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 Michel Lejeune Françoise Bader Gilbert Lazard Émile Benveniste (1902-1976) In: École pratique des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1977-1978. 1978. pp. 50-77. Citer ce document / Cite this document : Lejeune Michel, Bader Françoise, Lazard Gilbert. Émile Benvenist e (1902- 1976). In: École pratique des hautes études. 4e section , Sciences historiqu es et philologiques. Annuaire 1977-197 8. 1978. pp. 50-77. doi : 10.3406/ephe.1978.6371 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0001_1977_num_1_1_6371

Michel Lejeune Françoise Bader Gilbert Lazard:Émile Benveniste (1902-1976) In: École pratique des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1977-1978

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Biografía académica de Émile Benveniste

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  • Michel LejeuneFranoise BaderGilbert Lazard

    mile Benveniste (1902-1976)In: cole pratique des hautes tudes. 4e section, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1977-1978. 1978.pp. 50-77.

    Citer ce document / Cite this document :

    Lejeune Michel, Bader Franoise, Lazard Gilbert. mile Benveniste (1902-1976). In: cole pratique des hautes tudes. 4esection, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1977-1978. 1978. pp. 50-77.

    doi : 10.3406/ephe.1978.6371

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0001_1977_num_1_1_6371

  • Emile BENVENISTE

    (1902-1976)

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    EMILE BENVENISTE (1902-1976)

    Emile Benveniste est n Alep le 27 mai 1902, dcd Versailles le 3 octobre 1976; depuis le 6 dcembre 1969, une attaque foudroyante l'avait condamn tragiquement l'immobilit et au silence.

    Agrg de grammaire en 1922, docteur es lettres en 1935, il avait succd Antoine Meillet d'abord la IVe Section des Hautes tudes (1927) puis au Collge de France (1937). Il tait depuis 1960 membre de l'Acadmie des inscriptions et belles-lettres.

    Une bibliographie exhaustive de ses travaux, rdige par D. Monfar, ouvre les Mlanges linguistiques offerts Emile Benveniste (Louvain, Peeters, 1975).

    C'est pour l'anne scolaire 1918-1919 (il va avoir dix-sept ans; il prpare sa licence es lettres) qu'E. B. apparat sur les registres de la IVe Section, comme auditeur de Meillet, Finot, S. Lvi, Chtelain; au terme de cette anne, il est nomm lve titulaire, en mme temps qu'il obtient sa licence.

    En 1919-1920, il suit les enseignements de Meillet, J. Bloch, Finot. Chez J. Bloch, il fait un expos sur le type latin fax, y donnant les rsultats de son mmoire de D.E.S.; ce sera aussi le sujet de son premier article, qui paratra en 1922 (B.S.L., XXIII, p. 32-63). Pour cette mme anne 1919-1920, Antoine Meillet note dans son rapport, propos de ce jeune homme de dix-huit ans : On doit signaler M. Benveniste comme une recrue prcieuse pour la linguistique .

    De 1920-1921 1925-1926, il ne quitte plus les enseignements de Meillet (en grammaire compare et en iranien). Entre temps (1922), il a t reu l'agrgation de grammaire. En 1922-1923 Meillet indique qu'E.B. a dpos comme travail pour le diplme [de la Section] la partie de la grammaire du sogdien non traite par le regrett Gauthiot . Ce sera son premier livre (Essai de grammaire sogdienne, II; Paris, Geuthner, 1929).

    L'anne 1926-1927 est celle du service militaire, qui loigne E. B. de Paris. C'est cette poque que Meillet dcide d'abandonner volontairement (il n'a que soixante ans) ses fonctions de directeur d'tudes ( la fois pour la grammaire compare et pour l'iranien), en faveur de son jeune disciple. C'est cette poque

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    aussi que les compagnons d'tudes d'E. B. (P. Chantraine, L. Renou, R. Fohalle, F. Kurylowicz, Marie-Louise Sjoestedt) prparent pour lui un volume de mlanges, que prfacera Meillet (Etrennes linguistiques offertes Emile Benveniste, Paris, Geuthner, 1928).

    Le nom d'E. B. figure nouveau l'annuaire de la Section partir de 1927-1928, mais dans la liste, dsormais, des directeurs d'tudes. Il assurera, la suite de Meillet, un double enseignement de grammaire compare et d'iranien, avec les seules interruptions dues la guerre et l'occupation (1939-1944), puis, en 1956- 1957 la maladie, soit en tout trois fois douze annes.

    La confrence d'iranien est consacre, alternativement au vieux-perse, l'avestique, au pehlevi et au sogdien.

    Au programme de l'autre confrence, on voit figurer notamment : les langues asianiques et le hittite (de 1928 1932, de 1933 1935, en 1938-1939, de 1951 1953, en 1964-1965), l'indo-iranien (1949-1950, 1964-1965), le grec (1927-1928 et 1931-1932: enqutes sur le vocabulaire; 1932-1933 : les parlers achens ), l'osco-ombrien (1928-1929), le latin (1945-1946 : prpositions; 1950-1951 : le verbe; 1957-1958 : les prsents thmatiques); le gotique (de 1958 1961); et, au niveau de l'indo-europen lui-mme : la mthode de reconstruction comparative (1962-1963, 1966-1967), le phontisme (1932 1934; 1968-1969), la formation des noms (1935-1936), le genre grammatical (1936-1937), la flexion nominale (1953-1954; 1963-1964), les pronoms (1937-1938; 1965-1966), les numraux (1930-1931), la classification des formes verbales (1967-1968), les formations de prsents (1938-1939; 1946-1947; 1948-1949; 1954-1955).

    Les rapports qu'E. B. donne l'annuaire de la Section demeurent, jusqu'au bout, concis; on y voit cependant nettement se prfigurer ce qui fera l'objet de nombre de ses articles ou de ses livres. Et qui voudra relever les listes de ses auditeurs constatera que presque tous ceux qui comptent aujourd'hui dans le monde entier, en ce domaine de la grammaire compare, ont t des lves de Benveniste.

    Michel Lejeune.

    E. Benveniste fut un homme secret. Ce que nous savons de l'histoire de sa vie se confond largement avec celle de son uvre. Il est impossible de dfinir celle-ci selon des critres traditionnels,

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    tant fut fcond cet esprit que passionna tout ce qui touche l'homme : en fin de carrire il reut l'hommage de deux volumes de Mlanges, non seulement des Mlanges linguistiques ceux que lui offrit la Socit de linguistique de Paris, qu'il anima pendant de nombreuses annes , mais aussi d'autres, dont le titre est vocateur (Langue, Discours, Socit), et qui furent signs de spcialistes de la linguistique, mais aussi de l'anthropologie, de la mythologie, de la psychanalyse, de la thorie littraire. Et il avait fait partie, avec C. Lvi-Strauss et P. Gourou, du Comit de direction de L'Homme, Revue franaise d'anthropologie, ds sa fondation, en 1961.

    Hritier d'Antoine Meillet, et, travers lui, de Ferdinand de Saussure auquel il consacra des travaux , c'est par la grammaire compare des langues indo-europennes, puis la grammaire compare gnrale qu'il vint la linguistique gnrale. E. Benveniste a marqu d'un sceau indlbile les tudes indoeuropennes. Peut-tre et-il pu s'engager dans une autre voie, qu'emprunta pour sa part un autre grand indo-europaniste, son camarade d'tudes, Jerzy Kuryowicz celle de la grammaire smitique : dans les Mlanges offerts Isral Lvy, parus en 1926, on le voit mettre sa connaissance de la palographie aramenne au service de l'explication d'un titre militaire de l'hbreu biblique, rabmag (et sa comptence, en ce domaine, lui servira tudier, plus tard, des termes et noms achmnides en aramen , et les lments perses en aramen d'Egypte ). Mais l'anne suivante, en 1927, au retour de son service militaire, il succda l'E.P.H.E. son matre, A. Meillet, dans la direction d'tudes de grammaire compare des langues indo-europennes.

    Pendant plus de quarante ans, l'cole, d'abord, puis aussi au Collge de France, o il fut le supplant de Meillet en 1934- 1935 et 1935-1936, avant d'y devenir le titulaire de la chaire de grammaire compare en 1937, aprs la mort de son matre, il a bloui les nombreux Franais et trangers qui se pressaient pour l'entendre. Il dut interrompre son enseignement deux reprises : une premire fois pendant les quatre annes de guerre, en raison de ce qu'on appela les lois raciales , puis, en 1956-1957, par suite d'un grave accident de sant, prlude celui qui devait l'emporter. On coutait avec une ferveur religieuse le petit homme fin et distingu, capable d'enclore le sujet choisi exactement dans les limites d'un tour d'horloge, et de parler sans regarder aucune note, joignant souvent les mains comme dans un geste de prire. C'est avec une courtoisie toujours souriante qu'il rpondait

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    aux auditeurs, dont il suscitait souvent les questions. Ceux-ci avaient alors un peu le sentiment de recevoir une faveur, tant il leur arrivait d'tre intimids par l'homme qu'ils sentaient anim d'une inspiration intense, mais contenue. Si la communication avec lui tait, par l mme, rendue parfois difficile, E. Ben- veniste n'oublia jamais qu'il tait professeur. Toujours soucieux de faire parler ses auditeurs de leur faire faire des exposs il se mit de plus en plus la porte des plus jeunes, ne craignant pas, durant les dernires annes, de se borner introduire la mthode comparative dans ses cours l'cole, dont il cartait alors dlibrment les lves plus chevronns. Tout se passe alors comme s'il avait dissoci l'enseignement proprement dit rserv l'Ecole de sa recherche : dans le mme temps, ses leons au Collge, o il traitait de plus en plus souvent de problmes de linguistique gnrale, se faisaient de plus en plus abstraites.

    D'abord comparatiste, il fut historien de la langue et de la civilisation des Indo-Europens. En 1939, alors que faisait rage le nazisme dont il allait tre lui-mme victime, et qui assignait aux Indo-Europens une origine germanique, il donna la Revue de synthse historique un article serein, mais plein de vigueur, sur Les Indo-Europens et le peuplement de l'Europe . Des Indo-Europens, dont on commence peine l'heure actuelle dcouvrir des traces archologiques, il s'attacha toute sa vie retracer l'histoire, en tudiant leurs institutions telles que les rvle le vocabulaire. Toujours attentif aux problmes smantiques de la reconstruction , il conduisit ses recherches de vocabulaire selon deux principes de mthode : fixer sans proccupation tymologique, par les textes et les ralits, le sens des mots; constituer des sries de termes, unis par le voisinage de leur signification ou l'emploi technique (rapport sur les confrences de l'cole faites en 1927-1928). Ainsi put-il montrer par une tude approfondie que ce vocabulaire est en partie inapparent, que nombre de termes peu significatifs se rfrent en ralit des institutions abolies, et qu'une analyse attentive permet de dceler des notions importantes qui ne survivent que dans une seule langue (rapport sur les cours du Collge faits en 1944- 1945). Par l'un de ces hasards qui font rver, son uvre apparat d'une certaine faon enferme dans un cercle : d'une part, E. Benveniste choisit pour sujet de son premier cours l'cole une tude systmatique du vocabulaire grec (vocabulaire de plusieurs techniques armement, cramique, numismastique,

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    verbes indiquant l'action, noms du chef, etc.), en s'efibrant de reconnatre la part des survivances indo-europennes et celle des influences prhellniques (et il reprit, en 1931-1932 l'tude du vocabulaire grec se rapportant aux manifestations de la vie religieuse). D'autre part, son livre, Le Vocabulaire des institutions indo-europennes, qui comprend deux volumes (1. conomie, parent, socit; 2. Pouvoir, droit, religion), parut en 1969, peu prs exactement au moment de l'attaque qui l'empcherait dsormais d'exprimer ses ides.

    Ce livre tait le fruit des leons professes au Collge de France pendant les annes de l'aprs-guerre, entre 1944 et 1952, et pieusement recueillies par L. Gerschel et J. Lallot, toutes proportions gardes comme certains des lves de Ferdinand de Saussure avaient dit les notes qu'ils avaient prises au Cours de Linguistique gnrale. Comme l'indique le prire d'insrer, l'auteur, partant des correspondances entre les formes historiques,... cherche, au-del des dsignations, qui sont souvent trs divergentes, atteindre le niveau profond des significations qui les fondent, pour retrouver la notion premire de l'institution comme structure latente, enfouie dans la prhistoire linguistique . Dans ce livre, et dans celles de ses publications qui traitent de sujets voisins, E. Benveniste s'attache mettre en relief deux ordres de faits : d'un ct, ce qui est spcifique des Indo-Euro- pens, par exemple dans leur vision tripartie du monde, qui commande leur doctrine mdicale, ou le symbolisme social dans les cultes grco-italiques , ou dans leurs usages, que rvle entre autres l'expression indo-europenne du mariage ; d'un autre ct, les donnes sociologiques que les Indo-Europens partagent avec d'autres peuples archaques ou dits primitifs : institution du potlach , et de tout ce qui touche la rciprocit; procd de lgitimation, qui consiste en ce que le pre reconnat l'enfant pour sien en l'asseyant sur ses genoux, et qu' un emploi du nom du genou en vieil irlandais et en sogdien montre avoir t connu des Indo-Europens; structures de la parent, qui apparais* sent derrire les relations d'ancestralit ou de cousinage en latin, et sous-tendent la lgende des Danades, refusant de s'unir aux gyptiades chez Eschyle : un mariage entre cousins parallles serait un inceste dans une socit exogamique. Dans cette reconstruction, E. Benveniste a toujours t attentif, par ailleurs, mesurer les divergences entre deux peuples indo-europens, montrant, par exemple, que deux modles linguistiques de la cit sont offerts par Rome, o l'expression de la cit , cuits,

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    est drive de celle de cuis, le concitoyen (expression qui inclut une notion de rciprocit), et par la Grce, o, inversement, le nom du citoyen, poltes, est tir de celui de la polis.

    Nulle part sans doute autant que dans l'uvre d'E. Benveniste, diachronie et synchronie, histoire et structure, ne se seront aussi harmonieusement soutenues. Historien des structures institutionnelles, E. Benveniste fut aussi et surtout historien de la langue et des langues des Indo-Europens; mais, par l, il visa de plus en plus, en largissant le champ de sa comparaison d'autres familles de langues, doter la linguistique gnrale de fondements solides. Sa dmarche procde du connu les langues historiques l'inconnu l'indo-europen , de l'analyse la synthse : analyse descriptive de langues ou faits de langue indo-europens ; reconstruction, par confrontation des diverses donnes de l'indo-europen commun; dification d'une linguistique gnrale o syntaxe et smantique semblent avoir jou un rle prpondrant ; bauche d'une smiologie, rseau de notions articules par les rapports de base dont la linguistique offre l'image la plus aisment analysable, mais qui pourrait englober aussi la socit, l'conomie, etc.

    Il n'est pratiquement aucune langue indo-europenne dont E. Benveniste n'ait peu ou prou trait, comme le montre la bibliographie recueillie l'occasion des Mlanges linguistiques qui lui furent offerts en 1975, et remis dans une triste chambre d'hpital : elle contient 291 articles originaux, et 18 ouvrages (dans le premier desquels, Sutra des Causes et des Effets, P. Pelliot lui avait confi la tche d'achever l'uvre de R. Gau- thiot, tu la guerre). Fidle l'enseignement de Meillet selon qui le dtail des faits linguistiques s'claire la lumire des accidents varis de l'histoire des civilisations, E. Benveniste s'attacha toujours dcrire, pour chaque langue, et le peuple qui la parlait, le milieu ambiant. Peut-tre la premire occasion lui en fut-elle donne, lorsque, lors de l'un de ses premiers cours l'cole, en 1928-1929, il exposa la situation linguistique de l'Asie Mineure, et des langues qui, comme l'trusque, pouvait alors, ses yeux, tre apparente telle d'entre elles. Toujours est-il qu'il donna vers la mme poque (1929) VEncyclopaedia Britannica, les deux articles Asianic Languages et Etruscan Language et qu'il ne se dsintressa jamais par la suite ni des langues asianiques, mme de celles dont l'origine indo-europenne n'est pas dmontre (ainsi, le carien), ni de l'trusque, auquel il consacra quelques travaux.

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    Dans ces recherches, il visait dfinir ce qui, dans un domaine donn, tait ou non indo-europen. L'un de ses cours au Collge (1935-1936) traite de la prhistoire du grec ancien ; et sa mthode y fait appel des lments de toutes sortes : prenant pour thme gnral les diverses formes du nom des Hellnes, il en tudie le radical la lumire des traditions historiques, et d'aprs les rgions o il apparat, puis en examine en dtail les diverses suffixations, dans le vocabulaire, l'onomastique, et la toponymie, s'efforant de fixer l'aire et l'appartenance ethnique de ces formations, poursuit sa dmonstration en recourant souvent l'tude des lgendes, des cultes et des noms divins, et conclut, en insistant sur l'importance des lments thraco-phrygiens dans le peuplement de la Grce, qu'il y a en grec de nombreuses survivances qui sont la fois prhellniques et indo-europennes. Une trentaine d'annes plus tard, entre 1965 et 1967, il tudia, au Collge, les contacts et changes entre les langues de l'Orient ancien, et aussi entre certaines de ces langues et celles de l'Europe orientale : termes de culture qui ont voyag, par exemple les noms du livre ou de 1' crit , dont certains, comme si. kniga peuvent tre un emprunt au chinois par l'intermdiaire de langues altaques; changes lexicaux entre la Grce et l'Iran, se rapportant les uns la culture matrielle, les autres la vie politique et administrative; plusieurs titres royaux turcs et mongols, reprsentant probablement l'hritage d'une culture praltaque, sans avoir tre expliqus comme des emprunts la titulature iranienne, tandis que certains emprunts authentiques du turc et du mongol l'iranien prennent source en sogdien. Il veilla toujours ce que la tradition d'un peuple pouvait nous apprendre sur la langue, ou sur tel mot ou tel usage d'un autre peuple, qu'il s'agisse d'un rite zervanite chez Plutarque , du nom d'un animal indien chez Elien , d' un tmoignage classique sur la langue des Sarmates , d' un titre iranien manichen en transcription chinoise , du tmoignage de Thodore bar Knya sur le zoroastrisme , etc.

    Aucune langue indo-europenne n'chappa sa curiosit. Sa premire tude, en 1922 (il avait alors le mme ge que le F. de Saussure auteur du Mmoire sur le systme primitif des voyelles en indo-europen), fut dj celle d'un matre : c'tait un diplme d'tudes suprieures, portant sur les futurs et subjonctifs du latin archaque . Et il ne cessa de s'intresser cette langue, contribuant, souvent, l'histoire de son vocabulaire, et l'tude de sa syntaxe. Pour des raisons qui taient probablement d'ordre

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    pdagogique, il partit souvent, dans son enseignement, non seulement du latin, mais du grec, qui l'intressa par son vocabulaire nous l'avons rappel plus haut , par son tymologie, dans la mesure o il put clairer celle-ci l'aide de faits hittites (ainsi pour crruo^at. ou pour Xco), et par les relations culturelles que la Grce ancienne entretint avec la Perse, que ces relations soient lexicales, ou mythologiques (ainsi pour La lgende de Kombabos ), ou religieuses : dans un livre paru en anglais en 1929, The Persian Religion according to the chief Greek Texts, il montre comment des auteurs grecs tmoignent des divers courants de la religion perse (Hrodote, de l'ancienne religion ; Strabon, du mazdisme; Plutarque, travers Thopompe, et peut-tre Eudme, du zervanisme). A l'instar de Meillet, E. Ben- veniste s'occupa de tokharien; et, s'il a consacr cette langue un unique article, paru en 1936 dans la Festschrift fiir Herman Hirt, celui-ci offre, sur Tokharien et Indo-europen , une synthse qui n'a pas vieilli. Comme Meillet, aussi, il s'intressa l'armnien : il en tudia des phnomnes phontiques et morphologiques, et y dfinit un grand nombre de mots comme emprunts l'iranien; et, surtout, il fit renatre en 1964, avec l'aide de la fondation Calouste Gulbenkian, la Revue des tudes armniennes, dont il fut le directeur : fonde en 1920 par A. Meillet et F. Macler, elle avait d cesser de paratre en 1933. Comme l'armnien, le slave le retint surtout par les relations lexicales qu'il entretint avec l'iranien. L'on a de lui moins de publications dans les domaines baltique, germanique, celtique, italique; mais il fit l'cole un cours de grammaire gotique de 1958 1962; et l'un de ses premiers cours, l'Ecole, fut de grammaire osco-ombrienne. S'il ne toucha gure au sanskrit, c'est parce que ce dernier fut le domaine de son ami Louis Renou. De manire notable, il ne se borna point aux langues anciennes : le franais le retint souvent, qu'il s'agisse de lexicologie ( Deux mots anglais en franais moderne : international; stnographie ; Le nom du diabte ; Civilisation : contribution l'histoire du mot ; Quelques latinismes en franais moderne ; A propos de franais djener , etc.), ou de faits de grammaire (concernant, essentiellement, les relations de temps dans le verbe franais , l'antonyme et le pronom... , la composition nominale). Et le dernier paru de ses articles fut Pour une smantique de la prposition allemande v or .

    Mais ses deux domaines de prdilection furent l'iranien et le hittite deux langues o les problmes d'interprtation philo-

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    logique et linguistique sont compliqus par les difficults de la graphie. Par ce douhle choix pouvaient se complter deux dmarches : l'analyse philologique descriptive; l'largissement de la comparaison. En tudiant l'iranien, E. Benveniste approfondissait la philologie d'une langue depuis longtemps acquise la grammaire compare, mais dont la situation dialectale apparaissait de plus en plus complexe; en s'attachant au hittite, il renouvelait la linguistique indo-europenne, fonde essentiellement, jusque- l, sur la comparaison du grec et de l'indo-iranien.

    Avant d'aborder le hittite, il vint l'iranien (auquel il consacra rgulirement l'une de ses deux confrences l'cole, et parfois les deux ainsi en 1949-1950, o, en liaison avec l'explication de textes avestiques, il donna un expos d'ensemble sur la grammaire de l'Avesta; et ce fut plusieurs reprises qu'il tudia des sujets iraniens dans ses leons du mardi au Collge, en 1952- 1953, puis de 1961 1964). Il fut pouss, dans cette voie, par Meillet, qui distribua les grands domaines qui taient alors ceux de la grammaire compare entre les jeunes gens qui l'entouraient : le grec P. Chantaine, le celtique M. L. Sjoestedt, l'iranien E. Benveniste, l'indien L. Renou (avec lequel E. Benveniste crivit en collaboration l'un de ses premiers livres : Vrtra et VjQragna. tude de mythologie indo-iranienne). C'est en iranien qu'il fit sa thse complmentaire (Les infinitifs avestiques ). Et certaines langues l'intressrent souvent par les relations qu'elles entretenaient avec l'iranien : armnien et slave, on l'a vu, mais aussi gotique, dont il tudia des interfrences lexicales avec l'iranien et indien ainsi dans son cours au Collge de 1955-1956 et 1958-1959.

    C'est d'abord l'cole qu'il se mit au hittite, tant ainsi le premier en France dispenser un enseignement sur cette langue. On le voit ds 1928-1929 interrompre son cours de grammaire osco-ombrienne, pour donner un aperu des rsultats acquis par l'tude des langues qu'il appelle asianiques , discuter des problmes de parent propos du lycien, du lydien, de l'trusque, puis aborder les langues de l'Asie Mineure, phrygien et surtout hittite , dit-il. Il explique des textes, et recommence l'anne suivante (1929-1930), o il proclame que les recherches sur le hittite ont ouvert la grammaire compare de l'indo-europen un domaine neuf dont l'exploration s'annonce fructueuse , et o il s'efforce d'interprter, la lumire de la comparaison, les faits hittites. II continue de progresser dans cette voie l'cole

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    de 1930 1935, y revient en 1938-1939, puis en 1951-1952, faisant tantt des explications de textes, tantt des exposs thoriques. En 1952-1953, il consacre sa confrence de l'cole la traduction des textes hittites, et l'analyse descriptive de la langue, en interprtant des particularits de graphie aussi bien que de syntaxe et de style. Cette anne-l, ce cours est en liaison avec celui du Collge, sur 1' tude comparative de la langue hittite , o, aprs avoir rappel que le hittite a t entour de langues non indo-europennes, comme le hurri, dont il a subi l'influence, et apparent d'autres langues indo-europennes d'Asie Mineure, E. Benveniste en tudie le phontisme. L'anne suivante, en 1953-1954, c'est la morphologie compare du hittite qu'il aborde, avec des problmes de flexion et de drivation, concluant : l'archasme et l'originalit de la structure hittite donnent penser que la constitution dialectale du hittite serait encore plus ancienne qu'on ne l'a admis, ce qui n'est pas sans affecter la prhistoire des autres langues indo-europennes aussi bien . Il se soucia souvent de dfinir la position du hittite dans son entourage asianique et sa filiation indo-europenne : non seulement en cette anne 1928-1929, qui inaugura le dbut des tudes hittites en France, mais une vingtaine d'annes plus tard, lorsqu'au Collge, en 1947-1948, il donna une synthse provisoire sur les langues de l'Asie Mineure ancienne, s'efforant non seulement de fixer l'tat des connaissances sur chacune d'elles, mais surtout de les caractriser selon leur type respectif, et de marquer les groupements gntiques. En 1959-1960, au Collge, il posa le problme des lments indiens en hittite, et plus gnralement de la prsence et du rle des Indiens en Asie Mineure au second millnaire, tudiant, plus prcisment, les donnes onomas- tiques (noms des maryani en pays hurrite), et les numraux indiens, employs comme termes techniques en hittite par l'intermdiaire du hurri, sans qu'au total on ait aucune preuve que les Hittites aient voisin avec des Indiens. Les recherches proprement grammaticales devaient donner naissance au livre Indo- europen et hittite. tudes comparatives (Paris, 1962), tudes de phontique, drivation, flexion, lexicologie, qui, selon le propos de l'auteur, \isent avant tout des fins comparatives et installent les problmes hittites dans la perspective indo-europenne, mme quand elles procdent par voie d'analyse descriptive . Ce livre, et l'enseignement d'o il tait issu, montrait comme le hittite, par ses particularits archaques, modifiait le modle de l'indo-europen traditionnel.

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    Longtemps auparavant, dans sa thse principale de doctorat d'tat, les Origines de la formation des noms en indo-europen , parue en 1935, E. Benveniste avait mis en uvre sa connaissance du hittite, de telle sorte que J. Vendryes, qui rendit compte du livre, dans le B.S.L. 37/2 de 1936, pouvait crire (p. 31) : sans le hittite, la plupart de ses hypothses seraient indmontrables : l'ide mme ne lui en serait pas venue; elles auraient paru fantaisistes aux linguistes d'il y a trente ans. Il est naturel qu'une langue nouvelle, d'un type si archaque et aberrant, s'ajoutant celles que l'on connaissait dj, ait singulirement largi le champ de la comparaison. Grce au hittite, le caractre consonantique de Va, qui avait t seulement pressenti par une vue gniale de Ferdinand de Saussure, est devenu une vue assure. Bien mieux, on a pu reconnatre deux, et mme avec MM. Benveniste et Kurylowicz, trois d diffrents. Cette dcouverte a transform la thorie des racines .

    Par del la diversit des langues qu'il tudia, ce qu'E. Benveniste se proposa en effet d'atteindre fut l'indo-europen. Il en enrichit le phontisme, en reconnaissant l'existence d'une srie de gutturales affriques du type *ks, et celle d'une dentale affri- que, reprsente en hittite par z, et ailleurs affaiblie en fricative, et confondue avec *s. Il en tudia le plus souvent la syntaxe dans le cadre de la linguistique gnrale, s'attachant plus rarement des problmes particuliers ( emploi des cas en hittite ; systme sublogique des prpositions en latin ; gnitif et adjectif en latin ; Pour l'analyse des fonctions casuelles : le gnitif latin ). Mais c'est la morphologie qu'il accorda le plus de soins. L, il eut deux vises : restituer des formes ; interprter des fonctions. Cet ample dessein fut accompli en deux livres, qui concernent l'un la structure formelle de l'indo-europen, l'autre ses structures smantiques.

    Dans le premier, les Origines, E. Benveniste applique une mthode originale (qui peut nous paratre banale, aujourd'hui que son enseignement nous a tellement marqus) : c'est par l'histoire qu'il atteint la structure. Dans ce livre, la proccupation dominante de l'auteur est de fixer une chronologie, et de considrer l'indo-europen non comme un rpertoire de symboles immuables, mais comme une langue en devenir, offrant dans ses formes la mme diversit d'origine et de date qu'une langue historique, et permettant son tour, quoique restitue, une analyse gntique . Mais il vise par l, avant tout, dfinir

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    des structures, des alternances, l'appareil formel . Et il se propose d'envisager plus tard les fonctions des lments en jeu et les tendances qui les gouvernent . C'est ce qu'il fera dans le second de ces livres, Noms d'agent et noms d'action en indoeuropen , dont la parution (en 1948) fut retarde par la guerre, qui fit qu'E. Benveniste perdit tous ses manuscrits, et dut reconstituer la documentation entire de l'ouvrage. Dans l'intervalle sa pense avait volu, et son analyse comparative s'tait largie : faisant davantage appel aux donnes synchroniques, il faisait intervenir l'arabe et le takelma, langue amrindienne, et donnait une conclusion aux rsonances philosophiques (qui annonait certains des articles rassembls dans le recueil Problmes de linguistique gnrale) : Sur deux lignes smantiques parallles se dveloppent : d'un ct le monde de l' tre , gouvern par une ncessit interne, inform de virtualit, o l'action dessine une aptitude de l'agent et l'agent s'abolit dans ce qu'il a fonction d'accomplir; de l'autre, le monde de la ralit , des procs objectifs et des donnes de fait, o les choses existent comme accomplissements autonomes et l'auteur est lui-mme objectiv comme possesseur de son acte . Et il poursuit en des termes qui montrent que c'est alors la structure qui permet d'atteindre l'histoire, et non plus l'inverse : Chacune de ces notions globales d' agent et d'action se scinde en deux concepts opposs qui leur tour s'organisent en un systme. A travers la diversit des emplois de parole , on discerne la cohrence d'une structure fonde dans la langue. Et partir de cette dfinition synchronique, on pourra mesurer les variations que l'histoire de chaque langue a instaures, et aussi mieux discerner, dans d'autres types de formations, la ncessit qui les agence .

    Ces livres eurent un norme retentissement, tout particulirement le premier d'entre eux, bien qu'il ft d'une lecture difficile. Ds sa parution, J. Vendryes pouvait annoncer sans se tromper : la thse de doctorat de M. Benveniste fera poque dans l'histoire de la linguistique indo-europenne. Elle renverse les thories admises et enseignes depuis quarante ans sur la forme des racines, c'est--dire la base mme de la morphologie... Les jeunes gens qui auront appris de M. Benveniste la linguistique nouvelle considreront l'enseignement de leurs vieux matres des mmes yeux dont ceux-ci regardaient l'alphasme de Schleicher . Ce livre marqua profondment l'enseignement de la grammaire compare en France, et l'tranger (avec des lots de rsistance en Allemagne).

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    Le plus difficile ici, peut-tre, est de mesurer l'influence qu'E. Benveniste eut par ses publications, d'une part, par son enseignement oral l'Ecole et au Collge, de l'autre. Comme il est normal de la part de quelqu'un dont les ides vont plus vite que chez la plupart des hommes, nombreuses sont celles qu'il a semes sans qu'aucun crit nous permette d'en recueillir le fruit. Et c'est l un des regrets poignants que nous laisse sa prcoce disparition. Au travers de son uvre, il nous arrivera, parfois, d'voquer sa diction claire et pure. Mais nous voici privs de ce que seuls les auditeurs de ses cours ont pu apprendre de sa bouche, et qu'il n'a pas eu le temps de rdiger : la syntaxe gnrale, prpare dans ses cours du Collge depuis l'anne 1949-1950, et dont nous ne connaissons que quelques chapitres (Structure des relations de personne dans le verbe ; La phrase nominale ; La construction passive du parfait transitif ; La nature des pronoms ; La phrase relative, problme de syntaxe gnrale ; Fondements syntaxiques de la composition nominale ; Structure des relations d'auxiliarit ; L'appareil formel de l'non- ciation ). Mais nous ne pouvons satisfaire le dsir que nous aurions eu de connatre la pense du matre par exemple sur la ngation, ou sur la catgorie du nombre (Collge, 1937-1938; 1938-1939). Nous connaissons ses vues, non seulement sur les Origines de la formation des noms, ou sur les drivs en -ter, -tor, -tu-, -ti-, le comparatif, le superlatif, ou l'ordinal, tudis dans Noms d'agent et noms d'action, et sur les nominatifs armniens en - i , le nominatif hittite antuhsas , des gnitifs anomaux de l'avestique , la dsinence de datif singulier en prussien , quelques fminins baltiques ... Mais nous manquons d'tudes d'ensemble sur la constitution de la flexion nominale indo-europenne, tudie au Collge en 1937-1938, et l'cole en 1953-1954 et 1963-1964; ou sur sa thorie du genre grammatical, difie au Collge en 1936-1937, pour laquelle il tait parti des abstraits, notamment grecs : rejetant l'interprtation communment accepte, selon laquelle l'origine du genre grammatical serait due une rpartition de caractre sexuel, tendue progressivement toutes les notions, il s'appliqua dfinir, l'aide de parallles smitiques, caucasiens et africains, les caractres smantiques et les modalits conceptuelles qui dterminent, sans relation avec le sexe, la catgorie du genre aussi bien dans les mots abstraits que dans les mots anims. Nous savons l'importance de ses travaux sur les pronoms, mais il ne nous a rien laiss d'autre, sur la comparaison formelle entre

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    pronoms personnels et dmonstratifs par laquelle il fit apparatre des corrlations nombreuses et prcises entre les deux classes pendant l'un de ses cours (1937-1938), qu'un bref rapport d'Annuaire. De mme, si E. Benveniste a crit ce qu'il savait des noms de nombre cardinaux que le hittite lui a donn l'occasion d'tudier (2, 3, 4), nous sommes dmunis de la dmonstration qu'il fit au Collge (1935-1936) sur la structure la plus ancienne du systme numral indo-europen, selon laquelle, de 1 4, les dsignations sont purement spatiales, tandis qu' partir de 5 intervient le comput manuel, qui inaugure une vritable numration ; au terme de cette analyse, E. Benveniste aprs examen de types de numration non indo-europens, fut amen rechercher la fonction et les modes les plus lmentaires de la numration, et voir d'une manire gnrale comment, dans un univers qualitatif, s'labore le concept de quantit. Peut-tre n'est-il pas indiffrent de constater que la plupart de ces cours datent des annes qui prcdrent immdiatement la guerre, si bien qu'on peut mettre l'hypothse que les manuscrits en furent perdus, tout comme celui des Noms d'agent, auquel E. Benveniste fait allusion dans l'avant-propos de ce dernier ouvrage.

    Pour ce qui est du verbe, nous relirons avec fruit tel article sur Actif et moyen dans le verbe , Prtrit et optatif en indoeuropen , Sur quelques dveloppements du parfait indoeuropen , Le redoublement au parfait indo-iranien , les Prsents dnominatifs en hittite , Le participe indo-europen en -mno- , La forme du participe en luwi ..., mais non les synthses dveloppes dans ces cours de morphologie verbale, o E. Benveniste s'engagea dans deux directions. L'une part de l'indo-europen (systme verbal indo-europen, Collge, 1938- 1939; valeur des grandes catgories du verbe, Collge, 1948- 1949; classification des formes verbales de l'indo-europen, cole, 1967-1968) ; sont traits, en particulier l'cole, les prsents : en *-ske-, en 1938-1939 et 1948-1949; en *-ye-, *-eye-, en 1946-1947; les types de conjugaison et la formation de prsents en latin, en 1950-1951 ; les prsents thmatiques latins, en 1957- 1958; E. Benveniste rexamine les diverses classes de prsents indo-europens en 1967-1968). D'un autre ct, au Collge, o en 1955-1956 furent confronts le verbe vdique et le verbe aves- tique, c'est surtout l'analyse comparative des systmes verbaux de langues diverses qui le retint de 1958 1961.

    E. Benveniste accorda en effet une importance de plus en plus grande la classification typologique : il envisagea trs tt

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    comme objet de son tude une sorte de grammaire compare gnrale, qu'il difia essentiellement au Collge : en 1935-1936, il avait tudi en mme temps que les noms de nombre indoeuropens, les systmes numraux qui apparaissent, ingalement tudis, en sumrien, chamito-smitique, turc, et aussi dans certaines langues ocaniennes et africaines; en 1937-1938, il envisagea les cas indo-europens sous l'angle de la linguistique gnrale : constatant que, de l'aveu des plus rcents thoriciens, notamment L. Hjelmslev, nous sommes encore loin de pouvoir rduire le systme indo-europen aux catgories que d'autres familles de langue (par exemple du groupe caucasien) prsentent avec plus de clart, il concluait que le type indo-europen doit reprsenter un amalgame ou une superposition de plusieurs ensembles difficiles dbrouiller dans le dtail; en 1938-1939, aprs l'examen du systme verbal indo-europen, E. Benveniste tait arriv retrouver en indo-europen des caractristiques de version objective et subjective qui permettent une comparaison de grand intrt typologique avec les systmes finno- ougrien et caucasien. Et si, en 1948-1949, il s'carta du verbe, pour tudier les notions linguistiques de l'agent et de l'action en indo-europen et hors de l'indo-europen, il revint au verbe pendant trois annes : il examina en 1958-1959 le verbe gorgien et le verbe burusaski; en 1959-1960, il tudia l'apparition des verbes fondamentaux tre et avoir , en soulignant le fait que ni l'un ni l'autre ne sont indispensables : dans le miwok, langue amrindienne de Californie, la notion de tre manque absolument; en 1960-1961, il montra que, dans deux membres de la famille amrindienne uto-aztque, paiute et tiibatulabal, l'opposition des temps s'tablit l'intrieur d'une distinction aspectuelle; ayant constat, aprs cette analyse, que l'aspect primait le temps, il aborda dans ses termes gnraux le problme de l'aspect, montrant que le slave, qui a fourni l'tude de l'aspect indo-europen son cadre et ses oppositions, reprsentait un systme hybride et tardif, et nullement un type commun.

    Dans ces recherches et dans ses tudes de vocabulaire, il fit intervenir des langues diverses : sumrien, chamito-smitique, turc, mongol, chinois, langues ocaniennes, africaines, amrindiennes, caucasien, finno-ougrien, palo-sibrien, burusaski... Et, loin de se borner des travaux livresques, ce thoricien de la linguistique fut aussi un linguiste de terrain. Il accomplit un voyage en Iran et en Afghanistan, entre fvrier et octobre 1947 pour mieux connatre les parlers iraniens modernes. De juin

    8 565065 9 30 3

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    septembre 1952, il fit un voyage d'enqute linguistique chez les Indiens de la cte Nord-Ouest du Pacifique, et tudia la langue des Hada aux les de la reine Charlotte (au large de la Colombie britannique), et celle des Tlingit en Alaska. A la mme poque de l'anne suivante, il accomplit une seconde mission dans le Nord-Ouest amricain, principalement en Alaska : nouveau chez les Indiens Tlingit de la cte, puis dans les villages de l'intrieur, chez les Indiens athapasks du territoire canadien du Yukon, et chez ceux de l'extrme-nord de l'Alaska, Fort- Yukon. Il acheva son voyage par un court sjour chez les Eskimos de la mer de Behring. Dans cette enqute, il fut m en partie par une curiosit comparatiste, voulant non seulement entreprendre l'analyse de langues curieuses, mais contribuer la discussion ouverte depuis longtemps sur la ralit de la famille linguistique que Sapir a appele Na-Dene , et qu'il a tent de rattacher aux langues de haute Asie. Rarement un thoricien de la linguistique gnrale aura t matre d'autant de langues.

    Franoise Bader.

    * * *

    L'uvre d'E. Benveniste est exceptionnelle par son ampleur, sa diversit et son retentissement. Peu d'hommes ont cultiv la fois des domaines d'tudes aussi diffrents et aussi vastes : dans chacun d'eux il a apport une contribution majeure qui reste source d'inspiration pour une foule de chercheurs. On peut en gros regrouper ses travaux sous trois rubriques : linguistique et philologie iraniennes, grammaire compare indo-europenne, linguistique gnrale. F. Bader rappelle par ailleurs l'activit du comparatiste; nous voquerons ici celle de l'iranisant et du linguiste gnraliste.

    A ses dbuts, tout jeune encore, E. Benveniste fut par Meillet orient vers l'iranien. Il n'a jamais abandonn ce champ d'tude. Il l'a enseign l'cole pratique des Hautes tudes rgulirement pendant plus de quarante ans, de 1927 1969. Au Collge de France, il y est revenu plusieurs reprises : en une vingtaine d'annes, de 1947 1968, il n'a consacr pas moins de huit cours annuels une question ou une autre de linguistique iranienne, le dernier en 1967-1968 sur la dialectologie iranienne et la phontique avestique.

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    Les confrences de l'cole ont port sur les langues de l'Iran prislamique, vieux-perse, avestique, moyen-perse littraire (pehlevi), moyen-perse manichen, parthe manichen, sogdien. Elles prenaient gnralement la forme d'explications de textes, au cours desquelles taient proposes des interprtations nouvelles ou illustres des relations dialectales mal aperues jusque-l. L'auditoire tait souvent composite, associant des indianistes ou des comparatistes sanscritisants des tudiants plus familiers avec le persan. Le professeur devait s'employer (et E. Benveniste le faisait avec beaucoup d'habilet et d'lgance) non seulement offrir chacun la nourriture intellectuelle qu'il attendait, mais encore concilier l'initiation de ce public une philologie difficile avec la contribution au progrs des tudes. Aussi ces leons ne refltent-elles que trs partiellement l'activit du savant.

    Celle-ci s'appliqua tout d'abord au sogdien. Cette langue, rameau du moyen-iranien oriental avait t identifie dans des textes rapports d'Asie centrale vers le dbut du sicle. A Paris, R. Gauthiot avait entrepris de dchiffrer et de publier les textes sogdiens de la mission Pelliot, mais tait mort prmaturment. E. Benveniste reprit l'uvre interrompue. Au tome I de la Grammaire sogdienne de Gauthiot il donna pour suite un tome II (1929), qui dj sur bien des points corrige le premier volume, tant allaient vite les progrs du dchiffrement des textes et de l'analyse de la langue. Il donna l'dition dfinitive des manuscrits sogdiens de la collection Pelliot dans les magnifiques volumes des Textes sogdiens de Paris (1940) et du Vessantara Jtaka (1946), o la publication des textes en transcription est accompagne d'une lgante traduction franaise et d'un commentaire magistral, ditions accompagnes d'un volume de Codices sogdiani en fac-simil (1940) : ainsi se trouvait mise la disposition du public, dans la prsentation la plus exacte et la plus savante, la totalit de la documentation rassemble Paris. On apprciera d'autant plus ce labeur que les divers textes sogdiens des collections trangres sont loin d'avoir t dits avec la mme clrit. uvre de philologue autant que de linguiste, le dchiffrement du sogdien supposait la fois la matrise de la linguistique iranienne, l'utilisation d'originaux indiens ou chinois dont les textes sogdiens sont pour la plupart des traductions, et une familiarit suffisante avec des doctrines religieuses complexes, notamment le bouddhisme. L'laboration de la connaissance du sogdien a t l'uvre d'un trs petit nombre de savants : la part de E. Benveniste n'est pa3 la moindre.

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    II a toujours suivi avec une extrme attention les travaux de ses confrres et, avec une remarquable promptitude, fait suivre chacune de leurs publications de textes d'un article d'observations trs riches. L'ensemble de ces Notes, Notules, Observations et travaux divers, o la sret et l'ampleur de l'information le disputent la perspicacit des conjectures, constitue une contribution fondamentale l'exploration de cette nouvelle province de la linguistique iranienne et de l'histoire de la civilisation de l'Asie centrale.

    E. Benveniste ne s'est pas dsintress des autres formes du moyen-iranien, notamment du parthe et du moyen-perse manichens, qui avaient t rvls, comme le sogdien, par les dcouvertes archologiques d'Asie centrale. Il tait membre de la Commission internationale pour la publication des textes de Tourfan. Mais ses travaux dans ce domaine sont peu nombreux pour la raison que ces nouveaux textes ne se trouvaient pas dans les collections parisiennes et qu'ils taient exploits, de manire fort comptente, par des spcialistes trangers. En revanche, c'est lui que revient le mrite d'avoir considr d'un il neuf plusieurs ouvrages de la littrature pehlevie qu'on connaissait depuis longtemps et d'avoir montr que ces textes, depuis des sicles transmis et lus comme de la prose, taient en ralit en vers. Il a ainsi contribu rvler une posie moyen-iranienne dont l'existence tait traditionnellement nie et dont on entrevoit l'importance dans l'histoire des littratures de l'Iran et probablement aussi dans celle des dbuts de la posie arabe classique. Les controverses sur la nature de la mtrique moyen-iranienne occidentale, que E. Benveniste dans les annes trente a crue syllabique et que l'on s'accorde aujourd'hui penser plutt accentuelle, n'enlvent rien la porte de cette dcouverte.

    Le sogdien mis part, c'est l'iranien ancien que l'iranisant a consacr l'essentiel de son activit. Si ce secteur n'a pas comme le moyen-iranien vu paratre en notre sicle des dcouvertes sensationnelles, la documentation vieux-perse du moins s'est accrue progressivement de faon notable depuis une bonne cinquantaine d'annes. E. Benveniste a toujours suivi trs attentivement la mise au jour de nouvelles donnes et contribu de manire dcisive au progrs de l'interprtation. Sa premire uvre en ce domaine fut la deuxime dition (1931) de la Grammaire du vieux-perse de Meillet, qu'il fallait mettre jour la suite de la publication de nouvelles inscriptions : cet ouvrage est rest classique et l'on continue aujourd'hui s'y rfrer mme

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    aprs le Old Persian de Kent et le Handbuch des Altpersischen de Brandenstein-Mayrhofer. S'y ajoute toute une srie d'articles publis chaque fois que de nouvelles donnes s'offraient au commentaire. Les dernires de celles-ci et non les moins instructives sont les milliers de tablettes lamites de Perspolis, publies par Cameron (1948) et par Hallock (1969), qui abondent en noms propres iraniens. E. Benveniste fut le premier y consacrer une tude dtaille, qui constitue l'un des chapitres les plus importants de son ouvrage Titres et noms propres en iranien ancien (1966).

    Sa contribution aux tudes avestiques n'est gure moins considrable. Ici aussi un ouvrage et un ensemble d'articles. L'ouvrage, Les infinitifs avestiques (1935), thse complmentaire de doctorat es lettres, est une revue critique de toutes les formes fort diverses qui taient classes traditionnellement comme des infinitifs et qu'il replace dans des catgories morphologiques diffrentes avec des fonctions syntaxiques diffrentes. Ce volume illustre de manire particulirement claire les qualits que l'auteur manifeste dans toutes ses uvres, rigueur philologique allie une perspective linguistique, large information, perspicacit dans l'interprtation, audace de la pense, quilibre du jugement, lgance de la prsentation. Quant aux articles, ce sont soit des notes d'tymologie ou de grammaire soit des discussions sur des passages qui engagent des questions de civilisation de l'Iran antique.

    Cette civilisation, E. Benveniste en a clair bien des aspects en sachant faire parier les textes. Ce champ d'tude est particulirement difficile, car les textes iraniens sont ou obscurs et altrs (Avesta) ou trop brefs (inscriptions achmnides) ; tous sont techniques et muets sur une foule de questions; le chercheur doit constamment recourir des sources trangres ou indirectes, trs disparates, souvent divergentes, parfois contradictoires. Il y faut non seulement une vaste rudition, et une grande ingniosit, mais aussi une exceptionnelle sret de jugement, qualits assez rarement runies par un mme esprit. E. Benveniste les possdait. Il savait merveille rapprocher des renseignements issus des sources les plus diverses et de leur confrontation faire jaillir la lumire. Rappelons seulement, parmi bien d'autres travaux, le petit livre sur The Persian Religion according to the chief Greek Texts (1929), l'ouvrage, crit en collaboration avec L. Renou, sur Vitra et Vfiraghna (1934), les tudes sur la titulature iranienne (dans Titres et noms propres...,

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    1966). Dans l'analyse des textes, E. Benveniste a toujours eu le souci des ralits sociales qu'ils exprimaient. Mieux que personne il a su chercher dans les mots, sans se laisser prendre aux similitudes apparentes, les nuances smantiques caractristiques d'une culture fort diffrente de la ntre. C'est ainsi que ce linguiste structuraliste a fait aussi uvre d'historien : tant il est vrai que les matres chappent aux dichotomies artificielles qui prennent au pige les pigones.

    Cependant il n'a jamais cess de rflchir aux rapports des langues iraniennes entre elles et avec les familles voisines, ainsi qu'aux faits proprement linguistiques que rvlent et masquent en mme temps, pour les langues anciennes, les textes dont nous disposons. La question de la dialectologie iranienne semble l'avoir poursuivi. Son enseignement au Collge de France en porte tmoignage : un cours de 1952-1953 a pour objet l'volution et la dialectologie des langues iraniennes, un autre en 1961- 1962 la position dialectale du vieux-perse, un autre encore en 1967-1968 de nouveau la dialectologie. Les dialectes iraniens sont de fait trs divergents et les relations sont compliques. La position du rameau perse en particulier est singulire : situ l'extrme sud-ouest, il prsente certaines affinits avec les langues du nord-est; trs aberrant ds l'Antiquit, c'est pourtant lui qui a donn naissance aux principales langues communes. E. Benveniste est de ceux qui ont le plus contribu dbrouiller ces questions. Rappelons seulement ses tudes sur la langue osste (1959), dont les chapitres sont autant de monographies qui clairent l'volution de l'iranien entier. Il s'est intress aussi aux rapports de l'iranien avec d'autres langues, notamment l'armnien, dont les nombreux emprunts l'iranien sont trs instructifs pour l'histoire de celui-ci, et le slave. Enfin, il s'est toujours efforc de retrouver, travers les textes, la ralit vivante, fonctionnelle, des langues. C'est ainsi qu'il a reconnu dans l'orthographe surabondante de l'avestique l'expression du mme systme phonologique simple et quilibr qu'en vieux-perse. Un cours poursuivi au Collge de France de 1962 1964 s'intitule significativement analyse linguistique des textes vieux- perses . Le linguiste vivifiait le travail du philologue.

    Dans la bibliographie des travaux de E. Benveniste, les tudes iraniennes font l'objet de 12 livres sur 18 et d'une centaine d'articles sur 291. C'est dire que le bref aperu que nous avons prsent n'puise pas l'activit de l'iranisant, activit qui aurait bien suffi elle seule remplir la carrire d'un autre. Ajoutons

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    seulement que E. Benveniste fut directeur de l'Institut d'Etudes iraniennes de la Sorbonne et qu' ce titre il uvra pour le dveloppement des tudes iraniennes en France et fonda la collection des Travaux de cet institut, o a paru son livre Titres et noms propres... Il tait vice-prsident du Comit international du Corpus Inscriptionum iranicarum et il avait t charg de prparer l'dition dfinitive des inscriptions vieux-perses; la maladie l'a malheureusement empch de mener bien ce travail. Il avait galement fait en 1947 un grand voyage d'enqutes dialectolo- giques en Iran et en Afghanistan, dont les rsultats sont rests indits.

    Si, dans la premire partie de sa carrire, E. Benveniste a consacr toutes ses forces et tout son temps, avec une fcondit admirable, aux tudes iraniennes et la grammaire compare, il s'est trouv ensuite sollicit de plus ou plus par la linguistique gnrale. Ds ses dbuts au Collge de France il a pris pour objet d'un des deux cours annuels qu'il y donnait l'tude gnrale de catgories linguistiques, en 1937-1938 la ngation, en 1938- 1939 la catgorie du nombre. Et depuis il a presque chaque anne mis au programme de son enseignement des questions de linguistique gnrale : sur vingt-six ans o les cours ont eu lieu on ne compte que trois exceptions, dont aucune pendant les quinze dernires annes.

    Les premiers se situent l'poque o, en Europe sous l'influence tardive de F. de Saussure, en Amrique en prolongement de l'enseignement de L. Bloomfield, se constituait la linguistique structurale. Dans un article souvent cit (Tendances rcentes en linguistique gnrale, 1954), E. Benveniste a bien montr la signification et l'importance de ces dveloppements. Il en fut lui-mme l'un des pionniers, mais en restant toujours original, trop curieux de tous les aspects du langage, trop ouvert toutes les perspectives de la linguistique pour s'enfermer jamais dans les cadres d'une doctrine arrte, ft-ce la sienne propre. Ce n'est probablement pas par hasard ou faute de temps qu'il n'a jamais donn ses ides la forme d'un trait : les deux volumes des Problmes de linguistique gnrale (1966 et 1974) ne sont que des recueils d'articles parus antrieurement des occasions diverses.

    La langue est un systme de signes, dont les units ne se dfinissent que les unes par rapport aux autres; elles ne sont saisis- sables qu'en synchronie; les relations linguistiques ne sont pas les relations logiques; la signification n'est pas la rfrence. Ces

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    quelques ides saussuriennes sont, semble-t-il, la base de la rflexion benvenistienne. Ceci ne veut pas dire que la langue ne soit pour E. Benveniste, comme elle a t pour toute une cole amricaine, qu'un ensemble de pices s'agenant selon certaines rgles, la tche du linguiste n'tant que de faire l'inventaire de ces pices et de dcrire ces rgles. Bien au contraire. E. Benveniste n'a jamais perdu de vue la fonction significative de la langue et les conditions de son fonctionnement. On peut mme affirmer que ces questions sont au centre de ses proccupations : elles reviennent constamment dans son uvre, toujours plus approfondies, jusqu' la fin.

    Tous ses travaux sont sous-tendus par la pense de la spcificit du fait linguistique; il est toujours rest fidle ce point de vue, mais en largissant progressivement les perspectives. Spcificits particulires de chaque langue et spcificit du langage en gnral. Nul n'a su avec plus de perspicacit cerner exactement la valeur propre de tel lexme ou de tel morphme, qu'il s'agisse d'une prposition latine (Le systme sublogique des prpositions en latin, 1949), d'un suffixe vivant en franais moderne (Mcanismes de transposition, 1969) ou du Vocabulaire des institutions indo-europennes (1969) restaur par la comparaison. Beaucoup de ces analyses prennent pour objet le latin, le grec (qu'on songe notamment l'article intitul Catgories de pense et catgories de langue, 1958, qui montre que les catgories aristotliciennes ne sont en somme qu'un reflet des catgories de la langue grecque, lesquelles sont spcifiques et fort loin d'tre universelles), le franais (auquel sont consacrs une quinzaine d'articles). Mais la curiosit du linguiste s'tendait en principe toutes les langues et en fait en a touch beaucoup. L'un de ses derniers articles traite d'une langue palosibrienne; l'tude cite plus haut sur les catgories de la langue grecque est claire par une comparaison avec l'ewe, langue d'Afrique; bien d'autres sont voques dans d'autres articles. Les langues indiennes d'Amrique ont particulirement attir l'attention de E. Benveniste. Il a effectu deux enqutes, en 1952 et 1953, en Alaska et en Colombie britannique, sur des langues du groupe na-dene. Il cite souvent les langues amrindiennes, qu'il qualifie quelque part de singulires , soit pour mettre en lumire des faits dont l'analogue n'a gure t signal ailleurs, soit au contraire pour y retrouver des traits courants dans nos langues : ainsi le takelma a tous les caractres que Troubetzkoy croyait propres l'indo- europen (La classification des langues, 1953), et le paiute use

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    d'un procd de composition rare qui se retrouve en franais (Convergences typologiques, 1966). Le rsultat, et l'auteur l'a bien voulu ainsi, est que les langues qui nous sont familires prennent leur tour une figure singulire .

    L'intrt de ces analyses dpasse le plus souvent, et de loin, celui d'une description bien faite. C'est qu'elles se situent dans une perspective trs large : leur objet, et leur effet, est de mettre en lumire certains traits spcifiques non plus d'une langue, mais du langage. Une bonne partie des cours donns au Collge de France l'ont t sous le titre de syntaxe gnrale ou morphologie gnrale . Il s'agissait de rvler ce qu'il y a de comparable dans des systmes linguistiques compltement diffrents entre eux, [... c'est--dire] des fonctions, ainsi que les relations entre ces fonctions, indiques par des marques formelles . W En effet les types linguistiques peuvent diffrer du tout au tout; certaines relations fondamentales se ralisent nanmoins par les mmes procds formels, apparemment en vertu de ncessits de structure ^2). La recherche de ces relations fondamentales est une tche difficile, si l'on veut dpasser les intuitions vagues, les rapprochements arbitraires, et cerner avec prcision ce qui est proprement linguistique. Les principes de mthode sont clairement souligns dans le compte rendu du cours de 1949-1950, qui avait pour objet l'tude des principaux types d'noncs, indpendamment des familles de langues. : II s'agit en effet de surmonter les trois principaux obstacles qui ont gravement retard les tudes de syntaxe gnrale : 1 la rfrence, explicite ou inconsciente, la logique; 2 le recours des notions subjectives, au nom de 1' vidence ; 3 la considration historique substitue la description rigoureuse. Fort de cette mthode, mais aussi d'un immense savoir et d'une imagination scientifique exceptionnelle, E. Benveniste a jet une lumire souvent inattendue sur toute une srie de questions qui intressent plus ou moins toutes les langues : nature de la phrase nominale (La phrase nominale, 1950), des verbes tre et avoir (tre et avoir dans leurs fonctions linguistiques, 1960), de la phrase relative (La phrase relative, problme de syntaxe gnrale, 1958), du parfait des verbes transitifs (La construction passive du parfait transitif, 1952), de la composition nominale (Fonde- ments syntaxiques de la composition nominale, 1967).

    (1) Problmes de linguistique gnrale, I, p. 222 (art. de 1958). (2) Ibid., p. 202 (art. de 1960).

    3 565065 9 30 3 A

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    Tout cela concerne la langue au sens saussurien du terme, systme de signes qui s'actualise dans la parole et qui la rend possible. E. Benveniste semble avoir t de plus en plus intress par cette mise en uvre actuelle, dans le discours singulier, de ce systme de signes, de plus en plus sensible ce qu'il y a de mystrieux, et de fondamental, dans cette conversion du langage en discours , comme il dit dans sa contribution aux Mlanges Jakobson (3>. On lit dans la mme page : L'habitude nous rend facilement insensibles cette diffrence profonde entre le langage comme systme de signes et le langage assum comme exercice par l'individu . Il s'est attach avec une attention toujours renouvele aux lments de la langue qui permettent son actualisation dans chaque instance de discours, ceux que Jakobson a appels les embrayeurs , et qui jouent un rle essentiel dans la pragmatique du langage (ce mot, qui se rpand aujourd'hui chez les linguistes, n'est pas employ par Benveniste, sauf une fois avec rfrence Charles Morris ) : pronoms personnels, formes temporelles, instruments d' ostension ( ce, ici, maintenant , etc.). Il est revenu maintes fois sur ces questions, comme dans un grand effort d'analyse et de formulation, depuis le clbre article sur la Structure des relations de personne dans le verbe (1946) jusqu' l'un de ses derniers, L'appareil formel de l'non- dation (1970) ; dans l'intervalle se situent La nature des pronoms (1956), De la subjectivit dans le langage (1958), Les relations de temps dans le verbe franais (1959), Le langage et l'exprience humaine (1965). Ses rflexions sur les notions de personne et de temps dans le langage, sur lesquelles il n'a cess de mditer, comptent sans doute parmi ses contributions les plus originales.

    Elles l'ont amen aussi dvelopper sa conception de la fonction signifiante du langage et prciser la place spcifique de la langue parmi tous les systmes de signes. La perspective smiologique sur le langage l'a intress d'emble : sa premire publication traitant de linguistique gnrale ne fut-elle pas le fameux article sur La nature du signe linguistique (1939), qui suscita bien des controverses et fit couler beaucoup d'encre? Soutenir que le signe est, non pas arbitraire comme le voulait Saussure, mais ncessaire, c'tait dj amorcer une rflexion sur les rapports du signifi (virtuel) et du dsign (actuel), del signi-

    (3) Ibid., p. 254 (art de 1956). (4) Ibid., p. 252 (mme art.).

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    fication et de la rfrence. Rflexion silencieuse, mais nourrie de toutes les tudes intermdiaires, qui devait aboutir plus de vingt ans plus tard l'laboration d'une distinction tout fait originale entre le smiotique et le smantique . II y a [...] deux proprits inhrentes la langue, son niveau le plus profond. Il y a la proprit qui est constitutive de sa nature d'tre forme d'units signifiantes, et il y a la proprit constitutive de son emploi de pouvoir agencer ces signes d'une manire signifiante. Ce sont l deux proprits qu'il faut tenir distinctes, qui commandent deux analyses diffrentes et qui s'organisent en deux structures particulires . C'est ces deux proprits qui sont en rapport respectivement avec la nature de la langue (systme de signes) et avec son emploi (mise en uvre dans le discours), que correspondent les notions de smiotique et de smantique . Le signe se dfinit [...] comme l'unit smiotique. [...] Chaque signe entre dans un rseau de relations et d'oppositions avec d'autres signes qui le dfinissent, qui le dlimitent l'intrieur de la langue. Qui dit smiotique dit intra- linguistique . Chaque signe a en propre ce qui le distingue d'autres signes. tre distinctif, tre significatif, c'est la mme chose (6). En revanche : L'expression smantique par excellence est la phrase. [...] Il ne s'agit plus cette fois du signifi du signe, mais de ce qu'on peut appeler l'intent, de ce que le locuteur veut dire, de l'actualisation linguistique de sa pense . Le propre du langage humain parmi tous les systmes smiques est d'unir ces deux proprits et d'tre par l susceptible de rpondre aux exigences par nature illimites de la communication. On aperoit comment dans cette doctrine se rejoignent et se nouent les proccupations linguistiques les plus profondes de l'auteur. Malheureusement elle n'est expos explicitement, encore que brivement, que dans deux de ses derniers articles {La forme et le sens dans le langage, 1967; Smiologie de la langue, 1969) : il n'a pas eu le temps de la circonstancier et d'en dvelopper les implications qui semblent considrables.

    Du moins sa pense reste susceptible d'inspirer de larges cercles de chercheurs, non seulement de linguistes, mais aussi de spcialistes de toutes les disciplines voisines. En effet, linguiste

    (5) Problmes de linguistique gnrale, II, p. 97 (entretien de 1968). (6) Ibid., p. 222-223 (art. de 1967). (7) Ibid., p. 224-225 (mme art.).

    3 A.

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    au sens plein du terme, c'est--dire concern par tous les aspects de l'tude du langage et matre dans toutes les provinces de la linguistique, il ne pouvait pas ne pas s'intresser aux sciences connexes. Il l'a fait en linguiste, soit pour prsenter le point de vue des linguistes aux spcialistes des domaines limitrophes, soit, inversement, pour extraire des travaux de ceux-ci les enseignements utiles la linguistique. Il a donn plusieurs articles au Journal de psychologie {Actif et moyen dans le verbe, 1950, Tendances rcentes en linguistique gnrale, 1954, De la subjectivit dans le langage, 1958), et la revue La psychanalyse des Remarques sur la fonction du langage dans la dcouverte freudienne (1956), qui constituent une utile mise au point. Il fut, avec C. Levy-Strauss et P. Gourou, l'un des directeurs de L'homme, revue d'ethnologie, o il a publi un article sur des Termes de parent dans les langues indo-europennes (1965). Ses tudes de grammaire compare et en particulier Le vocabulaire des institutions indo-europennes (1969) sont d'ailleurs nourris de connaissances sur les socits archaques. D'autres travaux touchent la sociologie (Structure de la langue et structure de la socit, 1970; Deux modles linguistiques de la cit, 1970). Deux articles importants ont paru dans Les tudes philosophiques (Catgories de pense et catgories de langue, 1958, La philosophie analytique et le langage, 1963). Au XIIIe congrs des socits de philosophie de langue franaise, runi Genve en 1966, E. Benveniste fut charg de donner la confrence inaugurale sur le langage : le texte a paru sous le titre La forme et le sens dans le langage (1967).

    Psychologie, ethnologie, sociologie, philosophie, aux cts de ces disciplines vnrables une nouvelle science vient aujourd'hui prendre place : la smiotique. Nul n'tait plus qualifi pour prsider ses dbuts que E. Benveniste. Il avait dj en 1947 publi une petite tude sur Le jeu comme structure. En 1968, un colloque de smiotique runi Varsovie le chargea de constituer une association internationale. En janvier 1969, il convoqua donc Paris un comit international qui fonda l'Association internationale de smiotique. Il en fut le premier prsident et c'est l'article sur La smiologie de la langue qui ouvre le premier fascicule du tome I de la revue publie par la nouvelle association, Semiotica.

    Il est impossible de mesurer l'influence de l'enseignement et des travaux d'E. Benveniste. Nombreux, Franais et trangers, sont ceux qui ont cout ses leons l'cole pratique ou au

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    Collge de France, plus nombreux encore ceux qui ont lu ses uvres. Des linguistes de toute discipline et de toute obdience, mais aussi des philologues, des analystes des formes littraires, des smioticiens, des ethnologues, des psychologues, bien d'autres sans doute, y ont trouv des exemples de mthode et des suggestions fructueuses. Si, par choix certainement, il ne fut pas chef d'cole, ce fut un matre incomparable qui a ouvert la recherche des horizons nouveaux. Penseur solitaire, comme l'avait t Saussure, mais travailleur infiniment plus laborieux et plus fcond, il a t comme lui un initiateur et un inspirateur.

    Gilbert Lazard.

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    Illustrationsmile Benveniste (1902-1976)