SUICID 4!l

    I I

    Sans date.

    Les dix annes que je passai au collge furent d ix annes de luttes incessantes, et si je reviens frquemment sur cette poque de ma vie, c'est qu'elle a eu sur n1on caractre u ne influence dplorable. Elle a as sombri mon humeur naturellement triste ; elle m'a dgot du travail en ne sachant pas l e rendre attrayant ; elle m'a loign des hommes en me prouvant que les enfants taient lgers, menteurs, lches et mchants.

    Parmi les gens qui cul tivent assidment la Flore des ides reues, les annes du collge reprsentent < le plus beau ten1ps de la vie . J'ai souffert, j'ai t souvent malheureux, mais j e dclare que jamais je n'ai regrett ces jours couls sans libert, sans famille, sans tendresse, loin de tout ce qui vous aime et sous une rgle uniforme rgissant la fois cinq cents caractres d iffrents. Jamais j e n'ai regrett les couloirs 1umides, les dortoirs glacs, les salles ftides, le rfectoire infect, les escaliers uss o brle un quinquet fumeux ; jamais j e n'ai regrett les classes sans fin, les courtes rcrations, ni mme les promenades aux Champs-Elyses, d'o l'on re1ienl si triste, parce qu'on a Yu des femmes donL l'image vous pol'l rsuit pendant

    .\.

  • 50 1)10IRES n 'uN SUICID

    les longues soires d'hiver ; non, je n'ai jamais regrett rien d e tout cela, et je comprends la haine des coliers pour ces prisons dans lesquelles on enferme leur enfance sous prtexte d'inst.ruction, car cette haine je l 'ai ressentie.

    J 'tai11 en opposition constante avec tous les rglem ents. Rvolu tionnaire fougueux, comme on dit dans les assembles parlementaires, j e ne rvais que rsistance, meute, rvolte, affranchissement et reprsailles ; j 'ava,is des spasmes de joie et des vertiges d'esprance e n pensant qu'un jour peut-tre l e collge pourrait b r i er ; je ne m e sentais n i pi L i n i merci pour ces hom mes que j 'accusais de torturer ma jeu.nesse. Grave et srieux par temprament, je n e cherrhais pas de d istraction dans ces jeux qui amusaient nles camarades, j e vivais presque solitaire, jetant ma pense par-dessus les mu rai l les, bien loin, dans le3 espaces o j'aurais voulu me perdre en l i bert.

    Un des rares lves avec qui je frquentais assidment avait autrefois hab i t la Oorse, et m e parlait ouvent des brigands qu'il me disait avoir connus. Gomme moi, i l s'ennuyait et ne dsirait rien tant que d e retourner Sartne. L'imagination des enfants s'empare vite de tout.e proie, et la ntre n'tait pas e n1barrasse pour traverser la l\'Iditerrane et galoper parmi les b roussailles et les montagnes. Nous voulions aux vacances prochaines, nous sauver ensemble, gagner la Corse, nous fai re bandits et vivre dans les

    1 n1aquis chasser le mouflon et l e gendarme. Autre; fois dj j 'avais voulu rester dans une ferme appar'

    tenant m a mre, afin de garder les moutons, de

  • MMOIRES D 'UN SUICID lit

    battre en grange, de serrer les foins, de vanner les bls et de vivre sous l e soleil. Ce qui m e dvorait, c'tait u n besoin immodr d'ind'pendance .

    4. ces i des, qui m e d isposaient dj fort peu fai r e de bonnes ludes, se joignait une attraction puissante vers les choses l i ttraires. J'introduisais au collge et je lisais avec avidit tous les drames, tous les romans,

    '

    tous les pomes qui paraissaient ; l a petite pension que m e faisait mon conseil de fami l le s'en allai t ;),

    l'talage des l i braires, et ma curiosit n'tait jamais sal isfaile. J'crivais moi-mme, et avec quelle fivre, grand Dieu ! Un drame m e d emandait u n jour, u n roman une semaine, u n pom e u n mois ; tous mes hros taient des monstres, la scne se passait invariablement au moyen ge, et i l tait rare que mes dno ments ne fussent pas fantastiques. '

    On m'avit retir de mon premier collge parce qu'un jour j'avais t frapp j usqu'au sang par u n JJion, e t j'tais entr dans u n autre, o j e n e m e sentais n i n1 o i ns b ien n i plus mal. J'ai quitt celui-l dans des circonstances assez singul ires pour tre racontes, ear ce fut l que, pour la premire fois, l'ide m e vint de recourir au suicide afin d'chapper la vie. J'avais quinze ans et demi ; c'tait dans les premiers jours de dcembre 1838.

    Parmi les professeurs chargs d'instruire les enfants, le plus ha, l e plus tourment est toujours l e professeur de m athmatiques. En effet, l e professeur de latin, qui est en relations journalires avec ses lves, finit, sinon par les intresser, au moins par . les domi: ner; il s'impose; il se fait craindre, on s'accoutu m e

  • 112 M!llOIRES n'uN SU ICID

    Je voir sans cesse et o n le respecte. Le professeur d'histoire peut facilement donner un certain charme son cours, et l a ncessi t d'crire presque constamment sous sa dicte calme les vellits de turbulence. !liais pour l e professeur de mathmatiques, il n'en est point ainsi. Les jeunes gens qui se destinent aux coles spciales suivent u n enseignement fait pour eux, et i l ne reste dans les classes ordinaires que les lves qui font leurs humanits. Lorsque le pro-

    fesseur de m athmatiques a affaire eux, une fois par semaine, i l arrive non seulement comme u n inconnu, mais encore comme u n ennemi, surtout s'il exige que l'on travaille. Les classes de mathmatiques sont gnralement regardes par les enfants comme des instants de l ibert pendant lesquels chacun peut se l i vrer aux pccupations dfendues qu'il affectionne. un professeur a beau s'vertuer au tableau , i l est rare qu'il soit cout, et de ses dmonstrations on ne re tient gure que ce mauvais quatrain m nmotechnique :

    Le carr de l'hypotnuse Est gal, si je ne m'abuse, A la somme des deux carrs Faits sur les deux autres cts.

    Celte anne-l, notre matre de gomtrie tait svre ; Il punissait i mpi toyablement ceux qui ne donnaient pas. attention ses leons ; les retenues, les pensums tombaient dru comme gr.le ; c'tait l u n crime dont i l fallait l e punir, et i l fut convenu qu'on

  • JII JIIOIRES n'uN SUICID 53

    le ferait sauter. C'tait u n homme grisonnant, sanguin, apoplectique, v iolent et spirituel.

    Au jour indiqu, chacun prit une figure de componclion pour entrer en cla,sse , chacun gagna sa place en sil ence, _el, dans un recueil lement profond, chacun attendi t l'instant de commencer.

    Ce fut. une tempte qui clata tout coup ! Piaulements, hurlements, blements, crcelles et sifflets, gloussements, hennissements, coassements, sonnettes e t grelots, bruits de tout genre, chants de toute na.- ture, cris de toute sorte s"lancrent la fois dans une i nexprimable rumeur. J,e professeur fit un bond et voulut parl er ; sa voix disparut au mi l ieu du vacarm e comme une barque engloutie dans !'Ocan. Il tai t fou de rage, i l cumait, i l trpignai t ; un j et de sang chass par la fureur lu i empourpra les joues, il eu t peur d'touffer sans doute, car i l arracha sa . cravate . Les vocifrations redoublrent et l'on cri a : Bis ! bis l Ses yeux flamboyants roulaient dans leur orbi te e t trem blotaient comme pris _de _vertige sans pou voir se fixer sur personne. Il s'tait lev dans sa. chai re ; de bout, les poings crisps, les lvres blanches, i l bgayai t des paroles que notre tumulte emporlait. Un ou deux encriers, cette arme naturelle des coliers, avaien t dj frapp la muraille auprs de lui ; l'agression devenait directe ; quelques cris : Par la fentre! par la fentre ! se faisaient dj entendre, lorsqu'un uf v igonreusement lanc s'crasa au mi l ieu du visage de ce malheureux ; i l resta impassible, devint trs ple et laissant tomber sa tte sur sa poitrine, i l se mit pleurer.

  • JIIMO!RES D 'UN SUICID Les enfants sont meilleurs qu'i ls ne l e paraissent;

    la douleur de cet homme nous fit honte, et l e bru i t s'abaissa peu peu jusqu' ne plus tre qu'un murmure confus. Rendu sa colre par cette apparence de soumission, le professeur s'cria : .

    - Je vous traiterai comme des ngres . . . Nous n'en entendmes pas davantage, et l e brouhaha

    recommena plus violent et plus tourdissant. Tout coup, l a porte s'ou\'ri t et l e censeur parut. La rumeur s'abattit com me par enchantement ; i l se fit un grand si lence. Le professeur essuyait en tremblant son v isage souill ; l e censeur nous regardait avec des yeux terribles ; six garons de salle se tenaient derrire lui.

    - Tout l e monde debout! dit le censeur. Chacun se l eva, croisa ses bras et se tint i m mo

    bile. - Nous ferons un exemple dont on se souviendra,

    reprit l e censeur ; quels sont les plus coupables ? - Tout l e monde, s'cria le professeur, en faisant

    de la main un geste circulaire qui nous dsignait tous.

    - La classe entire sera pri1e de sortie pendant deux mois, dit le censeur, dont la voix chevrotante ind iquait l'motion ; mais enfin soixante lves n'entrent pas ainsi en attaque d'pi lepsie sans qu'il y ait une cause. I l y a u n con1plot, je l e sais ; quels sont l es meneurs ?

    - I"e troisim e banc s'est signal par ses voc i frations, rpondit l e malheureux mathmaticien.

    - Que tous les lves du trois ime banc descen-

  • lllMOIRES D'UN SUJCID

    dent, continua le censeur, on va les conduire aux arrts. Je faisais partie de ce troisime banc qui s'tait

    elfectivement d istingu par des hurlements de cannibale. Nous descendmes au nombre de neuf; les six garons de salle flanqurent notre petite troupe sur les cts, le censeur se m i t l'arrire-garde, nous sortimes de l a classe en murn;iurant comme toujours : C'est une injustice ! Nous traversmes la cour, nous montmes sept tages, on ouvrit devant nous une porte garnie de gros verrous et l'on nous poussa chacun dans une cel lule spare. C'tait u.i1 vendredi ; i l tait trois heures.

    Pour l 'in tell igence de ce qui va suivre, i l con-rienJ, de placer ici une courte description de ce que l'on nommait alors les a1rls.

    Une grande salle avait t coupe dans le sens de lu longueur par une murai lle ; une des moi tis forn1ai t une faon de couloir o se tenai t l e pion charg de survei l ler les condan1ns ; l'autre moit i, d ivise par des refends, avait t morcele en cell ules- fermes par d es portes en chne dans lesquelles s'ouvrait un guichet qui permettait au gardien d'examiner . sa fan taisie l a conduite et le travai l des lves. llne planche appuye la murai lle formait table et traversait tous les cabanons ; une rondelle de bois fixe sur une barre de fer im1nobile servait de tabouret ; un Christ tirait ses maigres bras sur une '

    . croix attache la murai l le ; l e jour venait d'en haut par un vitrage d'atel ier. Ces arrts taient de con- '

    struction rcente ; les murs encore tendres suaient l'humidit; i l faisait trs froid.

  • 56 IlOIRES D 'UN SUlCID

    Ds que je fus enferm, mon premier soin fut d'examiner ma prison , afin de reconnatre les moyens qu'elle pouvait m'offri r d'chapper l'ennui . J'eus bien vite reconnu qu'une fente trs m ince existait dans chacune des murailles latrales , l'endroit mme o la planche qui reprsentait la table y pntraiL pour aller faire le mme office dans les cellules prochaines ; de sorte qu'en donnant un papier une forme allonge, troite et aplatie, on pouvait, e11 le faisant glisser travers cette fissure, communiquer avec ses voisins. Au bout de d ix minutes, par e moyen, nous tions en correspondance les uns avec les autres. "

    Ce soir-l, huit heures et demie, on nous fit sor-tir el nous gagnmes le dortoir.

    Le lendemain, samedi, cinq heures et demie, nous fmes appels et reconduils dans nos cel lules ; i l est inutile de dire que nous tions au pain et l'eau ; nous avions d ix-huit cents vers de 'rgile copier dans notre journe ; besogne abrutissante et bte qui n'apprend rien, ne laisse rien dans l e cerveau et qu'on s'accoutume vile faire machinalem ent tout en causant avec ses propres ides. Comme la veille, on nous garda jusqu' huit heures et demie du soir.

    Le dimanche, i l en fut encore de mme ; mais nous supportions gaiement notre captivi t ; ds que

    '

    notre pensuni tait fini, nous nous l ivrions cette petite correspondance dont j 'avais trouv le facile secret ; et puis nous pensions que deux jours et demie de cachot taient une expiation suffisante pour une

  • MMOIRES n'uN SUICID 117

    faute que nous avions commise en compagnie de tant d'autres ; nous venions de finir la semaine en prison, nous recommencerions l 'autre en libert, du moins chacun le croyait ; mais chacun se trompait car le lundi, comme, cinq heures un quart du matin, nous entrions l'tude, l a voix du garon, que nous honorions du titre de gelier, nous appela.

    Notre stupfaction fut grande, on se sentait indign ; un clair de colre passa dans tous l es yeux. Nanmoins chacun prit son carton et sortit. Ds que nous fmes runis dans un de ces larges corridors que la ple lueur des quinquets accrochs aux murs

    laissait dans une demi-obscurit, ce fut un concert de maldictions qui lata voix basse :

    - C'est une injustice ! - C'est une infamie ! - Je vais crire mon pre, je ne veux plus res-

    ter ici, j'ai1ne mieux tre mousse. - Et puis, on gle l-haut ; sous les toits au mo.is

    de dcembre et pas de feu ! - C'est dgotant ! nous n'avons rien fait de plus

    que les autres ! . Quant moi, j e marchais en tte, j 'coutais et je

    ne disais rien ; une colre enrage me mordait le cur.

    - Que penses-tu de cela, Jean-Marc ? me dit un de mes. ca1narades.

    - Je dis que vous tes des lches, si vous supportez cela ; je dis que j 'en ai assez, je dis qu'il faut nous sauver cote que cote.

    - Soit, mais comment faire ?

  • 58 MMOIRES D'UN SUICID

    - Le guichet de nos portes est assez large pour donner passage notre bras, riotre bras est assez long pour atteindre le loquet et l'ouvrir ; nous sommes neuf, nous nous jetterons sur le pion, nous l'attacherons, nous le billonnerons, nous le tuerons s'il le faut ; nous sortirons des arrts, et puis ensuite la grce de Dieu !

    - A quelle heure ? - Montons, entrons dans nos cellules ! L, nous

    nous ferons passer des billets pour convenir de tout. tes-vous bien dcids ?

    - Oui, o u i ! - Eh bien fiez-vous moi, et vive la libert ! Fiesque, n e sentit jamais l'orgueil de conspirateur

    qui m'enivra en ce moment. Chaque lve m'avait serr la main en si lence. Je rponds d'eux, m e disais-je, car j e suis leur chef ; du courage, de la prudence, et mourons plutt que de renoncer notre projet !

    Ds que je fus enferm dans mon cabanon, , j e me mis ruminer mon plan, peser toutes les ventualits et raisonner l'action que j 'allais commettre et dont j'apprciais les difficults. r

    Il s'agissait en effet : 1 d'ouvrir la porte ; 2 de s'en1parer du pion ; 3 d'aller prendre des chapeaux'

    au dortoir, afin de pouvoir sortir dans la rue ; 4 de ' ' descendre sept tages sans rencontrer personne ; 5

  • JliiOIIlES D'UN SUICID 59

    les escaliers. Je comptais bien, i l est vrai, sui quelques dfection, et j e ne puis m'empcher de souri re, cette heure, en m e rappelant avec quel srieux je me disais : Hlas ! je connais les hommes ! Je les connaissais encore 111al, comme on le verra tout l'heure.

    Je brisai un crayon dans la charnire d u guichet, afin qu'il f t impossible de le fermer extrieurement, et je me mis immdiatement en communication avec mes codtenus.

    Chacun m e fi t parven ir son plan particul ier ; on tait assez gnralement dispos choisir midi pour l 'heure de notre fui te, parce que ce moment tous les habitants d u collge, lve, garons et maitres d'tude, sont occups au dner.

    li tai t peu prs sept heures et demie d u matin ; en pensant aux chances bonnes ou mauvaises qui pouvaient nous accueil l ir, je fis cette observation qu'i l ne fal lait pas laisser mes camarades trop de temps pour rflchir ; maintenant, !eut rsolution tait prle la bataille, i l tait ncessaire d'en profiter, e t j e ne devais pas la laisser se refroidir et avorter honteusement; je pris donc un dernier parti e t j'crivis une note peu prs ainsi conue :

    < C'est au plus tt qu'il faut agir. A huit heures un quart nous partirons. A ce moment, les lves sont en classe, les matres d'tude sont absen1'3, les gar- ' 1 ons balayent les quartiers. A l'avant-quart, que cha-cun se prpare donc. Les portes seront ouvertes, ainsi qu'il a t convenu. Comme i l est indispensable de savoir sur qui l 'on peut compter, tous ceux qui

  • 60 llIMOIRES D 'UN SUICID

    veulent srieusement se sauver signeront ce papier, qui me sera renvoy.

    Je fis passer cette note mon voisin ; elle fit le tour des cabanons en gl issant travers la m u rai l le, et elle me revint couverte de la signature de tous les pri-

    sonn1ers. I l me restait encore environ une demi-heure avant

    l e moment dfinitivement fix pour l'action ; j'crivis une viei l le tante, que mes escapades dsolaient souvent, et qui me faisait sortir quand par hasard je n'tais pas en retenue. Je lu i expliquai les motifs qui me dterminaient, tout en la priant de me pardonner la peine que j'allais l u i causer. Je lui d isais que ma rsolution tait i nbranlable et que je me rendrais chez e l le ds que j'aurais mis l'abri de toute recherche mes camarades auxquels je me de vais exclusivement, puisque j'tais leur chef. Je terminai par cette phrase qu i se ressentait peut-tre trop du cours d'histoire romaine que je suivais alors : Quand une tyrannie violente pse sur u n homme, i l a le droit de s'y soustraire par tous les moyens possibles.

    Lorsque cette le ttre fut cri te, je la pliai et la serrai dans ma poche, afin de la jeter la poste ds que je serais dehors ; puis j 'attendis. Le temps me paraissait long et les battements de mon cur sonnaient haut dans ma poitrine.

    C'tai.t le premier vnement srieux que j'avais accomplir, et, malgr mes quinze ans, je comprenais que l'acte l e pls grave de la vie est la conqute de la libert. J'lais anxieux et plein de tristesse.

  • l\1 l\101RES n' uN SU ICID 61

    Le te1nps marchait lentement ; les minutes me semblaient des sicles ; j'aurais eu besoin d'aller tte nue, dans le vent, au galop de quelque cheval emport, et je tournais sur moi-mme enferm dans un trou de deux pieds carrs. Obissant cette exaltation qui pousse si sou vent au