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Conservatoire de Bordeaux Jacques Thibaud IANNIS XENAKIS et la percussion à hauteur non déterminée à la lumière de Psappha (1975), Rebonds (1987-88) et Okho (1989). Mémoire du D.E.M. en composition instrumentale de Yann BIGOT Année 2010 Sous la direction de Jean-Yves BOSSEUR

Mémoire Xenakis

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Conservatoire de Bordeaux Jacques Thibaud

IANNIS XENAKIS et la percussion à hauteur non déterminée

à la lumière de Psappha (1975), Rebonds (1987-88) et Okho (1989).

Mémoire du D.E.M. en composition instrumentale de Yann BIGOTAnnée 2010

Sous la direction de Jean-Yves BOSSEUR

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IANNIS XENAKIS et la percussion à hauteur non déterminée

à la lumière de Psappha (1975), Rebonds (1987-88) et Okho (1989).

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Merci à Jean-Yves BOSSEUR pour sa bienveillance dans l 'élaboration de ce travail,

à Gabriel BOUCHET pour son témoignage, à Natacha LAGREOULE pour la correction de l'épreuve

et pour la patience dont elle a fait preuve à mon endroit, et à tous ceux qui m'ont soutenu dans ce projet.

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SOMMAIRE

Liminaire . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

Ⅰ - Les notions de hors-temps et de en-temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Ⅱ - Les notions de registres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8

Les combinatoires horizontales et verticales . . . . . . . . . . . . 13

Ⅲ - Les notions de pulsations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

Le mètre grecque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

Le mètre musical . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20

Les rythmes divisionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22

Les rythmes additionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24

Ⅳ - La notion de virtuosité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30

Document - entretien avec Gabriel Bouchet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

Nota Bene . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38

Post Scriptum . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

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LIMINAIRE

Iannis Xenakis naquit le 29 mai 1922 (date retenue à l'encontre du 1 mai 1921)ͤ ͬ à Brăila, en Roumanie. De parents grecs, il étudiera les sciences et la musique en Grèce. Après un parcours de vie chaotique qui le conduira en France en 1947 (dû essentiellement à la seconde guerre mondiale et à la guerre civile qui toucha la Grèce de 1946 à 1949), il parachève sa formation en tant qu'architecte avec Le Corbusier, et de compositeur auprès d' Olivier Messiaen. En 1965, il adopte la nationalité française. Il meurt le 4 février 2001 à Paris. L'essentiel de son œuvre sera basé sur des modèles tirés de l'architecture, de la physique et des mathématiques créant ainsi une musique originale ponctué d'un ouvrage de référence: Musiques formelles.

En ce qui concerne la percussion, inutile de préciser que Xenakis fut prolixe et qu'une approche exhaustive - si tant est qu'elle puisse l'être - nous entrainerait vers des considérations musicologiques qui dépasseraient l'objectif de ce propos. Néanmoins, certains concepts incontournables seront évoqués, mais ne pourront être développés afin de respecter une concision implicite. De plus, le champ d'investigation sera restreint aux seules percussions à hauteur non déterminée permettant de synthétiser l'originalité de la percussion chez Xenakis, en l'occurrence « l'exploration de la pulsation dans toutes ses facettes ( … ). » [7: page 75]; et de mettre en exergue à titre d'illustration trois œuvres significatives du répertoire de Xenakis: ψαπφα: Psappha écrite en 1975 pour percussion solo dédiée à Sylvio Gualda (commandée par la Fondation Gulbenkian pour le English Bach Festival de Londres); Rebonds écrite en 1987-1989 pour percussion solo dédiée à Sylvio Gualda (« Immense rituel abstrait, une suite de mouvements et de martèlements sans aucune "contamination" folklorique, une musique pure de rythmes merveilleusement démultipliés, efflorescents, au-delà du drame et des orages. Un nouveau chef-d'œuvre. » annotation de Jacques Lonchampt dans la partition); et Okho écrite en 1989 pour trois djembés et une peau africaine de grande taille (commande du Festival d'Automne à Paris et de la Caisse des Dépôts et Consignations, avec le concours de l'État français à l'occasion de la célébration du Bicentenaire de la Révolution Française) créée le 20 octobre 1989 à Paris (Opéra Comique) dans le cadre du Festival d'Automne par le trio Le Cercle (Willy Coquillat, Jean-Pierre Drouet, Gaston Sylvestre).

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INTRODUCTION

La percussion chez Xenakis prend une place privilégiée par son renouvellement dans l'histoire de la musique dite « contemporaine ». En effet, depuis Ionisation (1929-31) d'Edgar Varèse, qui émancipa la percussion du carcan anecdotique pour l'amener au rang d'instrument musical à part entière (ou de faiseur de sons dit Varèse en 1937), il passera du bruit à la musique par des "sons organisés" ou plus précisément par une organisation appliquée à un domaine sonore. Quant à Xenakis, il amènera les percussions à se ressourcer dans les racines même de celles-ci, à savoir le registre et la pulsation. Il se démarquera de la sorte de la plupart de ses contemporains, qui utiliseront plutôt la percussion dans son aspect spectral (en l'occurrence pour la richesse de son timbre).

Afin de comprendre la démarche compositionnelle de Xenakis, il conviendra d'évoquer les notions de hors-temps et de en-temps. Celles-ci lui permettent d'élaborer une stratégie de construction musicale basée sur une combinatoire "hors-temps" et de projeter cette dernière "en-temps" suivant une démarche heuristique tacite. Cela dit, les implications interactionnelles des différentes notions décrivant le phénomène sonore imposeront une approche quasi exhaustive de celles-ci, et seront développées en paragraphes nominatifs. Le schéma synoptique suivant éclairera toutes ces notions à travers le terme générique, fondement naturel de toute musique: le rythme [du grec rhuthmos «proportions régulières, d'ordonnance symétrique et, par extension, de manière d'être, s'appliquant à la forme» . D'après Benveniste Émile (1902-1976), éminent linguiste, rhuthmos aurait d'abord le sens de « forme », assumé par ce qui est mouvant, fluide, modifiable. De ce sens, qui correspond à « arrangement des parties, dans l'espace », on serait passé à une notion temporelle, illustrée dans les textes à partir de Platon][22].

« Le rythme est présent partout, depuis les rythmes physiologiques jusqu'aux mouvements et aux gestes, des rythmes sexuels aux rythmes techniques et jusqu'aux rythmes collectifs du travail, du jeu, du sport, du combat, du rite et de la fête: il constitue un ensemble aussi complexe, aussi diversifié que la musique. Les relations du rythme et de la musique ne doivent donc pas être envisagées comme des relations de dépendance entre la musique et un de ses paramètres mais comme les relations de deux "familles" unies par de multiples réseaux enchevêtrés. » [16: page 407]

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Combinatoire horizontale Le rythme est[20]: induit par la perception complémentaire de la REGISTRES répétition d'un phénomène et d'une structure; l'effet que produit cette répétition sur la perception Combinatoire et l'entendement, à savoir l'idée verticale de «mouvement» qui s'en dégage.

Le mètre grecque (antique) ou le mètre "prosodique" Pulsation de mesure Le mètre musical

PULSATION Pulsation de temps Rythmes divisionnels(évaluée par le tempo)

Pulsation de division Rythmes additionnels

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''Il faut les voir jouer (les percussions chez Xenakis) pour s'apercevoir que l'extrême virtuosité qu'elles exigent de l'interprète dessert une succession de gestes bien ordonnée, comme un rite antique passé en accéléré dont on aurait perdu la signification, et qui constituerait désormais une énigme, un hiéroglyphe.'' [9: page 4]

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Les notions de hors-temps et de en-temps développées par Xenakis, présentent une dichotomie reposant d'abord sur l'approche d'évènements sonores, traduit en intervalles ou en caractères de hauteurs, d'intensités et de durées. Ceux-ci confèrent une structure de groupe additif abélien que l'on nomme structure "hors-temps". Ainsi, une formalisation algébrique peut être envisagée, en vue notamment d'applications de lois mathématiques. Ensuite, dès que la notion de temps intervient dans une succession d'évènements, avec l'idée d'un avant et d'un après, on bascule dans la structure "en-temps".

Afin de comprendre la pertinence et les enjeux que suscite cette théorie, il apparaît nécessaire d'en exposer la genèse. Dans un premier temps, Xenakis expose sa théorie dans Musiques formelles de la façon suivante:

"Soit trois événements a, b, c, émis successivement; Première étape: on distingue trois événements et c'est tout. Deuxième étape: on distingue une « succession temporelle » c'est-à-dire une correspondance entre événements et instants. Il en résulte: a avant b ≠ b avant a (non commutativité). Troisième étape: on distingue trois événements sonores qui divisent le temps en deux tronçons intérieurs aux événements. Ces deux tronçons peuvent être comparés et ensuite exprimés en multiples d'une unité. Le temps devient métrique, les tronçons constituent les éléments génériques de l'ensemble T en jouissant de la commutativité.

D'après J. Piaget, la notion de temps chez l'enfant traverse ces trois phases. Quatrième étape: on distingue trois événements sonores, on distingue les intervalles de temps, on admet l'indépendance entre les événements sonores et les intervalles de temps, on admet une algèbre hors-temps des événements sonores, une deuxième algèbre temporelle pour les intervalles temporelles, les deux algèbres étant d'ailleurs identiques. ( … ). On admet enfin des correspondances biunivoques entre des fonctions algébriques hors-temps et des fonctions algébriques temporelles. Elles peuvent constituer une algèbre en-temps.

En conclusion, toute analyse musicale et toute construction musicale doivent se baser sur: a. L'étude d'une entité (l'événement sonore), qui groupe en dernière analyse trois aspects (la hauteur, l'intensité, la durée) et qui possède une structure hors-temps; b. L'étude de l'autre entité plus simple, le temps qui possède une structure temporelle; c. La correspondance entre la structure hors-temps et la structure temporelle, la structure en-temps." [2: pages 190 et 191]

Dans ce schéma initialement tripartite, deux éléments importants méritent d'être soulignés, et qui conforteront l'idée de réduire cette catégorisation de trois ensembles à deux seulement:

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• La référence au psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980) et de son ouvrage: Le développement de la notion de temps chez l'enfant. En effet, Piaget a mis en évidence par des procédures expérimentales, les différents stades - par paliers successifs - d'assimilation intellectuelle de l'enfant par tranche d'âge. D'ailleurs Xenakis l'a très bien exposé. Ainsi, il recoupe ces résultats d'expériences et les traduit "musicalement". Pourtant une approche bipartite était déjà abordée par Piaget. Anne-Sylvie Barthel-Calvet dans son article intitulé Le temps dans l'Art-Science Xenakien l'expose en ces termes:

[ … ] "Mettant en relation le temps et l'espace – qui constituent, pour l'enfant, les deux notions fondamentales de l'appréhension de son environnement – le psychologue suisse a remarqué que le temps joue à l'égard pour les objets en mouvement "le même rôle que l'espace à l'égard des objets immobiles" et que les mêmes relations et opérations logiques peuvent s'y observer. Piaget distingue ainsi dans l'appréhension du temps deux modes de "groupements": les "groupements d'ordre" recouvrant les opérations de sériation des événements et les "groupements d'emboîtement" portant sur l'évaluation des différents intervalles de durée." [21: pages 4 et 5]

• Le caractère paradoxale de la durée. Il est vrai que la durée "hors-temps" a suscité beaucoup de débat, particulièrement autour de la réversibilité du temps et de ses implications philosophiques. Voici comment s'en explique Xenakis dans Arts/Sciences – Alliages: - tracer un axe représentant le flux du temps. - représenter les instants par des points. - l'intervalle entre deux de ces points est appelé durée (différentielle dans le cas d'une polyphonie, propre dans le cas d'une monodie). Le fonctionnement de commutativité et d'associativité de ces durées – d'un point de vue musical – qui est basé sur la réversibilité des positions et non du temps, peut s'interpréter comme suit:

a b c ● ● ● ●

1 2 3 4 t t = axe du temps 1, 2, 3, 4 = instants a, b, c = durées

c a b ● ● ● ●

1 2 3 4 t

Le déplacement du point "instant" par anticipation ou retard a pour conséquence le déplacement de la durée sans altérer la sériation des événements (il n'y a donc pas réversibilité du temps proprement dit). La structure temporelle peut alors s'inscrire dans une structure de groupe additif abélien et sera donc associée à la structure hors-temps.

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Dernière remarque, en ce qui concerne ce qui a été dit, où Anne-Sylvie Barthel-Calvet (dans l'article déjà cité) déplore le fait que Xenakis éludera de sa théorie la notion de vitesse. Notion essentielle dans la construction temporelle, souligné par Piaget:

"La construction du temps commence donc quand les vitesses différentes sont comparées entre elles ( … ) et cette construction s'achève avec la coordination de ces vitesses: les notions de temps et de vitesse sont donc corrélatives." [21: page 5 (note 14); 17: page 269]

Ainsi, le temps s'autonomise par rapport à l'espace.

Xenakis en fera pourtant référence - indirectement et sans conceptualisation - dans Arts/Sciences – Alliages, quand il parle de la réversibilité du mouvement à l'encontre du temps, impliquant la notion de vitesse relative, et plus loin il ajoute:

"( … ) il y aurait réversibilité du temps éventuellement s'il y avait un mouvement pendulaire de l'univers qui se contracte et se dilate." [1: page 99]

Et à Bernard Teyssèdre de conclure plus loin dans le même ouvrage:

"… j'aurais aimé discuter des problèmes posés par le rapport du en-temps et du hors-temps, par ce qu'il me paraît mettre en jeu une certaine philosophie du temps, une conception qui oscillerait entre l'idée aristotélicienne du temps comme nombre du mouvement, d'un côté, et de l'autre côté la notion, différente sans doute, du temps comme quatrième dimension d'un événement." [1: page 135]

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Sur le programme de Rebonds [concert du 16 juin 2003 au jardins des Tuileries à Paris dans le cadre du festival Agora dédié à la mémoire de Berio (1925-2003)], Cécile Gilly écrit: « L'écriture que Xenakis fait subir à la percussion ne cherche pas de solutions dans les résonances, elle se limite volontairement à l'impact. » À cela, dans le livre Le geste et l'esprit, Roland Auzet ajoute:

"Acoustiquement parlant, la richesse sonore de la percussion tient inévitablement de l'impact (écouter Rebonds de Iannis Xenakis) mais aussi du spectre dynamique de sa résonance, avec sa traîne acoustique tantôt pure, tantôt instable." [10: page 59]

Entrant donc dans le domaine de la perception auditive, il convient de préciser que le registre de hauteur relative est étroitement lié au timbre (d'ailleurs Varèse parlera de hauteur-timbre) et à la dynamique, et peut alors s'inscrire dans une pluralité de registres. En effet, chaque impact sera articulé en durée événementielle (se référant à la prosodie et/ou au rythme induisant par là même une sensation de hauteur) autour des registres: de hauteur (notamment lié à la taille de l'instrument), timbre, dynamique et leurs corrélations, se traduisant par une résultante résonante dont voici l'analyse taxinomique:

• La nature organologique de l'instrument: deux classes se distinguent présentement, les membraphones et les idiophones. La différence fondamentale est justement la résonance, qui pour les membraphones favorisent les partiels "graves" notamment par les formants de la caisse de résonance, tandis que les idiophones favorisent les partiels "aigu" en raison de la nature du matériau considéré: le métal en est l'exemple le plus probant. Concernant les idiophones bois utilisés par Xenakis, ces derniers, par la conjugaison des deux précités, se positionnent comme timbre intermédiaire et adjacent, malgré le contraste induit par une résonance moindre. En résumé, à hauteur relative "équivalente", les peaux, les bois et les métaux sont registrés respectivement grave, moyen et aigu. Et de fait, pour une même catégorie organologique, la taille de l'instrument détermine son registre. À ce propos, on peut même imaginer dans le cas de Psappha où il est possible de choisir les instruments (sauf pour C3 où la grosse caisse est explicitement sollicitée), de bousculer les a priori et de registrer dans les graves, les idiophones bois de grandes tailles, puis plus haut dans le registre, les membraphones de petites tailles; ou de les mélanger dans une registration d'ensemble. Il est intéressant d'en constater la logique à travers un tableau descriptif (voir page suivante) pour les œuvres concernées. Les lettres H, M et L signifient respectivement, aigu (High), moyen (Medium) et grave (Low). Les doubles flèches pointillées instaurent une relation idiomatique entres les différentes œuvres.

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Registre de timbre organologique Registre de hauteur lié à la taille de l'instrument

Gradation de registre dans son ensemble

Rebonds A Membraphones (peaux)

BongosH

HL

Toms

H

MM

L

Grosses caissesH

LL

Rebonds B

┌Idiophones (bois) Wood-blocks

H

H

(MH)

M

(ML)

L

Membraphones (peaux) └

BongosH H

L

L (MH)

Tumba M

Tom (ML)

Grosse caisse H

Psappha

Idiophones (métaux)(a)(b)

F

1 (H)

H

H

2 (M)

3 (L)

E M

D

1 (H)

L2 (M)

3 (L)

┌ Idiophones (bois),

Membraphones (peaux)(b)

A

1 (H)

H

L

2 (M)

3 (L)

B

1 (H)

M2 (M)

3 (L)

C

1 (H)

L2 (M)

3 (L)

(a) Xenakis registrera les métaux en ces termes: moyen (D), neutre (E) et très aigu (F). (b) L'instrumentarium est élaboré librement à partir d'une liste d'instruments donné dans la notice explicative.

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• La force de frappe: notion naturellement dynamique où le caractère résonant dépendra des partiels d'attaque qui entrent dans la configuration du timbre proprement dit. En cela trois registres de nuances se distingueront:

1.i Force de frappe moyenne: mf à f équilibre spectrale du timbre⇒ iiiiorganologique.2.i Force de frappe très modérée: pp à mp le caractère résonant privilégie les⇒ iiiiformants "grave" provocant une sensation de hauteur moindre iiiiproportionnelle à l'estompage du timbre organologique.3.i Force de frappe considérable: ff à ffff là, les résonances "aigu" induites⇒ iiiiiprovoquentiune sensation de hauteur plus élevée. De plus, la sollicitation iiiiides partiels d'attaque modifient le timbre de façon significative.

On pourrait y inclure un quatrième registre englobant les trois précités en jouant sur la taille et le registre organologique de l'instrument, comme l'a très bien fait Xenakis dans Okho avec la peau de grande taille. Effectivement, celle-ci jouée fff cumule les effets de timbres et de résonances, favorisant tout les partiels et formants. Enfin, la registration précédemment décrite peut s'inscrire dans une dynamique continue, passant d'un registre à un autre par crescendo ou decrescendo.

• Le mode d'excitation: notion particulièrement sollicitée dans Okho, où quatre techniques de jeu seront mises en avant. Celles-ci, permettront une registration dynamique implicite, en plus d'une diversité de timbre autour d'un même instrument. Ici, il s'agit, par ordre décroissant de hauteur relative résultante, de jeu avec une baguette (en référence au kalungu ou au tama), les mains (de la paume jusqu'au doigts joints en passant par les éminences thénar et hypothénar), le "gras" des doigts (en référence au tablã) et avec une ondulation du poing sur la peau (prolongeant ainsi la résonance dans un vibrato désinentiel).

• La localisation d'impact: Okho illustre ce point, et transparait dans la notation même. Deux registres s'imposent, le "bord" du djembé et le milieu (appelé "basse" dans la partition). Ceux-ci, conjugués avec la force de frappe et le mode d'excitation, se diviseront en trois registres de hauteur relative. Résultat: une portée avec deux fois trois lignes symbolisant une échelle de six sons ainsi définie: basse étouffée mf , basse normale f , basse claquée ff , bord clair mf , bord claqué sec f , bord claqué résonant ff . Xenakis ira jusqu'à diviser ponctuellement le "bord clair" en trois hauteurs différenciées (mesures 25 à 32, 52 à 54, 56 et 57), affinant ainsi encore plus la registration.

• La durée propre ou différentielle entre deux événements : implique la notion de silence (pour les durées suffisamment longue, c'est à dire au delà de la résonance perceptible) ou la fusion de résonances. La conséquence de ces observations va naturellement jouer sur la perception de la hauteur et du timbre, et en modifier l'appréciation. Psappha illustre particulièrement ce point (voir plus loin, continuité et discontinuité)

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Dans la durée propre, une certaine spatialisation du son peut être appréhendée, en fonction de la longueur et de la richesse de la résonance de l'instrument considéré. Xenakis ne manquera pas d'exploiter cette dimension spatiale dans des registres de contraste et de gradation (cf Okho et Psappha). Avec Okho, le contraste spatial est saisissant entre les djembés et la peau de grande taille (appelé "Basse profonde" dans la partition) dans la nuance fff. Celle-ci va envelopper tout l'espace acoustique occupé par les djembés. Comme le suggérait Giacinto Scelsi (1905-1988) lors d'un entretien radiophonique en février 1987, évoquant le son "sphérique"; l'image d'une sphère symbolisant la basse profonde qui émergerait du centre de la sphère résultante des trois djembés et qui prendrait en son sein cette dernière, est éloquente.

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Impliquant tout ce qui a été abordé jusqu'à maintenant, il reste un point, et non des moindres, conséquence inéluctable dans la prosodie en général: l'accent. À l'instar du registre, l'accent se décline en plusieurs formes d'accents. Xenakis les réglera dans des combinatoires horizontales en temps, associées à des combinatoires verticales, enrichissant le timbre ou tout simplement comme contrepoint rythmique. Deux sortes d'accents se distinguent:

• Les accents implicites induits par le contexte prosodique. Ainsi, une auto-accentuation se crée par une note:

a. de catégorie organologique différente du contexte.b. en dehors de la tessiture contextuelle.

De plus,c. la prolongationiou la diminution de la durée d'une note peut iiiiiiiproduire un accent prosodique. (D'ailleurs, a contrario et dans le flux de la prosodie, un accent effectif iiiiiiiiiallonge objectivement ou subjectivement la note.)

Et enfin, d. le mode d'articulation peut générer un accent. Le ra de trois de Rebonds b iiiiiiillustre parfaitement ce type d'accent implicite.

• Les accents "explicites" dans le changement brusque de la dynamique:

e. par une diminution soudaine (pouvant aller jusqu'à la syncope).f. par un renforcement de la note [symbolisée par < (ou par ∨ dans iiiiiRebonds a) au dessus de la note, et qui peut être doublé.]

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Page 15: Mémoire Xenakis

Dans la note explicative de Psappha, Xenakis synthétise tout cela par quelques indications destinées à l'interprète. L'accent, par le biais du signe indiqué en f., ne prendra qu'à l'intérieur d'une séquence (souligné par Xenakis), l'une des interprétations suivantes:

1) intensité plus forte f.2) changement brusque de timbre

a. (et b. par un instrument de taille suffisamment différente)

3) changement brusque de poids d. (via mode d'excitation et localisation d'impact) et e.

4) ajout brusque d'un autre son et le jouer simultanément avec celui du temps non accentué.

a. et b. (intervention d'une combinatoire verticale)

5) combinaison simultanée des significations précédentes.

Les accents symbolisés par "< " ainsi défini, vont parcourir le flux temporel, tel les instants évoqués au premier chapitre. Ils produiront par conséquent des variations de durées qui rompront avec l'aspect pulsionnel de l'ostinato rythmique (contigu au "perpetuum mobile" ). Ces variations vont se trouver impliquées dans des processus combinatoires résultants (de manière interactive) ou autonomes.

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COMBINATOIRE HORIZONTALE ET VERTICALE

Les registrations distinctes évoquées jusqu'à maintenant vont pouvoir s'inscrire dans des processus combinatoires, aussi bien mathématiques (théorie des ensembles et lois de distribution) qu'intuitifs. Malgré et à cause du caractère corrélatif, inductif et interactif du phénomène sonore, seul les registrations de hauteurs par catégories et de durées seront retenues comme paramètres. De la sorte, l'expression prosodique du discours musical xenakien va émerger de la pulsation régulière et immuable sur laquelle elle repose. Toujours dans le domaine de la percussion à hauteur non déterminée, deux grandes lignes se dessinent, regroupant la façon dont Xenakis va exercer ce qui fera sa spécificité en terme de combinatoire tant horizontale que verticale: les cribles rythmiques et les arborescences.

LES CRIBLES RYTHMIQUES

La notion de crible, à l'instar des notions de en-temps et de hors-temps restera étroitement liée au nom de Xenakis. Entrant dans la catégorie hors-temps, un crible est un ordonnancement lié à une périodicité qui s'exprime par une formule logico-arithmétique établie selon la théorie des congruences modulo Z. Dans le cadre de la hauteur, la gamme par tons s'écrira 2i (l'indice i est le décalage par rapport au point de référence exprimé dans ce cas en demi ton tempéré) et la gamme majeure s'écrira 12 i∪12i+2∪12i+4∪12i+5∪12i+7∪12i+9∪12i+11. Les cribles aboutiront à l'axiomatisation des paramètres musicaux.

Les cribles rythmiques utilisés sont évidemment de même nature, à ceci près qu'ils reposent sur la pulsation. Et, au delà du mode de représentation que constituent les cribles, Xenakis élabore une théorie qui engendre ces cribles, en appliquant des processus de transformations aux indices, aux modules ou à l'unité de base, qu'il nomme "métabole".

Dans Psappha, Xenakis choisit deux modules (5 et 8), qu'il intègre dans une équation de type [(80∪81∪87)∩(51∪53)]∪[(80∪81∪82)∩50] [8∪ 3 (5∩ 0 5∪ 1 5∪ 2 5∪ 3 5∪ 4)] [8∪ 4 (5∩ 0 5∪ 1 5∪ 2 5∪ 3 5∪ 4)]∪[(85∪86)∩(52∪53∪54)] [(8∪ 1 5∩ 2) (8∪ 6 5∩ 1)]. Cette équation du crible rythmique se déploiera en-temps à la ligne B2 des mesures 1 à 39. Ainsi, se superposent les différents types de pulsation (par analogie) de la façon suivante:

• la pulsation de division ⇒ tempo initial,• la pulsation de temps cribles à intervalle de temps régulier entre deux éléments,⇒• la pulsation de mesure tout les autres cribles,⇒

pour enfin générer de la sorte une polymétrie - plus ou moins complexe - régulée en cribles rythmiques.

De cette expression, il appliquera le principe de métabole sur les modules 5 et 8, qu'il remplacera respectivement par 6 et 7. Ainsi il obtient une nouvelle expression, qu'il déploiera en-temps toujours à la ligne B2 de la mesure 40 à 79 (avec quelques aménagements dus à l'allongement de la période provoqué par le changement de module, notamment le regroupement en quintolet de la mesure 70 à 74).

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La complémentaire de ces expressions sera exprimée en B1, [ B1= B2 ]. B3 doublera les longues de B2, [ B3 ⊂ B2 ]. B1 et B3 utiliseront donc les opérations d'intersection et de complémentarité appliquées à la ligne B2, tel que (B1 B3) B2=B3∪ ∩ avec B1= B2.

La notion de cribles fait appel en général à la théorie des ensembles dans son aspect hors-temps. Quant à la mise en-temps, nous l'avons vu dans Psappha, la distribution des cribles s'effectue de manière cyclique par rapport au placement de l'élément "criblé" en terme de durée. De la sorte, se crée des décalages temporels, auxquels s'ajoutent des accents, dans une organisation verticale (incluant les durées différentielles) par la superposition de structures indépendantes. Cette conception architecturale abolit tout repère métrique et contribue à une dynamisation du flux musical. Cependant, le crible peut être de nature autre. Ainsi, la combinatoire associée sera appliquée sur un ordonnancement lié à la nature du crible et reposant sur une pulsation régulière. C'est le cas dans Psappha, où le déploiement en-temps du second schéma rythmique exprimé en A (introduit mesure 47,5) se fait dans un processus de permutation circulaire de trois éléments, traduit en registre de hauteur (A1, A2 et A3), et ce, dans une périodicité double à la pulsation de B. Puis, chaque occurrence de A interagira suivant un processus de variation et de reconstruction avec B.

LES ARBORESCENCES

Avec pour concept philosophique d'injonction cosmogonique et universelle, « Le principe d'organisation de la musique est fondé sur la dialectique de la répétition-variation. » [16: page 131] Au cour d'un entretien avec François Delalande, Iannis Xenakis déclare:

"Et puis après, je me plais à dire qu'il y a une idée philosophique derrière, puisqu'à la base de l'arborescence, il y a cet acte élémentaire: en partant d'un point on trace une ligne. Alors, en vertu de quoi à partir d'un point trace-t-on une ligne? Eh bien, en vertu de le répétition de ce point-là. En répétant le point, on obtient une ligne. En répétant d'une manière infiniment petite et proche. Donc c'est tout à fait dans le style de la musique, qui est faite de répétition et de périodicité à tout les niveaux. Ensuite, d'un point donné de cette ligne qui est engendrée de cette façon par répétition, il n'y a aucune raison de ne pas imaginer plusieurs directions de répétition, ce qui crée une branche à partir d'un point, et ainsi de suite. Et, comme ça, nous avons des branchements partout, à partir donc de l'idée d'identité et de négation de la mort de ce point. Puisqu'il se répète, c'est qu'il veut exister, il continue d'exister. (…)" [3: page 97]

Ce principe d'expansion et de prolifération par ramification (que Xenakis appellera buisson) va procéder à une herméneutique, tel que le contrepoint par imitation en constituera la règle qu'il sied de dépasser par de nouveaux systèmes. La compréhension des arborescences de Xenakis – comprenant les tenants (en termes de variations) et les aboutissants (procédés polyphoniques) – passe par l'histoire du canon que l'on peut résumer de la façon suivante. La répétition d'un fragment mélodique est pour l'ethnomusicologie, d'un « usage instinctif sans lieu ni date ». Néanmoins, ce procédé, d'une voix à l'autre va engendrer du XIV e au XVIe siècle une variété de formes musicales, et en circonstance le canon.

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Le premier canon écrit serait une composition anglaise du XIIIe siècle, "Sumer is icumen in" . Celui-ci apparaît sous la dénomination de rota (dont est issue le « ground »), qui allie ostinato et double canon à l'unisson. Puis, on retrouvera ce procédé contrapuntique dans la caccia (genre vocal décrivant des scènes de chasses), la fuga (qui évoluera vers la fugue), … et le canon (du latin canon dans le sens figuré de « modèle, règle »).

À l'apogée du genre, le canon - du point de vue formel et selon la stratégie téléologique adoptée -, va se présenter comme:

• ouvert; tels les canons circulaires (ou perpetuum), ou bien les canons obligés (les voix se terminent les unes après les autres ou sur un point d'orgue).

• fermé; la fin est composée séparément. C'est ce type de canon qui s'intégrera dans les compositions élaborées.

Sans trop s'étendre sur le sujet, le canon peut être polymorphe et/ou accompagné. Immanquablement, ici, Xenakis va utiliser différents types de canons. Au début de Okho, un canon libre « per arsin et thesin » est exposé avec un accompagnement asynchrone d'accents. On entend « per arsin et thesin », un canon dans lequel les notes correspondant aux temps forts de la première voix sont déplacées sur des temps faibles de la seconde (acception du XVIIIe siècle). À partir de la mesure 59, c'est un canon stricte « per arsin et thesin » que l'on pourrait qualifier de canon "à l'unisson" (par analogie). À la mesure 747,5 de Psappha, le canon est proportionnel (utilisant les formes de diminution et d'augmentation du rythme). Une relation d'intervalle peut être appréhendée par le changement de registre.

Nous pouvons ajouter de manière exhaustive, le canon rétrograde (canon à l'écrevisse), lorsque la mélodie est reproduite à l'envers. Lorsque les intervalles sont inversés, il s'agit du canon miroir. Pour finir, ce dernier peut être rétrogradé et se nomme rétrograde du renversement. À propos de ces derniers artifices, et appliqués à la fugue, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) dans son célèbre dictionnaire de musique ne peut s'empêcher d'émettre un point de vue esthétique en ces termes: « …, et qui servent plus à étaler l'art des compositeurs qu'à flatter l'oreille. » Les compositeurs de l'ars nova et de l'ars « subtilior » vont user et abuser de ces techniques de canon, jouant avec la mise en page de la partition (à lire à l'endroit et à l'envers par exemple), et inventer à titre récréatif des canons dit énigmatiques. En incluant la simple répétition à ces trois dernières espèces, nous obtenons un groupe de quatre éléments (forme originale, miroir, récurrence, miroir-récurrent), ce que Xenakis appellera un groupe de Klein par son aspect géométrique et ses correspondances mathématiques. Sans jugement esthétique, Xenakis reconnaît l'aspect intellectualisé de la musique de cette période, et le fait que la plupart du temps, les formes rétrogrades (entre autres) sont non perceptibles en tant que telles, et ne satisfont que les préoccupations du compositeur "géomètre". « Il y avait à cette époque une volonté d'unir en une sorte d'idéal formel, la musique, la géométrie et la métaphysique. » [15: page 208] « Au point de vue de la pensée, on sait que c'est valable. » [3: page 89]

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Au XVIIe siècle, le canon se démodera, pour retrouver ses lettres de noblesse dans la musique de Johann Sebastien Bach (1685-1750), notamment dans les Variations Golberg, les Variations canoniques sur « Vom Himmel hoch », l'Offrande musicale et l'Art de la fugue. Puis durant la période classique et romantique, sauf exception [et Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) en fait partie, voir K89a (I et II), K231 à K234, K553 à K562, ...], cette technique d'écriture sera peu usitée.

Au début du XXe siècle, avec l'avènement du dodécaphonisme initié par la "nouvelle École de Vienne" [avec Arnold Schoenberg (1874-1951), Anton von Webern (1883-1945) et Alban Berg (1885-1935)], les techniques canoniques seront remises au goût du jour et appliquées à la série. Olivier Messiaen (1908-1992) étendra, dans les années 1940, les préceptes canoniques au rythme et les formalisera dans son ouvrage Technique de mon langage musical, sous l'appellation de canons rythmiques. Ceux-ci présentent, outre ce qui a été déjà énoncé, une formule par ajout ou retrait d'une fraction de la valeur de la note (autre que celle déjà en usage); à cela peut s'entremêler des augmentations ou diminutions inexactes par ajout ou retrait d'une valeur délibérée. Ensuite, ces procédés seront étendus aux divers paramètres pour aboutir au sérialisme intégral qui fera école à partir de 1949, notamment avec le Mode de valeurs et d'intensités de Messiaen qui emportera l'adhésion de jeunes compositeurs tels que Pierre Boulez et Karlheinz Stockhausen.

Dans les années 1970, en marge de l'hégémonie du sérialisme intégral, Xenakis imagine un mode de transformation inédit, qui consiste à considérer la ligne mélodique sur un plan hauteur-temps et d'un axe vertical (normal au plan) autour duquel cette ligne mélodique pourrait pivoter de façon continue ou discontinue. De la sorte, il est possible de choisir l'angle de rotation. La conséquence va entrainer une transformation événementielle d'une mélodie simple en polyphonie (pour un angle de 90° en l'occurrence). À noter que pour un angle de 180°, on retrouve le miroir-récurrent de cette mélodie. Il est clair que toutes ces considérations vont entrer dans une problématique d'ordre topologique, et ouvrent ainsi un espace d'investigation conséquent.

"Mais pour en revenir au buisson, si on peut torturer une ligne de cette façon-là, l'inverser, la faire pivoter, on peut, en généralisant, faire la même chose avec un système de lignes, un ensemble de lignes qui s'entrecroisent et qu'on considère comme une sorte d'objet, fixe, comme un buisson à deux dimensions qui, lui, peut alors subir toutes ces transformations: des rotations, des dilatations, des contractions, d'une manière soit homogène soit partielle, et des inversions, ce qui donne immédiatement un vocabulaire à un niveau plus général que celui de la ligne mélodique simple. Voilà en quoi consiste les arborescences." [3: page 95]

Dans la partition de Psappha, après les deux expositions du crible rythmique en B, Ellen Flint – dans son article The Experience of Time and Psappha[5] – identifie une manipulation du schéma métrique dans une variation "arborescente" (de la mesure 80 à 745), incluant fragmentations, déplacements de groupes d'accents, et augmentations.

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Il s'avère que dans des œuvres telles que celles qui nous intéressent, la construction formelle est étroitement liée à la pulsation et, par là même, au tempo. Soit en tant que régulateur dans le processus divisionnel, soit en tant qu'un ajustement calculé en fonction d'une gestuelle. Il faut savoir que dans la musique de Xenakis, le principe de développement est absent. Il n'en demeure pas moins - malgré des blocs sonores "autonomes" - un consensus, soit de prolifération, soit d'indice interactionnel envers ces blocs (notions abordées ici et là en fonction du rôle joué par ces derniers).

Pour des œuvres comme Rebonds, chaque section indépendante représente un ou plusieurs blocs (liés à une gestuelle) dans un tempo unique.

De même, Okho suit une démarche identique, mais dans la continuité. Chaque rapport de tempi est conditionné par la division binaire et/ou ternaire dans une proportion faisant intervenir le nombre d'or [sauf au passage du tempo à 120 à 80 (rapport croche pointée) dont l'indice interactionnel se trouve dans les deux premières mesures de la percussion B]. Il en résulte un équilibre cohésif qui se présente comme ceci:

Tempi de la partition 120 56 120 80 66 92 56

Tempi divisionnel 240

B 224 / 448

T 168 / 336

240 .320.264

528(ra de 3).368.

B 224 / 448

T 168 / 336

Le tempo 56 (encadré plein) rompt la pulsation divisionnelle et joue avec celle-ci en combinant division binaire (B) et ternaire (T). Le tempo 92 (encadré pointillé) alterne pulsation divisionnelle régulière avec un rythme syncopé. Les tempi en blanc sur fond noir se positionnent comme intermédiaires aux tempi adjacents et jouent par conséquent un rôle d'articulation.

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Dans Psappha, les relations entre les différents tempi successifs se trouvent dans un rapport constant de l'ordre de 6/5. Cependant, aucun changement ne sera perceptible. En effet, Xenakis articulera chaque passage d'un tempo à l'autre en usant d'un artifice lié à une gestuelle. Celle-ci en appellera une autre dans un processus de transformation progressive, et par conséquent se différenciera pour chaque changement. Il sied de les énumérer. Du tempo 152 à 272: le rythme syncopé au départ du tempo 272 est une réminiscence des rythmes syncopés précédents qui prennent leur essor au changement de tempo (mesure 740) dans une cohérence de continuité. Du tempo 272 à 110: le passage se fait par un allongement progressif des durées. Du tempo 110 à 134: un accelerando amorcera ce changement. Du tempo 134 à 152: les roulements rendront diffus le tempo et introduiront le rythme pulsationnel soutenu de la fin.

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Le tempo étant déterminé, la pulsation marquera une graduation temporelle qui peut donc comprendre:

• la phrase musicale (à travers le mètre grec en l'occurrence), • le retour du ou d'un rythme à l'intérieur des barres de mesures (traduit par le mètre

musical),• un nombre plus ou moins important d'événements dans son unité (rythme

divisionnel),• la réitération d'icelle (rythme additionnel).

Une parenthèse s'impose afin de présenter quelques linéaments concernant le mètre et le rythme: Le mètre est un schéma d'organisation de durée (de forme plutôt "fixe" ⇒ invariant) dans lequel le rythme (de forme plutôt "mobile" variant) flue. Mètre et rythme restent⇒ indissolublement liés dans une dialectique constitutive de la musique.

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LE MÈTRE GREC

Passionné par la Grèce antique, Xenakis confiera à François Delalande en 1997: « Dans ma jeunesse, je pensais que j'étais mal né, vingt cinq siècles trop tard. » [3: page 133] De fait, Xenakis connaissait la poésie grecque antique pour l'avoir étudié à l'école, et aussi le mètre associé, même si dans certaine de ses œuvres « les mètres employés s'avèrent en fait purement imaginaire » [4: page 162]. Psappha confortera ce penchant pour les rythmes de la poésie antique, car ce titre constitue une forme archaïque du nom de la poétesse antique Sappho (fin du VIIe s. - id.VIe s. av. J.-C.) à laquelle Xenakis rend explicitement hommage. Cette dernière avait introduit dans sa poésie le principe de variation et de métabole des cellules rythmiques, des pieds et mètres dits "saphiques" (composé d'une dipodie trochaïque: , et d'un aristophanien: ! ! ! !⏑ ⏓ ⏑⏑

)⏑⎽⎽ . Bien que Sappho ne conçoit ce vers que d'un seul tenant, elle pratique à travers ses pièces, diverses coupes, et notamment celle après la quatrième syllabe. Xenakis fera de même et éludera la dipodie trochaïque pour des raisons de choix personnels, d'une esthétique musicale plus appropriée, probablement liées à un instrumentarium de percussions "d'impact". Ainsi, il privilégiera le caractère ascendant et "propulsif" du ïambe (que l'on retrouvera tout au long de l'œuvre) par la scansion ïambique à travers le dimètre ïambique. En effet, celui-ci est composé de deux dipodies ïambiques, dont le mètre aristophanien n'est qu'une forme évoluée. En ce sens, l'aristophanien de caractère choriambique renvoie à une dipodie ïambique scandée à contre-temps et à une catalexe. Ainsi, le dimètre ïambique évoluera, en respectant les variations permisent de la poésie grecque ancienne. À partir de là, Xenakis établira des cribles rythmiques auxquels, par des processus de transformations, le principe de métabole s'affirmera.

Dans Rebonds A, le mètre grec est réduit à sa plus simple expression, à savoir la tripodie ïambique de type pur, suivi de triple dipodie anapestique également de type pur, où Xenakis prend la liberté de donner à la longue la valeur de trois unités. Cette introduction se développera dans un processus de variation métrique lié aux notions de rythme additionnel (déjà amorcé par le passage du ïambe à l'anapeste) et de rythme divisionnel. En effet, dans un processus de prolifération de divisions rythmiques, la métrique grecque s'émancipera de ses règles (ou plus précisément les déplacera dans une unité de temps moindre), vers des considérations plus musicales au sens rythmique du terme et au service de la thématique formelle. À tel point que la triple dipodie ïambique sera réexposée à la coda dans une variation où, dans le même intervalle de temps (c'est à dire la noire à 40 environ), la longue tendra à occuper celui-ci, portée par la résonance de l'appogiature justement brève.

L'aspect ïambique sera largement privilégié dans ces trois œuvres, comme cellule irréductible. Exception faite de la mesure 1084 de Psappha, où le ïambe (brève-longue en durée différentielle) devient ''instant'' par la simultanéité de ses composants, et de la sorte symbolise la dernière étape de déconstruction et la première de reconstruction.

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LE MÈTRE MUSICAL

Considération anecdotique s'il en est, le mètre musical ne s'impose que par le besoin pragmatique d'une lisibilité diachronique et synchronique. Dans Psappha, les mesures se substituent à une notation proportionnelle et s'inscrivent dans le flux de la pulsation. Là, Xenakis adopte une conception additive de l'organisation des durées. Néanmoins, les mesures chiffrées (4 noires par mesure) conditionnent:

• la micro-structure (division du temps). Par exemple, dans la partition de Okho, Xenakis profite de la stabilité du mètre pour installer une polymétrie déphasée (dont la pertinence repose sur une structure métrique). Par opposition à la polymétrie en phase, qui consiste à superposer différentes subdivisions sur une même pulsation, la polymétrie déphasée quant à elle, superpose différentes subdivisions irrationnelles (voir mesures 124 à 126 et 130 à 132) qui sont susceptibles d'induire, pour l'auditeur, des phénomènes de polychronie, c'est-à-dire la perception de superposition de différentes strates temporelles.

• la macro-structure (des parties) de l'œuvre. À ce propos, il est opportun d'évoquer la théorie métrotectonique du moscovite Georgii Eduardovitch Conyus (1862-1933), reconnu comme musicologue, compositeur, chef d'orchestre et pédagogue. Ivanka Stoïanova en exposera le principe dans le numéro 20 de la revue Analyse Musicale, dont voici un extrait traduit par Michel Chasteau:

"Le métrotectonisme et l'analyse métrotectonique proposent une théorie de la forme et notamment une méthode d'analyse musicale. Cette théorie tente de concevoir la forme musicale comme une architecture des proportions dans le temps, sur la base d'une analyse métrique (par analogie avec la structure métrique du vers). Le concept de « métrotectonique » signifie « construction mesurée » (du grec metron: mesure; tektonikos: architecte).[ … ] La théorie métrotectonique s'appuie sur l'idée du caractère dualiste de la forme musicale, comparable d'après Conyus à ce que l'on peut observer en poésie. Dans la poésie en effet, on remarque deux types d'unités qui ne s'accordent ni ne coïncident nécessairement: d'une part les unités de sens (le mot, la phrase, etc.); d'autre part les unités propres à la construction métrique (le pied, l'hémistiche, le vers, la strophe etc.). On constate très fréquemment des décalages d'ordre temporel des unes par rapport aux autres: le mot ne coïncide pas avec le pied, la phrase se termine au milieu du vers, etc. Si l'on analyse un poème d'après les seuls critères de son unité de sens, il est impossible alors de se faire une idée de sa conformité métrique, de sa forme poétique ou de sa structure. C'est une attitude semblable que Conyus constate dans le domaine de l'analyse musicale, avant la découverte de la solution métrotectonique: les théoriciens n'ont jamais analysé que les seules unités de sens (motif, phrase, période, thème, etc.) en ignorant parfaitement les unités propres à la construction métrique, qui répondent de la proportionnalité du tout.[ … ]" [23: pages 33 et 34]

Enfin, cette théorie repose sur l'idée de proportionnalité qui existe entre les parties de l'œuvre et de sa totalité indépendamment du contenu musical. Les plans métrotectoniques répondent alors à la loi de l'équilibre (absolue pour Conyus) indépendamment des facteurs temps et espace.

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Voici donc le plan métrotectonique de Okho (138 mesures au total), qui se caractérise par une arborescence asymétrique (correspondant à la section d'or) et qui se décompose en paliers de symétrie. Le plan se calque sur les changements de tempi liés aux différents blocs sonores.

┌──────────┐ 59 + 79

┌────────┐ 59 + 20½ + 58½ partie A ┌─────┐ 20½ + 36½ + 22 partie B ┌────┐ 23 ¾ + 12¾ + 22 partie C ┌────┐ 7+3+3+3+6 partie D

Certes, le nombre de mesures comparé au nombre de la série (138, 85¼, 52¾, 32½, 20¼, 12¼, 7¾, 4¾, 3 ) générée par la section d'or est d'une relative approximation mais cela reste pertinent.

"Les plans métrotectoniques de Conyus déforment fréquemment la réalité musicale de l'œuvre en l'enfermant à grand peine dans la camisole d'une construction symétrique. Néanmoins, ils permettent assez souvent de découvrir dans une œuvre des relations formelles qui échappent ordinairement à l'analyse musicale." Ivanka Stoïanova [23: page 35]

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RYTHME DIVISIONNEL

Le rythme divisionnel prendrait ses racines au XIIIe siècle - même si celui-ci existé auparavant, mais de manière informelle - avec la notation mesurée (Francon de Cologne fut le premier théoricien en 1280 avec son traité "Ars cantus mensurabilis" ), plus particulièrement au XIV e siècle avec l'Ars nova (1320-1380), et notamment en France où se cristallise un système de notation symbolique [reposant sur la division ternaire dite "parfaite" ( tempus perfectum) et la division binaire dite "imparfaite" (tempus imperfectum)], en ces termes:

• "mode maxime" ⇒ division de la maxime en longues, • "mode" ⇒ division de la longue en brèves, • "temps" ⇒ division de la brève en semi-brèves, • "prolation" ⇒ division de la semi-brève en minimes, • et la minime en deux semi-minimes.

De plus, certaines notes de couleur rouge indiquent une réduction d'un tiers de leurs valeurs. Il en résulte une hémiole lorsqu'elles s'inscrivent dans une division parfaite, un triolet pour une division imparfaite.

Puis, entre 1924 et 1953, Ivan Wyschnedradsky (1893-1979), compositeur et théoricien russe, travailla sur l'élaboration d'une théorie et d'une philosophie musicales, lesquelles reposeront sur un concept d'espace sonore d'un point de vue "atomistique". L'ouvrage La loi de la pansonorité synthétisera toutes ses recherches. Dans ce livre Wyschnedradsky consacre une partie au temps, où il développe l'idée d'un ultrachromatisme rythmique qu'il définira ainsi: « n'importe quel nombre de sons de durée égale peut être divisé en n'importe quel nombre de parties égales. » [18: page 214]

"La révolution rythmique consiste en l'introduction systématique dans le rythme de rapports numériques plus complexes que les rapports grossier, binaires et ternaires, considérés généralement comme normaux. Il en résulte un rythme plus complexe et plus naturel en même temps, mais qui soulève des difficultés d'exécution qui deviennent insurmontables dès qu'on avance plus profondément dans ce domaine de l'ultrachromatisme rythmique." [18: page 212]

De plus, le rythme divisionnel ainsi défini peut à loisirs se décomposer en strate(s). Il convient de citer dans ce domaine de complexité Brian Ferneyhough (figure de proue du courant stylistique appelé la new complexity) qui excelle dans ce type de rythmique. Sans trop entrer dans les détails de l'ultrachromatisme rythmique, il faut savoir que Wyschnedradsky poussera la division rythmique dans un système numérique comprenant les treize premiers nombres. Ainsi, il est possible d'embrasser le continuum rythmique dans sa globalité. Ce continuum se situe dans une zone d'incertitude appelée « perception time smear » (flou du temps de perception) et qui est de l'ordre du vingtième de seconde. En général, le flou du son disparaît après un dixième de seconde. Bien sûr, ce sont des données moyennes qui dépendent du contexte sonore et des facultés cognitives du sujet. Au delà du vingtième de seconde, le son apparaît comme continu, et sera perçu dans un effet global. Il perdra par voie de conséquence son caractère rythmique. Malgré le caractère paradoxal du continuum rythmique au delà du vingtième de seconde, Wyschnedradsky parlera de « la plénitude absolue d'un temps continu, non divisé en atomes temporels, à la base de notre conception temporelle et rythmique. » [18: page 212]

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Xenakis va donc plonger vers les origines du rythme divisionnel et prendre le parti de la "simplicité" du modèle binaire-ternaire, avec une approche plus "contemporaine" voir xenakienne dans la formalisation. Il ira jusqu'à ne retenir que le binaire dans Psappha, avec l'exception qui confirme la régle, pour les roulements des mesures 2023 à 2173 qu'il propose de jouer par deux ou par trois. Dans Okho, le quintolet "perturbateur" de double croche (qui n'est autre que l'addition du binaire et du ternaire dans le même intervalle de temps) va par occurrences ponctuelles (mesures 30, 119, 122-123, 128) amener l'œuvre vers les blocs du tempo ♪=60. Lesquels instaurent une complexité divisionnelle et asynchrone (ou polymétrie déphasée) qui abroge tout repère métrique et par conséquent toute notion de binaire et de ternaire.

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Continuité

Là, Xenakis flirte avec les conceps de continuité évoqués précédemment sous forme de continuum, et provoque ainsi l'annihilation du rythme, tendant vers un espace sonore "nébuleux" et "homogène" à la fois (au niveau de la perception) dans un solfège de grain – selon la terminologie de Pierre Schaeffer – et ce, sans en faire un but en soi. C'est le cas dans Rebond B, où le roulement ne s'affirme pas en tand que tel, mais bien dans la conséquence d'un processus d'accélération d'un rebond – d'où la dénomination de l'œuvre – dans une dialectique de timbres. Dans Rebond A, ce concept se traduit plus comme un nuage sonore, ayant comme critères de variations, le profil "mélodique" et le profil de masse qui use de polyrythmies simples en rythmes non rétrogradables (rythmes résultants des superpositions de la division binaire et ternaire, ainsi que la conjugaison de son conséquent la division quinaire):

"La pièce tend vers le moment où la discontinuité pourrait se transformer en continuité - les rebondissements ne pouvant alors déboucher que sur des roulements -, mais ne l'atteint jamais: cela reste des rebonds." [9: page 6]

Ces limites de perception (1/20es soit 50ms) seront délibérément approchées dans Psappha. Au tempo ≽272MM avec la division de la pulsation, celui-ci donne une valeur de l'ordre de 110ms (soit environ 1/10es). De même, les roulements des mesures 2023 à 2173, que Xenakis propose de jouer par deux ou par trois par point (soit quatre ou six par pulsation), donne au tempo ≽134MM les valeurs respectives d'environ 110ms et 75ms.

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RYTHME ADDITIONNEL

Principalement de tradition orale, le rythme additionnel s'étend à travers les âges par transmission d'une culture donnée qui s'identifie par sa spécificité. Pour éclairer notre propos et sans entrer dans une étude ethnomusicologique, il est possible d'extraire deux types de rythme qui appliquent l'ajout d'une valeur (la plupart du temps brève) et son corrélat: le retrait de ladite valeur. Celle-ci est donc l'élément de référence à partir duquel les valeurs de durée vont se construire, autorisant de la sorte des structures métriques plus complexes, telles que les rythmes "prosodiques" et les rythmes asymétriques.

Ainsi, nous verrons comment Xenakis va intégrer ce(s) langage(s) à son langage, un peu comme le fit Béla Bartók (1881-1945) en son temps avec les rythmes bulgares [ que l'ethnomusicologue franco-roumain Constantin Brăiloiu appellera rythmes « aksak-s » (dans son acception littérale du turc, qui signifie « irrégulier », « qui cloche »), c'est à dire des rythmes qui ne reposent pas sur les multiples entiers de la valeur fondamentale ], tant par son approche ethnomusicale du folklore "danubiens", que par l'appropriation de ces rythmes dans sa musique créant de la sorte ce que certains musicologues qualifieront de "folklore imaginaire". A – Les rythmes "prosodiques".

• Les rythmes grecs. En effet, ceux-ci comprennent - dans un souci de variété - des altérations de nature additionnelle. Ces variations, suivant leurs positions dans le χω̃λου (unité intermédiaire entre l'élément rythmique et le vers), prendront la dénomination spécifique de syncope (retranchement d'une syllabe, généralement brève, à l'intérieur d'un χω̃λου), catalexe (terminaison brusque concernant la partie finale d'éléments rythmiques), acéphalie (premier élément rythmique éludé), hypermétrie (prolongement irrationnel d'une syllabe à la fin d'un élément), scazonie (substitution spondaïque du ïambe ou du trochée final) et effets combinés. Ces variations feront parti de celles qui seront appliquées dans Psappha (voir le mètre grec), où le χω̃λου correspondra au dimètre ïambique.

• Les rythmes hindous. Particulièrement intéressant pour leurs richesses interprétatives et le raffinement d'une rhétorique musicale que l'on peut qualifier d'accomplie, les rythmes hindous méritent que l'on s'y attarde un peu. Nous ne les analyserons que dans un souci typologique et ne retiendrons que les éléments pertinents, évitant ainsi de nous écarter de notre sujet. Notons que le caractère prosodique de ces rythmes s'observe par le procédé mnémotechnique d'apprentissage et par le résultat sonore qui consiste "à faire parler l'instrument". Le principe consiste à associer un phonème onomatopéique aux différents types de frappe praticable au tambour - en l'occurrence le tablâ ou le mridangam - comme: tâ, ka, na, dhâ, dhine, tine, … Ce procédé permet de mémoriser et d'assimiler des schémas rythmiques appelés tâla-s, dans une variété de contre-rythmes complexes et animés. D'ailleurs, quelques musiciens se sont spécialisés dans cet art de la percussion chantée par récitation, participant de la sorte à de véritables joutes virtuoses avec d'autres instrumentistes lors de développement improvisé.

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De façon très succinct, le tâla accompagne de manière cyclique le râga (mélodie essentiellement monodique possédant un caractère esthétique et musical qui lui est propre) dans une formalisation très codifiée. À l'intérieur de ces formes, il revient au musicien d'étendre sa virtuosité - de façon plus ou moins improvisée - selon sa propre personnalité. Chaque tâla est identifié par sa structure interne dont le début marque toujours un temps fort (appelé sam ou sama) et où toutes sortes de variations et syncopations sont permises. jkQuatre types de variations peuvent être appliquées au tâla-s:

1 – la subdivision de chaque temps en 2, 3, 4, 5, 7 ou 9 parties égales; 2 – le contretemps consistant à placer la frappe à mi-chemin entre deux

temps. Par exemple le tâla . . devient . . . . . ;♩♩♩ ♩♩♩│♪♪♩♩ 3 – la frappe est placé une fraction de seconde avant le temps;

4 – la frappe est placé une fraction de seconde après le temps. Dans l'Inde du sud, et parmi les cellules que composent le tâla, une - appelée laghu - manifeste la possibilité d'avoir 3, 4, 5, 7 ou 9 temps. Ce système n'envisage que sept types de cycles, et possédant chacun au moins un laghu nous obtenons ainsi les 35 tâla-s de la musique classique carnatique. En outre, il existe une autre famille de rythmes issue de la musique populaire. Au nombre de quatre, ils ne comportent que deux parties toujours dissymétriques de la façon suivante: 1+2 tps, 2+3 tps, 3+4 tps et 4+5 tps. D'un point de vue formel, l'improvisation par amplification est pratiquée dans un processus d'éclatement, d'enrichissement et de reconstruction. Ces derniers sont codifiés dans des formes, en six variétés:

1 – équivalence, tâla-s de même durée ou ayant le même nombre de cellules;2 – en « queue de vache », retrait d'une cellule à chaque reprise du cycle;3 – en forme de rivière, procédé inverse du précédent;4 – en tambour sablier, combinaison des deux précédents en commençant en iiiiii« queue de vache »;5 – en tambour tonneau, idem mais en commençant par la « rivière »;6 – aléatoire, sans ordre logique dans la succession des cellules.

Enfin, pour compléter cette énumération, une agogique ponctuelle ou structurelle – tels que l'accelerando et le rallantendo – peut être pratiquée, et ce sur trois tempi: un lent, un moyen (double du lent), et un rapide (double du moyen);

"L'unité de tempo rapide étant représentée par le temps nécessaire pour prononcer cinq syllabes brèves ou cligner cinq fois de l'œil le plus rapidement possible." [13: page 73]

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Concernant ces deux derniers points, le fait d'avoir fréquenté les cours de composition d'Olivier Messiaen, a certainement pesé sur l'attitude de Xenakis envers ces rythmes. En effet, Messiaen s'est détaché de leurs fondements herméneutiques (par ignorance ou méconnaissance) afin de les intégrer à son langage par le biais de leurs terminologies – avec une interprétation toute personnelle – à des fins didactiques. Même si Xenakis restait dubitatif – et il n'était pas le seul – envers la connaissance vraie que pouvait avoir Messiaen, il n'en demeure pas moins que « l'enseignement rythmique de Messiaen était extrêmement stimulant parce qu'au-delà des rythmes strictement hindous ou grecs, c'est la pensée même, la manière de concevoir qui est importante (ce que Xenakis a appelé une "combinatoire hors temps"). Même si, dans la musique de Messiaen, on trouve l'application de ces notions, ce n'est qu'une manière de les appliquer, sa manière à lui, limitée, que l'on peut fort bien ne pas aimer, critiquer. Mais l'attitude intellectuelle est très ouverte. » [11: page 206]

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Page 29: Mémoire Xenakis

B – Les rythmes asymétriques.• Les rythmes aksak-s.

L'aksak aurait pu entrer dans la catégorie des rythmes "prosodiques", car étant lui-même issue de la prosodie linguistique et notamment des airs chantés. À dessein, nous ne retiendrons que l'aspect asymétrique, raison pour laquelle cette distinction est faite. Ce qui fait la spécificité du rythme aksak, est qu'il se présente dans un mouvement univoque, horizontal et de succession. Constantin Brăiloiu définit l'aksak par « l'usage constant de deux unités de durée – brève et longue – (…). Si l'on note la brève par une croche, la longue s'exprimera par une croche pointée. L'aksak est donc un rythme bichrone irrégulier. » Ce dernier intègre ainsi le rapport irrationnel 3/2. La particularité de ce rythme réside dans les accentuations possibles à l'intérieur du système co-métrique (jeu horizontal, additif sur la proportion 3/2) qui le caractérise. Celui-ci permet la superposition d'accents métriques et/ou chorégraphiques (correspondant à la battue), et leurs variations (avec possibilité de permuter deux unités de durée différentes, accentuation sur le groupe de trois, division asymétrique en termes de durée par deux, et stratification polyphonique).

• Les rythmes d'Afrique centrale. De nature polyrythmique, les rythmes d'Afrique centrale s'appuient sur une pulsation régulière (ou battement) et sont constitués de durées de deux et trois unités, analogues aux rythmes aksak-s. Ces durées - appelées cellules - répondent à une gestuelle, liée à une alternance de frappe tantôt gd (ou dg), tantôt gdd (ou dgg); g = main gauche et d = main droite. Ces cellules présentent la particularité de s'inscrire dans des cycles dont le total des durées est de type 2a (en rythme binaire) ou 2a 3 (en rythme ternaire) - ce qui donne⨯ les valeurs huit, douze, seize, ou vingt-quatre pulsations - selon la tribu ou l'ethnie. iiDe plus, l'agencement de ces cellules à l'intérieur d'un cycle ne permettent pas de se scinder en deux parties de même durée. Cette propriété sera appelée « imparité rythmique » par l'ethnomusicologue Simha Arom [12]. Contrairement à ce qui a été vu précédemment avec l' aksak, les rythmes d'Afrique centrale ne sont asymétriques qu'en apparence. En effet, ils sont essentiellement contra-métriques, c'est à dire qu'aux successions de cellules se superpose toujours une pulsation isochrone. À l'intérieur de ce système, des variations marquant une particularité personnelle, idiomatique ou ethnique, peuvent s'intégrer au jeu.

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À partir de la remarque sur l'enseignement de Messiaen (voir plus haut), il est concevable d'observer une rupture dans l'évolution tant formelle que structurelle de ces rythmes – issus de traditions séculaires pris dans leur contexte ethnologique – et d'en percevoir la manière avec laquelle Xenakis exploitera ce "nouveau" matériau dont les éléments seront assimilés comme axiomes. Ainsi, tout cela va interagir sous la plume de Xenakis. De façon schématique et sous forme de tableau – plus explicite qu'un long discours – , nous allons mettre en relief ces relations, notamment à la lumière de Rebond B et Okho (voir page suivante) avec les rythmes hindous, aksak-s et d'Afrique centrale. [ pour le rythme grec, voir notamment analyse Rebond A au mètre grec ]

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Page 30: Mémoire Xenakis

jkkl

Schéma rythmique Rythmes hindous Rythmes aksak-s Rythmes d'Afrique centrale

Rebond B

Tumba + Tom + Grosse caisse7 * 8 * +

(variations par ajout ou retrait d'une fraction

de durée d'un événement, dans une dynamique de durée

totale des cellules moindre au modèle)

Sam ou sama sur le double accent.

Variations par permutations.

Asymétries contra-métriques du

modèle.

Le modèle dans ses diverses variations présente 5 éléments

(forme "équivalence").Après l'intervention des wood-

blocks, ce nombre d'événements fluctuera dans une dynamique de resserrement (forme « queue de

vache ») jusqu'à se fondre dans les accents implicites, tel que les ra de

trois, lesquels iront vers les roulements de la partie finale.

Okho

Le début présente un ostinato rythmique.

(variations par scission et fusion de cellules)

Synchronicité des accents avec le registre

de la localisation d'impact, puis décalage par le processus décrit ici.

Aksak par l'accent ( . )♪ ♪

"Africain" par la pulsation divisionnelle

en double croche (3+2).

Variations par permutations.

Variations par intégration de cycles

asymétriques.[ exemple mes. 3 à 5

avec le cyclede la perc. A:

3 2 2 2 3 2 2 (1 1) 2 ]

Correspondances de tempi.

Du tempo =120 du ♪début au tempo =80 ♪de la mesure 59 à 80

Indice interactionnel aux percussions B et C (mes. 1 à 3) par ajout

du point à la pulsation.

Polymétrie déphasée.

Augmentations aux blocs correspondant à la = ♪ 60 ,

(avec division binaire et quinaire)

+¼( lié ♩ double croche) A puis B, +¾ (♩.. ) B puis C, +1, +¼, +½ (blanche, lié ♩ double hcroche,♩. ) C puis A.

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Discontinuité

C'est le résultat d'une succession irrégulière, par syncopations et variations additionnelles, entrant dans flux musical afin d'en révéler la pertinence de ses éléments. À l'inverse de la tendance statique de la continuité, la discontinuité propose un dynamisme dans une organisation de rapport de durée. Une petite parenthèse s'impose sur ces rapports de durée, afin de nous amener sur leur "historique". Dans les années 60, Karlheinz Stockhausen (1928-2007) – à partir d'une expérience psychoacoustique consistant à évaluer des intervalles de temps – constate que, à l'instar des hauteurs, l'organisation des durées que nous percevons est celle de rapports et non de différences. Et cela reste vrai dans un intervalle de durée qui va de huit secondes environ à un seizième de seconde. Ainsi, dans un contexte poïetique seriel, il établira une échelle chromatique de durées sur le modèle des hauteurs. La conséquence créera la démultiplication de strates temporelles et servira à la base d'« une nouvelle morphologie du temps musical ».

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Page 31: Mémoire Xenakis

Certes, l'approche xenakienne ne rentre pas dans ces considérations. Par contre, l'aspect psychoacoustique en terme de rapports sera largement considéré, comme nous allons le voir par la suite avec Psappha. Bref, la discontinuité est un fait musical avéré, seulement Xenakis l'intégrera dans un continuum pulsationnel le plus souvent prédominant, laissant l'auditeur le soin d'en apprécier la dimension "prosodique" sur plusieurs niveaux simultanément (selon la hiérarchisation subjective des registres considérés, accents inclus).

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Continuité et discontinuité En préambule, un petit exposé sur la notion de silence en musique nous permettra d'en comprendre les subtilités dans le discours musical. En effet, en fonction de sa durée, de son placement au sein du rythme et du contexte musical, il emprunte diverses interprétations que l'on peut résumer en trois points:

• Le silence de prolongation: affecté à la durée de l'événement qui précède, c'est un silence résonant et entre dans l'appréciation de l'acoustique environnante.

• Le silence de préparation: ce silence nous plonge dans l'attente d'un événement inéluctable. C'est le cas de la syncope.

• Le silence vide: il se détache du silence de prolongation et ne présage aucune résolution.

De là, une interprétation philosophique et/ou métaphorique peut évidemment être prise en compte. Voici comment Gérard Grisey en se référant à une peinture d'Ambrogio Lorenzetti, avec « une éventuelle correspondance musicale » nous l'expose:

''Le silence peut être perçu non pas comme une césure (…) mais comme l'écartèlement imposé entre deux objets dépendants l'un de l'autre et comme aimantés.'' [14: page 316]

L'analyse de Psappha dans ce contexte de continuité et de discontinuité, va illustrer la position adoptée par Xenakis. En premier lieu, l'accélération par le monnayage (Rebond A est d'ailleurs basé sur ce principe) en dédoublant les pulsations, amènera l'accelerando effectif de la mesure 1610 à 1720. Puis l'effet inverse, la démultiplication de la pulsation qui renvoie au changement des tempi de ≽272MM de la mesure 740 à ≽110MM de la mesure 990. En second lieu, par analogie métaphorique à une approche topologique, et comme nous l'avons vu avec Rebonds, où l'on se positionne d'une discontinuité vers une ''presque'' continuité, ce processus d'une notion à l'autre va s'inscrire dans un espace de temps qualifié d'élastique. D'une sensation de syncope, à l'installation d'un silence ''vide'', affirmé par le point de tension maximale de la mesure 1084, Xenakis aborde deux notions fondamentales.

▸ L'une d'elles concerne – à l'opposé du continuum – une autre limite psychoacoustisque dans le fait qu'au delà d'un intervalle de temps de dix secondes, deux événements sont perçus comme isolés. C'est à dire qu'ils ne sont pas reconnus comme dans l'extension d'un phénomène sonore global, pas plus qu'ils le sont dans la succession: c'est une absence pure et simple d'information.

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Page 32: Mémoire Xenakis

Malgré l'insertion – de la mesure 1000 à 1105 – de ce type de silence à la limite du ''décrochage'' (voir la ''rupture'' du discours musical), ils font partis, d'un point de vue macroscopique, d'un consensus d'éléments irréductibles se détachant les uns des autres comme les points d'un élastique et contribuent à effacer la perception d'un repère métrique stable. Passé la fatidique mesure 1084, notre élastique se détendra vers un point ''repos'' non sans avoir été altéré. L'étirement extrême subit provoquera des déformations qui vont se répercuter sur la détente et se traduiront par des occurrences d'éléments isolées (B2 mesures 1113, 1143 et 1174). Ces occurrences vont alors concourir à la reconstruction du matériau initial (impliquant une nouvelle gestuelle) et réintégrer en quelque sorte les silences dans le flux musical. Pour résumer, dans Arts/Sciences – Alliages, Xenakis dit de façon plus générale:

"Considère des événements rares dans un ensemble d'autres événements, et applique le rapport temporel pour obtenir la raréfaction. Il est certain que tu trouveras des événements rares isolés. Mais si tu conçois l 'ensemble des événements, globalement, les événements rares se dessineront sur le fond, au milieu d'un environnement qui, lui, est beaucoup plus complexe. Mettre un silence, autour, à gauche et à droite d'un événement, c'est une question tout à fait possible mais qui, logiquement, n'est pas fondamentale. C'est une question d'échelle, qui correspond au degré d'attention que tu portes sur cet événement, donc du degré de relief que tu désires lui donner et qui est une décision d'ordre esthétique. […]" [1: page 132]

▸ L'autre concerne, l'interaction entre cet espace de silence ''vide'' et les sons, ce que Xenakis perçoit comme une forme d'ontologie:

''Dans un Univers de Vide. Un bref train d'ondes dont fin et début coïncident (Temps néant), se déclenchant à perpétuité. Le Rien résorbe, crée. Il est générateur de l'Être.'' [2: page 36]

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Page 33: Mémoire Xenakis

La virtuosité est un dérivé du nom et adjectif virtuose, lui-même dérivé de virtu « énergie, qualité » du latin virtus qui désigne le courage, l'énergie morale. Cela dit, c'est un terme extrêmement difficile à cerner tant il est connoté. « La virtuosité n'est pas seulement la capacité mais l'énergie; puis pas seulement l'énergie mais l'entéléchie. », philosophe Aristote. Effectivement, l'univers sonore – par la médiation de l'œuvre – peut se percevoir dans une réalité virtuose. À partir de là, il est possible de se mettre d'accord sur le fait que la virtuosité requiert la capacité de réaliser quelque chose d'inouï, tant au niveau de la perception qu'au niveau de la performance. La virtuosité s'inscrit donc dans une perpétuelle évolution en fonction du passage de l'inouï vers l'acquis (banalisation dans le ''déjà vu'' et/ou ''déjà entendu''), de manière objective (ou synchronique): nouvelle forme de virtuosité relative aux temps, aux lieux, aux matériaux qui la supportent ou la reçoivent, et de manière subjective (ou diachronique): la virtuosité dans le ''toujours plus'', dans la surenchère repoussant sans cesse les limites conceptuelles et gestuelles. Cette dichotomie conceptuelle n'est évidemment pas unilatérale et nécessite quelques précisions illustratives.

• Virtuosité synchronique versus Virtuosité diachronique Deux citations de Jean Molino issues du livre Le singe musicien vont attester respectivement de l'à-propos:

''…un geste musical peut renvoyer à d'autres gestes sociaux, et c'est ce renvoi qui constitue une des premières strates de sa signification. Ce jeu de renvoi est d'autant plus riche que les gestes instrumentaux sont l'objet d'un long apprentissage, au cours duquel ils cristallisent autour d'eux toutes sortes d'expériences physiques et symboliques. On voit donc l'intérêt d'une véritable ergologie musicale qui se donnerait pour but la description fine et comparative des gestes instrumentaux.'' [16: page 142]

''…satisfaction du travail accompli, mais aussi reconnaissance de ce travail par le récepteur, qui en fait un critère essentiel de son appréciation. C'est pourquoi aussi bien le musicien que l'auditeur procèdent plus ou moins explicitement à des comparaisons entre ce qu'ils jouent et entendent et ce qu'ils ont dans d'autres circonstances joué et entendu: comparaison et concurrence font nécessairement partie de la vie musicale comme de toutes les autres activités de la communauté.'' [16: page 435]

• Virtuosité objective versus Virtuosité subjective La virtuosité objective renvoie à une réalité concrète et scientifiquement démontrable sur la perception musicale et l'acoustique. Elle est le résultat d'une recherche effective. Elle est la virtuosité d'écriture. Tandis que la virtuosité subjective est liée au geste de l'exécutant et à l'émotivité qu'il dégage. Cela pourrait se voir comme une étude comportementale de l'interprète face à la partition. Elle est la virtuosité d'exécution.

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Page 34: Mémoire Xenakis

• Virtuosité de conception versus Virtuosité interprétative Deux notions indissociables et interactives que l'on pourrait aborder de la façon suivante:

''J'ai un grand respect pour la virtuosité,… La virtuosité naît souvent d'un conflit, d'une tension entre l'idée musicale et l'instrument. […] Écrire aujourd'hui pour un virtuose digne de ce nom peut donc aussi être considéré comme la célébration d'une entente particulière entre le compositeur et l'interprète et comme le témoignage d'une situation humaine.'' Luciano Berio [8: pages 39 et 40]

Dans cette relation, Pierre Boulez distingue trois cas de figure:1 – le compositeur nie le geste de l'interprète en tant que tel, et l'accepte tout iiiiiijuste comme moyen de transmission;2 – le compositeur absorbe l'interprète en l'analysant et en se l'appropriant;3 – le geste du compositeur se laisse dominer par le geste de l'interprète.

LE CAS XENAKIS

La plupart du temps, c'est le processus compositionnel qui s'impose, et si la virtuosité n'est pas un but en soi (bien que l'on puisse parler de virtuosité d'écriture), l'écriture xenakienne relève souvent de solutions virtuoses de la part de l'interprète. Nous sommes ici dans le cas de figure ''numéro 1'' décrit par Boulez. Psappha atteste ce point:

''L'écriture de la partition représente un diagramme cartésien avec des abscisses et des ordonnées qui lorsqu''ils représentent une note sont occupés par un point. Donc en gros, une succession de points avec une affectation instrumentale libre et des tempos successifs dans un ambitus allant de 110 à 240. Sur certains passages, une polyphonie à plus de 15 voix doit être jouée. Un jour que nous travaillions cette pièce avec Xenakis, je lui ai posé la question du pourquoi de cette « esthétique » d'écriture et du comment réagir à la mise en marche de la virtuosité que cela demande. Il me donna une réponse simple: « Il faut jouer cette pièce avec la précision telle que vous devez oublier la note que vous venez de jouer, jouer la présente, et aller vers la prochaine et ainsi de suite… Autrement dit, jouer la musique de l'instant sans la tête dans les vapeurs du passé de ce que vous venez de jouer… ». Alors, je lui ai répondu qu'il me demandait de jouer une musique sans mémoire… Sa réponse me troubla… « La mémoire rappelle… il faut de l'organique en fusion à chaque note »… Il me rappela que la virtuosité était nostalgique et narcissique.'' répond Roland Auzet à Pierre Albert Castanet [10: pages 130 et 131].

Dans le cas de Okho par exemple, c'est la technique instrumentale qui sera formalisée, grace notamment à la complicité de ses dédicataires, et plus particulièrement Jean-Pierre Drouet. La virtuosité se traduit par une accumulation d'effet (localisation d'impact, type de frappe) à la limite du jouable et du perceptible. Nous nous trouvons dans le deuxième cas de figure, qui selon Boulez permet au compositeur d'affirmer une virtuosité « conceptuelle ».

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Sans transition, je vous invite à poursuivre ce chapitre à travers le témoignage de Gabriel Bouchet lors d'une entrevue chez lui à Pompignac.

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DOCUMENT

Entretien du 24 février 2010 avec GABRIEL BOUCHET

(mes remarques et interventions sont en italiques)

…C'est en 69 avec Persephassa que Xenakis est entré en matière avec la percussion (et la discipline soliste de la percussion).

LA VIRTUOSITÉ

Xenakis est un compositeur qui dans sa conception musicale ne tient pas du tout compte des possibilités d'exécution du percussionniste. Il a quand même fallu qu'il se pose des limites. On peut considérer qu'il a fait évolué la technique instrumentale, pour nous percussionnistes. Par exemple dans Persephassa, vous êtes obligés de jouer avec quatre baguettes sur quatre toms simultanément. Dans l'histoire de la percussion cela n'était jamais arrivé. Je suppose qu'il avait du voir des vibraphonistes ou des marimbistes jouer avec quatre baguettes. Il a voulu aller plus loin, toujours créer de nouvelle chose et c'est pour ça qu'il ne tenait pas (ou peu) compte de ce qui était possible ou pas. Dans Persephassa, ce que l'on appelle le tourniquet (dernière section à partir de la mesure 352), le son décrit des cercles, il y a six cercles superposés dont trois tournent dans un sens et trois en sens inverse. Ces cercles se traduisent en une mesure à six temps, et sur chaque temps on fait un roulement, tantôt sur une peau, tantôt sur un métal: ça devient démentiel, ça devient fou… Et ce, dans un accelerando qui va de 30 à la noire jusqu'à 120 à la blanche pointée. Ça dure 7/8 minutes. C'est un effet tout simple, mais c'est extraordinaire sur le plan physique (cela demande beaucoup de concentration)… et sur la perception. Et alors là justement, intervient la virtuosité avec un grand V, et les limites d'exécutions des instrumentistes. Parce que, à un moment donné on doit rouler un temps à toute vitesse sur chaque instrument, et cela devient impossible à faire tel que c'est écrit (à cause notamment de la vélocité qui ne permettait pas les nuances écrites). On a essayé mais en vain, on n'y arrivait pas, ça ne sonnait pas. Bien sur, Xenakis en avait rien à faire de ce qu'on pouvait lui dire. Mais quant on s 'est retrouvé à Saint-Paul à Strasbourg, au moment d'enregistrer la pièce, à ce passage là, il a enfin réalisé. Il est parti cinq minutes, et il a trouvé. Il a donc tout simplifié et on a fait que des peaux avec les crescendi et au point de vue du résultat sonore, ça était dix fois, cent fois plus efficace. Nous avons par conséquent évolué avec les créations, et celle de Xenakis, entre autres, a fait énormément évoluer la virtuosité et la technique instrumentale. Par exemple dans Rebond B, le passage des wood-blocks, ceux-ci sont doublés et permettent alors des « roulements » plus efficaces au point de vue sonore…

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Page 36: Mémoire Xenakis

… Donc il a obligé à créer de nouvelle technique de jeu et à l'interprète de se remettre en question par rapport à la partition, et ç'a été le cas pour d'autres instruments… Réception de la partition de Psappha en son temps (comme manifestation d'une écriture virtuose): je sais que ça a rebuté beaucoup de percussionnistes cette manière de noter Psappha. Alors que c'est très logique, mais cela n'était pas traditionnel (au sens conventionnel)…

À propos de REBOND B interprété par CARNEIRO Pedro:

… il joue très vite en tout cas …… il ne fait pas assez les accents … Avant la cadence de fin, il est obligé de ralentir là, et ensuite il fait un accelerando, il y en a beaucoup qui font comme ça … parce que les doubles notes là, on peut les faire pendant un temps, mais pas aussi longtemps. Alors on commence lentement et on accélère … musicalement c'est valable, mais Xenakis ne l'a pas du tout conçu comme ça. Son idée était des doubles notes très vite – sans se soucier du possible quant à l'exécution – : c'est l'aboutissement de tout ce qui précède. Pour moi cette exécution n'est pas assez sauvage … (de plus) pour Xenakis c'était jamais assez fort.

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[préambule à la Conclusion de ce mémoire]

LES PERCUSSIONS DE STRASBOURG

(Gabriel Bouchet – né en 1937 – fut membre des Percussions de Strasbourg de 1963 à 1988.) Les Percussions de Strasbourg ont été créés en 62 avec les trois percussionnistes de l'orchestre municipale de Strasbourg et trois percussionnistes de l'orchestre de la radio. Jean Batigne – qui fut le premier directeur artistique – a tenu à ce que les six percussionnistes des deux orchestres soient impliqués malgré les différences d'ages. Pourtant, au bout d'un an, le plus agé (il avait 45/50 ans) s'est rendu compte que ce n'était pas pour lui – beaucoup trop de voyage et de travail. C'est à ce moment là que, en tant qu'ancien élève de Strasbourg (j'étais justement à l'orchestre de Berne de 59 à 66) et sur la demande de Jean Batigne et de Pierre Boulez, j'intégrais l'ensemble. Pierre Boulez fut le parrain spirituel des Percussions de Strasbourg – sans lui ça ne se serait pas fait. Ce qui s'est passé, c'est qu'à partir de 67/68, Landowski est arrivé au ministère et a sélectionné des ensembles qui sont devenus des ensembles conventionnés. Nous avions donc une convention avec l'état: faire dix concerts par an pour un cachet inférieur à la normale. Par contre en échange, on avait la possibilité de commander des œuvres de compositeur(s) de notre choix pour créer un répertoire. Car à l'époque il n'y avait guère que la toccata de Chavez qui date de 46/47 et ionisation de Varèse pour treize instrumentistes que l'on a adapté pour six avec l'autorisation de Varèse … En 68, on a donc commandé – au « ministère » – une œuvre de Xenakis. De son côté, Xenakis avait obtenu une commande du festival de Persepolis …

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Page 37: Mémoire Xenakis

PERSEPHASSA

Donc, on a passé cette commande et on savait qu'on devait la créer à Persepolis début septembre 69. Le premier problème qui s'est posé et que – comme très souvent – nous avions eu la partition beaucoup trop tard. Xenakis nous a reçu dans son studio à Paris et nous a confié la partition. Devant la complexité de celle-ci, nous avons dû sacrifier d'un commun accord nos vacances. Nous avons pu bénéficier du local d'FR3 à Strasbourg qui était la maison de la radio à l'époque (et où répétait l'orchestre de la radio) tout le mois d'août, huit heures par jour. Nous avons donc pu travailler – comme des fous – la pièce pendant trois semaines, et pour ça le studio de la radio était épatant, car suffisamment spacieux pour ce genre de performance. Un peu avant le terme de ces trois semaines, Jean Batigne appellait Xenakis pour l'inviter à venir à Strasbourg écouter. De « je peux pas venir. » à « oui, oui je vais venir. », il n'est jamais venu. On s'est retrouvé la veille de la création à Persepolis, en plein air, pour une générale qui débuta vers vingt heures trente pour finir à cinq heures du matin. La première déception pour nous, est que tout le reste du concert se faisait dans un théâtre, et plus précisément un amphithéâtre grec en arc de cercle qui bénéficiait d'une certaine réverbération, alors que Persephassa était prévu sur un plateau au dessus et autour du public. De plus, à Persepolis (situé à mille mètres) l'air est d'une sécheresse … vous pouvez pas savoir. On avait donc des estrades de trois mètres sur trois (à notre demande) et nous étions à vingt ou trente mètres l'un de l'autre, si bien que l'on pouvait voir son voisin quant il jouait (quelque soit la nuance) sans pour autant l'entendre. C'était épouvantable. Finalement, vers deux ou trois heures du matin, on a rapproché toutes les estrades et « ils » ont fait une sono vraiment de fortune, pour que l'on s'entende un peu. Et ça Xenakis ne l'a jamais compris, pourtant lui connaissait les lieux, mais il n'a pas tenu compte de tout ça. Alors que les meilleures exécutions de Persephassa se sont produites dans des salles de concerts ou des théâtres antiques où il y avait une réverbération. Tandis que là, concevoir un œuvre comme ça, sur un plateau où on ne s'entendait pas …

XENAKIS, l'homme

… et en plus, il n'entendait pas. Quant il passait derrière moi il disait: « vous ne jouez pas du tout ce que j'ai écrit. » Alors tout le monde s'arrêtait et je jouais seul pour l'entendre dire: « Ah oui, c'est ça. » Il n'avait pas du tout réalisé ce qu'il avait écrit et ce fut souvent le problème de Xenakis. C'est pour vous dire, lui c'est un architecte et il a conçu sa partition comme tel, sans vraiment réaliser toujours le résultat auditif. Le premier contact avec lui fut donc assez froid. Il était persuadé qu'on ne maitrisait pas l'œuvre. Puis nous sommes devenus les meilleurs amis du monde. Il était très timide et très austère. En tant que compositeur, il a vécu seul (bien que Mâche l'eut rejoint par la suite) au milieu de courant suscitant un tas de chapelle et de clan dans le Paris de l'époque. Pour lui, ce fut très dur. Deux ans après, lors de l'enregistrement à Strasbourg, nous avions organisé une soirée en banlieue strasbourgoise (un parmi nous y avait une maison), où nous fûmes tous réunis avec Xenakis. Nous avons passé un moment extraordinaire. Vers vingt-trois heures trente, avec Jean Batigne, nous avons raccompagné Xenakis à la gare de Strasbourg. Il devait prendre le train pour Paris à minuit pour arriver à sept heures trente. Il se confia à nous: « c'est extraordinaire votre équipe, c'est formidable … vous voyez moi je me retrouve seul dans le train et toute ma vie c'est ça, je suis tout seul. » Ça nous a énormément ému.

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Tout part de PERSEPHASSA

Beaucoup de problèmes qui se sont posés dans Persephassa, ont été évités ou bien simplifiés dans les œuvres qui ont suivi. L'idée première de Persephassa se situe sur le plan spatial et les « multitempi ». Son système consiste – dans certain passage – à entendre la même chose que l'on se passait de l'un à l'autre mais à des tempi différents ( sorte de canon proportionnel). Cela nous a posé beaucoup de problèmes car même si ces passages étaient très lents et techniquement pas très difficiles, il fallait selon la partition échelonner les différents tempi (nous disposions de métronomes Cadencia), et c'était très compliqué à mettre en œuvre. Donc, on notait énormément sur les partitions, par rapport aux répliques de chacun afin de nous repérer. On s'adaptait. C'est pourquoi il a supprimé ce système, parce qu'il y avait un côté aléatoire, non voulu par la partition. Pour y remédier, il aurait fallu soit un chef, ce dont nous nous refusions, soit de jouer avec des écouteurs au tempo indiqué. Ultérieurement il adoptera la notation de la polymétrie déphasée que l'on retrouvera dans Okho par exemple …… Quant on a vu les partitions de Rebonds et Psappha, il s'agissait des retombées de Persephassa, qu'il a exprimé différemment. On retrouve les mêmes thématiques et les mêmes buts de recherche et de création pour la percussion: sa conception du rythme, de son utilisation et les accents qui créent de nouveaux rythmes … il était obsédé par ça. Il était très attaché à la tradition ancestrale – pour ne pas dire africaine – de la percussion. Pour lui, c'est ce côté très fort qu'il a ambitionné incantatoire, avec un son très brut, très primaire. Cela l'a amené à désaccorder les peaux dans Persephassa, la grosse caisse et les toms dans Psappha, de manière à ce que ça sonne « mal » …… Il avait sur le choix de l'instrumentarium, une obsession sur l' « impureté » sonore des percussions (il fallait détendre les peaux, les désaccordées), et les sons « primaires » tels que les simantra bois (c'était des planches de bois, qui selon Xenakis étaient utilisées dans les temples grecs), les galets de pierre, … et les affolants (on trouve ça dans les jardins pour faire peur aux oiseaux, ce sont de petites plaques de tôle très aigues qui s'entrechoquent) que l'on a remplacé par des affolants plus grand et donc plus sonore …

Parmi les thématiques de Persephassa qu'on l'on retrouvera dans d'autres pièces, nous pouvons retenir:• même pulsation avec registre variant (incluant les accents);• principe canonique proportionnel;• canon mosaïque, au sens où chaque double croche par exemple est exprimée (voir mesure 163 de

Persephassa, que Xenakis avait réalisé sur ordinateur à l'époque et qui s'est avéré très efficace au niveau sonore);

• spatialisation dans la synchronicité et les unissons (explicite dans le cas de Persephassa, et implicite dans la registration);

• spatialisation thématique, c'est à dire un thème est joué sur plusieurs instruments, puis repris sur un seul;

• polymétrie en phase (superposition de quintolet, triolet, …), ce qui était nouveau à l'époque;• fff et double accents: violence recherché dans la percussion chez Xenakis;

Un des phénomènes obsessionnels que l'on peut observer dans la musique de Xenakis, est le volume sonore, la violence qui s'en dégage. Au début de Persephassa, chaque percussionniste joue sur une seule peau, puis à un moment donné il plaque des accords très vite et très fort, comme pour souligner cette violence percutante. Ça a toujours été un de ces objectifs à lui …

• plage de silence conséquente, implication ontologique;• nuage sonore issu de pièces électroniques (voir Musiques Formelles).

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CONCLUSION

Ce détour par Persephassa, ou plutôt ce retour à la source, nous révèle l'implication de Xenakis dans le monde de la percussion et du rythme. Le contact avec de véritables virtuoses l'amènera à approfondir certaines thématiques, en s'inscrivant dans la continuité du quadrivium (mêlant la musique à l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie) initié par Pythagore. Xenakis nous amène simplement vers des topologies musicales jusqu'alors inexplorées, renouvelant la notion de rythme avec un grand R, en l'assimilant notamment à la théorie des catastrophes (fondée par René Thom en 1972) « qui consiste à dire qu'un phénomène discontinu peut émerger en quelque sorte spontanément à partir d'un milieu continu ». Ainsi, il impulse un nouveau champs d'exploration musical basé sur la combinatoire algorithmique et heuristique que l'on retrouvera dans la musique de ce nouveau millénaire avec la composition assistée par ordinateur, grâce notamment à l'axiomatisation des paramètres déjà évoqués (voir le chapitre sur les combinatoires). Toutes les connexions philosophiques, psychoacoustiques, ethnologiques, mathématiques, bref toutes les considérations cognitives suggérées jusqu'ici mériteraient dans une perspective plus générale un développement plus abouti autour de ce sujet: les percussions à hauteurs non déterminées à l'avènement de ce siècle, dont ce mémoire pourrait en quelque sorte en constituer les prolégomènes. Néanmoins, pour revenir à Xenakis, je voudrais conclure par une citation – que je ne pourrais mieux exprimer – de Maurice Fleuret:

''Chez Xenakis: aucun signe ou clin d'œil qui serait sériel ou autre. Une musique pour la musique. Une de ses partitions, mise dans les mains des interprètes, possède un pouvoir principal: elle est indiscutable. Précise, elle ne triche pas et l'on ne peut pas tricher avec elle. Elle propose des actes naturels, qui, même s'ils exigent des formes de dépassement physique et intellectuel, cela est certain, n'en viennent en aucun cas à des phénomènes ineptes.'' [6: pages 176 et 177]

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTA BENE

Concernant l'analyse de Psappha en termes de métrique grecque, je vous invite à prendre connaissance de la thèse de doctorat de DA SILVA SANTANA Helena Maria [ L’orchestration chez Iannis Xenakis : l’espace et le rythme fonctions du timbre, Université de Paris IV, 1998 ] page 219 à 222 où l'auteur propose un point de vue autre que celui présenté dans ce mémoire (voir page 19 au chapitre intitulé le mètre grec). Cependant la terminologie qu'elle emploie est sujette à discussion pour les initiés, et cela reste - s'il y a lieu - un débat de spécialistes.

[page 219]La métrique grecque

Bien que l'on ne puisse accèder à des documents écrits sur la théorie et les pratiques musicales grecques afin de les étudier, l'analyse peut se faire, d'une manière indirecte, par le biais des documents littéraires et spécialement grâce à la poésie. Ainsi, par l'examen de la poésie grecque, nous pouvons prendre connaissance de la rythmique grecque. Celle-ci est composée de différentes unités rythmiques ou pieds, constitués par un petit ensemble de durées, ses composantes minimales la longue et la brève. La longue représente le posé, l'appui - thésis par opposition à la brève qui représente le mouvement, la levée – arsis1. Nous trouvons trois genres de pieds métriques: le genre égal, le genre double et le genre hémiole ou péanique. On les distingue par la façon dont les temps se divisent à l'intérieur des pieds. Dans le genre égal, les temps se divisent toujours en 2+2. Dans le genre double, ils se divisent 2+1, 1+2 ou 4+2 et 2+4 et dans le genre hémiole ou péanique, ils se divisent en 3+2 ou 2+3 selon les cas. Ces pieds sont variés soit par l'emploi d'un élément différent – la substitution, soit par le changement, d'une longue par deux brèves par exemple: c'est une dissolution. L'ensemble de deux pieds constitue un mètre. L'ensemble ordonné et systématisé de quelques pieds ou mètres forme un vers. Selon le type de pieds métriques utilisés dans leur construction, nous obtenons les vers à mètre simple, à mètres composés ou à mètres mélangés. Les vers à mètre simple sont constitués par un seul rythme ou pied. Néanmoins, ils peuvent présenter des variations par l'utilisation des substituts ou du vers catalectique 2. Les vers à mètres composés sont ceux constitués par deux membres de rythme différent. Dans le cas des vers à mètres mélangés, on note l'opposition des groupes de différentes unités. Si on oppose des groupes de 4 unités à des groupes de 3 unités nous [page 220] sommes en présence des vers logaédiques. Ceux-ci, peuvent être simples ou composés. La variation des vers s'effectue grâce à l'anaclase, en permutant des longues et des brèves.

1 Chaque longue vaut deux brèves. Ce fait est très important car il est le fondement de la rytmique grecques.2 Le vers catalectique est un vers où le dernier pied est incomplet.

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Un ensemble de vers constitue une strophe. On peut les grouper de plusieurs façons. La triade formée par trois strophes est la plus fréquente3. Chez les Grecs, le rythme était l'élément mâle de la musique et il est pris comme imitation d'un mouvement réel et relié d'abord aux actes que ce mouvement accompagne, puis aux émotions, aux sentiments et au caractère moral rattachés à ces actes.

Dans la Grèce antique, une poétesse très célèbre, Saphô, a inventé le mode mixolydien, les vers logaédiques saphique majeur et saphique mineur, et, strophe saphique.

La strophe saphique est constituée par quatre vers, trois saphiques mineurs et un autre de caractère conclusif – l'adonique. Le vers saphique mineur est un vers logaédique constitué par un dactyle précédé et suivi de deux trochées.

— , — , — , — , —⋃ ⋃ ⋃⋃ ⋃ ⋃[Ie symbole (⋃) représente une brève et le symbole (—) représente une longue]Chez les Grecs nous trouvons la substitution du deuxième et du quatrième pied de ce vers (trochées) par un autre pied métrique – le spondée.

— , ——, — , ——, —⋃ ⋃⋃ ⋃

Le poète Horace l'utilise toujours avec le deuxième pied varié. Il le modifie par un spondée.

— , ——, — , — , —⋃ ⋃⋃ ⋃ ⋃

[page 221]La strophe saphique se présente sous cette configuration:

— , ——, — , — , — ⋃ ⋃⋃ ⋃ ⋃— , ——, — , — , — ⋃ ⋃⋃ ⋃ ⋃— , ——, — , — , —⋃ ⋃⋃ ⋃ ⋃

— , —⋃⋃ ⋃

Le saphique majeur est un vers constitué par un saphique mineur avec un adoniquecatalectique interpolé.

— , — — — — , — , — ⋃ ⋃ ∥ ⋃⋃ ∥ ⋃⋃ ⋃ ⋃

L'utilisation de la métrique grecque dans Psappha

L'emploi de la métrique grecque dans la conception d'une œuvre musicale peut se faire à différents niveaux. Nous allons analyser son application à l'accentuation. Du temps 0 jusqu'au temps 200, pour l'ensemble instrumental B, on trouve des vers saphique majeur, saphiqne mineur et alcaïque. Dans leur forme originale ou rétrogradée, ces vers n'apparaissent que sous la forme variée.

3 La triade peut se présenter sous trois formes: AAB, ABB, ABA. La première strophe s'appelle strophe, la deuxième antistrophe et la troisième épôde.

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Pendant les temps de 37 à 52 le compositeur emploie le vers saphique mineur rétrogradé avec une anaclase au troisième pied. Ce procédé consiste à permuter des longues et des brèves à l'intérieur des vers.

Saphique mineur:

— , — , — , — , — ⋃ ⋃ ⋃⋃ ⋃ ⋃

Le compositeur l'empIoie sous cette forme:

—, —, — , —, —⋃ ⋃ ⋃ ⋃ ⋃ ⋃

[page 222]Pendant les temps de 69 à 91 Xenakis utilise le vers saphique mineur (la première syllabe du vers est commune à celle du vers utilisé antérieurement). Ce vers est employé selon la forme utilisée chez Horace (le deuxième pied est un spondée) et avec une dissolution au troisième pied (le compositeur emploie une longue au lieu de deux brèves). Le vers apparaît aussi avec le dernier pied incomplet, c'est un vers catalectique.Saphique mineur (chez Horace):

— , ——, — , — , —⋃ ⋃⋃ ⋃ ⋃

Chez le compositeur:

— , ——, ——, — , —⋃ ⋃

Pendant les temps de 137 à 162, Xenakis utilise le vers alcaïque en procédant à deux substitutions dans le premier et le deuxième pieds et à une dissolution vers le quatième pied.

Alcaïque pur:

, — , — , — , — , — ⋃ ⋃ ⋃ ⋃⋃ ⋃

La forme utilisée par le compositeur:

, ——, ——, — , , —⋃ ⋃⋃ ⋃⋃⋃

[ … ]

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POST SCRIPTUM

À propos des rythmes aksak-s – page 26.

Jérôme Cler, dans l'ouvrage de Christian Doumet et Aliocha Wald Lasovski, Rythmes de l'homme, rythmes du monde, Hermann, Paris, 2010, précise à la page 79:

« … dans les Balkans, par exemple, les mêmes rythmes, et souvent les mêmes mélodies, portent des textes en trois langues différentes (au moins), comme le turc, le grec et le bulgare pour la Thrace. Ce qui permet de considérer le fait proprement musical du rythme comme autonome de la langue, au moins dans cette région du monde. »

-:-

À propos de la virtuosité, vue par Luciano Berio [8: pages 39 et 40]:

« Les meilleurs solistes de notre époque, modernes par l’intelligence, la sensibilité et la technique, sont ceux qui savent évoluer dans une perspective historique très large et résoudre les tensions entre la créativité d’hier et celle d’aujourd’hui en utilisant leur instrument comme moyen de recherche et d’expression. Leur virtuosité ne se limite pas à l’agilité de leurs doigts ou à leurs capacités philologiques. Ils sont capables de s’impliquer, au besoin à divers niveaux de conscience, dans l’unique virtuosité aujourd’hui acceptable, celle de la sensibilité et de l’intelligence. »

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