129
Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique. CHAUVIN Luc Mémoire de Séminaire "Discours, image, communication politique" Sous la direction de : Bernard LAMIZET Soutenu le 31 août 2010 Membres du jury : - Bernard LAMIZET - Michelle ZANCARINI-FOURNEL

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

  • Upload
    leminh

  • View
    221

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Université de LyonUniversité lumière Lyon 2

Institut d'Études Politiques de Lyon

Médiation de la musique qui désobéit :rap, reggae ou les expériences fragiles dupolitique.

CHAUVIN LucMémoire de Séminaire

"Discours, image, communication politique"Sous la direction de : Bernard LAMIZET

Soutenu le 31 août 2010

Membres du jury : - Bernard LAMIZET - Michelle ZANCARINI-FOURNEL

Page 2: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon
Page 3: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Table des matièresRemerciements . . 5Epigraphe . . 6Introduction . . 7I/ Musique-Médiation-Politique . . 13

A- « I and I » : Le rap et le reggae pris entre les extrêmes de la médiation humaine . . 161) L'oralité ou le symbole de la médiation du rap et du reggae . . 202) L'oralité : une affirmation de soi collective . . 24

B- Rap-reggae : deux genres historiquement pris entre esthétique et politique . . 311) « The Voice of the people » . . 332) « We and them » : l'opposition aux puissants comme premier héritage commun,et symbole de la médiation politique/esthétique . . 39

C- Rap, reggae : des genres « hybrides universels» . . 51II/ Vers la rhétorique de l'expérience . . 62

A- De l'écoute active au premier stade de la parole partagée: l'identification subjective . . 631) Espace de partage et identité sonore . . 662) Le deuxième stade de la rhétorique : « flow » et première participation del'auditeur face à la « voix singulière » de l'artiste . . 69

B- Au cœur de la rhétorique de l'expérience: l'énonciation fragile du rap et du reggae entension entre mise en forme poétique et repères identitaires . . 72

1) L'énonciation comme pièce maitresse de la rhétorique de l'expérience . . 732) La poésie du rap et du reggae : entre mise en langage singulière, désobéissanceet repères d'écoute . . 803) Récits et mythes dans le rap et le reggae : un espace de partage démultiplié . . 89

C- La rhétorique de l'expérience : une piste pour le politique. Contre la parole confisquée :la désobéissance par la voix et le retour à l'humain . . 104

1) Face à la parole confisquée : la voix « de tous les jours » du rap et du reggae . . 1052) La voix fragile du rap et du reggae : une piste pour penser un retour à l'humain. . 111

Conclusion . . 120Bibliographie . . 123

Ouvrages . . 123Ouvrages généraux . . 123Ouvrages sur la musique . . 124

Revues . . 124Articles . . 125Autres . . 126

Mémoire . . 127Discographie . . 127

Keny Arkana . . 127Didier Awadi . . 127Le Micro Brise le Silence (MBS) . . 127Ministère des Affaires Populaires . . 127

Page 4: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Tiken Jah Fakoly . . 127Zalem . . 128Z.E.P (Zone d'Expression Populaire) . . 128Skalpel . . 128La K-Bine . . 128Compilations et mixtapes . . 128

Annexes . . 129

Page 5: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Remerciements

CHAUVIN Luc_2010 5

RemerciementsMes remerciements vont tout d'abord à M Lamizet qui m'aura ouvert beaucoup de portes deréflexion sur l'objet de communication politique. Son suivi tout au long de l'année m'a égalementaidé à avancer sereinement au fil des étapes du mémoire.

Merci à Mme Zancarini-Fournel d'avoir accepté de participer à la soutenance de ce travail etsurtout de m'avoir écouté puis orienté en début d'année sur le vaste champ des musiques et desmouvements sociaux

Merci à Malik, Hakim, HK, Zalem, Akye, E-One et Skalpel de m'avoir introduit un peu plusen avant dans le rap.

Enfin je dois vivement remercier Nelly Bertrand pour ses patientes relectures. Merci à Haddapour sa relecture toute particulière et à Margot pour ses remarques et ses conseils pertinents toutautant que pour sa présence au long de l'année qui, couplée à celle de tous les autres, a sans aucundoute favorisé l'écoute des chansons et ma réflexion.

Page 6: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

6 CHAUVIN Luc_2010

Epigraphe« Le langage est rond net précis concretpas de « tournautourdupoterie » laser de la parole visant juste préciselangue tellement recherchée et savante et étudiée qu'elleen devient simplette simplifiée au plus qu'il en est possibleles mots simples eux-mêmes se souviennent de la longueincantation du long chemin dans l'alambictant de mots se présentaientbeaucoup d'appelés et peu d'élusécrire n'est ce pas simplifier laséréifier une languedire concret ce qui est abstrait, agrandir le bagage populaireélargir toutes les comprenettes, mettre le savoir à portée de tout un chacunmettre en valeur le mot « son » imagé phoniquementpar rapport aux mots non stéréophoniquesfavoriser les tours de phrases pleins d'imagesau lieu de tours abstraits, transfuser un sang neufdans des langues appauvries exsangues ,gagnées par l'abstractionitequi est divisante et créatrice de classes socialesdivisées en haute parleuse et basse parleuseprendre partout les mots beauxet les inoculer dans les phrasesrenverser le bâtiment abstraitfaire sortir les mots dans la ruene pas se laisser emporter par le courant, du grand égoût textuelrépétant les mots que tout le monde ditcréer sa propre langue personnelleêtre son propre choisisseur sa propre garde de triagemettre au panier les mots trop employésà moins de les remanier de les repasser au gueuloiret d'y ajouter la chiquenaude de peinturequi les met sous une autre lumièrereprendre les archaïsmess'ils sont plus efficaces que les mots courants ceux-ci étantplus usés que les archaïsmes en fin finale.Faire bondir le langage d'oreille en oreillefaire flotter les oreilles du monde. Faire vivre les mots afin que le silenceaprès les mots soit encore habité par les mots.1

1 Julos Beaucarne (1980), Mon terroir c'est les galaxies, p. 9

Page 7: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Introduction

CHAUVIN Luc_2010 7

Introduction

2009 : un album du rappeur Skalpel (du groupe la K-Bine) fait entendre dans son introductioncet appel: « Rendez vous au mur des Fédérés / 2009 la Commune est ressuscitée ». Lesvers s'enchainent et laissent place à la présentation de l'artiste qui se revendique « résistantde la guerre sociale, anarchiste luttant pour un idéal libertaire, descendant des bagnards etde communards »2. A partir de cette écoute un retour au rap et au reggae devenait pour nouspossible car elle vient en tension avec les conclusions d'une étude que nous avions menéesur le rap algérien et qui laissait à penser une dimension revendicative sinon libératrice dece rap d'Algérie. C'est après une immersion assez particulière dans le milieu du rap algérienpendant une année que ce genre musical est en effet apparu à nos yeux comme significatifet révélateur de dynamiques tant sociales qu'artistiques.Notre analyse a accentué ce quiressemblait au départ à une sorte de fouillis esthétique et théorique pour finalement enextirper une analyse significative à travers le prisme des langues. Le contexte plurilinguealgérien vient mettre en tension des données sociologiques qui se retrouvent dans nostextes et écoutes des chansons, pour finalement nous amener à percevoir ce genre musicalcomme un médium dans un contexte socio-politique bloqué. Le rap algérien, approprié parles algériens, devient alors à nos yeux un moyen de revendiquer une pluralité linguistiquetout en dénonçant les travers d'une société où la parole de la jeunesse se voit souventbâillonnée3.

Cet album de Skalpel non distribué dans les circuits commerciaux va pourtant plus loin.Il s'affiche clairement et politiquement : se revendiquer héritier direct de la Commune deParis en 2009 n'est pas anodin. Il réveille surtout une facette du genre-rap liée un imaginairefait d'authenticité et de contestation. La tension entre ce « rap conscient » et les pisteslibératrices du rap algérien par le medium premier de la langue -avant le message même-devient alors très intéressante car elle fait appel à une vision élargie de l'étude d'un genremusical : elle fait dévier nos représentations qui peuvent voir dans une chanson de rapun objet politique « tout fait », immédiatement consommable par l'auditeur, et initialementet fondamentalement politique par son message. Cette approche est déjà tronquée car,comme nous le verrons, c'est souvent là un trait dénoncé dans les analyses qui verraientdans le rap un genre rebelle purement revendicatif par son texte. Pourtant, à défaut d'êtreune essence du rap -ou du reggae- cette part rebelle n'est-elle pas une source féconde decréation? La part contestataire ne doit pas être surestimée, mais encore moins oubliée, ouréduite au seul message.

Faire se rejoindre le rap algérien qui désobéit avant tout par la langue, et le rap libertairede Skalpel nous paraît alors intéressant pour déplacer le regard que l'on porte sur l'objetmusical. Ne pourrait-on pas voir dans la construction même, dans les formes d'énonciationdu rap et du reggae une part de rébellion, de désobéissance et de contournement de lanorme évoquée par le texte ? Et comment cette désobéissance est-elle alors transmise ?Par la seule affirmation de faire du rap de révolutionnaire serait-ce un cheminement plussinueux ?

2 Skalpel, Luttez! Résistez! Organisez vous!, album « Luttez! Résistez! Organisez vous », notre retranscription.3 Voir notre mémoire de licence « Langues et message politique dans la chanson-rap algérienne », 2008-2009

Page 8: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

8 CHAUVIN Luc_2010

C'est dans cette tension entre esthétique et volonté de contestation que nous noussommes retrouvés. C'était l'occasion de faire le lien, de faire se rejoindre les deux boutsde la musique qui nous avaient touchés, à des moments différents et dans différentscontextes: la musique à proprement parler et le message. Bien que ce dernier terme ne nousconviennent qu'imparfaitement -et nous ne l'utiliserons que très prudemment-, on ne peutfaire l'impasse sur nombres de créations rap et reggae qui revendiquent, voire se rebellent.C'est cette vision, que nous avions appréciée jeunes dans les premières heures du rapfrançais, ou dans le roots reggae de Bob Marley and the Wailers ou de Max Roméo, quel'on retrouvait. Mais loin de s'arrêter à ce constat trop facile, ne pourrions-nous pas essayerde voir à quel point cette rébellion peut dépasser le texte, en se réalisant plutôt dans uneexpérience commune avec l'auditeur, en se révélant à ce dernier tant par les signes quepar l'énonciation, tant à travers le support qu'à travers l'identification à des repères ou auxartistes eux-mêmes, tant à travers les concerts que dans l'écoute personnalisée permise parles nouveaux moyens d'écoute (I-Pod, baladeur mp3, auto-radio, écoute en ligne gratuite) ?

Cette tension est à peu de choses près celle que l'on retrouve dans le champ desanalyses faites sur le genre rap, et dans une moindre mesure sur le reggae. Le pointd'achoppement tient souvent en effet à l'angle d'approche : doit-on partir en tant quesociologue, politologue, ethnologue ou encore spécialiste musical? D'un côté nous pouvonslire que seule la perspective sociologique est privilégiée, occultant d'autant la part poétiquedu rap alors que ce genre musical serait plutôt «l'avatar le plus contemporain de la poésieorale »4, voire l'expression d'une philosophie de l'art post-moderne où sa légitimité seraitavant tout esthétique5. Alors que de l'autre, il a très longtemps été de mise d'analyser le rapcomme la parole des banlieues, voire des banlieusards, sorte de chroniques perpétuellesde la vie des quartiers, ou des autres; et de la même façon le reggae comme la musique des«sufferers » émergeant du ghetto. L'objet d'analyse peut alors devenir tour à tour le textelui-même, l'artiste ou l'itinéraire de groupes6. D'autres fois c'est la langue, ou les languesqui sont étudiées dans le texte pour montrer l'expression des identités7 dans un contexteplus international.

Anthony Pecqueux commence quant à lui sa recherche par une mise en garde face àce qu'il nomme les tendances « entre populisme et misérabilisme » des sciences socialesvis à vis du rap français8. Pecqueux de rappeler les nombreuses attitudes de recherchetrop ''essentialisantes'', faisant du rap soit une source de fécondité créatrice extraordinaire,soit le miroir d'une essence sociale. Plus que cela le risque est l'admiration première faceà ce genre qui deviendrait alors un merveilleux moyen de dépasser les frustrations et dereconquête de l'espace public. Une admiration qui, comme le dit Pecqueux, a très vite fait dese transformer en « amère déception », sorte de remarque teintée de regret qui fait conclureque le rap actuel n'est pas digne de l'héritage du rap engagé.

C'est là une analyse que l'on retrouve vis à vis du reggae, où la nouvelle génération-entendons celle qui a suivi les premiers reggaemen et le « rootsreggae», le reggae desorigines-, se placerait avec le ragga et le dancehall en pourfendeurs du genre, en artistescorrompus par l'industrie culturelle et ayant oublié l'authenticité de l'âge d'or du reggae -

4 Barret (2008), p. 32.5 Voir notamment Béthune Christian (1999) et Marc-Martinez Isabelle (2008)6 Voir Marx-Scouras Daniele (2005) sur le groupe Zebda7 Voir Virolle Marie etAuzanneau Michèlle (2001)8 Pecqueux (2007), chapitre 1 notamment

Page 9: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Introduction

CHAUVIN Luc_2010 9

entendons encore les années roots jusqu'au milieu des années 1990-9. Un autre approchedu reggae très répandue est celle beaucoup plus biographique, voire autobiographique. Lenombre de récits autour la vie de Bob Marley par exemple est assez représentatif10. Enfin unautre créneau est celui des origines; une approche plus historiciste revenant sans cesse surles origines caraïbennes, américaines et africaines du genre; ou plus largement sur l'histoirede l'âge d'or du reggae jusqu'à aujourd'hui11.

On le voit, considérer le rap et le reggae ne se fait pas sans biais théoriques. Plus quecela, une analyse peut très vite tomber dans une forme de course désespérée vers unevision idéalisée des deux genres: une sorte de fable idéalisée qui permettrait l'expressionpopulaire par le message politique ou la poésie, le chercheur-spécialiste étant alors lebienvenu pour ''décoder'' ce message pour mieux le faire comprendre ou au contraire, pourmontrer les limites de certains artistes qui ne seraient pas à la hauteur.

Nous nous sommes très bien rendu compte de cet équilibre dangereux.Personnellement d'abord, car avant de poser le rap et le reggae comme objet d'analyse, ilsreprésentaient une passion, un certain goût musical et un espace d'identification que nousnous étions construit. Le biais subjectif de considérer cette musique comme contestatairepar exemple était grand et il nous a fallu nous débarrasser de cet aspect intentionnel lors del'analyse du rap algérien. Il a fallu considérer des textes et des artistes dont les messagesne coïncidaient pas avec nos modèles subjectifs.

Autrement dit, le message ne fait pas tout, et définit encore moins le rap et le reggaeseul. Au contraire, l'étude langagière dans le cas algérien nous a fait prendre consciencede l'importance du caractère plus poétique, et du coup du caractère déjà rebelle de cetteforme de mise en chanson. Plus que le « message », c'était l'appropriation d'un continuumlangagier à travers certains codes poétiques qui a construit la désobéissance, et non passeulement le thème traité dans la chanson. Il faudrait alors trouver une limite raisonnable,ou plutôt une analyse mettant en équilibre les deux facettes de la contestation, l'esthétiqueet la politique.

Pour autant notre choix de corpus n'a pu se défaire de ce qui est à nos yeux uneparticularité non pas profondément liée au rap ou au reggae, mais à la manière dont ilssont appréhendés par l'artiste et les auditeurs. L'échantillon d'artistes que l'on a choisi defaire rentrer dans notre analyse oriente de ce fait assez nettement notre démarche derecherche. La musique est alors vue comme musique qui désobéit ; « une musique encolère » (Traïni 2008) que nous allons chercher à prendre comme telle, comme musique,c'est-à-dire comme la totalité qu'elle représente. Le choix du corpus illustre à sa manièrece que nous venons de développer quant à notre approche du sujet: les artistes et leurstextes que l'on s'est donnés à analyser sont ceux dont les paroles et dont l'engagementnous ont personnellement touchés, dont les performances musicales ont réveillé, ou éveillédes sentiments, des identifications chez nous. Le biais est assumé, et il peut dès lors êtreun atout pour penser l'intersubjectivité de la musique. Son écoute n'est pas seulementune simple écoute de plaisir, mais aussi une façon de nous imaginer, de nous identifier àquelques uns, de ressentir une souffrance décrite, de ressentir corporellement les lignes debasses ou les rythmes appuyés...

9 Voir Daynes Sarah (2004)10 Dordor Francis (2009)11 Lloyd Bradley (2005)

Page 10: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

10 CHAUVIN Luc_2010

Plus que cela on voudrait se demander comment se fait-il que ces artistes- soit plusprécisément le Ministères des Affaires Populaires (MAP), Z.E.P, Keny Arkana, Zalem,Sams'k le Jah, Didier Awadi, Tiken Jah Fakoly, la K-Bine (même si nous devrons sanscesse faire référence à de multiples autres) ont réussi à accompagner des mouvementsde rébellion, d'engagement social, des manifestations bien concrètes ou des révoltes plussymboliques ? Le MAP accompagne ainsi le mouvement de régularisation de tous les« sans-papiers ». Le chanteur Dias a soutenu avec un nouveau groupe Z.E.P (Zoned'Expression Populaire) la marche des « sans-papiers » de Paris à Nice. Nous avonspu retrouver HK, l'autre rappeur du MAP en solo lors d'un forum citoyen dénonçant laFrançafrique, ainsi que le rappeur Zalem. L'album de Keny Arkana est construit autourd'extraits des forums « Appels aux Sans Voix » pendant que la K-Bine et Skalpelsont programmés entre autres lors de festivals antifascistes. Comment cerner alors leurengagement plus personnel ? Ce dernier passe-t-il seulement par la musique, par lesperformances en public lors de meetings, par un refus de passer par les systèmes normés etcontrôlés de production, ou par l'engagement personnel de l'artiste dans son rôle de citoyenou de désobéisseur ?

La totalité est bien perceptible ici, au sens d'une expérience de désobéissance, derébellion qui déborde la simple chanson ou le simple enregistrement en studio. Et c'est en cesens que nous parlons d'expérience, faisant nôtre la très fine analyse de Anthony Pecqueuxsur les « voix du rap»12.

Notre recherche serait alors l'occasion de comprendre comment s'exprime cette« totalité qui désobéit », cette musique en colère. Mais une colère s'organise: ce ne peut-être que quelques vers ou qu'un concert live. La musique a bel et bien une présence et l'onpourra voir que cette totalité nécessite une approche en terme d'écoute, et de méthode derecherche qui devra elle aussi faire appel à des notions de transversalité.

Il est alors temps de mettre en avant la notion centrale de médiation que l'on veutcentrale dans notre travail. L'histoire des deux genres musicaux que sont le reggae et lerap est riche en termes de médiation. Ces deux genres ont acquis une véritable notoriétésur la scène internationale. En une trentaine d'années ils sont sortis du seul statut demusique du ghetto pour alimenter deux vastes mouvements qui dépassent la musique : lemouvement Hip-Hop et le mouvement rasta. Pour autant la création musicale rap et reggaese poursuit, et semble toujours pouvoir trouver des sources d'inspiration dans le mondeentier, tout en restant fidèle à un certain héritage. L'idée est de voir à quel point nos musiquessont tributaires de cet héritage qui, on le verra, doit beaucoup aux différentes hybridationsmusicales ainsi qu'aux différents contextes sociaux. Nous pourrions alors essayer decomprendre comment différentes jeunesses peuvent se reconnaître dans une musique etse sentir membre d'un mouvement internationalisé, dont les racines remontent en Afrique,en Amérique du Nord et dans le Caraïbes, et dont les paroles peuvent viser les jeunesde banlieues françaises, les populations des ghettos d'Amérique Latine ou des militantsrévolutionnaires d'Europe. On tentera finalement d'analyser les œuvres en s'interrogeantsur la façon dont l'auditeur prend conscience individuellement de son appartenance àune identité collective. C'est à partir de ce point de tension que nous penserons notreanalyse de la « musique qui désobéit ». Cette dernière serait alors une médiation, un pointd'ancrage, voire un fil de rasoir entre du singulier et du collectif, sans oublier le fait que noschansons donnent à penser le réel. Dès lors on peut se demander comment se déroule cetteexpérience. Comment l'auditeur est confronté à l'écoute? Tout l'intérêt de se concentrersur un pan bien particulier du rap et du reggae, compris comme une musique s'affirmant

12 Pecqueux Anthony, (2007) Voix du rap. Essai de sociologie de l'action musicale.

Page 11: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Introduction

CHAUVIN Luc_2010 11

rebelle, nous permettrait de tenter la problématisation d'une forme bien particulière de miseen communication du politique.

Nous pouvons dès lors nous demander à quel point nos musiques produiraient uneforme particulière de rhétorique politique à même de façonner un objet musical capable defaire écho aux identités politiques de nos sociétés.

Reste à voir comment s'exprime cette rhétorique particulière et comment elle s'articuleà un héritage permanent mais en tension extrême entre volonté de s'ancrer dans la traditionrap et reggae et besoin d'actualisation du discours. Le concept d'expérience nous permettraalors de mettre en lumière des médiations à l'œuvre dans la chanson et de défricher unpeu l'écoute de ce vaste jeu, trop insaisissable peut-être, sauf à le cerner justement dansune chanson, ou dans quelques chansons et dans les performances musicales qui lesaccompagnent. Il faudrait reprendre une analyse de l'expérience dans sa globalité. Saisirl'écoute, et donc voir dans les textes ce qui peut activer telle ou telle identification chezl'auditeur. Par quels référents identitaires l'écoute active chez l'auditeur tel ou tel degréde plaisir, de ressentiment, d'identification surtout? C'est alors en ce sens que la chansondéploierait une certaine rhétorique politique. A nous alors de repérer ces repères identitairesdans une analyse des textes (mythes, rapport au peuple, à la terre, rapport au collectif,rapport au pouvoir) en les mettant toujours en tension avec leur mise en forme esthétique.

C'est d'ailleurs ici que l'on peut voir le principal intérêt que l'on a trouvé à associer dansnotre travail le reggae et le rap. Car bien conscient de ce qui différencie les deux genresmusicaux, nous avons pu nous rendre compte, au départ de façon assez inconsciente -esthétiquement ils nous ont toujours semblé proches, éveillant les mêmes coordonnées,tant politiques que musicales-, une sorte de fond symbolique commun où pourraient puiserles deux genres. Cela nous est apparu plus concrètement en suivant quelques artistes quiont toujours été à la frontière des deux genres, et tout particulièrement avec les artistes denotre corpus.

Nous verrons donc dans un premier temps que les origines du rap et du reggaepeuvent très bien expliquer ce lien, et que l'héritage commun est rentré dans une dialectiqueprofonde allant jusqu'à le mettre en tension entre besoin de légitimation et volontéd'innovation.

Nous pourrons ensuite mettre en lumière la façon dont cette dialectique qui puisedans l'héritage rap/reggae, refait surface dans l'expérience de l'écoute pour proposer àl'auditeur un certain nombre de repères identitaires en perpétuel besoin de réactualisation.La rhétorique particulière de nos genres se dessinera alors au cœur d'une médiationféconde inscrivant l'individu en pièce maîtresse de la compréhension de la chanson parl'incessante mise en forme de repères d'écoute et de repères identitaires.

Enfin, il restera dans un tout dernier temps à essayer de mettre en parallèle lesformes de communication politique que nous aurons dégagées de l'étude des chansons,avec ce que l'on a appelé très généralement la désobéissance. L'idée serait de confronterles caractéristiques propres à cette rhétorique politique du rap et du reggae, aux formesnormées de la communication politique, pour mieux en montrer la particularité. Commentfinalement des chansons et des écoutes de Keny Arkana ou Didier Awadi livrent-ellesun constat politique et des pistes pour permettre aux jeunesses de réfléchir sur le réel,voire de forger des utopies, le tout dans une certaine fragilité? Fragilité au sens toujoursd'expériences fragiles. Notre conclusion cherchera à souligner un peu plus les pistes

Page 12: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

12 CHAUVIN Luc_2010

politiques d'une telle expérience musicale, sans toutefois oublier les différents biais quijouxtent une telle analyse transversale.

Enfin nous tenons à souligner l'importance des chansons que nous avons analysées.Nombre de textes ont du être analysés et les citations n'en sont que plus nombreuses. Lataille du mémoire en est tributaire. Nous avons ainsi préféré insérer des extraits de chansonsdans notre développement plutôt que de placer en annexe la retranscription totale de notrecorpus. Le nombre de pages peut par conséquent paraître élevé. Il reflète en tout cas notrevolonté de mettre en lumière l'expérience musicale du rap et du reggae.

Page 13: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 13

I/ Musique-Médiation-Politique

« Mais qui donc étais-je alors en vérité?A cette question je veux répondre en parfaite honnêteté:j'étais celui qui avait plusieurs visages.Et leur nombre allait croissant […]Mais qui étais-je réellement?Force m'est de le redire:j'étais celui qui avait plusieurs faces. Pendant les réunions j'étais grave, enthousiaste et convaincu,fouineur et taquin en compagnie des mes copains les plus intimes;j'étais caustique et d'un humeur grinçant avec Markèta […]Ce dernier visage était-il le vrai?Non pas. Tous étaient vrais:je n'avais pas, à l'instar des hypocritesune figure authentique et des traits fallacieux »Milan Kundera, « La Plaisanterie », 1968,( p55-56)« Première seconde sur terre, première désillusion.Rien qu'au regard inquiet de la sage femmej'ai compris que quelque chose tournait pas rondDeux minutes plus tard, un cri retentissait dans l'hôpital.J'venais d'voir ma sale tronche dans la glace.« Ouh ça a fait mal!!! »J't avoue qu'sur le coup, quand j'ai vu ma gueule de bougnoule,j'ai pensé porter plainte contre dame nature, j'avais les boulesJ'avais l'gros pif, la peau mate, les cheveux déjà frisés,écrit en gros sur mon front « individu à contrôler »Ministère des Affaires Populaires, Geduferavek,album « Les Bronzés font du ch'ti », 2009« L'homme en tout et partout n'est que rapiècement et bigarrure »Montaigne, Essais, II, 20, p.675Notre point de départ de recherche se situe quelque part autour de l'expression des

identités politiques. La musique nous est apparue comme pouvant jouer le rôle de pôle

Page 14: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

14 CHAUVIN Luc_2010

d'attirance, d'aimant révélateur de dynamiques sociales. C'est autour de ce pôle que nousavons voulu construire notre recherche, à la manière d'une recherche de sens. Comme uneinterprétation de la signification donnée par les hommes à cette création artistique qu'est lamusique, mais une interprétation tâtonnante, en cercles concentriques. En effet, nos deuxgenres musicaux, le rap et le reggae nous apparaissent comme des métonymies, sortes defigures de style géantes, servant à catalyser tout ce que l'homme a du mal à exprimer. A laplace de ce vide, dû à une difficulté à mettre du sens, la musique servirait de repère central,de lieu d'expression de ces traits humains.

En posant la musique comme lieu d'expression, nous avons donc eu nous aussi à« tourner autour du pot », à démêler ces longs fils d'Ariane qui permettent aux artistesde construire, autour de textes et de sons, de l'explicite plus ou moins dissimulé. Le sensd'une chanson ne pouvait alors se déterminer qu'en prenant en compte toute cette censure.En « tournant autour », en tentant de délimiter les chansons pour mieux en faire ressortirleurs significations, nous reproduisons ce qui à nos yeux constitue la raison d'être de nosgenres musicaux: exprimer et mettre en jeu par le même procédé indirect des identitéssociales multiples. A travers nos recherches sur les langues dans le rap algérien, nousavons pu prendre conscience du caractère politique de la langue, et vis-versa de la placedu langage dans le politique. Aurions nous alors du langage politique contre du politiqueen langage? Non plutôt une marche en commun : les textes des rappeurs algériens, dansun contexte de pluralisme langagier particulier, ont ouvert sur notre réflexion de nouvellesperspectives, liant l'objet politique à autre chose qu'à un seul argumentaire ou qu'au seulsens des mots et de leurs articulations. Le politique nous est apparu alors comme unobjet de communication. Objet qui, grâce à une mise en langage bien particulière, mêlecréation langagière, emprunts, approche critique et mise en forme poétique. S'intéresser àla signification du rap et du reggae nécessite donc une démarche permettant de saisir cepolitique qui se parle et se dit.

Nous voudrions alors commencer l'analyse de nos deux genres musicaux en laconsidérant comme une sorte de métonymie-rap/reggae: nous avons constitué notre corpusde manière à créer un équilibre entre des chansons qui « cacheraient » autour d'elles, et àdivers degrés, un objet politique. En partant de l'image de la musique comme « métonymieà grande échelle », nous faisons nôtre l'hypothèse selon laquelle l'art appartient à lacommunication politique (Lamizet). En effet c'est pouvoir considérer ainsi, une chansoncomme une totalité qui aimante des significations. La signification du discours de la chansondevient alors non pas une entité unique inscrite dans les vers -et à la limite dans la créationsonore- mais un pôle attractif autour duquel viennent se greffer de multiples significations.

C'est à partir de là que nous pouvons poser l'axiome central de notre première partieautour de la notion de médiation. Le rééquilibrage que l'on se propose de mettre en lumièreà travers l'analyse de nos deux genres musicaux, rap et reggae, est en effet au cœur d'unemédiation qui agite l'objet politique porté par ces musiques, eu égard à la représentationesthétique qu'ils portent dans un espace politique.

Nous sommes fait d'une médiation subjective, l'artiste comme l'auditeur; et nouspourrons voir à quel point le rap et le reggae exacerbent cette médiation « singulier-pluriel »,cette « multiplicité interne » de la personne humaine dont parle Todorov13. En chacun denous, auditeur, interprète, ou compositeur, s'entrechoquent, selon Todorov, les différents« je ». Et la frontière n'est jamais perméable avec les univers des « je » de tous les autres,d'autrui. Ainsi le « soi réfléchi » est vu comme « la partie du soi qui est constituée en

13 Todorov (1995) p. 135

Page 15: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 15

anticipation des réactions d'autrui aux actions du « je » »14, mais c'est un « je », une partiede soi, qui n'est jamais déconnectée, elle non plus, de ce que l'auteur appelle le « soiarchaïque », celui qui fait plonger ses racines dans la plus tendre enfance, dans les premiersréflexes et les premiers apprentissages de la vie. C'est cette première médiation, interne àla personne humaine que nous pouvons tout d'abord mettre en lumière à travers nos deuxgenres musicaux. L'être singulier, rappeur américain ou reggaeman malien, qui va prendrele micro ou créer un album le fait d'abord en réaction à son identité propre, qui on l'a dit, estdéjà en elle-même une médiation qui fait jouer l'existence d'autrui. Burning Spear chanteune chanson intitulée « My roots » :

« Mes racines je n'oublierai jamais / Je me souviendrai toujours des routes surlesquelles j'ai voyagé/ Oh mes racines, mon histoire/ Parle de ma culture, oh ouimon peuple/ 15 ».

Les différents « moi » de l'artiste sont dévoilés, en médiation déjà : les routes de l'itinérairepersonnel, les racines, l'histoire propre à l'artiste se mêlant à l'histoire d'un peuple. Cettedynamique se voit très bien, nous pourrons tenter de le mettre en évidence, dans le rapportdu rap et du reggae à la langue et aux pratiques langagières mises en œuvre dans la créationmusicale et textuelle.

Considérer la création artistique dans le champ de la communication politique(Lamizet), implique d'être conscient du rôle que joue l'art dans l'espace public. A nos yeux,la musique joue pleinement ce jeu d'expression des identités politiques, en étant présentedans l'espace public tout au long de l'histoire politique. A la fois utilisée comme mémoiredu politique et comme outil ou tactique politique16, la musique s'inscrit dans l'espace public,engendrant de fait une certaine forme d'énonciation politique. Un texte de rap ou unechanson de reggae conscient, s'inscrit dans une histoire politique, dans un système communrendant sa compréhension possible à travers un système de sens bien déterminé. Uneautre médiation bat alors son plein dans l'espace public: une logique institutionnelle est enjeu, confrontant les identités: une médiation « je-nous » naviguant entre le conflictuel etl'identification. Le jeune algérien ou burkinabé qui exprime un rapport au réel est pris dansune seconde dialectique: le discours politique qu'il énonce est politique, mais est assis surdu singulier, sur son singulier qui l'a construit. Le langage politique est mis en œuvre par unsingulier, il articule individualité et collectif. La communication politique est supportée par lacommunication intersubjective. Quand j'énonce un discours, je suis toujours porteur de maculture. Le signifiant que j'utilise est culturellement situé.17 C'est en ce sens que la musiquedevient très intéressante pour penser la communication politique. Chercher à interpréterune forme de signes politiques ne peut se faire sans jugement esthétique, c'est à dire unjugement sur ce qui nous touche, de l'ordre de la perception. La dialectique singulier/collectifest présente et chaque communication politique va aussi puiser dans un réservoir communimaginaire. Il reste donc à voir comment ces médiations cohabitent, comment la dialectiquese fait.

14 Idem, p 13915 « My Roots I'll never forget / I'll always remember the road I travel / […] Oh my Roots, my history / Talk about my

culture, oh yes my people/ ». Notre traduction.16 Voir Traïni (2008) notamment le chapitre 317 Voir Grandguillaume (1998) et Bakhtine (1977)

Page 16: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

16 CHAUVIN Luc_2010

A- « I and I » : Le rap et le reggae pris entre lesextrêmes de la médiation humaine

Pour les rastas, l'allusion à la mort n'a pas lieu d'être. Tout est vie. Ce principe est aucœur de la philosophie rastafari. Il implique toutes les prescriptions de mode de vie, del'alimentation végétarienne, à la symbolique langagière et corporelle, en passant par l'art deméditer en fumant l'herbe, ganja. Ce lien vital est intéressant au sens où, symboliquement,il représente à nos yeux la première médiation, celle qui articule le singulier et le collectif,cette dialectique qui agite chaque personne humaine. Lorsque les rastas, et parmi euxles précurseurs du reggae en tant que genre musical à part entière, se réfèrent à la vie,le lien est facilement fait avec la vision d'un homme libéré, au sens de conscient de sonidentité réappropriée. Ainsi c'est le double pronom I and I (je et je » ou « nous »), qui estutilisé comme marque de la première personne du singulier, afin de marquer le passaged'une condition d'ancien esclave à celle de d'homme. L'homme noir ancien esclave -maisqui demeure dans le contexte jamaïquain de la naissance du mouvement rastafari un êtrealiéné au système économique et politique dominé par les blancs et la classe supérieurede la nation-, retrouve dans l'affirmation de la pluralité de l'homme une certaine dignité. Lesdeux I font référence aux deux « soi » qui peuplent chaque homme, selon la philosophierastafari: le soi commun d'une part, qui fait tendre chaque individu vers la part collective del'humanité: l'unité de la race humaine. Chaque rasta possède ce soi collectif, héritier de lacondition de captif, et qui leur fait penser que chaque individu fait partie de l'unité humaine.L'autre I est un soi quasi-divin. On tendrait là beaucoup plus vers l'horizon bien singulier de lamédiation humaine: chaque homme possède en lui la capacité d'être sa propre Eglise. C'estce second soi, propre à chacun, qui rend possible la médiation singulière avec Dieu (Jah).Il lui suffit alors d'écouter son cœur, et il saura reconnaître à sa manière la parole biblique.De ce principe dichotomique découle nombre de pratiques qui ont fortement imprégné lamusique reggae; pratiques qui se sont imposées d'abord comme réaffirmation de la figurede l'individu, celui qui peut parler en son nom, retrouver sa dignité humaine, avec l'idéede liberté. Refuser l'intermédiation entre Dieu et soi, c'est refuser tout le système religieuxaliénant qui était couplé à l'esclavage, perpétuant la domination du maître sur l'esclave.C'est affirmer par la même occasion la re-naissance de l'humain aliéné sous la figure ducaptif. Nous pourrons voir à travers l'analyse textuelle à quel point cette première médiationhumaine s'exprime dans cette musique. Ainsi, par exemple, lorsque Robert Nesta Marleycompose une chanson telle que « Crazy Baldheads », c'est tout le fil de la médiation quise déroule:

Eux fous, Eux fous Nous allons chasser ces blancs chauves hors de la villeChassez ces blancs chauves hors de la ville Nous avons bâti la cabane (I and Ibuilt the cabin) Nous avons planté le maïs(I and I plant the corn) Mon peuple ne lefaisait-il pas? Esclaves pour ce pays? » 18

Ici, l'emploi des pronoms est très révélateur de la première médiation dans laquelleest prise le reggae. Lorsque Bob Marley, métis de père blanc, prend le micro pour chanter« Crazy Baldheads », son soi collectif est déjà fortement constitué. Dans le I and I, estprésent l'artiste converti au rastafari, mais plus que cela c'est un éternel va-et-vient entre dusingulier et du collectif. Le «we » l'insère dans un collectif global, jamaïquain. Mais dès que

18 Bob Marley and the Wailers, Crazy Baldhead, album « Rastaman Vibration », 1976 :« Them crazy, them crazy / We

gonna chase those crazy baldheads out of town / Chase those crazy baldheads out of town / I and I built the cabin / I and

I plant the corn / Didn't my people before me / Slaves for this country ». Notre traduction

Page 17: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 17

le I and I rentre en jeu, c'est le soi archaïque de l'artiste au sens de Todorov qui transparait.C'est celui de l'enfance de Marley, passée dans la campagne jamaïquaine pauvre à NineMiles, le vague souvenir de son père blanc, capitaine et fils d'un homme d'affaires anglais,le choc de l'enfance face à sa peau métisse.

Mais ce soi archaïque ne peut se concevoir comme imperméable dès l'origine. Bienque totalement singulier, il n'est pas coupé de la figure collective représentée par les autres,par autrui. L'emploi des pronoms dans le début de cette chanson nous montre très bienl'équilibre instable, mais assumé, entre toutes les facettes de la personne humaine. Lepronom possessif de première personne« Me » vient se placer en reflet du « soi englobant »dont parle Todorov: « le soi englobant n'est pas dupe du soi de façade »19. Utilisé Iand I permet de se placer à cheval sur ce soi englobant. Il n'écarte ni le soi archaïque,profondément ancré et qui, dans le cas de Bob Marley sera toujours un repère, parfoisblessant, tout au long de sa carrière-notamment en matière d'identification en tant quemétis-; ni le soi réfléchi. Dans le cas de Marley, ce soi réfléchi est celui qui l'a fait se construiredans le rapport à autrui: les blancs, puis les citadins, les premiers rastas, les musiciens, lascène internationale...Le I and I englobe, à la manière du « soi englobant » de Todorov, cetteconstruction de la personnalité individuelle qui vit dans le rapport à l'autre, dans l'anticipationdes réactions d'autrui.

Cette première médiation, qui se retrouve d'une certaine façon dans la philosophierastafari, ne cesse de parcourir un fil reliant le singulier et le collectif. La frontière n'existepas, c'est l'intersubjectivité qui crée, recrée, et influence les « instances intérieures » de lapersonne ou comme le dit Todorov:

« La membrane qui sépare le soi d'autrui, l'intérieur de l'extérieur, n'est pas étanche.Les autres ne sont pas seulement d'emblée autour de nous: dès le plus jeune âge, nous lesintériorisons, et leurs images commencent à faire partie de nous[...]La pluralité intérieurede chaque être est le corrélat de la pluralité des personnes qui l'entourent, la multiplicitéde rôles que chacune d'elles assume; c'est là une caractéristique distinctive de l'espècehumaine. »20

Pour symboliser cette membrane fragile, les rasta utilisent d'autres expressions commele each et le everyone ou le stick a bush que l'on retrouve dans des chansons reggae.Dans la chanson « Each one teach one » le groupe de reggae californien Groundationréintroduit la médiation humaine: le soi singulier : le pan intime du I and I y est présentécomme irrémédiablement lié à la facette collective de chacun, le soi collectif. Chacun aà apprendre de chacun, à la fois de l'autre extérieur, mais aussi de l'autre intérieur, celuide notre soi réfléchi, toujours à l'affût de la reconnaissance de l'autre. Dans leur chanson« stick a bush » le groupe de roots-reggae the Gladiators développent quant à eux l'idéerastafari selon laquelle : «every hoe has its stick in the bush »: chaque feuille a sa place biendéterminée dans la totalité de l'être vivante arbre, mais elle fait partie du même arbre. Elleexiste, telle chaque personne, dans sa singularité la plus grande, mais ne peut réellementêtre sans le tout qui la fait vivre.

Ces premières remarques, autour de la centralité de la médiation singulier/collectif dansl'imaginaire et les représentations véhiculées par le reggae et liées au mouvement rastafari,nous ouvrent la voie sur deux pistes que nous avons cherché à suivre tout au long de notreréflexion.

19 Todorov (1995), p. 14320 Ibid, p 144

Page 18: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

18 CHAUVIN Luc_2010

La première vient se placer afin d'équilibrer le cas particulier développé ci-dessus et quipartait du cas concret du I and I rastafari. En effet ces remarques, qui découlent de l'exempleemblématique de l'expression de la multiplicité interne à chaque individu au sein mouvementrasta, doivent selon nous être abordées comme des dynamiques plus générales, au sensde plus propre aux comportements humains. Autrement dit, la médiation singulier/collectifest nos yeux intrinsèquement liée à l'art musical. Et c'est en ce sens qu'il nous apparaîtpossible de la saisir comme pôle de fixation autour duquel vont s'ancrer le rap et le reggae,y puisant de façon très singulière.

En effet la musique est en elle même une articulation d'un collectif avec des actionsindividuelles, qu'elles soient dans la création, l'écoute, ou l'interprétation. La musiqueentraine dans son sillage une nécessaire signification qui prend son sens dans le senscommun, dans la reconnaissance que le groupe, la société, l'autre, vont donner à laproduction artistique. Toute musique repose sur une base partagée, que ce soit à travers lalangue, à travers certains codes musicaux ou certains agencements de sons. C'est à partirde cette base commune que se tisse la singularité de chaque pièce, chaque chanson oupartition. Sans ce sens commun, aucun identification ne serait possible, et donc aucunereconnaissance. Traïni (2008) fait référence à ce sujet lorsqu'il évoque le sentiment de« communalisation » utilisé par Weber. C'est par ce sentiment de reconnaissance de soicomme appartenant à une collectivité, que la musique vit. Nous pourrons voir que cettelogique d'identification sera toujours présente dans notre analyse des médiations. Dans lecas de notre première médiation singulier/collectif, le rap et le reggae ne dérogent pas à cetrait médiateur : le fait purement individuel de prendre le micro pour un rappeur débutant nepeut s'interpréter autrement qu'en ayant à l'esprit le bout collectif qui le rattache à une sphèrecollective, à la langue qu'il va utiliser, aux codes du genre, en passant par la gestuelle. Dele même façon que le chanteur de reggae va revendiquer sa pluralité interne, les musiciensque nous avons pu rencontrer sont irrémédiablement pris sur ce fil médiateur, faisant tendreà chaque extrémité un soi, les faisant se refléter au départ dans un cercle restreint, àl'intérieur même de leur personne, puis les confrontant petit à petit dans un espace plus oumoins intersubjectif et plus ou moins conflictuel. La chanson sert alors d'aimant à toutesces « instances intérieures ». Elle n'est ni véritablement façade, ni véritable miroir magique,mais plutôt un pôle attractif, remettant toujours en mouvement les facettes de la personnehumaine, ou comme le dit encore Todorov:

« Il est important de se rendre compte que ce soi de façade est non moins inévitableque les autres: l'interaction humaine ne mobilise jamais qu'une partie de la personne, jejoue donc un rôle ne serait-ce qu'en choisissant certains de mes traits de préférence auxautres pour les mettre en avant. » 21

Après cette première remarque permettant d'inclure notre médiation au cœur de lacréation musicale, il est important de se rendre compte à quel point cette volonté d'ancrerde façon assumée la musique sur l'horizon de la médiation nécessite une approcheinterdisciplinaire. Nous faisons référence ici à une démarche réflexive qui s'est peu àpeu dévoilée à nous au fil de nos lectures, et après notre recherche sur le sol algérien.Parler d'interdisciplinarité résonnait au départ pour nous dans un sens très premier, voirequelque peu candide : c'était la première confrontation d'un jeune étudiant à un terraind'analyse, face à un sujet qui convoquait plusieurs disciplines. Le rap algérien nous aentraîné dans le courant de l'interdisciplinarité car nous dûmes puiser dans des textes,des références et des paradigmes qui appartenaient à diverses disciplines -au sens biendéfinitionnel du terme encore une fois. C'est ainsi que la sociolinguistique s'est révélée une

21 Todorov (1995), p. 158

Page 19: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 19

ressource indispensable, mais elle est venue -de la même façon que la sociologie - segreffer presque naturellement aux sciences politiques. Plus que cela nous pouvons direqu'elles ont continué une dynamique d'interdisciplinarité propre à notre corpus. Comme siun nouvel interstice s'était ouvert, à la croisée des paradigmes sociologiques, politiques,sociolinguistiques, par le travail de recherche. Il est important à nos yeux d'insister sur cecaractère empreint de naturel, au sens où la sociolinguistique était présente dès le débutdans notre analyse du plurilinguisme algérien avant même d'en connaître les principauxtraits théoriques. S'intéresser aux musiques, et plus particulièrement au rap et au reggae,fait appel à nouveau à ce réflexe interdisciplinaire. Nos lectures, notre écoutes et nosquestionnements se sont orientés dès le départ vers une démarche-à-entrées-multiples.Comme un réceptacle arrondi, sans prises ni creux, où se sont accumulés plusieurs anglesd'approches : telle chanson évoquant plutôt un angle d'approche sociologique car narrantla réalité d'un quartier de la capitale malienne, alors que tel texte retranscrit évoquait plutôtune analyse en terme de communication politique. D'autres fois seuls les niveaux musicalet rythmique faisaient se connecter notre écoute à un certains ressenti analysable lui aussisociologiquement.

C'est ainsi que les « connections » se sont petit à petit mises en place lors de nosécoutes et de nos retranscriptions. Et elles représentent pour nous un point central de notreanalyse de la signification du politique.

Sans passage par le signe, il est impensable d'essayer d'interpréter l'expressiondes identités politiques, ces dernières nécessitant des espaces de reconnaissance,d'appropriation. C'est le signe qui fixe ces espaces communs. C'est pourquoi sanstransversalité il nous paraît bien vain de tenter une approche des identités politiques quitraversent le rap et le reggae. Sans transversalité faisant appel à une façon de penserle politique en terme de signification, on ne peut pas à nos yeux saisir le jeu profond dela musique. On retourne ici au point central de notre réflexion: car penser une approcheet une culture théorique transversale et interdisciplinaire c'est accepter la médiation.L'interdisciplinarité que nous recherchons peut être vue en quelque sorte comme un refletde l'intersubjectivité qui nous construit tous, tout un chacun dans son « soi » le plus profond.Ainsi prendre appui sur le signe grâce à une sémiotique, est nécessaire pour pouvoirdéboucher sur une mise en perspective politique, et sociologiquement située, des messagesdes chansons rap et reggae. Nous retrouvons l'idée de métonymie. Nous aurions ainsi unesorte de métonymie-de-recherche permettant une approche élargie, décrivant des cerclesautour de ces chansons, comme en écho à la métonymie-en-chanson que représente pournous l'expérience musicale du rap et du reggae. Cette approche permet de garder enhorizon la médiation, à la fois comme présente dans l'objet politique que l'on veut étudier,et à la fois dans notre manière de l'analyser.

S'ouvrir à la sémiotique c'est faire nôtre le travail de médiation qui traverse nos genresmusicaux, c'est accepter que « tout signe […] résulte d'un consensus entre des individussocialement organisés au cours d'un processus d'interaction. C'est pourquoi les formes dusignes sont conditionnés autant par l'organisation sociales des dits individus que par lesconditions dans lesquelles l'interaction a eu lieu. Une modification de ces formes entraîneune modification du signe »22.

Faire nôtre cette approche du signe par Bakhtine est à nos yeux indissociable d'unevolonté de tendre vers l'interdisciplinarité, vers une compréhension du signe qui abolit la

22 Bakhtine (1977), p 41

Page 20: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

20 CHAUVIN Luc_2010

frontière entre processus social et signe. C'est également ce que dit Denis-Constant Martinlorsqu'il évoque l'image d'un buisson23 :

« On doit... aboutir à un tableau (un « buisson ») des correspondances permettantd'énoncer les interprétations données du mouvement musical et d'affiner par la doublelecture, horizontale et verticale, ces interprétations en établissant plus précisément lecode symbolique propre à la musique considérée et les relations qu'elle entretient avecl'ensemble des structures constitutives de la société dans laquelle elle se déploie. »24

En cherchant à montrer la médiation à l'œuvre dans le reggae (Martin 1982), ou plustard dans le gospel (Martin1998), l'auteur fait vœux justement de ne pas s'enfermer dans unefacette de l'analyse des significations du reggae. Au contraire, c'est en prenant en compteles dynamiques sociales et politiques de l'espace -ici la Jamaïque post-indépendance-, quesa réflexion sur l'impact symbolique de la musique reggae a pu trouver tout son sens. Cesont ces connections que nous voulons mettre en lumière. Nous voulons approcher dansnotre démarche de recherche cet équilibre entre le niveau musical, symbolique, et le niveausocial, le réel, ou comme le dit encore Martin :

« l'analyse symbolique doit partir du texte musical pour le relier -l'analyse commetoujours reconstruit les relations qui forment son objet- aux interactions des structuressociales et étudier comment se bâtissent et comment fonctionnent ces correspondances »25.

C'est également cette même dynamique qu'a voulu mettre en marche Julia Kristevadans son « Sémiotiké ». Parler de sémanalyse équivaut bien dans sa démarche à tendrevers quelque chose de transversal :

« Opérant un ''échange d'applications'' entre la sociologie, les mathématiques, lapsychanalyse, la linguistique et la logique, la sémiotique devient le levier qui guide lessciences vers l'élaboration d'une gnoséologie matérialiste »26.

On a chez Kristeva cette marche en avant vers une théorie de la connaissance (unegnoséologie) certes empreinte d'une forte critique, mais qui nous insère un peu plus dansnotre vision de la métonymie-de-recherche en action et en mouvement, car puisant dansdes sciences au pluriel dans le but de saisir une totalité -une chanson reggae ou rap- quielle même agit en créant quelque chose ''autour'', en créant une sorte d'attraction des traitshumains, -et en premier lieu de la médiation humaine. La médiation est rattrapée, pour untemps, dans cet effort d'intersubjectivité dans la démarche. Elle continue cependant à tracerson horizon dans le reggae et le rap, et en premier lieu dans le rôle qu'elle tient au sein deces musiques dont les premières fondations trouvent leurs racines dans l'oralité.

1) L'oralité ou le symbole de la médiation du rap et du reggae« La langue, comme performance de tout langage,

n'est ni réactionnaire ni progressiste; elle est tout simplement fasciste;car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire.»Roland Barthès

23 Martin (1982), p1724 Ibid, p 1925 Ibid p 1926 Kristeva (1978), p 23

Page 21: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 21

Leçon inaugurale au Collège de France, 1977La première médiation qui pousse à orienter -en partie mais pour toujours- l'analyse de

nos objets politiques musicaux vers la sémiotique est bien celle qui structure le langage. Nosdeux genres sont des genres où la parole est reine. Nous verrons de par leur histoire le lienqu'ils entretiennent avec le langage et la structure que leur offre ce dernier. Se déporter versla sémiotique, c'est tenter de questionner la façon dont le politique s'y prend pour avoir dusens. Et dans notre cas, son premier espace sémantique, c'est dans le signe qu'il le trouve.C'est le signe, et en premier lieu les mots, qui offrent au politique le moyen de s'exprimerà travers une chanson de rap et de reggae. En effet l'existence du signe ne doit qu'à lamédiation humaine dont nous avons parlé : la dialectique entre des dynamiques socialeset collectives et le terrain intime des individualités crée le signe. Le mot est le premierespace de médiation qui s'attelle à l'existence humaine. Il est condamné à être à la jonctiondes deux bouts de la médiation: il est le symbole de la capacité subjective de la personnehumaine à s'exprimer mais demeure dans le même temps le lien qui maintient cette dernièreà une communauté et à l'institution que représente son langage. Le langage représente lapremière des médiations entre singulier et collectif.

Les mots ne sont pas une présence, mais seulement une représentation. Euphémismede la négation, car c’est justement cette seule et unique représentation qui fait la force ettoute la complexité des mots. Le mot vit car le mot aimante toutes les facettes de la viehumaine. Ce que notre vue peut percevoir est lié à un mot, de notre langue, avec descaractères que l’on apprit par cœur à force de lignes d'écritures. Car même si le mot n’estpas présent –le mot révolution n’est après tout constitué que de dix lettres de notre alphabet-il a lui aussi fait son empreinte en l’enfant lors de sa socialisation. Et de façon tout à faitsingulière, intime. C'est le « soi archaïque » de Todorov. Mais ce mot est associé à un tas dereprésentations, d’images, de cris, de couleurs, de sens, qui tous, poussent à rechercherle raccourci le plus rapide, à substantialiser toutes ces représentations en une suite decaractère qu’est le mot. Or ce processus est bel est bien extrêmement volatile, lié à lanature même de l’humanité, lié à l’évolution des sociétés, tout autant qu'aux psychismespropres aux personnes, qui eux même sont construits par l'intersubjectivité. Le mot vit, ilest « habité » par des significations.

Il est nécessaire d’aller de l’avant sur ce fil d’équilibriste du langage, ce langage pleinde différences, ce langage miroir du réel, ce langage refuge de l’expression du non-dit etde l’imaginaire. Le mot est le symbolique en commun qui cache la singularité. Les deuxdimensions du langage nous apparaissent, celles que Saussure remarque, la dimensionpassive : l’héritage, « le dépôt dans l’esprit » ; et la dimension plus active : le moyen de notreactivité. Nous nous retrouvons dans la médiation entre le système impersonnel, qui impose« de dire » à chaque enfant, et la capacité personnelle. L’enjeu philosophique est là, surce fil de rasoir, ce mot balançant l’humain entre identité singulière et vie commune, ce motbalancé entre volonté de domination et de capacité à nommer et à décrire la langue avecrigueur, et acceptation de l’hétérogénéité, de la complexité, de la création, de l’imprévisibleet de la divergence.

Pour Bakhtine, le mot est « le phénomène idéologique par excellence »27. Sans contextesocial, sans histoire, et sans domination, le mot n'existerait pas, et ne pourrait constituerun bien commun. La médiation est omniprésente dans le langage car ces allers et venuesentre le profondément singulier et le collectif est une dialectique permanente : « Ma pensée

27 Bakhtine (1977), p31

Page 22: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

22 CHAUVIN Luc_2010

appartient dès l'origine au système idéologique et est soumise à ses lois. »28 Et la premièredes lois est le langage: c'est lui-même qui structure les premières heures de la vie de chacun,et même avant. On naît dans un espace familial qui est déjà régi par la loi, à travers dulangage. Mais la médiation ne s'arrête pas à ce stade. Bakhtine d'ajouter :

« Mais dans le même temps, elle (la pensée) appartient également à un autresystème, tout aussi unique et possédant également ses lois spécifiques, le système de monpsychisme. »

Le singulier se démène avec des mots, dans le pluriel. Et ce singulier et ces mots, sontdéjà en eux-mêmes multiples. Il est important de prendre en compte cette dialectique. C'està partir de là que le fait de penser le rap et le reggae comme des genres jouant sur la cordede cette médiation prend tout son sens. Le rap et le reggae sont des genres qui reposentavant toute chose sur la parole. Un MC (Master of ceremonies) est considéré comme tel s'ilest le seul et unique créateur de ses vers. De la même façon, le reggae est né des lecturesde la Bible dans les communautés rastafari.

Mais parler de ''genres paroliers'' implique alors de faire une distinction dans lamédiation que nous venons d'exposer. En effet le signe est, on l'a vu avec Bakhtine,avant tout une idéologie. Pour ce dernier, il est même l'expression même des rapports dedomination et de classes : « le signe devient l'arène où se déroule la lutte des classessociales. »29 Du signe à la domination, et de la langue au pouvoir il n'y a en effet qu'unpas, si infime qu'ils ne font qu'un. La langue est car elle est une arène des pouvoirs. C'estparce qu'elle est traversée par des relations de pouvoirs que la langue vit ou comme le ditClaude Hagège :« La langue est partout au sein du pouvoir et le pouvoir est partout au seinde la langue »30. La langue est mélange et façonnage. Et la membrane est si fine entrele signe et les processus socio-idéologiques que la langue se charge très facilement deprocessus de domination. Il suffit de revisiter les différentes histoires pour voir la force desmots, en mesurer leur emprise sur les sociétés humaines. Le contrôle de l’écriture dansl’Egypte pharaonique revenait aux seuls scribes, figeant ainsi une division des rôles et dela société, de la même façon que la maitrise de l’écriture au Moyen-âge par le clergé n’allaitpas chercher très loin dans la volonté de dissimuler le contrôle de la population.

Un anthropologue comme Ernest Gellner nous montre très bien comment, dansles sociétés agro-lettrées, il y avait division de la grande masse, culturellement etlinguistiquement. L'État n’avait aucun intérêt à promouvoir la communication de ceux qu’ildirige.

L'interrogation est légitime de savoir si cette différenciation a définitivement disparuaujourd’hui et si la coupure a réellement disparu entre haute et basse tradition, entre languede privilégiés et mots de la masse. Le pouvoir a ainsi toujours tendance à multiplier lesdivisions notamment dans le langage : langue liturgique contre langage vernaculaire, motsdu pouvoir contre mots des petites gens. Dans les sociétés agraires, la culture n’avaitaucun mot d’ordre universel. Fermé et héréditaire, le jeu des mots servait à se renouveler.Le local ignoré ne cherchait que le local, sans volonté extérieure. Une sorte d’invisibilitéentourait alors tous ces langages, tous ces mots de la plus grande majorité, perpétuant« l’endogamie » de la culture locale.

28 Ibid, p. 5829 Ibid, p.4330 Ibid.

Page 23: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 23

Les choses ont changé, l’écriture s’est banalisée, cessant d’être l’objet d’unespécialisation, la haute culture commençait à traverser la société dans son ensemble alorsque de nouvelles spécialisations étaient créées à travers la société industrielle. Mais lesmots sont ils réellement sortis de ces logiques de différenciation et de contrôle ?

Cette logique interne au langage peut alors aller jusqu'à créer le délit. Le mot crée ledélit. Le mot crée le stigmate. Le verbe crée bien la marge car chacun vise à redéfinir oua conserver la valeur des mots, voire à s'accaparer ces valeurs pour les mettre au serviced'une idéologie. Du latin valere qui signifie « valoir » ou « donner à voir », la valeur désignel'être au monde. Chaque mot va alors se charger de cette « identité pour les autres ». Lemot n'est pas en soi, et cette valeur dont on parle reste en permanent équilibre entre unesignification morale, et une politique. Ou si l'on veut ces valeurs se trouvent prises dansune dialectique entre le singulier et le collectif. Un mot signifie quelque chose pour chacunde nous à la fois d'une façon commune, car nous partageons un langage commun et unespace politique qui a façonné notre réel et notre imaginaire. Mais il résonne également defaçon singulière en chacun de nous, faisant jouer notre valeur morale, personnelle, celleque l'on façonne dans notre « agir » quotidien.

L'être humain qui se voit qualifier aujourd’hui de « sans-papier » est pris dans ce filetde symbolique, comme le furent l'esclave, puis le « nigger » en Amérique du Nord, ou les« blackheart men », rasta de Jamaïque. Et on peut penser que, bien avant l'arrivée dans lanouvelle société, celui qui devient étranger est déjà rentré dans le jeu du langage dominant,il a inconsciemment déjà incorporé ce fait d'être autre et d'être stigmatisé. Il est pris danscette dialectique : ce mot « sans-papier » qu'il va utiliser pour se désigner et bel et bienchargé de la valeur française actuelle, stigmatisante. De la même façon, « nigger » estdevenu le mot réutilisé par les afro-américains pour se désigner eux-mêmes, allant mêmejusqu'au -encore plus dévalorisant- « negro ».

Mais il est alors intéressant de voir le mouvement qui va amener cet être humain àretourner ce stigmate. De la même façon que les féministes du Mouvement de Libérationdes Femmes se sont petit à petit revendiquées comme « mal-baisées » ou d'autres termespéjoratifs dans la bouche de leurs opposants des années 1970, les « sans-papiers » arriventà recharger le mot pour lui donner une connotation méliorative et revendicatrice. Il suffitd'écouter les slogans des manifestations des mouvements de soutien pour ressentir cettevolonté de resémantisation du terme, de la même façon que les chanteurs de blues, puis desoulmusic, ont peu à peu appréhendé leurs textes comme pouvant affirmer la fierté d’êtrenoir: James Brown chante en 1968 « Say it loud, I’m black and I’m proud »(« Proclame le,je suis noir et fier de l’être ») ou Nina Simone : « Young, Gifted and Black » (« Jeune, douéeet noire ») puis les Last Poets avec des titres comme « Niggers are Scared of Revolution »(« Les nègres ont peur de la révolution », 1971) .

Conscient de l'enjeu vital de la dénomination dans la société, le « sans-papier », commel'afro-américain, le rastaman ou n'importe quel dominé, rentre dans le jeu de la dialectiquesingulier/collectif, et la valeur n'est plus seulement l'identité pour les autres, celle de l'espacepolitique définit par d'autres, mais elle devient une identité pour soi qui s'est construitedans un espace moral, renvoyant à l'éthique. C'est là une piste que nous pensons pouvoiremprunter dans notre analyse : nous y retrouvons la dialectique de la médiation qui, àtravers le prisme de l'oralité, transperce elle même des jeux de pouvoir. Un philosopheautrichien, Ludwig Wittgenstein (1889-1951) avait bien compris les enjeux qui lient l'éthiqueet le langage à une vision philosophique plus générale de la vie commune31. Wittgenstein atenté de saisir ce lien fragile entre mot et éthique. La notion de valeur qui va venir sémantiser

31 Voir Corcuff Philippe, La société de verre-Pour une éthique de la fragilité, Armand Colin, 2002.

Page 24: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

24 CHAUVIN Luc_2010

les mots a bien à voir avec l'éthique. Cette dernière ne renvoie à rien d'autre sinon le modede vie, du grec ethos. Pour notre philosophe le substantialisme amène à la confusion etl'impasse. En effet rechercher une substance qui réponde à chaque substantif revient àtromper et à généraliser. Le signifiant est trop rapidement substantialisé, on veut le remplirde sens, et cette substance qui accompagne chaque mot fait vivre virtuellement le mot.C'est la médiation incessante qui va d'un bout substantialiser le signe, mais qui, dans lemême temps, permet par l'autre bout la réappropriation du signe. Le « sans-papier » devientpresque réel, sorte de trait commun généralisé. Tous les porteurs de dreadlocks jamaïcainssont vus comme une unité, un seul « dreadful people ». « Ce désir de généralisation » estcritiqué par Wittgenstein qui n'y voit que l'opposition perpétuelle entre le Même et l'Autre,l'Un et le Multiple. Le sans-papier ou le jeune immigré français devient une catégorie,un trait humain artificiel qui le fait rentrer dans l'imaginaire de l'Autre, en opposition à cequi devrait être le Même. L'éthique est alors pensé par Wittgenstein plutôt comme unetransformation des modes de vie. L'éthique ne renvoie plus à la transformation des mots,au discours et aux fausses valeurs que l'on tend à fondre dans les mots, mais à « l'agir », àla pratique et à la transformation de soi : faire pousser ses dreadlocks face à la répressiondu pouvoir jamaïquain ou prendre le micro, investir des caves pour agir face aux tentativesde généralisation.

C'est ici que vient se placer notre réflexion sur la médiation. Car cette médiation du mot,qui permet à la fois la généralisation et la réappropriation du signe est celle qui anime le rapet le reggae. Et on peut s'apercevoir que ce retournement du stigmate propre à nos deuxgenres, et rendu possible par la médiation, est avant tout oral. Tous les exemples que nousavons pu citer, et qui s'orientent déjà vers une vision libératrice de la parole rap et reggaeviennent en effet d'une tradition.

2) L'oralité : une affirmation de soi collectiveL'oralité est le symbole de la médiation humaine, au sens où, comme nous l'avons dit,la langue est la première instance qui fait rentrer la personne humaine dans le jeu dela « multiplicité interne ». Or le reggae et le rap sont nés de l'oralité propre au contexteesclavagiste sur le continent américain. Mettre en lumière la naissance du reggae, quidonnera ensuite les premières bases du rap, doit se faire avec le trait directeur de notredémarche : la médiation, au sens de l'interdisciplinarité. Comprendre en quoi l'oralitéest à la base des premiers sons reggae, doit se faire en lien avec l'histoire d'un payscomme la Jamaïque et des dynamiques de la société d'alors. C'est en effet sur cettepetite île des Caraïbes que le reggae, en tant que genre musical à part entière, a vu lejour. Cette naissance n'a de sens que si elle est prise en analogie avec les processusde mutations sociales de l'époque. La Jamaïque, indépendante en 1962, est en effet unsymbole de la démesure du colonialisme et du système esclavagiste. Dépeuplée de sesautochtones après l’arrivée des premières expéditions de Christophe Colomb, colonisée parles Britanniques à grands renforts d’esclaves venus d’Afrique, la Jamaïque s’est largementenrichie des nombreuses cultures populaires et musicales qui façonnèrent sa diversité. Etle reggae apparait comme l’héritier de ce mélange musical avec des racines et des sons

résonnant depuis la plus ancienne histoire jamaïquaine et le mento 32 des esclaves, les

32 Style musical des premiers esclaves de Jamaïque plongeant ses racines dans les rituels ashantis, et d'autres ethnies ouest-

africaines et constituant depuis le 17ème siècle une des premières formes de musique populaire jamaïquaine.

Page 25: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 25

chants chrétiens des premières églises noires du 19ème siècle, le calypso 33 , ou chants

rastafariens. La principale source d'inspiration se loge sans aucun doute dans l'héritagereligieux. L'influence commune du gospel nord-américain et des chants religieux allant d'unhéritage direct des terres d'origines des esclaves africain comme le kumina aux musiquesaccompagnant le phénoménal mouvement de renaissance religieuse en Jamaïque dès le19ème siècle: les musiques dites revivalistes. Le kumina est lié aux rites de possessionpropres au continent africain, et notamment à une zone s'étendant du Congo à l'Angolaactuels, musique rurale à base de tambours et de chants.

L'influence des musiques religieuses, principalement urbaines, remonte aux années1860-1862 et est fortement liée aux dynamiques socio-culturelles d'alors34, faisant bougerles frontières à l'intérieur des populations noires, descendantes des esclaves en Jamaïque.Le mouvement de renaissance religieuse, ou « revival », va en effet toucher les îles desCaraïbes et les Etats-Unis en cette fin de 19ème, appelant à un fondamentalisme bibliquequi reconnaît la prépondérance de l'Ancien Testament, mais qui se révèle surtout commeun mélange détonnant de cultes syncrétiques et de « mystique chrétienne » venant segreffer aux symboles mobilisés en Jamaïque à partir des héritages ritualistes africains.A l'écho des cultes revivalistes va petit à petit répondre une capacité des populationsnoires esclavagisées à chanter un héritage perdu mais vivant dans les inconscients et lesreprésentations du monde. C'est ainsi que le gospel et les chants religieux venus des EtatsUnis va largement influencer les instants de communions des noirs jamaïcains, jusqu'à seretrouver dans les premières influences musicales du reggae:

« Le penchant pour le gospel relevé dans le reggae ne résulte pas purement etsimplement d'un emprunt mais bien d'une réunion, ce qui place la relation Etats-Unis/Jamaïque esquissée pus haut dans une nouvelle dimension »35.

Cette nouvelle dimension révèle une dialectique de médiation entre les noirs jamaïcainset un imaginaire noir rendu possible par l'expérience commune de l'esclavage. De lamême façon nous pouvons percevoir une médiation entre des influences sociales etdes combinaisons culturelles qui cherchent à exprimer ces bouleversements. L'oral devientalors le symbole de cette médiation. C'est par la voix que les revivalistes font passer leurmessage de libération théologique et mystique. C'est par les chants que la communautése retrouve, et partage une foi en un avenir moins douloureux. Cette voix partagée faitécho aux réflexes conservés en petite partie des rituels rythmés transmis par les premièresgénérations de populations africaines déportées puis exploitées. Voix commune, mais voixqui est sans cesse renégociée, façonnée par les médiations successives. On retrouveracette même oralité, comme premier moyen de résistance, dans les premiers rituels de« Revival Zion », des premières communautés rastafari, puis plus tard chez les premiersrappeurs des ghettos des villes nord-américaines.

Denis-Constant Martin montre dans son étude du reggae jamaïcain comment lesinnovations religieuses ont parsemé l'histoire de la société jamaïcaine, répondant auxdiverses crises socio-économiques qui ont toujours touché en premier le peuple noir.Au milieu du 19ème siècle éclatent simultanément les crises économiques dues à unevieille économie de plantation en crise, et les premières révoltes modernes, dont la plus

33 Le calypso, style musical caractérisé par son rythme particulier à deux temps. Originaire des chants d’esclaves narrant la viequotidienne avec humour et aussi appelé « Kaiso » il est propre aux Caraïbes et tout particulièrement à Trinidad et Tobago.

34 Cf. Martin (1982), chapitre 235 Constant (1982), p. 44

Page 26: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

26 CHAUVIN Luc_2010

remarquable est celle menée par Georg William Gordon et Paul Bogle. Or ces deuxderniers sont ministres d'une secte baptiste, la Native Baptist Church fondée en 1784. Lalutte de Boogle va devenir le symbole de la résistance à la misère. Après la révolte deMorant Bay en 1865, le mouvement est brisé par les troupes anglaises. Boogle exécuté,il demeure pourtant symboliquement l'exemple de révolte, et met en lumière le poids dece nouveau fondamentalisme biblique qui surfe sur un réel potentiel contestataire : le« Great Revival ». Cet accompagnement des dynamiques sociales par des mouvementsprofonds est très révélateur de la médiation à l'œuvre dans les sociétés. La résistance àla misère et l'oppression va en effet passer en Jamaïque par les voies (voix) de la religion.L'expérience religieuse devient en effet un moyen de renverser le stigmate. La vie communey est rematerialisée, elle y est symboliquement déviée, imaginée autrement, de façon moinsdégradante. En empruntant une voie a priori moins politisée, ou en dehors des canauxtraditionnels de la domination, les église baptistes du « Great Revival » permettent deréinsérer le peuple noir dans la médiation. Elles réactivent le ''bout singulier'', celui dupeuple noir face à l'oppression blanche et mondiale, et donc le bout plus intime, cet héritagecommun qui créent le seul lien de ce peuple : l'expérience de l'esclavage.

Au début du 20ème siècle, le cycle crise-résistance se répète. La situation sur l'îles'aggrave, faisant s'accroître l'exode rural, et le chômage dans les nouveaux ghettos quigonflent autour de la capitale Kingston. Les années 1920 et 1930 sont alors le témoinde nouveaux espaces de résistance et d'une innovation religieuse relayée cette fois-cipar les sectes pentecôtistes, sur un fond commun: celui laissé en jachère par la penséerevivaliste. Diverses sectes naissent ainsi, réinterprétant à leur façon le message bibliquepour tenter d'expliquer la crise et de trouver les voies de la rédemption. Parmi elles, lespremiers cercles rastafariens vont naître au début des années 1930, sous l'influence desprophéties de Marcus Garvey. C'est à partir des thèses de ce syndicaliste noir, issu de laJamaïque pauvre et illettrée du début du 20ème et premier théoricien de la libération dupeuple noir par l'afrocentrisme et le retour à la terre d'origine, que Leonard Howell, JosephN. Hibert, Archibald Dunkley et Robert Hinds vont fonder les premiers cercles rastafariens.Ces derniers vont reconnaîtrentt dans le couronnement en 1930 du Ras Tafari Makonnenl'avènement d'un Dieu salvateur pour l'homme noir, Haile Selassie, Roi des rois, EmpereurD'Ethiopie. Howell sera le fondateur en 1940 à Kingston, sur la colline de Pinnacle, de la« Ethiopian Salvation Society, première véritable communauté rasta. C'est au centre de cescommunautés, reconnaissant le « negusa nagast » (roi des rois) dans la figure de l'Empereurd'Ethiopie, et cette dernière comme la terre promise du peuple noir, que vont naître lespremiers métissages musicaux qui donnent le reggae.

C'est parmi ces premiers cercles regroupant les parias de l'époque, rastamenrejetés pour leurs dreadlocks, leurs coutumes alimentaires ou leur usage assumé del'herbe, la ganja, que l'on retrouve l'héritage revivaliste, réapproprié dans un témoignage« rastafarien » qui laisse place à une « appropriation divine36 » ou tout du moins à unevision d'un Dieu « à nous », perpétuant les prophéties libératrices qui seraient à lire dans letexte biblique. Il aura suffit, alors, d'un savant mélange, d'une médiation entre cet héritagerevivaliste venu d'Amérique du Nord, une théorie du retour en Afrique effectivement misen action par Marcus Garvey et sa Black Star Line lancée en 1919 pour le retour desanciens esclaves en terres africaines, et une lecture biblique réinventée à travers le prismedes crises sociales de la Jamaïque d'alors. L'idée de lecture est omniprésente dans cethéritage religieux, et vient s'entrechoquer avec les traditions elles aussi orales du peuplenoir jamaïcain. Le parallèle très fréquemment évoqué entre l'expérience du peuple noir et

36 Voir Dordor (2009), p 110 « un chrétien réinventé »

Page 27: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 27

l'histoire du peuple juif en exode en est un très bon exemple. C'est par les lectures bibliquesque les esclaves ont pu, dès la fin du 17ème siècle, trouver un certain espoir. Le fait queles leaders religieux aient puisé, vers 1860, puis en 1930 surtout, avec l'utilisation faite dela Holy Bible -ou bible de l'homme noir rédigée par Robert Athlyi Rogers- dans les textessacrés pour appuyer leurs dénonciations, vient pour nous en écho de cette tradition orale,imposée par les missionnaires dans les plantations, mais délivrant aussi des traces derésistances, à travers l'expérience de lectures communes, en catimini tout d'abord, puis àhaute voix au fur et à mesure du développement des églises noires. Ces lectures à hautevoix, que l'on retrouve petit à petit accompagnées de percussions dans les rituels de RevivalZion des rastas, viennent rappeler l'expérience d'un ancien esclave, Frederick Douglass,renversant la dialectique de l'oppression après son apprentissage solitaire de la lecture avecune bible: Cette réappropriation s'exprime très bien lorsque Douglass parvient à utiliser sapropre lecture biblique pour juger les actions de son maître :

« S'il (le maître brutal le capitaine Thomas Auld) a de la religion, pensai-je, il émanciperases esclaves...Faisant appel à ma propre expérience religieuse, et jugeant mon maîtred'après ce qui était vrai dans mon propre cas, je ne pouvais le considérer commeprofondément converti, à moins que de bons effets de ce genre ne suivissent sa professionde foi. » 37

L'oralité permet cette appropriation, parfois de manière quasi immédiate. Bob Marleytirera ses premières chansons à contenu philosophique ou rasta, comme « One love, oneheart, one destiny », après avoir fréquenté Mortimer Planno, ou Joe Higgs, figures dumouvement rastafari. C'est dans les lectures de la Holy Bible par Planno, ce sage ayantvoyagé sur le contient africain, ayant rencontré l'empereur Haile Selassie, que Marley, maisaussi Bunny Wailers ou Alton Ellis se sont peu à peu approprié le message rasta, puis l'ontmis en chanson.

Mettre en lumière la médiation à l'œuvre dans le reggae, puis dans le rap, c'estégalement bien saisir la place que tient l'héritage afro-américain dans ces deux genresmusicaux, et tout particulièrement l'exemple type d'une médiation par l'oralité qu'opère legospel.

« Un des traits qui déconcerta le plus les découvreurs blancs est la manière de chanteren groupe: les structures responsoriales sont omniprésentes, les tuilages soliste/chœursont mentionnés[...]les descriptions parlent d'unisson, de faux unissons, de polyphonies àl'unisson, de polyphonies sans parties, de polyphonies à plusieurs parties […] » 38 .

C'est cette capacité à chanter en groupe qui illustre à nos yeux la médiation singulier/collectif qui interagit dans le reggae et dans le rap. Ces deux genres sont à imaginer surune sorte de continuum, celui d'un héritage commun exporté et réapproprié à l'infini au fildes années et des espaces de contacts entre groupes humains.

Il suffit d'écouter les premiers enregistrement de The Wailers, The Maytals, TheHeptones ou Ken Boothe pour se rendre compte de l'empreinte de la soul music et dugospel. L'épanouissement du genre jamaïcain s'est fait à travers l'impact des exportationsdes productions musicales américaines, au premier rang desquelles se trouvaient le gospelet le blues puis la soul music. Et au delà des résonances idéologiques, ou politiques quiviendront se greffer au fil des années 1950 et 1960 -notamment avec les mouvements pourles droits civiques ou le « Black Power »- c'est bien cette capacité à chanter en groupe, à

37 Frederick Douglass (« La Vie et l'Epoque de Frederick Douglass ») cité par A.Davis (1971), p 80.38 Denis-Constant Martin (1998), p. 37

Page 28: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

28 CHAUVIN Luc_2010

évoquer le collectif à chaque prise de parole, à chaque ton, chaque couplet que nous avonsretrouvée. On l'a vu dans l'héritage afro-américain qui a imprégné les cultures populairesjamaïcaines, et que l'on retrouve bien sûr dans les premiers pas du rap, la parole estprimordiale; ou comme le dit encore Denis-Constant Martin :

« Dans les communautés afro-américaines, la parole est primordiale; le sermon et lechant la mettent sur une scène d'où elle peut porter, parce qu'elle est consacrée et parcequ'elle est, en quelque sorte, propulsée par la musique. L'oralité gardée vive, se révèle undes emblèmes forts de la culture partagée: elle fusionne les manières de parler, les langagesdu corps, les inventions musicales et les visions du monde forgées par la communauté aucours de son histoire. Vecteur du sentiment d'appartenance, l'oralité, même technicisée,assure une relative communauté des visions de la société. Elle en circonscrit un ''noyaudur'' situé à l'interface du sacré et du profane, des communautés afro-américaines et de lasociété américaine en général, susceptible de servir à l'adaptation comme à l'action » 39

L'oralité agit alors dans un même esprit dialectique, au sens de médiation incessante,de va et vient entre l'individu et le collectif. Nous pouvons nous apercevoir de la force decette oralité en considérant l'évolution des genres. Parler d'oral se conçoit ainsi facilementen imaginant un contexte emprunt d'esclavagisme et d'oppression comme au 18ème ou au19ème siècle. Mais on pourrait émettre quelques doutes à l'heure actuelle, où les nouvellestechniques de la communication ont envahi le monde de la musique. Pourtant c'est bienl'oralité qui perdure, et donne sens à la médiation toujours présente. L'écrit – et notammentles pochettes de disques avec les retranscriptions des paroles, faisant écho aux premièresretranscriptions des negro-spirutal 40- n'a finalement en rien éliminé l'oralité. Comme si l'onretournait irrémédiablement aux mots proférés. Il suffit de voir le nombre de reprises derap ou de reggae, ou mieux encore les improvisations incessantes qui ponctuent l'actualitédes genres. Nous nous sommes également aperçu de cette place de l'oral dans l'analysedes retranscriptions proposées par les artistes et qui ne sont jamais véritablement fidèlesà cent pour cent. Ce décalage est encore plus vivant lors des interprétations scéniques, oùdes textes que nous connaissions seulement par la lecture des jaquettes d'albums, se sontdévoilées sous un jour nouveau pour nous lors du concert. L'oral est comme préservé caril est le symbole de la création de communautés imaginées. Le gospel est révélateur decette « affirmation de soi collective » (Denis-Constant Martin). Une interprétation apparaîtbien en effet comme une sorte d'innovation, une invention spatiale: l'expérience d'un négro-spiritual, que l'on retrouve déclinée dans les premières cérémonies Nyabingy des rastas, oules premières interprétations en public de The Last Poets (un des groupes précurseurs durap), est une création d'un espace dans l'entre deux de la médiation. Il délivre les corps del'emprise de la vie quotidienne pour l'insérer dans un ''entre deux'' qui fait appel au groupe,et à l'individu. C'est l'individu qui y a alors toute sa place. Il est acteur. Il répond à l'incantationdu pasteur. Chaque voix a sa place dans les polyphonies, sans ordre de préférence ou depassage. Et cet espace apparait en perpétuel mouvement, au sens où les « ornemantationsindividuelles » sont permanentes :

« L'important réside dans l'ornementation[...] leur pratique donne au chant collectif descongrégations ces sonorités étranges remarquées par ceux qui, les premiers, entendirentles esclaves chanter[...]; en l'absence d'organisation à parties distinctes, et les fidèles ayant

39 Ibid, p. 12140 Voir ibid, p. 122

Page 29: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 29

tendance à broder spontanément, certains passages font entendre des accords, d'autres,des frottements et des dissonances »41.

Comme dans les cérémonies rastafari, nous retrouvons l'importance qui est redonnéeà la personne humaine, à l'individualité. Chacun peut avoir sa voix dans la réinterprétationdu texte. Musicalement cela se retrouve dans les chœurs des groupes de reggae. Le trioformé par The Wailers et ses premiers enregistrements en 1964 laissent bien entendre cethéritage oral, fait de réponses, d'improvisations et de polyphonies. Peter Tosh et BunnyWailers sont là en écho à la voix du jeune Bob Marley, tel les groupes de soul américainsqui défilaient sur disques américains importés et qu'ils imitaient. La chanson « I am goingHome » s'inspirait ainsi directement du gospel « Swing low Sweet Chariot ». De cet héritageest toujours demeuré ce besoin de créer une présence collective, un partage de la parolechantée: comme les I Three, le chœur féminin de The Wailers, en pérpétuel réponse à unBob Marley se déhanchant sur le devant de la scène. Cette configuration illustre d'ailleurstrès bien l'héritage commun au genre: c'est bien le modèle du chœur féminin qui est reprisà la tradition nord-américaine, inspiré d'abord par les chœur d'église, puis par les chœursde Rythm and Blues et de Soul, telles les Rayllettes accompagnant Ray Charles. TikenJah Fakoly, artiste ivoirien, est accompagné de la même façon par son chœur féminin, triolui répondant, façonnant un espace corporel expressif sur l'espace scénique partagé, enmouvement.

Parler du corps nous apparait ici important car il participe à nos yeux à la mêmedynamique de création identitaire. Comme le rappelle Denis-Constant Martin dans sonintroduction à l'ouvrage collectif « Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés) »:

« La parole (est) issue du corps, produite par le corps. Plus largement, la corporalitérenseigne sur le fonctionnement des sentiments collectifs et des relations de pouvoir »42.

Déjà dans les negro-spirituals, ce corps était au centre du processus libérateur. Il estsymbole de l'oppression, le premier témoin de la violence raciste : le premier déni humainqu'avait à endurer l'esclave était celui de le violence corporelle. La première forme dedomination était celle qui passait par les corps. Comme le rappelle Angela Davis43, le maîtrepossédait d'abord l'esclave par son corps, par l'utérus de la femme violée, par le pouvoirqu'il avait sur le sort de l'enfant né, par le pouvoir d'aplanir ces corps, de les enfermer, de lesdompter eux et leur expression vocale. Retrouver la maîtrise de son corps représente doncune première libération. Et c'est là que tout l'épanchement corporel propre au gospel et quel'on peut retrouver d'une certaine façon dans les danses qui animaient les sound-systems,jusqu'aux soubresauts effrayants d'un Marley ou aux chorégraphies agressives de certainsgroupes de rap -ou tout du moins très expressives telles la représentation de la chanson« Independenza » du groupe IAM sur le plateau de l'Eurovision où un commando d'hommescagoulés simule une conférence de presse d'un groupe armé44-. Ce corps balancé, dontchacun veut tirer le maximum d'énergie, redonne finalement au même titre que la parole,une place à l'individu au sein d'un groupe qu'il est lui même en train de constituer dansl'expérience qu'il vit. C'est cette oralité, s'accompagnant d'une réappropriation de son soiphysique, qui fournit une raison d'être, qui place la personne humaine en train de chanter aumilieu de la médiation. Il est singulier, car il participe à un création communautaire. Chanter

41 Ibid, p. 11142 Denis-Constant Martin (2002), p. 8343 Voir Angela Davis (1983)44 Voir la vidéo du groupe IAM, le live de la chanson «Independenza », aux Victoires de la Musique 1999.

Page 30: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

30 CHAUVIN Luc_2010

le Dieu Jah, ou le Dieu des Eglises baptistes, ou un Dieu-Nature, est une médiation, oucomme le dit encore Denis-Constant Martin45:

« La religion est affaire d'expérience personnelle; il faut attendre l'appel, l'entendre etl'accepter, et vivre pour l'exalter. Cette exaltation pourtant renvoie au groupe car elle ne peuttrouver vraiment place qu'au milieu des saints. L'aspect asocial de la théologie sanctifiéen'abolit donc pas la conscience communautaire »

Dans la tradition rap, née il le faut rappeler des performances reggae des sound-systems, ce partage du chant est lui aussi central, et même s'il a su se détacher très vitede références religieuses apparentes, il n'en demeure pas moins attaché à cette traditionorale. Il suffit d'être attentif à la valeur accordée dans ce genre au principe des featuring,des participations d'artistes, pour faire le parallèle avec une tradition des sound-systemsoù l'espace du DJ46 était celui de la réappropriation par la voix des multiples tubes. Lessound-systems peuvent être vus comme les symbolesde la médiation que permet l'oralité.C'est là que naquit la technique du toasting 47 transformant la personne en improvisateur,poète, « re-travailleur de son » grâce à une technique simple. Les sound-system étaient uneexpérience véritable de la médiation. Le public jouait le rôle de miroir permanent, réagissantsans cesse aux choix des morceaux. Dans les sound-systems jamaïcains le public étaitroi, créant le temps d'une soirée, un espace fait d'échanges, de réactions par les corps, ladanse, le bruit, comme le raconte Lloy Bradley:

« […] A cela venaient s'ajouter les réactions du public, évidemment aussi rapides quespontanées. Un des attraits majeurs d'une soirée en sound-system résidait dans l'occasionde pouvoir participer en faisant le plus de bruit possible […] Dès le départ la relationentre disc-jockey jamaïcain et son public était beaucoup plus intense que ce que l'onpouvait attendre dans le cadre d'une discothèque ou d'une boîte de nuit.[...] Cette réactionimmédiate à la musique permettait aux Djs de rester proches de leur auditoire; les disquesproposés dans les sound-systems étaient toujours dictés par le choix du public. »

C'est le toasting qui va permettre l'affirmation du flow, cet art de la parole, l'art de rapperqui va devenir à son tour symbole de la médiation : le flow est la marque singulière qui fait del'artiste un rappeur appartenant au genre tout entier, donc à un collectif bien déterminé. Leflow est le bout intime propre à chacun, qui permet d'identifier un chanteur, mais qui se doitde respecter les règles du genres, les codes du commun. Nous aurions ainsi ce communqui l'influence à ses débuts: par le miroir de tous les flows, le rappeur peut se créer sonstyle langagier propre. Ou comme l'exprime très bien E-One rappeur français de la K-Bine/Eskicit :

« ...en ce qui concerne le flow, c'qui y a c'est que quand tu commences à rapper, t'as destrucs que t'aimes, qui t'attirent, et tu vas vers ça instinctivement. Et toi au fur et à mesure quet'écris en fait, au bout d'un moment tu vas avoir ton souffle, ton style c'est-à-dire en fait on aune voix intérieure, mais ça c'est pas un truc qui s'applique qu'au rap ; ça s'applique au rap,mais à la poésie, un écrivain tu crois...je veux pas faire le mec, genre, un truc intellectualiste

45 Denis-Constant Martin (1998), p. 11946 DJ : abrévation de Disc-Jockey, qui désigne à l’origine aux Etats-Unis les animateurs de radio ou les principaux opérateurs

dans les clubs. Le concept est repris en Jamaïque pour désigner les toasters, responsables des sound-systems, et s’élargit depuispour décrire celui qui lance mais aussi qui crée le son.

47 Le toasting est l’art du toast, technique à la frontière entre le chant et le parler, mettant en avant les qualités d’orateur. Del’anglais to talk over, il peut être vu comme l’adaptation de la tradition orale héritière de l’histoire de la société jamaïquaine, permettantde lier grâce à la qualité du verbe un message à une mélodie assez pauvre et répétitive.

Page 31: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 31

mais c'est un truc bien expliqué par Roland Barthes tu vois, genre y a l'écriture et le style,et le style c'est le souffle propre à chaque écrivain tu vois, et dans le rap ce truc là c'estencore plus comment dire, plus démesuré: parce que quand Barthes dit le souffle de chaqueécrivain, il parle de....mais nous c'est le vrai souffle, c'est le souffle typique de quand tuprends ta respiration pour reprendre la phrase, et ça c'est un truc, au bout d'un moment àforce de rapper, ça sort : c'est toi, t'es que un avec toi, c'est ta personnalité, c'est la mêmechose, ta façon de rapper, c'est ta façon de parler, c'est ta façon de faire des blagues, c'estlié, ça participe de la même chose. »

Le bout singulier est là. C'est celui qui permet de repérer un chanteur dans un groupe,comme Youss un des chanteurs du groupe de rap algérien INTIK, celui qui, de par sonusage de la langue française, d'un ton remarquable, tire le collectif vers son intime le tempsde quelques vers, avant que la chanson dans sa totalité ne soit tirée vers un autre bord,celui de l'autre chanteur, ou celui du collectif en chœur. Les deux horizons s'entrechoquentà loisir. Le reggae et le rap sont nés de cette médiation de l'oralité. Nous, nous sommestels les auditeurs du programme call in « Le Grognon » de la radio « Radio Côte d'Ivoire »de Abidjan au début des années 1990, face à l'animateur Soro Solo, mettant à contributionnos singularités profondes alors que c'est toute la société qui est à l'écoute48. Commece même Soro Solo qui, petit, s'imaginait la radio comme la voix des ancêtres, celle quiappartient à tout le groupe, celle que l'on doit partager mais qui ne passe jamais que parune seule et même bouche, par une seule et même paire d'oreilles à la fois. La transmissionorale conserve cette présence, et cette efficacité à jouer sur la corde raide et infinie de lamédiation.

B- Rap-reggae : deux genres historiquement pris entreesthétique et politique

« We free our people with music »(Nous libérons notre peuple avec la musique)Bob Marley and the Wailers, Trench Town,album « Confrontation », 1983Parler d'esthétique et de politique c'est déporter notre approche réflexive vers les deux

autres horizons de la médiation proposée dans notre introduction: celle qui mettrait enmouvement une dialectique à quatre, à cheval sur un horizon reliant le singulier et le collectifet un autre s'étirant entre un jugement sur le pouvoir et sa mise en forme. Insérer nos deuxgenres musicaux dans cette nouvelle facette de la médiation, c'est prendre conscience quela première dialectique que nous avons voulu montrer comme centrale dans l'évolution dureggae et du rap, ne peut légitimement s'analyser sans la connecter à une autre dimensionmédiatrice : celle qui fait que ces artistes et ces auditeurs, êtres singuliers pris dans unecréation incessante de repères communs -y puisant, et les modifiant-, sont aussi pris dansune dimension irrémédiablement politique, au sens de représentations de projets de société,de façon de se penser dans la société, de formuler son identité. Nous rentrons dans l'espacepublic, tout en gardant un pied dans l'intersubjectivité. C'est l'intersubjectivité qui guidait leséchanges dans les cercles rastafari des Revival Zion de la même façon que lorsque Didier

48 Voir la double page « Mangercratie sur les ondes », Briard Frédérique (2008) pp 86-87

Page 32: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

32 CHAUVIN Luc_2010

Awadi, rappeur sénégalais reprend le refrain de la chanson « Get up Stand up » de BobMarley dans sa chanson « le Cri du peuple », il est pris dans cette intersubjectivité, il procèdepar reflet et par imitation.

Mais « le Cri du peuple », tout comme « Get up Stand up » n'existent qu'à traversleur résonance politique. Elles expriment toutes deux une prise de position sur le réel, etune volonté de le changer par un imaginaire commun. Et pour se faire entendre, et se fairecomprendre, le politique doit avant tout être perçu. Comprendre le message de Didier Awadilançant un cri d'accusation face à la misère que vit le peuple, c'est avant tout reconnaîtrequelque chose de compréhensible pour nous. Le politique a besoin de se mettre en forme.Nous retrouvons la médiation humaine : le bout collectif a toujours un pied dans le politique.Une chanson exprime irrémédiablement un rapport au réel, ou plus encore un rapport à unimaginaire. Mais pour cela, il faut la forme, les formes. Il faut quelque chose de perceptible.Le symbolique dont nous avons parlé à propos de l'espace libérateur, situé quelque partentre l'au delà et les conditions bien concrètes de la vie du peuple noir, qui se dévoiledans le gospel, se doit d'être identifiable. La personne humaine qui rentre dans l'Eglise doitpouvoir percevoir cet espace, ce symbolique en commun pour s'y identifier. Et c'est bel etbien par un jugement esthétique que va commencer sa participation à l'édification de cettecommunauté imaginée et espérée. Le jugement esthétique, au sens d'une perception quivient se confronter avec le désir du sujet, rend possible à ce dernier l'appropriation d'une partdu bout collectif, une part de l'imaginaire que propose le politique. Du fait que ce politiquese structure avant tout chose par de l'imaginaire, il devient intéressant de voir la musiquedans une perspective de création identitaire. C'est cette dernière qui fournit une forme bienparticulière pour permettre l'expression, et la compréhension du politique.

Car la culture est une mise en forme esthétique des identités. Pour susciterl'engagement, le politique va se mettre en scène avec une esthétique. On rentre dans lechamp de la perception, ce sont les formes d'expression du politique que l'on retient.

Nous aurions donc en parallèle du jugement esthétique un jugement téléologique (ausens de «loin») qui propose de l'imaginaire par rapport à une finalité. C'est le politique.Reste à voir comment le pôle attirant, la métonymie bien spécifique que représentent lerap et le reggae articule la conscience esthétique (au sens de perception et de désir dusujet) et la conscience politique. Peut-on véritablement imaginer pouvoir dissocier la forme,la dimension esthétique, et la signification collective, le processus de reconnaissance d'unimaginaire social et politique commun?

La première piste que nous offre l'analyse de notre corpus est bien celle de cettenouvelle frontière entre politique et esthétique. Comme nous l'avons dit, c'est justementparce que les artistes que nous avons choisi de faire rentrer dans notre travail de rechercheaffirmaient tous -à des degrés divers- faire de la politique en musique, que cette secondemédiation prend tout son sens.

Elle est importante car elle nous paraît amplifiée dans le cas de ces rappeurs quiaffirment comme le font les rappeurs de la K-Bine, E-one (du groupe Eskicit) et Skapel(rappeur français-uruguayen) que tout est politique:

« (E-One) De toute façon. Nous la conception du truc c'est que la vie elle est politiquetu vois; [...]

Bon après comme on a cette vision de la vie politique : toutes les actions que tu faisdans la vie sont politiques, les amitiés que tu crées elles sont politiques etc. Forcementle rap......avant tout le rap c'est ce qui nous permet d'être le plus libre possible...Je suis

Page 33: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 33

d'accord avec Emiliano (Skalpel), c'est un complément, c'est déjà en amont que se jouentles choses

« (Skalpel) [...]c'est indissociable...En amont on considère nous notre vie commereprésentant un choix politique et une démarche de lutte. Donc après nous on raconte justece qu 'on veut raconter, on raconte notre vie. »49

Mais elle l'est peut-être encore plus car, étant à la base de la naissance des deuxgenres, ces derniers ne peuvent que proposer d'une façon ou d'une autre un jugementtéléologique. Ils sont en eux-mêmes potentiellement délivreurs d'un positionnement parrapport à une finalité . Autrement dit, le reggae et le rap sont condamnés -après avoirmordu la ligne de la médiation singulier/collectif- à être empêtrés sur la frontière étroite entrepolitique et esthétique.

1) « The Voice of the people »Nos deux genres nous apparaissent comme la synthèse infinie du politique et del'esthétique, de leurs deux expressions dans l'espace humain, et donc de leurs jugementspar tous. La forme que propose le reggae pour permettre les expressions identitaires estnée d'un monde déjà politiquement marqué, culturellement situé. Et vice-versa, le politiquequ'il exprime est à jamais lié à cette forme bien particulière d'accentuer le rythme fort dans letemps musical. Le rap qui a pu suivre la même évolution autour de l'expérience des sound-systems reproduit lui aussi ce même schéma. L'espace symbolique qu'il veut créer dèsl'origine est expressément une critique du pouvoir, et une représentation d'un imaginaire. Ilsuffit de reconsidérer les tout débuts du rap, dans le contexte nord-américain du début desannées 1980 pour sentir ce lien étroit entre conscience esthétique et conscience politique.L'acte de prendre le micro comme l'ont fait les premiers rappeurs dans les ghettos de NewYork, est esthétique car il vient se placer en écho à l'héritage musical commun à la populationde ces quartiers, celui du gospel ancien, mêlés des nouveaux sons électroniques apparusavec la soul music, puis le funk. Mais il est profondément politique dans sa significationcar il affirme sa volonté de porter un jugement sur le réel ainsi que l'expression assuméed'une vision du monde en rupture avec une réalité trop oppressante. C'est dans un héritagerevendicatif que s'est affinée la frontière de notre seconde facette de la dialectique à l'œuvredans nos musiques : la médiation politique/esthétique.

A l’origine de la contestation on pourrait dire que se loge le message. Un des toutpremiers morceaux de rap ne s’appelait-il pas The message (Grand Master Flash) ? Cetteidée de message à délivrer est très prégnante dès le début du rap (une caractéristiquehéritée en grande partie du reggae) et notamment dans la figure de Afrikaa Bambaataa etde la Zulu Nation. L’esprit messianique que l’on retrouve dans cette dernière fait baignerles prémisses du rap dans cette atmosphère empreinte de moralisme, de spiritualité etmême de religiosité dont nous avons déjà parlé. Afrika Bambaataa est ainsi très marqué parla culture religieuse des Etats-Unis, mettant en avant dans plusieurs articles de la chartede la Zulu Nation, le rôle fondamental des religions et des dires des divers Prophètes. Lerap s’enracine encore une fois très bien dans la profonde histoire américaine et dans cellede la communauté noire-américaine, celle qui a pu développer une musique salvatrice,empruntant à la religion dans une la perspective de la lutte du peuple noir. Chants religieuxdes champs de coton, negro spirituals puis Gospels, la frontière a toujours été très mince

49 Interview avec l'auteur, mai 2010, voir annexes

Page 34: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

34 CHAUVIN Luc_2010

entre profane et sacré jusqu’à parfois se mêler.50 Nous retrouvons l'espace ''entre-deux''dont nous avons parlé à propos de la médiation singulier/collectif. Mais nous pouvonsl'approcher cette fois-ci sous l'angle de notre seconde médiation. Le prêche devient alors lemoment de résistance, l’appel à la non-violence pour conquérir l’égalité. Le prêche devientun ''entre-deux'' instable, entre un niveau sacré, permettant l'expression d'un imaginaire,et un niveau profane qui surfe sur les innovations musicales, sur la participation detout un chacun par le principe de questions/answers. Isabelle Marc-Martinez de rappelerle rôle fondamental qu’a tenu le « preaching » dans la communauté afro-américaine,« improvisation vocale libre, scandée, permettant la réponse » et puisant avec précisiondans les textes saints pour délivrer un message d'espoir libérateur. Le rap reprend beaucoupde ces points, et nous sommes tout à fait d’accord avec l’auteur, lorsqu’elle compare lescitations bibliques entrecoupées avec l’improvisation scandée du pasteur aux samples durap. A cela, il faut rajouter la très grande influence de l’Islam avec the Nation of Islam et lafigure de Malcom X. Les black muslims deviennent petit à petit, à partir des années 1930, lesmissionnaires d’une lecture du Coran et de l’Islam qui offre une perspective de résistanceet de luttes à de nombreux afro-américains déshérités. Très présente dans les prisons etdans les milieux défavorisés, c’est grâce à l’excellent orateur Malcom X, converti en prison,que la Nation of Islam conduite par Elijah Muhammed va bénéficier d’un large écho dansla communauté, jouant le rôle d’unificateur et apportant enfin respect et reconnaissanceaux Noirs. Cette spiritualité ne va cesser d’accompagner la lutte et va ainsi se retrouverdans le rap. Le rap vient se construire à la frontière qui fait de ce prêche une expressioncompréhensible pour tous. Le rappeur se veut le porte-parole de ce message profond. Ilendosse ainsi l’habit du prophète. Prophète de sa rue et du ghetto qui a compris la sagesseet la spiritualité. C’est ainsi que Afrikaa Bambaataa conçoit le MC. Il devient le successeurdu preacher, invitant à l’unité, au respect et surtout au savoir. Le savoir est une arme. C’estlà que réside le seul espoir d’une communauté toujours divisée. Le rappeur ne peut plusalors se couper du langage de la rue. La langue est le premier outil du preacher. Elle devientcelle du rappeur porte-parole qui pour raconter et soulever les consciences, se doit de sefaire comprendre.

« Le langage de la rue est le seul que je peux utiliser pour communiquer avec la rue.Tu dois éduquer les gens. »

(Ice Cube) 51

Le langage est la première mise en forme qui permet la compréhension du politique.De là découle la place centrale de la langue dans ce genre. L'acte entraîne unjugement esthétique. Utiliser la langue compréhensible par ceux que l'on veut toucherest nécessaire pour lancer le processus de reconnaissance et de compréhension. Nousretrouvons la première médiation propre à l'oralité, mais elle vient s'encastrer avec lesperceptions esthétiques et politiques. Les deux facettes de la médiation s'aimantent alorsréciproquement. Les mots nous touchent, car ils sont un réservoir de représentations. Ilssont eux aussi sur la frontière fragile : un pied dans le singulier car le jeune qui prend lemicro a toute liberté pour les triturer, les utiliser à volonté; un pied dans le collectif car ilsappartiennent au système impersonnel qui nous fait tous naître dans un monde où l'on parledéjà. Mais ces deux pieds se placent simultanément sur une autre ligne, celle qui fait que,d'un côté, nous allons tous mettre en parallèle ces mots rappés avec notre désir tout à

50 Cf. Marc-Martinez (2008) , p. 59.51 «The language of the streets is the only language I can use to communicate with the streets. You have to build people up »,

(notre traduction), in Ice Cube and Angela Y. Davis , Transition, No. 58, 1992,

Page 35: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 35

fait singulier, à notre idéal personnel. C'est la trace du jugement esthétique. Cela pourranous plaire, ou non, ou éveiller des envies de rejeter encore plus les normes esthétiquesen vigueur dans la société. Et de l'autre côté, un pied devra se placer par rapport àl'expression que portent ces mots, au message qu'ils véhiculent à travers leurs « signifiés »,celui-là même qui va faire écho à nos croyances propres, recréant un imaginaire et unereprésentation de la société. Pour Fada Vex, MC oranais du groupe algérien T.O.X, lorsqu’onrap c’est pour « transmettre une émotion il faut que les gars en face comprennent. C’estpas tous les algériens qui comprennent le français. Le gars en face doit piger ce que tu dis.L’algérien peut comprendre tout avec l’algérien ».

Utiliser la langue, la manier pour que la grande majorité comprenne c’est pour mieux« dire les choses comme elles sont. Voila comment ça se passe réellement. Il n’y a pas demal à l’amplifier parfois à travers la musique. Le rap c’est comme un effet de loupe pourbraquer tous les yeux là où ça va mal. Le terme interdit pousse à parler beaucoup. Briserles tabous. Les quotidiens ne reflètent pas notre réalité alors que la musique aide à le dire

tout simplement » 52

Le rappeur est porte-parole, il narre la réalité pour ouvrir les yeux : « On ne fait pasdu rap simplement pour plaire aux filles du quartier, on fait du rap pour faire passer desmessages et pour essayer de faire avancer les choses. Le savoir est une arme, le rap estune force. »53. Et il le fait avec une forme particulière, appelant une perception particulière.

L'héritage revendicatif ancre le rap de façon encore plus forte au centre de la médiationpolitique/esthétique. Cet héritage a forgé ce que Traïni nomme la « fonction tribunitienne »54,entraînant ceux qui récusent l'exclusion sociale des marginaux dans un rôle de plus enplus naturalisé : les rappeurs deviennent porte parole, prennent le micro pour ceux dontla voix ne peut se faire entendre. Cette volonté anti-élitiste , de « do it yourself » entrainebel et bien l'activation d'une conscience politique, d'un positionnement par rapport à lanorme. Chez Iries Revoltes, groupe franco-allemand de rap/reggae/ragga, qui chante unechanson intitulée « Ma voix » cette conscience politique peut s'activer car elle passe par uneénonciation en allemand et en français, sur un rythme alternant entre des sonorités reggaelente, et un flow rap beaucoup plus rapide. C'est par cette mise en forme particulière, qu'unechanson de Iries Revoltes crée une appropriation et un sentiment d'appartenance : « Jelève ma voix pour ceux que l'on n'entend pas »

Cet héritage est latent car il fait remonter ses racines aux premières heures du reggae,là où le reggae est né des innovations en terme de musicalité. Ce dernier est le résultat d'unmétissage musical. La diversité de ses origines est telle que les aires culturelles auxquelleson peut rattacher les racines du reggae s'imbriquent profondément. Denis-Constant Martinen dénombre trois principales :

« Les musiques populaires afro-nord-américaines dans leurs formes et évolutionsdes années 1950 60 auxquelles il convient de rattacher le pop anglaise voire la variétéinternationale elles mêmes terriblement imprégnées de musique nord-américaines; lesmusiques antillaises commerciales rassemblées sous le terme générique de calypso etdiffusées en des circuits correspondant grosso modo aux archipels culturels découpés par

52 Retranscription d’un entretien de 45min réalisé à Oran avec l’artiste Fada Vex, 24 mai 2009.53 Positive Black Soul, Interview, dimanche 30 mars 2003, par Akeem Kossoko. Afrik.com54 Traïni (2008), p. 46

Page 36: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

36 CHAUVIN Luc_2010

la colonisation, ici donc à celui des British West Indies; les musiques jamaïcaines issues dela tradition orale et rattachées pour la plupart à des cultes syncrétiques [...] » 55

En gardant à l'esprit notre démarche d'approche du fait musical commeirrémédiablement lié à des dynamiques sociales, nous pouvons nous apercevoir à quelpoint ce métissage a incorporé des éléments divers, empruntés puis assimilés. Il en ressortune combinaison particulière, provenant de ces trois aires musicales, au moins, et quel'on peut lire de façon horizontale en faisant dévier notre regard, notre angle d'analysevers la société toute entière, vers l'ensemble des structures de la société dans laquellele reggae s'est épanoui. L'interprétation est à double tranchant. Ainsi la combinaison deséléments musicaux, tels le déséquilibre rythmique caractéristique du reggae (scansionbinaire), l'importance d'une cellule rythmique à accentuation alternée avec un rôle clefdévolu aux percussions ou encore l'inflexion vocale en fin de vers; tous ces élémentspropres au reggae sont des innovations qui puisent dans des influences identifiables :on retrouve ce balancement -certes moins prononcé- dans le calypso. L'importance despercussions accentuées dans l'ouverture d'un espace dévolu à la basse est directement liéeau développement des rythmes Burru grâce à la figure d'un homme comme Count Ossie56

. Le phrasé que l'on retrouve notamment chez les premiers artistes reggae comme Toots,

Jimmy Cliff, Ken Boothe, Winston Francis ou Alton Ellis est typique de l'influence qu'a pu

avoir la soul music américaine, et des artistes comme Sam Cooke sur ces jeunes d'une

Jamaïque ouverte au marché du disque nord-américain en pleine expansion.

Ces empreintes musicales ont autant imprégné les années 1950 et 1960 car elles

résonnent alors très profondément dans un contexte socio-politique où il est impossible

de faire abstraction des bouleversements économiques, politiques voire de positionnement

sur la scène internationale. Plus que cela, nous faisons l'hypothèse que le politique et

l'esthétique ont atteint un stade très marqué de médiation. C'est dire finalement que

la constitution d'une cellule rythmique caractéristique du reggae par l'empilage de deux

accentuations rythmiques (à la fois une binaire et une ternaire), n'aurait pu atteindre ce stade

sans le contexte global de l'île à l'époque.

D'un côté, la musicalité du reggae tient à ce fond historique qui a façonné un métissage

particulier. Nous voulons parler ici d'un héritage pluriel. Il y a eu à un certain moment une

identification de certains artistes au développement d'une philosophie rastafari qui était en

55 Denis-Constant (1982), p. 5156 Count Ossi, artiste jamaïquain né en 1926 (mort en 1976) et formé dans les fanfares incarne la figure de la communauté et

du rythme des burru qui débouchera sur le ska. Influencé par une communauté rasta qui recherche dans sa musique les influencesdirectes des anciens Burrus qui frappaient sur des tambours au rythme de leur cœur (jusqu’à se réclamer de la véritable musiquerasta : le Nyahbinghi) Count Ossi va mettre en applications ses idées rastafariennes en intégrant lui-même ces rythmes tambourinairesafricains dans sa propre communauté. Une expérience qui va le conduire à participer à la création du genre ska grâce à la créationen 1947 du groupe Mystic Revelation of Rastafari. Puis à partir de 1961, il participe avec son groupe de cinq percussionnistes TheWarrickas, à de nombreuses sessions d'enregistrement de ska. Dans le respect des principes rastafariens, il sera en compagnie deson groupe sur le tarmac de Kingston en 1966 pour accueillir la venue d’Hailé Sélassié en terres jamaïquaines.

Page 37: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 37

train d'acquérir de plus en plus de notoriété dans l'espace public, et le reggae en est né.

Nous voulons aborder cette identification avec, une fois de plus, une volonté de médiation,

d'interdisciplinarité. Ce mouvement rasta, par lequel s'est développé les rythmes burru et

les cérémonies Nyahbinghi -qui sont une des bases de la cellule rythmique du reggae- nous

apparaît en effet comme une totalité, ou mieux encore une expérience. Car c'est bien une

prise de conscience qui a fait que le mouvement rasta a connu une telle notoriété alors qu'il

était très marginal. Cette prise de conscience d'un mal être grandissant dans le pays, en

réaction à la crise politique qui débouchera sur la guerre civile de 1980, fait rentrer dans un

même temps, en parallèle le reggae et le mouvement rasta dans une dynamique d'ouverture

dans l'espace public, et donc d'identification. Parler ici d'identification revient à nos yeux à

décrire une expérience de la révolte et de la désobéissance dans le contexte de l'époque.

Devenir rasta ne signifie plus alors la seule reconnaissance d'un Dieu vivant, quelque part

sur le continent africain. Il ne se bornait déjà pas à cela, mais les années 1970 ont conféré au

mouvement rasta une dimension autrement plus politique, autrement plus réactive au réel,

en perpétuant cet imaginaire rêvé -le retour en Afrique- mais en lui donnant une actualité

physiquement perceptible. Cette perception de la misère, de la violence perpétuelle fait se

rejoindre l'idéologie rasta revisitée à la lumière du réel et une façon artistique de l'exprimer.

Et au centre s'est retrouvé le reggae, car c'est un métissage qui pouvait parler à tous. Dans

son rythme particulier se fondait une perception partagée d'un héritage lui aussi déjà balloté

entre du ressenti et de l'imaginaire, entre une perception et un espoir, entre un jugement

esthétique et un jugement téléologique, politique. C'est en ce sens que nous parlons

d'expérience. Elle n'a pas de bornes mais des niveaux. Nous pouvons ainsi mettre en

lumière des niveaux d'intensité dans la foi rasta, naviguant selon chacun entre des attirances

religieuses, mystiques, politiques, voire opportunistes, sans oublier l'attirance artistique, de

la musique aux réalisations artisanales (peintures, fresques, sculptures, percussions) que

proposaient les premières communautés rasta comme « Wareika » sur la colline de Trench

Town. L'expérience faisant s'entrechoquer la philosophie rastafari, une innovation musicale,

un besoin d'identification à un imaginaire et un jugement sur la situation du pays a fait que le

reggae a pu devenir ce genre internationalement reconnu avec la percée de Bob Marley à

la toute fin des années 1970. Cette expérience, qui s'est toujours faite sur fond de médiation

singulier/collectif, nous fait parler de médiation politique/esthétique.

L'exemple des sound-system, qui ont fait office de quasi ''lieux de naissance du

reggae'', représente de la même façon cette expérience plaçant les jamaïcains sur la

Page 38: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

38 CHAUVIN Luc_2010

frontière entre du politique et de l'esthétique (sans oublier la dialectique entre des éléments

collectifs et la singularité de chacun des danseurs de ces lieux de vie de Kingston).

Les sound-systems peuvent être vus comme parmi les premiers moyens de diffusionpopulaire de la musique, une sorte de disquaire ambulant, jouant parfois le rôle de médiumsocial et de relais d’information à travers la musique. Véritable moyen de réappropriationd’une musique en grande partie américaine mais trop peu accessible, les sound-systemsse propagent à partir de la fin des années 1940, au début sous la forme de simples sonoset haut-parleurs transportés dans des camionnettes pour évoluer vers les dance hall (lieuxoù se déroulaient les sound-systems), ils deviennent un véritable art de rue, permettantde s’exprimer sur des fonds sonores, de diffuser les nouveautés vinyliques trop chèrespour la plupart des jamaïquains, de « devenir quelqu’un » en se créant une référence, ens’appropriant des lieux de la ville jusqu’à créer un esprit de compétition (parfois violent)entre les divers sound-systems. De là nait la technique du toastingqui va prendre de plus enplus de place dans les dance-hall jusqu’à devenir le principal centre d’attraction et permettreaux DJ’s de maîtriser le son qu’ils avaient au départ reproduit. Ce sont ces mêmes DJ's quideviendront MC's (Masters of Ceremony, Maîtres de cérémonie) et qui viendront s’installerdans le Bronx faisant naître le rap dans les quartiers et les ghettos américains : le toast seraaméricanisé à travers le black english (parler propre à la communauté noire et héritier deslangages vernaculaires des esclaves noirs utilisés dans les champs de coton pour déjouerl’attention du maître), la sélection du fond sonore se technicisera grâce au mixage, auxsamples (récupération d’un échantillon sonore qui est passé en boucle), aux collages et auxdiverses réappropriations de morceaux, aux scratch (sons insolites dus à la manipulationde la platine par le DJ d’avant en arrière) ou encore les cuts (technique de ciselage de laphrase musical pour augmenter l’impression de boucle et de répétition).

Ces sound-systems représentent bien une fresque miniature de l'expérience médiatriceque l'on a décrite. Ils furent en effet l'espace frontalier concret entre influences musicales etcréation d'un style musical propre à la Jamaïque : c'est sur leurs pistes de danses que sesont affirmés le ska, puis le rocksteady et le reggae. Mais les sound-systems étaient aussi àla fois un mini-univers représentatifs des tensions du ghetto, et de la société. F. Dordor relatetrès bien le climat de rivalité, voire de quasi guerre entre les trois principaux sound-systemsde l'époque, « the big three » tenus par Clement Dodd, Duke reid et Prince Buster. Ces lieuxse sont imposés comme des espaces informels en réaction à toute la marche de la société.Ils étaient les lieux des combines, des trafics de ganja, de devises, les lieux de vente, deconsommations en tous genres, et qui ont petit à petit polarisé les dynamiques identitairesdes jeunes de la capitale : entre premiers rude boys et guerre de gangs. En nommant sonsound-system « The voice of the people », Prince Buster ne faisait que finalement mettreen mots le rôle que jouaient concrètement ces espaces autogérés, en marge du systèmepolitique et bien plus révélateurs du politique jamaïcain que ce dernier.

Le reggae est né d'un ralentissement des rythmes de ska, puis d'une accélération durocksteady, le tout sur un fond toujours vivace d'influences, notamment rock, puis dance.C'est dans la relation entre le DJ et son public que se sont opérés ces mixages et ces choixde morceaux plus ou moins rapides selon l'ambiance, comme le raconte Lloyd Bradley:

« Cependant une autre raison fondamentale dans ce ralentissement du tempo tenait àune montée sensible de la tension dans les dancehalls, c'était le début de l'ère du rude boy,la période de l'histoire de la Jamaïque où la violence devint un métier en vogue […] Sanssurprise, une ambiance lourde de menace s'installa dans les dancehalls et les participants,rude-boys ou non-, devaient rester sur leurs gardes. Quant aux conséquences sur la

Page 39: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 39

musique, cela se traduisit par des enchaînements de pas moins sophistiqués-shuffle ou jiveen couple-, et une tendance à demeurer cloué à la même place, avec des mouvementsde hanches et d' épaules. Un balancement régulier, en quelque sorte, soit tout seul, soitbien accroché à votre partenaire préférée, mais toujours en demeurant dans votre espacepropre, surveillant en permanence ce qui se passe autour de vous en parvenant à conserverun air menaçant mais détaché »57

La médiation est bien là, entre ces mouvements de pas et de hanches. La perceptiondu temps réel, du contexte direct dans lequel s'épanouissait la soirée – un jugement sur leréel- ne pouvait qu'influencer la création musical résonnant en chacun des danseurs:

« Nous on dansait avec notre taille, avec nos hanches, c'est la basse qui nous faisaitbouger. Il fallait que la musique cogne là, en bas, et pour ça, on avait besoin d'une basseénorme »58

Le « one drop beat » caractéristique du reggae fait de la batterie et de la basseles métronomes de la chanson, facilitant ce balancement des corps, miroir du ressentides jeunes jamaïcains eux-mêmes balancés, sans prise sur un réel violent. Ces mêmesbattements qui déjà rythmaient les cérémonies rasta et les performances des tamboursburru dans lesquelles le fundeh tambour long et étroit à corps de bois évidé et doté d'unemembrane en peau de chèvre créait des espace pour le repeater, tambour plus court. Leone-drop en est une variante, une réappropriation. Ici tout repose sur le troisième temps -untemps marqué par un coup de cymbale- qui fait planer les autres temps, comme en suspens:juste le temps pour la basse et les autres instruments de placer leurs improvisations; de lamême façon que le fundeh fournissait les fondations rythmiques sur lesquelles brodait lerepeater ; comme pour perpétuer la résonance aux ornementations qui déjà faisaient vivrele gospel.

Les sound-systems symbolisent cette frontière du politique et de l'esthétique. Lereggae est né d'une médiation entre une vie commune, faite de dynamiques sociales etd'innovations musicales, dans une influence mutuellement renforcée. Il l'est égalementdans le jugement qu'il propose, lui aussi pris dans un espace « entre-deux » entre desperceptions touchant aux formes, et d'autres touchant à l'expression des jeux de pouvoirs,et à l'expression de l'appartenance, de l'identité.

2) « We and them » : l'opposition aux puissants comme premierhéritage commun, et symbole de la médiation politique/esthétique

Parler d'héritage revendicatif commun au reggae et au rap se fait comme nous l'avonsvu dans une totalité musicale qui lie irrémédiablement un niveau esthétique et un autrepolitique.

A la frontière de cette médiation -opérant en parallèle d'une dialectique singulier/collectif- se trouve en effet une double perception, se balançant sans cesse entre unecritique des formes, et une critique du réel. Dans le reggae et le rap, ce balancement nousapparaît exacerbé. Le jugement esthétique ne peut pas en effet se départir d'un jugementsur le réel car la forme propre aux deux genres est née d'une critique de la norme etd'un positionnement face aux contextes socio-politiques. Ces créations musicales sont unaménagement de formes en réponses à un jugement sur le réel. Et c'est cet aménagement

57 Lloyd Bradley (2005), p. 19258 Ibid, p 143

Page 40: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

40 CHAUVIN Luc_2010

qui, même s'il va résonner en chacun de façon bien singulière, va dans le reggae et le rap secharger de façon bien concrète d'un esprit revendicatif. Il apparaît alors important de mettreen lumière une opposition aux puissants qui va résonner dans la conscience esthétiqueautant que dans la conscience politique de chacun. Cette opposition portée par l'héritagerevendicatif des genres se révélerait à nous comme le produit final -mais en perpétuelremodelage- de la médiation politique/esthétique. Une sorte de synthèse re-dialectisée. Nithèse, ni antithèse, ni synthèse, mais un espace qui fait joint, à un instant « t », entre unedynamique d'innovation musicale et une prise de position face aux processus sociétaux.Cet espace se symbolise selon nous dans ce perpétuel besoin d'identification par le rejetd'un autre. La forme rejette alors la première. Les innovations en terme de rythme et dedanse du reggae représentent une manière de rejeter à la fois des influences -en partieacceptées- mais perçues comme pas assez proches du creuset populaire jamaïcain. Lesinnovations techniques qui ont accompagné les évolutions du rap se placent égalementen rejet de normes esthétiques59. L'acte en lui même rejette car cette totalité oblige àun jugement politique. Cette dernière crée un imaginaire politique, et oriente vers unesublimation artistique, les deux se forgeant tout deux dans l'opposition.

Autrement dit, la frontière poreuse entre politique/esthétique place le reggae et le rapdans une logique de création identitaire. Ils proposent un espace de représentation, luimême à cheval sur de l'esthétique et du politique. C'est la représentation qui permet unpositionnement à la fois sur la forme et sur sa signification par rapport au réel. Et cettereprésentation tend dans le rap et le reggae à créer des espaces de rejets d'un groupe autre,voire ennemi. La représentation fait appel au champ sémantique de la symbolique. Or, nousl'avons vu, nos deux médiations fonctionnent avec une pierre d'achoppement cimentée ausymbolique. Ce dernier rend les médiations possibles. La forme musicale devient alors lesymbolique par lequel l'appartenance politique va s'exprimer. Or à la fois le symbolique, etle politique sont dans une logique d'opposition.

Deux imaginaires sont ainsi en perpétuelle remodification; deux imaginaires qui seréunissent en un seul par la totalité que représente une chanson de reggae ou de rap : unimaginaire politique qui crée une communauté par la négation d'une autre, et un imaginaireesthétique lui aussi pris dans une dynamique d'opposition. Nous retrouvons notre espacede contestation, identifiable encore une fois dans les sound-systems : les deux imaginairesse confondent le temps d'une chanson : un rejet de la norme, notamment en matière dedanse, et un rejet des normes de la société dans ces espaces à la marge, où la loi de lasociété était rejetée :

« Grâce à son matériel de qualité supérieure et sa sélection de disques très novatrice,Downbeat passait pour le top des sound-systems de Kingston, tandis que le sens de la fêtedes plus communicatifs de Buster, et son statut au sein du ghetto permettaient au Voiceof the people de représenter réellement le choix du public. Pourtant même si l'on ne doitpas sous-estimer la manière dont Duke Reid remplissait ses bacs à disques, il ne faut pasoublier que c'est grâce à ses méthodes de barbares qu'il fut consacré « roi des Sound andBlues » de 1956 à 1960, grâce à ses victoires dans la plus grande coupe de sound-clashesde l'année. Une telle violence organisée ne pouvait que se refléter dans l'attitude du public,les supporters réagissant férocement envers tout ce qui pouvait être perçu comme uneattaque ou même un simple manque de respect à l'égard de leur sound-system favori » 60

59 Voir notre deuxième partie, et Béthunes (1999), Le Rap, une esthétique hors la lo.i60 Lloyd Bradley (2005), p. 54

Page 41: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 41

La forme rejette nous l'avons dit. Elle est surtout le liant qui permet de parvenir à créerun sentiment d'appartenance. La musique devient la création à soi, en opposition à toutce que représente l'autre. Dans des contextes comme ceux qui ont vu naître le reggae,et où s'épanouissent le rap et la musique dite « contestataire », c'est bien cette créationidentitaire qui structure la totalité de la chanson : là où le réel est dominé par certains, ausens des effets d'une politique inégalitaire, c'est la construction identitaire qui permet unerevalorisation des individus. Et la musique offre l'enveloppe nécessaire à ce sentiment d'êtreensemble contre l'ennemi, l'oppresseur.

Un exemple comme celui du rap algérien, nous paraît ici révélateur de cette médiation.Nous retrouvons ici un pont vers le concept de langue comme central dans notre médiationà quatre qui commence à se dessiner. Dans l'entre deux entre singulier et collectif, lalangue est en effet le catalyseur. Mais elle l'est en partie car elle est aussi l'espace dusymbolique, celui qui véhicule un imaginaire politique par un symbole. L'esthétique se poseen critique perpétuel du langage. C'est par l'esthétique que se joue une part de l'évolutionperpétuelle du langage (Cespedes 2006). La part collective de la langue possède une partéminemment politique, et il est constamment réajusté à travers la critique esthétique dulangage, par les sociétés, par tout un chacun. Le langage propre du rap et du reggae n'estque le reflet de contextes politiques et de tensions identitaires dont la première expressionest la langue. On remonte ici à la différenciation entre vernaculaire et langue officielle,patois contre langue dominante. C'est le « black english », analysé par William Labov( ou « vernaculaire noir américain »), la « langue algérienne », le « franc-sango » ou le« camfranglais »61, les langues locales du Burkina Faso ou du Sénégal contre la languedu pouvoir, la langue dominante. Les langues qui vont être mobilisées par le rap et lereggae puisent ainsi directement dans un panel langagier qui cherche en premier lieu à sedémarquer de la norme dominante, de langue du pouvoir qui gère le réel, et qui est doncliée (mais inconsciemment) à l'injustice. Comme l'exprime bien le rappeur sénégalais DidierAwadi, puiser dans les langues populaires, c'est déjà marquer une forme d'indépendance,un sentiment d'appartenance qui fait vibrer la corde première et sensible de la premièreidentité, celle de la langue:

« Les langues. Il y en a beaucoup. Un grand travail est fait sur le wolof, parexemple. De nombreux mots oubliés ont été exhumés par les rappeurs et recommencentà vivre [...] » 62

Ainsi la première forme qui rattache l'individu au collectif- la langue- est façonnée parle politique, par le rapport de l'artiste au réel. Pour dénoncer le réel, il faut passer par unchemin de traverse esthétique. Nous touchons là une nouvelle fois au point central denotre médiation : pour dénoncer, et donc créer un sentiment d'appartenance, il faut créerles conditions d'une adhésion large, presque instinctive. Or ce qui touche au plus profondde l'intime, c'est la perception des formes, et parmi elles, c'est la langue qui est la moinsanesthésiante, et c'est en même temps elle qui contient le plus de passerelles avec lepolitique:

« Langues et langages ne sont pas probablement pas les seules régions de cesterritoires de l'affectivité politique, mais on a des raisons de penser qu'ils « sur-déterminent »les autres parce que c'est à travers eux que passent les courants de solidarité, d'allégeanceou de contestations et de rébellions, parce que, même lorsque les formes de communicationnon verbales complètent ce qui est dit et dialogué, la verbalisation vient par la suite mettre en

61 Auzanneau (2001), p. 71262 Ibid.

Page 42: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

42 CHAUVIN Luc_2010

forme les affects ressentis pour en permettre une transmission plus étendue: si la musiquesuscite des émotions, si ces émotions peuvent être silencieusement passées par le corpsà qui se trouve près, leur diffusion à de larges groupes risque de ne pas pouvoir éviter lesmots. » 63

Vibrer au son d'une exclamation dans la langue algérienne (dénoncée comme dialectepar le pouvoir) portée par un micro amplifié, c'est se reconnaître dans une certaine formede rejet du projet d'arabisation de l'Algérie, c'est faire ressortir en tout cas son mal-être faceà des institutions hypocrites qui se cachent derrière la langue arabe, c'est exprimer sondégout d'un système scolaire qui tourne en rond autour des langues reconnues, parlées,assumées, refoulées.

Ce qu'exprime une chanson du groupe de rap algérien MBS (Micro Brise le Silence):« Erap algérien mya bel mya laklam arbi (le rap algérien cent pour cent avec desmots arabes) balek zadem cla el gharbi ayayay (attention il fonce sur l’occidentalaïeaïe!) Wach yal khawa ‘amar ras sek (quoi les frères, remplis toi la tête) el microya brizi sket (le micro brise le silence) Tes'a tes'a daletna (99 c’est notre tour)MBS bel qbaha bel mlaha wech (MBS méchamment, gentillement quoi !) »64

Ici est affirmé le véritable rejet. C'est bien la langue algérienne, au sens que peut lui donnerTaleb-Ibrahimi65, qui est utilisée dans les premiers vers de cette chanson, véritablementcrachés dans le micro. Les artistes algériens puisent dans le continuum langagier qu'offre leplurilinguisme langagier algérien, affirmant dans le même temps un message de rejet de ceslangues hypocritement utilisées par les différents pouvoirs : le français et l'arabe classique.L'esprit revendicatif est là, au milieu de la signification, dans l'ironie féroce qui assume derapper « cent pour cent avec des mots arabes » mais en parlant l'algérien, comme l'immensemajorité, la seule majorité du peuple d'Algérie. De la même façon qu'un Fela Kuti dénonçaitles vices de la société nigériane, en pigdin, faisant résonner la médiation singulier/collectifà travers une utilisation telle de la langue, qu'elle était de par la critique esthétique qu'elleportait, déjà une prise de position politique. Kuti critiquait la scène politique66, ouvrant à samanière une porte sur cet univers revendicatif. Le rap s'ancre un peu plus dans la réalité,et la première façon de le faire, c'est de revenir à la langue du « nous » le plus large, celleque le plus grand collectif peut comprendre.

Cela nous ramène bel et bien sur la frontière poreuse entre esthétique et politique,inscrivant le rap et le reggae dans un héritage revendicatif créant des espacesd'identification:

« Dans une situation où le tissage du sentiment d'appartenance à une minorité nepouvait s'effectuer que dans les cadres idéologiques et juridiques imposés par un pouvoirbrutal […], où la vision du politique était dominée, notamment chez les plus pauvres, parl'impression d'impuissance, la construction des perceptions identitaires opérant à l'intérieurde frontières assignées avait essentiellement pour objet la revalorisation du groupe et deses membres, pour eux-mêmes. » 67

63 Denis-Constant Martin (2002), p.9564 MBS, Kif-kif, album « Le micro brise le silence », notre traduction.65 Taleb-Ibrahimi (1996)66 Voir Denis-Constant Martin, « Les musiques en Afrique, révélateurs sociaux » (2004), p. 3

67 Denis Constant Martin (2OO1)

Page 43: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 43

Pour eux-mêmes, pour mieux se démarquer des puissants que l'on dénonce, lamusique place d'emblée la représentation à la frontière de l'esthétique et du politique. Ellecrée un espace d'aménagement de l'espace public, mais en miniature. A force d'inégalités,la représentation en vient à se construire autour d'une critique de la norme, faisant d'autantplus résonner le jugement sur le réel, la critique de la société. La parole devient directe, lelangage cru, permettant une perception à fleur de peau et une mise en perspective de lacritique de l'organisation des pouvoirs dans un certain contexte spatiotemporel. L'esthétiqueet sa critique permettent d'insérer le jugement politique dans un temps défini, celui qui nepeut que s'articuler autour de mises en formes permettant une compréhension puis uneidentification; et en tout premier lieu la langue.

La perception identitaire est inséparable de l'espace dans lequel elle va aimanter lesindividualités, dans l'espace de la forme: pour un groupe de rap comme la K-Bine cela passepar un champ de la représentation qui doit être compréhensible pour ceux à qui les rappeursd'Aulnay-sous-bois s'adressent. C'est un « champ-frontière », une représentation à chevalentre une critique acérée et clairement positionnée sur la scène politique, et une énonciationde l'immédiat, dans une langue qui tend déjà vers la marge:

« La révolte est spontanée quand les nôtres se font canner Et impatient on l'estvu qu'ici on ne fait qu'attendre Après un logement un taf donc y'a plus de mecstendres On se joue du mektoub en préparant des guêt-apens Car le seul avenirc'est de finir comme nos parents Un soulèvement populaire voilà ce'que t'aurasA force de renier tes promesses électorales Car la masse râle, sur son passagedes miettes que l'on ramassera Du banlieusard jusqu'en zone rurale On réclameet crame jusqu'en rase campagne Comment rester calme Quand ça crève la dalleet que l'État s'en vente » […] (La K-Bine, Révolte populaires 68)

Utiliser un tel vocabulaire est un acte de mise à distance. C'est puiser dans le continuumlangagier commun à une certaine partie de la population d'une ville comme Aulnay, mettanten tension des mots qui font résonner la violence quotidienne « canner », « on crame », « çacrève la dalle » et des mots héritiers des espaces de brassages langagiers propres à ceszones urbaines à la marge qu'on appelle banlieues, avec une critique clairement politique :

« la révolte est spontanée […] un soulèvement populaire voilà c'que t'auras »Le deuxième niveau qui nous apparaît révélateur de cette capacité du rap et du reggae àfaire rentrer l'individu dans une logique d'identification par l'opposition appartient toujoursau champ de la langue. Comme nous l'avons vu avec Bakhtine, le mot résulte d'une lutteinfinie entre ce que l'auteur russe nomme les « trois sphères de la réalité » : la physiqueet physiologique, la psychologique et la sphère de « la relation sociale organisée »69. Nousle verrons, pour Bakhtine le terrain privilégié et premier de cette lutte qui transpire dansle signe, est celui de l'énonciation. C'est l'énonciation qui distribue les cartes de la batailleincessante entre « psychisme » et idéologie, individus et organisation sociale de la société :« En fait la langue ne se transmet pas, elle dure et perdure sous la forme d'un processusd'évolution ininterrompu » 70. Cette évolution passe par la polarisation, par la confrontationdes idéologies. Nous retrouvons nos deux facettes de la médiation humaine. De la mêmefaçon que la personne se construit en identifiant et confrontant les différents niveaux de la

68 La K-Bine, 2009, voir annexes69 Bakhtine (1977), p. 7270 Ibid, p 117

Page 44: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

44 CHAUVIN Luc_2010

vie commune, la langue est le résultat de contextes réels se reflétant toujours singulièrementdans chaque être grâce aux situations incessantes de communication entre les hommes:

« Les contextes possibles d'un seul et même mot sont souvent en opposition […]les contextes ne sont pas simplement juxtaposés comme s'il étaient indifférents les unsaux autres mais ils se trouvent dans une situation d'interaction et de lutte tendue etininterrompue »71

Selon nous, les contextes propres aux espaces de naissance puis de diffusiondu rap et du reggae exacerbent l'idée de lutte : ils sont l'exemple même de terrainssociaux minés par le conflit et les clivages entre les groupes sociaux : jamaïquains noirsdescendants d'esclaves contre métis ou blancs de la classe dirigeante -et à travers cesderniers la domination occidentale-, afro-américains contre force de l'ordre et classesdirigeantes blanches maintenues en place par le racisme et le capitalisme, jeunes dequartiers populaires contre force de l'ordre et classe politique, jeunesses du Sud contregouvernements du nord, jeunesses africaines contre le pouvoir corrompu et la misère dusystème économique mondial...

En tant que genre basé sur la parole, et donc l'énonciation, il nous est apparu que lacritique de la norme proposée par les chansons analysées passe par la polarisation extrêmeentre « nous » et « eux ». C'est ce que l'on peut appeler le « code nôtre », contre le « codeeux », pour reprendre l'analyse faite par Gumperz en terme de « we code » et de « theycode » et reprise par Michelle Auzanneau dans son étude sur le rap africain72. Selon elle,le rap est intimement lié à une dynamique de quête identitaire, ce qui en fait un matériaupropice à la création « d'un nouvel espace identitaire pluriel »73. Pour l'auteur nous touchonsici à des « stratégies identitaires »; et mettre en lumière cette dimension intentionnelle de lacréation de premiers « indicateurs identitaires », c'est se replacer encore un fois dans notremédiation humaine. Les identités, au pluriel, sont là, et par la langue, par l'énonciation, ellesse confrontent, s'ajustent en chacun

Il y aurait ainsi élaboration d’un « code nôtre », pluriel accompagnant le mouvementde « recomposition identitaire » porteur de nombreux codes et aboutissant à une formationd’une identité basée sur la différenciation linguistique, et dans une moindre mesure sur unedifférenciation sociale. La construction d'un être ensemble auparavant bafoué nécessite denouvelles frontières pour tisser un sentiment d'appartenance commun. Dans l'énonciation,la façon la plus naturelle et la plus directe d'affirmer son appartenance-ou son rejet- passepar les pronoms. Parler de « code nôtre » vient en parachèvement de l'analyse des textesde chansons : partout nous retrouvons cette médiation entre le singulier et le collectif, et endernier lieu, c'est le nous, la première personne du pluriel, donc le groupe, qui ressort, tel unhéros collectif désigné par tous les membres du groupe. Le « nous » représente le groupe,qu'il existe réellement -une communauté rasta- ou qu'il habite l'imaginaire des personnes-le « nous » africain en exil : « we are the children of the Rastaman […] Africa unite,'cause the children wanna come home » 74(Bob Marley and the Wailers, Africa Unite, album« Survival », 1979). L'artiste prend le micro en son nom mais porte la parole du groupe,relayant et perpétuant l'idée d'un être ensemble salvateur.

71 Ibid, p.11672 Auzanneau (2001), p. 71673 Billiez J, (1997) cité par Auzanneau (2001), p. 674 « Nous sommes les enfants de Rastaman / Unité Africaine car ses enfants veulent revenir à la maison ». Notre traduction

Page 45: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 45

Mais cette construction identitaire ne se fait que par l'opposition. Esthétiquement cen'est que le reflet des contextes d'évolutions sociales. La langue -et donc l'énonciation-reflètent ce par quoi le groupe se définit. Il l'est d'ailleurs dès l'origine : il a été définipassivement comme dominé. Lorsque l'artiste met ce sentiment d'appartenance communeen art, c'est-à-dire offre la possibilité à chacun de se l'approprier en passant par la voie dela sublimation du désir personnel -la critique esthétique-, il est condamné à ce qu'une partiede lui reste attachée à son identité passée, celle de dominé. En créant un nouvelle identité,un nouveau « je » qui passe obligatoirement par un « nous » neuf, il recrée une nouvelledialectique. Mais en tant que telle, ce processus de création identitaire-la mise en chansond'un « nous »- ne peut se passer de l'autre bout de la dialectique : le « eux »; cette fois ci,l'autre est clairement identifié : on peut le citer, le définir car on le reconnaît négativement, dela même façon que l'esclave ne peut réellement vivre, ou se libérer sans prendre consciencede sa condition et par là-même de celle de son maître. En fait les deux sont liées. AngelaDavis parle dans son cours sur « La dialectique de l'oppression et de la libération » de « non-identité » à propos de l'aliénation de l'esclave. Nous retrouvons Frederick Douglass. La finde l'aliénation ne peut passer que par une prise de conscience de sa « non-identité », maiscette évolution nécessite d'entrer sur le terrain du maître. L'aliénation de l'esclave n'est pasisolée, elle est car, de l'autre côté de la plantation ou du fouet, se trouve l'autre, le maîtrequi a pris une foulée d'avance dans la course à la définition identitaire : il a imposé sa visionde l'identité de l'esclave au noir. Angela Davis nous aide à comprendre les dynamiquesde constructions des repères identitaires. Dans une situation de domination et d'injustice,se construire un « nous » ne peut faire abstraction du « eux », de l'autre. Et même si le« nous » dominé peut paraître plus enclin à s'opposer d'autant plus fortement à « eux », ilne faudrait pas omettre que la dialectique est a-directionnelle : le maître lui aussi a besoinde l'esclave pour se définir : « il se rend compte que sa propre indépendance est baséesur sa dépendance à l'égard de l'esclave. »75 Pour Douglass, la première marche vers lalibération est franchie car il commence à se sentir capable de définir son maître, de cernerses réflexes, sa psychologie. C'est en s'opposant à lui, à sa manière, avec son point de vueet sa critique que Douglass arrivera à s'opposer physiquement à lui pour sauver sa dignitéet sa vie. Il renverse la non-identité, pour s'apercevoir que c'est le maître, l'oppresseur quiest finalement aliéné et enfermé dans le mal:

« […] Chez M. Covey, la fourberie était naturelle. Tout ce qu'il possédait en fait deconnaissance ou de religion, il l'adaptait à cette tendance au semi-mensonge. Il ne semblaitpas avoir conscience de que cette habitude pouvait comporter d'indigne, de bas ou deméprisable. »76

C'est selon nous la même dynamique qui est la fondation, et qui sert de principalmatériel, à la prise de parole par le reggae et le rap. Définir le groupe auquel l'artistese rattache, et au nom duquel il tente de s'exprimer passe par une mise en formeirrémédiablement politique, positionnée dans le contexte d'opposition de la société. Le réels'y accroche,la forme en dépend, elle est condamnée à y être émergée, et à s'en sortir.C'est bien dans cette optique que l'analyse du système pronominal va dans le sens denotre seconde facette de la médiation. Le jeu des pronoms n'est pas propre à nos deuxgenres musicaux, mais les stratégies identitaires qui portent le rap et le reggae y trouvent unformidable médium pour développer l'imaginaire commun, à la frontière du « code nôtre »contre le « code eux ». Jean-Charles Pochard, dans l'ouvrage collectif dirigé par Martin parle

75 Angela Davis (1971), p 90.76 Frederick Douglass, cité par Davis (1971) p. 89

Page 46: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

46 CHAUVIN Luc_2010

de « discrète contribution des pronoms au processus d'identification »77. En prenant commematériel de recherche les discours politiques de Maurice Bishop, leader révolutionnairegrenadin du New Jewel Movement et premier ministre de 1979 à son assassinat en 1983,l'auteur montre bien la capacité d'identification qu'offre « la mécanique du discours »supportée par l'encodage des pronoms. Le « je » y est alors à décoder dans le « nous », etc'est toute l'adhésion qui se fait, « intuitivement » avec la répétition de ce « nous » fédérateur.

Nous retrouvons ces stratégies identitaires dans la chanson. Il suffit de penser auxliens entre musiques et politiques pour avoir à l'esprit une chanson, hautement chargéeen imaginaire, comme l'Internationale qui propose bien la « paix entre nous, guerre auxtyrans ». De même un chant engagé tel que « los barricadas » du syndicat espagnol CNTest en équilibre constant entre « nous » contre « eux » : « tempêtes noires qui balaientle ciel, les nuages sombres qui nous aveuglent » en opposition à « contre l'ennemi nousavons le devoir d'aller ».78

Le rap et le reggae jouent à plein régime sur le terrain de l'équilibre « we and them ».C'est le « dem» du patois jamaïquain, le dread talk, qui sonne immédiatement aux oreillescomme le symbole de la résistance et de l'affirmation de soi face à la méfiance et la hainede la classe dirigeante jamaïquaine contre ces ilotes aux longues dreadlocks. C'est cettenouvelle norme, produit d'une évolution de la langue dans la médiation que nous avonsdécrite, qui permet aussi à l'auditeur de s'identifier à ces parias rebelles. La simple faitd'entendre ce pronom avec une prononciation bien différente de la norme de l'anglaisstandard pousse à l'identification, à un sentiment affectif qui fait pointer à l'horizon uneémotion commune. C'est ce « dem » qui peut servir de structure à une seule chanson,telle « Sonny's Lettah (Anti-Sus Poem) » de Linton Kwesi Jonhson. Ce poème rédigé sousla forme d'une lettre ouverte d'un jeune émigré jamaïquain à sa mère, depuis la prisonde Brixton à Londres, symbolise à nos yeux cette mise en forme désobéissante qui vientsupporter une dénonciation virulente de la loi raciste, dite sus law (de suspicion). Loi quipermettait l'interpellation de n'importe qui par simple suspicion, abolie en 1981 mais quilégitima nombres d'abus et de violences policières notamment à l'égard des populationsnoires émigrées au Royaume-Uni:

« Mama mek I tell you wa dem to do Jim mek I tell you wa dem do to 'im Demthump him him in him belly and it turn to jelly Dem lick 'im pon 'im back and 'imrib get pop Dem thump him pon him head but it tough like lead Dem kick 'im in'im seed and it started to bleed […] More policman come dung Dem beat me tothe grung Dem charge Jim fi sus Dem charge mi fi murdah »79

La réaction affective qui découle de l'écoute de ce poème déclamé sur une fond de musiquedub tient autant au message clair et au récit de cette interpellation raciste, qu'à la formequi puise dans le registre parlé propre à la communauté opprimée, ou tout du moinsstigmatisée : ce pidgin est chargé de références communes et nous pouvons penser quedans ce cas, le patois est d'autant plus chargé symboliquement qu'il est réellement à la

77 Jean-Charles Pochard, in Denis-Constant (dir.) (1994), pp. 83-9978 Voir aussi Traïni (2008)

79 LKJ, Sonny's Lettah, album « Forces of Victory », 1979 : « Maman laisse moi te dire ce qu'ils ont fait à Jim / laisse moi

te dire ce qu'ils ont fait à Jim/Ils l'ont frappé dans le ventre et en ont fait de la gelée/ Ils l'ont frappé dans le dos et ses côtes

se sont cassées/ Ils l'ont frappé violemment sur la tête mais elle était dure comme du plomb/ Ils l'ont frappé à coups de

pieds dans les parties et il s'est mis à saigner/ D'autres policiers sont venus / Ils m'ont tabassé à terre/ Ils ont inculpé Jim

pour délit de faciès/ Ils m'ont inculpé pour meurtre/ ». Notre traduction

Page 47: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 47

frontière de l'esthétique et du politique. En tant que langue maternelle propre aux noirsjamaïquains, la sublimation du désir y atteint en effet son paroxysme : la norme est lapremière, celle affective de la langue de naissance, entendue même avant la venue aumonde, celle de la mère et de la première identification. Mais celle ci s'accompagne en outred'un autre champ symbolique, celui d'une lutte politique, ouvrant la porte à une identificationnon plus seulement de l'ordre de la perception, mais une identification politique, bien auxprises avec un réel, celui du « dread talk » rasta qui affirme la fierté de ce patois jamaïquain.Chaque amorce de vers réintroduit l'auditeur dans cette double médiation : la prononciationle touche intimement, et inconsciemment elle rappelle cette langue parlée de lutte, derésistance à l'oppression. Elle est alors la seule qui peut véhiculer la résistance du messagede la chanson, celle qui peut créer encore un peu plus le sentiment d'un devoir de solidaritéet de cohésion face à l'ennemi. Nous toucherions là une sorte de « culture émotionnellecommune »80, mais une culture reconnue et assumée comme politiquement en lutte.

C'est à partir de cette reconnaissance de l'autre que la non-identité peut-être dépassée.Ce que nous avons pu déceler dans le syncrétisme religieux propre à la Jamaïque commedans le fond religieux propre au gospel ou au blues, puis dans la musique afro-américaine abien quelque chose à voir avec ce refus de la non-identité. Nous retrouvons ce qui animait entout premier lieu les espaces de naissance du reggae puis du rap; des espaces d'affirmationde soi et de l'identité du groupe:

« We refuse to be what you wanted us to be We are what we are That's the wayis goin' to be (if you don't know) You can't educate I, for no equal oppurtunityTalking 'bout my freedom, people freedom and liberty Yeah we've been troddingon the winepresse Much too long rebel rebel »81

Le code « nôtre » vient alors bien se placer en opposition à « eux », faisant encore unefois résonner une perception de la forme avec l'idée de rébellion. Le pronom « We » revientsans cesse. Nous retrouvons dans cette chanson de Bob Marley and the Wailers le « I »rastafariens qui sert lui aussi de marque de communion, d'inclusion du particulier dansle groupe. « My Freedom » est immédiatement contrebalancé et complété avec « peoplefreedom » pour finir à l'unisson dans ce « rebel » qui peut être très facilement entenduà l'impératif, au sens de « rebelle toi ». La forme est porteuse de l'anti-norme, et dansl'énonciation, le « they » devient interpellatif avec l'emploi de la deuxième personne dupluriel. La très grande majorité des chansons de Marley sont imprégnées de ce premierrepère identitaire. Mais il résonne comme un héritage : digne successeurs de la polarisationen terme d'identités et de représentations du monde dans les negro spirtuals et annonçantdéjà une continuité qui alimente le reggae mondial comme le rap.

Dans « On a tout compris », l'artiste ivoirien Tiken Jah Fakoly décline à sa façoncette médiation. Nous retrouvons la polarisation des pronoms, entre eux et « nous », avecici « ils », « leurs » contre « on » et « nos ». L'anaphore du pronom personnel revientsouvent pour appuyer la dichotomie. C'est cette forme qui permet de relayer un message luivéhiculant lui aussi une vision du monde plus ou moins polarisée, ou tout du moins créantun sentiment d'appartenance qui rejette les dominants, ici les « hommes politiques »:

80 Traïni (2008)81 Bob Marley and the Wailers, Babylon System, album « Survival » 1979 : « Nous refusons d'être ce que vous voulez

que nous soyons / Nous sommes ce que nous sommes / Il en est ainsi / Vous ne pouvez pas m'éduquez pour quelque

opportunité que ce soit /En parlant de ma liberté, liberté du peuple / Nous avons été écrasé sur le pressoir /Bien trop

longtemps, rebelle rebelle » Notre traduction

Page 48: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

48 CHAUVIN Luc_2010

« Allez dire aux hommes politiques qu'ils enlèvent nos noms dans leur businessOn a tout compris On a tout compris Ils nous utilisent comme des chameauxdans des conditions qu'on déplore Ils nous mènent souvent en bateau vers desdestinations qu'on ignore Ils allument le feu, ils l'activent Et après ils viennentjouer aux pompiers »82

Dans son premier album, « Cours d'histoire », Fakoly maniait déjà cette capacité à retrouverune identité par la mise en lumière du groupe oppresseur. Ou plutôt, nous pourrions dire quel'on assiste à une sorte de refus de la non-identité par une déconstruction de la norme, etpar une déconstruction du discours habituel. Le nom de l'album est très révélateur, surtoutdans un concept post-colonial, dénoncé par l'artiste comme néo-colonial. Refaire « un coursd'histoire », c'est refuser la vision emprunte des réflexes coloniaux de continuer à fairel'histoire des peuples colonisés, c'est surtout reprendre en main son histoire justement. Nousvoyons tout de suite le lien avec la prise de conscience de l'aliénation, et la volonté dese rebeller contre le dominant : on peut à présent le définir, le nommer, le citer quatre oucinq fois dans le même vers, et on peut le mettre en comparaison avec notre groupe. C'estalors seulement que peut se déclencher un imaginaire commun et un début de libération.Ces « cours d'histoire » viennent alors se placer véritablement en opposition aux croyancestoujours présentes que les peuples africains n'ont pas totalement fait leur histoire, ou pisencore que « l 'homme africain n'est pas rentré dans l'histoire » (selon les dires du présidentfrançais Nicolas Sarkozy83) . Faire passer ce message par la forme musicale, c'est faire jouerla perception de l'auditeur, le toucher à travers une dichotomie présente dans beaucoupde nos représentations de la vie réelle, tenter de susciter l'adhésion en se réappropriantl'opposition bien réelle entre dominés et dominants pour la retourner. « Ils » sont contrenous donc « nous » existons et « nous » pouvons exister si nous « les » refusons:

« Ils sont d'abord venus en explorateurs, ensuite en missionnaires, après encolonisateurs, puis en coopérants [...]Aujourd'hui, après avoir dévalué notremonnaie ils reviennent pour tout racheter sous l'étiquette des investisseurs. Danscet cas qu'allons-nous laisser à nos enfants? La colonisation? » 84

Les rappeurs de la K-Bine reprennent cette énonciation en forme d'opposition. La volonté depolariser y est développée au maximum. Dans une chanson comme « Révolte populaire »,chaque vers est construit sur la frontière entre « code nôtre » et « code eux », en opposition,« nous » contre « eux » car la domination a assez duré. Chaque vers est un équilibre entre« nous » et « eux » à rééquilibrer :

« Mais pour qui se prennent-ils? Qui sont-ils? D'où viennent-ils? Pour donner desleçons de morale à une jeunesse qu'on assassine Brûler le comico ça me fait paspleurer Et si cette école vétuste crame tant mieux elle sera rénovée Toute l'annéeils se foutent de savoir comment les gens de nos quartiers vivent Dans quellesconditions ils taffent, et ce qu'ils subissent au quotidien Les excès et les dérives,trop de vexations Faut les entendre ces moralisateurs de salon S'offusquer quecette bibliothèque soit partie en fumée Vu le peu d'intérêt et le peu de moyens

82 Tiken Jah Fakoly, On a tout compris (Mangercratie), album« Françafrique »83 A ce sujet voir notamment l'ouvrage collectif sous la direction de Makhily Gassama, L'Afrique répond à Sarkozy. Contre le discoursde Dakar, 200884 Tiken Jah Fakoly, Toubabou , album « Cours d'histoire », 2000

Page 49: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 49

Que vous donnez à l'éducation, au social et à la culture Gardez vos discours! Lesbanlieusards t'emmerdent De gauche à droite les seules roses que l'on voit sontcelles sur les sépultures Plan Marshall pour les banlieues, connard mais oui vasy c'est ça Dans ta démocratie bourgeoise je suis la guérilla Plus envie de discuteravec vous […] »85

De plus, l'énonciation fait un pas en plus en avant, dans la mesure où le « code eux » estici décliné entre plusieurs pronoms personnels : le dominant n'est plus seulement reconnuet nommé, mais il est apostrophé, interpellé : le « vous », « ta » rejoignent les « ils » dansle rang des ennemis.

Les artistes, Skalpel en premier lieu, s'inscrivent ainsi concrètement dans notreseconde médiation. La forme est irrémédiablement politique. Elle porte une revendicationpolitique - « dans ta démocratie bourgeoise je suis la guérilla »- mais cet imaginaire politiqueclairement identifié – à l'extrême gauche- est porté par une mise en forme déjà façonnée parle réel, recréant une représentation du monde, ne serait-ce que par le système pronominal.Cela se ressent dans les textes de la K-Bine, tout autant que dans les dires des artistes.Nous retrouvons dans l'interview de Skalpel et de E-one la frontière de notre médiation,ainsi que nos pronoms, toujours dans la dualité, comme si le champ symbolique étaitininterrompu, continuant de lier réel et imaginaire, politique et esthétique :

« […] Et le rapport de force est de notre côté à ce moment là. A ce moment là, quandon est sur scène et que trois cent personnes sont à bloc, même tu ramènes des keufs ilspeuvent rien faire contre nous. Concrètement dans la réalité tu vois. Non seulement c'estun espace imaginaire, puissant dans ce que ça provoque comme sensations chez les gens;mais en plus physiquement c'est des espaces de contre-pouvoir » 86

La dichotomie, repérable à travers les pronoms, se charge bel et bien d'un jugementsur le réel. Elle fait écho à une certaine dualité bien/mal présente en chacune de nosreprésentations. C'est l'expression d'une certaine vision de la société. Et soulever le voile dela non-identité implique bel et bien une certaine réaffirmation de soi, une fierté à retrouver.Denis-Constant Martin nomme cela« la fin de la honte »87 en parlant du reggae. Le bien doitchanger de camp, c'est le « nous » qui va alors le porter; le mépris change de camp versle « ils » et c'est ainsi que les barrières sociales peuvent devenir plus poreuses, même sicela demeure ancré dans le champ de l'imaginaire.

Le jeu pronominal sert alors à dénoncer toutes les fourberies et le méprisable qui sontattribués au dominant, ou à celui qui est d'habitude la figure de la vertu. Ainsi la corruptionest dénoncée par le rappeur sénégalais Didier Awadi, et au delà, c'est le peuple qui estréhabilité, réintroduit dans le réel car, au final la misère africaine tient plus, au fil de ces vers,au comportement indigne des dirigeants, de « eux » qui ne sont pas « nous ». Et c'est bienle « nous » qu'interpelle le rappeur : « stoppez-les! »

« Ce sont les voleurs de la Républik [...] Stoppez-les Le patrimoine n'existe plusStoppez-les Bradé, dilapidé Stoppez-les Même les terres ils veulent les voler manStoppez-les Ils ont coulé le navire Stoppez-les Agressé des opposants Stoppez-

85 La K-Bine, Révolte populaire , Album « Légitime Défense », 200986 E-one de Eskicit et la K-Bine, interview avec l'auteur, mai 201087 Denis-Constant Martin (2001)

Page 50: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

50 CHAUVIN Luc_2010

les Ils ont bailloné la presse Stoppez-les Omniprésent à la télé alors Zappez-les,zappez-les Zappez-les Stoppez-les »88

Zalem, jeune rappeur de Rennes fait varier sur quelques vers ce champ de l'imaginaire.Dans les premiers vers de « Françafrique » l'imaginaire justement est réduit au minimum,et c'est pourquoi le « code nôtre » est au ralenti. Ici seul un jugement sur le réel brut sertde lien communiant : seul le « code eux » est mis en avant. L'identification ne se construitpratiquement que sur le rejet.

« Françafrique 2.0.0.9 Au commencement ils prennent le pouvoir, par le sangou par magouilles pour les plus anciens Et ils le gardent, par le sang ou parmagouilles, ils reculent devant rien Tyrans incompétents au niveau de vietotalement dément Ayant tellement rien fait au pays qu’ils se soignent enoccident Quand la pression du peuple devient trop forte, les élections frappent àla porte Mais truquées du début à la fin, rien elles n’apportent »89

Le Ministère des Affaires Populaires, groupe de rap aux sonorités militantes du nord dela France batârdisées à grands coups d'influences algériennes, palestiniennes ou encorejamaïquaines, décline lui notre frontière esthétique/politique en axant au maximum le jeudes pronoms vers l'énonciation et la prise à partie. Le pronom de la deuxième personne dupluriel, ainsi que son impératifs jalonnent la chanson « Un air de révolution ». Ce systèmepronominal oppose et permet alors de mettre en valeur l'air de révolution qui anime lesartistes contre tous « leurs » méfaits, « leurs » mensonges, « leur » hypocrisie. Encoreun « eux », sans nom mais clairement identifié par leurs actions qui créent l'injustice,façonnent le groupe, et permettent donc paradoxalement le sentiment d'appartenance. Nousretrouvons la communauté des « sufferers » et rien de tel qu'une prise de conscience del'aliénation et de l'identité de son maître pour commencer à se libérer...

« Comme un air, de révolution... Vous qui sans pitié mettez la main dans lacaisse Pendant que les profs transpirent pour gagner quelques pièces Vousqui magouillez à vous en foutre plein les poches Alors qu'en bas ça trime, pourfaire becter les mioches Vous vivez dans l'impunité Toujours au dessus deslois Intouchables comme des rois méprisez les sans-droits Vous qui contrôlezles destins de ceux qui ont que dalle Et ignorez les douleurs, les cris de ceuxqui ont malheureusement Vous donneurs de leçon même avec vos mains salesVous qui calculez, le bétail électoral Vous qui nous voyez comme un tableau destatistiques Comme un problème ou comme un enjeu politique Vous la crème descrèmes, politico-affairistes Vous et vos visions d'un monde ultracapitaliste Vous,exploitants de la misère Vous qui méprisez nos chansons de la colère Préparezvous à mordre la poussière Attendez-vous à vivre l'enfer Exploités, détestablesprolétaires Dominés, démunis sont sur le pied de guerre Écoutez les mélodies del'insurrection Écoutez bien, la masse est en ébullition Écoutez cet air qui m'donneenvie d'monter le son Il y a dans la rue comme un air... »90

88 Didier Awadi, « Stoppez les », album « Un autre monde est possible », 200589 Zalem, « Françafrique », album « Osons inventer l'avenir », 200990 Ministère des Affaires Populaires, Un air de Révolution, album « Les bronzés font du ch'ti », 2009

Page 51: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 51

C- Rap, reggae : des genres « hybrides universels»« Je fais du rap du ragga du reggae

Je fais rap du ragga du chaabiJe fais du raï du reggae du chaabiC’est pas de ma faute si j’aime bien les maitriser »Intik, « On est où là? »« La musique elle-même n’a pas de couleur,il n’y a pas de races de musique.C’est le rap que tu ajoutes dessus qui détermine

si c’est black, blanc ou un truc universel »91

Cette phrase d’Afrika Bambaataa reflète à nos yeux l’universalité du rap qui transcendele genre depuis ses débuts. Né en 1955 à New-York, il connait dans les années 1960 et1970 la violence de la société américaine et de la guerre des gangs. Il est membre des BlackSpades jusqu’à ce que la mort de son meilleur ami lui révèle le cercle vicieux de la violence.Le rap lui apparait alors comme un moyen de faire prendre conscience à la jeunesse del’absurdité de ces violences pour préférer un autre moyen de résistance. Il fonde en 1974la Zulu Nation, une association qui emprunte beaucoup aux mythes de l’afro-centrisme etaux influences religieuses. Son nom est donné en hommage à un chef Zulu, « Shaka Zulu »qui a mené la résistance face aux colonisateurs d’Afrique du Sud. Une grande place y estfaite à l’organisation et au message politique mais surtout aux valeurs universelles qu’elles’engage à propager. Avec la Zulu Nation, Afrika Bambaataa va largement contribuer à ladiffusion du genre dans le monde entier. Il est l’artiste qui a aidé le mouvement Hip-Hopdans sa généralité à sortir des murs du ghetto et des frontières américaines. Bien plus, ila facilité la diffusion du rap en l’organisant, lui donnant des référence universelles et unedéfinition simple : Peace, Love, Unity and Having Fun (paix, amour, unité et plaisir). La ZuluNation part du principe de l’universalité du genre humain (ce qui implique de fait une luttecontre les discriminations, le racisme etc.). L’article 6 de sa charte proclame :

D’un point de vue plus musical, Afrika Bambaataa représente l’archétype de l’artistemondial, introduisant très tôt des sonorités multiples, s’appropriant des sons africains maisdébordant même ce cadre commun à la culture musicale afro-américaine. Il essaye ainside véhiculer une vision énergique d’un rap vivant, qui doit se nourrir perpétuellement desinfluences passées mais aussi contemporaines.

Avoir analysé le rap algérien sur le terrain a été un moment privilégié pour réellementprendre conscience de cette universalité du genre. Le rap algérien est, comme toutesles scènes rap mondiales, lui aussi une médiation. Il est à cheval entre un collectif et dusingulier : il doit tout au genre rap en tant que tel et à l'héritage que ce dernier véhicule, maisil doit autant aux rues algériennes, à la culture musicale des jeunes de Bab-el-oued, d'Oran,ou d'Annaba et au contexte social de ce pays d'Afrique du nord. Nous poursuivons notrechemin de la médiation. Et à nos yeux les cheminements que nous avons suivis jusqu'icipourraient se rejoindre dans une particularité du reggae et du rap : leur grande plasticité,ou autrement dit la capacité de réappropriation qu'ils portent en eux.

91 Afrika Bambaataa, cité par Boucher (1998), p. 51.

Page 52: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

52 CHAUVIN Luc_2010

Comme une synthèse de la dialectique qui confrontent nos deux médiations, ceconcept de réappropriation regroupe en effet toutes les dynamiques de confrontation et desyncrétisme que nous avons voulu mettre en lumière à travers l'exemple de l'oralité commepremière médiation, ou du premier repère identitaire puisant dans une construction et unemise en forme en opposition.

Faire référence au concept de réappropriation nous fait prendre une dimension, certestoujours en prise avec notre volonté de médiation -et donc d'interdisciplinarité- mais unedimension plus générale, plus ouverte sur des contextes internationaux. Nous voulons icisimplement refléter notre impression première face à ces deux genres musicaux qui se sontouverts à nous de façon toujours « mondialisée » en quelque sorte. Le rap ou le reggae nesont pas pour nous réductibles à une scène nationale -française par exemple- mais nousa toujours touché de façon internationalisée, à travers des artistes cosmopolites. Pourtantil en est toujours ressorti une sorte de fil rouge, une sensation transversale, comme si unecolonne vertébrale parcourait toutes ces chansons, en toutes les langues.

Ce fut là pour nous une première piste pour, petit à petit, arriver à visualiser nosdeux genres comme irrémédiablement condamnés à être extirpés de leurs espaces locauxd'origine vers des voyages à travers les ondes mondiales ou vice-versa. L'interdisciplinaritése doit d'être sensible à cette ouverture internationale, à cette nécessaire complémentaritédes expériences, qu'elles soient humaines, culturelles ou de recherches.

Cela a pour conséquence, à nos yeux, la nécessaire prise en compte du contexteinternational de diffusions de ces genres dont nous avons pu situer les naissances et lesenrichissements progressifs dans le cadre des médiations qui les ont façonnées.

Le reggae et le rap sont nés dans le contexte d'accélération de la mondialisation,celuiqui faisait naviguer les premiers vinyles entre les Etats-Unis et les îles des Caraïbes et lesdéversaient sur les docks de Kingston. C'est le même contexte qui commençait à mettreen mouvement les influences musicales et les définitions collectives de soi dans la Grècedes années 1920-1922 et qui donna naissance au rebetiko, ce genre musical populaire,longtemps paria et haï, du fait de ses origines bâtardes. Nous retrouvons cette mêmehybridation dans le raï algérien et ses premières ''frasques'' sonores au tout début desannées 1980; le même mélange, conséquence des espaces de rencontre entre tous cesruraux urbanisés, ramenant avec eux des influences musicales variées, derniers repèresdans ces milieux urbains aliénants.

Le reggae est un exemple concret de cette ré appropriation d'éléments musicaux etde références culturelles et identitaires disparates. Mais comme le rap, il ne peut faireréellement écho que s'il est analysé dans le contexte qu'il a vu naître, c'est à dire la ville.

Et nous touchons alors de très près aux analyses et aux problématiques soulevéespar les enjeux du développement urbain. Il faut faire référence aux multiples dynamiquesqui vont faire de l’espace urbain un espace de conflits, d’échanges, de marginalisations,le tout en perpétuel changement. Michelle Auzanneau insiste sur la particularité de la villecomme « pluriculturelle, plurisociale, et plurilingue. […] elle permet la pluralité desappartenances de groupe des individus de même que la variabilité de leurs positionnementssociaux et de leurs identités » 92 . Et de là découle d'ailleurs l’importance de lasociolinguistique urbaine qui permet d’observer « d es dynamiques sociolinguistiques encours, des langues parlées, de leur variation et de la gestion des pratiques dans la ville

92 Auzanneau (2001), Identités africaines: le rap comme lieu d'expression

Page 53: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 53

plurilingue dans leur rapport au facteur urbain » .93Inconsciemment ou non, la ville permetde tester, d’élaborer des mélanges, des formes particulières de parlers, des vernaculaires etde mises en forme esthétiques qui permettront la compréhension et la redéfinition d’identitésdans le contexte d’uniformisation des milieux urbains. Il nous semble que les deux logiquessont bien réelles et intéressantes dans la ville. A la fois l’uniformisation, le conformismelié au phénomène urbain et aux dynamiques urbaines mais aussi la différenciation et larecherche constante d’identités particulières. Et cela se retrouve très bien dans la langue.Il y a uniformisation de la langue suite au regroupement des mélanges et à la nécessité decompréhension commune. Mais il y dans le même temps la dynamique inverse de créationde pratiques langagières propres, permettant de redéfinir un groupe, une identité propre –à l'échelle d'un quartier par exemple-

Cette dynamique se retrouve très bien dans la musique. Le sous-bassement rythmiquequi va jusqu'à créer une formule de rythme unique faisant lui même entrer la chansondans une sorte de répétition lancinante et infinie, tient beaucoup de l'héritage syncrétiquede l'île; héritage religieux comme musical, les deux étant très liés et empruntant déjàbeaucoup aux traditions rythmiques africaines, et aux innovations du gospel nord-américain.Mais le reggae est aussi une musique électronique. Il suffit de jeter un coup d'œil auxphotos du studio Tuff gong de Lee Perry, auteur, compositeur, ingénieur du son...premierarrangeur de Bob Marley et qui représente à merveille ce mélange entre une grandesymbolique propre aux rasta côtoyant une grande maîtrise technique technologique de cesgrandes tables de mixages. Chaque ornementation qui vient se greffer à la cellule rythmiqueternaire du reggae puise dans les influences musicales internationales. Le gospel nousl'avons dit en tout premier lieu. Puis la Soul : Marley chante un « Soul almighty » . Lesformations se calent sur le modèle des groupes de Soul, avec le chœur féminin. La modevestimentaire est parfois empruntée (avec par exemple des bérets noirs alliant style etréférences politiques de plus en plus proches du mouvement nord-américain Black Power).Au final il en sort une musique toute particulière, elle aussi en capacité de faire à son tourdes émules, d'influencer d'autres genres musicaux, et d'autres espaces géographiquementet culturellement éloignés, comme la musique punk en Grande Bretagne. Denis Constantreprend très bien ce cheminement particulier que l'on nomme réappropriation, une évolutionen trois temps, en termes d'imitation, d'individualisation, et enfin d'innovation :

« Le reggae se manifeste comme l'aboutissement d'un itinéraire musical collectif,entamé par l'imitation de musiques afro-nord-américaines et poursuivi dans l'innovationprogressive d'un langage musical propre. » 94

C'est cette innovation qui permet à un des premiers groupes jamaïquains, Thirld Worldd'être toujours actif sur la scène reggae mondiale en désaxant leur style musical vers desinfluences empruntant beaucoup au jazz et au rock. De la même façon s'est développéeune scène reggae africaine avec des artistes comme Alpha Blondy, puis Tiken Jah Fakoly,Sams'k le Jah, Jah Verity, Ismael Issac, Takana Zion, Alpha Weiss... La dynamique deréappropriation, que l'on pourra aussi nommer relocalisation, nous y apparaît comme trèsprononcée : l'héritage est certain. Tiken Jah Fakoly, de son vrai nom Doumbia MoussaFakoly, est devenu une image du reggae africain et mondial en étant à la frontière de cettedynamique de réappropiration, frontière de nos médiations finalement. Le premier miroira sans doute à voir avec Walidji Doumbia, son arrière grand père et griot. L'imitation plusconcrète est sans doute celle, musicale, qui l'a fait danser sur les rythmes « one drop » deMarley et de Burning Spear. Il est d'ailleurs très intéressant de mener une analyse globale de

93 Ibid.94 Constant (1982), p. 37

Page 54: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

54 CHAUVIN Luc_2010

cette réappropriation. C'est dans la totalité chanson-artiste-écoute que se jouent à nos yeuxles voix du reggae et du rap en tant que musique désobéissante. Le nom de l'artiste en lui-même devient alors un élément de compréhension de cette dialectique de réappropriation.De son nom d'origine ne reste que Fakoly, renvoyant d'ailleurs à ce lien imaginaire etgénérationnel ancrant un peu plus dans un héritage revendicatif et oral des griots. Il estbaptisé Jah du fait de grande passion pour le reggae et de ses danses frénétiques. La suiteest ancrée dans ce miroir, dans l'imitation du modèle reggae, à la frontière entre rastafarismeet musique. Ainsi sur une photographie de 1992, on peut le voir, accompagné de son premierguitariste, et du bassiste Tom Cissé, coiffé du béret noir adopté par les Black Panthers oupar Peter Tosh.95 La disposition de la photo est la même que beaucoup de clichés du trio theWailers. Son premier groupe prend d'ailleurs le nom de The Djelys, nom qu'il gardera jusqu'àaujourd'hui. On retrouve le bonnet à pompom cher à Peter Tosh sur la tête du bassiste. Maisdéjà pointe la relocalisation : le béret de Tiken est brodé à son nom, aux couleurs africainesvert, or, rouge.

Son dernier album se prénomme à juste titre « L'Africain ». La seule pochette del'album nous insère dans la médiation et dans la relocalisation. La photographie de premièrepage du livret est parsemée de petits symboles rastafariens accompagnant les dreadlocksdu chanteur assis au milieu d'une troupe de guerriers Dozos, du peuple mandingue. Lechanteur n' appartient pas qu'au seul monde de Jah et du reggae. Son reggae est relocalisé,affirmé par la présence des ces africains, héritiers des civilisations d'Afrique de l'ouest quin'ont pas attendu la colonisation pour rentrer dans l'histoire.

La réappropriation se retrouve plus profondément à la frontière de nos médiations. Lecollectif, la totalité « reggae » symbolique et imaginée dès lors que des artistes commeMarley, Tosh, Spear l'ont fait reconnaître internationalement, inspire le singulier, l'artisteafricain ou européen dans sa particularité propre. Mais la dialectique se fait. Les deuxse rencontrent, dans les besoins de se définir par un nom qui ''colle'' au collectif tout enaffirmant sa propre identité. Nous retrouvons cela chez Sams'k le Jah ou Takana Zion, lesdeux réempruntant un vocabulaire propre au mouvement rastafarien, assimilé plus ou moinsinconsciemment au reggae.

La frontière esthétique/politique vient également s'accoler à la création : musicalement,le « one-drop » s'impose comme premier repère-musical-reggae. Sans lui pas dedéhanchement, pas de rythme à contre-temps, apportant décalage perturbant puissentiment de balancement entraînant. Mais après la phase d'imitation vient la phase deréappropriation, d'individualisation : ce sont les sonorités du local qui ont besoin de venirservir les ornementations: sonorités mandingues et instruments traditionnels vont bientôtenrichir les créations de l'artiste : djembé, balafon, kora viennent donner une dimensiontoute singulière au « one-drop ». Plus que cela, c'est toute la structure de la chanson quis'insère dans la dialectique. On ne penche bientôt plus d'un côté ou de l'autre, mais au milieuse forme une forme à part, synthèse du reggae roots et du patrimoine musical local. Nousrentrons dans la phase d'innovation. La base même de la cellule rythmique, celle qui faisaitécho directement aux sonorités burru et aux percussions Nyabinghi, est conservée car c'estelle qui crée l'essence même du reggae, mais elle est faite avec des tambours typiquementivoiriens. La pulsion emprunte alors aux deux univers imaginaires, comme l'avait très bienremarqué le journaliste d'Abidjan Soro Solo qui a découvert le premier Tiken Jah Fakokyaux débuts des années 1990:

« Ce qui m'a touché dans son reggae, ce sont les racines yagba qu'on y discerne.Le yagba est une musique du Nord de la Côte d'Ivoire qui s'appuie sur un gros tambour

95 Voir Briard Frédérique (2008) p. 34

Page 55: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 55

circulaire marquant -avec ses doum-doum- le beat principal et sur de petites percussionsqui assurent les solos. Avec des rythmes ivoiriens, Tiken nous renvoyait au nyabinghi desJamaïquains[...] Cette pulsion conférait à sa musique une sonorité étonnante. » 96

Nous retrouvons cette même dynamique en trois temps (imitation-individualisation-innovation) dans une autre scène reggae mondiale: le reggae britannique. En Grande-Bretagne le reggae va ainsi prendre une dimension toute particulière, des sonoritésdifférentes aux contacts des scènes pop-rock et punk de l'île. Un groupe comme Aswadillustre très bien cette mise en forme réapproprié, juste équilibre entre le « one-drop »jamaïquain et un phrasé choral plus haut en ton, la basse et des solos puisant plus dansl'univers pop ou dance. Plus concrètement, des contraintes purement matérielles, du faitd'un réel différent ont entrainé des particularités musicales:

« [...]Plutôt que de faire venir le matériel de Jamaïque les sound men le faisaientfabriquer selon leurs propres spécifications, parce que en dehors des gens, tout, dans lessoirées dansantes en Angleterre, était différent. En Jamaïque elles se tenaient surtout enextérieur-sur les pelouses- ici, c'était à l'intérieur, donc les amplificateurs et les enceintesétaient raccordés d'une autre manière. A cause de la façon dont nous dansions, le sondevait être différent. En soirée comme dans les discothèques, les Anglais secouaient leurtête comme des fous, selon un certain rythme donné plutôt par les fréquences aiguës. » 97

Au niveau de l'ancrage politique, la relocalisation joua également à plein. Ladénonciation devait passer par un autre détournement de la mise en forme du fait ducontexte local. Ainsi un poète comme Linton Kwesi Jonhson, né en Jamaïque, va intimementlier sa création artistique dans un réel particulier: celui de l'Angleterre des années 1970puis 1980, celle de Margaret Thatcher, des violences policières racistes à la xénophobielatente face aux migrants en passant par les différents mouvements sociaux. Linton KwesiJohnson adhère au mouvement anglais des Blacks Panthers, et la mise en musique deses poèmes va « transpirer » ce réel : il devient dub poet, à l'énonciation lourde, lente etparlée, au patois jamaïquain prononcé et dénonce le fascisme et le racisme comme dansla chanson « Ingland is a bitch » de l'album Bass Culture (1980). L'héritage revendicatifet la capacité à dénoncer à travers l'énonciation et le système pronominal est réapproprié,adapté au contexte britannique, et à ce réel politique particulier.

Le rap s'insère dans la même dynamique. Dans la mise en forme, nous pourrionspresque dire qu'il accentue un peu plus cette réappropriation. En effet, la cellule de basedu rap est véritablement dépendante du sample. Cette technique apparaît véritablementcomme le symbole de la reappropriation. La structure de la chanson s'appuie sur le sample,c'est lui va guider la tonalité de la chanson, son humeur aussi. C'est lui qui déterminel'instrumentation musicale de la chanson sur laquelle le rappeur va placer son flow. Il imposeun code, mais laisse toute place à la sensibilité de l'artiste, en équilibre, comme le ditSkalpel :

« Mais le plus important pour moi c'est d'écrire avec ce que t'as ...tu lâches ce que tuas dans le bide, ensuite t'as un style musical, t'as certains critères, certains on peut appelerça des codes. Et t'adaptes ce que tu as lâché à une instru musical qui t'as plu aussi, parcequ'elle est rapide, parce qu'elle a un sample de fou, parce qu'elle a une boucle de piano,

96 Ibid, p. 12697 Lloyd Bradley (2005), p. 143

Page 56: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

56 CHAUVIN Luc_2010

parce que la caisse claire elle te retourne la tête, et t'adaptes ce que tu as sorti du bide. çac'est un travail, personnel, organisé, même si on est libertaire, avec une discipline. » 98

Nous pouvons alors parler avec Hammache El Kahina99 d’appropriation locale d’unphénomène local. L'idée est communément admise de l'existence d’un mouvement Hip-Hop, mouvement international qui a touché le monde entier à partir des années 1990. Onassiste en effet à une réappropriation continuelle de ce genre musical dans les frontièresdes différents « terroirs », qu’ils soient mondiaux, nationaux ou identitaires.

Ainsi de la même façon que la diffusion du rap en France doit beaucoup à la ZuluNation et à Afrikaa Bambaataa, nous avons pu voir par exemple que le rap algérien estné grâce à l’influence des groupes de rap de l’Hexagone. C’est toute une culture « Hip-Hop » qui s’est répandue grâce à la globalisation culturelle et nous la retrouvons dans tousles codes rap, des pratiques vestimentaires ou gestuelles aux références musicales. Nousrejoignons l'analyse de El Kahina en faisant la part des choses entre les deux dynamiquesde la mondialisation qui mènent à la fois vers l’homogénéisation, mais également versune interaction, un échange emprunt de différenciation. Nous retrouvons finalement notredialectique. Elles s'illustrent à nos yeux dans le concept de réappropriation utilisé par ArjunAppadurai:

« La mondialisation représente davantage une mise en mouvement de cultures quis’interpénètrent qu’une opposition entre culture dominante et culture dominée. […] Elle

incarne un formidable levier pour l’inventivité culturelle » 100

Nous pouvons la nourrir d'une autre analyse, celle de James Lull, dont nous avonstiré le concept de relocalisation, et qui met l’accent sur l’échange réciproque des cultureset la naissance de cultures hybrides. En poursuivant son argumentation, on débouche surune impossibilité chronique d’un quelconque monde uniformisé « ou village global ». Aucontraire toute culture s’inspire toujours du global et du local de telle sorte que l’interactionaura toujours lieu et surtout en forme « d’hybridation ». Pour reprendre l'exemple de lalangue algérienne développée précédemment, nous pouvons très bien y incorporer cettevision d’enracinement continuel et d’impossibilité de « prédominance d’une culture sur uneautre »101. Vu la complexité extrême de la formation d’une culture, aucune culture ne peutprendre le pas sur une autre, et la globalisation culturelle ne peut plus être vue comme cerouleau aplatisseur mondial. De la même façon, nous pensons qu'aucune musique ne peutréellement faire disparaître une autre dans un contexte de promiscuité et d'échange.

Lull utilise plusieurs concepts pour décrire le processus d’hybridation et dereterritorialisation d’une culture. En premier lieu la « déterritorialisation » voit la ruptured’une culture avec son territoire originel à travers les mouvements migratoires, ou lacommunication. Les codes et « habitus » de cette culture quittent alors le territoire habituel,non sans disparaître, mais plutôt rencontrer un environnement autre qui va pousserau changement. El Kahina d’illustrer à ce titre la reterritorialisation à travers l’exemplede l’esclavage et de la rupture d’une culture africaine déracinée et replacée dans lecontexte hostile des champs de coton des Etats-Unis. Ce que nous avons pu retrouverdans une nouvelle étape ''reterritorialisatrice'', celle de l'héritage musical et religieux nord-

98 Interview avec l'auteur, mai 2010 (Voir annexes)99 El Kahina Hammache, Analyse du mouvement rap à Alger, in Oussedik Fatma (dir.),(2008),100 Appadurai Arjun cité par Olivier Mongin, Création et culture à l’âge postcolonial, in Quelle culture défendre ?, Esprit, n°

3-4, Avril-Mai 2002.101 El Kahina Hammache (2008), pp. 212-216

Page 57: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 57

américain en Jamaïque. S’en suit un temps de « médiation » qui va voir l’affrontementpuis la territorialisation de la nouvelle culture dans un espace traversé par de toutesautres logiques et des codes différents. Nous rentrons alors dans ce que Lull appellela « transculturation » caractérisée par le contact, les influences réciproques entre deuxcultures, jusqu’à former de nouvelles pratiques culturelles. C’est là qu’apparaît le caractèrehybride. Une « indigénisation » même d’une culture qui va réellement traverser le nouveauterroir, pour créer à la fois une nouvelle pratique culturelle, mais pour également influencerles codes qui avaient déjà auparavant servi de modèle. L’exemple du rap permet trèsbien de saisir ce processus d’hybridation qui doit, selon Lull, se terminer par le stade de« reterritorialisation », point culminant de l’insertion des éléments de la culture implantéesur « un nouveau terrain » lui aussi modifié.

Ainsi le rap français au départ largement influencé par le rap américain s’est peu àpeu construit ses propres frontières, frontières d’autant plus poreuses que le mouvementinternational n’a cessé d’être enrichi par les reterritorialisations fécondes du monde entier.Le style s’est particularisé. Le rap s’est adapté au contexte sociopolitique français, s’estintégré aux banlieues françaises, se transformant lui-même tout en biaisant égalementle terroir « banlieue ». Ainsi le rap s’est vu assimiler les pratiques langagières de cettejeunesse issue de l’immigration. Des mots en langue arabe, ou dialectes nord-africainsont été incorporés. Des sonorités africaines, produits de l’hybridation de l’immigration,mais également françaises, ont été intégrées. Dès lors on ne peut presque plus parlerd’intégration musicale, car le genre musical rap n’a plus de caractère de pureté, en eusse-t-iljamais possédé un ! Le rap est ainsi en perpétuel reconstruction. Plus que cela, après s’êtreréapproprié les frontières internes à la France, le rap hexagonal les a retravaillées pour lesinsérer dans un contexte urbain à cheval sur la double dynamique d’homogénéisation etde différenciation.

Nous nous retrouvons dans l'innovation. C'est celle que nous retrouvons par exemplechez un groupe comme le Ministère des Affaires Populaires. Groupe de rap originaire dela banlieue lilloise ayant un sorti un premier album « Debout là dedans » en 2006, puis« les bronzés font du ch'ti » en 2009. Parfois présenté comme rap-musette, nous aimerionsplutôt le placer comme véritablement ancré à la frontière de nos médiations, en plein sur laréappropriation, au centre de l'innovation. Un rap indigène en soi, mais dont le local de basebouge perpétuellement. « L'indigénisation » prend tout son sens si nous faisons nôtre ladynamique de réappropriation-relocalisation. Du fait de se plasticité, le collectif ''rap'', c'està dire le rap en tant que genre musical prescrivant un nombre restreint de codes (en termed'énonciation, d'écriture-interprétation et de technique musicale) se pose en offrande àl'appropriation et aux besoins des jeunesses en terme de repères identitaires. Nous voulonsdire par là qu'à partir de quelques samples, de textes écrits et de la combinaison des deuxdans un acte-chanson, n'importe qui peut devenir acteur du mouvement hip-hop et faire durap. Ici les deux rappeurs (Dias et HK), le DJ (Stanko Fat) accompagnés d'un violoniste(Monsieur Hacène) et d'un accordéoniste (Jeoffrey Arnone) usent à loisir de cette plasticité.Plus que cela, cette « indégénisation » est devenue leur marque de fabrique. Elle leurpermet d'assumer tout à la fois les influences musicales qui les ont marqués, leurs origineshumaines variées, leur espace de socialisation, et les éléments disparates de leur lutte.C'est-à-dire qu'à tous les niveaux de notre dialectique, toutes les médiations sont utilisées aumaximum, elle sont toutes mises à contribution pour élargir au maximum la zone frontalièreoù ils vont se définir. Encore une fois le réel est omniprésent, interinfluençant avec la critiqueesthétique. Encore une fois les références à des collectifs variés (mémoire de l'immigration,mouvement rap, mouvement internationaliste, quartiers populaires du nord de la France)s'entrechoquent avec des inspirations individuelles, des sentiments intimes des rappeurs,

Page 58: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

58 CHAUVIN Luc_2010

aux influences personnelles de chacun des artistes. L'accordéon nous fait alors rentrer dansun univers populaire du Nord Pas de Calais, très vite balancé par les sonorités lancinantesdu violon, le tout sur fond de caisse clair et de samples empruntés autant à la culture hip hopaméricaine qu'à des références musicales, politiques françaises, ou même palestiniennes.Voilà « l'indigénisation » : la relocalisation incessante de tous ces repères qui ne cessentd'aller de plus en plus vite dans un monde globalisé. Ce sont autant de repères musicauxdu mouvement hip hop international qui ne peuvent se séparer très longtemps de l'universlocal dans lequel les artistes ont grandi: celui du patrimoine musical d'une région populairedu nord de la France.

Eu égard à la totalité-chanson, nous pouvons encore une fois faire un détour du côtédes pochettes d'album pour nous apercevoir du caractère omniprésent de la relocalisation.La première page du livret du second album nous propose un portrait des cinq artistes touten hybridation. Tous les attributs et références symboliques sont mélangés. Des référencescontemporaines sont associées aux habits traditionnels d'Afrique du Nord: casquettes etDjellaba habillent le même jeune chaussé de baskets montantes propres aux style US.Un écusson 59, en référence au département d'origine des rappeurs, ressort aux côtésd'un keffieh palestinien, et d'une chechia. Une dague croise le fer avec un micro tandisqu'un mouton coiffé d'une casquette bleu turquoise accompagne d'un sourire narquois lajoyeuse bande sur fond de cité minière en briques rouges. Le titre lui même de l'album est« indigénisation » : les « bronzés », fils d'immigrés kabyles « font du ch'ti » et sont fiersde s'approprier une partie de l'héritage de cet espace culturel, social et historique du nordde la France.

Le rap n'a jamais été défini précisément, ni mis en partition. Même la Zulu Nationn’a jamais « légiféré » sur le rap en tant que genre musical, et même si elle l’a fait dupoint de vue des codes et des pratiques, la matrice a complètement explosé depuis. Parler« d'indignéisation » fait écho à nos yeux au concept de bâtardise qui peut parfois êtrerevendiqué. Nous touchons là à une vision qui peut ressortir par exemple de notre analysede la langue algérienne dans le rap. Des artistes algériens vont affirmer l'hybridation qui lescaractérise lorsque une vision pure et puriste veut cacher la diversité et oblige à renier uneidentité plurielle, une langue baignée de plurilinguisme. MAP « indégénise » le hip hop caril assume la diversité qui le caractérise, musicalement autant que politiquement :

« Quand j'ai commencé la musique, c'était donc l'inspiration par Bob (Marley) maisje suis rentré aussi dans la musique de façon bien concrète, c'était au moment où lemouvement Hip-Hop débarquait des USA, qui arrivait en France; les gars dans le quartierétaient devenu fous, ils dansaient sur la tête, machin...on était tous embarqués, c'estcomme une vague le mouvement Hip-Hop qui arrivait dans le quartier. Je faisais pas partiedes pionniers et je suis rentré dedans à la fin des années 1980 environ, j'avais 14 ans, untruc dans le genre, et je suis rentré là dedans; des gars se mettaient au graff, d'autres auDjing, d'autres à la danse, c'était énorme ce mouvement là […]

C'est un truc pas calculé, MAP, on est pris dans une aventure. [...] et sur scène on sedit que ça serait pas mal de mettre de l'accordéon, puis du violon, tu mélanges le truc etaprès tu as le morceau qui plait, y a un truc, y a un esprit, ça se marrie. Pis ça s'imbrique,c'est une magie quoi, pis on fait un deuxième morceau, « balle populaire », et il y a unedéclinaison dans le discours, qui colle avec le truc, avec l'ensemble. En disant ben ouias :avec l'accordéon, t'as l'imaginaire des gens, la vieille chanson machin; t'as le violon quisonne oriental: c'est l'histoire de nos parents; les machines c'est la culture Hip-Hop aveclaquelle on a grandi et qui nous a inspirés, ben tout ça c'est nous [...] On a vu très vite sur

Page 59: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 59

le premier concert, y a un truc qui se passe musicalement et nous on vient rajouter notresauce » 102

Au centre des médiations se prépare donc une ''sauce'' bien particulière, fruit du globalet du local, invention qui prend appui sur des influences, comme le chante MAP dans leurpremière chanson « Balle populaire » (album « Debout la dedans »):

« V'la l'ministère des affaires populaires Au delà d'toutes frontières, plusd'ghettos, plus d'barrières One love, tous des frères, v'la nos repères JacquesBrel, Bob Marley, Aznav, l'Abbé Pierre Notre art ''populaire'', musique d'iciet d'ailleurs On en a fait un ministère pour un monde meilleur Confluenced'influences de sonorités différentes De Roubaix à New York en passant parAlger la Blanche Du bon son pour tout l'monde, du tcho dernier jusqu'au grand-père V'la l'bal populair version 3ème millénaire[...] Salam, moi c'est Dias lemaquisard Petit fils de moujahid ''le montagnard '' Sans hymne sans drapeausans nation ni patrie Hybride culturel entre l'occident et l'Algérie[...] »

De l'autre côté de la rive méditerranéenne, des groupes de rap algérien comme Intik,MBS ou T.O.X vont eux aussi jouer de cette capacité à relocaliser, en relexifiant parexemple les influences langagières françaises ou anglaises afin de les incorporer à leurrap algérien, de la même façon que le raï a contribué à « réalgérianniser » nombres detechniques musicales ainsi que la langue. 103 De la même façon, la scène-rap d'un petitpays comme le Burkina-Faso illustre à sa manière ce braconnage culturel. Musicalementnous retrouvons la même volonté d'insérer la forme dans le contexte local, en faisant appelaux instruments du patrimoine musical burkinabé comme le djembe, le tamani (percussions)ou la Kora et le n'goni (cordes). Et au-delà, le réel vient structurer la mise en forme. Ilen devient même consciemment assumé dans le message comme matériel premier de lacréation : l'appropriation du réel vient en jugement sur le réel, elle vient alors accompagnerla perception de cette mise en forme hybride sous la forme plus générale d'un avis surl'organisation de la société, sur l'organisation des différentes appartenances, plurielles 104 .

Il est important de voir à quel point le rap permet, du fait de sa position centrale entre nosdeux médiations humaines, cette hybridation. Michel de Certeau parle lui de « braconnageculturel »105.Nous avons utilisé dans une même logique de réappropriation et à propos du rapalgérien et des innovations permanentes de la langue algérienne, la notion de « piratage ».Les deux reflètent à nos yeux cette capacité qu'offrent le rap et le reggae à relocalisersans cesse le flot de repères qui constituent l'imaginaire des jeunesses du monde. Ilspermettent à nos yeux de bien voir la médiation double qui permet de toujours se recentrerà la frontière d'un collectif et d'un singulier, tout en se balançant entre un jugement politiqueet un jugement esthétique.

Finalement nous pouvons alors rapprocher ce concept de réappropriation dudéveloppement que nous avons esquissé quant à la création identitaire. La réappropriationnous apparaît bien comme une préfiguration, un condensé en action de ce que nous tentonsde cerner en tant que dialectique à quatre : ce croisement des deux médiations présentespartout dans nos deux genres musicaux.

102 HK du Ministère des Affaires Populaires, Interview avec l'auteur, mars 2010 (Voir annexes)103 Voir Michel Oriol (2000), p 138104 Voir notamment le groupe de rap burkinabé Yeleen.

105 De Certeau, cité par Appadurai Arjun in Esprit, n° 3-4, Avril-Mai 2002.

Page 60: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

60 CHAUVIN Luc_2010

Mais la réappropriation se fixe ainsi dans la zone frontalière de nos médiations dans lamesure où elle est intimement lié à la création identitaire. Ce n'est finalement ici que le digneprolongement de ce que nous avons montré par exemple au sujet du potentiel symboliquedu rap et du reggae et qui s'exprime dans le jeu pronominal permettant de polariser lesgroupes, de faire naître un sentiment d'appartenance commune

Les dynamiques de réappropriation influencent bien sûr aussi sur ce terrain. Larelocalisation pourrait être finalement la démonstration même de ces identités multiples quel'artiste tente de gérer. Le mal être identitaire trouve alors dans la relocalisation le moyen des'assumer tout en trouvant des échappatoires par l'intermédiaire d'une culture-autre, d'unemusique-autre, de codes-internationaux.

Louis-Jean Calvet parle à ce sujet et pour le rap de « deux types de solidarité »106. Lapremière solidarité, c'est celle des codes du rap dont nous avons parlé. C'est la solidaritéqui crée un groupe universel, celui du mouvement Hip Hop largement véhiculé par lestraits particuliers de la musique rap et que l’on retrouve dans l’utilisation internationale d’unlexique bien particulier (flow, DJ, MC…) et dans les pratiques vestimentaires etc. A cescodes qui touchent à la perception et à la sublimation artistique du désir, vient s'ajouter untrait particulier au rap lié à ce que nous avons appelé culture « revendicative » et qui inscritle rap -mais aussi les autres formes artistiques du mouvement (Danse, Graff…)- dans unelogique d’opposition globale aux modèles dominants.

C’est ce premier lien de solidarité que nous avons tenté de mettre en lumière dansce que l’on a appelé « l’universalisme du genre », celui qui permet à un japonais ou unsénégalais de s’identifier à un même artiste new-yorkais, et de se reconnaître en eux commerappeur à part entière. C'est cette première solidarité qui permet la création du sentimentd'être ensemble. Il délivre les clefs d'un imaginaire commun.

Mais cette seule identité ne suffit pas à décrire les processus en jeu dans la créationartistique. En effet, bien que les rappeurs se reconnaissent dans la culture Hip-Hop globale,ils sont aussi et avant tout, imprégnés dans leur environnement naturel, dans des liensde solidarité allant du groupe d’amis, à la communauté religieuse, en passant par lacommunauté linguistique et la famille…Calvet y voit l’investissement de la première matriceaméricaine du rap par les particularités propres aux groupes qui vont petit à petit sel’approprier.

Cela peut se remarquer dans une rapide approche onomastique des divers groupes derap qui sont nés au fil des années en Europe puis dans le monde. On y retrouve souvent latrace des racines américaines, avec l’utilisation de l’anglais (Positive Black Soul, Theory OfExistence (T.O.X)) mais qui sont souvent mélangées, remodelées avec des emprunts à lalangue ou à l’imaginaire propre au second niveau de solidarité (ex Médine, Intik (mot propreà Alger), Hamma Boys (du nom d’un quartier), Réda City 16…).

La seconde solidarité permet « l'indigénisation ». Il y aurait ainsi constructionperpétuelle de frontières internes poreuses, afin de gérer la quête identitaire mise à malpar le phénomène urbain et qui peut trouver dans le rap une échappatoire salvatrice. HadjMiliani dit que l’ « on pourrait considérer, d’une manière assez générale, que ces identitésfrontalières se construisent dans un va et vient entre un univers de référence symboliqueglobal et systémique, et un espace plus tourné vers le spécifique et qui constitueraitl’identifiant local ».107

106 Voir Fayolle Vincent, Masson-Floch Adeline (2002)107 Miliani Hadj (2002)

Page 61: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

I/ Musique-Médiation-Politique

CHAUVIN Luc_2010 61

Le rap, comme le reggae, représente donc bien un cas spécial de recontextualisationqui offre à travers la totalité-chanson des repères qui nous incluent dans le jeu mondialde la globalisation, tout en offrant une création de frontières. Il permet la réappropriationen ne faisant pas disparaitre les particularités (langagières, musicales…) et les processusd’identifications et de créations d’identité qui les accompagnent. Il va même bien au-delàen permettant à travers cette réappropriation de faire passer un message porteur de senset de référence à travers une mise forme elle aussi prise dans la dialectique imitation-individualisation-innovation. Une hybridation que nous ne pouvons séparer de la création etqui peut offrir des repères stables en faisant accepter le mélange comme une richesse :

« Ça prouve également que le hip-hop appartient à la civilisation universelle. Que tusois d’Afrique, d’Europe, d’Amérique ou d’ailleurs tu peux kiffer (aimer, ndlr) la musiquede la même manière. Nous avons adopté le hip-hop, issu de la culture US, et nousl’avons tropicalisé. Mais en définitive, ça reste le même combat. Le combat pour un mondemeilleur. » 108

108 Didier Awadi, rappeur sénégalais du groupe PBS (Positive Black Soul), interview du lundi 5 avril 2004, par Saïd Aït-Hatritsur Afrik.com.

Page 62: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

62 CHAUVIN Luc_2010

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

« La destinée du mot est celle de la société parlante »« Ce n'est que dans l'imagination des hommesque toute vérité trouve une réelle et indéniable existence.C'est l'imagination, non pas l'invention, qui estmaîtresse suprême de l'art comme de la vie »Joseph ConradLa particularité du rap et du reggae à accentuer les deux médiations humaines que

nous avons voulu présenter, permet de poser l'hypothèse d'une forme de rhétorique propreà ces genres. C'est en fait à travers la dialectique imitation-individualisation-innovation quela première piste de cette rhétorique nous est apparue. La force de réappropriation qu'offrentces deux genres nous a en effet servi d'aiguillage afin de mieux faire converger les deuxmédiations : singulier/collectif et politique/esthétique. La dialectique à quatre bouclait alorssa boucle sur le concept « d 'indigénisation », dialectique infinie d'une création musicale quipuise dans le creuset rap-reggae, tout en s'en extirpant et tout en le réinventant.

Réunir les deux dialectiques qui font les deux médiations dans le concept deréappropriation fait sens pour nous car c'est rester dans notre dynamique de recherche-en-action et d'interdisciplinarité. Séparer ce qui anime l'être humain en terme d'identification,de construction personnelle de ce qui le rattache au réel et au désir personnel, seraitl'antithèse complète de notre modeste travail de recherche. Nous avons bien vu à quel pointla frontière est poreuse entre ces médiations. Plus que cela elle est membrane, elle estmême dialectique. Les deux médiations ne peuvent fonctionner dans nos sociétés que sousla forme d'une équipe. Nous aurions affaire à une sorte de quarteron, condamné non pasà s'entendre, mais à s'ajuster, sans cesse, en fonction des instances plurielles du soi, descontacts sociaux, du positionnement dans cette même société, du contexte historique etpolitique, et des sublimations esthétiques.

C'est en sens donc que nous parlons de dialectique à quatre. Or dans le cadre d'unechanson de rap et de reggae, nous avons pu commencer à voir que cette dialectique jouaitune partition bien particulière. Une singularité qui, trouvant sa source dans l'héritage musicalde ces deux genres et dans leur capacité à se relocaliser, passe avant tout par l'oral. Lepremier repère identitaire que nous avons voulu mettre en évidence à travers le systèmepronominal est également une piste pour penser cette dialectique à quatre. En effet cettedouble médiation doit s'exprimer d'une certaine façon dans nos chansons. Nous faisonsl'hypothèse d'une sorte d' « action vocale » propre au rap et au reggae et qui permettraitl'explosion expressive pendant quatre ou cinq minutes d'un certain nombres de repères,dans une certaine mise en forme, plaçant à la fois l'artiste mais aussi l'auditeur au centrede notre dialectique à quatre, à cheval sur les deux médiations, en équilibre instable etponctuel. C'est aussi dans ce sens que nous avons toujours essayé de parler de totalité-chanson. En effet nous pourrons voir que c'est là un premier pas vers l'idée d'expériencemusicale qui est, elle aussi, primordiale pour saisir la mise en action de la rhétorique propreau rap et reggae.

Page 63: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 63

Nous pourrons voir alors dans un premier temps comment cette rhétorique se met enplace de façon bien singulière, faisant appel à une écoute sous forme d'expérience. Une foisintégrée, cette notion d'expérience nous permettra de mettre en lumière le déroulement dela rhétorique particulière du rap et du reggae. Nous verrons que cette dernière utilise à loisirune mise en forme poétique à même d'inclure l'auditeur dans l'écoute; mise en forme quis'appuie conjointement sur un certain nombre de « repères identitaires » eux aussi à mêmed'attirer l'écoute. Enfin nous pourrons voir à quel point la « rhétorique de l'expérience »propre à nos genres offre des pistes pour penser -ou repenser- la parole politique à traversune « éthique de la voix fragile » ballotée entre esprit de lutte, voix ordinaire et fragilitéhumaine.

A- De l'écoute active au premier stade de la parolepartagée: l'identification subjective

La première remarque importante que nous devons faire vient en affirmation du conceptde rhétorique. Il est nécessaire à nos yeux de rentrer complètement à présent dans lechamp qui englobe ce concept. Jusque là, nous avons voulu montrer l'équilibre fragilequi fait osciller l'être humain entre les deux médiations. Ni tout à fait singulier, ni jamaiscomplètement noyé dans le collectif, il doit aussi se débattre dans un réel omniprésent,le poussant à des croyances, des engagements, tout en étant réactif aux normes parlesquelles voyage ce politique. Membrane fragile s'il en est ! Mais en s'intéressant plusavant à nos deux genres dans une perspective assumée qui penche vers une musiquequi désobéit -ou tout du moins affirme vouloir le faire- nous devons désaxer notre analysevers la part politique de la dialectique à quatre, politique au sens élargi comme ensembledes relations humaines avec l'idée de transformation du monde. Sans jamais oublier notremédiation première, singulier/collectif, nous nous déportons donc vers l'espace public pourtenter de mettre en évidence la rhétorique particulière à nos genres.

Nous entrons dans le champ de la communication. Nous ne pouvons bien sûr éluderla part intersubjective des relations humaines. Mais tenter de se saisir de quelle façon sejoue la rhétorique du rap et du reggae nous place d'emblée dans l'espace public, là oul'intersubjectivité s'efface normalement au profit de la confrontation. L'identification passeau second plan pour laisser la place maîtresse à la confrontation. La rhétorique permetalors de définir nos identités dans ce contexte de confrontation. « L'art de bien parler » vientprendre place dans le réel. Il s'appuie sur l'identification du premier stade la médiation, cellede personne à personne, mais il vient ''couler'' dans l'espace de tous.

Parler de rhétorique prend tout son sens car cela vient en adéquation avec notrecorpus. C'est de façon naturelle que notre attention et notre intérêt se sont portés vers unecertaine frange du rap et du reggae, celle qui s'affirmait clairement comme « engagée »,« consciente », politique finalement, et dont les paroles, les concerts, les prises de positionsétaient clairement et politiquement positionnés. Ainsi parler de rhétorique vient face à notrevolonté de ne pas couper ces chansons et ces artistes de l'espace public dans lequel ilsaffirment prendre pied. Nous avons ainsi toujours tenté de naviguer entre la part individuelleet cet espace public, jouant à notre tour sur la corde raide des médiations.

Parler de rhétorique c'est à nos yeux prendre conscience de la relation qu'elle proposeentre les locuteurs. Nous voulons garder à l'esprit toute notre première partie où nous avons

Page 64: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

64 CHAUVIN Luc_2010

montré à quel point le rap et le reggae sont tributaires d'une oralité immergée dans le réelet l'histoire.

En parlant de rhétorique nous faisons nôtre la vision du langage proposée entre autrespar Bakhtine, celle d'un langage condamné à être enchaîné au réel, sans que leurs fersne les empêchent (le langage et le réel) de se débattre et de s'influencer. Enfin, parler derhétorique dans notre sphère musicale vise à élargir le champ des discours à analyser, àmétamorphoser les seuls locuteurs, en écrivains-interprètes-compositeurs et auditeurs.

Cette globalité nous fait parler de totalité-chanson. Cette idée de totalité permetd'illustrer le mieux notre ressenti après l'écoute de nos groupes. Utiliser ce concept detotalité-chanson est également lié à la rhétorique. Les deux nous insèrent dans l'espacepublic. Nous retrouverons en quelque sorte les trois mots de la rhétorique selon Aristote.109

L'ethos, « ce qu'est l'orateur », ce qu'il « prône »; le logos, « les moyens mis en œuvrepour convaincre » et le pathos , « les réactions de l'auditoire », le ressenti. Déclinée avecd'autres termes, c'est la réunion de ces trois mots-clés qui constitue la clef de voûte denotre hypothèse de mise en rhétorique de la dialectique à quatre se jouant dans le rap et lereggae. Nous restons dans la médiation. La totalité-chanson serait l'espace et le moment oùles trois instances de la rhétorique joueraient un jeu à trois, ensemble. L'ethos des artistess'articulant à celui du genre musical en général (rap ou reggae et les différents niveaux quiles composent), le logos propre aux codes de l'écriture du rap et ou du rythme reggae, lepathos propre au jugement esthétique et aux émotions véhiculées par la musique. Les troissont indissociables dans le jeu rhétorique:

« La rhétorique est une relation ethos-pathos-logos et privilégier l'une ou l'autredimension pour subordonner les deux autres n'a donné que des conceptions unilatéralesde la rhétorique »110

Il nous semble que cette approche de la rhétorique, par une dialectique des troisfacettes qui la composent, se rapproche de notre totalité-chanson et de ce qui pourraitconstituer les traits caractéristiques de la rhétorique proposée dans le rap et le reggae. Nousverrons que l'on y retrouve en effet ethos, logos et pathos sous différentes formes maisdans une perpétuelle inter-corrélation. L'histoire des genres musicaux, et « l'indigénisation »qu'ils proposent, pourraient alors être remis en perspective comme les fondations de cettedialectique à quatre s'exprimant dans une rhétorique fragile.

Nous sommes donc dans l'espace public. Et c'est dans cet espace que la musique aune présence. Comme la parole qui coulait dans la bouche du rhéteur, la musique imposeégalement sa présence, comme s'il était impossible de fermer les écoutilles de l'ouïe à partirdu moment où elle atteint les tympans. C'est cette présence, faisant de la musique unemémoire du politique, qui porte notre interrogation quant à la façon dont s'organise cetterhétorique rap-reggae. Nous avons pu parler d'événement de la prise de parole publique. Dela même façon que, dans la Grèce Antique on marquait symboliquement le lieu d'expressiondu rhéteur et donc de la communication politique, il convient de considérer la rhétoriquepolitique de la musique comme un tout, comme un événement, comme une expérience.

Nous ne sortons pas de notre médiation, au sens où sont pris en compte non seulementles artistes, les locuteurs, mais aussi le public qui tel un catadioptre reflète l'œuvre, lui donnetoute sa signification, et enfin l'œuvre en tant que tel, musicalement ou lyriquement. Nousretrouvons ici une déclinaison de notre triptyque ethos, pathos, logos.

109 Voir Michel Meyer (1995), p 145-154110 Michel Meyer (1995), p. 149.

Page 65: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 65

C'est dans cette marche à trois que se dessinent selon nous les premières esquissesde notre rhétorique particulière. Cette vision en trois dimensions nous remet sur la pistede la totalité-chanson. Pour que la rhétorique fasse son effet, pour qu'elle perfore l'espacepublic, pour que nous-mêmes auditeurs de rap ou reggae puissions être touchés par telleou telle écoute, il semble nécessaire d'analyser non pas la chanson en terme de paroles, oude rythmes, mais comme une totalité, allant de la composition, à l'interprétation en passantpar l'écriture, sans oublier l'écoute et tous les niveaux qui existent dans la réception auditivede la chanson.

A partir de ce point il nous paraît tout aussi incontournable de faire appel au conceptd'expérience pour saisir cette totalité. En effet, comment englober cette chanson quifinalement ne délivre tout son sens que dans quelque chose qui, on le voit bien, est actifet en mouvement ? Nous pouvons ainsi nous rendre compte à quel point notre écouteévolue au fil des années, et même à l'échelle de notre recherche. Une chanson découvertefurtivement au milieu d'un album et dont le rythme nous a accrochés, a pris une dimensiontoute différente suite à son écoute prolongée, avec tel ou tel support audio (lecteur mp3,chaîne hi-fi, vidéo ''youtube''en ligne), en présence de telle ou telle personne, en concert ouaprès avoir rencontré les artistes pour nos interviews.

C'est en ce sens que nous allons en direction du concept d'expérience, utilisépar John Dewey pour décrire « l'ensemble des interactions entre un organisme et sonenvironnement »111 et tous les résultats qui font suite à cette rencontre. Une chanson, dèslors qu'elle va entrer sur la zone fragile des ondes, dès lors qu'elle va devenir tangible,doit alors être appréhendée comme une totalité-chanson. Le seul moyen d'être touché, depercevoir se fait dans l'activité d'entendre. C'est donc dans l'écoute de la chanson que va sedévoiler une certaine rhétorique, éveillant elle aussi à son tour des identifications, un sensparticulier qui va pouvoir naviguer dans cette totalité, entre le signe, l'artiste et l'auditeur.Anthony Pecqueux utilise le concept « d'écoute-en-action »112. Cette notion empruntéeà Michel Barthélémy, qui avait défini la « lecture-en-action », au sens d'une activité delecture qui produit le sens d'une œuvre113, reflète très bien ce mouvement, global, quel'on a ressenti dans l'expérience de nos écoutes. Le questionnement se déporte alors verscette expérience. Qu'y a-t-il finalement dans l'écoute de la chanson qui puisse orienter unauditeur vers une certaine identification, vers le sentiment d'appartenance commune dontnous avons parlé ?

Nous retrouvons notre démarche de recherche en termes de médiation etd'interdisciplinarité. Parler d'expérience c'est replonger dans notre métonymie-de-recherche, c'est inclure la chanson dans une totalité qui ne serait pas le strict aboutissementdes intentions de l'acteur-musicien, mais un tout qui doit autant au contexte social qu'àl'expérience fragile de l'écoute réalisée par chacun de nous:

« Ce qui fait précisément de l'écoute une activité sociale tient à la pluralité d'attitudesadoptées à l'égard de l'objet, suscitées par son écoute; parmi ces attitudes: la postureesthétique et/ou morale (plaisir, dégout, approbation, rejet...), l'écoute focalisée, mais aussil'indifférence ou le manque d'attention. » 114

111 Cité en introduction de Pecqueux Anthony, Roueff Olivier (2009)112 Pecqueux Anthony (2009)113 Ibid, p. 155114 Pecqueux (2009), p.149

Page 66: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

66 CHAUVIN Luc_2010

Parler d'expérience permet de déplacer le curseur vers du mouvement, vers destrajectoires plutôt que du statique. Ce sont les « trajectoires d'écoute » qui permettent ledévoilement et l'accomplissement du sens. Écouter, faire l'action de l'écoute, amène le sensqui n'est pas seulement et purement enfermés dans les mots des paroles ou dans la lignede basse.

L'écoute-en-action nécessite de voir la chanson comme une totalité en tension.Notre rhétorique ne va pas se loger dans le seul logos, mais le mouvement va la fairenaviguer dans un espace expérimental situé quelques part entre paroles proférées, àl'oral, accompagnement mélodique et réceptions diverses et variées. Nous retrouvonsl'importance de l'oralité, de la parole proférée, et nous verrons que c'est dans la proférationque portent rap et reggae, et l'énonciation qui l'accompagne, que l'expérience de ladésobéissance politique trouve des terrains fertiles.

L'expérience de l'écoute-en-action offre alors une vision toujours plus ouverte de latotalité-chanson. On se dirigera vers une rhétorique ouverte qu'il nous faudra encore plusfinement conceptualiser. Mais, de la même façon que l'expérience d'un gospel laissait laplace aux individualités et aux ornementations, l'expérience rap et reggae ouvre encore unpeu plus l'espace de partage que crée la chanson. Nous modifions la musique autant qu'ellenous modifie:

« Les chansons ne sont pas seulement considérées comme des programmations del'écoute, actionnées par les chanteurs en direction des auditeurs. Elles représentent lesmédiations, les biens communs entre producteurs et auditeurs; et des biens disponiblespour les uns et les autres : les chansons constituent l'espace qu'ils partagent, et l'espacequi est à la fois la condition et l'occasion de l'expérience musicale. » 115

1) Espace de partage et identité sonoreLa chanson et son écoute viennent façonner un espace de partage, le même qui créait lesentiment d'appartenance commune. L'expérience fait intervenir tous les singuliers, face àun collectif, dans un collectif, autour d'une certaine mise en forme esthétique et avec un réelen horizon palpable. A nos yeux c'est par l'expérience musicale que passe tout le ressenti,le pathos de notre rhétorique. Skalpel l'exprime très bien : c'est lorsque l'auditeur « kiffe »qu'il met un pied au centre de la dialectique à quatre, qu'il commence à « prendre en pleineface » la rhétorique rap:

« Au niveau du coup de foudre avec un style musical, je pense que ça c'est commun àbeaucoup de monde .Quand un mec y va écouter un jour un passage de violon, interprétépar je sais pas qui d'un opéra, enfin non pas d'un opéra c'est pas un bon exemple, d'unconcerto: il va kiffer et ça va le toucher, il va être ému, tu vois. C'qui s'est passé avec le rapc'est pareil. En plus tout ce que j'écoute c'est des mecs qui se sont énervés et qui dénoncentplein de trucs que moi je vois dans mon quotidien, avec mes yeux de 13 ans, sauf que jele vois quand même tu vois. Quand ils parlent de violence, de la pauvreté, de la drogue dela police, ça t'as beau avoir 13ans, ou même 9 ou 8 tu le vois, tu le vois par la fenêtre, tu levois en bas de chez toi, donc ça touche quoi. Après il y a aussi le style musical qui est asseznouveau pour l'époque, t'as l'impression que c'est aussi accessible, même musicalementc'est ''fat'' comme on dit»116

115 Ibid, p. 151116 Interview avec l'auteur, mai 2010 ( Voir annexes)

Page 67: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 67

Ainsi l'artiste en est conscient, car lui même a commencé dans le rap par imitation, luimême a été touché par cette mise en musique bien particulière. Comme le dit très bien notrerappeur uruguayen, le rap n'a été tangible pour lui que dans une expérience qui débordelargement le seul son, les seuls caisses claires du sample. C'est le contexte social fait deviolence de quartiers, ainsi que le quotidien narré par les divers rappeurs, qui est venuréveiller son propre vécu, sa perception singulière du réel.

La totalité-chanson met ainsi tout en mouvement. Le fait que la part du jugementesthétique y ait toute sa place joue à nos yeux un rôle prépondérant, sans pour autant qu'ellesoit omnipotente. C'est que le pathos doit sans doute beaucoup au langage musical, à lapart orientée vers la norme esthétique et la sublimation du désir. Nous rentrerions ainsi dansl'expérience de la totalité-chanson par la porte du langage musical, par la porte sonore.Nous aurions ici la première pierre d'achoppement de notre rhétorique en forme d'espacede partage. Le premier espace de partage est celui de l'émotion, de la musique qui agit surle corps comme nous avons pu le voir dans notre première partie. Dans un article intitulé« Musique, émotion et individualisation », David Hesmondhalgh poursuit la même piste ense demandant « comment comprendre l'expérience subjective comme quelque chose dedifférent des processus sociaux , sans toutefois perdre de vue la façon dont les processussociaux influent constamment sur les aspects les plus personnels de nos vies? » 117 Nousretrouvons nos médiations, et le pathos tire ici la couverture de la rhétorique vers lui enplaçant pour un temps nos totalité-chansons entre musique, émotions et identités.

L'analyse se place alors momentanément sur le pan singulier de notre dialectique àquatre. L'espace de partage proposé par l'expérience d'une « écoute-en-action » du rap etdu reggae trouve des prises chez l'individu singulier car il se construit autour de quelquechose de tout à fait singulier, qui touche à la représentation de soi-même dans le monde. Ceressenti que nous avons eu beaucoup de mal à isoler -même si il ne l'est pas dans l'absolu-fait référence à ce qu'Edith Lecourt nomme « l'intervalle sonore de soi »118. Cet intervalletout à fait singulier, sans contour précis, fait référence selon l'auteur au « pouvoir du son »qui lui même participerait de la délimitation « d'identité sonore individuelle »119. C'est cetintervalle qui permettrait une reconnaissance face aux phénomènes sonores vus commerepères d'identification.

L'« intervalle sonore de soi » peut être placé lui aussi à la frontière de notre dialectique.Il nous permet de nous situer, tout un chacun, face aux divers sons du monde qui nousentourent. C'est bien par ce placement face au réel que notre identité sonore se construitpetit à petit, bercée par telle ou telle musique. HK, rappeur du groupe MAP est conscientde cette identité sonore bien particulière, baignée de nombreuses influences sonores etmusicales, mais marquée par le rythme particulier des chansons de Bob Marley and theWailers:

« Moi l'engagement quelque part je l'ai connu naturellement par la musique quej'écoutais, j'ai été nourri à Bob Marley, voilà pour le coup, matin midi et soir quand j'étaispetit. Limite cela je ne l'ai jamais choisi, je l'ai choisi après coup, après quand j'ai eu un âgede raison musical. De fait je connaissais les chansons par cœur parce que les chansons

117 Hesmondhal (2007), p 206118 Lecourt Edith, Le sonore et la figurabilité, l'Harmattan, 2006, 376 pages. P29119 Ibid

Page 68: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

68 CHAUVIN Luc_2010

tournaient en boucle dans la maison. Donc musique et engagement j'ai découvert cela enmême temps [...] »120

Utiliser ce concept « d'intervalle sonore de soi » réaffirme notre double médiation, etdonc l'hypothèse de notre dialectique à quatre qui définirait la rhétorique du rap et du reggae.Ces deux genres ont acquis un audit international. Plus que cela, nous pouvons dire qu'ilsexistent à travers la dimension mondialisée qui en fait des musiques partout écoutées, etpartout réappropriées. Du fait de leur structure rythmique spécifique, et assez simple -le« one-drop » et les samples- il est intéressant de voir les repères sonores qu'ils ont pu''semer'' depuis les quarante dernières années. D'aucuns parleront de bruits omniprésents,envahissants. Nous préférons parler d'une sorte de mémoire auditive de ces genres. Engrande partie due à l'internationalisation et à la réappropriation de ces musiques, cettemémoire auditive permet de placer les « intervalles sonores de soi » dans une dimensioninteractionniste où l'identité sonore des jeunes est confrontée à un nombre impressionnantde repères sonores proposés par le rap et le reggae. La musique faisant accéder « à dessentiments et des souvenirs » et permettant « ainsi de se « rappeler/se construire qui l'onest »121, ce sont tous ces repères -plus ou moins facilement identifiables- qui permettent àchaque singulier de se construire son propre « intervalle sonore », qui lui même jouera unrôle non négligeable dans le processus identitaire. Ainsi des caractéristiques esthétiquespropres au reggae et au rap telles le flow, les samples, le décalage du « one-drop », desconstances également dans les thèmes, dans les tons -par exemple le fameux refrain de« Get Up Stand Up » de Bob Marley, simples syllabes répétées [Oh yoo, Oh yoyo, ohyoo, oh yoyo yo yo], sont à la fois facilement identifiables, et facilement réappropriables.L'exploration de soi passe par le mimétisme, par l'imitation. Sur scène, le MAP reprend lachanson « War » de Bob Marley, et y place le refrain de « Get Up Stand Up » repris tout desuite en chœur par le public de la salle, identifiant d'emblée ce cri comme lié à la révolte,à une révolte dansante, rythmée par le refrain même qui est construit sur un écho, sur uneréponse du public aux cris du chanteur.

L'intensité de l'interaction proposée par le rap et le reggae se solidifie grâce à cesrepères sonores. On touche là à une des premières facettes de notre rhétorique particulière:celle liée au pathos. Ce dernier est bel et bien médiation et a droit donc de siéger au centrede notre dialectique à quatre. « L'intervalle sonore » de soi est construit de la même façonque la « multiplicité interne » dont nous avons parlé : c'est un « intervalle de soi à soi »122,qui fait appel au ressenti propre à chacun, mais qui est jamais lié aux sons de l'autre, desautres, du réel qui nous entoure.

Cela nous semble s'accentuer lorsqu'une part de notre identité en constructions'accroche à la musique. La musique a une place bien particulière dans le construction denos « intervalles sonores ». Elle est en effet liée irrémédiablement au temps. L'intervallesonore n'existe que parce qu'il est perçu dans un certain temps. Nous aurions ainsi un« espace-temps sonore ». Le son existe par rapport à un temps donné. C'est le tempsd'une chanson, ou d'un sample. Une boucle sonore dans une chanson de rap sera ainsiplus ou moins lente, accompagnant par la même des émotions différentes. Des samplesde soul music dans une chanson de Skalpel semblent ainsi ralentir la chanson. Le flowest parallèlement remodelé par ce temps-sonorisé. Il sera plus lent, plus compréhensible,moins hargneux parfois. C'est comme si le temps qui structure nos vies était plus ou moins

120 Interview avec l'auteur, mars 2010121 Hesmondhalgh (2007), p. 209122 Lecourt Edith (2006), p. 29

Page 69: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 69

mis en boîte le temps d'une écoute de chanson, quasiment modifié le temps de cettechanson. Le temps devient un « temps imaginaire »123, le même temps qui offre une placeà l'émotion commune, au sentiment d'appartenance commune, tout en maintenant chezchacun l'impression de « se vivre », de faire l'expérience de son « intervalle sonore de soià soi », celui qui permet de se sentir soi, singulièrement. Le « temps imaginaire » semblestopper celui du réel. Il semble faire s'envoler Bob Marley lors de ses danses déchaînées,tout en balancement, en temps forts et faibles qui suspendent son corps le temps d'un riffde guitare pour mieux le relancer lors de la reprise du « one-drop » :

« Or la musique se distingue des autres pratiques culturelles par un rapport au tempsfortement symbolique. Le tempo, le mètre, le rythme règlent l'organisation et l'écoulementdu temps musical; ce faisant ils inventent un temps imaginaire qui donne aux musiciens,aux danseurs et aux auditeurs le sentiment de maîtriser l'insaisissable »124

C'est ce « temps imaginaire » qui semble ralentir le réel, ou l'accélérer, lors d'unconcert, lorsque les interprétations des chansons paraissent infinies, ou résonnent en échoà chaque instant de nos vies, le rythme de basses faisant vibrer notre corps comme lerythme cardiaque :

« L'émotion musicale est donc fortement liée à la manière dont le temps y est organisé,au pouvoir sur le temps semblant découler de cette organisation qui, en définitive, renvoieau temps de la vie, incontrôlable et inéluctablement borné par le moment de la mort »125

Il est important de saisir cette vision à la fois interactionniste et singulièrementpersonnelle du ressenti déclenché par l'écoute des chansons. La construction d'identitéet donc le sentiment d'identification, sont au centre de notre dialectique à quatre. Ainsi,à travers la délivrance de repères sonores simples et constants, le rap et le reggaepropose une rhétorique particulière jouant sur un pathos lié aux sentiments humains lesplus profonds : ceux du rapport entre le corps et le réel dans un espace temps toujours enmouvement.

C'est bien à une expérience que l'on à faire. Expérience de « l'écoute-en-action » où lepathos a toute sa place, mais un pathos qui, même s'il joue sur des sentiments communs,s'adresse à la part tout à fait singulière de l'être humain; et de la même façon il s'adresse aurapport de ce dernier avec son propre soi, celui qui est irrémédiablement condamné à sedébattre avec le temps, à accepter les émotions qui ne se délivrent que par intermittences,par confrontations répétées avec le réel, et les sons de notre environnement.

2) Le deuxième stade de la rhétorique : « flow » et premièreparticipation de l'auditeur face à la « voix singulière » de l'artiste

La suite de l'expérience de « l'écoute-en-action » suit le même cheminement. Nous avonsvu à quel point la rhétorique rap/reggae s'appuie sur la part profondément émotionnelle,mouvementée et éphémère de la musique. Mais cela ne doit pas occulter notre triptyquede la rhétorique, dans sa globalité. Le pathos n'est rien sans l'ethos et le logos. En nousappropriant ces deux autres mots clefs de la rhétorique, nous pouvons voir à quel point lerap et le reggae décuplent l'expérience musicale. En effet ethos et logos semblent suivre la

123 Denis-Constant Martin (2001), p 12124 Ibid125 Ibid

Page 70: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

70 CHAUVIN Luc_2010

même voie que le pathos, celle d'une médiation, d'un mouvement libre, réajustable à chaqueinstant, comme si les trois s'entraînaient mutuellement. Le flow, et la scansion propre aurap, doivent en effet être vus comme la signature vocale de l'artiste. Pecqueux parle de« signature de l'individuation ».126 Ce pourrait être là que se loge l'ethos de notre rhétorique.Mais encore une fois la médiation nous rattrape. Le flow est la part singulière du rappeur:c'est un « embrayeur qui régule le débit (et) le flux verbal » 127 et qui est le miroir de l'identitédu rappeur, l'identité qui a dépassé le stade de l'imitation et de l'appropriation et qui estentrée dans le jeu de l'innovation. Le flow, on l'a vu, va déclencher le pathos chez l'auditeur.Mais se pose alors la question de savoir où placer le flow dans l'analyse de notre rhétorique?Plus proche du logos ou de l'ethos ? Que fait-il réellement passer lorsqu'il est tellementtravaillé et que la diction est telle qu'il faut être un habitué de l'artiste pour déchiffrer lesmots scandés? Quel rôle joue alors le flow dans notre rhétorique lorsqu'il est artistiquementet poétiquement travaillé, de telle façon que seul le jeu des mots et des sons des syllabesle caractérise?

C'est ici que se joue réellement, selon nous, l'expérience de la musique. Ce n'est quepar « l'écoute-en-action » que peut être saisi le flow. Il est en effet à la fois pathos, ethoset logos. Il est pathos car c'est la signature de la chanson, c'est par lui que passe le ton, lachaleur, la sensibilité et la rage d'une chanson. Dans l'introduction de l'album « KommandoMalik » de la K-Bine, c'est bien la signature du rappeur Skalpel qui vient taillader notreécoute. Sur un seul fond sonore de violons répétitivement accentués, se démarquent lesscansions brutes de chaque mot: « Mon rap, un attentat ciblé, latino rap de fils d'immigré,mon rap un attentat ciblé, Skalpel rap de fils d'immigré... » Le nom de l'artiste est scandé,puis directement ce qui « résonne dans le cœur de ceux qui luttent », autrement dit toutl'ethos de l'artiste. C'est littéralement ce « qu'il est » qui est scandé. Les mots sont justementprononcés, la diction judicieusement décomposée afin que tous les mots se libèrent dans latotalité de leur signifiant. Le signifié perfore alors le temps de cette écoute : le « poing levé,rage intacte en directe de la K-Bine », « à l'extrême gauche dans le cœur et dans l'intellect »,« le fils de l'immigré lève la tête, répond à l'Etat et sa violence ».

L'ethos ne peut se couper du logos ni même du pathos de l'artiste. Les mots doiventêtre placés dans les temps tout en laissant des espaces disponibles pour la respiration,et cela s'ajuste dans l'interprétation -et donc dans l'écoute. Le flow en est tributaire. Il estun des exemples du triptyque-rhétorique qui fonctionne dans le mouvement éphémère del'interprétation-écoute. Le flow est au centre de notre dialectique à quatre.

Le flow du rap malaxe le logos, le mélange -à grands coups de scansions travaillées etajustées au rythme musical- à l'éthos, sans hésiter à plonger dans le pathos. Ainsi le flow estbel et bien la signature de l'artiste. Il est la « voix » de l'artiste au sens premier du terme. Lelogos, le discours utilisé, est « piraté » par le flow. Le rappeur « pirate » le discours communen le mixant avec son ethos et son pathos qu'il a développés singulièrement. La voix estsingulière, c'est le bout singulier de la médiation à laquelle est confronté le rappeur. Le logosest la culture commune qu'il va utiliser mais à laquelle il insuffle un souffle particulier. Leflow insère de fait le rap dans un équilibre entre le bout singulier du langage et le collectif. Ilrapproche le logos de son éthos, le place en équilibre entre le réel et son propre jugementsur ce même réel, dans une mise en forme esthétique qui lui est propre -son propre universdes mots- : il en fait sa voix singulière.

126 Pecqueux (2007), p. 135127 Ibid, p. 137

Page 71: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 71

L'expérience de l'écoute nous fait dire que le même cheminement s'effectue du côtéde l'auditeur. Comme par reflet, le flow place l'auditeur au centre de la même dialectiqueà quatre. En effet le flow est la principale voie d'accès à la chanson. Reconnaître unefaçon de scander des mots, l'identifier puis la décrypter fait appel à la même dialectique.La rhétoriquer se dévoile et vient confronter ethos, logos, pathos du rappeur avec ceux del'auditeur. Pecqueux peut ainsi parler de « prise de risque » pour parler du flow :

« (le flow) est à la fois ce qui permet aux rappeurs de se faire comprendre puisque c'estl'outil pratique de profération des paroles de la chanson, et ce qui fait que parfois aussi ilsne soient pas compris: que les auditeurs ne saisissent pas le langage qui correspond àces émissions vocales »128

C'est justement cette « prise de risque » qui fait la part première de la rhétorique. Ainsirien n'est donné complètement. Mais s'il n'offre aucune garantie de compréhension, le flowest bien celui qui confronte le triptyque de la médiation qui a fait naitre la chanson, à lamédiation qui s'anime en chacun de nous. Cette « prise de risque » ouvrirait alors la porteà un espace -celui de l'écoute de la chanson, temps particulier s'il en est- où l'auditeur estle seul à pouvoir décrypter la rhétorique, à voir comment s'ajuste ethos, logos et pathos del'artiste, à les mettre en parallèle avec l'agencement de ses propres médiations.

Nous pouvons alors parler de chanson comme espace de partage. Le flow interpelle,il oblige l'auditeur à être en action d'écoute. Comme le dit encore Pecqueux : « Le flowest marqué par sa fonction, fonction analogique par excellence : susciter une relation; plusjustement : susciter une relation par le mode analogique, qui a pour fin de se poursuivre enmode digital, de devenir une relation langagière » 129.

La rhétorique, qui navigue entre ethos, pathos et logos, oblige ainsi l'auditeur à rentrerdans cet espace de partage s'il veut comprendre complètement ce qui est proféré. Lachanson devient alors « un tout inséparable qui propose une certaine perspective auxauditeurs, celle ci est actualisée selon la qualité de leur attitude naturelle d'écoute » 130 .Analyser la rhétorique particulière du rap et du reggae consiste alors à se demander ce qui,dans l'œuvre, permet à l'auditeur d'activer certains réflexes d'écoute lui ouvrant des portesd'entrée dans l'espace de partage. L'expérience du rap et du reggae devient activationd'écoute.

L'expérience est quelque chose de tout à fait singulier. Chacun de nous va fairel'expérience de l'écoute selon nos propres médiations internes. Les chansons apparaissentalors comme des creusets où s'accumulent les sens de la chanson et qui, par l'interprétationmusicale, deviennent espaces ouverts où chacun va y activer les coordonnées -en termed'ethos/pathos/logos- qui résonnent le plus singulièrement avec leur être. Pecqueux parlede « la disponibilité sociale du sens »131. Ainsi l'auditeur est pleinement convié dans latotalité-chanson, de façon bien particulière, selon les « habitus » d'écoute et de réactivitéaux sonorités. On peut alors voir différents degrés d'écoute, allant de ouïr à écouter enpassant par entendre. D'aucuns seront plus attentifs à la part musicale, alors que d'autresferont attention aux paroles, mais là encore l'attention varie, selon le contexte d'écoute, notreétat d'esprit, notre intérêt. Des témoignages recueillis après le concert de MAP nous ontbien fait prendre conscience de ces niveaux d'écoute, pluriels et variés. Entre une auditrice

128 Ibid, p. 135129 Ibid, p. 148130 Ibid, p. 150131 Ibid, p. 22

Page 72: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

72 CHAUVIN Luc_2010

occasionnelle et une plus invétérée, la seule expérience face à l'interprétation scénique apu produire des effets très différents, et des conclusions opposées quant à la pertinencedes chansons, quant à « l'effet de masse » plus ou moins inquiétant lorsqu'il a pu fairebouger, par exemple, tout le public sur une chanson clairement pro-palestinienne etc. C'esten ce sens que la rhétorique nous apparaît ouverte, elle même révélatrice de la médiationqui fourmille dans nos genres musicaux. C'est en créant un espace de partage que lachanson de rap -et de reggae- dévoile une rhétorique de l'expérience, une rhétorique quioblige à la participation de l'auditeur. Sans écoute active le flow ne peut-être totalementapprivoisé et les paroles comprises. De la même façon pour le reggae, sans écoute active,la part singulière du logos, la voix de l'artiste; ne peut être totalement approchée tant lamédiation y est appuyée : la voix se doit toujours en effet d'être fidèle, quelque part, àl'esprit rebelle et subversif que l'on trouve dans le dread talk, le patois jamaïquain. Chanté,un texte de reggae navigue entre les vernaculaires, les clins d'œil aux pères du reggaejamaïquains qui passent par des reprises en anglais -avec l'accent jamaïquain réapproprié!-et les contraintes rythmiques en termes de temps et de respiration.

Tout cela ne peut-être dévoilé que par la participation de l'auditeur lors de l'écoute. Il vaainsi se réapproprier l'espace de partage, s'y immiscer par différentes manières d'écouter :de façon attentive, concentrée, frivole, selon les contextes, les envies, la familiarité avecl'artiste etc.

L'écoute-en-action permet de mettre en évidence la part implicite de l'auditeur, ou plutôtla renégociation perpétuelle de l'œuvre. La précision de la signification de la chanson estainsi indéfinie, variant selon les coordonnées personnelles d'écoute infiniment variées etmodelables.

Encore un fois nous y décelons une passerelle vers la langue. Il faudrait faire un détourpar la philosophie et la notion de « jeu de langage » utilisé par Wittgenstein: le langageforme une institution sociale du sens: le sens du langage est lié au contexte. Il est disponiblepour tous ceux qui participent au jeu de langage (au sens où tout jeu de langage organisesont propre contexte de signification). Il existe un jeu de langage du cinéma, ou de l'opéra,et un jeu de langage du rap ou du reggae. La précision de la signification va alors dépendrede ces jeux de langages, de l'aptitude de chacun à partager un temps un jeu de langage,le temps d'une écoute.

Reste que cette participation de l'auditeur passe bel et bien par une expérienceauditive. Le flow est la première signature du jeu de langage propre au rap et au reggae.Il est la première déclinaison de notre rhétorique. Mais la combinaison ethos/logos/pathoss'immisce également dans d'autres particularités de nos genres, toujours autant tributairede la plasticité léguée en héritage. En premier lieu, nous trouvons la capacité du rap et dureggae à créer du récit. Cette dernière perpétue les réflexes d'identification. Le récit, parl'imaginaire qu'il crée, contribue à l'édification de l'espace de partage-chanson. Et ce récit,digne compagnon du flow, est ainsi proposé -de façon réappropriable- car il passe par lavoix, par l'énonciation.

B- Au cœur de la rhétorique de l'expérience:l'énonciation fragile du rap et du reggae en tensionentre mise en forme poétique et repères identitaires

Page 73: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 73

« Si l'essentiel n'était pas là, si l'essentiel était ailleursT'es tu déjà demandé, il est d'où ce monde meilleurLe matériel nous aveugle, nous éloigne de l'essentielL'essentiel n'est pas pour moi le toute de suite et maintenant[...]Réel comme la minute où ton âme va quitter ton corpsS'approche de toi « Malaka Mauty » l'ange de la mortEt c'est le film de ta vie qui est devant toi, alors tu voisCes jours où tu t'es refusé à développer ta foiCe jour-là est plein de pleurs, plein de grincements de dentsCe jour-là le riche pleure le pauvre rit de toutes ses dentsCe jour-là l'homme humble est à la droite du seigneurIl a su se faire petit : l'essentiel était ailleurs man »Didier Awadi, L'essentiel, album « Un autre monde est possible », 2005« Il semblait donc plausible de tenir pour valablela chaîne suivante d'assertions:la compréhension de soi est une interprétation.L'interprétation de soi, à son tour, trouve dans le récit,parmi d'autres signes et symboles, une médiation privilégiée;cette dernière emprunte à l'histoire autant qu'à la fiction,faisant de l'histoire d'une vie, une histoire fictive, ou, si l'on préfère,une fiction historique, entrecroisant le style biographique des biographiesau style romanesque des autobiographies imaginaires »Paul Ricoeur (1990), Soi même comme un autre, Le Seuil, p. 138

1) L'énonciation comme pièce maitresse de la rhétorique del'expérience

Prendre le chemin de l'énonciation c'est rentrer un peu plus dans l'expérience de « l'écoute-en-action ». Le flow est en effet une voix, une vox singulière. Partout, au fil de l'interprétationmusicale, l'énonciation met le flow en orbite, vient placer le logos en équilibre entre ethoset vox, et le rend ainsi disponible. Rap et reggae sont des genres paroliers, et l'espace departage qu'ils proposent existe car ils interpellent. Le flow est la signature de l'artiste toutautant que la porte d'entrée sur l'espace de partage car il avance, fort d'un attirail fait d'unnombre impressionnant de « pièges à écoute ». Nous voulons faire référence ici à tout ce quiattire notre attention auditive, tout ce qui fait que l'auditeur se sent expressément interpellélors d'une écoute de rap ou de reggae. Ils sont « pièges » dans la mesure où notre écoute yest naturellement déviée ; ils sont « pièges » car ils sont proférés, comme autant d'indices quis'adressent à nous finalement. Ces « pièges » sont tous les jeux de langages qui font « le jeude langage rap/reggae ». Ils sont tous ces mots, ces expressions, ces cris, ces interjectionsqui peuplent les chansons de rap et de reggae et qui sont condamnés à être dits. Ce

Page 74: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

74 CHAUVIN Luc_2010

sont toutes ces marques de langages que l'on ne trouve pas sur les retranscriptions despochettes d'album, celles qui, éphémères, varient au fil des interprétations, et qui pourtantsont les premières à atteindre nos oreilles. Nous retrouvons ce que Anthony Pecqueuxnomme lui des « saillies énonciatives » : Les pièges à écoute se retrouvent souvent en débutde chanson, dans le temps d'introduction, toujours en suspens. Les mots y sont savammentdécoupés, décomposés, articulés :

« ouias, Skalpel, la K-Bine, Pizko Mc....délepenisons, mais qu'est ce qu'on attend pourpasser à l'action ».

L'énonciation de l'introduction dure dans cette chanson de Skalpel (« Révoltés »)quasiment vingt secondes. Vingt secondes pendant lesquelles -hormis le sample quicommence son manège répétitif mais avec une intensité contrôlée- notre oreille n'a commeprise d'écoute ces seuls mots scandés lentement et posément.

Les « pièges à écoute » amènent alors à ce que Pecqueux appelle le « coup d'oreille »qui amène une « écoute plus attentive »132. Le « coup d'oreille » permet de rentrer dans latotalité chanson-espace-de-partage. Et « le coup d'oreille » s'attache souvent à ce qui estle plus proche de nos habitudes auditives. Nous retrouvons « l'intervalle de soi sonore ».Nos identités sont façonnées par nos identités sonores. C'est bien le quotidien, le réel leplus banal, le plus répétitif qui contribue le plus à modeler notre identité sonore. De lamême façon que « nous pensons par reflet » (Todorov) nous pouvons aller jusqu'à direque nous vivons le son par reflet. Nous vivons chaque audition par réflexes auditifs. Lessons communs restent ancrés dans notre mémoire : les sons qui ont bercé notre enfance,comme le bruit des fouets quotidiens dans l'inconscient de l'esclave Frederick Douglass.Ainsi les « saillies énonciatives » du rap et du reggae touchent à la parole commune, auxsons du réel. Ce sont souvent des interjections. Tiken Jah Fakoly commence sa chanson« Délivrance » par de longs « Aïe aïe aïe aïe [aye aye aye ayayaye] » comme de longuesplaintes qui accrochent notre écoute. Ailleurs, dans une chanson comme « On a toutcompris » les variations de ton sont poussées à tel point que les mots d'anglais prononcéssont pratiquement incompréhensibles mais résonnent de tout ce flou expressif. Ailleursencore, ce sont les échos entre chanteurs et chœurs, l'alternance entre des vers chantéset des vers parlés qui attirent l'écoute. Cette façon de scander une partie de la chansonen parlant, ou en rapprochant le débit de celui de la parole quotidienne, joue à nos yeuxun grand rôle dans l'investissement par l'auditeur de la chanson-espace-de-partage. Dansla chanson « Zaf-Zafi » le chanteur Dias du groupe Z.E.P (Zone d'expression populaire)relate la vie d'un émigré en France. Les couplets, quasiment scandés en parlant, rajoutent àl'atmosphère mélancolique empreinte de peine et de rébellion -atmosphère déjà empreintede la mélancolie du refrain langoureux en langue arabe et de l'accompagnement sonore faitde simples accords d'accordéon. Parfois ce sont les lettres qui sont épelées afin que le nomde l'artiste soit mieux saisi, comme Guez le chanteur de la K-Bine dans la chanson « J'rappour »133 : « G.U.E.Z. M.E.R »

Les temps de respirations ne sont pas cachés. Ils sont parfois accentués, mis enexergue comme pour mieux donner à entendre la voix de tous les jours.

Voilà où se loge une autre facette de notre rhétorique de l'expérience : dans cette voix detous les jours, voix de la parole ordinaire. Toutes les modulations de la scansion représentent

132 Pecqueux (2007), p.150133 La K-Bine, J'rap pour, album « Prélude », notre retranscription. Voir aussi la K-Bine, Envers et contre tous , album « Rapport

de force », 2003

Page 75: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 75

alors autant de portes d'entrée pour l'auditeur afin de se faire une place dans la chanson-espace-de-partage.

Pour mieux créer ce partage, les artistes vont aussi utiliser sans retenue aucune lacapacité du rap et du reggae à créer des groupes d'appartenance. Nous nous replaçonstoujours au centre de la dialectique à quatre. Car la production de l'espace de partage passeégalement par une énonciation sous forme d'interpellation. La particularité du rap et dureggae est bel et bien cet esprit frondeur d'interpellation. Nous l'avons vu, ils créent uncollectif « nous » qui s'oppose à « eux ». Mais rap et reggae sont aussi -et avant tout- un« je » qui s'adresse à un « tu » et c'est là, dans l'actualisation du texte par l'énonciation, quese loge une autre déclinaison de l'interpellation, et donc de notre rhétorique:

« L'interpellation représente en quelque sorte le schème global de l'adresse dans lerap »134

« Va le dire à ta mère Et va le dire à ton père, Écoute bien ce style, C'est des paroles en l'air… Certains disent de génocide D'autres parlentde guerre. Va le dire à ta chère, c'est ton devoir de le faire… Darkmans'inquiète pour toi , s'inquiète pour ses frères, Je garde espoir. » (Intik, « Va ledire à ta mère »)

Nous retrouvons dans cet extrait le système pronominal de la première partie, utilisémaintenant dans tout son potentiel. Il poursuit la double médiation à l'œuvre. Il entre là dansune dimension qui apparait à nos yeux comme encore plus ouverte. C'est-à-dire que, dansla création d'un groupe ennemi « eux », la réappropriation par l'auditeur du texte et de lachanson avait fait un premier pas. Mais celui ci restait entravé par ce collectif, par cettedichotomie libératrice face à l'oppression, mais limitée à deux camps. Par l'énonciation etl'interjection, la chanson voit se décupler le potentiel de réappropriation. L'auditeur peut faireun pas beaucoup plus grand car il est directement appelé. L'auditeur a maintenant droitd'accès aux espaces d'identification, par la porte de son soi singulier. Ce qu'il entend, ceque l'on entend, c'est ce « tu » qui réintègre pour un instant la singularité dans l'espace deconfrontation. Autrement dit, la rhétorique poursuit son chemin sur la médiation singulier/collectif. La chanson navigue ainsi dans l'espace public normalement caractérisé par laconfrontation et la fin de l'intersubjectivité -c'est le nous contre eux qui est à l'honneur-.Mais grâce à l'énonciation, cette même chanson ouvre une porte dérobée sur l'espacede partage: cette porte réintroduit un peu d'intersubjectivité car l'auditeur peut se sentirdirectement visé par ce « tu ». Presque paradoxalement, le rap et le reggae réintroduisentl'intersubjectivité dans un contexte de confrontation et de rhétorique, par l'expérience. C'estque « l'interpellation oblige au coup d'oreille et invite à le poursuivre par la focalisation del'écoute. »135

« A bas! Alors abats la Fais lui en voir de toutes les couleurs Initie la à toutes lesdouleurs Sois sans pitié sinon c'est perdu d'avance C'est peu probable qu'il y aitune seconde chance »136

L'artiste injective. Il en appelle directement à cette deuxième personne du singulier. Ence sens nos textes de rap et de reggae illustrent ce que nous avons appelé « espace departage ». Le logos devient compréhensible car il est inséré dans une situation de parole.Autrement dit, l'énonciation délivre tout le potentiel du mot : « Tout mot comporte deux faces.

134 Pecqueux (2007), p. 134135 Ibid, p.128136 Zalem, Abats la Françafrique , album « Osons inventer l'avenir »

Page 76: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

76 CHAUVIN Luc_2010

Il est déterminé tout autant par le fait qu'il procède de quelqu'un, que par le fait qu'il estdirigé vers quelqu'un ».137

Le logos de la rhétorique est bel et bien écartelé entre l'ethos et le pathos de la mêmefaçon que le mot énoncé par le rappeur singulier est étiré entre son soi et le réel. « Le motest le territoire commun du locuteur et l'interlocuteur » 138. C'est l'acte énonciatif, la mise enrelation de deux êtres socialement constitués à travers des signes, qui porte la significationréelle de ces mêmes signes:

« La véritable substance de la langue n'est pas constituée par un système abstraitde formes linguistiques ni par l'énonciation-monologue isolée, ni par l'acte psycho-physiologique de sa production, mais par le phénomène social de l'interaction verbale,réalisée à travers l'énonciation et les énonciations ».139

Lorsque le rappeur ou le reggaeman interpelle il réalise cette actualisation de la langue.Il est médiation car il porte son message et sa création artistique au devant de l'actualisationde l'auditeur. Par l'énonciation de ses paroles, la chanson laisse une place à l'interprétationdu sens par l'auditeur. Elle conserve ainsi une ouverture, une place pour le mouvementdu sens. L'expérience de l'écoute s'apparenterait ainsi à une sorte de conversation lors delaquelle le discours de l'artiste est condamné à être actualisé, à être confronté au réel parla participation de l'auditeur.

L'interlocuteur va réagir aux diverses intonations qui expriment les appréciations deslocuteurs. Les interlocuteurs-dans-l'écoute deviennent en quelque sorte les auxiliaires de lachanson, ceux qui vont -plus ou moins inconsciemment- être amenés à porter la chansonà bout de bras, à la faire vivre autant que celui qui tient le micro.

Sans scansion ni écoute, le texte de MAP et de Keny Arkana, « Appelle-moicamarade », ne peut pas se charger de toute sa signification. Le vrai sens émerge dansl'écoute. Ce n'est que par l'écoute que l'identification de l'auditeur à tout ce filet de sens,emprunt de rébellion et de réaction à l'injustice, se fait. L'écoute transmet le jugement desartistes face à tel ou tel acte d'injustice car les intonations offrent autant au sens que lecouple signifié/signifiant. Les énonciations des trois rappeurs qui se succèdent dans laprofession des mots, activent les processus d'identification. Sans écoute, les mots restentfades alors même que le rythme ternaire peuplant le refrain radicalise effectivement l'appelaux rebelles:

« Combattant, résistant, militant indomptable / Insurgé, insoumis, rebelleinfatigable / Esprit libre, vagabond ou nomade ».

L'appropriation reste ouverte, mais ces qualificatifs ne prennent sens que dans leur dictioncar c'est là le seul contexte qui les porte. C'est alors que les « pièges à écoute » peuventrentrer en jeu: « Si tu penses que le monde est crade appelle moi camarade »

Est alors rendue un peu plus facile l'identification ainsi que l'appel à participer à lachanson. Le pronom personnel « tu », symbole de l'intersubjectivité, est amené dans uncontexte de confrontation. La rhétorique de l'expérience le place à la frontière de notredialectique. S'en saisit qui le veut bien, encore faut-il que ce dernier fasse l'effort des'accrocher à l'écoute et aux vers qui vont suivre. Ce «tu »offre une possibilité. Il n'oblige pas,mais offre une grande possibilité pour celui qui veut bien se laisser prendre au piège. Tout

137 Bakhtine (), p. 123138 Ibid139 Ibid, p. 136

Page 77: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 77

se joue alors, selon nous, à travers des niveaux d'attention auditive et d'identification. Lepronom « tu » va pouvoir osciller sur la corde raide de notre dialectique à quatre, se déportantplutôt vers le bout singulier du discours -vers la voix plutôt que le discours commun- ourestant plus dans un contexte de confrontation, laissant un peu à distance ce « tu » quinécessite finalement l'engagement de l'auditeur afin de rester attentif et de pouvoir percerla suite de la diction:

« Si comme moi tu penses qu'il faut se radicaliser Contre l'ordre établi, refused'obtempérer Si t'en as marre de ressembler à un mouton Si t'as l'audace de RosaParks et si t'as compris Franz Fanon Appelle moi camarade si tu sais pas resterdans le rang Si t'as la flamme, l'espoir et le couteau entre les dents Si t'enrages,quand un flic te dévisage Si t'étouffes comme un taulard dans sa cage Appellemoi camarade si t'as capté les mécanismes Les rouages du système, commentils neutralisent Comment ils manipulent, désinforment et nous divisent Restelucide, parce qu'il est l'heure qu'on s'mobilise Si tu penses qu'on est du mêmecôté de la barrière Du même côté du mur, du côté lanceur de pierres Du côté deslarmes, du côté de la misère Du côté palestinien, tu peux m'appeler mon frère »140

L'écoute par reflet est possible, comme si l'auditeur pouvait revêtir les habits du « tu »intégralement, en étant alors dans l'identification miroir, dans l'imitation. Cela dépend belet bien de l'écoute et des « disponibilités de sens » de l'auditeur. Il est également possibleque cette rhétorique de l'expérience bloque dans la médiation. L'auditeur peut ainsi faireretomber l'attention auditive, il peut mettre à distance de « tu », se replacer dans un contextede confrontation, et ne plus vouloir participer à totalité-chanson : l'identification ne se faitplus, par exemple sur des sujets précis -et pour certains polémiques- comme la questionpalestinienne. L'énonciation se doit donc d'être actualisée par l'écoute :

« L'horizon idéal de cette procédure de ralliement des auditeurs est une co-énonciationentre rappeurs et auditeurs. L'enjeu est de réussir à faire partager dénonciations etindignations à un auditoire élargi » 141

La rhétorique de l'expérience est désobéissance car elle introduit de l'horizontalitédans le processus de création artistique. Parler de « co-énonciation » apparaît bel et bienà nos yeux comme une forme subversive de rapport à la création. Nous pourrons voirce que cela signifie quand cette capacité des genres rap/reggae est décuplée par uneaffirmation réelle de reprise de pouvoir par la parole de la grande majorité alliée à unecondamnation de la parole confisquée. Par la rhétorique particulière et ouverte qu'ils portent,rap et reggae sont déjà dans ce processus horizontal qui semble bien aller dans le sens du« do-it yourself » affirmé souvent dans le mouvement hip-hop et dans la philosophie rasta :plus d'intermédiaire, pas de décodeur, c'est à l'auditeur de faire l'effort pour s'intégrer à lachanson.

Ceux qui ne veulent pas faire l'effort ne sont alors pas incorporés de force. La « co-énonciation » s'apparente pour nous à une sorte d'équilibre fragile entre une rhétoriqueaffirmée, voulant recruter un auditoire prêt à investir la chanson-espace de partage, et unréflexe que nous pourrions qualifier de libertaire car cherchant toujours à laisser le dernierchoix à l'auditeur, quitte à lui faire comprendre qu'il est lui-même parfois exclu de la chanson.Nous touchons là à une tension propre à la rhétorique de l'énonciation et de l'expérience.L'énonciation peut ainsi à la fois inclure mais aussi exclure. On l'a dit, le flow peut exclure

140 MAP, Appelle-moi camarade, album « Les bronzés fond du ch'ti »141 Pecqueux (2007) p.173

Page 78: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

78 CHAUVIN Luc_2010

car il n'est pas immédiatement compréhensible. La rhétorique de l'expérience navigue entreconfrontation, rejet, et allégeance. Ainsi viennent s'entrechoquer les différents systèmespronominaux que nous avons mis en lumière. Le « nous » contre « eux », le « je » etle « tu ». Tous ces niveaux fonctionnent alors dans l'espace de partage de la chanson.Pour y trouver sa place, l'auditeur n'a d'autre choix que de participer. L'énonciation, en elle-même est ouverte. Dans une même chanson, l'interpellation peut rejeter et inclure selon ladisponibilité de sens que l'auditeur va déployer pendant l'écoute:

« Je te tutoie comme t'as tutoyé nos parents qui par politesse te vouvoyaient »(Kifrao, Intro, album « Mémoire du sous-terrain »)

Souvent sont apostrophés avec violence les ennemis, ceux que le rappeur dénonce, haitou insulte, tout autant que celui pouvant être légitimement vu comme allié, comme celui quiest visé par la chanson pour être convaincu. Le « tu » sert aux deux, et c'est en cela qu'ildésobéit selon nous. La désobéissance est dans cette tension d'une rhétorique ouverte.Quoi de moins libertaire en effet que de laisser la place à l'individu pour faire son choix,de façon active?

Cette logique de l'expérience s'illustre très bien dans une chanson du collectif Z.E.P,« Nique la France ». A nos yeux, la participation de l'auditeur y est portée à son maximum.Cette chanson doit se voir selon nous comme un espace de partage horizontal. La réellerébellion est dans l'expérience que propose la chanson, au delà de l'aspect subversifqu'elle porte dans son message. Car justement ce message ne prend son sens que dansl'écoute. Il est trop simple de lire le titre provocateur et d'en tirer des conclusions hâtivesquant à l'auditoire visé et les personnes visées. L'écoute-en-action délivre la vraie révoltedes artistes. La chanson laisse, dans sa totalité, des plages d'appropriation et donc decompréhension. L'énonciation est ouverte. Elle est double, elle peut tout à la fois rejeter etinclure. Les deux niveaux de systèmes pronominaux sont utilisés car la rhétorique oscilleentre le « tu » et le « eux ». Nous pouvons alors rejoindre le locuteur dans un « nous »commun face à ce « petit bourgeois » apostrophé à grand coup de discours direct. Celaoblige cependant à une écoute active. L'interpellation du couplet qui suit doit être mise alorsà distance, vue comme un procédé rhétorique qui exclut. Mais l'effet est tel, du fait de lascansion violente, de la prise à partie et du rythme de la chanson, que l'on est toujours tentéde s'identifier à cet interlocuteur apostrophé. Et si ce « tu » s'adressait vraiment à nous? Etsi ce petit gaulois de souche avait quelque chose de commun avec nous ? De quel coté seplacer alors ? Du côté du locuteur ou de l'interlocuteur-apostrophé?

« Petit bourgeois démocrate républicain ton pays est puant raciste et assassinTes Lumières tes droits de l'homme soit disant universels Un mythe un mirageun mensonge officiel Petit donneur de leçon Petit gaulois de souche arrête tonarrogance arrête d'ouvrir ta bouche Tu juges tu critiques les arabes et l'Afriquenoire Mais balaye devant ta porte, regarde toi dans un miroir »

Plus loin arrive le niveau « nous » contre « eux » qui offre une nouvelle marged'interprétation. Il est possible de faire basculer la rhétorique et de se reconnaître dans unnouveau « nous » qui exclut ce « eux » bien concrètement:

« Et ce que je pense de leur identité nationale De leur Marianne de leur drapeau etde leur hymne à deux balles »

Mais tout de suite, l'énonciation redevient ouverte, de telle sorte que l'écoute active estnécessaire pour pouvoir véritablement saisir toute la signification de la chanson. Le « tu »revient au pas de charge et nous prend à partie, nous obligeant à refaire ce travail de miseà distance :

Page 79: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 79

« J'vais pas t'faire un dessin ça risque d'être indécent »Il est ensuite rééquilibré avec le « code eux ». L'acte de parole oblige à ce repositionnementconstant. Nous sommes bien dans une vision horizontale de l'expérience musicale. Aucuneclef n'est réellement offerte pour trouver une place déterminée et fixe dans l'espace departage-chanson. Le travail est toujours à être fait du côté de l'audition. Dans cette chanson,l'action-en-action se déploie dans sa totalité, et il est même facile de ''détourner l'oreille '' sil'interpellation est trop violente, ou pose trop de questions. Au moins le travail ne nous estpas mâché. L'interlocuteur-auditeur est face à lui même et à la totalité-chanson, jusqu'à lafin de « Nique la France » ou la deuxième personne du pluriel, puis la première personnedu pluriel viennent encore « flouter » un peu plus la rhétorique

« De voir comment je me torche avec leur symbole écœurant Affligeantel'évolution en soixante ans Regarde à l'Assemblée il y a que des culs tout blancs Ils veulent l'intégration Par la Rolex ou le jambon Ici on t'aime quand t'es riche etque tu bouffes du cochon Quand t'adhères à leurs projets quand tu cautionnesleurs saloperies Leurs lois leurs expulsions et leur amour de la Patrie Certes ilsadorent le couscous et Cheb Khaled Mais ils flippent que leur fille leur ramèneun Mohammed Fais pas ton étonné, ta vierge effarouchée, ta ptite chochottequi fait semblant d'être choquée Genre tu découvres que tu vis chez les groscons, Chez les rastons qui n'ont jamais enlevé leur costume de colon » «Leracisme est dans vos murs et dans vos livres scolaires Dans vos souvenirs dansvotre histoire dont vous êtes si fiers Omniprésent il est banal et ordinaire Il estdans vos mémoires et impossible de s'en défaire [...] « Eh toi alors petit socialistehypocrite J'ai pour toi quelques rimes amèrement écrites [...] « Et à nos intellos,nos ptits fachos à lunettes Nos têtes à claques comme la connasse de FourestQui propagent alimentent la haine du musulman du banlieusard Avec leursdiscours stigmatisants Leurs discours arrogants insultants et méprisants »142

Le constat est donc plus nuancé que ne peut le laisser croire le titre provocateur. Ceserait tout autant provocateur à nos yeux de dénigrer, voire de dénoncer une telle chansoncomme complètement anti-française ou foncièrement violente. Sa vraie signification ne peutse réduire à la seule lecture du texte sur tel ou tel forum internet, ni même dans uneseule et furtive écoute de la chanson. L'espace de partage créé ici y est conséquent. Il vapuiser dans toutes les caractéristiques des genres rap/reggae la potentialité émancipatricegarantie par l'énonciation et la mise en parole -en en musique- de ces paroles. Nous parlonsd'émancipation au sens de l'horizontalité proposée par cette chanson. Chaque auditeurest confronté à lui même face à cette chanson. Sans participation il est réduit à effleurerle signifié appauvri de termes banals, emprunts d'un logos commun. Sans faire l'effortde l'écoute, l'auditeur reste lui même empêtré dans le logos commun, alors qu'il pourraitse forger sa propre voix, dans la confrontation avec la voix du rappeur. La rhétoriquedu rap réinsère ces signes dans une médiation fertile. Les mots vont même jusqu'à seresémentiser dans l'acte de diction et d'écoute car c'est dans un espace entre-deux, entrele rappeur et l'auditeur, que se joue le véritable déploiement de sens. La tension estprésente. D'aucuns pourraient parler de paradoxes, mais c'est justement car cette chansondélivre à la fois des « pièges d'écoute » qui excluent et d'autres qui incluent, qu'elle estvéritablement désobéissante. Il est trop facile de faire le procès de chanson toute ''crue desens''. Pas de pochette surprise et de sens tout fait. Le sens n'y est pas donné car il existetrop de paramètres, dans le court espace-temps de la chanson, qui sont réappropriables,

142 Z.E.P, Nique la France, notre retranscription

Page 80: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

80 CHAUVIN Luc_2010

identifiables, rejetables, assimilables. Le reste du travail, c'est à chaque être singulier de leconstruire, même pendant quatre minutes et quarante six secondes.

2) La poésie du rap et du reggae : entre mise en langage singulière,désobéissance et repères d'écoute

L'espace de partage se loge également selon nous dans une autre particularité du rapqui le verrait décrit- et/ou décrié- comme forme poétique.143 C'est en effet là une postureque l'on retrouve dans les écrits sur le rap. Plutôt que se questionner indéfiniment quant àsavoir si le rap est un genre chansonnier poétique, nous préférons tout de suite déporterl'interrogation sous la lumière de notre totalité-chanson. Nous faisons alors nôtre la miseen garde de Pecqueux quant aux risques inhérents aux attentes que l'on place dans desmusiques : « Parlons de poésie, mais pas au sens habituel »144. Il n'est point besoin, alors, dechercher à légitimer nos chansons comme de réelles productions poétiques, mais il devientplus intéressant à nos yeux de voir en quoi les éléments de mises en forme esthétique dulangage par le rap -et le reggae- contribue à dessiner un peu plus les contours de notrechanson espace-de-partage.

Il est indéniable que la création langagière et le plaisir de l'acte créateur sont au cœurde nos musiques. Ils forment à nos yeux l'équivalent des « pièges à écoute » que nousavons pu mettre en évidence plus haut. Ils continuent, si l'on veut, l'effort de co-énonciationqui se tisse au fils de la rhétorique. Autrement dit, toute la ponctuation vocale, les jeuxde mots, les rimes, les effets sonores, figures de sons...sont autant de manières de créerune atmosphère de dialogue, d'actes de paroles qui peuvent directement toucher l'auditeur.C'est encore une fois l'énonciation -l'expression verbale proférée- des textes qui permet àcette poésie particulière de s'exprimer. Et c'est en ce sens que nous pouvons parler d'un artpoétique ; une poétique de l'expérience, poétique de l'écoute, poétique de la performance.Il n'est plus besoin alors de tenter de la faire concilier avec des canaux théoriques de lapoétique. Parlons d'une forme particulière de poésie.

A partir de cette vision élargie de la poésie de nos genres musicaux, nous pouvons plusaisément en faire ressortir les aptitudes à « piéger l'écoute ». Pour Julien Barret, « d'unemanière générale, le rap recherche la création d'effets sonores »145 . Ces effets sonoresviennent alors en renfort de choix dans l'énonciation : ils viennent parsemer l'interpellation-plus ou moins prononcée par le système pronominal- d'autant de repères sonores, de« pièges à écoute » Et cela vient en directe confrontation avec nos « intervalles sonores desoi ». Nous y retrouvons d'ailleurs le concept fondamental de rythme :

« Cette notion de rythme, consubstantielle à la forme poétique, le rap la retrouve, laréinvestit et lui rend tout son sens »146

La poésie de nos genres retrouve ainsi le chemin de la rhétorique bien particulièrede l'expérience qui replace irrémédiablement l'artiste, comme l'auditeur, au centre de notredialectique à quatre. Le rythme est celui du rappeur, de son flow personnel, mais égalementcelui qui nous appartient à tous. Il reste par la même occasion, réappropriable au fil de

143 Cf Anthony Pecqueux (2009) Idées reçues, Le Rap, Le Cavalier Bleu, 127 pages, chapitre « le rap c'est de la poésie » pp 41-45144 Ibid, p.41

145 Julien Barret (2008), p. 67146 Ibid, p.122

Page 81: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 81

chaque répétition en boucle des espaces sonores que constituent les chansons. Nousretrouvons le rythme vital dont nous avons parlé; rythme qui tient autant du réel que desa sublimation artistique par nos individualités. Notre rhétorique particulière réenclencheraitdonc à l'infini cette capacité de la poésie à toucher nos « intervalles de soi » comme le décritsi bien Paul Claudel dans ses « Réflexions sur la poésie » :

« L'expression sonore se déploie dans le temps et par conséquent est soumise aucontrôle d'un instrument de mesure, d'un compteur. Cet instrument est le métronomeintérieur que nous portons dans notre poitrine, le coup de notre pompe à vie […] Et d'autrepart la matière sonore nous est fournie par l'air vital qu'absorbent nos poumons et querestitue notre appareil à parler qui le façonne en une émission de mots intelligibles »147

Le triptyque de notre rhétorique n'est plus très loin. La poésie propre à nos genresdéveloppe alors son propre sens. Elle s'émancipe d'une certaine façon. Une nouvelle foishors norme, elle est une poésie qui déborde les codes du genre. Elle se met « hors la loi »148

puisqu'elle ne répondra plus qu'à l'appel de l'espace de partage. Les nouveaux codes entermes de rimes, de jeux des mots etc., se dirigent alors en masse dans la direction quis'érige en pièce maîtresse de la chanson : celle de l'énonciation : parler, proférer pour mieuxtoucher celui qui écoute, mieux insérer ce qu'on fait dans le réel, le seul réel, le simple réel:celui de tous les jours. L'expression sonore se prend alors au jeu de l'interpellation, et larime devient le maître mot pour « piéger le coup d'oreille »:

« Il y a quelque chose de premier et d'une efficacité absolue dans la réception, par laconscience de l'auditeur, des jeux sonores à l'œuvre dans le rap, en particulier de la rime »149

Ainsi la première fonction de la rime est celle d'attirer l'action d'écoute, de persuaderl'auditeur de poursuivre son écoute, et de façon plus intense. En effet, la rime ne va passe donner comme telle, compréhensible et directement assimilable. Le premier code est defaire se correspondre, dans des sonorités proches, un ou plusieurs mot(s). Et peut-importele moyen d'y arriver! Le premier plaisir et de créer ce rythme qui va rebondir sur des sonoritéséquivalentes, sans que la signification à la fois des mots, et de la succession rythmique elle-même, ne soient directement donnée. Il n'est plus besoin alors de rester pris dans le carcandes normes grammaticales, orthographiques et langagières pour arriver à ces fins :

« Le rap n'échappe pas à cette tendance propre à la poésie, qui consiste à faire desentorses aux règles de la grammaire ou de la phonétique pour les nécessités de la rime » 150

Le pathos est le premier servi dans cette part poétique de la rhétorique. Mais il n'esttoujours rien sans le logos commun trituré. De la même façon c'est dans l'acte de profération-puis d'écoute- que l'ethos vient ''rassembler'' pathos et logos, donnant un lien logique àcette succession de sonorités, un lien singulier : la voix du rappeur.

Seule l'écoute peut alors rassembler ce pathos qui flotte sans sens apparent. Enapparence justement, le jeu poétique du flow -mais que l'on retrouve également dans le flourépétitif qui caractérise le reggae- est insensé. C'est l'expérience de l'écoute qui va permettrede mettre du sens dans ces proférations sonores, dans ces successions phoniques qui

147 Paul Claudel (1963), Réflexions sur la poésir, Gallimard, 185 pages, pp 10-11148 Voir Béthune (2003) et le chapitre « du jazz au rap » pp 30-46149 Julien Barret (2008), p.49150 Ibid, p.52

Page 82: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

82 CHAUVIN Luc_2010

marquent l'action auditive. Comme le dit Julien Barret seule une écoute active permet deplacer des cadres de lectures, des éléments stabilisateurs de sens sur ce flou sonore :

« Le jeu de répétition sonore n'est pas explicité, c'est à l'auditeur de le reconstruire, cequi donne à ce dernier la satisfaction inconsciente d'avoir résolu une énigme » 151

Cette poésie propre réaffirme finalement la rhétorique rap/reggae au centre de ladouble médiation humaine. Car c'est bien sa dépendance au contexte -contexte d'écriture,d'interprétation et d'écoute- qui offre à la création poétique et au flow sa signification. Lasignification est condamnée à être le fruit de l'implication de l'auditeur dans l'espace chansonproposé en partage. En activant des repères qui touchent les réflexes de « l'identité sonore »de chacun, tous ces « pièges sonores » -conséquences de l'extraordinaire facilité à pirateret à se réapproprier le langage- offre la possibilité à tout un chacun de prendre part, untemps, à la création musicale, à y amener son sens.

L'expérience de l'écoute est le seul moyen pour tenter de regrouper tous ces « piègessonores ». Nous ne pouvons aboutir, alors, qu'à un équilibre fragile, car assujetti à chaqueimplication personnelle des auditeurs. C'est à ces derniers qu'incombe la tâche de retisserle lien qui associe de façon bien précaire l'ethos, le logos trituré et le pathos crée par leseffets sonores. Cela ne se fait pas sans biais : le biais singulier qui découle de « l'écoute-en-action ». L'écoute active personnalise dans une certaine mesure la rhétorique que proposela chanson. Ou plutôt, nous pourrions dire qu'elle la décline à l'intérieur de l'entre-deuxrendu possible par la chanson-espace-de-partage. Un bout de la rhétorique est donné -celui qui présente la chanson comme un espace de partage. Le second bout est à jamaisindéterminé, car reposant sur les seules oreilles de l'auditeur. Nous pouvons déjà entrevoirl'aspect émancipateur de cette rhétorique particulière. Les chansons-espaces-de-partages'apparentent ainsi à des espaces de liberté, comme le fait remarquer Skalpel :

« Mais le rap, le problème c'est que dans le rap, les gens ils ont cru qu'il fallait qu'ilsfassent le boulot pour l'auditeur, c'est à dire que... L'auditeur il doit faire son propre boulot !C'est à dire que moi quand j'étais môme et que j'écoutais un morceau, si y a un truc queje comprenais pas, j'étais curieux, je cherchais. Là t'as l'impression que faut mâcher toutle travail, il faut tout vulgariser pour que le petit auditeur ignorant il comprenne tout. C'estpas ça, tu vois ce que je veux dire, c'est y a un moment les gens ils sont grands tu vois,tu peux pas... » 152

Dans un certain sens, parler de poésie du rap et du reggae n'est plus si éloignéd'une représentation que l'on peut avoir de la poésie au sens général, celle là même quirend l'œuvre poétique tout à fait singulière dans la réappropriation, qui laisse la place àl'imaginaire, autrement dit à la nécessaire implication du lecteur-auditeur. Comme l'écritRoman Jakobson cette capacité à rebondir sur le réel pour lui donner un élan imaginaire etimaginable nous réinsère un peu plus dans notre hypothèse de la rhétorique de l'expérience;rhétorique rap/reggae propre à l'espace public -restant fidèle au contexte de communication,mais qui ne rechigne pas à faire des détours du côté de l'intersubjectivité, du côté de la partbien singulière de la médiation humain. Les « pièges à écoutes » servent à cela, commes'ils cherchaient à rééquilibrer l'espace public en rappelant qu'aux fondations de ce derniers'activent des êtres singuliers:

« Toute expression verbale stylise et transforme, en un certain sens, l'événement qu'elledécrit. L'orientation est donnée par la tendance, le pathos, le destinataire, la « censure »

151 Ibid, p. 96152 Interview avec l'auteur, mai 2010

Page 83: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 83

préalable, la réserve des stéréotypes. Comme le caractère poétique de l'expression verbalemarque avec force qu'à proprement parler il ne s'agit pas de communication, la « censure »peut ici d'adoucir et s'affaiblir »153

Faire référence à la censure résonne pour nous comme un nouvel exemple de larhétorique de l'expérience. Parler de censure renvoie aux deux pans de notre rhétorique.D'une part elle fait appel à celui qui insère la chanson de fait dans l'espace public commeoutil de communication, et de mise en esthétique du politique. Nous tombons là auniveau plus concret des systèmes politiques et idéologiques. Nous avons vu la censure àl'œuvre notamment au niveau du langage. La part commune du langage comme loi peutstigmatiser. Lorsque le discours commun rejette une « voix singulière », la censure dansl'espace public est réelle. Elle l'est en ce qui concerne nos genres. Elle est, dans notrecorpus, proportionnelle à la désobéissance que nos artistes revendiquent. C'est ainsi queles représentations du réel qu'ils portent ont beaucoup de mal à percer. En France, lesartistes que nous avons pu rencontrer affirment leur volonté d'indépendance et de force decontre-pouvoir. Ainsi leurs albums ne sont pas disponibles dans les réseaux habituels dedistribution. Ils passent par des niveaux subalternes, alternatifs comme le site de diffusioninternet « B-Boy Konsian ». Ailleurs la censure est encore beaucoup plus concrète. Nouspourrions citer Sams'k le Jah, menacé de mort au Burkina-Faso suite à son engagementpour la justice dans les cas d'assassinat de Thomas Sankara ou du journaliste NorbertZongo. Tiken Jah Fakoly fut réfugié en exil au Mali. MBS, ou Intik ont quitté l'Algérie et leursalbums sont sortis sur des labels étrangers.

En parallèle, se référer à la censure c'est aussi affirmer le second pan de notrerhétorique de l'expérience qui, paradoxalement, va nécessiter la part singulière de lamédiation. Alors que l'intersubjectivité ne devrait pas avoir lieu d'être en situation decommunication, le rap et le reggae vont rééquilibrer la confrontation propre au contextepublic par un appel à la relation singulier-singulier. La rhétorique va alors développer unesorte de stratagème pour réancrer autant que possible la chanson dans de l'intersubjectivité.C'est là le rôle des « pièges à écoute » dont nous avons parlé. La part intime de la censurepeut être alors mise à jour. Réimpliquer la personne auditrice dans la chanson-espace-de-partage c'est assumer le fait qu'elle seule peut, par le jeu de l'identification, tenter dedépasser la censure de l'expression personnelle. Cette censure englobe tous les « non-dits », toutes les difficultés qu'a l'artiste de faire du sens en liant ethos/pathos/logos, à trouversa voix singulière. Cette fragilité vient en écho à celle de tous les êtres singuliers, et donc àcelle des auditeurs. Comme le dit Jakobson, nous touchons là à des pistes pour « adoucirla censure ». Impliquer l'auditeur sert à assumer d'une certaine façon la difficulté ressentieà trouver un sens à la pratique artistique. La part singulière de la médiation bat son plein,confrontant tous les « soi » de l'être. Nous pourrions parler de gestion de la « multiplicitéinterne » de la personne humaine, gestion profondément humaine mais qui nécessite untravail quotidien. Skalpel révèle très bien cette difficulté :

« […] (écrire) c'est un travail, personnel, organisé, même si on est libertaire, avec unediscipline. C'est-à-dire que être un rappeur engagé, écrire: c'est pas un jeu. C'est pas unloisir pour moi, ça fait partie d'un choix de vie, ça demande du temps ça demande de laréflexion. C'est un temps que l'État te donne pas et t'es obligé d'aller le conquérir; t'es obligéde prendre sur des choses que tu perds forcement: savoir comment tu vas bouffer, payerle loyer. Pour moi écrire c'est pas rigolo. C'est pas un truc... Oui c'est la teuf, oui on semarre, oui on rencontre des gens, oui on boit des bières, oui on fume des spliffs, mais c'est

153 Roman Jakobson (1977), Huit questions de poétique, Editions du Seuil, 188 pages, p. 41

Page 84: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

84 CHAUVIN Luc_2010

douloureux, tu vois, c'est pas je vais en boîte le samedi, c'est pas ça, c'est un peu pluscompliqué que ça... »

Pour Zalem, construire le sens s'apparente à une fragile mélancolie. Dans « Interprêtemélancolique de mon époque » les « non-dits » transparaissent à chaque vers. Son ethosest remis en question, mais cette recherche personnelle se fait dans l'interpellation del'auditeur, comme si nous étions pris à partie face à cette fragilité humaine. Nous devenonstémoins, mais également acteurs puisque, prise dans cet espace de partage, l'identificationentre en jeu et le questionnement interne peut venir à nous si l'écoute se fait active. Pourcela les « pièges d'écoute » font leur travail : par le rythme de la rime d'abord :

« J'ai la gerbe, un sale goût dans mon verbe L'aigreur remplit mon atmosphère J'n'ai plus les idées claires »

Ensuite l'énonciation entre en jeu. L'interpellation vient alors osciller comme nous l'avonsdit entre confrontation et identification. La répétition de la première personne du singulieraffirme la part intersubjective de la rhétorique dans laquelle peut se retrouver l'auditeur quiaccroche à cette voix du quotidien. Des expressions de la parole de tous les jours ponctuentce rythme : en verlan « té-ma » pour mater , « chet-ca » pour cachet ; des expressionsqui font appel aux réflexes de l'oralité : « pour sûr »; et des constructions elles aussi plusproches de la profération, du dire : le démonstratif « c'est » : « c'est ce que j'me dis parfois ».

La confrontation n'est pas oubliée pour autant. Tout se joue dans l'écoute. L'auditeursert d'aiguilleur face à cet équilibre de la rhétorique. Dans les vers « contrairement à tantde gens », « quand le monde ils té-ma » ou « Au passage j'en place une pour tous ceuxqui tentent que bougent les choses », la représentation passe par la confrontation et parla construction de groupes identitaires. La dichotomie « nous », « eux » accompagneainsi l'identification singulière. Le tout se fait sur fond de « pièges à écoute » : rimes,enjambements, répétitions de mots, ou même des figures de sens comme l'antithèse : « Ladénonciation est une course de fond /Menée au rythme d’un sprint ». Tous ces procédésstylistiques ancrent un peu plus la totalité-chanson dans une atmosphère quotidienne, cellede la parole de tous les jours.

« L’immobilisme ambiant aura raison de moi C'est ce que j'me dis parfois Maisnon au final je garde la foi Fier de mes choix De me battre pour ce en quoi jecrois Et ceux en qui je crois... Pour combien n’y a-t-il rien de louche, qui cloche,quand le monde ils té-ma L’immobilisme ambiant me touche m'amoche Maispour sur il m'achèvera pas, il m'achèvera pas Si j'y croyais pas mon engagement Résisterait aussi longtemps Qu'un chet-ca dans un verre plein Contrairementà trop de gens Je ne combats pas en guise de tremplin Etre engagé veutmalheureusement plus dire grand chose C'est être branché que faire croire qued'une âme militante on dispose Au passage j'en place une pour tous ceux quitentent que bougent les choses La dénonciation est une course de fond Menéeau rythme d’un sprint L'interpellation un coup dans l'eau d'un sceau au moyend'un couteau en plastique Là où certain choisissent la fuite je ne cesserai jamaisde combattre ce qui me choque Interprète mélancolique de mon époque »154

154 Zalem, « Interpête mélancolique de notre époque », album « Osons inventez l'avenir », notre restranscription avec la

correction de l'artiste

Page 85: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 85

Autour de chaque piège d'écoute, de chaque rime vient alors se construire la significationdu texte.155 La rhétorique de l'expérience oblige à ce constant réequilibrage de la part del'auditeur entre confrontation et intersubjectivité. Elle garantit des micro-espaces de libertésoù peut se faire le travail autour de la censure interne ainsi que le travail de l'association dansune quête de sens. Comme une suite de « mots d'esprits » se déversant dans un espacepublic, la chanson ne peut être saisie que dans l'expérience de l'écoute qui permettra laréappropriation de cette rhétorique ouverte, obligeant à trouver le sens dans l'associationethos/logos/pathos

Le reste n'est que suite de « pièges à écoute », puisant dans toute la richesse deslangues et de mots pour créer des effets d'harmonie sonore qui captent l'écoute. Nous yretrouvons par exemple l'antiphrase qui semble appuyer encore plus violemment, et sansomettre un certain sarcasme, le dégoût des gouvernements et de leurs politiques publiques :

« Plan Marshall pour les banlieues, connard mais oui vas y c'est ça »156

Le plus significatif de ces pièges -et celui qui exprime le mieux l'idée de participationde l'auditeur- est sans doute la paronomase, cette « figure de son qui associe des mots deforme phonétique voisine »157. Par l'écho qu'elle crée, la paronomase ne peut qu'attirer le« coup d'oreille » (Pecqueux). Plus que cela, elle oblige à un travail d'attention qui se fera àtravers une meilleure écoute, ou une réécoute du morceau. La paronomase dérange, ellesurprend et laisse une place libre dans la chanson-espace-de-partage. Par exemple dansla chanson « Passons », l'harmonie suggestive de ces paronomases autour de l'assonance[ss] occupe la quasi-totalité de l'espace sonore. Elles obligent à être attentif pour ne pas seperdre dans l'effet assourdissant, brut et surprenant de l'effet crée. Le sens du texte n'enest que plus élevé. L'attention éveillée par les paronomases s'affirme, se prend au jeu etcommence à associer, dans l'esprit de l'auditeur, ce logos trituré, au pathos provoqué parl'harmonie et à l'ethos que cache cette succession de vers. C'est cette même successionet cette impression de fuite langoureuse des mots portée par le son qui va commencer àtraduire le ressentiment du rappeur face au mépris et à l'ignorance des puissants. Passentalors la surdité, le renfermement des gouvernements sur eux-mêmes et leur croyance enleur omnipotence :

« Passons Laisser passer pour avancer moi ça me dépasse Le temps/ passe Leserreurs du passé se manifestent quand on les entasse Tasse, tasse[...] Passonssur les frais de bouche de nos dirigeants Les estomacs laissés malheureusementvides pour les indigents Passons sur la liberté d'expression mise en sourdineIl est pas bon de critiquer ce putain de Poutine Passons sur le rôle positifdes colonies Une main d'œuvre peu chère .. à l'agonie[…] Passons sur leconstat avéré des bavures policières Les syndicats de police sont victimes d'larumeur[…] Passons enfin sur les têtes d'affiches d'l'humanitaire Y'a trop deconnards qui militent pour montrer leur tête »158

155 Sur le jeu des rimes, voir la chanson de la K-Bine « Des rimes en... », album « Telephonik Tape », où la construction de la chanson,et sa signification ne doit qu'aux défis lancés entre les deux rappeurs, Skalpel et Guez. Défis de rimes en -ise, -aill … qui maintiennentl'écoute, alors qu'en soit, les successions de signifiants sont pauvres de sens. C'est leur association par les rimes qui forme la chanson.

156 La K-Bine, « Révolte populaire », album « Légitime Défense »157 Barret (2008), p. 40

158 Fred Dorlinz et Martis, « Passons », album compilation avec la K-Bine « Libérez Action Directe », 2007. Notre

retranscription

Page 86: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

86 CHAUVIN Luc_2010

Nous retrouvons les mêmes repères et « pièges d'écoute » chez la K-Bine :« On milite tandis que les hits / en playlist alimentent l'élite / le passage dusingle /se monnaye en jingle / l'artiste fait la pute / la pute fait la tune / la tune faitla pub /et la pub fait le tube / on se fout du sens / pourvu que ça se danse /tu saisce qu'il pense / donne du son ambiance /tu rembourseras plus vite l'avance »159

Dans la chanson « Révolte Populaire », l'appel à l'attention de l'auditeur se forme autourd'une combinaison habile d'échos sonores comme sur ces quelques vers où la paronomaseentre « savon » et « savant », celle entre « aîné » et « hénné » s'associent à une quasiantanaclase160 -au moins orale- entre « traîner » et « traînée ». Les paronymes font échoaux homonymes et la figure de sens, une fois l'écoute actionnée, n'en n'est que plus forte ettouchante. Ainsi le champ sémantique de l'explosion (« savon », « poudre », « électrique »,« sang », « foudre ») s'étiole au fil des ces harmonies sonores et font transpirer toute larévolte du rappeur. L'auditeur fait son sens, ''à sa sauce'' en associant ces coups de forcespoétiques au message et à l'ethos. Il investit la totalité-chanson par l'intermédiaire d'unerythmique à apprivoiser :

« Que ça vend le savon et que trop peu de nos enfants finiront savant J'veuxpas te peiner, on apprend de l'aîné Et sur nos mains le sang a remplacé le hennéA force de traîner on laisse une traînée de poudre Ou une ambiance électriquequand la foule dans la nuit fait parler la foudre »161

L'interpellation est tributaire du rythme : l'énonciation se fixe au poétique et aux effetssonores, elle devient co-énonciation par le travail de décryptage qu'elle suscite :

« C'est le calme avant que ça pète, la peine devenue tempête Celle qui empire,qu'on ne tempère, de vivre qui t'empêche / et qui fait qu'on t'enferme »162

C'est dans l'écoute que s'associent les facettes de la rhétorique qui fait vivre ce refrain : unefois proférée, l'harmonie créée se mêle au flow du rappeur et peut faire sens, singulièrement,entre les bornes fixées d'une dénonciation du quotidien aliénant.

La même invitation dans l'espace de partage par le jeu du langage et des sons serévèle à merveille dans l'utilisation par les rappeurs des enjambements et des contre-rejets.Laissons Claudel exprimer toute l'appropriation rendue possible par cette figure stylistique :

« On a souvent parlé de la couleur et de la saveur des mots. Mais on n'a jamais rien ditde leur tension, de l'état de tension de l'esprit qui les profère, dont ils sont l'indice et l'index,de leur chargement. Pour nous le rendre sensible il suffit d'interrompre brusquement unephrase.... (L') attention est brusquement réveillée, le dernier mot prononcé, et avec lui toutela rame des vocables précédents qui y sont attelés, devient comme un poing qui heurte unmur et qui rayonne de la douleur, je suis obligé de passer de la position passive à la positionactive, de suppléer moi-même le mot qui manque. »163

La rhétorique de l'expérience se charge alors expressément de ce caractère actif. Lapassivité est dépassée du côté de l'artiste comme de l'auditeur, pris dans la valse rythmiquede l'espace de partage. Quoi de plus libérateur que cette condamnation à se faire violence

159 la K-Bine, Interdit en radio , Telephonik Tape, 2005 (Prod-Skalpel pour Sudaka producciones)160 Antanaclase : « fait de répéter un signifiant en lui donnant un signifié différent », Barret (2008), p. 92161 La K-Bine, « Révolte populaire », album « Légitime Défense »162 La K-Bine, « Le calme avant la tempête », album « Légitime Défense »

163 Claudel (1963), pp 13-14

Page 87: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 87

pour saisir le sens du vers coupé et plus largement de la chanson ? L'interpellation parle système pronominal ne suffit pas. Elle doit s'accompagner de « pièges d'écoute » quisolidifient le pathos de la rhétorique :

« Voilà le lecteur à qui on met sur les bras ce corps mutilé et tressautant et quiest obligé d'en prendre charge jusqu'à ce qu'il ait trouvé le moyen de recoller cet Osiristypographique »164

L'Osiris sonore est tout aussi propice à la réappropriation, et c'est sans doute lapremière désobéissance du genre face à une généralisation de la musique présentéecomme « toute faite » et hypocrite.

Enjambements et contre rejets perpétuent ce jeu de l'implication plus ou moins implicitede l'auditeur. Souvent l'enjambement est renforcé par des paronomases ou des rimesannexées. Ainsi le travail de l'auditeur, afin de maintenir son attention sur la fin de syntagmequi coule sur le vers suivant, est entraîné en parallèle dans une harmonie sonore qui lie unpeu plus les deux vers où se joue l'enjambement :

« Appelle moi camarade Parce que mes larmes sont les tiennes Les tiennes sontles miennes Bref nos peines sont les même On s'démène pour éviter l'abattoir,ouias j'me démerde Merde sans perdre de vue l'étoile qui m'a dit pas toi »165

Nous pouvons parler de co-énonciation car l'auditeur participe au déchiffrage de lachanson. Dans cette chanson de MAP, « A l'abordage », se dévoile bien la rhétoriquede l'expérience comme nous avons voulu la présenter : au centre de notre dialectique àquatre. L'enjambement ici sollicite l'auditeur dans la quête de sens. Mais comme on l'avu, cette « co-énonciation » passe également par une interpellation plus concrète, puisantdans le système pronominal les ressources pour que l'auditeur ait la sensation d'être prisà partie. Cette interpellation va se jouer alors dans un rééquilibrage permanent entre unesprit de confrontation fidèle à l'espace public dans lequel est proférée la chanson; et unetendance plus intersubjective où l'identification est exacerbée par l'emploi de la deuxièmepersonne du singulier. Ainsi la personne auditrice est constamment ballotée sur le fil de lamédiation singulier/ collectif. De la même façon, elle s'insère par l'écoute sur la corde raidede la médiation politique/esthétique, obligée de réagir à une mise en forme poétique pourpouvoir se positionner face au réel, en approuvant ou réprouvant la vision révolutionnairede l'artiste. Toute cette expérience se fait dans l'écoute. Cette dernière pousse à rechercherle sens; elle rend possible un placement de l'auditeur. L'identification seule ne joue pas,de la même façon que la dichotomie « eux », « nous » n'est pas le seul repère identitaire.Grâce à cette rhétorique placée au centre de notre dialectique à quatre, c'est l'auditeurqui perpétue la signification de l'œuvre. Seul l'auditeur peut imaginer, ou aller jusqu'à fairesienne, l'association ethos/pathos/logos qui a présidé à la naissance de la chanson. Il vale faire cependant dans la même logique de médiation. Autrement dit, il est dépendant desbornes de la chanson, il se situe irrémédiablement dans la chanson espace-de-partage -qui demeure dépendante du rap ou du reggae, de leurs codes, de l'ethos collectif, de sonhéritage- mais il s'y situe de façon singulière. Il pourra ainsi se réapproprier une part del'association faisant sens. Il fera le lien, en réaction à la propre dialectique qui le travaille,au propre ajustement du triptyque ethos/logos/pathos qui le situe dans la société. Dans cestreize vers, l'enjambement sert de piqûre de rappel pour que l'auditeur garde à l'esprit qu'ilest le seul à même de se laisser prendre dans la valse de l'identification. Il est le seul qui

164 Ibid165 Ministère des Affaires Populaires feat Keny Arkana, « Appelle moi camarade », album « Les bronzés font du ch’ti »,

2009

Page 88: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

88 CHAUVIN Luc_2010

puisse se retrouver dans l'interpellation de la deuxième personne du singulier « va », le seulcapable de se positionner face au « leur », face à ce « manège », avec ou contre. Il est leseul enfin, à pouvoir se laisser entrainer dans les contre-rejets et le rythme des répétionsde mots offrant une idée de cheminement vers l'ethos du groupe. La piste peut-être suivieou non; l'écoute peut continuer de couler en effleurant à peine l'espace de partage ou aucontraire se raidir, devenir active et y rentrer de plein pied :

« A l’abordage, pour foutre un bordel A l’abordage pour mettre ton grain de sel Al’abordage, pour foutre un delbor A l’abordage pour péter l’décor Aux politiqueset penseurs de leurs mères Va leur dire que le MAP est en guerre Vas leur direqu’on a capté leur p’tit manège Qu’on a assez de plastic pour faire sauter Leursprivilèges On peut se les faire, si on reste bien groupir Bien soudés, on ferachuter leur empire Ils ont les lois, les matraques et les tazers On a la foi et de larage dans les viscères »166

Dans le reggae, nous retrouvons à nos yeux la même nécessité d'implication de l'auditeur.Même si les jeux de créativité langagière peuvent paraître moins aboutis que dans le rap,la « co-énonciation » y est la même. Les repères sonores, et les « pièges à écoute » sontégalement nombreux et répondent à la même logique « d'oralisation de la langue ». C'estla langue ordinaire qui y est visée en effet. Cela passe, selon nous, en grande partie par lesrépétitions de mots. Il y aurait un effet lancinant à remarquer dans nos chansons, découlantd'une énonciation calquée sur le rythme du reggae, tout en rondeur et en boucle. C'estle même effet lancinant qui prédispose au « one-drop » et à la particularité de la cellulerythmique du reggae. Esthétiquement, nous aurions comme une volonté de ralentir le temps,d'apaiser les dires, de laisser le temps à l'auditeur de faire sienne les paroles.

Ainsi le refrain d'une chanson comme « Y'en a marre » de Tiken Jah Fakoly valorisela répétition :

« On en a marre / L'Afrique en a marre marre marre / On en a marre / Le peuple ena marre marre marre »167

Nous retrouvons la même construction qui installe l'auditeur dans une impression derépétition tranquillisante mais qui vient en écho à une parole ordinaire, simple. Le « coupd'oreille » n'en est que plus attentif, prêt à attendre ce qui va suivre tout en savourant cerepos éphémère :

« Le pays va mal / Mon pays va mal / Mon pays va mal /De mal en mal /Mon paysva mal »168

Dans son dernier album, « l'Africain », l'artiste ivoirien sait aussi plonger dans cette co-énonciation. Parfois elle est directe, comme dans « Viens voir » : « Viens voir, viens voir /viens voir, viens voir / toi qui parles sans savoir. » La rime est là, associée à la répétitionqui ne peut laisser indifférent, couplée à l'interpellation. L'auditeur est bien obligé de sepositionner. Ailleurs Tiken Jah Fakoly va jusqu'à utiliser l'art épistolaire, ce qui ne peut quefavoriser l'entrée dans la chanson-espace-de-partage. (Voir « africain à Paris » composéeavec Magyd Cherfi).

166 Ministère des Affaires Populaires, « A l’abordage [mazel-na thaouar] », album « Les bronzés font du ch’ti », 2009 PIAS

Recordings.167 Tiken Jah Fakoly, « On en a marre », album « Françafrique », 2002168 Tiken Jah Fakoly, « Le pays va mal », album « Françafrique », 2002

Page 89: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 89

3) Récits et mythes dans le rap et le reggae : un espace de partagedémultiplié

Les contours de la chanson-espace-de-partage se sont affinés. Nous avons pu voir à quelpoint la rhétorique de l'expérience emprunte à différents registres pour laisser une voied'entrée dans la chanson. Une voie qui prend la forme d'un aller-retour constant entreconfrontation et identification d'une part, et qui fait sienne une utilisation décomplexée detoutes les ressources langagières et de toutes les formes stylistiques. La poésie du rap etdu reggae vient alors, dans une posture toute singulière et assumée, renforcer l'arsenal des« pièges à écoute » et insérer par là même l'auditeur dans le processus de création de sens.

Il nous paraît important de poursuivre cette mise en relief des contours de l'espacede partage. Il serait en effet partiel de ne pas faire référence à ce que nous avons déjàpu appeler dans notre analyse des « repères identitaires ». Ces derniers ponctuent noschansons et nous avons pu en déceler des traces dans le jeu des pronoms et dans lacréation d'une solidarité de groupe, d'identification par la négative -en définissant un ennemi« eux »-. Cette capacité à la création de repères identitaires nous apparaît en effet commedémultipliée par nos deux genres musicaux. Cela est rendu possible par la capacité derelocalisation et « d'ingénisation » tout d'abord, mais également par ce que nous voudrionsnommer ici « un espace identitaire en récit ».

Le rap et le reggae puisent largement dans la capacité narrative qui nourrit chaquelangage. En construisant beaucoup de leurs chansons sous forme de récit, les artistespoursuivent une logique d'interaction et d'énonciation ouverte déjà bien entamée grâce àune mise en forme poétique.

Ponctué des intonations qui se jouent dans les « pièges à écoutes », le récit dansnos textes inclue définitivement la totalité-chanson dans une sorte de conversation. Lalangue n'existe réellement que dans l'énonciation. En proférant, le rap et le reggae s'insèrentdans la communication sociale, et le contexte narratif apparaît alors comme une étape deplus vers la validation perpétuelle de la langue du locuteur. Pour prendre tout son sensle discours du locuteur, de l'artiste, doit obligatoirement être validé par l'auditeur: la « co-énonciation » propre à notre rhétorique particulière permet cette activation du discours. Lachanson-espace-de-partage ne vit que par l'interaction : elle nécessite les deux entités quibornent l'expérience : l'appréhension de l'auditeur, son jugement et sa participation, toutautant que le discours de l'artiste. Et quoi de plus ouvert, de plus sensible que le récit ?

Parler de récit nous offre de plus la possibilité de réinsérer de façon encore plusprononcée la rhétorique rap/reggae au centre de notre dialectique. Le récit vient rééquilibrerle contexte de communication et de confrontation. La rhétorique, au sens premier, dansl'espace public, se doit d'être polarisée, or le récit vient apporter du flou dans cesfrontières identitaires. Le récit ouvre des marges d'interprétation, de participation active del'auditeur. Mikhael Bakhtine nous permet encore une fois de bien saisir ce mouvement, cerééquilibrage que porte potentiellement le récit :

« Le but que poursuit le contexte narratif est particulièrement important. Sous cerapport, le discours littéraire transmet beaucoup plus finement que les autres toutes lestransformations dans l'inter-orientation socio-verbale. Le discours rhétorique, à la différencedu discours littéraire, par la nature même de son orientation n'est pas aussi libre dans samanière de traiter la parole d'autrui. La rhétorique exige qu'on perçoive de façon nette lesfrontières du discours d'autrui » 169

169 Bakhtine (1977), p. 171

Page 90: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

90 CHAUVIN Luc_2010

Notre rhétorique s'est « indigénisée » avec les genres. La rhétorique rap/reggaea franchi clandestinement la frontière de l'espace public pour mettre un pied dansl'intersubjectivité. Elle s'affirme dans la médiation et permet de dépolariser les discours, deles rendre moins cloîtrés. Par la narration, le discours d'autrui, celui du rappeur -qui passepar le fil singulier de la « voix du rappeur »- n'est plus aussi délimité. Il n'appartient plusunilatéralement au locuteur mais se déplace dans l'espace entre-deux. En effet le récit fait semouvoir le discours du locuteur dans un espace imaginaire plus large, où l'ethos du rappeurn'est plus aussi simple à repérer. Le triptyque singulier ethos/logos/pathos peut se confondredans le discours d'un autre, celui que l'on veut critiquer. Il pourra également, par l'ironie, semélanger à un discours étranger à l'artiste. Ainsi seule l'écoute active de la chanson peutgarantir une compréhension, et l'identification identitaire qui a été déclenchée à travers les« pièges à écoutes ». Nous sommes bel et bien dans une rhétorique de l'expérience, car onse rend bien compte que ce processus de participation de l'auditeur dans le démêlementdes jeux du récit, et des discours, est en perpétuel mouvement. Le sens qui peut ressortirde l'association faite par l'auditeur, association des ethos/logos/pathos -mais égalementassociation entre les parties écartelées d'une rhétorique qui puise à présent dans différentsdiscours grâce à la narration-, ce sens apparaît plus comme un horizon, fluctuant sanscesse selon les degrés d'attention auditive, selon la disponibilité de sens chez chacun etla capacité à tomber « dans les pièges à écoute ». Le contexte et l'expérience de chacunjouant le rôle de déviation : ou comme le dit Denis-Constant Martin :

« Le récit est construit en fonction de l'événement, du contexte de pouvoir danslequel se déroule l'entreprise identitaire; il est donc fluctuant […] Dans le cours mêmedes confrontations où il se dit, ce récit se modifie, selon l'évolution de la situation, latransformation des enjeux, en relation avec les Autres qu'il désigne, eux-mêmes porteursou non d'un récit propre; il est donc souple et réceptif » 170

Le contexte narratif est donc l'illustration de notre rhétorique de l'expérience. Le récitoffre des repères identitaires sous une forme « ramollie ». Le récit fixe ainsi comme desbornes, fixes, où la voix du rappeur est claire. Mais l'espace façonné par ces bornes n'enest que plus malléable.

Le récit est selon nous le plus fort repère identitaire, spécialement dans les contextesoù naissent le rap et le reggae : ceux où le mal être identitaire fait justement des ravages,ceux où la « non-identité » génère des pertes de repères. Nous y retrouvons, à travers sacapacité à être réappropriée, les traces de tout ce que nous avons mis en lumière dans lesdifférentes facettes de la rhétorique : le concept de censure s'y retrouve naturellement. La« non-identité » cache. Elle dissimule le non-dit derrière des représentations qui perpétuentl'aliénation. Le récit rastafari qui place en horizon le retour en Afrique reprend tout ce non-ditinhérent à la culture jamaïquaine et la frustration née de l'esclavagisme. Mais contrairementaux représentations données toutes faites comme celles offertes par la religion du maître -légitimant la domination du blanc sur l'homme noir-, la représentation que donne à voir lerécit du retour en Afrique permet à l'auditeur de se replacer, singulièrement, face à cettefrustration. Le récit se fait dans les mêmes bornes, celles qui délimitent la fracture créée parle couleur de peau, mais il n'en est que plus malléable. Autrement dit, chacun peut s'en fairesa propre perception. Le récit ouvre la cache du non-dit. Il crée un espace libre d'accès, oùil est possible -et non obligatoire- de tout remettre à plat, de tout reprendre selon sa propreassociation qui fait sens, le tout à l'intérieur des bornes du récit, celles fixées par l'artiste.Cela se retrouve très expressément dans le reggae et dans tout le récit qui sert de fondationà la philosophie rasta : l'avenir est ailleurs que dans le réel qui oppresse. Il n'est pas en

170 Denis-Constant Martin (1994), p. 31

Page 91: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 91

Jamaïque mais dans l'exode, dans le retour en Afrique. Black Uhuru chante le « monde estl'Afrique » (« World is Africa »). Bob Marley choisit le titre de « Exodus » pour son album. Etdepuis, ce mythe du retour en Afrique est réapproprié à l'infini par tous les artistes du genre.

Nous venons de parler de mythe, et il est temps qu'il vienne alimenter notre rhétorique.Nous verrons en effet qu'il nous paraît essentiel pour saisir la plasticité du rap et du reggaeet des chansons-espace-de-partage.

A travers le récit se joue un possible dépassement de la frustration car le récit estun repère identitaire qui, fidèle à la rhétorique de l'expérience, n'est ni tout à fait dans lesingulier, ni tout à fait dans le collectif. De la même façon il n'est ni totalement réappropriable,ni entièrement rigide. Le récit est repère identitaire car il est comme les identités façonnéesdans des contextes de médiation : il offre des repères puissants -les bornes du récit, ceuxde l'association ethos/logos/pathos propre à l'artiste- tout en garantissant du mouvementgrâce à la réappropriation:

« Rapports, changement, pouvoir, constituent ainsi les trois termes de base duquestionnement suscité par la multiplication des proclamations identitaires dans le champpolitique. » 171

Ainsi le repère qui passe par le récit est proposé. Il ne s'impose qu'à moitié. Le reste estfruit de l'implication de l'auditeur, plus ou moins touché par l'écoute. Le récit comporte destraces de concordance tout en appelant à la discordance. C'est l'auditeur qui va orienter lesens du récit, et rassembler l'intensité et la multiplicité des discours en jeu dans le récit. Cedernier n'a pas quitté sa place au centre de la dialectique, à cheval entre confrontation etidentification: les discours vont s'y enchevêtrer. Le récit est jugement par rapport au réel,il crée du sentiment d'appartenance par le groupe sans hésiter à jouer sur la corde raidede l'intersubjectivité : le premier ressenti attire l'auditeur pour se positionner dans l'espacepublic, le second le conforte dans son idée d'autonomie, d'émotion propre qui structure cesentiment identitaire, mais de façon bien intime.

Le contexte narratif délivre tout cet arsenal fragile. Une fois raccordée à une miseen forme esthétique qui vise la co-énonciation, le récit se charge de tout son potentiel deréappropriation. Il en est ainsi du discours indirect libre qui joue un grand rôle dans nos textesde chanson. Le discours indirect libre exacerbe l'idée d'énonciation dans l'énonciation. PourBakhtine, il est « la forme de l'imaginaire par excellence »172 .

Le discours indirect libre insère le lecteur ou l'auditeur véritablement dans les actes etles paroles des héros, ou du locuteur lui même. Une fois proféré dans un espace parseméde « pièges à écoute » ce discours insère un peu plus l'auditeur entre les frontières del'imagination et celles de son « soi ». L'auditeur est actif, poussé à l'action ou comme ledit encore Bakhtine :

« Le discours indirect libre, loin de rendre dans une impression passive produite parl'énonciation d'autrui, exprime une orientation active qui ne se limite nullement au passagede la première à la troisième personne, mais introduit dans l'énonciation rapportée sespropres accents qui entrent alors en contact et interfèrent avec les accents propres à laparole rapportée ».173

171 Ibid, p. 22172 Bakhtine (1977), p. 204173 Ibid, p. 218

Page 92: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

92 CHAUVIN Luc_2010

Le rappeur sénégalais Didier Awadi y a recourt et laisse ainsi à la portée de tous lemoyen de déchiffrer ses « propres accents » quant à la parole des gouvernants, du peuple ;avant que chaque auditeur ne puisse lui aussi se faire sa propre orientation:

« Ceux qui parlent de changement te bernent, le vice est devenu pire qu'avantC'est pas de bouffe, pas de chop, pas de thune, pas de jib Les promesses qu'onnous a faites s'évanouissent comme une bad joke Les gens autour de moi quandils bouffent c'est one time Demande à qui de droit du pain, pour lui c'est no timeEt je vois tous les jours des riches, qui ne pensent qu'à nous dépouiller Distrairele peuple et le dévier et tous les crimes vont les maquiller Les prix augmententtous les jours et tout est devenu cher Le prix du pain, le prix du sucre, le prixdu riz, le prix du lait Le prix du bus, le prix des soins à l'hôpital, c'est devenucher merde On ne veut pas de miracles mais simplement des gestes forts [...] Onva me dire tu perds le temps, tu te répètes tout le temps Mais quand je parle derévolution c'est pour le bien du continent »174

Bien souvent l'imaginaire ainsi dévoilé va naviguer entre les bornes du récit dans unerhétorique toujours à la limite entre confrontation et identification intersubjective : lesfrontières entre les différents discours s'amenuisent. Seule l'écoute peut démêler lesdiscours directs des discours indirects, les interpellations des dénonciations. Aux contoursde cette nébuleuse s'affirme l'association ethos/logos/pathos de l'artiste : la rampe delancement de la rhétorique. Au milieu se cherche l'auditeur, dans la lancée de la rhétoriquequi suit la voie de l'expérience.

Dans deux chansons du Ministère des Affaires Populaires, « La chasse est ouverte » et« Gedufaireavek »175 les discours oscillent entre style direct ( « Un mouton, t'as des papiers?Non? Attrapez-le!!! ») , style indirect (« Monsieur le président a dit à monsieur le ministre ») et style indirect libre (« Les ordres sont d'user de méthodes efficaces / Appel à délationpour expulser les sales races ») . Le contexte narratif d'une chanson comme « La chasseouverte » laisse ainsi toute place à l'imaginaire de l'auditeur. Le déclic de l'écoute se faità travers le savant mélange de cette histoire imaginaire avec des éléments du réel bienidentifiables. Le jeu des discours -associé au jeu des pronoms et aux « pièges à écoutepoétiques »- sert de gouvernail pour se retrouver entre des contextes narratifs qui sont collésau réel (« Objectif 25000 reconduites à la frontière/ Ordre, sentence, décret du ministère /nettoyage au Karcher »), et d'autres qui ne tiennent qu'à l'imaginaire ( S'il vous plait,dessine moi une mouton »

« Un mouton, t'as des papiers? Non? Attrapez-le!!! » / Entendez vous chers citoyensle cor de chasse qui sonne ? »).

Par le récit composé avec des éléments du réel, les artistes parviennent à créer un effetmultiplicateur : en associant des vérités sur la politique d'immigration du gouvernement,avec les champs sémantiques de la « chasse », avec les représentations communes qui lesaccompagnent ainsi que celles de l'histoire française (allusion à Vichy, Papon...), la totalité-chanson prend dans l'écoute une dimension émotive certaine. Elle se charge aussi d'un flouinhérent à cette émotion. A l'intérieur de bornes bien identifiables par tous : la réalité despolitiques françaises de reconduites à la frontière, il revient à chaque auditeur de démêlerles discours pour arriver à reconstituer la rhétorique du MAP. Ce n'est qu'en saisissant les

174 Didier Awadi, Le cri du peuple, album « Un autre monde est possible », 2005175 Voir les retranscriptions complètes en annexes.

Page 93: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 93

associations de sens, les parallèles a-historiques, le second degré des styles directs -dansune démarche d'écoute- que le sens du texte se dévoile.

Nous retrouvons la même et nécessaire participation de l'auditeur dans le déchiffragedu sens du texte dans la chanson « Gedufaireavek ». Le contexte narratif est inséré unenouvelle fois sur la frontière de notre dialectique. Le style résonne tout de suite commeune autobiographie. Le narrateur est interne et entraine tout de suite l'auditeur dans lesillon intersubjectif de l'identification. Mais le récit fait intervenir du discours indirect, puisdu discours indirect libre qui insèrent le « je », et par la même occasion l'auditeur, dansun espace public de confrontation. C'est l'espace public de l'école française, de la soi-disant assimilation et de la langue de Molière. Le récit va ainsi osciller entre réel etimaginaire, laissant carte blanche à l'auditeur pour associer à sa guise ethos/pathos/logosau milieu des contours clairs de la totalité-chanson révélés par le contexte de narration, lesrepères identitaires (« gueule de bougnoule, arabe erran ») et poétiques (jeu de langages,déformation du logos commun, néologismes):

« Première seconde sur terre, première désillusion. Rien qu'au regard inquiet dela sage femme J'ai compris que quelque chose tournait pas rond Deux minutesplus tard, un cri retentissait dans l'hôpital. J'venais d'voir ma sale tronche dansla glace. « Ouh ça a fait mal!!! » J't avoue qu'sur le coup, quand j'ai vu ma gueulede bougnoule, J'ai pensé porter plainte contre dame nature, j'avais les boulesJ'avais l'gros pif, la peau mate, les cheveux déjà frisés, Écrit en gros sur monfront « individu à contrôler »

Dans l'album, « L'Africain », Tiken Jah Fakoly puise lui aussi dans le potentiel imaginairedu discours indirect libre, qui lui même est souvent associé à du discours direct. Le lienréel-imaginaire n'est est que plus fort. L'auditeur est alors balloté entre jugement sur leréel, jugement esthétique et implication personnelle réveillée par l'imaginaire. Souvent lenarrateur est interne, réveillant donc toujours l'identification intersubjective. Mais l'imaginairequ'il dévoile est toujours lié au réel. Le rythme de l'alternance des différents registres dediscours -porté par le rythme de la mise en forme poétique et le rythme du fond sonore-replace machinalement l'auditeur au centre de la dialectique, obligé de faire l'effort d'écoutesi il ne veut pas se perdre dans ce flou chansonnier apparent. La chanson « où aller où? »est ainsi construite qu'elle crée la co-énonciation. Elle interpelle par le refrain en formed'interrogation qui peut toucher chaque auditeur :

« Où aller où ? Où aller? Où aller ? Je ne sais pas où aller? »176

Mais ce questionnent interne peut aussi servir de repère d'identification, au sens où le miroirjoue : on s'identifie à ce migrant déboussolé. Surtout que le reste de la chanson est un va-et-vient incessant entre narration à la première personne, et discours indirect qui place cehéros imaginaire dans un entre-deux entre réel et imaginaire. Cela se remarque égalementdans le jeu des temps verbaux utilisés. Alternent en effet imparfait, passé simple et présent.Nous retrouvons ici un « piège à écoute ». Sans implication de l'auditeur, la chanson ne peutêtre réellement déchiffrée. L'alternance des temps confirme cette hésitation entre réel etimaginaire. L'imparfait est le temps de l'imaginaire, de « l'attente anxieuse » (Bakhtine) alorsque le passé simple et le présent sont beaucoup plus secs, transmettant le factuel. Ainsil'auditeur peut faire son écoute personnalisée, naviguant entre des moments de la chansonoù il est plus moins confronté aux faits, et d'autres où son imaginaire -s'il fait l'effort- pourraêtre mis à contribution. Dans sa chanson « Non à l'excision » (écrite avec Magyd Cherfi,chanteur du groupe Zebda) Tiken Jah Fakoly utilise ces trois temps verbaux. La rhétorique

176 Tiken Jah Fakoly, Ou aller ou ?, album « L'Africain », 2007

Page 94: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

94 CHAUVIN Luc_2010

de l'expérience dévoile alors une association particulière de son triptyque où pathos et ethosinvestissent à tour de rôle le logos de leur intensité particulière :

« Elles sont venues les femmes Avec un grand couteau Elle a bien cru qu'elleallait Y laisser sa peau Et puis ce matin Il a fallu qu'elles entrent Pour couper unefleur Cachée sous son ventre Non à l'excision! Non à l'excision ! Ne les touchezplus elles ont assez souffert »177

Le récit apporte ici sa contribution à la chanson-espace-de-partage, réinsérant un peu plusl'auditeur au centre de notre dialectique à quatre. Comme le dit Denis-Constant Martin, lachanson, objet de communication politique bien particulier a besoin pour cela de l'imaginairepropre au contexte narratif :

«Sa fonction (à l'imaginaire) propre est de permettre, dans une réalité qui limite, lanégation de cette limite, tout en y restant inscrit. En d'autres termes, on dirait que l'imaginaireintègre les frontières et le hors-frontière du système hégémonique, il donne à penser l'au-delà à partir de l'en-deça. » 178

Nous trouvons dans ce mouvement tout en concordance-discordance la particularitéde notre rhétorique de l'expérience qui passe par le récit. Cela se révèle particulièrementdans le rapport de nos genres avec l'histoire. Rap et reggae y puisent allègrement. Il estintéressant de voir en effet que ces genres sont constamment attirés vers le réel, et versle réel passé. L'héritage est omniprésent, nous l'avons vu, dans la « seconde solidarité »des artistes. Il nous est apparu alors comme une sorte de réceptacle commun, sorte de« panier géant à mémoire » où viendraient se ressourcer nos artistes. C'est cette mémoire,allant de l'héritage des révoltes d'esclaves, au retour en Afrique, en passant par la mémoirede l'immigration ou des rébellions diverses qui ont ponctué les résistances populaires, quinous a fait parler de mythe.

A nos yeux, les mythes portés par le rap et le reggae sont à un pas de plus en avantdans notre chanson-espace-de-partage. Ils le sont d'autant plus qu'ils nous apparaissentégalement comme une sorte de synthèse de la désobéissance que portent nos genres etque nous avons mise en lumière au fil de nos pages. Le système mythique du rap et dureggae serait la « marque de fabrique » de la désobéissance qu'ils affirment porter. Il nousapparaît comme la synthèse cachée de la désobéissance effective portée par la rhétoriquede l'expérience, et celle -mythifiée- justement du constant besoin de se justifier commedésobéissant.

Le rapport à l'histoire est en effet omniprésent dans notre corpus. Pour Sams'k leJah, c'est la figure du président burkinabé assassiné Thomas Sankara. Tiken Jah Fakolyfait référence à Patrice Lumumba, Modibo Keïta, Sekou Touré, Nelson Mandela...Zalemoriente ses vers en direction de « Keynes, Karl Marx ou Rosa Parks ». MAP revisitel'histoire de France, « les massacres et l'esclavage, les tortures en Algérie, les tirailleurssénagalais »...Skalpel de la K-Bine dédie son album « Luttez, Résistez, Organisez vous! »« Aux morts de la Commune » arborant la casquette ouvrière sur fond de mur des Fédérés.Ailleurs la K-Bine fait référence au mouvement des « Black Panthers », Angela Davis ouNestor Makhno. Cette capacité à se fondre dans l'histoire en utilisant à souhait le récit pourmieux entremêler biographie et autobiographie, pour mieux injecter de la fiction dans le réel,vient en écho au mythe. Il serait alors imprudent de ne pas s'y référer.

177 Tiken Jah Fakoly, Non à l'excision, album « L'Africain », 2007178 Denis-Constant Martin (2002), p. 27

Page 95: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 95

Le mythe en effet est condamné à vivre une intense relation avec l'histoire. Le mytheest selon Roland Barthes « un système de communication, c'est un message »179. En tantque tel il est dépendant de l'histoire :

« C'est l'histoire humaine qui fait passer le réel à l'état de parole, c'est elle et elle seulequi règle la vie et la mort du langage mythique... le mythe est une parole choisie par l'histoire :il ne saurait surgir de la « nature » des choses. Cette parole est un message »180

Parole et message : autant de raison pour le rap et le reggae d'investir le mythe. Anos yeux, le concept de mythe, révélé par Barthes, permet de rester en équilibre sur notrerhétorique de l'expérience. Par son existence en tant que parole dans un premier temps, ilfait appel aux notions d'oralité qui sont au cœur de nos genres. Les chansons sont proféréeset un message y passe, déversé dans les sillons de la rhétorique de l'expérience. Ensuitele mythe fait appel à la même dialectique de concordance, discordance. Ou si l'on veut, ilpossède intrinsèquement cet équilibre entre deux espaces, entre deux temps : celui du réelet celui de l'imaginaire; un espace structuré par le réel et le langage et un autre, celui dévoilépar le mythe, imaginaire, réapproprié, « piraté ». Cet équilibre est celui que nous avons voulumettre en lumière dans notre rhétorique. Cette dernière parviendrait en effet à ne jamaistrancher entre réel et imaginaire tout en oscillant entre confrontation et intersubjectivité.

Pour Barthes le mythe franchit ce gouffre. Il rompt l'équilibre qu'il porte en soi. Pourl'auteur, le mythe a choisi son camp. Le mythe selon Barthes a décroché du réel pour seconstruire un propre langage : un langage naturalisé qui ne vit que pour lui :

« Il y a dans le mythe deux systèmes sémiologiques, dont l'un est déboîté par rapportà l'autre : un système linguistique, la langue ( ou les modes de représentation qui lui sontassimilés), que j'appellerai langage-objet, parce qu'il est le langage dont le mythe se saisitpour construire son propre système; et le mythe lui-même, que j'appellerai méta-langage,parce qu'il est une seconde langue dans laquelle on parle de la première. » 181

Le mythe puise alors dans le logos commun, dans la langue, bien accrochée au réel età l'histoire. Il s'en empare et le transforme, lui insuffle un second souffle, un second sens.Le logos ne disparaît pas, car le nouveau « méta-langage » en dépend, il doit pouvoir s'yappuyer :

« Il faut sans cesse que la forme puisse reprendre racine dans le sens et s'y alimenteren nature; il faut surtout qu'elle puise s'y cacher. C'est ce jeu intéressant de cache-cacheentre le sens et la forme qui définit le mythe »182

Le « sens », pour Barthes, c'est le réel, la langue de l'histoire. La « forme » est lesignifiant « piraté », celui que le mythe a investi. Dans le reggae, le mythe de Babylone estsans doute le plus vivant. Repris par les rappeurs183, la référence à Babylone est synonymede dénonciation de toutes les formes d'oppression. Né dans les communautés rastas etdans les relectures de la Bible, le mythe de Babylone a petit à petit quitté les pages du livreSaint. Mais le « sens » est toujours là, cité. La nouvelle « forme » mythe a besoin de cetteréférence. Babylone est ainsi toujours quelque part liée à l'héritage rasta, et à travers toute

179 Barthes (1957), p. 181180 Ibid, p. 182181 Ibid, p. 188182 Ibid, p. 191183 Voir la K-Bine, Babylone, album « Telephonik Tape », ou MAP, A l’abordage [mazel-na thaouar], album « Les bronzés font

du ch’ti », 2009 PIAS Recordings, Keny Arkana, La rue nous appartient, album « Désobeissance »...

Page 96: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

96 CHAUVIN Luc_2010

la lutte des premiers rastas, en résonance à celle du peuple d'Israël. Dans les chansonsde reggae, nous pouvons identifier ce retour incessant au réel, et au logos commun. PrinceAllah chante « as i was reading My bible » dans la chanson « Lot's Wife »184. Le rappel deBabylone vient en rempart à la violence du système. La «forme » a besoin du « sens »pour conserver l'héritage historique de la lutte, celle bien concrète de la Bible , Apocalypse16, 17, 18 : « La prostituée et la bête. Chute de Babylone » qui cite : « Et sur son front étaitécrit ce nom mystérieux: la grande Babylone, la mère des impudicités et des abominationsde la terre ». Mais le nouveau langage crée par l'entreprise du mythe élargit ce systèmeoppresseur, elle le naturalise pour en faire le symbole du dominant.

Au bout du mythe, ce que Barthes nomme le « concept » -c'est-à-dire le signifié, cequ'est Babylone- en ressort fortifié; fortifié de l'héritage de l'histoire tout autant que de lanouvelle signification insufflée en naturalisant Babylone :

« Le concept, lui est déterminé: il est à la fois historique et intentionnel; il est le mobilequi fait proférer le mythe... contrairement à la forme, le concept n'est nullement abstrait: ilest plein d'une situation. Par le concept, c'est toute une histoire nouvelle qui est implantéedans le mythe » 185

Et Barthes d'ajouter plus loin :« En fait le savoir contenu dans le concept mythique est un savoir confus, formé

d'associations molles, illimitées. Il faut bien insister sur ce caractère ouvert du concept; cen'est nullement une essence abstraire, purifiée; c'est une condensation informe, instable,nébuleuse, dont l'unité, la cohérence tiennent surtout à la fonction »186

La place est faite pour la réappropriation. Et c'est ce sens que le mythe vient renforcerla rhétorique de l'expérience. Lorsque Keny Arkana lance « Babylon, Babylon, ta fin estproche ! Résitance »187, la Babylone, « grande prostituée » de l'Apocalypse est bien loin.C'est pourtant sur elle que s'appuient le mythe et ces vers proférés par la rappeuse.Cette Babylone-ci est vidée. Celle de l'artiste est vide et appelle par là à un contenu, etl'auditeur pourra, par l'écoute remplir cette Babylone de toutes les formes d'oppression quile touchent :

« Le mythe a un caractère impératif, interpellatoire : parti d'un concept historique, surgidirectement de la contingence..., c'est moi qu'il vient chercher: il est tourné vers moi, je subissa forme intentionnelle, il me somme de recevoir son ambiguïté passive »188

Le mythe sert de témoin, comme un passage de relais entre l'histoire et un réelapprivoisable, entre le réel et l'imaginaire. Le mythe désobéit au réel et va dans le sensde la chanson-espace-de-partage. Le risque est grand de naturaliser la mémoire. De fait,les mémoires de lutte dont nous avons parlées quittent l'histoire pour la nature. Elles sontprésentées par nos artistes comme vraies, comme pures. Le mythe « pirate » le logos pourl'offrir tout fait à l'auditeur :

« C'est que le mythe est une parole volée et rendue. Seulement la parole que l'onrapporte n'est plus tout a fait celle que l'on a dérobée: en la rapportant, on ne l'a pas

184 Prince Allah, Lot's Wife, album « Only Love Can Conquer 1976-1979 », 1996, Blood and fire185 Barthes (1957), p. 191186 Ibid, p. 192187 Keny Arkana, Jeunesse du monde, album « Entre ciment et belle étoile », 2006188 Barthe (1957), p. 197

Page 97: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 97

exactement remise à sa place. C'est ce bref larcin, ce moment furtif d'un truquage, quiconstitue l'aspect transi de la parole mythique »189

La parole mythique semble donc avoir passé le pas de l'histoire vers la nature, du réelvers un imaginaire certes réappropriable mais coupé de tout, irréel et passif.

L'est-elle véritablement dans nos musiques? On peut se demander en effet si ce« piratage » de l'histoire par le rap et le reggae a véritablement sauté le pas, quitté le réel.Est-il alors si innocent, si naturalisé que veut nous le faire entendre Barthes? En effet, pource dernier, « le mythe ne nie pas les choses, [...] il les purifie, les innocente, les fondeen nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n'est pas celle de l'explication, maiscelle du constat »190. Et en ce sens, le mythe rassure, il abolit les reliefs de la contradiction,les paradoxes du réel pour présenter une Babylone polarisée, complètement mauvaise,complètement pervertie.

Barthes peut alors parler du mythe comme « insignifiant politiquement » : « le mytheest une parole dé-politisée »191. Et d'ajouter aussitôt « qu 'il y a au moins une parole quis'oppose au mythe, c'est la parole qui reste politique ». Nous retrouvons notre équilibre.Où sont nos genres entre ce pêché de la naturalisation et le réel ? Les mythes que nousmettons en évidence dans notre corpus sont-ils dépolitisés?

Le mythe évacue le réel. La Babylone du rap et du reggae est bien naturalisée, etacquiert par là une clarté facilement réappropriable. Nous retrouvons ainsi Babylone poursignifier tout à la fois le système capitaliste, la « Françafrique », les dictatures, la police.Tout cet agrégat devient « méta-langage » que chaque auditeur peut facilement incorporerà son imaginaire.

Le réel historique est cependant plus que présent dans nos chansons. Et l'on a vu àquel point le rap et le reggae parviennent à abolir la frontière entre réel et imaginaire. Ilslaissent la place dans la chanson-espace-de-partage pour que l'auditeur fasse appel auxdeux, afin qu'il soit toujours pris entre des bornes du réel, mais en laissant libre cours à sonimagination. Nous trouvons des traces de cette frontière dans le mythe. Car finalement, lazone de passage de témoin entre « sens » et « forme », entre réel et nature est bien mince.Elle est floue, elle est instable. A quel moment le réel est-il complètement évincé ? L'est-il complètement ? Nous pensons que la rhétorique du rap et du reggae, en perpétuant latension entre réel et imaginaire, laisse leur mythe en suspend.

Pour Barthes, « il y a [...] un langage qui n'est pas mythique, c'est le langage de l'hommeproducteur: partout où l'homme parle pour transformer le réel et non plus pour le conserveren image, partout où il lie son langage à la fabrication des choses, le méta langage estrenvoyé à un langage-objet, le mythe est impossible. Voilà pourquoi le langage proprementrévolutionnaire ne peut être un langage mythique. »192

A nos yeux, il existe dans la forme particulière de rhétorique rap/reggae des pistespour ne pas complètement sauter le pas du mythe. Autrement dit, le discours du rap et dureggae, par sa volonté affirmée de rester politique et de narrer une réalité fait appel au mythesans y tomber complètement. Nous aurions une parole politique qui tente désespérément

189 Ibid, p. 198190 Ibid, p. 217191 Ibid, p. 219192 Ibid, p. 220

Page 98: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

98 CHAUVIN Luc_2010

d'accrocher le mythe, de ne pas le laisser s'échapper, connaissant les vertus de ce dernierpour rendre concret, clair et appropriable un message:

« C'est parce qu'elle produit une parole pleinement, c'est à dire initialement et finalementpolitique, et non comme le mythe, une parole initialement politique et finalement naturelle,que la révolution exclut le mythe [...] la révolution s'affiche comme révolution et par la mêmeabolit le mythe » 193

La remarque de Barthes concernant la révolution nous paraît très révélatrice car cetidéal révolutionnaire est omniprésent dans notre corpus :

« il nous faut une putain de révolution. Révolution des mœurs, de la mentalité;de la morale, du comportemental, sinon les armes parleront c'est fatal. » (DidierAwadi, Le patrimoine) « Sens-tu comme un parfum de révolution qui flottedans l'air? /Par delà les nations, la révolte est planétaire./ Marchons la têtehaute, soyons combattants / soyons révolutionnaires. » (MAP, Comme un airde Révolution) « Peu de solutions à part la révolution / Trêve de discussions »194 ( Skalpel feat Sheryo) « Révolution, anti-flic et pro-immigration » (La K-Bine,Lucides) « Viva la revolucion » (Indarrap, compilation «DavidVSGoliath)

Selon nous, par la rhétorique de l'expérience, le rap et le reggae parviennent à agripper larévolution pour la garder dans le réel. La révolution est mouvement, elle est action et fait lemonde. Or la raison d'être de nos genres est d'agir sur le réel et d'affirmer le faire. Le rap etle reggae mettraient ainsi la révolution en suspend entre mythe et réel. Comme Babylone,la révolution est mythifiée dans nos chansons. Elle est naturalisée, réaffirmée à volonté,inscrite dans tous les domaines. Mais, du fait de la rhétorique de l'expérience, la porte n'estpas fermée: la révolution garde un pied dans le réel. Et le premier signe de cette tension estidentifiable dans l'écoute-en-action. C'est en ce sens que nous avons parlé de cette dernièrecomme de la première forme de désobéissance. L'expérience de l'écoute-en-action ouvreles portes de la signification de la chanson: le réel poursuit l'auditeur qui est plongé dansl'imaginaire chansonnier. Ce dernier est constamment balloté entre histoire et nature.

Ainsi nos musiques parviennent à déformer la révolution, ou Babylone en une essence.Mais dans le même temps une tension s'opère dans l'écoute, et dans l'ethos ainsi transmis,qui ne voile pas complètement la révolution, qui la laisse tangible, qui l'insère dans le réelpar le récit, par la mise en forme poétique, par le besoin constant, pour les artistes, de selégitimer comme révolutionnaires, à leur échelle.

Barthes nous offre des pistes pour penser cette tension du mythe. La première tient àla forme, et encore une fois, à la langue : « le mythe est toujours un vol de langage195 ». Orle vol implique l'existence de la chose volée. Le mythe nécessite quelque chose qui a déjàété mis en langage par la société, par l'histoire. Nous avons pu voir dans notre corpus lavolonté de parler de choses qui justement n'appartienent pas au logo commun. Autrementdit, « le mythe ne peut travailler que sur des objets qui ont déjà reçu la médiation d'unpremier langage, c'est-à-dire que l'on a pu mettre à distance » (Barthes). Or les objets quel'on peut voir comme mythifiés par nos genres sont trop insaisissables. Ils n'ont pas étémis à distance par le langage, mais cachés, dissimulés, évacués du réel et des mémoires.Lorsque Tiken Jah Fakoly, dans son album « Cours d'Histoire » revient sur l'histoire de

193 Ibid194 Skalpel feat Sheryo, Le moment est venu Utopie Conrète 2, album « Kommando Malik », 2007

195 Ibid, p.204

Page 99: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 99

son continent, il réhabilite des noms, des faits qui sont déjà en quelque sorte hors du réel.Sundjata, la bataille de Kirina en 1215, l'Empire Mandé, la charte de Kurukan Fuga en 1236ne font pas partie du logos commun. Ils ont été évincés par des siècles de colonisation.Le mythe insufflé à cette histoire et qui vient la naturaliser, se pose donc pour ainsi dire enrééquilibrage du manque de réel. Le mythe a besoin d'un objet plein de réel. Il a besoind'un « sens » identifiable par tous. Le rap et le reggae viennent narrer une histoire quijustement est la grande oubliée. Le mythe qu'ils opèrent pour la réhabiliter ne peut doncaller complètement vers la naturalisation.

Didier Awadi appelle à « révolutionner » mais le mythe de la révolution qu'il entretientet qui peut paraître irréel, facilement proférable car mythifié, est cependant soigneusementéquilibré avec une incursion dans le réel, un réel présenté comme oublié, caché par lesmédias, par le pouvoir. Le rap et le reggae sont nés de cette nécessité de narrer le quotidienoublié :

« J'accuse la France d'irresponsabilité devant l'histoire Trop de coups d'étaten Afrique sont commandés par eux dans le noir: Au Comores, au Dahomey, auCongo, au Rwanda, je m'arrête là. Mais la France fait trop de dégâts, C'est pourça que j'accuse Giscard d'être un complice de Bokassa, Bokassa paye sa dette,Giscard est libre et pourquoi ça ? Je dis que la France est très ingrate quandelle parle de visa, Quand nos pères sont partis mourir pour elle, il n'y avait pasde visa Non il n'y avait pas de visas De plus j'accuse la France d'être impartialequant à Libye L'attentat du DC10, c'est grave mais la bande D'aouzzou on a desalibis On tape sur les pauvres on tape sur la Libye Comme les USA ont tué lesenfants et la famille de Khadaffi. » 196

Le mythe de la Révolution africaine s'appuie sur une dénaturalisation du mythe commun. Lemythe de celui qui désobéit vient en opposition au mythe du puissant. Le réel est présentécomme en partie usurpé par les puissants, et il incombe aux artistes de faire toute la lumière.En naturalisant le réel usurpé, rap et reggae parviennent ainsi à maintenir en tension leurmythe. L'auditeur ne se sent que plus impliqué. L'avantage de la parole mythique joue eneffet : « le mythe ne cache rien et il n'affiche rien : il déforme; le mythe n'est ni un mensonge,ni un aveu : c'est une inflexion »197 Cette inflexion rassure. Elle est claire et facilementassimilable pour l'auditeur.

C'est sous cette forme en tension que nous apparaît le mythe dans le reggae et le rap.Liée très fortement à une histoire présentée comme inconnue, la naturalisation se fait entreles mailles du réel. Nous retrouvons la chanson-espace-de-partage où la même tension sefait grâce à la mise en forme poétique, à l'interpellation, et à l'alternance des discours. Nousaurions à faire à une sorte de « mythe-mémoire », un « mythe ré-historicisé ».

Nous pouvons ainsi identifier un véritable besoin de créer l'identification à une mémoireimmigrée. Cela passe par une parole mythique en forme de nébuleuse qui touche pourbeaucoup à la volonté affichée de réhabiliter l'histoire des peuples colonisés:

« Mon Afrique n'est pas ce qu'on te fait croire / Pas un mot sur l'histoire de cecontinent, sur les civilisations et les richesses d'antan » (Tiken Jah Fakoly,Viens voir, album « l'Africain ») « On n'oubliera pas l'empire du Ghana / Nosparents parlent encore des cavaliers mossi » (Tiken Jah Fakoly, l'Africain, album

196 Didier Awadi, J'accuse, album « Un autre monde est possible », 2005197 Ibid, p. 202

Page 100: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

100 CHAUVIN Luc_2010

« l'Africain ») « Je dis que la France est très ingrate quand elle parle de visa /Quand nos pères sont partis mourir pour elle, il n'y avait pas de visa / Non iln'y avait pas de visas » 198 « Dire que notre père a combattu les nazis! / Au faitj'ai toujours sa médaille et son fusil […] /Au fait, pour la médaille et le fusil /Tu peux les garder, tout le monde s'en fout ici / Personne ne s'intéresse auxpoilus algériens » (MAP, La lettre [chouffou ma sar], album « Debout la d'dans »)« Sachez que je n'excuse ni votre ignorance / Ni l'histoire colonialiste de notredouce France […] / Parce que ses ancêtres ont en eu marre d'être des esclaves/Comme personne n'a jugé bon de garder ça en mémoire / Alors j'ai pas vu mongrand-père dans les livres d'histoire / J'ai pas vu en Indochine les viols et lespillages / Dans les DOM TOM les massacres et l'esclavage / Evaporées lesdouleurs les souffrances / Les tortures en Algérie tout le monde s'en balance /Lestirailleurs sénagalais tout le monde s'en balance /Et qui est ce qui morfle? C'estleur descendance / »199

Cette mémoire de l'immigration et d'une histoire que l'on voudrait appeler « anti-coloniale »vient se placer comme une parole mythique dans la totalité-chanson. La petite histoire, celledes vaincus, et des oppressés s'insère alors dans le système mythifiant. Elle est naturalisée,offerte à l'auditeur dans l'expérience de l'écoute. L'auditeur est attiré par cette parole àla fois désobéissante car allant à contre-courant de l'histoire des puissants, et à la foisréappropriable, se donnant comme vraie. Mais le mythe ici est « piraté » tout comme lemythe « pirate » la langue. Il est utilisé en le contraignant à rester ancré dans le réel, àreprendre la place qui lui est due dans le réel. Dans le cadre de la rhétorique de l'expériencecette tension passe par le récit, factuel, où s'insèrent à la fois le « je » qui énonce, maisaussi d'autres acteurs qu'il va falloir, du côté de l'auditeur, identifier, fantasmer et associerà la narration. C'est la même tension qui occupe l'oreille en la ballotant entre imaginaire etréel, entre poésie et sens.

« 17 octobre 61, des algériens pacifiques et manifestants Tués en pleine villelumière par les représentants au sol d’une politique ordurière Dans la Seine unpaquet de corps les forces de l’ordre jetèrent Beaucoup respiraient encore, ceuxqui n’embrassèrent pas la mort Furent parqués comme des porcs Dans monancien lycée, 9 manuels d’histoire Et pas une ligne sur ce soir sanglant Je fustigele traitement de l’Afrique par les pouvoirs Qui rédigent ce qu’ils enseignentaux ados, adultes et enfants (Zalem, Terre des oublis, album « Osons inventerl'avenir »)

Le ré-ancrage dans le réel passe par le potentiel contestataire des genres. Nous yretrouvons l'exemple de la révolution cher à Barthes. Ici l'objet révolutionnaire parsème leschansons, mais il n'est ni tout à fait mythe, ni tout à fait réel. Il est en tension entre lesdeux. Lorsque Skalpel se revendique d'une mémoire de l'immigration en lutte, héritière desgroupes résistants de la MOI (Main d'œuvre immigrée) pendant la seconde guerre mondiale,et des Francs Tireurs Partisans, il re-historicise, tout en la mythifiant une histoire évincée parle pouvoir. Cet héritage est directement relié à la lutte quotidienne du vingt-et-unième siècle :

« 2009 l'affiche rouge est d'actualité […] / ouvrier je porte en moi la mémoire desluttes de l'immigration / la rancœur et la force l'impact d'une patate de maçon /

198 Didier Awadi, J'accuse, album « Un autre monde est possible », 2005199 MAP, Elle est belle la France, album « Debout la d'dans », 2006 voir la retranscription en annexes

Page 101: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 101

mon étoile est nord-africaine /ma conscience sud américaine /Franc tireur etpartisan main d'œuvre immigrée /j'ai ma gueule sur une affiche rouge que mamémoire se refuse à dénigrer /des cicatrices incrustées sur la peau /transmissionde notre histoire /a table avec mon fils je me dis qu'il y a encore de l'espoir »(Skalpel feat Fils du Béton, Main d'oeuvre immigrée) 200 « J'insulte les facistesdans toutes les langues / mentalité de clando […] / j'suis une sorte d'HugoChavez du 93 / Un Lumumba arabe / L'Emir AbdelKader en Nike Air / Réfractaire àtoute sorte autorité / Action éviction directe non autorisée »201

La réappropriation est telle que le mythe qui a enveloppé de son halo essentialiste desfigures rebelles comme Lumumba ou Abdelkader les ré-aimante parallèlement vers le réel.Elles sont remises au goût du jour, dénaturalisées le temps d'une chanson où les antithèseset les harmonies sonores les rendent un peu plus abordables, un peu plus concrètes.

Le contexte narratif, nous l'avons dit, apporte une dimension imaginaire qui élargitun peu plus la chanson-espace-de-partage. Le mythe, en passant par le prisme de lachanson, prend un goût de réel et devient « mythe-mémoire » et « mythe-action ». Lemythe-mémoire se pose en héritage qui n'a pas eu droit de siéger et qui est mis enlumière pour mieux se démarquer des puissants. On trouve là une large place faite à lamémoire des peuples colonisés. On retrouve en fait le mythe qui a une grande place dansle reggae : celui des années d'exploitation par l'esclavage : The Wailers chantent en 1970« 400 years » (album African Herbsman), une chanson de Peter Tosh pour dénoncer 400années d'esclavagisme. Ces années deviennent un mythe rasta, mais un mythe tellementrapproché du réel jamaïquain puis africain qu'il va être réinvesti. Ainsi Skalpel écrit unechanson intitulée « 500 ans » qui, une fois réappropriée à la mesure de son identité latino-américaine, va faire tendre le mythe vers un autre réel : celui de la colonisation en AmériqueLatine :

« Parce qu'ils ont en mémoire les sévices Et que les plaies sont encore fraichesParce que de la terreur et du génocide L'homme blanc sur sa caravelle a ouvertla brèche Parce qu'ils ont voulu civiliser à coup de croix et de fouet D'épée demaladies et d'alcools qui pourrissent le foie Parce que Christophe Colomb n'étaitqu'un salaud L'entité de la mort sur un radeau A transformé des temples sacrésen saloon mon salaud Parce qu'ils ont complexé des peuples entiers Honteux deleur culture Parce que certains métis ont du mépris Et préfèrent cette blancheursoi-disant pure Parce qu'ils ont fait rimer occident et civilisation Progrès etcolonisation Paysages en pleine transformation 500 ans après la potence etla croix nourrissent l'assimilation » (Skalpel, 500 ans, album « KommandoMalik »202) « Je porte en moi la souffrance de mon peuple et la tristesse de l'exilles souvenirs d'un pays écrasé sous la botte d'un militaire sénile je ne suis quele résultat de cette histoire tragique Fils de prisonnier et de réfugié politique Unepartie de mon âme est enterrée la bas dans une cache d'arme à côté de ces corpscalcinés victimes de militaires infâmes à chaque fois que je pense à ma terre200 Voir aussi, La K-Bine, Mémoire vive; Pizko Mc, D'la mémoire, album compilation « La mémoire du sous-terrain vol. 1)

2006 ; Skalpel, Mémoires d'immigrés partie 1 et 2, album Kommando Malik; la K-Bine, la fierté de nos frères, album « En

attendant le troisième album »); Indig'haine, 39-45, album « La mémoire du sous-terrain 2, Piqûre de rap'L,)201 Skalpel feat Sheryo,Le moment est venu, Utopie concrète, album « Kommando Malik »202 Notre retranscription

Page 102: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

102 CHAUVIN Luc_2010

natale dans mon cerveau résonne les coups de la répression vingt ans aprèsje vois ces généraux en liberté qui n'ont même pas demandé pardon amnistienégociée qui cache une totale impunité il faut croire que ces criminels ce soirdormiront en paix que faut il faire je me pose des questions la haine et la soif devengeance mettent mon sang en ébullition »203

Le récit occupe une place privilégiée. « Piège à écoute » il replace constamment la totalité-chanson sur la frontière imagination/réel, mais aussi entre confrontation et intersubjectivité.La narration à la première personne dénaturalise un temps le mythe de la lutte en AmériqueLatine car elle fait passer l'objet dans les mailles du filet intime, celle du miroir qui, une foisle récit scandé, en rythme et en rimes, va faciliter l'identification.204

L'autobiographie intervient ainsi souvent dans ce remodelage du mythe. L'artisteentrecroise biographie et autobiographie, il fond une identité individuelle dans une fictionhistorique. Il raconte en manipulant l'histoire. Tel dans le mythe, l'histoire est vidée, maisplutôt que de remplir le vide par de la nature, elle est manipulée et se voit investie d'unréel oublié. Réel certes manipulé, reconfiguré mais qui permet de ne pas laisser la parolemythique s'évanouir dans la nature. Zalem, en contant le parcours d'un immigré devenuclandestin puis « sans-papiers » en France se fond dans le réel. Ce dernier n'est pas assezéloigné pour être tout à fait mythe. L'objet « sans-papiers » n'a pas été mis à distance defaçon suffisante pour que le mythe s'y accroche : il retentit trop fortement dans la vie de tousles jours. Par le récit, Zalem lui offre un début de naturalisation, mais en l'ancrant fortementdans le réel. De la même façon, le jeu des discours, des temps verbaux et des rimes obligentl'action-auditive et le travail de l'auditeur pour valider et actualiser tous ces vers.205 Le mytheest reprogrammé par le rap et le reggae.

Un autre exemple de « mythe reprogrammé » tient au thème de la rue et du peupleque nous avons pu retrouver dans notre corpus. Ainsi traité par les rappeurs, l'on se rendbien compte qu'il ne peut pas tout à fait s'envelopper de la neutralité du mythe. L'objet-rueest trop proche, trop tributaire de l'ethos du rappeur pour se faire naturaliser. La figure dupeuple est mythifiée, mise en scène mais la grandeur et trop dépendante de la victimisation.Et de la victimisation à la misère du peuple aliéné il n'y a qu'un pas. La critique se fait defaçon à réimplanter une autre histoire dans l'objet-peuple, pour le donner à voir dans la viede tous les jours, dans son réel méconnu -ou seulement par les artistes- Il est contraintd'osciller entre imaginaire et réel.

« La rue certains y vivent et d'autres en parlent Mais qui la connait vraiment Ilsévoluent entre mensonge et boniment Le vécu on peut en parler franchement […]Aucun conte de fée On ne donne pas cher de la peau du petit chaperon rougeDans les rues où les balles fusent Où les tôles et les cartons servent d'abris àune population confuse L'espoir et les rêves ont peu d'importance […] Certainsrêvent de devenir de vrais gangsta Qu'on leur dise dis moi ce mois-ci quellemercedez t'as Petite re-sta du pe-ra Rêve de marcher seul dans la rue C'est pasde ma faute si les gens aiment écouter des mythos qui Trafiquent tout leur vécuLa rue ils fantasment dessus continuellement Mais connaissent-ils vraiment

203 Skalpel feat Little Francky, Travail de mémoire , album « Libérez Action Directe »204 Voir aussi Pizko Mc, Les années sombres, album « Kommando Malik », où est repris la mémoire de la guérilla chilienne face aucoup d'Etat anti-Allende sous forme d'un récit autobiographique.

205 Voir Annexes. Zalem, L'ombre d'une vie et l'Aurore, album « Osons inventer l'avenir »

Page 103: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 103

la souffrance derrière nos bâtiments206 » (Skalpel, La rue, album « KommandoMalik »)

Le réel est ici trop peu anesthésiant pour être pris dans la ronde du mythe. Il n'y pose qu'unpied mais le logos est trop à fleur de peau pour pouvoir devenir irréel :

« Le rap j'laime loin de tous leurs posters Quand il transpire la vérité la rueL'authenticité le vécu J'te le dis tout court En tant que militant j'suis pas collé àma bulle Les pieds sur terre la tête dans le rap et les mains dans le taf Tu veuxdu réel Oublie ta maison te disque et viens voir chez nous comment ça se passe[...] Loin de l'industrie des auditeurs naïfs En 2009 toujours pas de carte à laSACEM [...] Retourne faire la révolution avec Manu Chao Because nous on estpas là pour brasser des liasses On vit avec le peuple / taff avec le peuple / trimeavec le peuple / souffre avec le peuple /squatte avec le peuple / manifeste avecle peuple /et milite avec le peuple /Tu connais le parcours et ce qu'on dit / Onrap avec le peuple et pas pour / Car on vit /Au milieu des tours tout comme lui /issu du Lumpen là où les coups se perdent /où on ne connait que de lourdespeines »207 (Skalpel feat kash et Guez (la K-Bine), C'qu'on dit c'est c'qu'on vit,album « Luttez! Résistez! Organisez vous! ») « ma culture populaire je l'ai vécueplus que théorisée sur du papier / j'ai pas triché / pas eu le temps de fantasmer /de me branler / j'avais le choix entre la pauvreté la galère et la précarité /lemanque était gravé dans chaque pore de ma peau /humilié insulté par des porcsqui voulaient ma peau »208 (Skalpel, Culture populaire, album « Luttez! Résistez!Organisez vous! »)

Barthes nous offre d'ailleurs des pistes pour penser cette tension lorsqu'il écrit sur le mythede gauche. Non pas que nous voulions ancrer définitivement nos artistes dans une certainefrange politique -même s'ils s'y revendiquent pour la grande majorité-, mais il nous sembleque Barthes y décrit très bien l'impuissance à se départir du réel dans certains occasions.Nous rejoignons alors notre idée selon laquelle la rhétorique rap-reggae invite l'auditeur àplonger dans une mémoire inconnue. Elle fait revivre un réel, en l'insérant avec prudencedans le mythe afin de le rendre perceptible. L'auditeur, dans l'expérience de l'écoute, investitalors l'espace-de-partage élargi encore un peu plus par le début de naturalisation de l'objet,tout en l'obligeant à se rapporter au réel, au réel qui l'entoure, au réel qu'il entend:

« Or la parole de l'opprimé ne peut être que pauvre, monotone, immédiate : sondénuement est la mesure même de son langage : il n'en a qu'un, toujours le même, celui deses actes; le méta-langage est un luxe, il ne peut encore y accéder. La parole de l'oppriméeest réelle, comme celle du bûcheron, c'est une parole transitive : elle est quasi impuissanteà mentir; le mensonge est une richesse, il suppose un avoir, des vérités, des formes derechange. Cette pauvreté essentielle produit des mythes rares, maigres : ou fugitifs oulourdement indiscrets; ils affichent en eux leur nature de mythe,[...] l'opprimé ne peut quel'emprunter ; il est impuissant à vider le sens réel des choses, à leur donner le luxe d'uneforme vide[...]On peut dire qu'en un sens, le mythe de gauche est toujours un mythe artificiel,un mythe reconstitué : d'où sa maladresse. »209

206 Notre retranscription207 Notre retranscription208 Notre retranscription

209 Barthes (1957), p. 222

Page 104: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

104 CHAUVIN Luc_2010

La maladresse peut devenir richesse lorsqu'elle permet une telle participation del'auditeur. D'ailleurs ce dernier poursuit, avec le mythe, le travail de validation et dudéchiffrage du sens de la chanson. Barthes encore nous fournit la matière pour lier cettetension du mythe qui s'insère bien dans notre rhétorique de l'expérience à celle que l'on amise en lumière dans la poétique. C'est peut-être là une piste qui peut nous aider à penserle « mythe-à-demi » de notre rhétorique. Nos artistes font en effet un usage tel de la langueque celle-ci paraît bien armée pour résister au « vol de langage » opéré par le mythe. Dansla langue travaillée, remodelée sans cesse et affichée comme repère identitaire par lesartistes, le mythe n'a que très peu de points d'ancrage. On l'a vu avec les néologismes.Comment le mythe peut-il naturaliser un logos qui déjà nécessite le décodage et la validationde l'auditeur? Ce logos n'est pas commun. Il fait déjà partie d'un réel particulier, celui duflow du rappeur ou du patois du reggaeman. Autrement dit le mythe n'a pas la distancenécessaire pour s'en saisir. Le langage poétique est trop tributaire d'un réel. Le langagepoétique du rap, est déjà en lui-même une instance bien particulière qui crée imaginationet repères identitaires. Le langage du rap dépend des mots. Il est trop accroché à eux pourse les laisser subtiliser par le mythe. Ainsi la mise en forme esthétique du rap et du reggaepermettrait de freiner le mythe, de ne lui accorder que des espaces partiels d'action afin derelancer encore un peu plus l'attention auditive de l'auditeur et sa participation aux repèresidentitaires : la poésie est « résistante », le « langage poétique résiste car est il est anti-langage » (Barthes). La poésie du rap est en quelque sorte un quasi-mythe à elle seule.Il suffit de voir le nombre de titres qui valorisent l'habileté à rimer, et les réflexes toujoursprésents dans les milieux rap de lancer des batailles (battles) de rimes, ou de se vanter del'usage de mots210. Le langage rap est déjà mythifié en quelque sorte, ce qui le rend d'autantplus résistant à la mythification complète de son message.

C- La rhétorique de l'expérience : une piste pourle politique. Contre la parole confisquée : ladésobéissance par la voix et le retour à l'humain

« Pour l'instant nous sommes une armée de nombre décidée à en découdrepas question de lever le coude on boudele haut de l'État pour se concentre sur ce qui se passe en basNous on vient de la et représente çaet pense pas que ceux de l'ENA peuvent comprendre notre désarroisachant que l'État est avant tout bourgeoisconscient de ma classece sont les riches que l'on vise dans nos parties de chasseque tu sois rappeurs, chanteurs, sportifs ou hommes d'affairele jour j tu seras dépouillé pour penser les plaies de la misèreplanque toi dans ta villa si tu veux loin de ma banlieue

210 Voir Casey, album « Libérez la bête », 2010, Anflash/Ladilafé, ou la K-Bine, Des rimes en..., album « Telephonik Tape »,2005.

Page 105: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 105

t 'inquiète pas quand il faudra on viendra tous y foutre le feu » 211

(Skalpel feat Pizko Mc)« Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettesParce que Messieurs quand on le laisse seulLe monde mental MessssieursN'est pas du tout brillantEt soi-disant généreusement en l'honneur des travailleurs du bâtimentUn auto-monumentRépétons-le MessssssieursQuand on le laisse seulLe monde mentalMentMonumentalementEt sitôt qu'il est seulTravaille arbitrairementS'érigeant pour soi-mêmeEt soi-disant généreusement en l'honneur des travailleurs du bâtimentUn auto-monumentRépétons-le MessssssieursQuand on le laisse seulLe monde mentalMent

Monumentalement »212

(Jacques Prévert, « Il ne faut pas »)

1) Face à la parole confisquée : la voix « de tous les jours » du rap etdu reggae

Cette dernière partie résonne pour nous comme une étape successive dans notre démarchede métonymie-de-recherche. Non pas une fin car le mouvement dialectique que nous avonsmis en lumière dans l'expérience des voix du rap et du reggae ne peut se passer du mêmemouvement dans l'analyse, de ce tâtonnement exigeant d'une recherche-en-action. Opéreren métonymie-de-recherche est pour nous le moyen de circonscrire l'objet musical parl'intermédiaire de toutes les significations qu'il donne à voir. Plus que cela nous pouvonsdire à présent qu'il les offre à entendre. Nos chansons ne délivrent aucune significationpure, mais des pistes de réflexions politiques -de jugement sur le réel- qui peuvent êtreplus ou moins actualisées par l'auditeur. Or c'est dans cette capacité à devenir objet de

211 Skalpel feat Pizko Mc, Jours de rage, album « Kommando Malik »212 Prévert Jacques, Il ne faut pas, in « Paroles » (1972), Editions Gallimard, p. 216

Page 106: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

106 CHAUVIN Luc_2010

communication politique que nos genres nous apparaissent les plus intéressants. Nousvoyons bien que cette communication ne peut-être que particulière étant donné sa mise enlangage tout aussi inhabituelle. Inhabituelle, elle l'est dans l'espace public car faisant appelau singulier tout autant qu'au collectif, à des repères idéologiques et identitaires jamaiscomplètement assimilables sans l'effort d'écoute, à des mises en formes esthétiques entension entre logos commun et voix singulière...Mais cette communication résonne-t-ellevraiment de façon si inhabituelle ? N'est-ce pas au contraire la communication politiquerésonnant quotidiennement et de façon omnipotente qui est dans l'inhabituel, au sens debien éloignée de la parole de tous les jours ?

Nous voulons dire par là que l'objet politique dont les contours se sont dessinés autourde nos totalité-chansons s'est révélé au fil de notre analyse de plus en plus rapproché detensions, de polarités et de réflexes qui sont le quotidien de nos vies dans la société. Rapet reggae ne peuvent véritablement pas se détacher du réel. Ils sont pris irrémédiablementdans une logique de tension avec celui, une tension en forme de réaction. Nous avons puparler de désobéissance et c'est ici que ce mot peut prendre tout son sens. La rhétoriquede l'expérience est une désobéissance. Désobéissance dans la forme -dans le messageégalement- : mais c'est surtout la manière de se présenter dans l'espace public qui constitueselon nous la vraie désobéissance. Rap et reggae restent pris dans une logique de miseen partage de la signification. Cela va sans dire que l'acte de proférer une chanson, et derentrer ainsi dans les milieux artistiques, est animé d'une réelle envie de se positionner parrapport au réel, et de convaincre. Dans notre corpus cette démarche est claire, et assuméepar les artistes. Elle est cependant renforcée, exacerbée par des toutes les caractéristiquesde ces musiques qui en font des espaces-de-partage. Cet objet de communication qu'estla chanson de rap et de reggae désobéit car -malgré toutes les intentions possibles etimaginables des artistes- il implique l'auditeur.

En ce sens nous pouvons reprendre la matière malléable et plus ou moins floue querend visible notre métonymie-de-recherche en élargissant un peu les cercles concentriquesqui la bornent. Les chansons de notre corpus représentent en effet à nos yeux une pistepour repenser le politique, politique au sens de l'ensemble des relations humaines quifaçonnent le monde et de l'agencement des espaces de pouvoir. Elles sont en effet despistes concrètes pour voir à quel point la métonymie que représente la chanson attire à elleréflexion philosophique et critique sociale tout autant que jugement sur le réel ou critiquede la norme esthétique.

Nous nous sommes rendus compte que les chansons de notre corpus étaient toutes,à des degrés divers, comme aimantées vers un socle commun : celui, assez flou, d'unhéritage de luttes ancrées à gauche ou à l'extrême gauche, se revendiquant de manièresde penser libertaires, révolutionnaires ou empreintes d'humanisme. Nous avons ainsi pudécouvrir le rappeur Skalpel lors d'un concert antifasciste. Autrement dit la désobéissanceest assumée chez nos artistes. Ils ont font même une marque d'estime personnelle etune preuve d'authenticité. Nos musiques sont marquées de cette désobéissance car elless'affichent en réaction à une parole plus ou moins confisquée. La recherche-en-action estparvenue à cette piste concrète, comme autant de repères concrets s'échappant de lamétonymie-chanson et se dévoilant lors de l'écoute. Nous avons vu à quel point l'héritagedu rap et du reggae est tributaire de cette volonté de renverser l'oppression, et en premierde retrouver une parole confisquée :

« Je lève ma voix, pour ceux que l’on n’entend pas. Je prends le micro dans lamain je lève ma voix pour ceux qui n’ont pas le droit ceux que l’on n’entend pas, ceux qui n’ont pas le choix de dire ce qui ne leur plait pas, les sans voix, pour

Page 107: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 107

ceux à qui on a coupé la voix […] » (Iries Revoltes feat Chaoze one., « Ma voix »,Album Voyage, 2006)

Face à la parole de « eux » présentée comme aliénante ou tout simplement fausse...« Les médias mentent / La lucarne brille comme un diamant / Cancérise ton espritcomme de l'amiante / Reportages bidon en période d'élection / Effets d'annonces,collusions, manipulations d'opinions / Les médias mentent / Contrôlés de façonconsciente / Le diable te sourit à 20h pétante / Manipulations d'opinions, effetsd'annonces / sondages / Collusions et pognons, bidons sont tes reportages » (LaK-Bine, Les médias mentent, album «Légitime Défense »)

... se place la volonté de clamer dans l'espace public une parole oubliée, une paroleconfisquée. Au delà de la signification propre au texte, nous aimerions déplacer ladésobéissance face à cette parole confisquée. Il est nécessaire de continuer à voir lachanson dans le moment de l'expérience. Ainsi la rhétorique propre à notre corpus,délibérément rebelle, se double d'une désobéissance dans la rhétorique. C'est cettedernière -la rhétorique de l'expérience- qui offre selon une piste réelle de réflexion surla manière de voir le politique dans notre société. Nous aurions une politique de la voixpartageable. L'espace-de-partage que constitue la chanson est en effet horizontal. On ytrouve la voix singulière de l'artiste mais celle ci ne domine pas, elle fixe les bornes-repèresde la totalité-chanson. Il y existe un socle commun, flou, qui s'articule autour de « gonds »stables. Ces derniers délivrent la voix singulière de l'artiste. C'est « l'écoute-en-action »qui permet l'articulation de ses gonds. La rhétorique de l'expérience est comme une portefixement ancrée sur ces gonds. L'ouverture de la porte n'est alors qu'écoute. L'auditeurest seul à pouvoir ouvrir, entrouvrir ou fermer la porte de l'écoute, la porte de l'espace-de-partage. Nous verrons ce que peut apporter, philosophiquement ce droit à ouvrir la porte d'unespace-de-partage et ce qu'il peut y trouver. Mais déjà la rhétorique de l'expérience nousoffre des moyens de réflexions sur la parole politique. Comment en effet penser le politiquesans voir qu'au centre se loge précieusement l'être humain entre les humains. A propos del'œuvre de Jürgen Habermas et de sa « Théorie de l'agir communicationnel », AlexandreDupeyrix écrit que pour le philosophe allemand « le monologue intérieur ne permet pas desortir d'une position autocentrée. Dans l'expérience du dialogue, en revanche, l'échangedynamique de perspectives, la nécessité de mettre à l'épreuve nos opinions, nos croyances,nos certitudes […] rendent possible une forme de décentrement et le recul critique ». Audelà d'une réflexion critique nous pouvons dire que seuls le langage et la communicationpermettent le politique. Comprendre, et présenter des façons de concevoir l'organisation dela société, impliquent toujours une inter-compréhension. Une énonciation doit effectivementêtre mise en parole et en dialogue si elle veut être compréhensible et pouvoir appeler àun jugement, à une réponse, à une prise de position. Anthony Pecqueux de citer JacquesRancière qui définit la démocratie comme « l'égalité des être parlants »213. Le premier liensocial se fait par la communication. Et celui qui n'a pas droit de cité dans l'espace public sevoit écarté de la marche du politique. Il suffit de voir les « jeux du langage » (Wittgenstein)déployés par le système politique et les théories de communication politique pour voir quel'espace de partage politique n'est pas tout à fait ouvert à tous.

Nous aimerions prendre deux exemples où la place de la voix confisquée illustrel'exclusion des jeux de pouvoirs. Nous avons retrouvé conjointement dans les chansons denotre corpus et dans les mouvements de soutien aux « sans-papiers » le besoin d'affirmerle droit à être entendu pour ces personnes considérées comme clandestines et à qui est

213 Pecqueux (200), p. 217

Page 108: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

108 CHAUVIN Luc_2010

interdite toute participation dans le système politique. Il suffit de tendre l'oreille dans lesmanifestations pour entendre dans les slogans le besoin de dépasser la parole confisquéeet de se revendiquer « sans-papiers ». Pendant un mois, une centaine de « sans-papiers »,organisés dans le « Ministère de la Régularisation De Tous Les Sans-Papiers » à Paris,a marché de la capitale française jusqu'à Nice pour dénoncer les politiques d'immigrationfrançaises et le sommet Afrique-France des 31 mai et 1er Juin à Nice. A cette occasion a étéinventée et proférée une version « piratée », recomposée de la Marseillaise. Les premiersvers -sur l'air de l'hymne français- sonnent ainsi « Nous sommes des sans-papiers / Pour lesfrançais liberté égalité fraternité /Aux sans-papiers solidarité / Donnez nous les résidences /La France, La France / Régularisez et nous les sans-papiers / Marchons, Marchons / Tousensemble de Paris à Nice »214. Cette réappropriation de l'hymne français pour se faireentendre, nous a paru révélatrice de la libération de la parole confisquée car elle résonneavec les nombreuses reprises de la Marseillaise que nous avons pu entendre lors de nosécoutes de rap et de reggae. L'une d'elle est donnée à entendre dans la chanson du MAP« Elle est belle la France215 » : les accords de la Marseillaise y sont déformés et résonnentavec une critique acerbe de la France. De la même façon Skalpel affirme son « rap declando » (clandestin) dans la chanson « Révoltés »216 . Keny Arkana dénonce la politiqued'expulsion de ces mêmes « clandestins » : « Font la chasse à l'enfant, des CRS dans lesécoles »217 ; « Police featuring Air France si jamais t'as pas tes papiers »218. Zalem narre lequotidien dans un Centre de Rétention Administrative et une interpellation ( « L'ombre d'unevie »). Tiken Jah Fakoly imagine la lettre d'un « Africain à Paris » sans-papiers écrivant àsa mère etc.

Nous retrouvions le besoin de se faire entendre dans l'espace-public, ou de tendre lemicro pour parler au nom de ces oubliés-exclus. La première révolte est la réappropriationde l'éthique qui passe par le langage. Il n'y a de valeur que dans l'échange après tout. Lavaleur est l'expression du rapport à l'autre et c'est par ce biais qu'émerge la prise de paroledes « sans-papiers » dans l'espace public. Le « sans-papier » que l'on arrive à situer enrapport avec l'autre devient vite une notion vide de sens, une simple peur agitée qui pousseà la clandestinité. Cela se passe dans l'acte de langage.

Le rap et le reggae, en tant que genres musicaux, apportent alors à nos yeux unmoyen de décupler cette réappropiration de langage. Par la rhétorique qui s'y déploie, laparole confisquée est dépassée : l'écoute d'une chanson qui s'ordonne très vite en écoute-en-action réinsère de fait la parole dans l'espace public; et c'est une parole partagée. Ladialectique refait sienne cette chanson-espace-de-partage. Les bornes de la rhétorique -autrement dit l'ajustement personnel de l'ethos/logos/pathos du rappeur ou du reggaeman-ne viennent qu'en proposition. L'auditeur peut bien détourner l'écoute lorsque le MAPdénonce « la chasse à l'homme [...] désormais ouverte » et « l'Objectif 25000 reconduitesà la frontière »219. La rhétorique de l'expérience fonctionne en flux tendu, en boucleininterrompue entre ces bornes-repères (le message de la chanson), leurs mises en formesesthétiques et l'auditeur, le tout dans une médiation perpétuelle. Le rap et le reggae donnentà penser une politique de la voix comme le dit Anthony Pecqueux :

214 Notre retranscription215 Voir Annexes, Ministère des Affaires Populaires, Elle est belle la France, album « Debout la d'dans », 2006216 Skalpel, Révoltés, album « En attendant le troisième album », extrait de la compilation « Delepenisons », 2007217 Keny Arkana, Réveillez vous, album « Désobéissance », 2008218 Keny Arkana, La rue nous appartient, album « Désobéissance », 2008219 Ministère des Affaires Populaires, La chasse est ouverte, album « Les bronzés font du ch'ti », 2009

Page 109: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 109

« La politique correspond plutôt ici à une institution du sens disponible, formulée paret pour la surface des êtres sociaux: leur enveloppe corporelle, de la voix à l'oreille. C'esten contexte de profération que l'institution du langage véhiculée par le rap représente unepolitique de la voix »220

La rhétorique de l'expérience est un exemple de projet auto-impliquant. L'auditeur-spectateur est contraint de rentrer dans l'espace de partage pour tenter de comprendrequelque chose, de la même manière que la profération de slogans lors d'une manifestations« piège » l'écoute, pousse à déchiffrer ce qui est en slogan, c'est à dire scandé de façonrépétitive, rythmée et souvent en rimes. La particularité du rap et du reggae en fait desespaces qui associent ceci à cela: à une rhétorique ouverte s'ajoute une revendicationproprement politique, qui offre un jugement sur le réel. Ce dernier est extrême dansla désobéissance en ce qui concerne notre corpus, mais reste fidèle à une pratiquehorizontale. L'artiste propose : il est « à l'initiative de », mais le reste du chemin de lasignification -puis de l'identification/conviction- n'appartient qu'à l'auditeur. C'est la totalité-chanson qui est politique.

Nous pouvons voir cela à l'œuvre grâce à un second exemple : celui de la scènerap algérienne où, on l'a dit, la langue tient une place extrêmement importante, tant dansla chanson que dans la société. La dialectique y bat son plein puisque l'objet politique''chanson'' n'en est que plus politiquement situé, au sens où il est irrémédiablementcondamné à utiliser le réel langagier pour tenter de s'en extirper. Le rap algérien offre undépassement de la frustration des locuteurs « algérienophone ». Il propose une expérienced'écoute qui de fait réinsère l'auditeur dans l'espace public, dans sa langue et par sa languealgérienne. Chaque auditeur est confronté par l'écoute à sa langue plurielle, dénoncéecomme dialecte mais pourtant fourmillante de vie. La rhétorique particulière du rap deMBS, Xenos ou T.O.X place le jeune algérien devant le fait accompli, devant ce continuumlangagier qu'est l'algérien. C'est après à chaque individualité, elle-même prise dans le flotcommun du langage de « négocier ces mots » et de déchiffrer le sens de leur succession.Le rap permet de tester dans l'énonciation les mots re-sémantisés, réappropriés. Lachanson n'est plus revendicatrice que par le fond : le fait même de prendre le micro estdésobéissance, tout comme celui de tendre l'oreille et de se laisser entraîner dans l'écoutependant quelques minutes. L'auditeur pénètre l'espace de partage et c'est finalement enpartie en solitaire qu'il va accoster la chanson. Une fois la porte de l'espace de partagepoussée, il est seul à pouvoir déchiffrer ce texte mixé, retourné, « piraté » à souhait. Lerap algérien, et le reggae de Youss (chanteur algérien de reggae, ex-Intik) démultiplient lemessage de révolte, il fait d'une résistance passive une résistance active par l'écoute.221

Face à la parole confisquée viendrait donc une parole active par sa profération et sonappel à écouter. Lorsque le groupe MBS lance « Quand t’as plus rien à dire, tu peuxtoujours dire j’en ai marre » on ressent bien la nécessité de la conversation, de l'écouteet du dialogue pour arriver à trouver un équilibre politique où chacun aura voix au chapitre.Le fait même de dire, et de le faire par la rhétorique de l'expérience vient à nos yeux enréequilibrage. Dans des espaces où certaines franges de la population sont exclues dujeu politique et dont la voix ne perfore pas le système public, cette expérience du politiquepar la musique représente une nécessaire attitude de participation à l'organisation de la

220 Pecqueux (200), p. 217221 Voir notre mémoire de licence « Langues et message politique dans la chanson-rap algérienne ». Voir également Taleb-

Ibrahimi (1996), et notre article sur le « piratage » : Langues et mots en Algérie dans la revue « L'écho de la tribu », journal del'association « Qabilat el CODEMMO », IEP de Lyon, mai-juin 2010. www.codemmo.fr

Page 110: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

110 CHAUVIN Luc_2010

société. Ces dépossédés de la voix politique sont nombreux et ponctuent les textes deschansons de notre corpus, allant des SDF, « taulards »222, jeunes de banlieues, palestiniens,« punk », « sans-papiers », « génération qui a grandi entre les dalles de béton », « étudiantsrévoltés aux idées anarchisantes » « syndicaliste opposé à l'industrie capitaliste »223 Cesderniers sont alors non seulement réinsérés le temps d'une chanson dans l'espace public-on parle d'eux-, mais ils sont surtout insérés dans un espace-de-partage horizontal. Ilsont alors autant le droit à l'écoute et à sa participation active que n'importe quel autre.Reste la problématique de l'accès à l'écoute. Mais potentiellement, l'expérience rap/reggaereprésente à nos yeux à une expérience politique démocratique.

Cette voix confisquée réappropriée s'apparente aussi pour nous à une voix libératrice.La voix du rap et du reggae nous offre des repères pour penser une voix à retrouver dansl'espace public. Elle serait démocratique car proposée dans un espace horizontal. Elle seraitsurtout libératrice car fragile.

Nous avons pu voir dans la rhétorique de l'expérience cette part de fragilisation dudiscours. A côté de repères stables, l'expérience rap/reggae est en effet malléable, flottante,fragile car ballotée entre le sens donné à la rhétorique par le locuteur et celui laissé à lamerci de l'auditeur. Nous avons là une piste pour penser une éthique de la voix fragile; unevoix qui serait synonyme de pratique politique à l'horizon libertaire,

C'est selon nous par cette voix fragile que passe une certaine libération de l'individu à lavoix confisquée. Nous avons pu voir avec Wittgenstein que réinjecter une valeur libératriceaux mots -c'est-à-dire se garder de toute tendance à la substantialisation des mots- renvoieau mode de vie, à la façon de se penser dans le réel, à l'ethos. La voix fragile du rap et dureggae possède selon nous le potentiel pour combattre cette généralisation de la valeur desmots. Par l'expérience et la co-participation de l'auditeur, la valeur des mots -la valere (l'êtreau monde)- va être conservée en tension entre collectif et singulier, entre signification poursoi et signification politique, commune. Autrement dit la réactualisation du logos communvis-à-vis de son ethos va être perpétuelle. L'auditeur est condamné à se faire sa proprevoix singulière. C'est son éthique qui va être citée à comparaitre dans l'espace-de-partage.Elle va se confronter, dans l'expérience de l'écoute à l'éthique portée dans la chanson parle rappeur. La chanson va ainsi fournir, ou plutôt proposer à l'auditeur des « gonds » deréflexion. Ces « gonds » sont intrinsèques à la rhétorique, ce sont eux qui lui fournissent lemouvement nécessaire. Ces « gonds » permettent à l'auditeur de se situer afin de construiresa propre voix. Ils sont un indice.

Le reste a bien partie liée avec l'éthique au sens que lui donne Wittgenstein, c'est-à-direune transformation des modes de vie. L'éthique renvoie alors à « l'agir », à la pratique et à latransformation de soi. On ressent bien l'expérience politique qui peut en découler. C'est uneéthique active, en mouvement. L'éthique, condamnée à se forger continuellement, oblige àse positionner vis-à-vis de la chanson et vis-à-vis du réel. La totalité-chanson n'est alors queperpétuelle confrontation entre la valeur morale propre à chacun, celle de l'artiste et celleque l'on peut ressentir dans le monde qui nous entoure. Cela est bien lié à la transformationde soi car seule la personne est apte à ajuster cet ethos, à se créer sa voix singulière. Lapersonne humaine est en quelque sorte la seule stabilité dans cette médiation singulier/collectif mouvante. L'éthique qui oscille sans cesse entre signification morale et significationpolitique ne peut s'en extirper pour un temps qu'en prenant appui sur la personne humaineet dans l'action.

222 Cf Ministère des Affaires Populaires, Appelle moi camarade, album « Les bronzés font du ch’ti », 2009 PIAS Recordings.223 Voir La K-Bine, J'rap pour, album « Prélude »

Page 111: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 111

2) La voix fragile du rap et du reggae : une piste pour penser unretour à l'humain

L'investissement de cet espace de partage, où la recherche singulière de l'éthique se faitdans l'agir, est dépendant de la voix. Cette dernière nous apparaît cependant comme fragile.Elle est fragilisée nous l'avons vu par la forme même de la rhétorique : elle est maintenue entension entre les bases stables de la voix singulière de l'artiste et l'écoute par nature instable.La disposition sociale du sens est fragile. La mise en forme poétique est fragile. Toute ladialectique à l'œuvre est ainsi enveloppée de cette membrane fragile. Le cheminement del'auditeur vers l'espace-de-partage et sa découverte intime du sens de la chanson est defait fragile, car dépendant de toutes les facettes de la rhétorique. L'écoute de nos chansons,et leur analyse nous ont permis de saisir une autre dimension de cette fragilisation.

C'est encore dans ce sens que nous parlons « d'éthique de la voix fragile ». Tout reposeen effet sur l'action, sur l'agir, sur du mouvement. Le travail de l'artiste pour forger les gondsde la rhétorique et sa voix singulière est une matière importante des textes de rap et dereggae. Nous y avons montré l'importance du bout singulier de la médiation humaine. Lacomposition musicale de la chanson dans sa totalité apparaît ainsi comme un moyen pourle musicien de revenir sur son propre ethos, sur son propre ajustement des parts moraleset politiques de son éthique. Ces « gonds » sont ainsi eux mêmes dans un mouvementfragile. Parce que justement en mouvement, fidèles à la dialectique qui anime chaque être,ils vont pouvoir rendre la rhétorique si ouverte. Nous retrouvons ici tout un débat qui animele rap et le reggae sur l'authenticité, et la pureté du rap de chacun. Même si l'on pourraitvoir différents degrés d'implication dans le rap en tant que musique contestataire, c'est ici ànos yeux une fausse piste. Le risque est toujours aussi grand de retomber dans une visionfantasmée du rap et du reggae initialement engagée.224. A nos yeux la seule authenticitéest sans doute celle de « l'indigénisation », celle qui inclura toujours le rap et le reggae dansdes logiques de réappropriation. Le reste des « authenticités » ne peut-être défini qu'enrelation avec le public, et non pas comme une variable intrinsèque aux genres. La voix durap et du reggae possède un caractère authentique car elle est le reflet de la voix fragile quitouche chaque être humain. Ce n'est que par la communication, le dialogue qu'elle peut êtrevalidée. Nous pensons que se loge ici une des principales identifications « aux voix » du rapet du reggae : elles sont fragiles, elles sont collées à l'ordinaire, au quotidien. Elles évoquentla parole fragile, en interrogation, de tous les jours; et elles sont proférées. L'éthique passeavant tout par la voix. La société est parlante pour reprendre les termes de Bakhtine : toutest actualisé, et ''redigéré'' par les personnes grâce à la relation orale.

Les voix fragiles nous sont très bien apparues dans l'analyse de notre corpus. Il s'ymêle selon nous l'essentiel des interrogations de l'être humain : ses doutes, ses certitudes,ses repères identitaires, ses rêves. Cette nébuleuse se déverse dans les paroles de rap etde reggae, s'offrant à l'auditeur qui veut bien tendre l'oreille et s'y reconnaître.

Nous pouvons mettre en lumière une éthique de la voix fragile consciente de seslimites : une sorte de mélancolie mêlée d'espoir, laissant la place à une certaine naïveté :une sorte de « naïveté en lutte » ni complètement pessimiste, ni ouvertement pessimistemais désireuse de changement. Cette mélancolie s'exprime très bien dans les chansons deSkalpel et de la K-Bine, chez Keny Arkana ou Zalem :

224 Voir notamment Sarah Daynes, Frontières, sens, attribution, symbolique : le cas du reggae, in Cahiers de musiquestraditionnelles, vol. 17, « Formes musicales », 2004, pp 119-141

Page 112: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

112 CHAUVIN Luc_2010

Skalpel affirme ainsi « je n'ai pas honte de dire qu'à ce moment je suis vulnérable »225 . Associée à une mélancolie qui se déverse dans le récit où la première personne dusingulier domine, cette fragilité est assumée. Le « gond » est stable car il supporte larhétorique, mais il est en lui même fragilisé, en équilibre instable entre toutes les médiations.La voix singulière est posée et c'est là une première piste pour l'auditeur, mais elle reflète lamême difficulté que nous avons tous à gérer notre éthique.Zalem se pose lui en « Interprètemélancolique de (s)on époque » :

« J'observe le monde qui se disloque / M’interroge l'utilité de lutter /Vu qu 'c'estbien les futilités / Qui trust cortex et conscience / Et que la bienséance équivautà l'allégeance / A genoux, allongés et puis même sous terre / Mais que font mescongénères / J'ai la gerbe, un sale goût dans mon verbe / L'aigreur remplit monatmosphère / J'n'ai plus les idées claires » 226

La fragilité est assumée. Cette faiblesse d'un instant de l'être singulier se mêle égalementsouvent d'un constat amer sur la société et les rapports entre humains :

« On s'est construit nos propres prisons / Enfermés dans les forteresses de noségos / La vie ne passe plus à travers, on se sent mourir, on sort les crocs / Ons'entretue et on s'oublie, en accusant autrui / On brûle nos rêves de notre pleingré pour libérer nos cris / Demis-Hommes on a des clous au bout de nos ailes »227

« C'est plus la peine de rêver / L'histoire est morte la terre est ravagée / ouvreles yeux à leur modernité pas de frein / à se prendre pour Dieu on est près dudéclin »228

Ce constat n'est pourtant jamais véritablement figé. Au contraire l'éthique de la voix du rap etdu reggae est négociable, et en mouvement. Ainsi elle va osciller entre ce pessimisme qu'ilfaut évacuer et une mélancolie rageuse. L'optimisme vient alors colorer la voix singulièrede l'artiste. La reappropriation de l'héritage des genres est remise en avant. L'authenticitése loge quelque part dans le fait d'assumer ce fiel. L'animosité est nécessaire pour penserl'autre facette humaine : la part optimiste. Le désenchantement va alors de pair avecune mélancolie fragile, potentiellement porteuse d'espoir. Nous retrouvons ce que PhilippeCorcuff nomme « mélancolie radicale »229

Cette radicalité s'apparente pour nous à un réequilibrage permanent qui trouve placedans un horizon d'espoir et de lutte. C'est pourquoi ni le pessimisme ni l'optimisme nesemblent prendre le dessus : ils sont en tension dans la voix de nos artistes entre un horizonmélancolique et un horizon utopique. Cette tension vient en écho à la dialectique danslaquelle nous sommes pris et avec laquelle la rhétorique prend forme : « les voix » durap et du reggae oscillent entre tentation de polarisation (une sorte de manichéisme bienidentifiable dans le jeu des pronoms et les créations de solidarités) et tentation d'un degréintermédiaire, instable (à l'image de l'échelle des sentiments humains), en écho toujoursavec la tentation entre part singulière et part collective de la médiation

225 Skalpel, Vulnérable, album « Résister c'est vaincre vol. 1 » , notre retranscription226 Zalem, Interprète mélancolique de mon époque, album « Osons inventez l'avenir », notre retranscription avec la

cordiale correction de l'artiste.227 Keny Arkana, Les chemins du retour, album « Désobéissance »228 La K-Bine feat Korias, Konstat, album « Rapport de force »229 Voir notamment sa conférence, Corcuff Philippe « r oman noir américain, philosophie et critique sociale : David Goodis, JamesCrumley, Dennis Lehane » des 21-22 mars 2009 à Montréal. En ligne : file:///club/blog/philippe-corcuff/240409

Page 113: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 113

Ce qu'affirme Skalpel : « j'suis pessimiste à mort mais pour mon crew j'resteconfiant »230. L'écoute de ses propres sentiments est alors vue comme une force, quelquechose en plus, de plus proche de l'humain. C'est en ce sens que nous parlons de retour àl'humain à propos des repères portés par la rhétorique de nos rappeurs. Keny Arkana chante« on doit redevenir humain » en guise de refrain de sa chanson « Les chemins du retour ».Le pessimisme est présent mais assumé : il effleure l'homme pour mieux le réveiller :

« L’immobilisme ambiant aura raison de moi / C'est ce que j'me dis parfois / Maisnon au final je garde la foi / Fier de mes choix / De me battre pour ce en quoije crois / Et ceux en qui je crois... Pour combien n’y a-t-il rien de louche, quicloche, quand le monde ils té-ma /L’immobilisme ambiant me touche m'amoche /Mais pour sur il m'achèvera pas, il m'achèvera pas »231 « C'est le même thème dumatin au soir / haine peine / haine, peine, chagrin, espoir / sponso par la déprime /crise de moralité, vie sans globalité / triste réalité Mon rap est fort sponsorisépar la déprime / des yeux rouges comme témoin que l'alcool s'imprime dansma rétine / je palpite et boum boum mon coeur s'anime /amer comme le goût demes larmes salines / introspection en vigueur / caractère formé à l'école de lavie /une sensibilité de rigueur /question est ce que j'en ai trop dit / j'ai fait demes souffrances un label / et de ce cri de désespoir un rap-pel /tu sais chaqueséquelle je l'avale comme un saké /ma tristesse un pute que je vomis comme unemaquerelle massacrée /sont mes sentiments et je cherche un exécutoire / matête commande à mon stylo d'écrire / toujours plongé dans le noir /en gros y'aqu'en enfer que je trouve de l'inspiration /dans mes tourments que je trouve lamotivation … / Skalpel hérétique ni dieu ni maître je me fous de ton éthique »232

La voix singulière passe par cette nécessaire fragilité, par ce retour aux sentiments, àl'humain. Elle est également doublée de ce que nous voulons appeler « naïveté en lutte ».Nous en voyons nous des échos chez Henry David Thoreau et Louis Lecoin. Nous aurionsune sorte de naïveté exigeante, en évolution car arrimée à des certitudes concrètes. Lescertitudes de nos artistes seraient quelque part entre une naïveté critique et sentimentaled'un Louis Lecoin, héritière bâtarde d'une naïveté utopique qui aurait un peu emprunté à l'îlede Thomas Mann; et d'une naïveté perfectionniste qui puiserait dans la cabane de Waldende Henry David Thoreau. Ces deux repères d'utopie serviraient bien selon nous à bornerl'utopie que l'on retrouve dans le rap et le reggae. La naïveté raisonnée du Thoreau de« Walden ou la vie dans les bois » (1854) nous offre des pistes pour penser cette « naïvetéen lutte », car même si ses appels peuvent apparaitre bien naïfs, ils proposent un chemininitiatique propre au perfectionnisme, chemin sans fin mais qui nécessite l'actualisationpermanente de l'éthique :

« Un esprit simple et indépendant ne s'efface sur l'ordre d'aucun prince. Le génien'est pas le serviteur d'un empereur ni de ses biens d'argent, d'or et de marbre [...] aussilongtemps que possible, vivez libres et détachés. Que vous soyez attachés à une ferme oudans la prison de la région ne fait qu'une petit différence »233.

230 La K-Bine, Y'a pas si longtemps, album « Rapport de force »231 Zalem, Interprète mélancolique de mon époque, album « Osons inventez l'avenir »232 Skalpel feat Korias, Sponso par la déprime, album « Kommando Malik » 2007, notre retranscription

233 Thoreau, Walden ou la vie dans les bois.

Page 114: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

114 CHAUVIN Luc_2010

Pour Skalpel la solitude et le désenchantement pessimiste premier ouvre, comme chezThoreau la voie à la réflexion, à la critique voire à la désobéissance civile234.

« Vulnérable et submergé par la tristesse / les yeux rouges le stress /frénétiquement le clavier que je tripote […] je hais ce monde et j'ai envie decouper le fil / acrobate sans style je relativise / mais parfois ça ne suffit pas / /et quand t'as mal au cœur t'étouffes sous le poids de tout ce que tu dis pas /Indépendants, alternatifs et militants / à l'écoute de nos sentiments / vulnérable àcet instant /le poing se serre, les larmes coulent sur le ciment »235 « Au nom dela dignité humaine nous avons dit assez ! Désobéissance civile » 236

La lutte oscille alors entre l'individu, ses sentiments, des repères fragiles et une éthiquemalléable. L'éthique se fait dans l'agir: elle n'a plus honte des faiblesses et des sentiments,rapprochant d'autant l'artiste de l'humain. Le sens de l'éthique dépasse les dires. C'esttoute la force de cette dénonciation simple mais profonde qui s'associe à la transformationdu monde que l'on peut retrouver chez Louis Lecoin, militant anarchiste d'une infatigableexigence en faveur de la paix globale et du désarmement mondial. La figure du naïf se mêleà celle du sens moral :

« Les idées sont belles presque toujours et c'est ce qu'en font les être humains qui estblâmable... Que les révisionnistes de tout acabit y réfléchissent avant de blaguer des idéauxet de mettre en cause des principes, responsables tout au plus de n'avoir pas été ancrésplus profondément dans le cœur des hommes […] Il fait avancer oui; à grande enjambées,même. Sans rien abandonner toutefois des beaux motifs qui primitivement ont commandénotre marche. » 237

Skalpel vient répondre, comme en écho :« J'avais des interrogations personnelles profondes tu vois, lourdes. Et y a un moment

où j'ai dit bon : c'est plus possible de faire de la musique engagée si toi ta vie elle est pasengagée en vrai. Donc y a un moment, arrête de jouer au révolutionnaire et au révolté situ t'révoltes pas dans ta vie de tous les jours, dans ton taff... Si tu te bouges pas le culpour aller en manif, en... militer... » 238

Et Lecoin d'ajouter :« Car il est prouvé qu'on ne construit rien sans âme; que l'esprit doit avoir sa part dans

toute entreprise; que faire fi de certains sentiments est indigne de précurseurs » 239

La fragilité des sentiments humains et revendiquée, s'associant à des utopies solides.La naïveté est assumée, car critique :

« Moi j'traine mon corps trapu / les sans pap se font attraper / et ces affichesélectorales ça fait /longtemps qu'elles ne me parlent plus / le blues dans monregard / planqué derrière les cils de mes ptits yeux / la chaleur du métro /le visage

234 Voir l'article de Philippe Corcuff, « Appaloosa » : un grand western anticapitaliste (contre Sarkozy) publié sur Rue89 (http://www.rue89.com) et aussi Corcuff Philippe, La société de verre-Pour une éthique de la fragilité, Armand Colin, 2002.235 Skalpel, Vulnérable, album « Résister c'est vaincre vol. 1 », 2009 , notre retranscription236 Keny Arkana, Désobéissance civile, album « Désobéissance », 2008

237 Louis Lecoin (1974), p 166238 Interview avec l'auteur239 Lecoin (1974), p.166

Page 115: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 115

de ceux qui a trente ans ont déjà l'air vieux /la lourdeur sur mes épaules /duplomb dans les sacs à dos /je m'extirpe de la matrice /respire dans cette libraireentre anars et anciens coco /ma vie est pas très simple et contradictoire /et y ades jours ou je ne supporte plus / ma gueule en pleurs dans ce miroir / c'est leslarmes aux yeux que j'écris /la plupart du temps /de la soul en fond entre lectureset récits passionnants /J'ai le blues / dans mon crâne une intempérie / depuispetit du mal à me tempérer /les larmes aux yeux j'avance et vis / écrasé quandma déprime sévit » 240 « J'rap avec la rage au cœur et dès fois ça glisse et tombecomme un domino »241 « rancœur et amour aucune contradiction »242

L'utopie se charge donc de ce ressenti humain, et se politise. Même naïvement cet horizonpolitique sert de repère. Chez la K-Bine elle est assumée à l'extrême-gauche :

« au pire si je dois choisir je suis français comme un membre d'Action Directe » 243 « Je suis cette extrême gauche que les médias ne comprennent pas »« Artisan de la grève générale » « Anarchiste luttant pour un idéal libertaire »244 «Soleil rouge, espoir noir avant la fête / En attendant le grand soir » 245

Ce rap libertaire « rouge et noir » (« Rap Red and Black ») côtoie dans notre corpus desrevendications plus proches du sankarisme par exemple chez Zalem. Cette utopie devientalors un peu plus concrète du fait même de la profération. Elle est naïve mais vient enrepère solide face à la fragilité de la voix et de la construction de l'éthique. Dans l'album« Kommando Malik », Skalpel opère trois « Utopies concrète » où s'entrechoquent tousles repères utopiques qui forment l'éthique du rappeur. Ces chansons résonnent avec unepointe de naïveté, mais une « naïveté en lutte ». La profération de tous ces rêves disparatesrésonnent effectivement avec le réel. La rhétorique du rap et du reggae parvient à les placeren horizon pour l'auditeur. Chacune des mesures appelées du vœu des rappeurs vientrésonner singulièrement avec le réel, et de fait avec l'éthique en construction de l'auditeur :

« On va imposer un programme par la force s'il le faut / Taper du poing de lafaucille et du marteau / Décider de façon horizontale comme les anars / Fusillerquelques connards/ dans un premier temps augmenter l'ISF à 90% / Un patronqui gagne plus qu'un médecin putain c'est insultant / On va supprimer le fricet laissez place au troc / interdire la publicité sponsoriser le toc / donner de latige aux salauds du MEDEF / École médecine logement gratuits pour tous /plusbesoin d'UNICEF /on va faire de nos vies courtes une utopie concrète / exigerl'impossible /rendre les voitures complètement désuètes [...]Frère j'te jure qu'onva plus se taire / Rejoins nous et j' te jure que ça va le faire […] t'as compris / y'aura pas de trêve / Parce que l'utopie n'est pas un rêve elle est ce qui manque

240 Skalpel, Blues, album « Résister c'est vaincre, Vol. 1 »,2009. Notre retranscription241 La K-Bine feat E.One et Pizko Mc, Je reste conscient, album « Libérez action directe », 2007. Notre retranscription242 Skalpel Feat Eskicit, On va l'faire : Utopie concrète 3, album « Kommando Malik « , 2007. Notre retranscription243 Skalpel, Révoltés, extrait de la compilation Delepenisons (2007), album « En attendant le troisième album », notre

retranscription244 Skalpel, Luttez! Résistez ! Organisez vous! , album « Luttez! Résistez ! Organisez vous! » 2009. Notre retranscription245 La K-Bine, Le calme avant la tempête, album « Résister c'est vaincre Vol 2 »

Page 116: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

116 CHAUVIN Luc_2010

à nos vies » 246 « lutter pour / un idéal qui nous soulève / et pour lequel on plaide / lutter pour lutter pour /nos frères qui souffrent et crèvent la dalle au bled /Malgré tout accrochés à une utopie / chacun ses motivations / un rêve plus fortque le réel » 247

Nous aurions donc dans le rap et le reggae des pistes pour penser une éthique de la voixfragile, assumant des utopies-horizons salvatrices et les faiblesses de la contingence dessentiments humains. La désobéissance est quelque part entre ces bornes politiquementpositionnées et l'écoute. Le réel « s'utopise » dans l'écoute mais résonne bien concrètementdans l'individualité de chacun, dans la voix singulière de chacun :

« et si tu m'entends c'est que ça commence » 248

La dernière piste que nous pouvons emprunter afin de cerner cette éthique de la voix fragiletient selon nous au concept de « zapping ».Ce dernier caractérise en effet à nos yeux lachanson-espace-de-partage. Parler de « zapping » prend tout son sens si nous gardonsà l'esprit la rhétorique du rap et du reggae comme une expérience qui inclut l'auditeur. Le« zapping » est à nos yeux une des pratiques politiques mises en œuvre par le rap etle reggae. Il est tributaire de la profération et donc de l'héritage des genres et fait échofinalement à ce que Julia Kristeva nomme « l'inter-texte » :

« Le texte n'est pas un ensemble d'énoncés grammaticaux ou agrammaticaux. Il estce qui se laisse lire à travers la particularité de cette mise ensemble de différentes stratesde la signifiance ici présente dans la langue dont il éveille la mémoire » 249

Nos chansons fonctionnent comme le texte et « l'intertexte » et l'écoute en est la clefd'interprétation. L'écoute révèle la pluralité dont est fait le texte, et au delà la médiation quinous inscrit tous à cheval sur du collectif et du singulier. Cette entrée dans l'espace-de-partage ne peut être qu'active. Comme le dit Barthes à propos de la lecture, l'écoute estun travail :

« Lire cependant n'est pas un geste parasite, le complément réactif d'une écritureque nous parons de tous les prestiges de la création et l'antériorité. C'est un travail 250

[...] interpréter un texte ce n'est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou moinslibre) c'est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait » 251

Le texte de la chanson qui nous est révélé lorsqu'il est proféré au micro est le fruit dela pluralité de l'artiste. Il reflète ce que nous voulons appeler son « zapping » intérieur : cedernier, résultat de la médiation qui l'a accompagné, pourrait s'apparenter à une « rhétoriqueintérieure et personnelle », ou autrement dit à une association personnelle -qui fait sensintimement- du triptyque ethos/logos/pathos. C'est la voix singulière, propre à l'artiste quiagence la pluralité de ces repères. Lorsque Skalpel fait référence à Angela Davis, CarlosGuilani, Orwell, Nestor Makhno, Pablo Neruda ou les victimes des bavures policièresfrançaises, son « zapping » représente sa capacité à trouver du sens au travers de cesrepères pluriels. Le sens se fait dans l'association. Et cette dernière est profondément

246 Skalpel Feat Eskicit, On va l'faire : Utopie concrète 3, album « Kommando Malik », 2007. Notre retranscription247 La K-Bine, Pour qui..., album « Telephonik Tape », 2005.248 Ibid

249 Kristeva (1978), pp 18-19250 Barthes (1976), p. 17251 Ibid, p. 12

Page 117: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 117

singulière. Elle n'appartient qu'à chacun de nous. Le signifiant et le signifié sont chargés devaleurs communes mais l'expérience permet de les mettre à distance pour leur faire prendreune teinte personnelle. Ils vont alors s'ajuster, dans l'agir. La voix du rap et du reggae, fragiledu fait de cette pluralité, permet à l'artiste d'exprimer un équilibre personnel : il la fait sienne.

C'est en ce sens que nous parlons d'éthique de la voix fragile. Dans l'expérience del'écoute se déroule le même processus de construction de sens. Dans la chanson-espace-de-partage, l'auditeur est seul à faire « son zapping », s'appuyant ou refusant les repèresdonnés par la rhétorique. Le « zapping » est une forme de « tuilage » intime. A nos yeuxle rap et le reggae permettent donc à chacun d'être le témoin et l'acteur de son propre« zapping ».

Ainsi la pluralité est assumée. La faiblesse inhérente à cette dernière, et au flou danslequel nous plonge la médiation singulier/collective, est acceptée car elle seule donne accèsà l'espace de partage. C'est d'ailleurs cette même faiblesse qui sert de matériel aux textes.Le texte n'est alors pas un : ni unique ni unilatéral dans sa signification. Il reste pluriel etc'est à chacun d'apporter un cachet personnel. On perçoit bien les pistes politiques d'unetelle mise à plat des capacités à comprendre un texte. Malgré la multitude des dispositionssociales de sens, les combinaisons sont infinies quant à l'approche auditive de chansonsqui demandent l'implication. Cette participation de chacun offre des exemples de pratiquespolitiques qui peuvent être à nos yeux libératrices. Elles sont, de par leur mise en pratiquemême, capables de déconstruire une parole confisquée, de réinsérer une personne dansun espace commun. Elles appellent surtout à nos yeux à une sorte d'individualisme enmouvement, en construction. Comme si l'homme n'était matière première que de son action,de sa vie. L'éthique est bien présente, et c'est elle qui peut réintroduire l'individu dans des« jeux de vérité » qui ne doivent qu'à lui. Nous y voyons un écho à ce que Michel Foucaultnomme « pratiques de liberté ». Ces dernières offriraient des espaces, des moments oùl'individu peut entrer « dans un certain jeu de vérité ». Le jeu de vérité se devra d'êtreactualisé et il insère ainsi la personne dans une dynamique de rétrospection individuelle :l'auditeur peut se mettre à distance dans l'espace de partage, rassuré par les bornes repèresde la chanson, valorisé par le fait qu'il a pu s'accrocher à l'écoute. La reconnaissancepersonnelle peut s'ensuivre et peut rééquilibrer des logiques de dévalorisation de soi, defrustration personnelle. L'écoute-en-action est tributaire d'une certaine « éthique du soucide soi » (Foucault). Le « zapping personnel » qu'elle implique pousse à une connaissancede soi, à un perpétuel ré-agencement de sa propre pluralité, de ses propres références etde sa capacité à les confronter, à construire un sens entre elles :

« On ne peut pas se soucier de soi sans connaître. Le souci de soi est bien entendula connaissance de soi-c'est le côté socratico-platonicien-mais c'est aussi la connaissanced'un certain nombre de règles de conduites ou de principes qui sont à la fois des véritéset des prescriptions. Se soucier de soi, c'est s'équiper de ces vérités : c'est là où l'éthiqueest liée au jeu de la vérité »252

Et le philosophe d'ajouter : « Les jeux de vérité ne concernent plus une pratiquecoercitive mais une pratique d'autoformation du sujet »

Le « zapping » est lié à l'éthique de la voix fragile. Le « zapping » insère l'individu dansun certain nombre de jeux de vérité dont il est le seul à pouvoir en faire sortir une continuitépassagère, un sens. Nous y retrouvons les repères stables de la rhétorique, les vérités desrappeurs qui forment en même temps qu'un « jeu de langage » un « jeu de vérités ». Nousen voulons pour exemple une chanson particulière de la K-Bine qui illustre à nos yeux le

252 Foucault (1984); p. 1532

Page 118: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

118 CHAUVIN Luc_2010

potentiel libérateur et auto-formateur pour l'auditeur du « zapping ». La chanson « Mémoiredes Luttes » aimante à elle beaucoup des caractéristiques de la rhétorique de l'expérience.Construite en récit, où le discours direct est prépondérant, elle crée un espace de partageen équilibre entre le singulier -le « je »- et le collectif auquel s'identifie le rappeur. Mais déjàperce « le zapping » car c'est lui seul qui fait le lien entre ce collectif disparate, entre toutesces luttes :

« Pour faire un morceau comme « Mémoire des luttes » tu peux pas faire n'importequoi dans ta vie, faut pouvoir assumer tout ce que tu dis dans un morceau comme ça, fautpouvoir l'argumenter, l'expliquer... C'est pas juste un morceau « concept » [...] « Mémoiredes luttes », c'est pas un concept, « Mémoire des luttes » c'est: t'assumes définitivementtout un tas de références à des luttes, et tu les lies entre elles [...] »253

La rhétorique se déroule alors toujours en tension entre intersubjectivité etconfrontation. Le réel s'accroche à chaque vers et à chaque nom propre cité. Dans le mêmetemps ces noms transportent avec eux une forte charge émotive et subjective. Cela estrendu perceptible par la construction sous forme de récit où le discours indirect libre sedissimule derrière le discours direct. La rhétorique de l'expérience permet à l'auditeur denaviguer entre un réel historique et un imaginaire rendu possible par la narration. On peutalors imaginer ces personnes historiques dans leur cachot, ou entendre ce qui leur a été ditpar les oppresseurs. En ce sens, le « zapping » de Skalpel frise avec le mythe. Ces luttessont mythifiées tout en n'étant pas complètement naturalisées. Elles restent en suspend dufait même du « zapping ». Ce lien improbable entre des événements historiques éloignéspermet aux objets -et aux noms propres- de conserver une part de réel. Seul l'individu peut ytrouver un sens, et c'est lui qui les portera alors à son tour au statut de mythe, mythe fragile,le temps d'une chanson, mythe condamné au bon vouloir de l'écoute et du « zapping » del'auditeur :

« Associer la lutte des classes avec une révolte dans les quartiers populaires, ouassocier la CNT espagnole avec euh... avec la lutte des Sans-pap', c'est pas un truc qui estévident pour tout le monde. Mais pour moi ça me paraît évident parce que ça fait partie detoutes ces choses qui sont liées entre elles, ça nourrit notre pensée d'aujourd'hui tu vois.Notre euh... Notre pensée d'aujourd'hui ouais voilà »254

« J’ai combattu au près du CHE dans la Sierra Maestra Versé des larmes quandils l’ont tué, fais de même pour ZAPATA Sous le poids de 500 ans d’oppression,mes veines se sont ouvertes Ais parcourus une histoire populaire américaineau côté des femmes aux states Epousé la révolte de JACKSON et vu devantmes yeux la mort Connus l’histoire du Black Panther Party au près de NEWTONet crié mort aux porcs J’ai haïs les matins plus de 20 ans comme JEAN MARCROUILLAN J’ai affronté Big brother en 1984 Combattus dans les milices duPOUM avec ORWEL Dans la crasse des tranchées face aux attaques Monté desbarricades pendant la commune de Paris Dos au mur comme les fédérés la têtehaute devant les fusils Entre grève de la faim et torture blanche sans repentanceet sans reniement J’ai pleuré, crié, espéré, lutté pendant la guerre d’Espagne Mesuis réfugié avec les basques dans les villages de Bretagne Porté le drapeau dela CNT dans la colonne de Fer Me suis enfui du bagne de Cayenne avec aux piedsles fers J’ai crié Ya basta ! Le premier janvier 94 Bouffé 6 ans de taule avec mon

253 Interview avec l'auteur, mai 2010 (Voir annexes)254 Interview avec l'auteur.

Page 119: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

II/ Vers la rhétorique de l'expérience

CHAUVIN Luc_2010 119

père et les Tupamaros Pris d’assaut l’ambassade du japon avec le MRTA Levéla kalache et le poing en hommage à NESTOR CERPA J’ai connus BADEER, laRAF, Les Brigades rouges et les CCC Gueulé vive la Palestine avec les militantsdu FPLP J’ai vu CARLO GIULIANI tombé sous les balles de la police du CapitalConcentré tellement de rage dans mes putains de veines Prêt à exploser commeun black bloc à Seattle ou à Gênes J’ai arpenté le couloir de la mort au près deLEONARD PELLETIER et de MUMIA Lutté pour l’indépendance du Sahara et crevédans les prisons de Kenitra J’ai eus les mains tranchés comme VICTOR JARA Etma guitare c’est transformé en une kalache contre les paras En novembre 2005je me suis révolté dans les cités de France Épaulé par une jeunesse en colère etméprisé depuis l’enfance J’ai foutu le feu à ma cellule dans ce putain de centrede rétention Soutenus la lutte des sans papiers, manifesté contre les expulsionsGardé la tête haute sous les sifflets des ouvriers français Laissé peu de placeà la consternation Fils de prolo étranger héritier des luttes de l’immigration J'aicôtoyé la misère dans les bidonvilles de Nanterre Me suis noyé dans la scènele 17 octobre 61 Avec plus d'une centaine de mes frères J'ai vu pleuré ma mèreSes larmes coulant sur le corps de mon petit frère Nouvelle victime d'une bavurepolicière » (Skalpel « Mémoires des luttes – Chapitre 1 », 2009)

La rhétorique rap et reggae va user largement de ce « zapping ». Nous pouvons citer à titred'exemple un groupe comme Dubamix dont toutes les chansons sont une association desamples, d'extraits sonores de radio ou de télévision ou de discours politiques, sur fond demusique dub. Nous retrouvons là une pratique de liberté. L'auditeur va se découvrir, êtreamené à se comprendre, à mettre à distance son « zapping » pour associer tous ces repèressonores divers et variés. La rhétorique ouverte permet cela : elle donne toutes les clefs àl'auditeur, dès lors qu'il veut bien faire l'effort d'écoute. La pratique même des voix du rapet du reggae est donc bel et bien politique :

« Les pratiques politiques incarnées s'accomplissent par la jonction entre les techniquesde la voix rappée et les revendications de prises de position. C'est dire qu'elles émergent aucœur de la relation rappeur / auditeur, de la relation langagière / vocale qu'ils développentensemble à l'initiative du rappeur, et dans les cas où l'auditeur ratifie voire s'approprie laproposition de relation par le langage. Les pratiques sont politiques par les effets qu'ellesoccasionnent » 255

La pratique de nos genres se retrouve finalement au centre de notre dialectique àquatre, condamnant de façon libertaire l'individu à « un souci de soi » » situé à jamais dansle réel.

255 Pecqueux (200), p. 219

Page 120: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

120 CHAUVIN Luc_2010

Conclusion

« Le président t'oublie, oublie le président 256»Nous avons donc essayé de tracer les contours de la rhétorique particulière de deux

genres musicaux qui apparaissent bel et bien condamnés à vivre et à créer quelque partà mi-chemin entre réel et imaginaire. Ils sont tel un Antée qui survit entre les mains d'unHeraclès imaginaire : ils ne peuvent périr qu'une fois avoir perdu le contact avec la terreet c'est justement ce réel qui s'agrippe à eux, ne les laissant jamais complètement dansl'imaginaire. De par leur héritage commun profondément ancré dans des contextes sociauxparticuliers, rap et reggae créent par le réel : ils s'en veulent le miroir grossissant, ils seveulent narrateur de la réalité. De cette logique ils sont nés mais s'en sont vite réappropriéla démarche. Il faut narrer le réel pour mieux en faire ressortir un jugement, pour mieux lecritiquer ou au contraire, le mettre en art pour mieux s'y affirmer.

Rap et reggae ne font là que perpétuer des traditions, qui furent un jour innovationsdans les propriétés esclavagistes nord-américaines, puis dans les ghettos jamaïquains, quiaccordent une place prépondérante à l'oral. Ce dernier est le symbole de la médiation quianime chaque création, celle qui fait s'entrechoquer un être singulier avec les collectifsqu'il a à gérer dans sa vie. Ainsi affirmée, la parole orale ne peut très longtemps secouper du contexte social et historique : l'oral sert de repère pour se situer dans le jeu despouvoirs humains. L'oral sert vite à polariser le monde qui nous entoure, premier réflexed'identification et de survie. Se créer un groupe d'appartenance nécessite un ennemi àrejeter, et le seul moyen de s'en démarquer est de parler autrement. Changer de langage,s'approprier celui de l'ennemi pour mieux le mettre à distance : c'est cette logique quiva présider à la naissance de nos genres, et elle va se retrouver tout au long de leurrapide évolution sur les scènes internationales. Les médiations ont crée leur boucle, leurespace de dialectique : le singulier se nourrit du collectif et l'abreuve tout autant, tandis quel'affirmation de soi et de son groupe passe par une actualisation incessante du politique etde l'esthétique. Nos genres se sont insérés dans cette dialectique, l'ont fait leur, pour mieuxen retirer le principal bénéfice : le mouvement et la plasticité. Le reste n'est qu'imitation-individualisation-innovation. Le rap et le reggae sont condamnés à « l'indigénisation » carla plasticité qui les caractérise touche aux médiations les plus humaines.

A partir d'une structure claire mais ouverte, rap et reggae peuvent décupler cettedialectique qui mène à « l'indigénisation ». De quelques codes en termes de rythme,d'oralité, de mise en forme poétique et de repères identitaires, le rap et reggae transformentla chanson en espace entre-deux à cheval entre les médiations. Ils réussissent à souleverles artistes et les auditeurs dans un espace-de- partage qui survit dans un imaginaire n'ayantpas complètement perdu contact avec la terre. L'énonciation rend concrète cet espacede dialogue où le sens des mots ne sera ni complètement dévoilé, ni entièrement livré àlui même. La mise en forme poétique continue d'attirer l'écoute de l'auditeur, l'obligeant ànaviguer entre signification concrète et ajustements esthétiques non-directement sensés.Nous pourrions dire ainsi que l'espace-de-partage du rap et du reggae est finalementtributaire du même héritage : l'espace-de-partage est « indigénisation a priori », carn'importe qui peut y trouver des ingrédients pour façonner son « identité sonore » ainsi que

256 Didier Awadi, Le cri du peuple, album « Un autre monde est possible », 2005

Page 121: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Conclusion

CHAUVIN Luc_2010 121

son « identité politique ». La première attire la seconde. Ainsi le rap et le reggae arrivent àouvrir un peu plus la chanson, à la mettre à « disposition » de l'auditeur. La vraie libérationse loge dans cette non-obligation : la chanson n'oblige pas à penser même si elle délivredes traces d'écoutes, des bornes d'identification. Celui qui veut vraiment en tirer un sens nepourra le faire que partiellement, et intimement. Seule l'action d'écoute peut légitimementespérer investir un temps l'espace-de-partage.

Nous avons pu voir à quel point cette expérience résonne politiquement. L'éthique dela voix fragile que nous avons voulu mettre en relief n'est ni complètement dessinée, nicomplètement achevée. Sans doute n'a-t-elle aucune vocation à l'être. Elle est, justementcar elle est le reflet de notre dialectique à quatre à l'œuvre dans nos musiques. Elle estmouvement car elle doit s'ajuster à chaque fois dans l'agir de chacun. Et cet agir nousrenvoie toujours au centre de nos deux médiations: il ne peut réellement être sans les autres,sans l'agencement du pouvoir qui règle nos vies, sans nos désirs et sans la reconnaissanceque l'on y guette. L'éthique de la voix fragile est l'horizon de la rhétorique de l'expérience.

Nous pouvons alors penser que cette dernière est, comme l'écoute, sujette à desdegrés d'approche. Il ne fait aucun doute que certains rappeurs et certains chanteurset chanteuses de reggae affirment une solidité bien plus proche d'une estime de soidémesurée, que de la fragilité des sentiments humains parsemant notre corpus. Mais nouspensons que la fragilité reste intrinsèquement liée à l'oralité qui fait nos genres et au besoinde validation par l'auditeur, validation dont ils ne peuvent se priver. Tant que les paroles durap et du reggae seront dites et énoncées, la chanson restera fragile car en équilibre entrela profération et l'écoute. Ainsi nous sommes conscients que notre corpus décuple l'éthiquelibératrice de la voix fragile car il accepte et assume la tension vive avec le réel.

L'idée de désobéissance est donc elle aussi soumise à l'expérience. Il existerait desdegrés de désobéissance qui seraient proposés à partir du degré minimal : le degré 1 de ladésobéissance par l'implication de l'auditeur. Ensuite ce serait en fonction des disponibilitéssociales de sens, des contextes, et des revendications des artistes que se joueraient lesvoies de la désobéissance, sous forme de multiplicateur. C'est peut-être ici, dans cette idéede degrés de désobéissance, qu'il serait nécessaire d'approfondir les recherches. Il seraitainsi possible d'élargir l'analyse à des éléments beaucoup plus sociologiques qui mettraienten parallèle l'espace-de-partage désobéissant avec une véritable désobéissance en acte.Ce serait l'occasion de plonger un peu plus dans les milieux engagés qui puisent dans nosmusiques des moyens de revendications et de légitimation. On pourrait alors essayer devoir comment la rhétorique de l'expérience est perçue par les personnes militantes, si elleest perçue comme telle, et comment elle peut réellement activer des logiques d'actions, deslogiques d'engagement.

Notre recherche nous permet de dire que la rhétorique particulière du rap et du reggaea cela de libérateur -et donc dans certains contextes de désobéissant- qu'elle revalorise laconstruction de soi. Le « zapping » personnel est sans doute un chemin nécessaire vers« l'estime de soi » dont parle Foucault. Le « zapping » est alors une forme « d'indigénisation »intime du trop plein de repères et de sens. Il a la capacité de jouer le rôle de régulateur dansdes contextes de pertes de repères, de multiplications des obligations « à être » dans lasociété. « Zapper » c'est se réappropier un temps la signification de la chanson, la confronterà notre éthique et en tirer des conclusions sur notre être au monde.

Sans vouloir idéaliser nos genres, on peut même aller jusqu'à dire que les récentescondamnations par la classe politique de certaines paroles de rap nous offrent aussi despistes pour penser la rhétorique de l'expérience. Que des hommes voient dans les textes deLa Rumeur des attaques à l'intégrité nationale ou des insultes aux forces de l'ordre, sonne

Page 122: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

122 CHAUVIN Luc_2010

selon nous comme une certaine implication de l'auditeur, certes par la négative, mais qui luidonne voix au chapitre. Bien sûr, le fait que cela se fasse sous une forme procédurière, etdans une mise en scène politicienne fait résonner un peu plus hypocritement le devoir del'auditeur de s'impliquer dans la chanson, mais la démarche reste à nos yeux intéressantequant à la voix fragile portée par cette rhétorique.

Cela nous rapproche encore un peu plus du réel. Et même si l'exemple du groupede rap La Rumeur, relaxé en juillet 2010 suite à huit années de procédures judiciaires,nous rappelle que l'expérience d'écoute peut être facilement instrumentalisée -dans lesdeux sens d'ailleurs- nous aimons à penser que le rap et le reggae restent un outil dediversité. La rhétorique de l'expérience est politique par sa pratique, et c'est là un horizonà la fois libertaire (horizontal) et démocratique car c'est le moyen qui délivre véritablementun espace de partage. La fin n'est jamais réellement donnée comme ne le sera jamaiscelle du « zapping » personnel. Comme le dit le poète martiniquais Edouard Glissant,« la pensée unique frappe partout où elle soupçonne de la diversité »257. A l'opposé del'hypocrisie de certains qui voient dans les chansons de rap et de reggae des objetspolitiques « tout faits », et unidirectionnels, nous préférons voir dans nos genres uneillustration de ce que le poète nomme le « Tout-monde ». Ce « Tout-monde » à l'inversed'une mondialisation uniformisante et suspendue à des valeurs dominantes, se rapprochede l'idée « d'indigénisation ». Dans le « Tout-monde » s'effacent les propensions à la notiond'universel et spécialement de « valeurs universelles ». Le seul universel n'est au final quel'humain. Les valeurs se meuvent alors. Elles sont obligées de vivre dans le mélange etdonc dans l'action. Glissant parle d'une « poétique de la relation ». Rap et reggae sont nésde l'hybridation, et ils ont conservé ce mouvement et ce mélange. Dans l'espace-de-partagepersonne n'a droit à la pensée unique puisque c'est le dialogue et la co-énonciation quifaçonnent la signification de la chanson. Dans le « Tout-monde », Glissant voit une tendance« d'individuation généralisée du monde ». Nous retrouvons « l'indigénisation ». Le poèteparle lui de créolisation :

« Dans la créolisation je peux changer en échangeant avec l'autre, sans me perdre,ni me dénaturer [...]»

La chanson-espace-de-partage offre un tel espace horizontal où la médiation est reine:elle ne décide de rien mais met en confrontation. Cet espace est libérateur. La valeur n'estplus fixe ou oppressante: elle vit dans la pratique, comme la créolisation de Glissant :

« La créolisation n'a pas de morale, pour une raison bien simple: nous sommes deplus en plus nombreux, désormais, à pouvoir décider seuls des règles de notre moraleindividuelle ».

L'éthique de la voix fragile est bien inscrite dans ces musiques « Tout-monde » oùchacun a potentiellement voix au chapitre.

257 Edouard Glissant, entretiens in Télérama, n°3156, 7 juillet 2010, pp 8-12

Page 123: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Bibliographie

CHAUVIN Luc_2010 123

Bibliographie

Ouvrages

Ouvrages généraux

Bakhtine Mikhail (1977), Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d'applicationde la méthode sociologique en linguistique, Les Éditions de minuit, Paris.

Barthes Roland (1957), Mythologies, Seuil, 233 pages.Barthes Roland (1976), S/Z, Seuil, 250 pages.Cespedes Vincent (2006), Mélangeons nous, Enquête sur l’alchimie humaine, Maren

Sell, 354 pages.Claudel Paul (1963), Réflexions sur la poésie, Gallimard, 185 pages.Chaker Salem (Edité par.) (1998), Langues et Pouvoir de l’Afrique du Nord à l’Extrême-

Orient, EdiSud, 336 pages.Corcuff Philippe (2002), La société de verre-Pour une éthique de la fragilité, Armand

Colin.Davis Angela (1983), Femmes, Race et Classe, Ed. Des Femmes, 341 pages.Davis Angela (1971), Angela Davis parle, Ed. Sociales, Paris, 93 pages.Dupeyrix Alexandre (2009), Comprendre Habermas, Armand Colin, 196 pages.Foucault (1984), Dits et écrits, Gallimard, Tome 2.Gassama Makhily (2008), L'Afrique répond à Sarkozy. Contre le discours de Dakar, 540

pagesGellner Ernest (1989), Nation et Nationalismes, Payot, 208 pages.Jakobson Roman (1977), Huit questions de poétique, Ed. du Seuil, 188 pages.Kristeva Julia (1978), Sémeiotiké, Recherche pour une semanalyse, Seuil, 318 pagesLe Cour Grandmaison Olivier (2009), La République impériale, Politique et racisme

d'Etat, Fayard, 401 pages.Lecourt Edith (2006), Le sonore et la figurabilité, l'Harmattan, 376 pages.Lecoin Louis (1974), Écrits de Louis Lecoin. Extraits de « Liberté » et « Défense de

l'Homme », Union Pacifiste, 255 pages.Martin Denis-Constant (dir.) (1994), Cartes d'identité. Comment dit-on ''nous'' en

politique?, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 304 pages.Martin Denis-Constant (dir.) (2002), Sur la piste des OPNI (Objets politiques non

identifiés), Éditions Karthala, 501 pages.Oussedik Fatma (dir.) (2008), Raconte-moi ta ville, Essai sur l’appropriation culturelle

de la ville d’Alger, Ed. ENAG, Alger, 301 pages

Page 124: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

124 CHAUVIN Luc_2010

Taleb-Ibrahimi Khaoula (1996), Les Algériens et leur(s) langue(s), Ed El Hikma, 420pages.

Thoreau Henry David (1990), Walden ou La vie dans les Vois (1854), Gallimard, 332pages.

Todorov Tzvetan (1995), La Vie Commune. Essai d'anthropologie générale, Seuil.

Ouvrages sur la musique

Barret Julien (2008), Le rap ou l'artisanat de la rime, l'Harmattan, Paris.Béthune Christian (1999), Le rap, une esthétique hors la loi, Ed. Autrement-Collection

Mutations, n°189, 214 pages.Boucher Manuel (1998), Rap, expression des lascars. Significations et enjeux du rap

dans la société française, L’Harmattan, 492 pages.Bradley Llyod (2005), Bass culture. Quand le reggae était roi, Editions Allia, Paris, 636

pages.Briard Frédérique (2008), Tiken Jah Fakoly, L'Afrique ne pleure plus, elle parle, Les

Arènes, Paris, 149 pages.Cheyronnaud Jacques (2002), Musique, politique, religion. De quelques menus objets

de culture, Ed. L'Harmattan, 205 pages.Dordor Francis (2009), Bob Marley, destin d'une âme rebelle, Flammarion, 487 pages.El Kahina Hammache (2008), Analyse du mouvement rap à Alger, in Oussedik Fatma

(dir.), Raconte-moi ta ville, Essai sur l’appropriation culturelle de la ville d’Alger, Ed.ENAG, Alger.

Marc-Martinez Isabelle (2008), Le rap français, Esthétique et poétique des textes(1990-1995), Peter Lang, 327 pages.

Martin Denis-Constant (1982), Aux sources du reggae, Musique, société et politique enJamaïque, Ed. Parenthèses, 152 pages.

Martin Denis-Constant (1998), Le gospel afro-américain. Des spirituals au rap religieux,Cité de la Musique/Actes Sud, 151 pages.

Marx-Scouras Daniele (2005), La France de Zebda 1981-2004 : Faire de la musique unacte politique, Editions Autrement-Collection « Français d’ailleurs, peuple d’ici », HS n°149, 203 pages.

Pecqueux Anthony (2007), Voix du rap. Essai de sociologie de l'action musicale.L'Harmattan, Paris, 268 pages.

Pecqueux Anthony, Roueff Olivier (dir.) (2009), Ecologie sociale de l'oreille. Enquêtessur l'expérience musicale, Paris, Editions EHESS, 284 pages.

Pecqueux Anthony (2009), Idées reçues, Le Rap, Le Cavalier Bleu, 127 pages.Traïni Christophe (2008), La musique en colère, Presses de Sciences Po, Paris.

Revues

Page 125: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Bibliographie

CHAUVIN Luc_2010 125

Cahiers d'Études Africaines, Vol. 41, Cahier 163/164, « Langues déliées », 2001.Cahiers d’Études Africaines, n°168, vol.XLII(4), 2002.Cahiers de musiques traditionnelles, vol. 17, « Formes musicales », 2004.Ceras-revue Projet n° 283, Novembre 2004.Communications, n° 77, avril 2005.Esprit, n° 3-4, Quelle culture défendre ?, Avril-Mai 2002.Études rurales , 161-162 - “Le retour du marchand dans la Chine rurale”, 2002.Études caribéennes , “Espaces et aires protégés. Gestion intégrée et gouvernance

participative”, 12/2009.Hermès, 15, « Argumentation et rhétorique (1) CNRS Edit, Paris, 1995.Les Cahiers de Psychologie politique, [En ligne], numéro 7, Juillet 2005.Mots, n°70, La politique en Chanson, Novembre 2002.Réseaux, Volume 25, « Sociologies des musiques populaires », N°141-142, UMLV /

Lavoisier, 2007.Revue Européenne des Migrations Internationales,16, 2000.Terrain, n° 37, 2001.Transition, No. 58, W.E.B. Du Bois Institute, 1992.

ArticlesAuzanneau Michèlle (2001), Identités africaines: le rap comme lieu d'expression, in

Cahiers d'Études Africaines, Vol. 41, pp. 711-734.Chatel Luc et Desbois Manuel, Une famille française, entretien avec Adolfo Kaminsky,

Sarah Kaminsky et Rocé, in Témoignage Chrétien, pages ''Témoins'', n° 3396, 13 mai2009.URL : http://www.jstor.org/stable/4393164.

Corcuff Philippe, texte de la conférence « r oman noir américain, philosophie etcritique sociale : David Goodis, James Crumley, Dennis Lehane » des 21-22 mars2009 à Montréal. URL: file:///club/blog/philippe-corcuff/240409

Davis Angela Y. and Ice Cube (1992), Nappy Happy, in Transition, No. 58,, pp.174-192. URL: http://www.jstor.org/stable/2934976

Daynes Sarah (2004), Frontières, sens, attribution, symbolique : le cas du reggae, inCahiers de musiques traditionnelles, vol. 17, pp 119-141.

Fayolle Vincent, Masson-Floch Adeline (2002), Rap et Politique , in Mots, n°70, pp.79-99.

Fila-Bakabadio Sarah (2002), Du global au particulier. Kwanzaa Music ou la quêteidentitaire afro-américaine, in Cahiers d’Études africaines, 168, XLII-4, pp. 645-662.

Grandguillaume Gilbert (1998) « Arabisation et légitimité politique en Algérie », inChaker Salem (Edité par.) Langues et Pouvoir de l’Afrique du Nord à l’Extrême-Orient.

Hesmondhalgh David (2007), Musique, émotion et individualisation, in Réseaux,Volume 25, N°141-142, pp. 203-230.

Page 126: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

126 CHAUVIN Luc_2010

Koubo Dagnini Jérémie (2009), Rastafari: Alternative Religion and Resistance against“White” Christianity , in Études caribéennes , mis en ligne le 4 septembre 2009.URL : http://etudescaribeennes.revues.org/document3665.html. [Consulté le 28 mars2010]

Labesse Patrick, « Intik, ou la marche en avant du rap algérois », Le Monde, 5novembre1999 .

Leclère Thierry, Edouard Glissant, entretiens in Télérama, n°3156, 7 juillet 2010, pp8-12.

Le Ménestrel Sara (2002), Terrain 37 : Musique et émotion, in Études rurales , 161-162. - http://etudesrurales.revues.org/document109.html

Martin Denis-Constant (2001), "Chanter l’amour". Musique, fierté et pouvoir , in Terrain,n° 37, pp. 89-104, mis en ligne le 06 mars 2007.URL : http://terrain.revues.org/index1322.html

Martin Denis-Constant (2004), Les musiques en Afrique, révélateurs sociaux in, Ceras-revue Projet n° 283. URL : http://ceras-projet.com/index.php?id=1257

Michel Meyer (1995), Problématologie et argumentation ou la philosophie à la rencontredu langage, in Hermès 15, pp. 145-154.

Miliani Hadj (2002), Culture planétaire et identités frontalières. A propos du rap enAlgérie, in Cahiers d’Études Africaines, n°168.

Mongin Olivier (2002), Création et culture à l’âge postcolonial, in Esprit, n° 3-4.

Mortaigne Véronique (2010), entretien avec Casey: Casey, rap(p)euse et « brut dedécoffrage », in Le Monde, pages cultures, Mardi 13 avril.

Oriol Michel (2000), La chanson populaire comme création identitaire : le Rebetiko et laRaï. De la transgression locale à la reconnaissance mondiale , in Revue Européennedes Migrations Internationales (16), pp. 131-142.

Pecqueux Anthony (2005), Un témoignage adressé : parole du rap et parolecollective, in Les Cahiers de Psychologie politique, n°7. URL : http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=1166

Pecqueux Anthony (2009), L'écoute-en-action. L'écoute de la chanson comme activitésociale in Pecqueux Anthony, Roueff Olivier (dir.).

Servent Jean-Christophe(2000), « L’Afrique conteste en rap » in le Monde diplomatique,Décembre. URL : http://www.monde-diplomatique.fr/2000/12/SERVANT/14583

Traïni Christophe (2005), L'appropriation du rap et du reggae. Néocommunismeet ethno-régionalisme à l'heure de la mondialisation, in Communications, 77,pp. 109-126. URL:http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_2005_num_77_1_2265

Virolle Marie, De quelques usages du français dans le rap algérien : l’exemple de« Double Canon ». URL : http://www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf/22/Virolle.pdf

Autres

Page 127: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Bibliographie

CHAUVIN Luc_2010 127

Mémoire

Luc CHAUVIN, « Langues et message politique dans la chanson-rap algérienne »,mémoire de Licence, sous la direction de Hassan Remaoun, Université d'Oran-Es-sénia, 2008-2009

Discographie

Sont ici indiqués les albums qui ont constitué la matière première de notre corpus ainsique de notre analyse. Néanmoins beaucoup d'autres ont alimenté nos écoutes etnotre approche de ces genres musicaux. Nous ne pourrions tous les citer.

Keny Arkana

« Entre ciment et belle étoile », 2006, Because Music.

« Désobéissance », 2008, Because Music.

Didier Awadi

« Un autre monde est possible », 2005, Coda.

Le Micro Brise le Silence (MBS)

« Le micro brise le silence », Editions Prestige, 1999

Ministère des Affaires Populaires

« Debout là d'dans! », 2006, Pias France.

« Les bronzés font du ch'ti », 2009, Pias Recordings.

Tiken Jah Fakoly

« Cours d'histoire », 2000, Barclay.

« Françafrique », 2002, Barclay.

« Coup de Gueule », 2004, Barclay.

« L'Africain », 2007, Barclay.

Page 128: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les expériences fragiles du politique.

128 CHAUVIN Luc_2010

Zalem

« Osons inventer l'avenir. Fronde Populaire vol.2 », 2009

album disponible en libre téléchargement sur le site de Bboykonsian

Z.E.P (Zone d'Expression Populaire)

« Devoir d'insolence », 2010

Disponible en téléchargement gratuit sur internet sur le site www.zep-site.com

Skalpel

« Kommando Malik », 2007

« En attendant le troisième album »

« Résister c'est vaincre », 2009

« Luttez, Résistez, Organisez vous » 2009

La K-Bine

« Rapport de force », 2003

« Telephonik Tape » (Sélections 2004-2005 et inédits de 2000), 2005

« Prélude », 2006

« Libérez Action Directe », avec le collectif NLPF (Ne laissons pas faire), 2006-2007

« Légitime Défense », 2009

Compilations et mixtapes

« La mémoire du sous terrain », CP Prod, 2006.

« La mémoire du sous-terrain 2. Piqûre de Rap'l » .

« Defender la alegria Organizar la rabia », DavidVSGoliath.

« Mixtape Carneperro », Pizko Mc feat Skalpel, CP Prod.

Tous les titres et albums de Skalpel et de la K-Bine, ainsi que toutes les mixtapes où ilsapparaissent, sont disponibles en libre téléchargement sur le site bboykonsian.com

Page 129: Médiation de la musique qui désobéit : rap, reggae ou les ...doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · Université de Lyon Université lumière Lyon

Annexes

CHAUVIN Luc_2010 129

Annexes

Ces annexes sont à consulter sur place au Centre de Documentation Contemporainede l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon