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Relevé des "Impostures intellectuelles" Le délit de non-initié Laurent Mayet Le Nouvel Observateur. N° 1716, 25 septembre au 1 er octobre 1997, page 119. Abus des métaphores scientifiques, érudition superficielle, arrogance : les accusations de Sokal et Bricmont sont sans appel " Le but de notre essai, expliquent le New-Yorkais Alan Sokal et le Belge Jean Bricmont (il est professeur de physique théorique à l’université de Louvain), est d’apporter une contribution, limitée mais originale, à la critique de la nébuleuse postmoderne ", c’est-à-dire d’un certain courant intellectuel qui, " rejetant la tradition rationaliste des Lumières ", traite les sciences physico-mathématiques comme de simples " narrations " et se livre à un usage abusif de leurs concepts et de leurs modèles. Les principaux représentants de ce " postmodernisme " seraient à chercher du côté des sciences humaines et des études littéraires, où l’usage intempestif de la relativité, de la mécanique quantique et de la théorie du chaos tendrait à se généraliser. Si les auteurs se déclarent irrités par " l’évolution intellectuelle de certains milieux universitaires américains ", c’est cependant aux seuls penseurs français qu’ils adressent leur critique. Sokal et Bricmont justifient ce choix en précisant que ces intellectuels dont les oeuvres sont abondamment exportées vers les Etats-Unis sont tous utilisés comme référence de base dans le discours postmoderne américain. Il ne faudrait pas pour autant croire que tous ces intellectuels sont à mettre dans le même panier. Car il faut distinguer entre différents types et différents degrés d’abus. Aussi convient-il d’examiner indépendamment chaque penseur " postmoderne ". In fine, les auteurs de cet essai gratifieront chacun d’entre eux d’une accusation personnalisée de délit de non-initié. Par exemple, les métaphores scientifiques du sociologue Jean Baudrillard - " l’hyperespace à réfraction multiple ", " la réverbilisation d’une loi " - qui ne possèdent aucune signification mathématique ni physique, ressortissent, selon Sokal et Bricmont, à un genre particulier d’abus consistant à " manipuler des phrases dénuées de sens et [à] se livrer à des jeux de langage ". Un deuxième type d’abus répertorié par les auteurs concerne " l’importation de notions des sciences exactes dans les sciences humaines sans donner la moindre justification empirique ou conceptuelle à cette démarche ". C’est le cas, manifestement, de certaines thèses du psychanalyste Jacques Lacan, dans lesquelles il procède à des analogies arbitraires entre surfaces mathématiques et structures de maladies mentales - " Le tore est exactement la structure du névrosé ", écrit Lacan. Un autre type encore d’abus consiste à

Mayet - Relevé Des Impostures Intellectuelles

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Mayet - Relevé Des Impostures Intellectuelles

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Relev des "Impostures intellectuelles"Le dlit de non-initi

Laurent Mayet

Le Nouvel Observateur.N 1716, 25 septembre au 1eroctobre 1997, page 119.

Abus des mtaphores scientifiques, rudition superficielle, arrogance: les accusations de Sokal et Bricmont sont sans appel"Le but de notre essai, expliquent le New-Yorkais Alan Sokal et le Belge Jean Bricmont (il est professeur de physique thorique luniversit de Louvain),est dapporter une contribution, limite mais originale, la critique de la nbuleuse postmoderne", cest--dire dun certain courant intellectuel qui, "rejetant la tradition rationaliste des Lumires", traite les sciences physico-mathmatiques comme de simples "narrations" et se livre un usage abusif de leurs concepts et de leurs modles. Les principaux reprsentants de ce "postmodernisme" seraient chercher du ct des sciences humaines et des tudes littraires, o lusage intempestif de la relativit, de la mcanique quantique et de la thorie du chaos tendrait se gnraliser. Si les auteurs se dclarent irrits par "lvolution intellectuelle de certains milieux universitaires amricains", cest cependant aux seuls penseurs franais quils adressent leur critique. Sokal et Bricmont justifient ce choix en prcisant que ces intellectuels dont les oeuvres sont abondamment exportes vers les Etats-Unis sont tous utiliss comme rfrence de base dans le discours postmoderne amricain.

Il ne faudrait pas pour autant croire que tous ces intellectuels sont mettre dans le mme panier. Car il faut distinguer entre diffrents types et diffrents degrs dabus. Aussi convient-il dexaminer indpendamment chaque penseur "postmoderne". In fine, les auteurs de cet essai gratifieront chacun dentre eux dune accusation personnalise de dlit de non-initi. Par exemple, les mtaphores scientifiques du sociologue Jean Baudrillard - "lhyperespace rfraction multiple", "la rverbilisation dune loi" - qui ne possdent aucune signification mathmatique ni physique, ressortissent, selon Sokal et Bricmont, un genre particulier dabus consistant "manipuler des phrases dnues de sens et[]se livrer des jeux de langage". Un deuxime type dabus rpertori par les auteurs concerne "limportation de notions des sciences exactes dans les sciences humaines sans donner la moindre justification empirique ou conceptuelle cette dmarche". Cest le cas, manifestement, de certaines thses du psychanalyste Jacques Lacan, dans lesquelles il procde des analogies arbitraires entre surfaces mathmatiques et structures de maladies mentales -"Le tore est exactement la structure du nvros", crit Lacan. Un autre type encore dabus consiste "exhiber une rudition superficielle en jetant sans vergogne des mots savants la tte du lecteur, dans un contexte o ils nont aucune pertinence". Cest dans la prose de larchitecte Paul Virilio que les auteurs croient avoir repr le meilleur exemple du "verbiage pseudo-scientifique", et ils citent: "Avec cette drive des figures et des figurations gomtrales, leffraction des dimensions et les mathmatiques transcendantales, nous atteignons des sommets surralistes de la thorie scientifique..." Le quatrime et dernier abus mentionn par les auteurs est la fois le plus simple et le plus rpandu. Il consiste "parler abondamment de thories scientifiques dont on na au mieux quune connaissance vague". Dans son projet de construction dune thorie formelle du langage potique, la philosophe et critique littraire Julia Kristeva commet des erreurs aussi lmentaires que confondre la notion densemble avec celle dintervalle et croire que la cardinalit ou puissance de lensemble des nombres rels compris entre zro et un est diffrente de celle de lensemble des nombres rels compris entre zro et deux. Sokal et Bricmont ne parviennent pas rprimer leur agacement devant lassurance et larrogance avec laquelle certains intellectuels discourent sur les sciences exactes; et de citer le sociologue des sciences Bruno Latour, qui se demande modestement, dans son livre "la Science en action", sil na pas appris quelque chose Einstein, alors quil confond allgrement, dans ces mmes pages, un nonc pdagogique avec le contenu technique de la thorie de la relativit restreinte.

Pourquoi Sokal et Bricmont se sont-ils livrs une chasse aussi fastidieuse? Leur rponse tient en quelques mots: "Les discours dlibrment obscurs et la malhonntet intellectuelle qui les accompagne empoisonnent une partie de la vie intellectuelle et renforcent lanti-inttellectualisme facile qui est dj fort rpandu dans la population."

Rdacteur en chef de "Sciences et Avenir". Le Nouvel Observateur, 1997.