3
DESCRIPTION DUNE LASSITUDE. Attaquer la gauche, aujourd’hui, n’a jamais été aussi nécessaire ; cela n’a jamais été aussi difficile, non plus. Car aux difficultés classiques (être accusé d’être un réactionnaire, un fasciste ou je ne sais quoi), déjà pesantes à long terme, s’ajoute une circonstance particulière, d’une nature douloureuse. La gauche mérite largement, et au-delà, la claque qui la balaie aujourd’hui de l’horizon politique ; mais tel n’est pas le cas de Lionel Jospin. Depuis une semaine je pense souvent, et beaucoup, à Lionel Jospin. Pour une fois que nous tombons sur un homme politique travailleur et intègre, nous le saquons comme un laquais ; c’est triste. Il faut considérer que cet homme a dû vivre une cohabitation de cinq ans avec Jacques Chirac ; qu’il en a conçu pour ce pantin un total mépris ; et qu’il doit aujourd’hui, buvant la coupe jusqu’à la lie, appeler à voter pour lui. Il faut considérer aussi que le premier Président de la République sous lequel Lionel Jospin avait été appelé à servir n’était autre que l’ignoble François Mitterrand. Ajoutons par surcroît qu’un de ceux qui lui était le plus proche, qui partageait le plus profondément sa conception de l’action politique et du service de l’Etat, était sans doute Jean-Pierre Chevènement. Quelle peut bien être aujourd’hui, à soixante ans passés, sa vision de la politique et du monde ? L’essence de la tragédie réside dans l’inéluctabilité de l’enchaînement des causes matérielles (la nature des caractères en faisant par hypothèse partie ; c’est pourquoi la tragédie chrétienne est justement tenue impensable). Compte tenu de sa majorité politique, Lionel Jospin devait prendre partie contre Jean-Pierre Chevènement (sur le traité d’Amsterdam, les privatisations, la loi Guigou… et enfin, dernier épisode, sur le statut de la Corse). Il savait au fond de lui-même que Chevènement avait raison sur tous ces points ; mais, sur le plan électoral, Chevènement ne représentait rien ; alors que les Verts faisaient partie de sa « majorité plurielle ». Dernier retournement bouffon (en quoi l’on se rapproche davantage de la tragédie moderne, qui admet ces ruptures de ton) : il s’avère finalement, sur le plan électoral, que le Mouvement des Citoyens pesait très légèrement plus que les Verts ; mais les événements sont advenus, il est trop tard pour infléchir leur course. Compte tenu de sa nature, de son attachement à certaines idées, Jean- Pierre Chevènement devait démissionner. Il est probable que cette même idée est venue, plus d’une fois, à Lionel Jospin ; mais compte tenu de sa propre nature, de son attachement à la notion de devoir et de tâche, Lionel Jospin devait rester à son poste. C’est ce qui s’est ensuivi, jusqu’à

Michel Houellebecq - Description d'Une Lassitude

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Michel Houellebecq - Description d'Une Lassitude

DESCRIPTION D’UNE LASSITUDE.

Attaquer la gauche, aujourd’hui, n’a jamais été aussi nécessaire ; celan’a jamais été aussi difficile, non plus. Car aux difficultés classiques (êtreaccusé d’être un réactionnaire, un fasciste ou je ne sais quoi), déjà pesantesà long terme, s’ajoute une circonstance particulière, d’une naturedouloureuse. La gauche mérite largement, et au-delà, la claque qui la balaieaujourd’hui de l’horizon politique ; mais tel n’est pas le cas de LionelJospin.

Depuis une semaine je pense souvent, et beaucoup, à Lionel Jospin.Pour une fois que nous tombons sur un homme politique travailleur etintègre, nous le saquons comme un laquais ; c’est triste. Il faut considérerque cet homme a dû vivre une cohabitation de cinq ans avec JacquesChirac ; qu’il en a conçu pour ce pantin un total mépris ; et qu’il doitaujourd’hui, buvant la coupe jusqu’à la lie, appeler à voter pour lui. Il fautconsidérer aussi que le premier Président de la République sous lequelLionel Jospin avait été appelé à servir n’était autre que l’ignoble FrançoisMitterrand. Ajoutons par surcroît qu’un de ceux qui lui était le plus proche,qui partageait le plus profondément sa conception de l’action politique et duservice de l’Etat, était sans doute Jean-Pierre Chevènement. Quelle peutbien être aujourd’hui, à soixante ans passés, sa vision de la politique et dumonde ?

L’essence de la tragédie réside dans l’inéluctabilité de l’enchaînementdes causes matérielles (la nature des caractères en faisant par hypothèsepartie ; c’est pourquoi la tragédie chrétienne est justement tenueimpensable). Compte tenu de sa majorité politique, Lionel Jospin devaitprendre partie contre Jean-Pierre Chevènement (sur le traité d’Amsterdam,les privatisations, la loi Guigou… et enfin, dernier épisode, sur le statut dela Corse). Il savait au fond de lui-même que Chevènement avait raison surtous ces points ; mais, sur le plan électoral, Chevènement ne représentaitrien ; alors que les Verts faisaient partie de sa « majorité plurielle ». Dernierretournement bouffon (en quoi l’on se rapproche davantage de la tragédiemoderne, qui admet ces ruptures de ton) : il s’avère finalement, sur le planélectoral, que le Mouvement des Citoyens pesait très légèrement plus queles Verts ; mais les événements sont advenus, il est trop tard pour infléchirleur course.

Compte tenu de sa nature, de son attachement à certaines idées, Jean-Pierre Chevènement devait démissionner. Il est probable que cette mêmeidée est venue, plus d’une fois, à Lionel Jospin ; mais compte tenu de sapropre nature, de son attachement à la notion de devoir et de tâche, LionelJospin devait rester à son poste. C’est ce qui s’est ensuivi, jusqu’à

Page 2: Michel Houellebecq - Description d'Une Lassitude

l’implosion finale. Rien, dans tout ce qui vient de se produire, ne pouvaitêtre évité.

Le Pen, moins que tout le reste. Un des témoignages les plussignificatifs recueillis par France-Inter à la sortie de l’élection m’a parucelui d’un homme, se présentant comme un électeur de gauche, qui a ainsirésumé les raisons de son vote : « Je vote Le Pen parce que c’est le seul motqu’ils comprennent ». Cet homme, je m’en suis convaincu dès le lendemainen lisant l’éditorial de Jean-Marc Colombani dans le Monde, était encoretrop optimiste. Non, ils ne comprennent pas. Même ça, ils ne comprennentpas. La seule erreur que le directeur du Monde trouve à reprocher à lagauche, c’est d’avoir manqué à « l’indispensable pédagogie inséparable detoute démarche mendésiste ». Au-delà du burlesque léger né de l’allusion àMendès-France, il faut relever l’entière fausseté de l’affirmation ; il fautrelever au contraire que depuis dix ans (depuis, à peu près, le traité deMaastricht), les Français sont soumis à un harcèlement pédagogiqueincessant, dont l’insuccès répété finirait par nous inspirer une certainesympathie pour ses victimes.

La gauche n’a rien compris, rien appris, et recommencera les mêmeserreurs. Elle traite depuis longtemps les électeurs comme de petits enfantsattardés. Depuis qu’ils sont victimes d’un « fantasme d’insécurité »(l’expression est un peu dévaluée en ce moment, mais on trouvera autrechose), le portrait s’est encore alourdi : on a affaire à des petits enfantsattardés et psychotiques. Qui plus est, ils mentent à leur thérapeute : une desinformations qui m’a quand même le plus surpris dans cette élection, c’estde savoir que les sondés étaient 7% à avouer leur intention de voter Le Pen ;les sondeurs sont habitués, et appliquent depuis longtemps un coefficientmultiplicateur de deux – qui s’est avéré cette fois insuffisant (dans cesconditions, soit dit en passant, leur erreur de pronostic paraît très excusable).

Dans cette ambiance mêlée de peur et de honte, une des seulesanecdotes rafraîchissantes me paraît celle-ci, relevée par Libération àAubervilliers :Signe d’intégration, selon Kader, sympathisant communiste qui tenait unbureau de vote : des Arabes ont voté FN. Une beurette l’a fait avec éclat :« Elle a juste pris le bulletin Le Pen. On lui a dit : “ Mademoiselle, il faut aumoins deux bulletins. ” Elle a répondu : “ J’en ai rien à foutre ”, elle n’estmême pas allée dans l’isoloir. »

Je ne peux pas m’empêcher d’y repenser : cette dynamique jeune filleétait sans doute, parmi tant d’autres, une électrice idéale pour Jean-PierreChevènement. Seulement, voilà : ça ne l’a pas fait. Manque d’énergie, declarté, je ne sais pas : il a manqué quelque chose. Et maintenant c’est troptard, c’est reparti pour vingt ans où on ne va plus pouvoir dire quoi que cesoit sans être accusé de faire le jeu de Le Pen.

Page 3: Michel Houellebecq - Description d'Une Lassitude

Je ne pense pas que Maurice Dantec va tenir le coup ; je ne pense pasque je vais tenir le coup, moi non plus. Nous vivons l’un et l’autre sur notreénergie nerveuse ; cette énergie est grande, mais elle n’est pas illimitée ;nous finirons par craquer, et par renoncer à traiter toute question politique.Qu’on nous fasse au moins crédit d’une certaine honnêteté : nous n’avonsrien à gagner à attaquer la gauche ; nous avons, au contraire, beaucoup à yperdre ; nous y avons déjà perdu – et nous y perdrons encore – beaucoup.

Je ne connais pas bien Maurice Dantec ; l’origine de sa force me restemystérieuse ; elle précédait, semble-t-il, sa conversion. Le seul indice quej’aie pu en avoir se situe dans un entretien avec Rock and Folk où ilindiquait, presque subrepticement, être d’origine populaire. Ah, me suis-jedit, c’est donc ça. Il se trouve que je suis dans le même cas, cela m’aide àcomprendre. Le premier bénéfice qu’on retire d’une origine populaire est den’avoir aucun respect pour le peuple ; le second, de n’avoir aucune peur dela gauche ; le troisième, de n’avoir aucune fascination pour la racaille. Il y ades inconvénients, aussi (une certaine timidité culturelle, qui persistejusqu’au bout malgré l’école obligatoire) ; compte tenu de l’état des choses,ils me paraissent presque négligeables.

Je pourrais entamer une conversation via Internet avec MauriceDantec ; j’y vois beaucoup d’avantages, mais quand même deuxinconvénients. Le premier, c’est ce que je risque de tomber d’accord aveclui. Effectivement, jusqu’à présent, l’Europe est nulle ; et il me fautaccomplir un acte de foi presque surhumain, et donc fragile, pour supposerqu’il puisse en aller autrement. Le second, c’est qu’à force de pouvoir parlerlibrement sur Internet, nous ne parviendrons plus à nous adapter auxcontraintes des médias traditionnels. Mais, une dernière question : est-cevraiment un inconvénient ?

Fin avril 2002,

Michel HOUELLEBECQ