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Valeurs et normes : distinction ou opposition? Utilité et pertinence relatives de la distinction valeurs/normes 1. Cette distinction n’est pas claire et nette. 2. Elle est le reflet d’une tension inhérente à la sphère morale et elle est au cœur d’un grand nombre de problèmes ou de dilemmes moraux concrets. 3. Elle est au cœur de nombreux débats en éthique. Normes Valeurs 1. Prescription, règle 1. Idéal, bien ou but supérieur 2. Négatif, restrictif : limites, interdits, devoirs, obligations, contraintes 2. Positif, attractif : idéaux, vertus, attachements, admiration, approbation 3. Mode binaire ou numérique (digital) : oui/non, permis/interdit, conformité/violation, juste/injuste 3. Mode analogique, échelle graduée : plus ou moins important, proche du but ou fidèle à l’idéal 4. Exigences précises : formulables en codes, chartes, règles de conduite, procédures 4. Exigences imprécises : objectifs très généraux, modèles de conduite (vertus) 5. Les réactions suscitées par une mauvaise conduite: colère, culpabilité, sanctions, punitions. 5. Les réactions suscitées par une mauvaise conduite: mépris, honte, déception, réprobation, rejet. Types de conflits moraux Entre valeurs Carrière vs vie de famille Prospérité économique vs préservation des milieux naturels Entre normes Respect du processus démocratique vs respect des droits individuels (loi discriminatoire envers les homosexuels) Liberté de religion vs le principe de la laïcité de l’État

Michel Métayer valeurs et normes

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Valeurs et normes : distinction ou opposition? Utilité et pertinence relatives de la distinction valeurs/normes1. Cette distinction n’est pas claire et nette. 2. Elle est le reflet d’une tension inhérente à la sphère morale et elle est au cœur d’un grand nombre

de problèmes ou de dilemmes moraux concrets. 3. Elle est au cœur de nombreux débats en éthique.

Normes Valeurs1. Prescription, règle 1. Idéal, bien ou but supérieur

2. Négatif, restrictif : limites, interdits, devoirs, obligations, contraintes

2. Positif, attractif : idéaux, vertus, attachements, admiration, approbation

3. Mode binaire ou numérique (digital) : oui/non, permis/interdit, conformité/violation, juste/injuste

3. Mode analogique, échelle graduée : plus ou moins important, proche du but ou fidèle à l’idéal

4. Exigences précises : formulables en codes, chartes, règles de conduite, procédures

4. Exigences imprécises : objectifs très généraux, modèles de conduite (vertus)

5. Les réactions suscitées par une mauvaise conduite: colère, culpabilité, sanctions, punitions.

5. Les réactions suscitées par une mauvaise conduite: mépris, honte, déception, réprobation, rejet.

Types de conflits morauxEntre valeurs Carrière vs vie de famille

Prospérité économique vs préservation des milieux naturels

Entre normes Respect du processus démocratique vs respect des droits individuels (loi discriminatoire envers les homosexuels)

Liberté de religion vs le principe de la laïcité de l’État

Entre valeurs et normes Deux modèles typiques de conflits entre valeurs et normes.

1. Conflit entre une fin (valeur) et le moyen employé pour l’atteindre (qui viole une norme).

Fabriquer des preuves (violation d’une norme) pour faire condamner un accusé dangereux pour la société (valeur de sécurité).

2. Norme qui a des conséquences négatives en regard d'une valeur.

Liberté économique (norme) vs santé, sécurité, protection de l'environnement (valeur).

Imposer le port du casque à vélo (norme de sécurité) risque de faire diminuer la pratique du vélo (valeur de santé).

Quelques stratégies pédagogiques Ne pas insister sur une distinction stricte et rigoureuse entre valeurs et normes . Présenter plutôt

la distinction comme les deux facettes de l’univers moral. La morale est attrayante et inspirante lorsqu’elle s’incarne dans des valeurs et elle est restrictive et contraignante lorsqu’elle s’incarne dans des normes.

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Insister sur le noyau dur de la distinction qui est relativement facile à comprendre : la distinction entre un but et une règle. D’une part, la morale nous donne des buts supérieurs (valeurs les plus importantes); d’autre part elle nous impose des règles fondamentales à respecter (normes) dans la réalisation de nos buts.

Varier les deux formes d’expression des exigences morales (comme des valeurs ou des normes) dans la formulation de vos questions et dans vos échanges avec les élèves. Faire voir les liens complémentaires entre valeurs et normes plus que les oppositions.

S’assurer que les élèves produisent à la fois des valeurs et des normes lorsque vous les invitez à formuler les exigences morales en cause dans un problème. Exemple : règles de contrôle concernant les armes à feu (norme) pour assurer la sécurité (valeur).

Stratégies concernant les valeurs

A. On peut amener les élèves à formuler des valeurs en leur posant des questions générales comme celles-ci :

Dans quelle sorte de monde (de société, de famille, d’école, de groupe d’amis, de milieu de travail, etc.) voudriez-vous vivre idéalement?

Quelle sorte de personne voudriez-vous être? Quelle serait la conduite idéale à adopter selon vous dans telle situation? Connaissez-vous des personnes modèles que vous admirez et qui incarnent votre idéal?

B. Lorsque les élèves mentionnent surtout des normes : leur faire chercher les valeurs qui sous-tendent les normes. Voici deux questions efficaces à cet égard :

1. Le jeu du « Pourquoi ? », qui consiste à faire suivre systématiquement chaque réponse par un «Pourquoi?», c’est-à-dire par une demande de justification de la norme jusqu’à la production d’une valeur positive. Cet exercice amène l’élève à identifier un état de choses souhaitable que l’on devrait chercher à atteindre, c’est-à-dire un but important qui a de bonnes chances de correspondre à une valeur. Exemple : Pourquoi est-il important de jeter ses déchets dans les poubelles? - Parce que l’école va devenir un dépotoir.- Pourquoi n’est-il pas bon que l’école soit un dépotoir? – Parce que ça va être dégueulasse, ça va puer et on se salir partout. – Pourquoi est-il mauvais que ça pue et que l’on se salisse? – Parce qu’on veut vivre dans un milieu propre et sain. – Donc la propreté et la salubrité de votre environnement sont des valeurs importantes pour vous?

2. Demander une justification explicite de la norme considérée. Cette justification peut être rétrospective lorsqu’il s’agit d’une norme déjà en place (Au nom de quoi a-t-on établi cette norme? Quel était le but recherché?), ou elle peut être prospective dans le cas d’une nouvelle norme (Au nom de quoi veut-on instaurer cette norme? À quoi veut- en arriver en instaurant cette norme?). Ce procédé nous fait retrouver le but sous-jacent à la norme et la considération des buts nous rapproche de la dimension des valeurs.

C. Aborder avec les élèves le côté pratique de la défense ou de la promotion de valeurs (engagement personnel, débats publics, diffusion d’information, éducation populaire, campagnes de sensibilisation, manifestations, etc.) et son côté symbolique (objets ou gestes symboliques, expression artistique, etc.). Ces aspects aident à comprendre ce qu'est une valeur.

Stratégies concernant les normes

A. Voici des questions typiques susceptibles d’amener l’élève à formuler des normes :

Qu’est-ce qui vous paraît inacceptable dans cette situation? Qu’est-ce qui devrait être absolument interdit à cet égard? Quelles limites à la liberté d’expression ou à la liberté d’action devrait-on imposer dans ce

contexte?

B. Inviter les élèves à être le plus précis possible dans la formulation des normes qu’ils défendent ou qu’ils proposent et à examiner le côté pratique de l’application de la norme :

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Comment va-t-on procéder pour l’implanter? Qui va en assurer l’application? Comment peut-on s’assurer que cette application s’effectue de façon juste et équitable? Quelles sont les réactions prévisibles des personnes concernées à l'instauration de cette

norme? Vont-ils bien ou mal l’accepter? Que doit-on prévoir comme mesures en cas de violations de la norme (sanctions, punitions,

information, etc.)? Cette norme risque-t-elle de venir en conflit avec d’autres normes existantes et reconnues?

Ces questions aident à comprendre ce qu'est une norme.

Les débats éthiques autour de l'opposition normes/valeursIl y a deux grands débats éthiques pour lesquels la distinction normes/valeurs s'avère relativement pertinente.

Déontologisme/conséquentialisme/éthique des vertusIl y a d'abord le grand débat qui oppose les trois principales théories normatives en éthique: le déontologisme, le conséquentialisme et l'éthique des vertus.

Le déontologisme est une éthique de devoirs ou de principes posés a priori et qui doivent être respectés de façon catégorique, en toutes circonstances (peu importe nos buts). Une action est morale dans la mesure où elle respecte ces principes. Le déontologisme est essentiellement une éthique de normes. Le kantisme et le contractualisme en sont de bons exemples.

Le conséquentialisme s'oppose au déontologisme en affirmant que le critère de la moralité d'une action se trouve dans les conséquences qui en découlent. Diverses théories proposent des critères différents pour évaluer ces conséquences, mais tous ces critères correspondent à des valeurs, c'est-à-dire à des états de choses souhaitables que nous devons chercher à atteindre ou à promouvoir. Selon l'utilitarisme, ce critère est «le bonheur du plus grand nombre». Selon l'éthique de l'égoïsme rationnel, ce critère est «le bien-être personnel» et selon l'éthique eudémoniste, ce serait «l'épanouissement individuel».

L'éthique des vertus considère que l'important n'est pas la moralité des actions, mais la moralité des personnes. Les vertus sont, des attitudes, des manières d'être, des traits de caractère idéaux que l'on devrait cultiver et inculquer aux enfants. La personne vertueuse fera le bien et aura une bonne conduite parce qu'elle possède ces qualités de caractère. Les vertus sont clairement des valeurs. Il y a aujourd'hui deux grands courants dans l'éthique des vertus: l'un est associé à Aristote (eudémonisme) et l'autre au philosophe écossais David Hume (sentimentalisme).

Éthique du bien/éthique du justeUn autre débat classique oppose «l'éthique du bien» et «l'éthique du juste». Il a surtout une dimension politique.

Les notions de bien et de bien commun sont essentiellement des valeurs, tandis que la notion de justice est essentiellement associée aux normes.

Ce débat oppose les deux grands courants du libéralisme et du communautarisme, ainsi que les partisans du libertarisme et les partisans de la social-démocratie.

Deux question fondamentales connexes sont au cœur de ce débat:

1. La question du pluralisme des valeurs : Comment une société peut-elle se donner un système de normes morales communes quand les citoyens qui la composent adhèrent à une pluralité de valeurs et de conceptions de la vie?

2. La question des limites des pouvoirs et des interventions de l’État : Quels devraient être les devoirs de l'État dans une société démocratique et quelles devraient être les limites de ses

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interventions? Quelle ligne de démarcation faut-il tracer entre la sphère publique et la sphère privée?

Les deux tableaux qui suivent rassemblent un certain nombre d'idées opposées caractéristiques de ces deux grands débats. Cependant, il existe beaucoup de divergences de vues entre les divers courants d'idées que l'on peut associer respectivement à l'éthique de normes ou à l'éthique de valeurs et ces tableaux ne sauraient en rendre compte.

Éthique de normes Éthique de valeurs1. Priorité des normes  : les normes sont des

principes de base qui s’imposent préalablement à toute valeur et à tout projet d’action.

2. Vision étroite de la morale  : les exigences morales doivent rester minimales (droits fondamentaux, respect, justice).

3. Démarcation nette entre la sphère morale et les sphères non morales.

4. Priorité de la forme et de la procédure sur le contenu substantiel.

5. Approche rationaliste et cognitiviste de la morale, priorité accordée à la question de l’objectivité, de la vérité et de la justification des jugements moraux.

1. Priorité des valeurs  : les normes servent à protéger ou à promouvoir des valeurs importantes.

2. Vision large de la morale  : les exigences morales sont étendues (idéaux de société, vertus, conceptions de la vie).

3. Frontière floue entre la sphère morale et les sphères non morales.

4. Priorité du contenu substantiel sur la forme et la procédure.

5. Approche non rationaliste et non cognitiviste de la morale (sentiments, attitudes, identité), priorité accordée à la question de la motivation morale.

Contre l’éthique de valeurs Contre l’éthique de normes1. Les valeurs relèvent des préférences

subjectives, des croyances personnelles ou des spécificités culturelles. Les valeurs sont trop relatives pour fonder une morale universelle.

2. Les conflits moraux portant sur les valeurs ne peuvent être résolus de façon satisfaisante sans le recours à un système de normes supérieures universelles reconnues par tous et objectivement fondées.

3. Les décisions de l’État s’appliquent à tous les citoyens. C’est pourquoi l’État doit rester neutre à l’égard des valeurs sous peine de violer les droits à la liberté et à l’égalité de tous les citoyens et d’imposer à certains groupes de citoyens les valeurs d’un autre groupe ou de sombrer dans l’arbitraire, la partisanerie et le favoritisme.

1. L’éthique de normes n’est pas réellement universelle, car elle est fondée sur les valeurs propres à une culture particulière : occidentale et individualiste.

2. Il existe également des conflits entre les normes, car les normes sont plurielles comme les valeurs et il n’existe pas de norme ultime permettant de trancher objectivement les conflits moraux.

3. Les membres de toute société doivent « vivre ensemble » et cette vie commune est impossible s’ils ne partagent pas un certain nombre de valeurs fondamentales composant une identité collective. En plus, la société civile ne cesse d’adresser à l’État des revendications qui mettent en jeu des valeurs substantielles, revendications auxquelles celui-ci ne peut rester insensible.

Avenues de conciliation entre éthique de normes et éthique de valeurs1. Considérer ces deux éthiques comme deux versants (négatif et positif, attractif et restrictif) de

l’univers moral et comme deux manières d’aborder les problèmes moraux. Par exemple, l’autonomie peut être vue comme une norme : le droit de décider par soi-même pour tout ce qui

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nous concerne, mais elle peut aussi être vue comme une valeur : un mode de vie idéal, une manière d’être qui définit l’image de soi ou l’identité d’une personne.

2. Rattacher l’adoption de l’un ou l’autre des points de vue aux particularités des contextes concrets dans lesquels se posent les problèmes moraux : contexte de contraintes, de conflits à trancher (normes), contextes d’engagement et d’expression de soi mettant en jeu l’identité des individus ou des groupes (valeurs).

3. Prendre en compte le niveau de généralité des considérations et des exigences. Plus les normes sont générales (la justice), plus elles se rapprochent des valeurs. Plus elles sont précises et explicites (règles de la justice pénale), plus elles s’en distinguent.

4. Considérer que l’exclusion complète de l’une ou l’autre des deux composantes est intenable et conduit à des absurdités. Une morale de pures normes est inacceptable d’un point de vue moral, car il est irresponsable d’appliquer des normes aveuglément sans considérer les conséquences ou la portée symbolique de cette application. Une morale de valeurs dépourvue de normes serait exagérément laxiste et justifierait les pires violations des droits individuels.

5. L’instauration de normes peut être vue, dans beaucoup de cas, comme un but idéal à atteindre (une idée régulatrice) qui donne lieu à un processus progressif épousant la logique axiologique du cheminement sur une échelle graduée. Exemple : le long chemin vers l’égalité entre hommes et femmes qui implique à la fois un changement de normes et de valeurs (mentalités).

6. La promotion ou la défense de valeurs doit souvent passer par l’étape d’une traduction en normes pour influencer concrètement la conduite des gens. En contrepartie, les normes n’auront pas l’impact recherché si les individus ne sont pas habités par des valeurs qui les disposent à les respecter. Au fil du temps, certaines valeurs tendent à se traduire en normes (respect de l’environnement, langue française) et certaines normes en viennent à faire émerger des valeurs (tabac, conduite en état d’ébriété). Toute culture morale est une combinaison de valeurs et de normes.

BibliographieBaertschi, Bernard, « La place du normatif en morale », Philosophiques, printemps 2001, p. 69-86.

Kymlica, Will, Les théories de la justice, Montréal, Boréal, 1999.

Métayer, Michel, La philosophie éthique - Enjeux et débats actuels, 3e édition, Saint-Laurent, ERPI, 2008.

Métayer, Michel, La morale et le monde vécu. Pour une éthique concrète, Montréal, Liber, 2001. Surtout les chapitres 2 et 3.

Métayer, Michel, Guide d’argumentation éthique, Québec, PUL, 2011, p. 109-119.

Ogien, Ruwen, L'éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007.

Taylor, Charles, « Le juste et le bien », Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1988, p. 33-56.

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