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MÊME PAS PEUR MAI-JUIN 2015/N°1/3 € N° 1- Mai-Juin 2015-Belgique 3€- www.cactusinebranlableeditions.e-monsite.com et www.editionsdubasson.com - http://memepaspeur1.e-monsite.com Dans le sillage de Monod qui affirme que l’utopie, ce n’est pas l’ir- réalisable, mais l’irréalisé, sans doute serait-il bon de repenser un monde débarrassé de son pire fléau : le travail. Le travail emmerde autant ceux qui en ont que ceux qui n’ont pas, voilà sans doute ce qui le caractérise d’une manière éminemment paradoxale. Ne croyez jamais celui qui affirme qu’il adooore son job, c’est un menteur qui refuse d’admettre que ses collègues sont cons et chiants. De même, si au détour d’un dîner de famille, quelqu’un pérore qu’il a des collègues fabuleux, cela signifiera immanquablement que son travail l’ennuie au plus haut des points. Si vous ne vous retrouvez pas dans cette observation, n’ayez crainte, on ne vous en voudra pas. Il en faudra toujours bien quelques-uns pour bosser. Mais surtout, surtout, ne vous sentez pas obligé d’exi- ger des autres qu’ils soient comme vous. Si vous aimez les choux de Bruxelles, les romans d’Amélie Nothomb et les chansons de Mireille Mathieu, ce n’est pas pour autant que vous allez imposer vos travers aux autres ! Pour le travail, c’est la même chose : que ceux qui aiment ça s’y collent et foutent la paix aux autres : ceux qui veulent faire le choix de la paresse et de l’oisiveté. Quand Jean-Paul Dubois affirme que « le travail n’a de valeur que pour celui qui n’en a pas », il ne se trompe pas, sauf que la quête du sans-emploi n’est pas l’épanouissement qui découle de l’action de participer à la réalisation des objectifs de l’entreprise, mais la recherche de revenus pour vivre ou survivre. Et pourtant, qu’il est pénible le statut de travailleurs non occupés (professionnellement), qu’elle est cruelle la nouvelle étoile de David que l’on colle sur le manteau du sans-emploi qui se voit stigmatisé, montré du doigt et même culpabilisé et mis au ban de la société. Mais bordel de nom de dieu, quand en finira-t-on de cette obligation schizophrénique qui place les individus dans l’obligation de cher- cher ce qui n’existe pas, du moins en suffisance pour tous ? De la droite ultra-libérale à la gauche pure et dure en passant par les syn- dicats, on n’a qu’un mot à la bouche : travailler ! Travailler pour quoi ? Pour une croissance sans fin, merde, un môme, il y a bien un moment où il l’a terminée sa croissance, pourquoi n’en serait-il pas de même d’un système économique dont les limites ont été maintes fois démontrées ? Dans ce numéro 1 de MÊME PAS PEUR, nous avons l’ambition de nous moquer du travail, de nous foutre de la gueule de ceux qui le placent au pinacle des valeurs parce que nous pensons qu’il existe des modèles alternatifs, des modèles qui proposent de limiter l’obli- gation de travailler pour celles et ceux qui veulent consacrer leur vie à l’art, à la culture, au jardinage, à l’éducation de leurs enfants, à la vie associative et à l’épanouissement personnel… sans pour autant se retrouver coupés de moyens de subsistance et de dignité. Sonnez trompettes, résonnez tambours, le travail va s’en prendre plein la tronche. L’ÉDITORIAL Jean-Philippe Querton UNE BONNE FOIS POUR TOUTES ! D EN FINIR AVEC LE TRAVAIL

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Dans le sillage de Monod qui affirme que l’utopie, ce n’est pas l’ir-réalisable, mais l’irréalisé, sans doute serait-il bon de repenser un monde débarrassé de son pire fléau : le travail. Le travail emmerde autant ceux qui en ont que ceux qui n’ont pas, voilà sans doute ce qui le caractérise d’une manière éminemment paradoxale.Ne croyez jamais celui qui affirme qu’il adooore son job, c’est un menteur qui refuse d’admettre que ses collègues sont cons et chiants. De même, si au détour d’un dîner de famille, quelqu’un pérore qu’il a des collègues fabuleux, cela signifiera immanquablement que son travail l’ennuie au plus haut des points.Si vous ne vous retrouvez pas dans cette observation, n’ayez crainte, on ne vous en voudra pas. Il en faudra toujours bien quelques-uns pour bosser. Mais surtout, surtout, ne vous sentez pas obligé d’exi-ger des autres qu’ils soient comme vous. Si vous aimez les choux de Bruxelles, les romans d’Amélie Nothomb et les chansons de Mireille Mathieu, ce n’est pas pour autant que vous allez imposer vos travers aux autres ! Pour le travail, c’est la même chose : que ceux qui aiment ça s’y collent et foutent la paix aux autres : ceux qui veulent faire le choix de la paresse et de l’oisiveté. Quand Jean-Paul Dubois affirme que « le travail n’a de valeur que pour celui qui n’en a pas », il ne se trompe pas, sauf que la quête du sans-emploi n’est pas l’épanouissement qui découle de l’action de participer à la réalisation des objectifs de l’entreprise, mais la recherche de revenus pour vivre ou survivre. Et pourtant, qu’il est pénible le statut de travailleurs non occupés (professionnellement), qu’elle est cruelle la nouvelle étoile de David que l’on colle sur le manteau du sans-emploi qui se voit stigmatisé, montré du doigt et même culpabilisé et mis au ban de la société.Mais bordel de nom de dieu, quand en finira-t-on de cette obligation schizophrénique qui place les individus dans l’obligation de cher-cher ce qui n’existe pas, du moins en suffisance pour tous ? De la droite ultra-libérale à la gauche pure et dure en passant par les syn-dicats, on n’a qu’un mot à la bouche : travailler !Travailler pour quoi ? Pour une croissance sans fin, merde, un môme, il y a bien un moment où il l’a terminée sa croissance, pourquoi n’en serait-il pas de même d’un système économique dont les limites ont été maintes fois démontrées ?Dans ce numéro 1 de MÊME PAS PEUR, nous avons l’ambition de nous moquer du travail, de nous foutre de la gueule de ceux qui le placent au pinacle des valeurs parce que nous pensons qu’il existe des modèles alternatifs, des modèles qui proposent de limiter l’obli-gation de travailler pour celles et ceux qui veulent consacrer leur vie à l’art, à la culture, au jardinage, à l’éducation de leurs enfants, à la vie associative et à l’épanouissement personnel… sans pour autant se retrouver coupés de moyens de subsistance et de dignité.Sonnez trompettes, résonnez tambours, le travail va s’en prendre plein la tronche.

L’éditoriaL Jean-philippe Querton

uNe boNNe fois pour toutes !

D en finir avec le travail

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Je suis pour Le travaiL mais Le travaiL N’est pas pour moi !

Le premier mai qui me vient à l’esprit porte un gros S à son cul. « Faites du travail » qu’ils disaient, « Faites du tra-vail, vous en verrez les bénéfices. MaiS de loin... ».

Tu parles, on les voit bien les bénéfs, là-bas au loin dans la poche des autres, des marionnettistes irresponsables, des fildeferdufriquistes de haut vol organi-sé, des escrocs à pognon sur rue. Nous, on a juste droit aux cadences à tenir, à l’incontournable rentabilité, aux tâches infiniment absurdes, aux déficits à com-bler. Et il y en a, hein ! Ben oui, il faut bien les boucher, les trous béants lais-sés par les prises de bénéfices ! Et pour les boucher, les travailleurs, ouvriers, employés, exploités, pressés jusqu’au trognon, puisent dans leur santé qui devient rapidement déficitaire, dans leurs week-ends à dépenser sans pen-ser, dans leurs bonheurs désormais mal perçus autant par les repus que les exclus, dans leurs insomnies de futurs-ex-travailleurs aliénés.

Le muguet du 1er mai, on devrait en faire une soupe impopulaire pour riche only ! Qu’ils en crèvent, qu’ils s’étouffent dans leur bol ! Et là, on en aura peut-être du bol, le jour où l’argent ne sera plus ROI, Règlement d’Ordre Intérieur de ce foutu système capitaliste. L’espoir d’une jolie vie pourra enfin poindre.

D’un autre côté, en redevenant terre-à-terre, je dois bien avouer que ce que je fais m’amuse. Je m’amuse à éditer des livres, à découvrir des manuscrits, à accompagner des auteurs, à créer l’ob-jet-bouquin. Et ici, maintenant (enfin le maintenant où j’écris qui n’est pas celui de ta lecture vieux !), j’aime aligner ces mots pour même pas peur, ce petit texte, ces couillonades. J’aime taper sur le clavier et sur les enflures boursou-flées qui carcanisent nos vies. J’invente des phrases. Je peux y mettre n’importe quel mot. Merdre. Je suis libre, un peu. Bite. Je passe du temps à faire ce texte mais je n’arrive pas à qualifier ces mi-nutes de temps perdu, rentable, mon-nayable. Pétard. Ce n’est donc pas du travail. Mais qu’est-ce alors ? Cotonéas-ter.

Il manque incontestablement un mot pour définir l’activité non contrai-gnante. Courbure injurieuse des spasmes-taons ! J’invente donc, unila-téralement, sans autre ambition que de déconner, le verbe jobobardiser. Je pourrais aussi dire que je beaussefaure, que je folassonne, que je réalibre... ou que je passe le temps en attendant la mort mais c’est un autre débat.

Bon, je vous quitte. Je vais boire un coup. Et ça, c’est pas des conneries !

Etienne Vanden Dooren

2 / même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015 MAI-JUIN 2015 / même pas peur No 1 / 3

vécu parcours du combattant

À la veille de mes 40 ans, je me demandais quels allaient être mes questionnements, quelle crise m’attendrait. Je suis loin de toute quête philosophique et pourtant, c’est une quête bien existentielle qui s’offre à moi : vais-je devoir retourner vivre chez mes parents avec mon fils ? Vais-je devoir frapper à la porte du CPAS ? Vais-je décrocher un emploi ?

Retour en arrière.Un « beau » jour de 2013, je suis convo-

quée à l’Onem pour la vérification de ma démarche active de recherche d’emploi. Malgré les intérims, je suis appelée régu-lièrement, car bien entendu, les intérims tombent du ciel et ne sont pas une suite lo-gique de recherche d’emploi. Au contraire, ils résultent de mes candidatures achar-nées, mais ça, ils ne le comprennent pas.

Comme à chaque fois, je m’attends à me faire taper sur les doigts par une personne qui, contrairement à moi, a trouvé un em-ploi et qui est seule juge de mes actions. Elle m’évaluera sur base de son humeur, de celle de sa hiérarchie, des ordres reçus un peu plus tôt dans la semaine et des quotas de sanction qu’elle doit atteindre pour res-ter dans les clous.

Bref je passe, une fois de plus, devant mon juge — on appelle ça un « facilitateur », comprenne qui pourra — qui m’octroiera ou non un contrat ou me laissera chercher un emploi tout en touchant mes allocations d’insertion… Et c’est là que le bât blesse. Allocations d’insertion et non pas alloca-tions de chômage ! Basées sur un diplôme et non sur un travail. Allocations que le gouvernement a décidé de limiter dans le temps : 3 ans et le compte à rebours a débu-té en janvier 2012.

L’article 63§2Je ne le connais pas encore, mais je vais

apprendre à le découvrir…Là, on me met en garde en vue de ma

prochaine convocation : je dois changer d’orientation sous peine de sanction. Je m’étonne : je suis un bon petit soldat, je postule énormément, candidatures spon-tanées, réponses aux annonces… Rien n’y fait, il faut se calquer sur le marché de l’emploi. Si je ne trouve pas une formation, les sanctions ne vont pas tarder à tomber. Menaces !

Je rentre chez moi, effondrée, je ne com-prends pas. Je me rends à mon syndicat, je leur demande ce qu’ils font, pourquoi ils ne m’ont pas prévenue que j’étais en alloca-tions d’insertion ?

La réponse fuse : « Ce n’est pas notre boulot, c’est à vous de connaître votre situation… »

Gloups…Quelques jours plus tard, je trouve un

intérim, un de plus. La date fatidique le 1er janvier 2015 s’éloigne de moi.

Fin de l’intérim, convocation Onem…Je n’ai plus le choix, je dois me réorienter.

Je donne des cours d’arts plastiques depuis 2002, j’anime des ateliers artistiques pour les enfants, pour les ados, pour les adultes, n’est-ce déjà pas une forme de réorienta-tion ? Diplômée en création textile, tissage-tapisserie, je reste dans le même domaine et je dois me calquer sur le marché d’emploi.

Positive, je demande une formation pour un métier en pénurie : institutrice mater-nelle. Refus, j’ai deux diplômes au-dessus de mon CESS. Ces mêmes diplômes que l’on me demande de mettre de côté pour me calquer sur le marché de l’emploi. À devenir dingue…

Demande d’une formation en secrétariat, je passe les tests, je suis acceptée.

Le compteur ne s’arrête pas pour autant, nous sommes en septembre 2014. Tic-tac, l’horloge tourne. Ma gorge se noue, mes nuits commencent à raccourcir, comment trouver ce boulot, ce Graal ? Je postule, je me forme… Je suis malade ! Oui, je suis malade physiquement, mentalement c’est si difficile…

Le premier janvier 2015Il est là, plein de bons vœux, bonne an-

née, bonne santé et toujours rien pour moi. Les larmes coulent malgré moi, je n’arrive pas, je n’arrive plus, je suis à bout, je pleure, je n’arrive plus à écouter la radio, les infos me donnent la nausée, je ne souris plus. Des antidépresseurs ? Non je sais ce qu’il me faut, et ce n’est pas ça, il me faut un boulot. Postuler pour un job dans lequel je n’ai aucune expérience, un job dont je n’ai pas envie, rester derrière un ordinateur me rend ma-lade… J’aime la matière, la toucher, la sentir entre mes doigts, la transformer, j’aime le contact, l’interaction avec les élèves, avec les autres. J’ai besoin de temps pour moi, pour tisser, pour créer… Mais je dois me calquer sur le mar-ché de l’emploi, oublier qui je suis, ce que je veux faire de ma vie. D’autres décident pour moi.

Je toucherai mes allocations encore quelques mois, puis je devrai aller frapper à la porte du CPAS. Les ennuis ne feront que commencer, je ne serai plus considérée comme chef de famille, mais comme cohabitante avec un enfant majeur qui devra également faire la demande de RIS. Ça tombe pendant son blocus, oui, il étudie, à l’université, pourvu que cela lui permette de trouver un emploi ! Je ne sais même pas si cela veut encore dire quelque

bosser ou crever ? Milly Milo (Chômeuse bientôt exclue)

chose, de toute façon il n’aura que 3 années, après il pourra se réorienter, si toutefois il finit avant d’avoir 24 ans… Dans le cas contraire, il n’aura droit à rien.

Je retourne au syndicat. Je pose des ques-tions. La réponse fuse : « Les allocations sont un luxe que l’on ne peut plus se per-mettre ! De quoi vous plaignez-vous, dans les autres pays, ça n’existe pas le droit aux allocations illimitées dans le temps… »

J’en perds mes mots, je suis anéantie, même les syndicats ont oublié leur combat !

Et les renseignements pour l’octroi du CPAS me font peur : extraits bancaires de 3 à 6 mois (ça dépend du zèle), fouille du domicile, coups de pouce de la famille, tout sera épluché, disséqué par des personnes qui étaient sûrement bien contentes de ma présence pour remplacer le professeur de leur enfant en plein milieu d’année…

Je ne suis pas bien riche, mais je vais encore m’appauvrir un peu plus. Le RIS est le maximum «décent» que l’État nous consent. Finis les jobs d’étudiants d’un mois qui permettent à mon fils de payer une partie de sa scolarité, parfois des petits plus culturels si importants ; excusez-le de ne se consacrer qu’à ses études durant l’an-née scolaire. Un mois par an, je serai à la charge de mon fils de 20 ans... Finis aussi les ateliers qui mettent du beurre dans les épi-nards, qui permettent de s’offrir quelques livres, ces évasions, ces voyages à la portée de nos bourses. De s’offrir quelques fleurs à défaut de jardin...

Le chômage est calculé sur un taux jour-nalier, le RIS sur un taux mensuel

qui ne peut être dépassé. Tout sera donc déduit. La spirale

infernale de la pauvreté se mettra en marche. Nul

besoin d’être intégrée socialement, je le suis. Ou plutôt, je l’étais, car l’État en a décidé autrement. J’ai reçu la lettre. Le couperet tombera le 17 juillet.

EnchaînerPardon de ne pas avoir

eu 18 mois de travail à temps plein sur 24 mois… Cela fait douze années sco-

laires que j’enchaîne des inté-rims entre 3 semaines et 6 mois. À

cela, il faut ajouter tous mes contrats d’ani-mation, mais ceux-ci ne sont pas reconnus par l’Onem…

Un article : le 63. Un alinéa : le 2. Un article et un alinéa qui mettent à terre tous mes projets, qui réduisent 12 années à néant…

Aujourd’hui, je n’arrive plus à n’avoir même pas peur…

Même dans son rare sommeil, son visage ne semble pas paisible. Mes yeux habitués à la semi-obscurité scrutent ce souffle sou-cieux. Des heures que je ne dors plus, des semaines qu’elle ne sourit plus, qu’elle me parle à peine. Dans ce lit que j’occupe frau-duleusement, je suis soudainement et plei-nement cette conscience de l’oppression qui obstrue ma gorge et comprime mes poumons. Cette conscience, je la devine aussi derrière ses yeux clos, serrés, agi-tés de mauvais rêves et d’angoisses. Elle a peur. L’avenir, qui n’est pourtant pas habi-tuellement une obsession, finit par envahir chaque seconde, chaque minute, chaque respiration du fait même qu’il semble non pas s’assombrir, mais littéralement dispa-raître, il devient inimaginable. Quelques lettres, quelques chiffres au bas desquels s’appliquent le paraphe distrait de quelque

nantis, cachetonneurs d’assemblées, scel-lant la désolation de quelque cinquante mille personnes et celles qui suivront tous les ans, puisque c’est une certaine idée de la dignité qui est limitée dans le temps à pré-sent. Un article, soixante-trois, paragraphe deux. Elle est pourtant un bon petit soldat économique. Des années à accumuler les contrats de remplacement dans l’enseigne-ment qui ont permis à des fonctionnaires de profiter de leurs avantages sociaux sans mettre les directions dans l’embarras et les élèves dans le désœuvrement. Mais pas as-sez ! Un amas d’autres petits contrats même pas reconnus par l’Office National de l’Em-ploi chez qui elle allait consciencieusement présenter ses devoirs de « profiteurs » sous peine de se voir amputée de ses moyens d’existence. Il faut se former, malgré nos diplômes universitaires. Il faut « changer d’orientation », malgré le virage radical au sortir même du ventre chaleureux de l’al-ma mater, abandonner des années de lutte pour en commencer d’autres. Mais rien n’y fera, les jours, les semaines passent et la rapprochent de l’assistance publique rebaptisée pudi-quement « aide so-ciale », puis « action sociale » histoire de résoudre les drames à coup de cache-sexe lexical. Il sera diffi-cile d’argumenter ne pas être un « as-sisté », puisque c’est bien d’assistance dont il sera question quand ces jours et ces semaines auront passé. Jusqu’où l’as-

iNsomNie Meursault

En préambule, un petit lexique pour les non-initiés. S’il ne veut pas être indépen-dant, l’artiste peut travailler sous le statut de salarié. Il paie alors des cotisations so-ciales et a accès aux allocations de chômage. Pour ouvrir ces droits, il doit prouver une certaine quantité de jours prestés (contrats à la durée) ou bien un montant donné de rémunérations brutes (prestations « au ca-chet »), lequel montant est converti en jours de travail, selon la règle du cachet. Une fois ces droits ouverts, l’artiste doit prouver 156 jours de prestations artistiques au cours de la première période de 18 mois, pour éviter la dégressivité des allocations.

C’est ce qu’on appelle le « statut d’ar-tiste », qui est en fait un aménagement de la législation chômage. Ce « statut » a été réformé en catimini en 2013, pour en durcir les conditions d’accès. De plus, il n’est pas adapté à la nature intermittente de notre travail, et nous sommes encore classés dans la case « chômeurs ». Donc nous sommes harcelés par l’ONEM, qui ne comprend rien à notre réalité quotidienne. Nous devons prouver une recherche active d’emploi, alors même que nous travaillons. Une ab-surdité et une perte de temps, tant pour les artistes que pour les administrations.

Depuis la réforme du « statut d’artiste » de 2013, nous pédalons dans la paperasse. Nos obligations administratives sont de plus en plus lourdes et complexes, et ce envers tous nos interlocuteurs : les syndicats, l’ONEM, Actiris, Le Forem et le VDAB. Pour être artiste, mieux vaut avoir le cerveau formaté

L’orpaiLLeurQuand il faut faire, alors tu fais. Sinon,

tu passes des heures entières à rêvasser, ou à te morfondre. C’est pas comme ça qu’on t’a éduqué ! Et puis, qu’est-ce qu’elle pense-rait, Mamie, si elle découvrait qui tu es vrai-ment ? Une publicité pour la glandouille, voilà ce que tu es ! Des inutiles comme toi, jadis, on les mettait direct au four créma-toire, sans passer par la case prison. As-tu seulement pensé au mal que tu nous fais ? Non, monsieur ne pense qu’à lui. Tu fais seulement semblant de chercher du boulot. Et puis, tu devrais sourire ! Un sourire, ça

comme un fonctionnaire. Ce qui n’est pas le cas de figure le plus courant.

Petits exemples• Vous êtes artiste et vous travaillez ? Rem-plissez chaque mois le formulaire C3A, et sans ratures s’il vous plaît, sinon retour à la case ONEM.

• Vous travaillez au cachet ou à la tâche ? Là, ça se complique : Remplissez en plus le formulaire C3-Artiste, en indiquant les coordonnées complètes de vos divers em-ployeurs, le salaire brut, les dates, le type de contrat, la description de l’activité. Et joignez des preuves, on ne va pas vous croire sur parole !

De plus, vous tombez sous le coup de l’article 48 bis, c’est-à-dire que pour chaque revenu brut journalier dépassant 86,64 €, vous devrez reverser à l ’ O N E M un ou plusieurs j o u r s d’alloca-tions. Ce qui revient à limiter vos revenus men-suels à environ 1200 €. Vous êtes déjà précaire, eh bien vous allez devenir encore plus pauvre !

Enfin, pour prester au cachet, vous devez obtenir un Visa artiste. Visa déli-

vré par la Commission Artistes. Laquelle Commission n’est pas fonctionnelle, et ne délivre pas ledit Visa. Ce qui vous pousse dans un vide juridique.

• Vous ne comprenez rien à la paperasse ? Alors vous augmentez vos chances de com-mettre une infime erreur, qui suffira à vous mettre sur le grill. Vous serez suspecté de fraude, et vous risquez de vous faire virer du chômage. Ce qui tombe bien, puisque les gouvernements sont ravis de faire bais-ser les statistiques.

• Vous ne travaillez pas assez ? Vous consacrez du temps à la création, mais il n’y a pas d’argent pour vous rémunérer ? Vous n’êtes pas « disponible sur le marché de l’emploi » ? Vous ne cumulez pas 156 jours de travail rémunéré sur 18 mois ? Vous êtes

alors un sale artiste raté, chômeur et

profiteur. Et l ’ O N E M vous obli-gera à c h a n g e r de tra-

vail. Oubliées votre longue

formation d’artiste, votre expérience, vos

créations, votre implication dans la société, tout ça ne vaut

rien. Trouvez-vous un vrai travail. Car enfin, le travail ça court les rues, tout le monde le sait.

Boucs émissairesCette logique comptable, mâtinée de

culpabilisation, ce délire paperassier, et cette réforme menée en dépit du bon sens, sont contre-productifs. Ils ne font que pous-ser les artistes vers encore plus de précarité, coupent l’accès à la profession à la jeune gé-nération, cassent les solidarités et menacent de tarir la création dans de nombreux sec-teurs.

Nos représentants élus utilisent cette grossière tactique du bouc émissaire pour tenter de faire oublier leur responsabilité dans la crise financière, économique et so-ciale qui nous touche tous de plein fouet. Les artistes, mais aussi les chômeurs et les sans-papiers sont des cibles faciles, offertes à la vindicte populaire. C’est la tactique de la division et de la haine, pour faire oublier le recul des droits sociaux.

Plus courageuse serait la reconnaissance par le monde politique de ses responsabi-lités dans cette crise, ainsi qu’un nécessaire constat d’échec des politiques capitalistes, qui socialisent les pertes pour mieux priva-tiser les profits.

Les artistes face à La LégisLatioN de L’empLoi Nicolas Simon, réalisateur

Martin Delbarfait tout. Même au téléphone. En voyant ta gueule, les employeurs ont déjà tout com-pris. T’as beau écrire que t’es motivé, on voit tout de suite que tu ne cherches qu’à profiter de la collectivité. T’as du bol de vivre en Europe. Aux USA, tu serais déjà sous les ponts !

Lee Ritenour berce mes oreilles. Puissam-ment géniale, sa musique. J’aurais voulu être musicien, en fin de compte. Déver-ser un chapelet de sons. La musique, c’est direct. Elle nous promet un autre monde. Ou un monde dépollué. Dans cette vie de

merde existent des îlots de sensibilité. Se-rait-il possible d’y rencontrer des êtres hu-mains ? La « facilitatrice » de l’Office Natio-nal de l’Emploi me regarde comme si j’étais débile. Si elle souriait, elle serait presque jolie. Elle m’invite à entrer dans son bureau, fonctionnel, comme il se doit. J’enlève mes écouteurs. Le soleil du dehors entre à flots continus. On s’assied. Me voici sur le grill mais, curieusement, l’angoisse ne fristouille qu’en sourdine. Une femme, ça comprend, à moins de tomber sur une pimbêche… De ses longs doigts nerveux, mon juge feuil-

lette mes lettres de motivation rassem-blées dans un gros classeur vert (couleur de l’espoir, vous aurez saisi). Le problème, m’dame, c’est qu’y a plus de boulot, sauf dans quelques secteurs spécialisés. Le tra-vail, du reste, est dévalorisé. Un diplôme universitaire, dans certaines sections, cela relève de l’occupationnel. De quoi pro-duire des chômeurs cultivés. Quand j’étais gamin, on nous apprenait qu’en travaillant bien à l’école, nous aurions une « bonne situation », plus tard. J’ai bien travaillé. Me voilà chômeur. Même les pilotes de ligne occupent parfois des emplois précaires, as-sis sur un siège éjectable. La démographie aidant, une grande partie de l’humanité se retrouve au rebut. On en parle, de temps à autre, puis on oublie.

La « facilitatrice » me regarde à nouveau. Elle me pose quelques questions, auxquelles je réponds du mieux que je peux. Elle n’est pas sévère, tout compte fait. Je suppose qu’en d’autres circonstances, nous pour-rions même aller boire un verre ensemble. N’exagérons rien, tout de même… Je sup-pose qu’à l’Office National de l’Emploi, comme ailleurs, « on n’em » guère frayer avec les demandeurs d’emploi (les candi-dats à l’emploi, les chercheurs d’emploi, les prêts à l’emploi…).

L’entretien a été jugé « positif ». J’ai mé-rité mes 500 € mensuels. Je salue mon in-terlocutrice. Je remets mes écouteurs. Tout à l’heure, j’irai « chercher du boulot ». Je me fais penser à ces orpailleurs occupés à dénicher quelques grammes d’or, dans les rivières. Mais la vie est un long fleuve tran-quille, après tout...

sistance publique fouillera-t-elle de ses gros doigts bureaucratiques nos vies, notre inti-mité, celles de nos parents, de nos enfants ? Jusqu’où devrons- nous avaler notre sou-mission aux serveurs de soupe ? Que reste-ra-t-il de notre fierté et de notre dignité une fois passées à la moulinette administrative ? De notre envie d’appartenir à une société qui enfonce ses plus petits, ses plus faibles ? Que restera-t-il de notre amour, de notre illicite vie à deux ? C’est à travers la vapeur d’un café devenu imbuvable que je vois à présent l’accablement couler silencieuse-ment sur ses joues. Pour elle, aujourd’hui, il sera impossible de soutenir le regard de nos semblables au centre de formation. Sur le papier, c’est une statistique, même pas une économie. Une statistique qui ne se calcule pas en larmes, en humiliation, en amour farouche, en crainte dissimulée aux enfants, en tentative d’oubli, en fin de mois à « budgétiser ». Une statistique qui ne se conjugue pas à l’avenir...

Le poète se passa la cravate au cou pour chercher du travail.

Georges Elliautou

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Qui donc a eu cette idée saugrenue d’in-venter le travail ? Comme si on n’avait que ça à faire !

La Bible nous apprend de source auto-risée – autorisée, en tout cas, par la plu-part des religions ayant cours dans nos contrées – que l’inventeur du travail ne serait autre que Dieu en personne. Il aurait imaginé cette taquinerie à la suite d’un dif-férend l’opposant aux premiers humains qu’il venait de créer de ses propres mains. Besogne bâclée ou bricolage maladroit, on ne sait, toujours est-il que ses créatures ne répondaient pas à ses attentes.

Mesquin et revanchard comme pas deux, puisqu’il n’y a de Lui que Lui, Dieu décida que l’Homme fabriquerait désormais son pain à la sueur de son front. Car le pain sans vraie sueur de front est aussi insipide que le yaourt aux fruits sans vrais mor-ceaux de fruits. Dieu partit alors se repo-ser définitivement, ne laissant à l’Homme qu’un unique jour de repos hebdomadaire, à peine égayé par les pistolets du dimanche et le gigot chez belle-maman.

Depuis lors, c’est à son odeur de transpi-ration qu’on reconnaît le travailleur. Trans-piration du front, comme il se doit, à ne pas confondre avec la transpiration de dessous de bras qui caractérise le sportif, ni avec le fumet de pieds marinés, à quoi on reconnaît le policier.

À la suite de cet épisode navrant, le tra-vail demeura pendant toute l’antiquité, tantôt un instrument de torture, tantôt cette activité ennuyeuse, fatigante et salissante infligée par la malédiction du Créateur.

Au Moyen âge, on applique globalement la devise Ora et Laborat (Prie et Travaille) imaginée par saint Benoît pour joindre l’inutile au désagréable.

Ce n’est qu’assez récemment, peut-être pour remettre en selle un Dieu vieillissant et sa religion racornie, que quelques indivi-dus de foi protestante et d’avidité assumée, décidèrent à la faveur d’une révolution industrielle et d’un capitalisme conquérant, que le travail était une activité émancipa-trice, épanouissante et enrichissante.

Enrichissante, elle le fut. En tout cas pour ceux qui surent en tirer parti en faisant tra-vailler les autres. C’est à cette époque que le pue-la-sueur ordinaire, jadis bouseux, devint prolétaire.

Au dix-neuvième siècle, le travail devient donc une « valeur » (retenez ce mot). Il est vu comme « l’essence de l’Homme » (rete-

Pour MÊME PAS PEUR, Michel Majoros, spécialiste du « Droit à la paresse », revisite la pensée de son men-tor, Paul Lafargue. Un homme du 19e siècle si actuel.

« Une étrange folie possède les classes ouvrières […] l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuise-ment des forces vitales de l’individu et de sa progéniture », constate le polémiste Paul Lafargue, en 1880, dans son livre culte Le Droit à la paresse.

Nos heures s’axent vers cette galère : « gagner » notre vie plutôt que d’en jouir. Mais le travail, concept multiple et équivoque à déconstruire, est un moyen, pas un but, encore moins une valeur. Réalisation d’une œuvre, pour en satisfaire un désir, ou salariat pour des buts extérieurs, économiques, au bénéfice du patron et de l’État ? Ces institutions exaltent un travail abstrait, à la poursuite de la « croissance », autre mot menteur : quelle croissance ? Celle par et pour la dette ? Celle des armes, de la pollution, du gaspillage, des inégali-tés, du mal-être ? La croissance pour la croissance ? Dérisoire panacée planétaire ?

Nous burn-outonsCe qui nous intéresse, ce sont nos conditions de travail. Or, les plus rudes méritent

les salaires les plus ignobles, jusqu’à l’esclavage. La paresse, déjà conscience de classe de l’esclave, le fait survivre. Mais dans tous les « beaux métiers » que nous étions censés acquérir dans des écoles discriminatoires, plutôt que d’y apprendre à comprendre la vie, nous courons comme des purs-sangs après la performance, l’apparence. Comme des Ken ou des Barbie, nous nous construi-sons une image sociale, dans un temps de vie parcellisé, escro-qué ; nous nous angoissons, nous burn-outons jusqu’à mourir. La voiture ou la bécane informatique, moyens subordonnés au travail, sont devenues des chaînes et un travail en soi, même chez nous. Notre frénésie de vacances formatées frétille telle une carotte estivale pour bosser toute l’année comme des ânes (ce qui n’est pas gentil pour ces équidés capables de refuser). Les publi-reportages médiatiques nous invitent à partager l’hysté-rie des adeptes du dernier modèle de tablette performante ou d’école excellente.

S’il ne fallait manger, nous chauffer, fonctionner en notre corps, bosserions-nous pour un salaire ? L’agriculteur, l’artisan indépendant qui produit pour des proches, le chercheur, l’ar-tiste, l’enseignant voient du sens en leur travail, mais où le trou-ver dans une grosse boîte hiérarchique ?

Paul Lafargue écrit : « Pour que la concurrence de l’homme et de la machine prît libre carrière, les prolétaires ont aboli les sages lois qui limitaient le travail […] ; ils ont supprimé les jours fériés. […] Ils avaient des loisirs pour goûter les joies de la terre, pour faire l’amour et rigoler ; pour banqueter joyeusement en l’honneur du réjouissant dieu de la Fainéantise. »

Le travail épanouit quand nous réalisons une œuvre qui ré-pond à nos désirs. Les outils, les inventions humaines, nous les avons tous créés pour notre plaisir, en réduisant la fatigue inutile ; n’ayons pas peur des mots : par paresse. Plutôt un bulldozer qu’une armée de pelleteurs. Nous avons augmenté la productivité exponentiellement ; bien peu d’heures de machi-nisme et de maraîchage suffiraient à assouvir nos besoins physiques. Dans cette économie perverse, le problème consiste plutôt à servir la machine, à écouler la production, à susci-ter de la demande, à produire des profits symboliques, jusqu’à détruire la Terre.

« Parce que, prêtant l’oreille aux fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires se sont livrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent la société tout entière dans ces crises indus-trielles de surproduction qui convulsent l’organisme social. Alors, parce qu’il y a pléthore de mar-chandises et pénurie d’acheteurs, les ateliers se ferment et la faim cingle les populations ouvrières de son fouet aux mille lanières. Les prolétaires, abrutis par le dogme du travail, ne comprenant pas que le surtravail qu’ils se sont infligé pendant le temps de prétendue prospérité est la cause de leur misère présente […] », observe Paul Lafargue.

Lieux de travail, ghettos dictatoriauxProlos du troisième millénaire, nous pourrions consacrer nos jours à nous détendre, à

nous amuser, à rencontrer, à aimer, à créer… y compris des outils encore plus efficaces. Au lieu de quoi, nous galérons de plus en plus, au boulot et en dehors, pour qui, pour quoi ? Au nom d’une croissance égarée et d’une dette qui dévore le budget de l’État, les gouvernements européens allongent la durée de la carrière théorique, alors que la plupart des travailleurs âgés se retrouvent virés, prépensionnés, quand les autres usés s’accrochent à un cocotier qui n’a pas assez de palmes pour que des jeunes y trouvent emploi et projet.

L’entreprise n’est démocratique en rien. Ghettos dictatoriaux, les lieux du travail contraint et précaire ne sont pas choisis, mais subis. Pour Lafargue, « […] Notre époque est, dit-on, le siècle du travail; il est en effet le siècle de la douleur, de la misère et de la corruption. Et cependant, les philosophes, les économistes […] les gens de lettres […] ont entonné les chants nauséabonds en l’honneur du dieu Progrès, le fils aîné du Travail. Travaillez, travaillez, prolé-taires, pour agrandir la fortune sociale et vos misères individuelles, travaillez, travaillez, pour que, devenant plus pauvres, vous ayez plus de raisons de travailler et d’être misérables. Telle est la loi inexorable de la production capitaliste. »

Notre monde con va à l’essenceTrois heures possibles avec la productivité d’il y a 150 ans ! Lafargue pressentait les

guerres de destruction du siècle suivant ; aujourd’hui la production de masse consume des objets, instantanés ou vite obsolètes, à remplacer sans trêve :

« Les capitaux abondent comme les marchandises. Les financiers ne savent plus où les placer; ils vont alors chez les nations heureuses qui lézardent au soleil [..] ériger des fabriques et importer la malédiction du travail. Et cette exportation de capitaux français se termine un beau matin […] par des guerres […] où l’on envoie les soldats français faire le métier d’huissier pour recouvrer de mauvaises dettes. »

Aujourd’hui au nord du globe, la productivité atteint un plafond : ce sont les pays à bas salaires qui usinent notre consommation de masse, et accueillent des déchets par milliards de tonnes. Ici, des millions de mineurs furent sacrifiés pour l’industrie ; nous avons perdu deux générations à financer des centrales nucléaires qui se fissurent. Le gaz de schiste et les biocarburants, fausses alternatives aux énergies renouvelables, sac-cagent l’atmosphère, la forêt et les terres nourricières, tandis que l’exploitation des mi-nerais rares et du pétrole dévaste l’Asie centrale et entretient la guerre du Kivu à l’Irak. Malade de travail, notre monde con va à l’essence.

Paul Lafargue affirme : « Les fabricants, affolés, ne savent plus où donner de la tête, ils ne peuvent plus trouver la matière première pour satisfaire la passion désordonnée, dépravée, de leurs ouvriers pour le travail. […] Parce que la classe ouvrière […] s’est précipitée en aveugle dans le travail et l’abstinence, la classe capitaliste s’est trouvée condamnée à la paresse et à la jouissance forcée, à l’improductivité et à la surconsommation. »

Végéter dans l’abstinencePour la sécurité humaine, le Code de la route limite la vitesse des véhicules. Pour

l’homme et la planète, il est d’autant plus urgent de limiter la production destructive de tout : « Les ouvriers ne peuvent-ils comprendre qu’en se surmenant de travail, ils épuisent leurs forces et celles de leur progéniture ; que, usés, ils arrivent avant l’âge à être incapables de tout travail ; qu’absorbés, abrutis par un seul vice, ils ne sont plus des hommes, mais des tronçons d’hommes; qu’ils tuent en eux toutes les belles facultés pour ne laisser debout, et luxuriante, que la folie furibonde du travail. »

Modes de vie alternatifsLafargue posait la nécessaire économie des ressources et de

leur renouvellement. Il écrit : « […] les hommes, les femmes, les enfants du Prolétariat gravissent péniblement depuis un siècle le dur calvaire de la douleur: depuis un siècle, le travail forcé brise leurs os, meurtrit leurs chairs, tenaille leurs nerfs; depuis un siècle […] Ô Pa-resse, prends pitié de notre longue misère! Ô Paresse, mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses humaines ! »

En Belgique, terre de paresseux rebelles et malicieux - Rei-naert de Vos, Tijl Uilenspiegel, Gaston Lagaffe… - une culture pompeuse exalte notre ardeur au travail. Et nous traitons de paresseuse l’une ou l’autre communauté. Développons plutôt cette culture populaire, ce système D où « la paresse et les sen-timents de fierté et d’indépendance qu’elle engendre » ont construit, depuis toujours, notre prospérité familiale mieux qu’un taux de croissance mythique. Au lieu d’être contraints à faire sem-blant de chercher du travail et interdits de travailler en noir, les chômeurs avec leur richesse de temps, devraient s’encourager à créer des modes de vie alternatifs.

Quand un couple se dispute trop, plutôt que de tuer l’amour dans une union forcée, il vaut mieux qu’il se sépare, même au prix de dégâts financiers. Mais quand un patron nous vire sous prétexte de crise, nous nous accrochons au boulot ingrat et lui en voulons de ne plus nous exploiter. Mittal est trop méchant, nous qui le prenions pour notre bienfaiteur. Le partenaire de travail

est-il plus essentiel que le partenaire amoureux ?

Vivre heureux et mieuxLoin d’être le contraire du travail, la paresse, économie du corps, le pense et le dirige.

La paresse du patron exhorte les salariés, les moins nombreux et coûteux possibles, à travailler pour lui. Celle du travailleur organise notre nécessaire insoumission à un ordre forcené. La paresse est traitée comme péché ou déviance, mais une société démo-cratique implique la diversité d’idées, de comportements et de moyens pour satisfaire nos besoins basiques, qui échappent au monde de la marchandise et de l’argent. Le slogan « travailler moins pour travailler tous » paraît irrecevable. D’abord parce qu’une embauche compensatoire suit rarement l’augmentation de productivité qui crée le chô-mage, mais surtout parce que le salariat ne doit pas être l’activité unanime. À l’encontre de toutes les aberrations productivistes, plutôt travailler moins longtemps pour vivre mieux.

Face à la morosité et aux frustrations mortifères, le droit à la paresse, fédérateur des revendications sociétales et écologiques, pourrait construire une culture, des pra-tiques alternatives. À l’instar des Grecs, nous dénonçons l’hypothèque de notre société. N’ayons pas peur de la dette contractée par d’autres pour des travaux et armements inutiles et nuisibles, et vache à lait des banques. Pas peur de manquer de combustibles fossiles ou nucléaires ni d’outils inutiles pour maltraiter la planète.

Même pas peur d’être traité de fainéant : plutôt que de bosser comme des gros cons1, la paresse ne crée-t-elle pas une vérité effective2 de l’homme ?

1 Polisseurs de galets de rivières, dans le film de Picha, Le Chaînon manquant (1980)2 Kazimir Malevitch (1879-1935), La paresse comme vérité effective de l’homme, Vitebsk 1921, éditions Allia

La paresse au pouvoirpour L’aboLitioN du travaiL et uNe vie meiLLeure !

MICHEL MAJOROSEnseignant d’histoire, chercheur du Droit à la paresse

Qui était Paul Lafargue ?

Né en 1842 à Cuba, l’homme s’est suicidé en 1911 à Draveil (région parisienne). Petit-fils d’esclaves africaines et de colons fran-çais, Paul Lafargue épousa Laura Marx (Bruxelles 1845-Draveil 1911). Ensemble, ils participèrent à la création des deux pre-mières « Internationales ouvrières. » Laura Marx traduisit en français le Manifeste communiste coécrit par son papa. En 1880, Paul Lafargue écrivit Le Droit à la paresse, un argumentaire pour la réduction radicale du temps de travail. Depuis la conquête des huit heures de travail après la Première Guerre mondiale, Le Droit à la paresse subit une éclipse dans la culture et les édi-tions ouvrières, mais nous pouvons le lire encore de nos jours puisque le livre a été abondamment réédité en version papier (éditions Altéa) et est téléchargeable sur internet.

Le travaiL : toute uNe histoire… André Clette

décalage en règle

nez aussi cette expression) et le « moyen le plus sûr d’accéder au bonheur » (retenez-vous de rire).

Cela n’empêche pas un idéologue, qui pousse son obsession marxiste jusqu’à s’appeler Karl Marx, de s’emparer de la « valeur travail » pour compliquer le jeu. Le travail est une valeur, oui, mais surtout une valeur marchande. Celui qui a les sous pour s’acheter ce genre de marchandise gagne le gros lot. Car c’est une marchandise mira-culeuse. La seule à avoir le super-pouvoir de créer de la valeur ! Comme le travailleur ne coûte guère plus cher à l’entretien qu’un chihuahua ou un persan bleu, le capitaliste peut s’offrir à bon prix sa force de travail pour lui faire produire sensiblement plus que ce que ça lui coûte. Un peu comme un persan bleu qui fabriquerait un kilo de croquettes sur le temps qu’il en mange 200 grammes. Au passage, le capitaliste em-poche la différence, appelée « plus-value ». Ce qui tend à prouver qu’il est plus malin que le travailleur et que c’est pour ça qu’il est le patron.

Aussitôt, sous prétexte qu’ils sont exploi-tés, les travailleurs se mettent à revendi-quer à qui mieux mieux. Les uns veulent la dictature du prolétariat, les autres exigent la semaine des 48 heures, voire des congés payés, et pourquoi pas des pauses pipi et des chèques-repas, tant qu’on y est. On ap-pelle ces travailleurs « bolcheviques », dans la version dure et « socialistes » dans la ver-sion molle, ou encore « anarchistes » dans la version fouteurs-de-merde.

Au cours de la première moitié du XXe siècle, la formule « Le travail rend libre » (Arbeit macht frei) connaît, en Allemagne, un certain succès auprès des aryens de souche. En France aussi, la valeur travail reprend du poil de la bête immonde dans certains milieux -- lepénistes avant la lettre -- qui l’associent aux valeurs « Famille » et « Patrie ». Lesquelles seront, par la suite, mesquinement décriées par des hordes de trublions gauchistes boboïsants.

Après l’épisode guerrier que l’on sait, la valeur travail reçoit des habits neufs pour se faire résolument moderne et prendre la voie lumineuse du progrès. Requinquée par la « croissance », la valeur travail se concrétise en machines à laver et en robots ménagers. Au passage, Moulinex libère la femme pour qu’elle puisse aller au charbon comme son homme. On travaille désormais pour s’offrir une auto, une télé, des trucs et des machins électriques, et des vacances

au Club Med. Ça s’appelle la « société des loisirs » parce que, en plus du dimanche, le travailleur dispose à présent de son same-di pour s’acheter les trucs et les machins susdits.

Comme le fou qui se tape sur la tête parce que c’est tellement bon quand ça s’arrête, l’Homme travaille pour la satisfaction de pouvoir se reposer. Il aime ça. On invente des machines pour l’aider dans son tra-vail, voire pour le remplacer. Qu’à cela ne tienne, il travaille encore plus, vu qu’il y a de plus en plus de trucs et de machins à acheter.

Ça marche comme ça jusqu’à ce que, patacrac, choc pétrolier, tout le bazar se dégonfle. On nous fait le coup de la panne. C’est un classique, ça s’appelle une « crise » (inutile de retenir ce mot, les médias se chargeront de vous le rappeler). Celle-ci, ça fait 40 ans qu’elle dure. Avec des hauts et des bas, certes, mais néanmoins, ça com-mence à faire long.

En même temps que le travail se fait rare, le langage évolue : désormais le travailleur se doit de cultiver son « employabilité », il s’agit de devenir « entrepreneur de soi-même ». Le mot « prolétaire » ne fait plus recette. « Ouvrier » fait suranné. « Travail-leur » fait trop syndicaliste, de même que « salarié » qui souligne exagérément le rap-port de subordination. Ne sachant plus quel vocable utiliser, un premier ministre socia-liste belge s’en sortira péniblement avec la périphrase « les femmes et les hommes de ce pays qui travaillent ».

Néanmoins, le travail a ses fanatiques. Pour ces intégristes, le travail serait au fon-dement du lien social. Lieu de rencontre et de coopération, il serait l’indispensable ins-trument de la socialisation. Inutile de leur expliquer que la pétanque et la balle pelote aussi, ils n’en démordront pas. Alors que le moment pourrait être enfin venu de tra-vailler sans trop forcer sur la sueur de front, certains veulent même pouvoir travailler le dimanche.

En faisant l’Homme un peu con, Dieu sa-vait ce qu’il faisait, sa malédiction persiste. Désormais, la dépression guette celui qui cherche du travail tandis que le burn-out menace celui qui en a. Attention toutefois ! S’il est bien vu de se tuer au travail, il est très malvenu de s’y suicider. Fort heureu-sement, des armées de psychologues se penchent aujourd’hui sur la souffrance au travail. « Risques psychosociaux », « stress au travail », « suicide au travail », « harcèle-ment moral » … ça leur donne du boulot.

Bref, le travail n’en a pas fini de nous gonfler les pompes et ce n’est pas encore ce 1er mai qu’on lui fera sa fête.

eN fiNir avec Le travaiL ?Dr Lichic

Les théoriciens anarchistes ont beau se draper dans leur belle oriflamme noire, en finir avec le travail n’est pas une sinécure, croyez-moi ! Littéraires pour la plupart, baignés de Bakounine, Vaneigem et consorts, élevés au bibe-ron par Nestor Makhno, ils en oublient souvent la Fysique et ses implacables lois. Certes, ils usent de balistique fort à propos les jours où leurs joyeux Cocktails Molotov s’écrasent sur les véhicules de nos décérébrés pandores, mais nous voyons là plus d’empirisme et d’essence diffuse que de savoir sensu stricto. Donc, reprenons la définition du travail :

Le travail d’une force est l’énergie fournie par cette force lorsque son point d’application se déplace.

Si la force est parallèle au déplace-ment et orientée dans le même sens, le travail fourni par la force est positif (tout ceci n’est valable qu’en mé-canique newtonienne, et de préférence dans un référentiel galiléen, épargnez moi s’il vous plait toute autre considé-ration déplacée et salace).

En finir avec le travail n’est donc pas si simple ! Il faut d’abord en finir soit avec la Force, soit avec le déplacement. Voilà qui donne une dimension supplémen-taire à un slogan vite peinturluré sur la répugnante façade de pôle emploi !

Certes, il n’est pas aussi aisé de se mesurer avec la Force. Le Jedi Luke Skywalker soi-même y renonça devant les implications œdipiennes inatten-dues du problème. À défaut d’annuler la Force, on peut également annuler sa variable principale, selon la devise de la Belgique « L’Union fait la Force ». Il s’agit ainsi de dissoudre les unions, et le tour est joué. Une vague de divorces réduirait donc le travail. Voilà qui semble à portée de nos dirigeants. Une simple loi abrogeant les unions civiles et religieuses (surtout ces dernières !) diminuerait sensiblement l’effort col-lectif. Cependant Voltaire nous rappelle que « Les faiblesses des hommes font la force des femmes ». C’est à désespérer, si en annulant une force on en génère une ailleurs !

Autre solution donc pour en finir avec le travail, annuler le mouvement. Certains secteurs sont à la pointe en ce domaine. L’industrie automobile, para-doxalement, y arrive presque à force de bouchons. Ne plus se déplacer pour aller au turbin annulerait le travail, CQFD ! Mais si tout mouvement pro-duit du travail, le mouvement de grève aussi !? Nous voilà encore Gros-Jean comme devant ! Et comment éviter tous mouvements réflexes, les mouvements d’humeur, les mouvements radicaux ? Les mouvements révolutionnaires, qui justement veulent en finir avec le tra-vail ? Mais nous finissons tel le noble Ouroboros, par nous la mordre !

Bon, je réalise, cher lecteur, qu’en ré-digeant ces lignes, j’ai cru travailler, et je me suis en fait amusé. Voilà sans doute comment en finir avec le travail : faire ce qu’il nous plait ! Youhou !

l’oeil de l’observatoire bruxellois du clinamen

Quand tous les travailleurs du monde se tourneront les pouces, ça va chier !Éric Dejaeger

Photo : Massimo Bortolini

Collage : Sandro Baguet

Si la force est parallèle au déplacement et orientée dans le même sens, le travail Si la force est parallèle au déplacement et orientée dans le même sens, le travail

Si la force est parallèle au déplacement et orientée dans le même sens, le travail

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6 / même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015 MAI-JUIN 2015 / même pas peur No 1 / 7

Je connais un type qui a, sur son bu-reau, une photo où on le voit vêtu d’un t-shirt portant l’inscription « I ♥ MY JOB ». C’est mon pote Couille Molle1. Il est un des plus anciens de la boîte. Je lui ai de-mandé ce qu’il pensait de son travail.

Mon travail, fieu ? Mais c’est toute ma vie. Trente ans que je suis dans cette boîte. J’ai gravi tous les échelons. Tu penses si je fais corps avec elle. Je l’ai vue grandir. J’ai partagé tous ses grands moments. Des moments formidables, comme quand l’entreprise a été certifiée ISO 9001 en 1998. On a tous éprouvé une fierté et une émotion, fieu… J’en avais les larmes aux yeux. On a accroché le certificat dans le hall d’entrée. Un magnifique diplôme hein, avec un encadrement à l’ancienne, très chic, et le cachet de l’organisme de certification imprimé en rouge, avec des rubans imprimés aussi, pour faire genre vieux parchemin. Tu vois ça ? La classe, quoi. On a fait une photo de tout le per-sonnel devant. Le boss a fait un discours et on a eu droit à un verre de mousseux. Là, on a vraiment senti qu’on était une grande famille, comme dit le boss.

Évidemment, il y a toujours des hauts et des bas. On a eu des moments difficiles aussi hein. Des coups durs. Des drames. Comme le redressement fiscal de 2003. J’en ai eu les larmes aux yeux, fieu. Le boss nous a réunis pour expliquer qu’il allait falloir faire des sacrifices. « Nous sommes tous dans le même bateau », il a dit, « nous devons ramer tous dans la même direction. » Ça, pour ramer, on rame, a murmuré Poil Decul2, on est tous dans la même galère, oui.

Ce fumier de Poil Decul, toujours à faire des remarques désagréables, comme 1 NDLR : Le nom et le prénom ont été changés pour préserver l’anonymat de l’intéressé.2 NDLR : Voir note 1...

La nouvelle va faire l’effet d’une bombe dans les milieux autorisés, et aussi probablement dans les milieux non autorisés : notre rédaction a retrouvé le dernier Belge encore au travail. À l’heure où l’on fête les dix ans de la loi dite du 1er avril imposant les loisirs pour tous, promulguée après la campagne fédérale d’euthanasie des plus de 60 ans, un homme brave l’interdit gouvernemental au péril de sa santé. Et, coup de théâtre national, ce rebelle à la société sans travail est… wallon.Jean-Marc Louvrier (mais appelons-le X pour pré-server son anonymat... et taire son nom subversif) vit dans un petit village du Hainaut où il continue à mener une carrière professionnelle clandestine. Ren-contre avec un redoutable hors-la-loi.

Jean-Marc Louvrier, vous travaillez et vous ne crai-gnez pas de le confier sous le couvert de l’anony-mat ?Non, j’ai toujours eu le courage de témoigner anony-mement ! Honnêtement… Pardon ! Malhonnêtement (je suis wallon), je ne m’explique pas ma trajectoire. À l’époque du travail, les Wallons étaient au chômage et, maintenant qu’on a instauré la société des loisirs, moi Wallon, je reste le seul à travailler dans ce pays.

En quoi consiste exactement votre travail ?Je fais exclusivement dans le démontage-remontage. J’ai tissé autour de moi un véritable réseau de dea-lers de travail. Attention ! Tous Wallons, hein ! Ces personnes me fournissent en objets en tout genre. Ma seule exigence, c’est que ceux-ci soient en parfait état. J’attaque alors mon travail. Je démonte l’objet, je le remonte complètement et je le leur rends.

En parfait état de marche ?Ah non, jamais. Je suis agent d’obsolescence provo-quée. Mon boulot, c’est de rendre tout inutilisable pour faire tourner le commerce.

Et comment faites-vous pour vous lever à l’heure chaque jour, malgré la prohibition des réveils ? Vous seriez donc wallon et instinctivement ponc-tuel ? Une fameuse injure à votre région !

Je ne travaillais pas pour me faire bien voir ; je travaillais pour mon plaisir. Le travail me pas-sait le temps. Avant que j’y eusse pensé, la clef tournait la serrure et la voix du gardien [de la maison de santé] criait : « Midi ». […] Oui, mon travail me donnait de la joie, c’était un travail inférieur, que tous les enfants et presque tous mes camarades faibles d’esprit auraient pu faire, mais dans un travail exécuté convenablement, il y a toujours une consolation, si modeste qu’il soit.

Hans Fallada, Le Buveur (1950)

Gageons que le présent article sera rejeté par le consistoire de Même pas peur, puisque

l’appel à contributions disait en même temps la messe, les auteurs étant invités à « décliner de diverses manières » le thème, incantatoire s’il en est, En finir avec le travail, et non à le déconstruire, ou le problémati-ser. Nous tentons néanmoins notre chance car le journal se veut par ailleurs « ouvert aux modes de pensée intégrant la désobéis-sance ».

Nous allons donc désobéir.Nous allons donc faire l’apologie du tra-

vail. Mieux : miner à la va-vite le réquisi-toire obligatoire contre le travail.

La fin du travail serait donc le fin mot de la pensée du travail : la belle affaire, si simple,

eN fiNir coNtre Le travaiL Laurent d’Ursel, artiste président

contrepieds de nez le scoop de Watrin

Oui, une sorte de sixième sens. Avant la loi sur les loisirs obligatoires, j’ai travaillé dans les chemins de fer. J’ai donc l’instinct de l’heure. Je n’ai pas peur de l’avouer aujourd’hui, j’ai été le dernier annonceur de train du pays. Pendant deux ans, j’ai même continué à annoncer l’arrivée des trains au micro, alors qu’il n’y avait plus ni trains, ni voyageurs. Déjà le zèle ! En fait, on ne m’avait pas prévenu que les derniers na-vetteurs avaient disparu depuis le nouveau plan de la SNCB transférant la circulation des trains à la nuit, par mesure d’économie et de sécurité.

De sécurité ? Ça n’augmenterait pas plutôt la délin-quance ?Non, les trains de nuit, ça veut dire pas de voyageurs. Pas de voyageurs, pas de contrôleurs. Pas de contrô-leurs, pas d’agressions. Juste avant l’arrêt des che-mins de fer, les trains ne transportaient plus que des agresseurs à la recherche d’un mauvais coup.

Vous avez conscience de ternir l’image de la Wal-lonie qui a été, de tout temps, une terre d’oisiveté ?Je suis évidemment conscient du tort que je cause à ma région. Malheureusement, je suis issu d’une famille de rebelles. Mon grand-père était ouvrier d’usine et n’a jamais été alcoolique. Je n’ai pas pu le vérifier, mais il aurait même été surpris plusieurs fois à boire un verre d’eau à la fête patronale de son entreprise. Mon père lui-même n’a jamais respecté les normes régionales d’obésité. Malgré toutes les tentatives de ma mère de le nourrir exclusivement d’achats en friterie, il a continué à manger des fruits et des légumes clandestinement. Un véritable esprit frondeur ! Et aujourd’hui, mon fils lui-même ne fume toujours pas de cannabis malgré sa participation à de nombreux festivals rock.

Un souhait en tant que dernier travailleur belge ?Oui, faire des heures supplémentaires non rémuné-rées. Je rêve de devenir le dernier exploité du pays. Mais je sais que ça, c’est un rêve fou difficile à at-teindre…

1er mai 2060

Nous avoNs reNcoNtré Le derNier travaiLLeurbeLge… et iL est waLLoN

Dominique Watrin

André CletteuN gars Qui aime soN travaiL

quoi on serait aliéné, qu’on serait otage d’une direction paternaliste, que ce n’est pas à nous de payer les pots cassés quand le patron s’en met plein les poches et patati et patata… Quand il y a eu un vote pour savoir si le personnel était d’accord pour renoncer à récupérer ses heures sup, Poil Decul a été un des seuls à voter contre. Moi, j’ai voté pour. Tu penses. Si j’avais eu des heures sup à récupérer, je les aurais volon-tiers laissé tomber. C’est que je suis attaché à cette boîte. Comme elle est attachée à moi. Je ne pourrais pas la quitter, fieu, mais elle non plus ne pourrait pas se séparer de moi. Je suis quelqu’un qui compte dans la mai-son. D’ailleurs, tu vois, je ne suis pas dans l’open space, j’ai un bureau personnel. Et puis, je sais trop de choses sur un peu tout le monde ici (clin d’œil)…

J’ai demandé à mon pote Couille Molle en quoi consistait son travail.

En quoi ça consiste ? Bonne question… Ben, plein de choses, fieu… J’ai plein d’as-pects transverses à gérer au niveau des dis-positifs, hein… Je suis un rouage essentiel sur le plan organisationnel. Il y a tout un tas de trucs à réfléchir… des projets, des actions, des procédures, des diagnostics, du reporting, est-ce que je sais, moi… des problèmes à résoudre, des outils à implé-menter et… voilà quoi. C’est qu’il s’agit d’être performants, hein. De mobiliser les compétences si on veut rester compétitifs.

Et concrètement ? Ben, c’est très concret, fieu. Je commence

par lire mes mails, je lis les journaux, des fois qu’il y aurait des infos intéressantes pour la boîte, j’essaie de nouvelles applis pour mon iphone, ça peut être utile pour le boulot, je mets à jour mon profil Facebook, très important pour l’image de marque ça… Je tiens mon tableau de bord. Primor-dial, hein, le tableau de bord. Il faut surveil-

pure, quasi paradisiaque. Le chasseur-cueilleur se devrait de culminer dans la peau d’un glandeur-jouisseur (ten-dance rentier assis sur ses droits tout à coup naturels et miraculeusement ins-crits dans le marbre) : la belle évolution, si progressiste, humaine, engageante. Tout ça pour ça. Tout ça sans s’abaisser à demander l’avis du marbrier.

Pourtant, la droite semblait avoir dé-montré à jamais qu’il est politiquement stratégique de partir de l’homme-cra-pule-égoïste-et-narcissique. Qu’à cela ne tienne. Après avoir fantasmé en pure perte l’homme bon (et la femme qui va avec), la gauche radicalement actuelle et indécrottablement angélique rêve, décrète et prophétise l’homme-bon-à-rien (d’autre-que-soi-jouissant). À faire s’éter-nuer Deleuze dans son urne s’il n’avait choisi de se faire enterrer ! La morale de l’histoire est toujours la même : la gauche pèche par où elle prêche.

Les nouveaux vieux philosophes (NVP) se targuent de géolocaliser d’ins-tinct les zones érogènes de l’existence bonne, juste et émancipée, et le travail-leur-jouisseur est forcément un per-vers maso-malade qui s’ignore, dont l’adrénaline marathonienne est dan-gereusement pathogène. Les travail-leurs-jouisseurs sont des aliénés éga-rés, étymologiquement hétéronomes et socialement réactionnaires. « Si ça jouit, ça ne travaille pas, sermonnent les NVP. Ça fait autre chose. Toute bête de travail est de facto une bête de somme. Etc. » Comme si la jouissance, à l’instar du deuil, n’était pas un travail comme un autre.

Astuce : toujours regarder l’absence de poil dans la main des tartuffes qui n’ont que les mots jouir, plaisir et désir à la bouche. Il n’y a pas plus toxique que l’homme assez lâche pour nier qu’il aime travailler.

Certes, le travail comme valeur ar-range au premier chef les capitalistes à même d’en tirer le plus grand profit possible. En inférer que le travail n’a de valeur que capitaliste est aussi absurde que de renoncer au camembert fermier sous prétexte que Jean-Marie Le Pen en fait ses délices. Ce n’est pas parce qu’arrêter de travailler fait mal au por-tefeuille du patron que la fin du travail est une fin en soi.

Il y a plus grave. À ne brandir que l’intolérable inégalité sociale devant l’obligation de travailler-pour-ne-pas-crever-la-bouche-ouverte, on fait l’impasse sur l’inégalité, existentielle celle-là − ou simplement indicible et inavouable, parce qu’aussi peu « poli-tique » que l’asthme ou les hémor-roïdes ? − devant le temps libre, lequel n’a pour beaucoup de libre que le nom.

Ce qui ouvre un nouveau champ de réflexion, et donc de conquête sociale : penser – et rendre possible de vivre − le travail comme loisir, récréation, congé (de l’entre-soi spéculaire) et vacance (du pouvoir abrutissant).

Bref, titillons le conservatisme éty-mologique des NVP qui se complaisent à rappeler l’instrument de torture, tre-palium, à l’origine du mot travail, et suggérons-leur de VARIER LA LUTTE (anagramme de TRAVAILLER TUE).

Oui, un autre travail est possible, le seul à même d’unir plutôt qu’opposer ceux qui paieraient pour travailler et ceux qu’aucun salaire ne consolera de devoir travailler.

Oui, le travail est la santé et la santé ne hait pas le travail. Mais pas n’im-porte quel travail. Rarement le premier travail venu. Jamais le travail-pour-ne-pas-crever-la-bouche-ouverte.

Oui, j’offre 10 places pour décou-vrir la chorégraphie d’Anne Teresa De Keersmaeker au Wiels, qui se terminera le 17 mai à l’issue de « neuf semaines non-stop de 10 à 18h » (foutus bos-seurs !), sobrement intitulée Work/Tra-vail/Arbeid.

Depuis que je suis né, je respire. Vous me direz qu’il serait stupide que je ne respire point. Que cela serait inconcevable selon les lois de la nature. Ainsi mes poumons s’emplissent-ils et se vident-ils d’un air pol-lué sans me demander la permission. C’est ce que les personnes qui ont fait des études appellent l’instinct de conservation. Je m’ef-force bien parfois de les empêcher d’offrir l’hospitalité, aussi brève soit-elle, à chaque goulée d’air que j’aspire, mais tout de suite on s’affole autour de moi. Et c’est direct qu’on applique sur mon visage d’enfant un masque à oxygène gardé en permanence dans la famille en vue de remédier à mes « lubies » qu’ils disent.

Aujourd’hui, l’air est irrespirable. On dit à la radio que c’est une fabrique de pesti-cides qui a explosé dans la Vallée de la Peur, ainsi appelle-t-on la zone industrielle qui s’étale le long du fleuve. On a fermé volets et fenêtres. Mais c’est insuffisant. Il faudrait que chacun ait comme moi une bouteille d’oxygène à disposition le temps de s’en-fuir. Mon père travaille dans cette usine. Je sais qu’il ne reviendra pas. Ma mère n’est pas bien. Elle a du mal à respirer. Va-t-elle me prendre mon oxygène ? Va-t-elle m’ar-racher mon masque et ma bouteille ? C’est une mère. C’est ma mère.

Ça y est. Je crois qu’elle est morte. Elle vient de s’effondrer près de moi à l’instant où elle allait m’arracher masque et bou-teille. Ma mère ! Et ma sœur ! Ma grande sœur qui vient vers moi en se traînant sur le sol…

Tous les matins, à six heures, chaque été, par marée basse ou marée haute, bravant les intempéries, cet employé se rend sur la grève. Assis face à la mer, il boit de l’eau de ville avec un croissant avant de se mettre au travail. À dix-huit heures, sa journée termi-née, il retrouve sa cabine de plage et remise son.357 Magnum. Il n’en sort plus avant le lendemain matin, laissant faire l’équipe de ramassage. L’important est d’avoir mainte-nu un nouveau jour durant la plage déserte, exempte de tout estivant vivant.

couilles-molles a des choses à dire

respire ! Georges. Elliautou

Le beau travaiLÉric Allard

Le travail c’est la sauter ! se plaint le gigolo.

Georges Elliautou

ler scrupuleusement tous les indicateurs. Tu comprends, fieu, moi je suis orienté résultat. C’est ça qui compte. Avoir tou-jours des objectifs SMART. C’est ce que je dis toujours à ma stagiaire.

Parce que, vu mon ancienneté, le boss me confie parfois une stagiaire. D’ail-leurs, j’ai bon espoir de passer coach. Là, je me sens vraiment utile, tu vois. Pour commencer, il faut qu’elles adhèrent aux valeurs de l’entreprise et qu’elles acquièrent le sens de la hiérarchie. Dès le deuxième jour, elles doivent savoir combien de sucres je prends dans mon café. C’est là qu’on voit celles qui ont du potentiel. Ma vocation, c’est d’être un révélateur de potentiel, fieu. Ce qui est important, c’est de les tirer vers le haut dans une dynamique gagnant-gagnant. Avec moi, quand elles sont motivées, elles comprennent vite qu’il faut donner le meilleur de soi-même, si on veut grim-per. Et quand je dis grimper, hein (clin d’œil)… c’est qu’il y a des mignonnes parfois.

Tu comprends, fieu, avoir un job et le garder, c’est d’abord un travail sur soi. Très important le travail sur soi. C’est la clé de tout…

C’est à ce moment-là que Poil Decul est entré dans le bureau. Il a entendu la der-nière phrase et il a murmuré « Toi, c’est surtout quand tu te penches sur ta stagiaire que tu travailles sur toi, avec ta main dans la poche de ton pantalon... »

Couille Molle a dit : « Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai mon entretien d’évaluation an-nuel à préparer. C’est dans six mois. »

Au fait, je dois préciser que Couille Molle n’est pas vraiment un pote. C’est juste un collègue de bureau.

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8 / même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015 MAI-JUIN 2015 / même pas peur No 1 / 9

Face au contrôle permanent mis en place par le système, face à l’obligation de prouver que l’on est un chômeur actif dans la re-cherche d’un emploi dit raisonnable, quelques trucs et astuces pour (bien) profiter du système !

Règle n° 1 : créez toutes les conditions vous permettant de bénéficier de toutes les aides possibles…- Si vous cohabitez avec une personne qui a des revenus provenant du travail ou non, invitez-le à se domicilier chez ses parents, une vieille tante compréhensive ou un pote sympa. Expliquez-lui que c’est un geste d’amour que vous attendez de sa part.- Conservez les enfants à votre charge.- Demandez les allocations familiales majorées, des bourses d’études, soyez prudent si vos enfants effectuent des jobs-étudiant, ces revenus diminueront vos allocations de chômage.

Quelques règles pour chercher de l’emploi en se donnant toutes les chances de ne pas en trouver.

Règle n° 2 : faites preuve de maladresse dans vos candidatures- Glissez quelques fautes d’orthographe dans votre CV.- Placez-y une photo de vous si vous êtes moche, dans le cas contraire, choisissez une photo prise lors de votre dernière virée en boîte, celle où vous êtes totalement déchiré.- Indiquez-y le lien vers votre profil facebook, celui où vous déposez des photos de vous prises lors de méga-fêtes auxquelles vous participez.- Dans votre lettre de motivation, insistez sur le fait que vous n’avez pas d’expérience ni les diplômes requis et surtout, écrivez-la à la main, vous passerez pour totalement ringard.- Insistez sur le fait que vous vous êtes engueulé avec tous les em-ployeurs chez qui vous avez travaillé et que vous faites du burn-out chronique.- Trompez-vous dans l’adresse du destinataire, histoire d’être sûr que le courrier n’arrivera jamais. - Si vous vivez seul(e), insistez sur le fait que vous avez 4 enfants (même si ce n’est pas le cas), par contre, si vous n’avez pas d’enfant, expliquez que c’est dans vos projets.- Insistez sur le fait que vous êtes souriant(e), sociable et dispo-nible, comme tout le monde affirme la même chose, vous passerez totalement inaperçu(e).

Règle n° 3 : ciblez (mal) vos candidatures.- Ne vous adressez qu’à des entreprises situées loin de chez vous en précisant bien que vous n’avez ni permis ni voiture.- Veillez toujours à ne pas être complètement dans les conditions de l’offre à laquelle vous répondez.- Ne répondez qu’à des offres d’emploi parues depuis au moins deux semaines.- N’adressez vos candidatures spontanées qu’à des entreprises en difficulté, celles qui licencient ou dont la situation financière est notoirement mauvaise. Et si malgré tout, si vous êtes convoqué à un entretien d’embauche :

Règle n°4 : rendez-vous antipathiques.- Ne dormez pas la nuit précédente, consommez de l’alcool et quelques drogues douces.- Avant d’entrer dans le bureau du recruteur, pensez à quelque chose de très triste.- Ne dites pas bonjour.- Montrez-vous agressif, carrément odieux ou totalement apathique.- Regardez l’heure régulièrement et poussez des soupirs.- Allumez une cigarette, si vous n’êtes pas fumeur, faites un effort.- Si vous êtes toujours dans le bureau au bout de dix minutes, es-sayez de roter ou de péter.

Si vous êtes engagé, je n’y comprends rien !

fiNi de marNerDenys-Louis Colaux

L’exemple du QatarParmi les pistes évoquées pour réduire le

taux de chômage, le partage du temps de travail est régulièrement présenté comme la solution la plus évidente. Alors que la plu-part des pays peinent à instaurer la mesure, certains font preuve d’innovation pour s’at-taquer au problème.

À cet égard, le Qatar fait figure de bon élève de la classe.

La mise en place d’un système de rota-tion des travailleurs particulièrement effi-cace a en effet facilité l’accès à l’emploi pour

Abhorrés par la grande majorité de nos contemporains pétris de bêtise, d’inconséquence et d’inscience, nous voici donc évacués par une société à laquelle nous sommes supposés appartenir, que nous sommes censés structurer. Nous voici cloués dans une condi-tion fragile dont il sera de plus en plus difficile de s’échapper. Le travailleur a l’occasion de sortir de sa sinécure. Sa vie fluctue entre le bureau, l’atelier, la maison, le week-end, les vacances. Mais dans un monde où chaque pas coûte, où presque tout se mon-naie, la condition de sans-emploi est permanente. Nous le sommes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. En dé-pit de l’agitation, petit à petit, cette condition gluante finit par se confondre avec notre être. L’humeur vindicative qui se répand si facilement à l’abri de la société se tarit brusquement une fois dans la rue où le regard baisse inconsciemment. Certes, nous lisons. Nous avons encore pour l’instant l’occasion de profiter de la catharsis qu’apporte un film, une série, internet, mais tout semble passer par le prisme d’une espèce de répudiation. Foulées au pied nos an-nées d’études, nos années d’emploi, foulées au pied nos années de travail hors emploi, de création hors marché. Applaudis, félicités d’une main, giflés de l’autre, nous sentons l’avancée impossible, la stagnation insupportable et le recul inéluctable. Le seuil de pau-vreté sur lequel, mal assurés, nous nous tenons avec tant d’autres, certains même avec emploi, semble s’éloigner, emportant ceux qui passent les mailles du filet à quelques semaines, à quelques jours près leur octroyant arbitrairement tel ou tel statut, et nous laissant les pieds dans une boue dont les producteurs sont de l’autre côté du spectre socio-éco- nomique.

Comme je me plais à le dire perpétuelle-ment depuis que je dépasse tout le monde d’une tête : l’exemple vient d’en haut. Et nos hommes politiques compétents (ça m’a toujours fait un drôle d’effet d’associer ces deux mots, mais soit, on dit bien « arriéré judiciaire » alors que j’ai connu un juge qui n’était pas si débile que ça)… nos hommes politiques compétents, écrivais-je donc avant de m’égarer, ont involontairement inventé la profession d’avenir que pas mal d’entre nous rêveraient d’exercer et à la-quelle personne n’avait jamais pensé avant eux : empêché.

Ils font désormais partie du paysage, les député(e)s échevin(e)s et les député(e)s bourgmestres qui délèguent leur fonction communale parce que cumuler leur est interdit. Eh bien, les empêchés, c’est eux ! Pour tous ceux qui, comme moi, aspirent à ne plus travailler, cette profession d’empê-ché est le métier d’avenir. Et elle est aussi, accessoirement, le plus grand espoir d’éra-dication du chômage parce qu’elle est tou-jours associée à un alter ego : le faisant fonc-tion. Saluons, dès lors, tous les empêchés sans qui les faisant fonction seraient des faisant sans fonction.

Pour le bien du pays, j’encourage donc tous les citoyens responsables à suivre l’exemple des hommes politiques et à deve-nir également un empêché. Vous êtes, par exemple, facteur. Tous les matins, déposez votre sacoche devant la poste, avec un petit écriteau « Servez-vous, je suis empêché… au bar du Café de la Poste. »

Vous êtes jeune, dynamique comme un édredon, et votre mère vous demande de tondre la pelouse. Répondez-lui sim-plement : « Désolé, je suis tondeur de pelouse empêché. J’ai été nommé branleur, mais je te désigne tondeuse faisant fonction ! »

Vous êtes un mari consciencieux, mais votre femme commence à friser la date de péremption : pas de problème ! Dites-lui simplement : « Chou, dorénavant, je serai bai-seur empêché. Je te présente Olivier, baiseur faisant fonction, qui te besognera pendant mon empêchement. Si t’as besoin, je suis soit chez ta copine Nathalie, soit dans ta copine Nathalie. »

Voilà ! Pour ma part, j’ai un seul message à faire passer : si une fille naïve et facile est disposée à faire la sainte-nitouche empê-chée, je suis prêt à devenir sur-le-champ son étalon faisant fonction !

subversion

un peu d’honneur ! (juste un doigt, alors)

résistaNce active : commeNt rester chômeur vous Ne vouLez

pLus travaiLLer ? deveNez « empêché »

Dominique Watrin

recul

cynisme

coupe cLaire

partage du temps de travaiL

Meursault

Michel Thauvoye

C’est sur la sépulture du travail que je me suis amusé à penser, à médire, à déblatérer et à dauber. Voilà la chose.

La mort du travail sous l’angle poétique Sur son banc public, au fichu pays carolomacérien, le ca-marade poète Rimbaud gravait au canif : Merde à Dieu. Sensible à la poésie, sur mon banc, j’ai fait graver par une amie : Merde au travail ! Le travail mène à l’épuisement et à la mort. Ne foutez rien, tentez l’aventure de l’éternité. Cessez de travailler, contractez une maladie grave, tirez-vous un pruneau dans la tempe. Je veux une chaire de nonchalance à l’université de Lou-vain. Prolétaires de tous les pays, usinez-vous ! (les petits bon-heurs du manuel)Le serf ne s’use que si on s’en sert. Si on lui fout la paix, il prospère.Le pain volé a bon goût.

La mort du travail sous l’angle syndicalRalentissez les cadences du repos !Un deuxième oreiller, un litron et un pyjama de rechange pour les jours fériés !Des patrons empaillés pour le défoulement des nostal-giques !Des toasts et des jeux olympiques toutes les semaines !Autogestion de la fainéantise ! Aleksei Stakhanov est un enculé psychopathe !Des flemmards étrangers et subalternes pour la commé-moration des valeurs nationales !Les nichons de Marine au balcon (son cul au tison) !Réaffectation de Laeken en Mémorial André Cools !En tête du cortège du 1er mai, Serge Kubla à poil avec une plume dans le derge ! Pour permettre à nos souverains d’épouser les tour-ments et l’exaltante aventure du peuple, transfert de la résidence royale au Bois du Cazier pour l’été et à Breen-donk pour l’hiver !

La mort du travail sous l’angle étymologiqueTravail, le mot, vient du latin tripalium, triple pieu. Des cons ont cru que c’était, le tripalium, un instrument à trois pieux, un genre de forceps pour les vaches, un outil de torture… billevesée et bullshit ! Le triple pieu, ducon, c’est trois plumards mis côte à côte. Le tripalium est une insistante invitation à pioncer. CQFD. Roule toujours dans le sens de la pente, frangin, et dès que ça cesse de descendre, arrête-toi et établis tes pénates.

La mort du travail sous l’angle révolutionnaireVa pour le pari ! Plus personne ne turbine. Fini. Halte au boulot. Cessation définitive des hostilités. Famine monstrueuse. Plus rien à briffer. Tout le monde crève de faim. Le problème de la surpopulation est terrassé. Eurêka. Bon, triste, d’accord, mais efficace. Requiescat in peace & love.

Suppression du travail et instauration de la dotation citoyenne (payée par la reine Mathilde en personne, de la main à la main, chaque vingt-huit du mois) Alléluia.Un truc, une astuce : tout le monde, top chrono, se fait clodo, fauchman, gueux, sans-papier, réfugié, SDF, suffocant va-nu-pieds, crasseux chemineau. On verra bientôt les promoteurs immobiliers, les bailleurs en sup-pliante chasse, les probloques conciliants venir démar-cher sous les ponts, quémander des locataires à des prix défiant toute concurrence. Comment qu’une page de l’histoire sera tournée. Les mêmes qui vous envoyaient l’huissier vous cireront vos dégueulasses pompes sans haut-le-cœur. Première impulsion d’une révolution fon-damentale. J’espère qu’on sent le caractère historique du virage. Resplendissants lendemains en vue, grands soirs de sonate au clair de lune.Dans le nouveau monde, après l’interdiction du travail et l’abolition du salaire, la suppression du pouvoir de commander et d’humilier, après l’instauration de La Tour d’argent gratos pour tous, faudra quand même trouver quelqu’un pour tondre les huissiers. Ces salauds auront vraiment couché avec tout le monde. Les patrons destitués, on en fera des soubrettes, il y aura toujours des bibelots à épousseter. La fraternité survivra à ça, compagnons.Demain, je lance le F.O.U.T.R.E. (Fédération Ouvrière Utopiste de Torpillage Radical de l’Effort). Je devine que je serai suivi, je pressens l’enthousiasme des foules. Plus rien à branler grâce au Foutre ! Très porteur.Pour ne pas trop dépayser le clampin, - attaché à de re-grettables valeurs comme un forçat à son boulet -, on in-ventera le tribunal de la paresse, les paresses publiques, la paresse en noir, les paresses forcées, la paresse à mi-temps, à temps plein… On concevra même un panneau de signalisation : Ralentissez, paresses ! Qu’il en soit ainsi.

La mort du travail sous l’angle éthiqueTu veux bien vivre sans plus rien foutre ? Braque une banque, contrefais des chefs-d’œuvre, émets des faux billets, prends des otages cossus, détrousse un noctam-bule en or massif, fais-toi élire bourgmestre à Waterloo, courtise, talque et emmaillote une momie Bettencourt. Tout travail éradiqué : plus de salle de travail pour les parturientes, les femmes cesseront d’enfanter dans la douleur. Elles enfanteront à l’avenir dans la famille.Jamais le travail ne s’est accordé à mon rythme. Je ne lui ai jamais vu accomplir le moindre effort envers moi. Je renonce à lui, à ses pompes, à ses œuvres, sans cha-grin ni remords. Il se pourrait même que, après ses funé-railles, j’allasse cracher sur sa tombe.Lâchez-nous la grappe avec vos valeurs antédilu-viennes : honneur, patrie, travail ! Place au farniente uni-versel ! Musards, branleurs, tire-au-flanc, glandeurs de tous les pays, à vos crèmes solaires !

- Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ! - Moi, l’odeur de la sueur, ça me coupe l’appétit !

La mort du travail sous l’angle obtusJ’anticipe, sans pouvoir réprimer un début de dilatation pénienne, le bonheur suave, la volupté exquise que ce sera d’assister à la dégradation, à la fustigation en place publique du médecin-contrôle, déplorable emblème de l’obscénité du travail, inculte et difforme bâtard d’Hip-pocrate, cancre invétéré des auditoriums, diplômé de justesse, flic du stéthoscope, Thénardier du thermo-mètre, fayot et larbin de l’employeur, écœurante et mer-cantile chose ancillaire, laquais de la dénonciation rétri-buée. D’évoquer cette rognure d’humanité, l’envie me vient de me laver les mains. La paix soit avec vous.Après la révocation du travail, il y a tout de même quelques boulots décoratifs qui seront maintenus puisqu’ils consistent à ne strictement rien foutre : jour-naliste à RTL, ministre de la Culture en Communauté française, programmateur sur NRJ, moraliste à l’Évêché, grand reporter à Vers l’Avenir, logopède à la RTBF, éthi-cien au MR, diététicien au ministère de la santé, déra-tiseur à la Nieuw-Vlaamse Alliantie, éboueur au FN… Trop flemmard pour être exhaustif.

La mort du travail sous l’angle aiguPuisque, en raison du bannissement du travail, il n’y aura plus de croque-morts, plus de fossoyeurs, il sera demandé aux vivants de prendre un peu sur leurs loisirs pour creuser leur propre fosse.Après l’abrogation du travail, la lapidation (avec des dés de porc) de mecs comme Éric Zemmour ou Allahdonné Mbala Mbala sera considérée comme un divertissement d’intérêt général.Pour récompenser leur bienveillante humanité, Bart de Wever ira couler des jours paisibles parmi les Berbères, Théo Francken et Jan Jambon seront promus guides touristiques bénévoles sur le site d’Auschwitz. On lira désormais sur le portail du camp : Erholung macht Frei1.

La mort du travail sous l’angle déchuCe qui serait futé, ce serait d’abattre le travail sans exé-cuter le travailleur.La mort du travail règle définitivement le préoccupant problème du chômage.D’entre toutes les sub-versions, la paresse, avec le vice de la lec-ture, est ma favorite.Travail ou pas, je ne veux perpétuer ni l’œuvre de dieu, ni celle des hommes, je n’aspire qu’à flâner, à folâtrer, à lâcher derrière moi un petit lest de poèmes dégra-dables.

1 Le repos rend libre

Se plaindre des salaires de plus en plus bas par rapport au coût de la vie ? Se plaindre du manque d’emploi ? Aller même jusqu’à trouver scandaleuse l’idée de tra-vailler le dimanche. Pourtant, chaque jour, souvent de manière inconsciente, nous of-frons notre main d’œuvre au système qui nous exploite. Nous mettons une partie de notre temps libre à coproduire ce que nous achetons. GRATUITEMENT !

Cela s’appelle communément, le travail du consommateur. Il se cache partout, par exemple dans les établissements de restau-ration rapide, les magasins de meubles en kit, les grandes surfaces proposant le self-scanning, les voyagistes proposant d’ache-ter ses vacances en ligne. Dans ce domaine, internet a d’ailleurs permis d’augmenter le nombre de secteurs dans lesquels le consommateur intervient gracieusement.

Dans le paysage actuel, certains actes pourraient même sembler anodins si on ne mettait pas notre gros doigt dessus. Ache-ter des tickets de transports à une borne automatique, effectuer ses transactions bancaires en ligne ou dans un self-bank, ré-pondre à des sondages ou encore, partager ses données sur les réseaux sociaux (source intarissable de renseignements pour les sociétés de marketing). Nous sommes tous des hommes sandwichs dès lors que nous affichons des logos sur nos vêtements.

Sous couvert d’une certaine autonomie ou d’un gain de temps, les entreprises nous mettent insidieusement au travail. Si certains pensent y trouver leur compte, qu’ils ne perdent pas de vue que tout cela, finalement, a un prix. Nous devenons res-ponsables de l’acte que nous posons dans le cadre, par exemple, de paiements ou de réservations en ligne. Mais aussi, nous contribuons à la disparition de certains emplois. Les entreprises remplacent le per-sonnel salarié par le travail que nous leur

coN… sommateur – travaiLLeur Styvie Bourgeois

fournissons bénévolement.Et la vie sociale dans tout ça ? Comment

établir des contacts au sein d’une société de plus en plus individualiste quand nous avons régulièrement affaire à des ma-chines ?

Nous voulons tenter d’endiguer les sup-pressions d’emplois et ne pas courber le dos devant ce système capitaliste qui nous presse comme des citrons, chaque jour un peu plus ? Rebellons-nous tant qu’il est en-core temps et posons des actes cohérents par rapport à nos idéologies. Prenons le temps de passer à l’agence pour nos vacances, de patienter quelques minutes à une caisse de magasin (privilégions carrément les com-merces de proximité) ou encore, sous le re-gard outré de nos concitoyens, ne débarras-sons plus notre table lors de notre prochain passage (accidentel) dans un fast-food !

Pour aller plus loin dans la réflexion :Le travail du consommateur, de McDo à eBay de Marie-

Anne Dujarier.http://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-

sociales-2009-4.htmhttp://www.cultures-sante.be/nos-outils/education-

permanente/2014/le-travail-du-consommateur.html

de nombreuses personnes. Contrairement à ce qui se passe ailleurs, où les ouvriers se tuent à la tâche de trop longues années, le pays a compris qu’autoriser sa main-d’œuvre à mettre fin prématurément à sa carrière permettait de céder la place à un sans-emploi dans des délais raisonnables. Pour ces derniers, des perspectives d’ave-nir inespérées en ces temps moroses.

Puissent les autorités belges s’en inspirer lorsque débutera la construction du nou-veau stade national.

Oisif,paresseux,fainéant,

procrastinateur :

quatre mots magni-fiques. J’en ajoute-rais bien d’autres mais je n’ai pas le courage d’aller chercher mon dico dans la pièce à côté.

Éric Dejaeger

O. Q. Paye

André Clette

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10 / même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015 MAI-JUIN 2015 / même pas peur No 1 / 11

Octobre, novembre, décembre 2014 : cer-tains commentateurs d’articles de presse, choqués par les manifestations et actions de grève, avaient à cœur de défendre le gouvernement fédéral dont il eut convenu d’attendre les réalisations concrètes avant de le vilipender.

Il est cependant avéré qu’il n’y a pas en Belgique de formation de gouvernement sans rédaction d’un « accord de gouver-nement ». Qui a lu ce dernier a pu remar-quer que les partenaires de coalition n’ont pas négligé d’aller dans les détails. Qui a suivi les martiales prises de position dans la presse a pu constater que la réalisation dudit accord, tout l’accord et rien que l’ac-cord est la garantie ultime de la cohésion de cette coalition. Il n’y a donc aucune raison d’attendre pour se faire une opinion.

Lecture commentée donc. Désolée, lec-teur, ce ne sera pas drôle et je ne parle pas seulement du style. Si tu rêves d’en finir avec le travail ou, plus modestement, de réduire un peu ton temps de travail, de par-tir plus tôt à la pension pour vivre un peu, profiter du temps qui passe, des amis, des livres, de tes enfants ou de ceux de autres, pour écrire, voir le monde, enfin pour ce tu veux, il va falloir remiser tes rêves au pla-card ou trouver une autre issue.

Si tu fais contre mauvaise fortune bon cœur, que tu te dis qu’en continuant à travailler tu pourras continuer à mettre du beurre dans tes épinards frais et bio, il faudra peut-être éviter d’en mettre sur ta tartine. Le blocage des salaires est à l’ordre du jour, au moins pour deux ans. Même si ton employeur avait envie de vous motiver toi et tes collègues, cela lui sera strictement interdit, sous peine de sanction. Cela s’ap-pelle la réduction du handicap salarial.

Heureusement penses-tu, les salaires et les allocations (de remplacement, fami-liales…) seront au moins indexés… Raté. Saut d’index d’au moins deux pour cent programmé pour avril ou mai 2015.

Bon, tu n’es pas un optimisme béat mais, quand même, heureusement, tu travailles dans un « bon » secteur : les barèmes sont fixés par la Commission paritaire et les interlocuteurs sociaux ont prévu une évo-lution qui tienne compte de l’expérience qui s’acquiert au fil du temps. Donc là, le temps joue pour toi. Caramba ! Encore raté. Le gouvernement veut revoir les barèmes pour qu’ils soient lés à la compétence et à la productivité individuelle et non à l’ancien-neté, question que tu sois bien dépendant des évaluations individuelles des sous-chefs.

Bon, tu es quelqu’un de raisonnable et tu décides que tu vas te mettre à lire ce texte toi-même. Le gouvernement annonce qu’il veut mieux « récompenser le travail ». Cette idée de récompense te laisse un peu inter-loqué, toi qui pensais que le salaire était la contrepartie contractuelle de ton travail, mais tu ne vas pas chipoter sur les mots. L’idée du gouvernement est de diminuer les impôts sur les revenus du travail en compensant par d’autres impôts indirects, accises, TVA… Là, ce n’est soudain pas très clair. Mais tu es pris d’un doute : ta gazette parle d’une réduction de 125 € en 2015. Tu te demandes si cela suffira à compenser le blocage salarial, le saut d’index, l’augmen-tation des accises (tu apprécies de boire un coup, tu fais le plein en diesel…) Les décla-rations des uns et des autres dans la presse commencent à t’angoisser : certains vou-draient bien compenser la baisse de l’impôt par une hausse de la TVA… Tu ne peux quand même pas cesser de manger…

OK, il n’y a pas que les sous. Un bon ho-raire de travail, ça compte ! Las… plutôt que d’encadrer fermement la durée du travail à 38 heures par semaine, le gouvernement veut faciliter les dépassements, la moyenne devant être respectée sur une année (une année, tu gémis), le nombre d’heures supplémentaires que tu peux renoncer à

Ce qui est rare est cher, nos élites le savent. Donc, depuis trente-cinq ans, pour augmenter la valeur du travail, elles le rendent rare : elles laissent supprimer des emplois. C’est habile : cela augmente la va-leur de ceux qui restent. La preuve : t’as en-core un boulot payé, tu fais tout pour le gar-der. Tu bosses dur et tu fermes ta gueule, car tu as le dos au mur et la peur au ventre mais au moins, comme dans la publicité sur la bière où les hommes savent pourquoi, toi aussi tu sais pourquoi tu ne l’ouvres pas. Car l’obligation de travailler pour vivre, voire survivre, ça sert aussi à ça : tenir les gens par la trouille. Le chômage de masse, meilleur flic de l’économie néo-libérale.

Ce vieux machin de la rareté organi-sée fonctionne aussi à rebrousse-poil. Re-cette : multipliez les chômeurs, battez-les en neige, leur genre se met à gonfler, ils deviennent plus nombreux et leur espèce perdant l’atout de la rareté, leur valeur faciale diminue. Du coup, ils ne valent pas plus qu’un kleenex. Patatras ! Tu peux chif-fonner et jeter. Simple. L’obsolescence pro-grammée, pour les humains. Transformés en choses. Jetables. À ceci près qu’ils ont conscience de ne pas être des choses tout en étant traités comme s’ils l’étaient. La variable d’ajustement, ça s’appelle, après l’ajustement. Magie des formules qui tuent ceux qu’elles moissonnent.T’es désespéré, dégoûté, révolté ? T’as rai-son ! Mais pleure pas ! À chaque campagne électorale, tu as droit à ta part de rêve, à ta fine tranche d’utopie, à ton moment de bonheur. Tu te fais racoler ! On te dit que t’es beau et intelligent et on te le promet : demain sera pas pareil à condition que ton vote soit «utile», c’est-à-dire donné à ceux qui étaient déjà là hier et te garantissaient déjà que l’éternel demain serait différent. Sauf qu’après le scrutin, c’est chaque fois pire et que tu redeviens l’imbécile utile, utile pour que le système ne change pas. Quarante ans que ça dure ! Cela devient lourd, ça craint !

En quarante ans, la société meilleure pour laquelle se sont battus nos grands-pa-rents et, avant eux, leurs propres grands-parents, est devenue ce merdier toxique où les rupins se pavanent en s’octroyant tous les droits, où les banquiers se comportent comme des brutes usurières et médiévales, où les politiques se vivent comme une aris-tocratie d’Ancien Régime. Peut-on mettre fin à cet obscène purgatoire ? Oui !

Oui, à condition d’oser l’imagination et tant pis si ça emmerde les béni-oui-oui de la pensée droite. Car à bien y penser c’est-à-dire en pensant juste ce qu’il faut de travers, tout ce foutoir pesant sur les épaules de la société d’en bas et profitant surtout à la petite caste d’en haut est pos-sible par l’impensée contrainte qui a tou-jours semblé si naturelle aux salariés et aux petits artisans comme d’ailleurs, mais pour d’autres raisons, aux actionnaires qui eux y échappent : l’obligation de travailler pour gagner sa croûte, le travail obligatoire.

analyse analyseL’étau se resserre, Les chaîNes s’aLourdisseNt Sylvie Kwaschin

récupérer augmentant… toi qui es pour le partage du travail grâce à la réduction du temps de travail à 30 heures par semaine…

Tu te ressaisis. Pour éviter la dépression ou le burn-out qui te guettent, tu dois bien pouvoir prendre une interruption de car-rière ou une réduction crédit-temps ? Pas si tu n’as pas un bon motif. Il faut toujours faire les choses pour un bon motif, genre un proche en soins palliatifs ou un môme malade… Mais le gouvernement prévoyant envisage à terme que tu puisses renoncer aujourd’hui à des jours de congé ou à une part de ton salaire pour utiliser ton épargne plus tard, pour ce crédit-temps qui serait si bienvenu…

Tu penses à ton cousin qui a moins de chance que toi : son entreprise restructure. Mais lui au moins il pourra partir en pré-pension (tu ne t’es jamais habitué au nou-veau nom du bidule « dispositif de chô-mage avec complément d’entreprise »). Ton cousin te demande si tu te fiches de lui : l’âge pour avoir la possibilité d’être licencié avec ce mirifique avantage va être augmen-té et le prépensionné, pardon, le chômeur devra rester disponible sur le marché de l’emploi.

Tu penses à ton gamin de 25 ans qui depuis qu’il a fini ses études ne trouve que des boulots à temps partiel et à durée dé-terminée. Ses allocations d’insertion seront supprimées pour qu’il soit plus motivé à trouver un vrai boulot. Cela dit, s’il avait été au chômage, ses fournisseurs d’eau, de gaz et d’électricité auraient dû fournir ses données de consommation afin de s’assurer qu’il vit bien là où il le dit et que sa copine ne l’a pas quitté…

Tu penses à ta femme qui travaille à temps partiel dans la grande distribution avec un complément chômage parce que ce n’est pas de sa faute s’il n’y a que des temps partiels dans la grande distribution. Le complément chômage va être divisé par deux, question de l’inciter à travailler plus.

Tu n’en peux plus de lire. Je reprends la tâche. Avec ménagement, je t’apprends que ton frère qui est en incapacité de tra-vail depuis plus de trois mois devra suivre un plan de réinsertion avec des entretiens périodiques avec l’ancien employeur et le service régional de l’emploi pour l’ame-ner à reprendre le travail. Enfin (tu n’oses plus penser « heureusement »), c’est une « vraie maladie » qu’il a. Si cela avait été une dépression, son toubib aurait été obligé « d’objectiver » sa pathologie.

Nous décidons de ne parler pas de l’allon-gement des carrières. Soixante-sept ans en 2030, cela paraît loin, mais d’ores et déjà les conditions sont durcies pour les pensions anticipées et celles et ceux qui espéraient partir à soixante ans parce qu’ils avaient quarante années de carrière dans les bottes devront prolonger… Encore bosser…

Tu me regardes d’un air hébété. Tu me demandes si les employeurs devront faire un effort quelconque. Je secoue doucement et négativement la tête. Ils vont pouvoir réduire la part des salaires qu’ils versent à la sécurité sociale, ce qu’ils appellent « les charges » pour environ quatre milliards d’euros selon le Premier ministre. Il n’y a pas d’obligation de création d’emplois ou d’investissement en contrepartie. Il fau-dra donc trouver ailleurs quatre milliards pour la sécu ou diminuer les prestations sociales…

Cette fois, j’ai vraiment peur que tu craques… Mais tu te redresses et tu gueules « je ne vais pas les laisser m’écraser la gueule dans la gadoue pendant cinq ans, m’enchaîner à des boulots débilitants, ôter ma casquette devant l’chef, m’obliger à me justifier et à m’excuser si je suis malade, si la boite licencie, me rendre employable pour des emplois inexistants et tout le reste ! Même pas peur ! J’irai à la fête des tra-vailleurs le 1er mai et je trouverai des potes. Et on verra ce qu’on verra… »

La fiN du travaiL obLigatoire ?Richard Lorent, auteur du thriller politique « Les Éprouvés »

Tu veux manger ? Bosse feignant ! Gagne ton pain à la sueur de ton front ! L’injonc-tion était déjà là au mythique commence-ment du monde. Pourrait-il alors en être autrement ? Oui, des types y ont pensé, il y a déjà pas mal de temps et l’idée est en train de refaire surface. C’est celle d’une société où l’humanité serait enfin sortie du salariat. Chacun pourrait alors choisir librement l’activité qui lui convient ou pour laquelle il se sent fait. Chaque individu dispose-rait ainsi, de droit, d’un « revenu de base », juridiquement voire constitutionnellement garanti, appelé aussi « allocation univer-selle ». Ce revenu serait d’un montant à dé-terminer, sans conditions de ressources ni obligation de travail et n’empêcherait pas d’avoir malgré tout un boulot sur le côté sans néanmoins qu’une telle activité soit obligatoire. Son financement serait assuré par une fiscalité radicalement revue et cor-rigée dans le sens d’une contribution fixée selon la réelle capacité contributive de cha-cun. Du coup, plus de chômage de masse !

Utopie ! rigoleront avec condescendance les réalistes patentés et génériquement mi-noritaires qui rigolent toujours de ce qui les emmerde. C’est un rire nerveux comme on le dit aussi d’un caca ! Car ils préfèrent évi-demment leur réalisme qui nous étrangle à l’utopie réalisée qui libérerait le plus grand nombre.

Un revenu de base, une allocation univer-selle, ça vous a une belle gueule et ça peut tenir la route. Mais attention ! ça n’arrivera pas tout seul. Car il faudra légiférer ! Et qui légifère ? Les grands partis via la Chambre qui, selon la séparatrice logique des pou-voirs, monopolisent évidemment le législa-tif par le biais de leurs parlementaires qui deviennent ce qu’ils sont et sont-ce qu’ils deviennent d’avoir toujours le petit doigt sur la couture du pantalon. Cela s’appelle la discipline, discipline de parti qui conduit à la discipline de vote. Tu fais ce que dit ton président, sinon, lors du prochain scrutin, tu voles dans le trou, comme au billard à bouchons. Bye-bye enfoiré d’incontrôlable !

Donc, le revenu de base, c’est pas gagné ! Parce que dans les cénacles restreints et confidentiels des grands états-majors poli-ticiens, l’idée fait faire dans leur froc les éminences. Parce que dans les fédérations superbement patronales, le concept aug-mente de manière exponentielle la consom-mation de Gaviscon.Imaginez en effet une population libérée de l’emprise flicardienne du chômage de masse qui fait aujourd’hui accepter tout et n’importe quoi dans le monde des éprou-vés salariaux ! Imaginez un électorat af-franchi de l’effet somnambulique des pro-messes électorales qui sont le nouvel opium du peuple ! Imaginez ! Vous avez alors une autre société ! Libre !

Tu veux ça ? T’as raison, t’es l’avenir. La paresse bien comprise est l’avenir du travail ! Mais il faudra te battre, camarade ! Et ce sera un combat dont il faudra crânement conti-nuer le début ! Demain est un autre jour.

« Il faut rendre au travail sa place dans notre so-ciété, après des années de propagande fallacieuse en faveur du loisir ». Ernest-Antoine Seillière de Laborde.« Nous croyons qu’un véritable humanisme passe aujourd’hui par l’économie de marché ». Laurence Parisot.« Ce qui aliène l’homme c’est le chômage, ce qui libère l’homme c’est le travail ». Nicolas Sarkozy.

Stop ! Ça suffit ! Il va falloir changer le disque rayé qui nous irrite les oreilles de-puis des temps immémoriaux. Alors que la suractivité humaine bouscule l’équilibre même de la planète et nous mène droit dans le mur, il est impératif, si ce n’est déjà trop tard, de changer cette ritournelle assassine qui nous répète cyniquement que le travail est indispensable pour le bien-être, l’épa-nouissement des individus et pour l’ave-nir même de nos sociétés, contrairement à l’oisiveté et la paresse connotées très néga-tivement !

Ce qui est indispensable, au contraire, c’est de mettre un sérieux coup de frein à cette grande fuite en avant et dénoncer l’hy-pocrisie ambiante relayée par l’oligarchie politico-médiatique qui relaie un discours vide de sens et tout imprégné de novlangue.

Le plein emploi, un idéal ? Un objectif de nos chers gouvernements ?

Allons donc, un peu de bon sens, il suffit de constater à quelles fins ceux-ci utilisent les voix de leurs électeurs pour cesser de croire en ces balivernes. Ils s’en tapent les balloches à grands coups de paloche ! Le chômage est, plutôt, un rouage essentiel qui sauvegarde le système en place. Il rem-plit, entre autres, la fonction de maintenir la pression sur les aspirations sociales des salariés mieux lotis et alimente la mise en concurrence constante des travailleurs. Ce n’est donc pas dans l’intérêt des gouver-nants de supprimer celui-ci et ça ne fait pas partie de leurs priorités, malgré ce qu’ils veulent nous faire croire. « Le pire ennemi des profits, c’est le plein-emploi...» dixit François Chevalier, stratégiste financier. Peut-être une petite baisse du nombre de chômeurs juste avant une élection est-elle, de temps à autre, la bienvenue...

La croissance on y croit, et elle reviendra ! Comme si, en entrant dans la danse de

la mise en concurrence mondialisée des travailleurs, l’Europe serait à même de renverser la vapeur et de redistribuer du bonheur à tous ? Les dirigeants savent bien que pour gagner un peu plus de production « nationale », attirer les investisseurs, il faut justement réduire les droits des travailleurs et maintenir les bas salaires... ce qui assure l’engraissage des actionnaires. Tous les tra-vailleurs, qu’ils soient à demi esclaves en Chine ou aux Émirats, ou «libres» en Occi-dent, tous sont perdants, sur tous les plans ! Que la croissance soit là ou pas, que nous œuvrions pour une dictature à peine voi-lée ou une démocratie qui ne mérite plus son nom, celle-ci ne cautionne pas le bien-être de ceux qui alimentent la machine, elle maintient juste une illusion. Seule une

travaiLLer, c’est trop dur Mickaël Serré

petite poignée récolte les fruits juteux du super-casino mondial. Quelques sinistres croupiers à vrai dire.

Travail libérateur, mon œil !Enfin, il faut relativiser la portée «libéra-

trice» et « constructive » des « vertus du tra-vail ». Distinguons le travail subi, imposé, de l’activité choisie, pas nécessairement marchande, qui est enrichissante et dont la définition doit sortir du cadre péjoratif. Mais si l’inactivité est imposée par la so-ciété, et si aucun moyen de subsistance ne vient combler l’absence d’un salaire, celle-ci peut être, à son tour, une souffrance. Il faudrait donc plutôt supprimer ces deux souffrances-là, ou tout du moins les atté-nuer. Si un «non-travail» est remplacé par une activité et/ou par un revenu subalterne de subsistance (cf Bernard Friot et le revenu minimum ou salaire à vie) et/ou par une riche oisiveté, alors c’est une libération to-tale, et plus du tout une aliénation.

La paresse, mère de la vie.Le travail n’est pas inexorablement et

intrinsèquement lié au devenir humain, comme dirait Albert Jacquart : « Le travail est un épisode dans l’histoire de l’humanité (...) qui aura duré une dizaine de milliers d’années, et qui disparaîtra. Le travail n’est pas une nécessi-té : dans la Nature, c’est un concept qui n’existe pas »1. Ce n’est devenu une évidence que par « habitude », contrainte et condition-nement productivistes. D’ailleurs, regar-dons un peu comment nos aïeux voyaient le futur : ils l’imaginaient avec moins de souffrance au travail, plus de bien-être, la production des objets, des denrées alimen-taires étant idéalement assurée par l’avè-nement de la robotique, ouvrant la voie à la fameuse « société des loisirs ». Quant à la paresse, Malévitch le disait très juste-ment : elle « épouvante les peuples et ceux qui s’y adonnent s’en trouvent persécutés, parce que personne ne l’a comprise comme vérité, on l’a appelé la «mère des vices», alors qu’elle est la mère de la vie», elle est «l’aiguillon princi-pal pour le travail, car c’est seulement par le travail qu’on peut l’atteindre (...), l’homme est tombé, avec le travail, sous le coup d’une sorte de malédiction...»2.

Réhabilitons ceux qui ne rentrent pas dans le moule du « bon travailleur méri-tant» et «socialement acceptable », redon-nons ses lettres de noblesse à celui qui ne désire pas perdre sa vie à la gagner ! Assu-rons à tous le minimum vital en faisant les poches du capital qui n’a jamais eu autant de flouze dans ses coffres forts. Réduisons le temps de travail encore et toujours et ré-partissons le mieux afin que tout un chacun se sente participer à quelque chose qui ait plus de sens qu’une société à vitesse mul-tiple, créatrice d’inégalités, de frustrations et de misère intellectuelle et sociale.

Vive l’oisiveté et à bas le diktat du travail et du « toujours plus »...1 «L’avenir du travail», entretien avec Albert Jac-quart, visible sur : https://www.youtube.com/watch?v=oyYzeJ_Pf6o

2 Kazimir Malévitch, La Paresse comme vérité effective de l’homme, éditions Allia, Paris.

Le treizième travail d’Hercule : trouver un emploi (Roland Topor)Le travail est nécessaire pour l’homme. Il en a inventé le réveille-matin (Pablo Picasso)J’aime le travail, il me fascine. Je peux rester des heures à le regarder (Jérôme K. Jérôme)Le travail, c’est s’absenter (Massimo Bortolini)Dans ce monde où il n’y a pas de travail pour toute le monde, celui qui se crève à la tâche est indécent (Georges Wolinski)Le travail : une malédiction que l’homme a transformée en volupté (Cioran)Le travail est l’opium du peuple. Je ne veux pas mourir drogué (Boris Vian)Ils remplacent les hommes par des machines sans savoir que les machines n’aiment pas leur travail (Brèves de comptoir, 1994)On doit regarder comme quelque chose de bas et vil le métier de tous ceux qui vendent leur peine et leur industrie ; car quiconque donne son travail pour de l’argent se vend lui-même et se met au rang des esclaves (Cicéron)Jadis, il fallait des travailleurs parce qu’il y avait du travail.Aujourd’hui, il faut du travail parce qu’il y a des travailleurs.(Manifeste des Chômeurs Heureux)

Les chômeurs doivent se sacrifier pour que ceux qui ont du travail ne le perdent pas (Georges Wolinski)L’idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches (Bertrand Russel)

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L’iNterview de « même pas peur »

voyage au cœur de La presse satiriQue de Notre pays

uNe cuLture riches oNLy ?Bernard Hennebert

Coordinateur de l’association « Consoloisirs », ancien animateur de l’Association des téléspectateurs actifs (ATA) et auteur de livres sur les médias et la culture, dont « Les musées aiment-ils le public ? » (éditions Couleur Livres)

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médias

Avec la crise des journaux papiers, la presse satirique en Belgique est deve-nue, permettez les initiales, un OMNI : un objet médiatique non identifié. Pour-tant, dans notre pays et sous diverses formes, elle a existé et existe toujours, comme le prouve notre journal. Quelles sont ses particularités, et ses conditions d’existence ? Le professeur Marc Lits (UCL), spécialiste incontournable de nos médias, répond à ces questions capitales dans l’interview qu’il nous a accordé.

Propos recueillis par Manuel Abramowicz

Quand des médias comme la RTBF ou RTL-TVi, « Le Soir » ou « La Libre Bel-gique » ont besoin d’un avis éclairé sur l’état de santé de la presse belge ou sur une analyse des contenus de celle-ci, une fois sur deux, ils s’adressent à Marc Lits. Professeur à l’École de communication de l’Université catholique de Louvain (UCL), il est aussi le rédacteur en chef de « Médiatiques », la revue de l’Observatoire de Recherche sur les Médias et le journa-lisme (ORM), logée dans la même uni-versité. Marc Lits est l’auteur d’ouvrages et d’études de référence sur nos mass-médias, également réalisées parfois avec l’Association des Journalistes Profession-nels (AJP). Nous l’avons rencontré pour évoquer avec lui l’histoire et les réalités de la presse satirique dans notre pays.

Marc Lits, la presse satirique fait-elle partie de l’histoire médiatique de notre pays ?

La presse satirique fait partie de la presse dite « engagée » ou « d’opinion ». Elle s’est développée en Europe et donc en Belgique aussi, dès le 18e siècle. On y retrouve l’expression d’une forme d’opi-nion qui s’exprime par la satire, tant par écrit que sous la forme de dessins et de caricatures. Chez nous, le journal « Pan » en reste l’exemple le plus célèbre. Mais, le « Pourquoi Pas ? », qui était un hebdoma-daire d’opinion assez tranché, avait aussi la plume parfois dure et des illustrations de couverture souvent féroces pour les hommes politiques au pouvoir (NDLR : à ce moment-là, le monde politique était exclusive-ment dominé par le genre masculin).

Malheureusement, la crise de la presse écrite a resserré un marché où les tirages des quotidiens sont tous en dessous des cent mille exemplaires. Dans la foulée, beaucoup de périodiques ont disparu, dont « Pourquoi Pas ? » et « Pan ». Cette crise touchant la presse écrite a poussé ceux qui restent à prendre des positions de plus en plus « neutres », pour ne pas effrayer – et donc tenter de conserver - les derniers lecteurs de la presse papier.

Lorsque l’on évoque aujourd’hui la presse satirique, on pense évi-demment à l’hebdomadaire français « Charlie Hebdo ». A-t-il existé dans le paysage médiatique belge un jour-nal équivalent ?

La réponse est non. Certes, il y a eu « Pan » et quelques hebdomadaires mili-tants, plutôt classés à gauche sur l’échi-quier politique. Je pense en particulier au journal « Pour », mais également à des ma-gazines plus proches de l’univers de la BD, à des périodiques satiriques plus confiden-tiels, comme « El Batia moûrt soû » et « Le Poiscaille », ou à des organes de presse de partis de gauche comme « Solidaire ». Mais cet hebdomadaire, devenu tout récem-ment mensuel, reste néanmoins réservé à un lectorat restreint : les membres du Parti du Travail de Belgique, le PTB, et ses sympathisants. En mars 2013, une édition belge de l’hebdomadaire français « Ma-rianne », rebaptisée depuis lors en « M... Belgique », a été lancée. Comme pour les journaux politiques et les magazines BD, il ne s’agit pas à proprement parlé de jour-naux satiriques, sauf parfois dans l’une ou l’autre page dédiée à des dessinateurs et à des chroniqueurs.

Dans le paysage médiatique dominant, la presse satirique est désormais absente chez nous. Ce cas de figure particulier peut expliquer d’ailleurs que des journaux comme « Charlie Hebdo », voire « Le Ca-nard enchaîné », alors qu’ils sont dans leur contenu très franco-français, connaissent, même si elles restent limitées, des ventes régulières en Belgique.

Pour quelles raisons, selon vous, la presse satirique est-elle actuellement absente ou présente, mais de façon très limitée dans les librairies de notre pays ?

La principale raison est d’ordre écono-mique. Le marché belge est déjà coupé en deux « aires linguistiques », même en trois en réalité, puisque le quotidien « Grenz Echo » se vend, tous les jours, à dix mille exemplaires en région germanophone. Ces zones linguistiques sont très étanches en termes de ventes de journaux. Le marché francophone est donc limité à moins de 4,5 millions d’individus, et les ventes de tous les quotidiens réunis tournent autour des quatre cent cinquante mille exemplaires. Il est donc impensable de vendre un journal satirique à cinquante mille exemplaires, seule possibilité de le rendre rentable, avec en surcroît l’apport de recettes publi-citaires qui n’existe pas pour ce genre de journaux. À titre d’exemple, un magazine comme « Le Vif/L’Express » tourne entre nonante et cent mille exemplaires vendus. La diffusion en librairie, accompagnée d’une gestion des stocks et des invendus, est une mission quasi impossible.

En outre, qui dit satire, dit un position-nement politique clair. Parce que l’on ne peut pas à la fois être satirique de gauche et de droite. Dès lors, le public potentiel sera encore plus réduit. Le seul espoir est dans les ventes en ligne, via internet, ce qui diminue les coûts de diffusion et de distribution, mais pas de production, sauf si on est dans des logiques militantes et bénévoles.

La presse satirique s’adresse à un tout petit segment du marché de la presse écrite. Elle peut exister, mais reste réser-vée à un lectorat particulier et fidèle. Une conclusion s’impose donc : ce n’est pas tenable de développer un journal satirique uniquement via les circuits tradition-nels. Il faudrait investir dans un système d’abonnements livrés à domicile ou via des formules de PDF et de supports pour ordinateurs, tablettes et smartphones.

Peut-on identifier les autres em-bûches qu’un journal satirique pour-rait rencontrer et les « pièges » dans lesquels il devrait impérativement éviter de tomber ?

La principale embûche est liée au public visé. Si on ne s’adresse qu’au cercle de ses amis et sympathisants, on ne parviendra pas à proposer un produit qui puisse inté-resser au-delà d’un noyau restreint, qui se connaît et qui va fonctionner sur lui-même. Il faut donc une véritable politique éditoriale diversifiée. L’autre risque pour la presse satirique est l’antipolitisme pri-maire, voire le populisme, une ligne stra-tégique qui revient de nos jours en force. L’exemple de « Père Ubu », connu depuis 2010 sous le titre d’« Ubu Pan », doit rester dans les mémoires. La dénonciation des travers et des dérives de certaines formes d’actions politiques ne doit pas amener à des positions proches de l’extrême droite. Il y a là un vrai danger. Comment être drôle, et même méchant et outrancier, si on veut être dans une satire dure, sans toutefois glisser dans des positions qui soient antidémocratiques ? La frontière est parfois difficile à fixer.

Malgré la « crise » qui frappe la presse écrite, en résumé, quelles seraient les données en faveur du lancement d’un nouveau journal satirique chez nous ?

Soyons lucides, le pari est difficile. Mais pour ceux qui veulent le tenter, il faut d’abord un noyau de volontaires dyna-miques, sans doute sur base bénévole, car les budgets de départ doivent être proches de zéro. Les membres de cette équipe de fondation doivent avoir une certaine expé-rience dans tous les métiers concernés par la presse. Elle ne peut pas être composée que d’écrivains, de journalistes et de dessi-nateurs. Cette équipe doit encore pouvoir compter sur des gestionnaires et des tech-niciens. Ensemble, ils devront explorer les nouvelles formes de diffusion.

Il faut penser d’emblée via les nouveaux supports électroniques, avec des parties payantes et d’autres en accès libre. Et au-delà de la dynamique militante, qui por-tera le cœur du projet, il faut un cadre de travail professionnel développant ce jour-nal dans une certaine durée. La tâche sera ardue, mais le pari pourra être gagné qu’à ces seules conditions.

Marc Lits

Si on ne travaille pas (ou plus), notre « temps libre » va se développer. En contre-partie, les « patrons » de nos musées vont en profiter pour rendre les activités cultu-relles de plus en plus chères. Et donc, il ne faudra plus se contenter de vénérer nos ar-tistes préférés, mais il va falloir commen-cer à défendre bec et ongle nos intérêts d’usagers culturels. Un exemple type avec l’actuelle expo Chagall aux Beaux-Arts de Bruxelles.

Face à la « commercialisation de la culture », il conviendra de consulter notre mémoire. Combien coûtait le prix d’entrée d’un musée, il y a moins de trois ans ? Les prix de nos « temples culturels » ont-ils sim-plement augmenté en fonction de l’index? L’index, vous allez voir où vous pouvez vous le mettre !

Un exemple avec l’exposition Chagall aux Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles accessible jusqu’au 28 juin pro-chain, mais qui ne fait pas que des heureux. De tous côtés, les visiteurs clament leur colère : c’est une très belle exposition, toute-fois elle est beaucoup trop chère. Vraiment trop chère.

Les sans-travail : exclus des musées !Qu’en est-il réellement ? Présentée dans

le même musée, l’exposition Jordaens et

l’Antiquité a affiché la tarification unique de 9 € jusqu’à la fin janvier 2013. L’expo-sition suivante Kandinsky & Russia - qui s’acheva le 30 juin 2013 - augmentera très fortement le montant du ticket et se lança dans une nouvelle « pratique » : celle des prix différents selon les jours où l’on visite. Une formule tarifaire qui discrimine la po-pulation active, car celle-ci ne peut visiter en semaine sans prendre un jour de congé : 13 € le vendredi, 14,50 € du mardi au jeudi et 17,50 € le week-end. L’exposition actuelle consacrée à Chagall affiche la tarification suivante : 14,50 €, du mardi au vendredi, 17,50 € le week-end, donc fini les 13 € du vendredi.

Il y a plus préoccupant : les évolutions les plus sinistres concernent les populations fragilisées. Pour l’exposition Jordaens et l’Antiquité, la gratuité quotidienne était of-ferte aux jeunes jusque 18 ans, aux deman-deurs d’emploi, aux personnes handicapés et aux enseignants.

L’exposition Chagall ne conserve la gra-tuité quotidienne que pour les enfants de moins de 6 ans, accompagnés d’un adulte « payant ». Les jeunes de 6 à 26 ans payeront 7,50 € en semaine, et 8,50 € en week-end. Le même tarif est appliqué aux enseignants, aux personnes handicapées et leurs accom-pagnateurs. Les demandeurs d’emploi ont carrément disparu de la tarification, ce qui veut dire que la gratuité passe au prix plein

pour eux !Quant aux seniors, à partir de 60 ans,

pour l’exposition Jordaens et l’Antiquité, ils payaient 6,50 €, chaque jour. Pour l’ex-position Chagall, les plus de 65 ans (notez le changement d’âge !) payeront 12,50 € en semaine, et 15,50 €, le week-end.

Vente forcéeL’audioguide est inclus dans les prix ac-

tuels, ce qui pose le problème de la vente forcée. En effet, bon nombre de visiteurs n’aiment pas utiliser cette option et paient donc pour ne pas l’employer. Si l’audio-guide se louait séparément, les prix des en-trées pourraient baisser, ce qui permettrait à une population de plus en plus pauvre de pouvoir au moins ne pas se priver de visiter cette exposition tant vantée par les médias. Il n’est jamais bon de frustrer le public.

La tarification est devenue ce qu’elle est mais, en plus, le nouveau règlement vous confisque deux droits de visiteur d’une fa-çon autoritaire, et sans aucune explication : Il est interdit de prendre des photos dans les expositions et il n’est pas autorisé de prendre note et de dessiner dans les exposi-tions temporaires.

La presse complice ?Nos grands médias ont consacré énormé-

ment d’espace ou de temps à la présentation de cette exposition sur le peintre Chagall.

C’est très bien et tant mieux si l’exposition remporte un beau succès. Mais, « nos » médias ont tous omis les informations sur le prix, pourtant en période de crise essen-tielles pour ceux qui en souffre le plus.

Comment voulez-vous que des asso-ciations d’usagers de loisirs se mettent en place et se développent si quasi tout l’envi-ronnement médiatique n’est consacré qu’à la promotion louangeuse de la culture et tait l’investigation socio-économique ?

Ces augmentations tarifaires specta-culaires auront-elles des conséquences ? Probablement que oui. Lorsqu’en 1997, le ministre en charge des musées de l’époque, le socialiste wallon Yvan Ylieff, a supprimé la gratuité quotidienne des Musées d’Art ancien et moderne de la rue de la Régence, l’institution fédérale a perdu en quatre ans plus des deux tiers de son public (la fré-quentation des touristes restant constante). On passa de 953.316 à 306.321 visites!

Dans le cas présent, il s’agit d’une expo-sition temporaire qui a bonne réputation et dont la fréquentation est limitée dans le temps. Donc, les files risquent malgré tout de rester longues et pénibles à vivre. Par contre, la composition du public va sans doute évoluer. Les moins nantis risquent de rester sur le carreau. La culture est de plus en plus réservée aux riches !

RÉPONDEUR POUR ÉCOLE MODERNEÉric Dejaeger

Si votre enfant suit le cours de religion catholique, tapez 1.Si votre enfant suit le cours de religion protestante, tapez 2.Si votre enfant suit le cours de religion musulmane, tapez 3.Si votre enfant suit le cours de religion orthodoxe, tapez 4.Si votre enfant suit le cours de religion hébraïque, tapez 5.

Si votre enfant est témoin de Jehova, tapez 6.Si votre enfant est scientologue, tapez 7.Si votre enfant est bouddhiste, tapez 8.

Si votre enfant est djihadiste, tapez-le 9 fois.Si votre enfant est en échec pour 10 cours ou plus, tapez 0.

Photomontage André Clette

Page 8: même pas peurmemepaspeur1.e-monsite.com/medias/files/meme-pas-peur-1-ok-leg.pdf · même pas peur MAI-JUIN 2015/N°1/3 € N° 1-Mai-Juin 2015-Belgique 3 €- et  -

Les six drames du travaiL de JourNaListeAnne Lowenthal, journaliste libérée

14 / même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015 MAI-JUIN 2015 / même pas peur No 1 / 15

L’association « Même pas peur » a été initiée par CaCtus INébraNlable édItIoNs (www.cactusinebranlableeditions.e-monsite.com) et les édItIoNs du bassoN (www.editionsdubasson.com)

Comité de rédaction Manuel Abramowicz, Styvie Bourgeois, Thomas Burion, André Clette, Jean-Philippe Querton, Théo Poelaert, Jacques Sondron, Etienne Vanden Dooren Contact presse Manuel Abramowicz Contributeurs dessins, collages, photos Sandro Baguet, Bavi, Massimo Bortilini, Thomas Burion, André Clette, Benjamin Dak, Slobodan Diantelevic, Philippe Decressac, Éric Dejaeger, Vincent Dubois, Karim Guendouzi, Dominique Jacquemin, Kanar, Bruno Lombardo, MickoMix, Théo Poelaert, Rafagé, Jacques Sondron, Dominique Watrin, Yakana. Contributeurs textes Manuel Abramowicz, Éric Allard, Styvie Bourgeois, André Clette, Denys-Louis Colaux, Éric Dejaeger, Martin Delbar, Laurent d’Ursel, Georges Elliautou, Bernard Hennebert, Florian Houdart, Sylvie Kwaschin, Dr Lichic, Richard Lorent, Anne Löwenthal, Michel Majoros, Meursault, Milly Milo, Jean-Philippe Querton, Mickaël Serré, Nicolas Simon, Michel Thauvoye, Etienne Vanden Dooren, Dominique Watrin. un grand merci à tous les contributeurs à qui nous n’avons pas pu offrir un espace dans ce numéro 1 de même pas peur ! le site : http://memepaspeur1.e-monsite.com la page Fb : https://www.facebook.com/groups/327858970736620/requests/?notif_t=group_r2j N° de compte BE28 0017 5410 1520

moNs 2015 : QueLQues échos d’eN basFlorian Houdart, Gérant d’un lieu alternatif depuis 2012

Journaliste, un bien beau métier. Deve-nir journaliste, c’est un rêve. Être journa-liste, c’est une gageure. Faire du journa-lisme, c’est quasiment impossible.

La vie de journaliste est faite de six drames. Le premier, c’est le statut de faux indépendant. Le second, c’est le chef, qui n’est devenu chef que parce qu’il est sala-rié et qui n’est salarié que parce qu’il fut et restera corvéable à merci, au service du journal et donc de ses annonceurs publici-taires et de ses actionnaires.

Le troisième drame du journaliste, c’est que c’est pareil partout et que si on veut percer, il faut accepter et surtout fermer sa gueule. Le quatrième drame du jour-naliste, c’est de fermer sa gueule. Et de se retrouver ainsi dans une sorte de contra-diction permanente qui consiste à exercer un métier qui n’a pas peur de dire et s’en fait un devoir tout en refusant de dénoncer des conditions de travail que, de toute fa-çon, tout le monde connaît déjà, de crainte d’être celui qu’on jettera au prochain écré-mage.

Le cinquième drame du journaliste, c’est ses collègues-confrères-que-sais-je. Des gens qui ont le même statut que lui. Ils ra-ment comme des malades pour des ronds de carotte pour ne pas être jetés de ce fabu-leux métier ou pire, pour les pigistes, des gens qui sont salariés et donc supérieurs et certainement pas solidaires, surtout pas même, car les places sont trop chères.

Un bien beau métierLe sixième drame du journaliste est pro-

bablement celui à cause duquel un jour, on retrouvera un chef de rédaction empalé sur un roll up promotionnel : la fameuse phrase « Il y en a dix qui attendent derrière la porte ». Déclinée de mille et une façons qui veulent toutes dire : « Tu ne veux pas faire de la merde ? Pas grave, y en a plein qui accepteront ». Tout journaliste qui se res-pecte a déjà entendu cette sentence.

Face à cette vie professionnelle faite de six drames, il reste des journalistes qui se respectent. Journaliste, c’est un beau mé-tier. Vraiment beau. Il y a quelque chose de jubilatoire dans le fait de ramener une info et de la rapporter en prenant bien soin d’être clair, simple mais pas simpliste.

Il y a quelque chose de gratifiant aussi à être « le/la journaliste », celui ou celle par qui on passe dans le journal, qu’on re-garde avec envie et espoir, avec qui on est très poli, parce qu’on ne sait jamais. Celui ou celle qu’on craint aussi, quand on tra-vaille bien, parce qu’on sait qu’avec nous, on n’échappera pas à la question (qui tue).

Qu’on devienne journaliste parce qu’on aime raconter, parce qu’on aime écrire, parce qu’on est curieux de tout, parce qu’on est un(e) fervent(e) démocrate, parce qu’on est passionné d’un sujet ou tout ça à la fois, on sait qu’on a du pou-voir sur les gens qui nous lisent ou nous écoutent. Rarement sur ce qu’on leur dit, mais en tout cas sur la manière de le leur dire.

De longues minutes de rienMais c’est difficile. Quand j’étais journa-

liste chez Sudpresse1, mon principal conflit avec mon dernier chef d’édition tournait autour de ce qui intéressait les gens. « Ça intéresse les gens », me disait-on. « Oui, mais ça ne les regarde pas », répondais-je. « On voit que tu n’es pas vraiment journa-liste », m’assenait-on, avant d’ajouter « Tu sais, si tu ne le fais pas, il y en a dix der-rière la porte qui sont prêts à le faire ».

Aujourd’hui, c’est pire. On envoie des journalistes couvrir du vide. Des choses qui ne regardent pas les gens et qui en plus n’intéressent personne. Dès qu’un drame survient, on se surprend à éprouver de la pitié pour ce journaliste planté face cam’ à attendre un avion plein de gens qui ne nous apprendront rien pour nous dire « On attend l’avion, on ne sait pas quand

1 Ceci n’est pas un coming out, je n’ai jamais rougi du travail qu’on faisait, dans notre petite édition du BéWé (Brabant Wallon) du journal régional du groupe Sudpresse, sauf bien sûr quand quelqu’un ajoutait une faute dans un titre, m’envoyait courir (littéralement) après une octogénaire condamnée pour l’immortali-ser, mettait un point d’exclamation à la place d’un point d’interrogation, titrait en Une le contraire de ce qu’on disait en page douze…

il atterrira, il y a beaucoup de journalistes, tout le monde est là », un corbillard plein de quelqu’un qui est mort et n’a plus rien à nous apprendre pour nous expliquer qu’ « On attend le corbillard, qui devrait arriver bientôt, il y a beaucoup de jour-nalistes, tout le monde est là », à attendre des familles éplorées dont on sait qu’elles sont éplorées, pour nous dire qu’elles sont éplorées.

Et quand aucun drame ne survient, on en crée. La cueillette de jonquilles par Mi-chelle Martin dans les bois devient aussi grave que le bombardement de centaines d’enfants dans une école en Palestine. Plus grave même, dans certains journaux qui ne parlent que du premier drame. Le coma de Schumacher est un suspens bien plus insoutenable que la lutte contre Ebo-la. Les considérations du prince Laurent sur les poulpes sont hautement plus pas-sionnantes que ses initiatives à l’égard des sans-abris.

Tout le monde le faitPire : dorénavant, tout le monde dé-

borde des limites élémentaires de la déon-tologie. Les uns (les plus nombreux) pour montrer, les autres pour dénoncer les uns (mais en parler quand même). Une femme politique qui fricote avec son mec dans un

lieu pas très discret, un homme puissant menotté alors qu’il est encore présumé innocent, l’identité d’un meurtrier avec les coordonnées et photos de ses proches, tout y passe.

Et à ceux qui s’en désolent, la réponse invariable est servie : « Tout le monde le fait ». C’est donc devenu le critère. Et si un journaliste s’élève timidement contre une injonction à le faire aussi, il passe pour un con, à refuser de faire un mal qui est déjà fait au risque d’être le seul à passer à côté de l’ « info » (notez les guillemets).

Des gens merveilleuxLes journalistes sont des gens merveil-

leux. La plupart du moins. Ils ont choisi un métier pas facile, portés qu’ils étaient par des idéaux très honorables, soucieux d’ap-prendre toujours et de restituer au mieux.

Seulement voilà, ils sont soumis à des contraintes impossibles. Ils ne vendent plus de l’info, ils vendent des annonces. Ils ne font plus de reportage, dans les quo-tidiens ils remplissent des pages, parfois quatre pages à trois personnes pour un week-end, mise en page et traitement des photos compris. Ils sont trop peu nom-breux, avec trop peu de moyens, pour trop d’infos. Ils font ce qu’on leur dit de faire, même si c’est de la merde et même s’ils avaient de l’info, de la vraie. Et ceux qui font de l’info, de la vraie (car ils existent, dans tous les médias), devront lui trouver une (trop petite) place derrière des mon-ceaux de rien.

Ils gagnent peu, travaillent trop, sont dans des statuts impossibles, souvent illé-gaux, même à la RTBF, qui est pourtant un service public. Certains pigistes ont dénoncé leur situation récemment. Pas un salarié ne les a soutenus, du moins ouver-tement.

Nombreux sont ceux qui, en off, vous confirmeront tout ou partie de ce papier. Mais dans certains médias, la situation est plus grave. On a comme l’impression d’un syndrome de Stockholm a touché tout le monde et même en off, on défend l’indé-fendable, comme des heures passées à ne rien dire devant des débris d’avion, des images volées qui n’auraient jamais dû être montrées, des pubs qui défilent en bas des écrans en pleine émission ou de trop longues minutes consacrées au dernier match de foot au détriment de l’info, celle qu’on rêve de présenter quand on devient journaliste.

Quant au statut trop fragile des journa-listes « indépendants » (notez encore les guillemets), il ne changera jamais. Parce que s’il y a bien un métier où les gens n’arrivent pas à se coaliser pour défendre leur croûte, améliorer leurs conditions de travail et donc leur travail, c’est celui de journaliste. Ils ont pourtant toutes les armes. Mais bizarrement, alors que par ailleurs au nom de « l’info » on se permet à peu près tout, ici, tout n’est pas bon à dire.

médias

Le premier jour Dimanche 25 janvier, je me suis réveillé

avec une putain de gueule de plomb et ça, c’est bien pire que la gueule de bois ! C’est la défaite qui s’imprègne sur le visage et le fige, poussant à l’inertie, à la litanie des « À quoi bon » et autres oraisons sinistres de la résignation.

La veille, j’avais assisté malgré moi à la fête d’ouverture de Mons 2015 et j’avais vu, sous mes yeux, le triomphe d’une culture opposée à celle, alternative et populaire, que je cherche à défendre avec le Coin aux étoiles, une petite maison culturelle indé-pendante que je gère avec ma compagne au cœur de la cité du Doudou. En voulant rejoindre un rassemblement de soutien aux SDF, priés de dégager de la ville pour les festivités, je m’étais retrouvé coincé sur la Grand-Place au milieu d’une foule médu-sée qui guettait le ciel en attendant qu’il se passe quelque chose. Et il ne s’était rien passé ou si peu : des millions claqués pour du son, de la lumière et quelques prestations publicitaires de sponsors tels que Electrabel ou ING ; un narcissique et consumériste « selfie des poètes » d’où la poésie est absente ; un dragon en bois de sapin annoncé en grande pompe sur les dépliants, mais absent puisqu’il n’a pas été foutu de tenir en place quinze jours ; et enfin de la bière plate vendue au prix fort dans des bars homologués. Bref, il n’y avait rien eu de plus qu’une étrange ambiance de kermesse conçue par des bourgeois. Et pourtant, ça avait fonctionné ! Un véritable succès même : des centaines de milliers de personnes, venues de partout, avaient par-ticipé à l’inauguration.

À Mons, il y a désormais deux villes Trois mois plus tard, Mons 2015 me laisse

toujours aussi pantois. D’après les organi-sateurs, la Capitale de la Culture attire tou-jours autant de monde. Rien que lors du week-end pascal, on aurait vu débarquer cinquante mille personnes en ville ! Sauf que, pour être situé entre plusieurs lieux de passage – les anciens abattoirs, le nouveau centre du design et le Carré des Arts – je n’ai vu défiler que des petits groupes de touristes aux belles heures de l’après-midi. L’oiseau-lire, une bouquinerie bien ancrée dans le paysage montois, le confirme dans un statut facebook ironique : « 50 000 per-sonnes ! Merci la presse, vous écrivez ce qu’on vous demande ».

En effet, ce qui a suscité tant d’affluence, c’est le Festival Trolls et Légendes. Un événe-ment qui a comptabilisé plus de vingt mille entrées et que la ville ne souhaitait d’ail-leurs plus accueillir il y a un an...

« Le problème avec Mons 2015, c’est qu’ils ont su trouver de bons parrains, de véritables partenaires liés par contrat, notamment la RTBF au grand complet, toutes chaînes confon-dues, et Le Soir, c’est-à-dire l’empire du groupe de presse Rossel avec son titre phare, mais aussi sa kyrielle de titres régionaux. Les journalistes sont contents. Ils ont, à chaque événement, des places qui leur sont réservées. Mais peuvent-ils alors dire ce qu’ils pensent ? » s’interroge

Jacques Dapoz, poète et animateur radio, auteur d’un essai critique intitulé La Capitale de la Culture et relativement boudé dans les médias malgré que le service

presse des éditions du Cerisier ait fait son travail. Si les chiffres sont manifestement

exagérés, Mons 2015 a néanmoins réussi à drainer dans nos rues un afflux important de touristes, néer-landophones ou anglophones pour la plupart. Cherchant âprement la Culture comme un explorateur

traque les trésors à l’aide d’une boussole, ils s’égarent à l’occa-sion devant la vitrine du Coin aux étoiles et expriment le souci d’en savoir plus. Nous discutons alors de l’alternative culturelle que nous construi-sons, nous donnons des noms d’artistes de talent que l’on a eu la chance de recevoir et que ja-mais ils ne pensaient découvrir.

Cet afflux de visiteurs étran-gers est souvent considéré comme un des aspects positifs

de Mons 2015. Metteur en scène d’une troupe amateur, Fabrice té-

moigne : « Malgré certains fiascos et choix urbanistiques ou artistiques contestables, je dois reconnaître que Mons 2015 sensibilise de nombreux publics à la culture et au patrimoine montois, hennuyer et belge. »

Mais il sait aussi que la Capitale de la Culture n’a pas pu résoudre des problèmes récurrents d’ordre pratique : « Ce dont les créateurs avaient et ont toujours cruellement besoin, c’est d’espaces où leur imagination peut s’exprimer librement, ainsi que d’un soutien logistique et technique sans lesquels toute pré-sentation s’avère difficile. »

Une réalité qu’ignorent sans doute les touristes qui s’émerveillent...

Du haut de mon balcon, Mons 2015 ap-paraît un peu comme une religion qui attire une foule de pèlerins : ça nous tombe du ciel et ça ne s’explique pas. Il ne faut pas chercher à en décortiquer les dogmes, sous peine d’offenser ceux qui y croient. Mons 2015 divise aussi : certains le vivent et se prosternent, fiers d’appartenir à la ville élue. D’autres réfléchissent et s’indignent ou alors s’en foutent.

Depuis janvier, il y a désormais deux villes. Il y a celle que je connais bien : le joyeux bordel multiculturel avec ses ar-tistes locaux talentueux, qui font des choses étonnantes dans l’intimité d’un bar, mais restent peu sûrs d’eux et demeureront, pour beaucoup, des inconnus.

Puis, il y a l’autre ville, celle qui est « une vieille pute racoleuse à qui on fait dire n’importe quoi, alors que derrière elle, il y a une noble dame avec une belle âme.», tel que l’ évoque si bien Irène*, une comédienne montoise qui a tout vu et en a gros sur la patate. Sous ses yeux ont défilé des artistes cotés qui engrangeaient des millions et des béné-voles méprisés, n’ayant même pas droit à un ticket boisson. « Oui, il y a des choses bien qui se font sous la bannière de Mons 2015, m’explique-t-elle, mais en fait, ils ne font que récupérer des initiatives locales qu’ils label-lisent. Or, labelliser ne veut pas dire financer. »

En effet, les grosses liasses, c’est pour les autres. Pour Arne Quinze, intime d’Yvan Vasseur, lui-même capitaine de l’indus-trie culturelle à Mons et ami de Di Rupo. Quand on creuse sous les contrats juteux, il ne faut jamais se montrer très imaginatif pour en déceler les mécanismes sous-ja-cents. « Je sais que Mr Vasseur touche 85 000€ par an pour un tiers temps », poursuit Irène. Un salaire qui l’indigne d’autant plus que pour elle, la bannière de la culture dans la-quelle ces gens se drapent est surtout un bel emballage pour mieux vendre autre chose.

Des arts ignorés Depuis que Mons est capitale de la

Culture, certaines formes d’art pourtant re-connues, sont quasi ignorées. Ainsi en est-il de la musique.

Fin mars, le Phoenix a fermé. Cet établis-sement, c’était un café-concert de 35 m² où l’on avait appris à se serrer parce qu’il était réellement ouvert à tous les styles et à tous les milieux. Punk, metal, electro, expéri-mental... chaque amateur de sonorités al-ternatives y trouvait son compte ! Hélas, il n’est plus, à l’instar du Café du parc avant lui.

Depuis l’inauguration de Mons 2015, certaines tentatives de récupération de la scène underground ont eu lieu. Ainsi s’est tenu en février à l’Alhambra un Bal Punk-pulaire dans le cadre du week-end Mons idéal. Ironie de la situation, cette salle était auparavant exploitée non pas par la ville, mais par un gérant indépendant qui s’est plaint à de multiples reprises de descentes répétées des pompiers et de la police. Lors de mon passage sur les lieux, la rampe du balcon était toujours branlante au -dessus du vide, mais cela ne semblait plus inquié-ter personne. Il ne faudrait pourtant pas un budget colossal pour la réparer...

Groupe punk fidèle à ses convictions, Les Nenfants Perdus déplorent la situa-tion : « Mons 2015 est pour nous la capitale européenne de la culture aseptisée ! En tant que groupe local et organisateurs de concerts alternatifs sur Mons, nous ne goûtons pas à la soupe «punkpulaire» façon Mons 2015 et boy-cottons tous les événements qui s’y rapportent. Les enfants anartistes oubliés de leur ville doivent continuer de s’exprimer sans modéra-tion et doivent se démarquer de cette superche-rie. Cette culture est imposée et contrôlée par un parti soit-disant de gauche. Or, tout ça est fait pour le fric. Les inégalités se creusent, de même que la pauvreté progresse. Comme on le dit dans une de nos chansons : Regarde pour qui tu prêches, l’imposture est partout. Regarde qui tu engraisses sans retourner ta veste. »

Je ne peux qu’approuver ! Je devrais me sentir bien, heureux d’accueillir au Coin aux étoiles des artistes encore humains, conscients, capables de voir où ce putain de monde nous emmène et surtout capables de transcender tout ça dans des œuvres qui respirent la sincérité.

Hélas, souvent, je me sens morose, en proie à la nausée et aux pensées amères. Je n’en peux plus de ce changement qu’on impose depuis des années à la ville de Mons et qui pousse les gens du peuple à ne plus se sentir chez eux. Tous ces nouveaux lieux huppés qui ouvrent et puent le fric à plein nez, le fric dont on ne fait rien que du paraître alors que justement, il y a tant de choses à faire qui relèvent de l’urgence sociale. Dans ces lieux, on croise des gens bon chic bon genre qui s’adressent à vous avec une politesse moqueuse, presque mé-prisante. Je comprends pourquoi des amis désertent...

À côté du prestige, le cataclysme social Mons 2015 a un rapport indécent à

l’argent. À côté de centaines de milliers d’euros offerts à des patrons de l’art contemporain, il y a aussi des centaines de petits créateurs qui vivent de bouts de ficelle, surtout depuis que nombre d’entre eux ont été exclus du chômage. Comble du cynisme, cela s’est passé en janvier, peu avant l’inauguration de Mons 2015 et la décision a été prise par le gouvernement de celui qui, aujourd’hui à la tête de la ville, annonce que « son cœur saigne » !

Julien*, un slammeur, témoigne : « Avant que la fête commence, quand on parlait de 2015, je pensais d’abord à ma possible expulsion du chômage. J’avais peur. Je veux continuer dans le domaine artistique, mais on me pousse à trouver un travail. »

Je regarde Julien. Des gens tels que lui, ici, il y en a plein. Impossible à sa place de ne pas se sentir coincé. D’autant plus que prétendre au statut d’artiste est désormais conditionné à la possession d’un «visa d’ar-tiste». Or la commission chargée de délivrer ce dernier n’est pas encore en place...

Ce qui m’attriste, c’est que les solutions

ne manquent pas pour mettre les innom-brables artistes du cru en valeur.

L’ancienne gare manquait de couleurs ? Très bien. Pourquoi donc ne pas avoir lancé un appel aux nombreux peintres, dessinateurs, tagueurs et infographistes que compte Mons pour lui rendre un peu d’éclat au lieu de tout démolir ?

Mons 2015 ou l’art patronal Après trois mois de Mons 2015, l’impres-

sion laissée est avant tout celle d’un gros paquet de thunes investi dans une logique à court terme, coupée de l’évidence. Mais il y a plus malsain : si l’on étudie les rapports entre artistes stars et petites mains, Mons 2015 dévoile sa véritable nature : celle d’un modèle économique patronal qui permet tous les excès, justifiés au nom du prestige des œuvres.

Nous avons déjà assisté à plusieurs situa-tions éloquentes. Pensons à Arne Quinze, à son mauvais bois de sapin non traité et à ses étudiants bénévoles à qui on a vendu le fantasme de participer à une entreprise mémorable.

Il ne s’agit pas d’un cas isolé : ainsi a-t-on pu voir l’artiste espagnole Alicia Martin diriger une équipe d’ouvriers pour assem-bler un tas de bouquins et en faire « un dé-gueulis de livres » qui coule d’une fenêtre de l’Université de Mons-Hainaut et s’écrase au sol. « La première pluie a fait des dégâts. Il paraît que ça doit tenir six mois » soulève Serge Deruette, professeur qui a sauvé au passage un malheureux livre dédié à Jules Vallès. Ainsi donc les artistes-stars sont appelés à se conduire en chefs d’entreprise de construction, mais en s’assurant de plus plantureux bénéfices, allant de quelques dizaines à plusieurs centaines de milliers d’euros selon les installations.

Pour financer le tout, la Fondation Mons 2015 ne se contente pas de se gargariser de son propre fric, elle ponctionne aussi celui des autres. Ainsi, Philippe*, animateur culturel à la Province m’apprend que le budget pour la culture de cette institution a été revu à la baisse et fusionné au sein d’une seule enveloppe « culture et loisir » pour subventionner Mons 2015.

Là aussi, les exemples ne manquent pas. La Province de Liège se verra entre autres facturer un montant de 465.675 € pour une unique représentation d’un spectacle de Fa-brice Murgia dans le cadre de Mons 2015...

Cela va tellement loin que certains ont dit non. Ainsi Christian Leclercq, bourgmestre de Silly a refusé que sa commune débloque 22 000 € pour Mons 2015. Il a lancé à la place « Mon Silly 2015 » qui se voudra l’initiateur « d’une culture de qualité diffusée avec peu de moyens, mais avec un réel respect du public.»

L’orgie de fric qu’est Mons 2015 aurait donc même réussi à dégoûter d’autres poli-ticiens !

Ce n’est pas étonnant. Les élites mon-toises n’ont pas compris que les initiatives culturelles à taille humaine et les artistes lo-caux, tous atteints d’un manque de moyens chronique, seront encore là après 2015 parce que c’est une question de convictions et de tripes en plus d’être une absolue né-cessité. Par contre, pour ce qui est des enve-loppes plantureuses et des œuvres en toc, rien n’est moins sûr...

* L’astérisque indique qu’il s’agit d’un nom d’em-prunt, conformément à la volonté des personnes citées. Cet article aurait pu être riche de beaucoup d’autres témoignages. Hélas, beaucoup de langues pourtant bien pendues lorsqu’elles lèchent les comptoirs, ont choisi ici de se taire plutôt que de faire de leur ras-le-bol un outil de réflexion.

Deux mois entre chaque numéro ? Ben oui, pour que MÊME PAS PEUR paraisse, faut que MËME PAS PEUR paresse…

► ► ►Le CDH, un parti radicalement centriste, c’est-à-dire qui ne se mouille pas, mais est prêt à se compromettre avec (presque) n’importe qui, se lance dans une vaste campagne du genre brainstorming pour relancer la citoyenneté ! Parmi les idées saugrenues, une retient notre attention : la plantation d’un arbre lors de chaque nais-sance. Les chômeurs auront-ils enfin droit à un bouleau pour leur progéniture ?

► ► ►Le leader de la centrale syndicale FGTB serait bien accroché à son poste, en effet d’aucuns affirment que Goblet n’est pas recyclable.

► ► ►À MPP, nous avons enquêté minutieuse-ment, nous avons épluché la presse, par-couru les comptes-rendus d’audience des tribunaux belges, interrogé les milieux gé-néralement bien informés et le constat s’im-pose, il reste un militant libéral honnête. Un

seul. Il est conseiller communal dans une commune du Luxembourg, mais il a refusé que nous dévoilions son identité de peur de se faire éjecter du parti.

► ► ►Pierre Beregovoy et Steve Stevaert ont un point commun pour l’éternité. Ils étaient tous les deux socialistes.

► ► ►Grogne chez les chauffagistes qui estiment que ce n’est pas parce qu’ils ont un poêle dans la main toute la journée qu’ils sont fai-néants !

► ► ►Elle brûle les restes de son mari assassiné dans son feu ouvert. Pour sa peine, elle n’aura qu’une chaufferette électrique dans sa cellule.

► ► ►Les chauffeurs de taxis bruxellois en rage contre la société de covoiturage Uber. Mais surtout contre l’argent d’Uber.

► ► ►Majorité sexuelle à 14 ans, d’accord, mais le

permis aussi, alors. Sinon, où est-ce qu’ils vont aller baiser les mômes ?

► ► ►Facebook a relayé cette information qui provient de l’Arkansas, le pays de la soli-darité comme chacun le sait, où les auto-rités préconiseraient d’interdire les loisirs aux personnes assistées socialement. Plus de piscine, de cinéma, de concert pour les personnes en difficulté. Plus de piercing, non plus, cherchez le rapport ! Dans le même esprit, préconisons l’interdiction de faire usage de la fourchette pour les chô-meurs, c’est un régime qui porte ses fruits chez les personnes en surpoids.

(Jpé)brèves... de trottoir

Page 9: même pas peurmemepaspeur1.e-monsite.com/medias/files/meme-pas-peur-1-ok-leg.pdf · même pas peur MAI-JUIN 2015/N°1/3 € N° 1-Mai-Juin 2015-Belgique 3 €- et  -

Jean-Philippe Querton

16 / même pas peur No 1 / MAI-JUIN 2015

de L’arrogaNce comme moyeN d’iNtimidatioN !Lundi 2 mars 2015, dernière journée de

la Foire du Livre de Bruxelles, nous sommes fatigués, mais heureux. Ces derniers jours ont été éprouvants ; à la pression de l’organi-sation d’un stand et à la gestion des invités s’est ajoutée la médiatisation surprenante du journal Même Pas Peur. Les interviews ont été nombreuses, les demandes multiples, l’en-thousiasme des visiteurs qui nous poussent à continuer sur la lancée de ce qui ne devait être qu’un « one shot », tout cela nous fait tourner la tête. Apparemment, il manque d’une presse satirique en Belgique et l’initiative que nous avons lancée répond à une demande.

Il est 13h30 lorsqu’il s’installe en face du stand 230, bras croisés sur le torse, jambes écartées, menton en avant, le regard fixé alter-nativement vers la pile de MPP, puis lente-ment vers les personnes installées derrière la table. Que cherche-t-il ? À faire peur, indu-bitablement. Assez vite, il est rejoint par un autre costaud qui balaie les livres du regard. Il lance : « Vous critiquez tout dans votre maison d’édition… ». Il semble agacé, il s’exprime de manière tendue, sarcastique. Alors qu’un troi-sième homme arrive, je lui demande ce qu’il veut dire. Il désigne un ouvrage. « Dieu est belge, c’est provocateur…». Il ajoute : « Même pas

peur, c’est très provocateur aussi, comme titre ! ».Un souffle de panique envahit le stand 330.

Je ne réponds pas à la réflexion du visiteur, j’ai le sentiment qu’il attend une réaction de ma part pour passer à l’acte. Mais quel acte ? Ba-lancer les livres par terre ? Renverser la table ? Frapper ? Le pire est imaginable, mais rien ne se passe.

Les trois hommes s’éloignent de quelques mètres et continuent à nous observer froide-ment, pas de doute, ils veulent nous intimider. Ils sont rejoints par deux autres personnes, l’une d’elles parle dans un talkie-walkie. Qu’est-ce qu’ils préparent ? Mes invités ne se sentent pas en sécurité, ils veulent partir, je les raccompagne, je reviens sur le stand, les hommes ont disparu.

Fin de l’acte premier.

18 heures, fermeture des portes du salon.Livres en caisse, matériel dans la voiture,

il nous a fallu une petite heure pour remettre les lieux dans l’état dans lequel nous l’avons trouvé. La procédure prévoit que nous de-vons nous adresser à un préposé pour faire constater que tout est en ordre et signer un document. Nous cherchons cette personne. Il arrive vers nous vêtu d’un gilet fluorescent, je le reconnais, c’est l’homme qui s’est positionné

face à notre stand pour nous impressionner. Consternation, le type bosse pour la Foire du Livre.

Conversation :Je lui demande : « Je peux savoir qu’elles étaient

vos intentions lorsque vous vous êtes arrêtés devant notre stand cet après-midi, avec vos amis ? »

Il feint l’étonnement.J’insiste. Je lui rappelle la question de son

comparse, il me répond que son ami est musul-man et qu’il n’apprécie guère les caricatures.

Je hausse les épaules, lui explique que cela ne justifie pas une telle attitude.

Il devient loquace, me dit qu’il dirige une agence de sécurité qui s’occupe de protéger des gens comme moi.

Je ne sais pas ce que cela signifie « des gens comme moi », mais ne peux m’empêcher de m’esclaffer que son fonds de commerce, c’est la peur, qu’il a tout intérêt à la distiller pour alimenter son bizness.

Ma réflexion lui déplaît.Il enchaîne : « Nous en parlerons l’année pro-

chaine… enfin, si vous êtes toujours vivant ».La menace est lancée.Quelques minutes plus tard, lorsque nous

lui faisons comprendre que nous considérons que son discours est inacceptable et comptons en référer aux organisateurs, il affirmera qu’en

révélateurcas de plainte de notre part, il se défendrait en arguant n’avoir jamais dit cela.

Fin de l’acte deuxième.

Nous apprendrons que le mercredi 25 février, jour où les exposants investissaient les lieux, une personne se revendiquant de la sécurité se serait présentée à notre stand, en notre absence pour le fouiller et dénicher un exemplaire du journal. Intrigué, un ami éditeur se serait étonné de ce comportement. On lui aurait répondu que l’objectif de cette recherche était de vérifier le contenu de MPP parce que les organisateurs envisageaient d’en interdire la diffusion pour des raisons de sécu-rité.

Nous apprendrons que l’information allait être relayée auprès de certains médias et que des personnes de l’accueil à la Foire du Livre auraient tenu le même discours auprès des visiteurs cherchant à savoir où ils pouvaient trouver le journal.

À l’heure actuelle, c’est-à-dire huit se-maines après la fermeture de la Foire du Livre, aucune réponse officielle ne nous a été donnée par les organisateurs quant au rôle exact de ces empêcheurs de caricaturer et de rire en rond.

Rideau.

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le n° 2 de mÊme pas peur sortira le 26 juin 2015.