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MIGRATIONS ET HISTOIRE DANS LA « CARAÏBE FRANÇAISE » Marie-José JOLIVET Sociologne ORSTOM, 213, rue La Fayette, 75010 Paris RÉSUMÉ I?i1 conducteur dans l’approche de la réalité antillaise et guyanaise, l’ètude du ph6nomènP migratoire permet de mettre en relief le rôle de l’histoire dans ces sociétés, comme mise en perspective néressaire ci leur compréhension, et aussi comme enjeu pour ceux qui tentent d’en maîtriser le devenir. Constitutif du fait créole, le phénomène migratoire en accompagne chaque moment décisif: c’est la traite initiale, qui fonde Zasituation premièrs d?esctavage; ce sont les apports successifs d’rsclalres ctfricains, qui posent la créolisation comme une dialectique du choix et de la contrainte; c’est le mouvement de dispersion des esclaves libérés en 1848, par lequel s’affirme le primat de l’individualisme comme choix spécifiquement créole; c’est enfin la migration vers les villes locales et vers la France, qui concrétise la montée d’une logique clssimilntion?li,Stp, largement ancrée dans le passé puisqu’elle a déjir amené la formation de la bourgeoisie mulâtre, mais dont les effets sont radicalisés par la départementalisalion de 1916, jusqu’à aboutir à une crise d’identité. Avec cette dernière, apparaît alors la nécessité d’une reprise en charge de l’histoire par ceux-là m2mes qui en sont les sujets perpétuellement dépossédés; mais cette reprise en charge peut emprunter des voies diverses selon l’idéologie politique de riférence (assimilation, négritude, créolité...). MOTS-CLÉS: Migration - T$stoire - Esclavage - (Mole - Individualisme - ~~ssimilation - Dé,partementali- sat.ion - Identité - Inversion - Dialectique. ABSTRACT MIGRATIONS AND HISTORY IN THE (CF~NCH TERRITORIES OF THE CARIBBEAN)) Xhe study of the migratory phenomenon which is essentiat to make an approach to the \Vest Indian and Gnianese reality allorvs to emphasize the role of the history in these societies in order to understand them and to make it a stake for fhose rvho tJ*g fo control their evolution. Xhe migratory phenomenon which gave rise to the Creole culture is present ut each signifkant period. .lt is the initial slave trade which makes the slavery background of the society; the successive influxes of African slaves cause to adopt creolization as a dialectics of choice and constraint; the dispersa1 of the slaves released in 1848 confirms the preeminence of individuulism as a specifically creole choice; finally, the migration torvards fh? local to~vns and France materiulizes the development of a logic assimilation which is deeply rooted in the past since it already led to the formation of the Qbourgeoisie mulâtre 0. The effects of this logic, houlever, are made estreme by the 1946 departmen- talization and resulted in a crisis of identity. The latter implies that the history must be re-appropriate by those rvho are constantly deprived of it; this re-appropriation may go on varions tracks according tn the reference political ideology (assimilation, o négritude O, Qcréolitt! D...). KEY WORDS : Migration - IIistory - Slavery - Creole - Tndividualism - &similation - Departmentaliza- tion - Identity - Dialectics. Si les migrations antillaises ont déjà fait l’objet n’épuise cependant pas la quest,ion du phénomène d’un certain nombre de Lravaux et continuent A migratoire. Il est utile d’envisager aussi ce dernier intéresser diverses recherches en cours, c.‘est essen- dans sa globalité : tel est l’objectif de la recherche tiellement sous l’angle de l’émigration en France. où s’inscrit le propos, évidemment. plus restreint, Pour imp0rtant.e qu’elle soit, l’étude de l’émigration du présent article. Cah. ORSTOM, sér. Sri. Hum., vnl. XXI, no 1, 198.5: 99-113.

Migrations et histoire dans la 'Caraïbe Française

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MIGRATIONS ET HISTOIRE DANS LA « CARAÏBE FRANÇAISE »

Marie-José JOLIVET Sociologne ORSTOM, 213, rue La Fayette, 75010 Paris

RÉSUMÉ

I?i1 conducteur dans l’approche de la réalité antillaise et guyanaise, l’ètude du ph6nomènP migratoire permet de mettre en relief le rôle de l’histoire dans ces sociétés, comme mise en perspective néressaire ci leur compréhension, et aussi comme enjeu pour ceux qui tentent d’en maîtriser le devenir.

Constitutif du fait créole, le phénomène migratoire en accompagne chaque moment décisif: c’est la traite initiale, qui fonde Za situation premièrs d?esctavage; ce sont les apports successifs d’rsclalres ctfricains, qui posent la créolisation comme une dialectique du choix et de la contrainte; c’est le mouvement de dispersion des esclaves libérés en 1848, par lequel s’affirme le primat de l’individualisme comme choix spécifiquement créole; c’est enfin la migration vers les villes locales et vers la France, qui concrétise la montée d’une logique clssimilntion?li,Stp, largement ancrée dans le passé puisqu’elle a déjir amené la formation de la bourgeoisie mulâtre, mais dont les effets sont radicalisés par la départementalisalion de 1916, jusqu’à aboutir à une crise d’identité. Avec cette dernière, apparaît alors la nécessité d’une reprise en charge de l’histoire par ceux-là m2mes qui en sont les sujets perpétuellement dépossédés; mais cette reprise en charge peut emprunter des voies diverses selon l’idéologie politique de riférence (assimilation, négritude, créolité...).

MOTS-CLÉS : Migration - T$stoire - Esclavage - (Mole - Individualisme - ~~ssimilation - Dé,partementali- sat.ion - Identité - Inversion - Dialectique.

ABSTRACT

MIGRATIONS AND HISTORY IN THE (CF~NCH TERRITORIES OF THE CARIBBEAN))

Xhe study of the migratory phenomenon which is essentiat to make an approach to the \Vest Indian and Gnianese reality allorvs to emphasize the role of the history in these societies in order to understand them and to make it a stake for fhose rvho tJ*g fo control their evolution.

Xhe migratory phenomenon which gave rise to the Creole culture is present ut each signifkant period. .lt is the initial slave trade which makes the slavery background of the society; the successive influxes of African slaves cause to adopt creolization as a dialectics of choice and constraint; the dispersa1 of the slaves released in 1848 confirms the preeminence of individuulism as a specifically creole choice; finally, the migration torvards fh? local to~vns and France materiulizes the development of a logic assimilation which is deeply rooted in the past since it already led to the formation of the Q bourgeoisie mulâtre 0. The effects of this logic, houlever, are made estreme by the 1946 departmen- talization and resulted in a crisis of identity. The latter implies that the history must be re-appropriate by those rvho are constantly deprived of it; this re-appropriation may go on varions tracks according tn the reference political ideology (assimilation, o négritude O, Q créolitt! D...).

KEY WORDS : Migration - IIistory - Slavery - Creole - Tndividualism - &similation - Departmentaliza- tion - Identity - Dialectics.

Si les migrations antillaises ont déjà fait l’objet n’épuise cependant pas la quest,ion du phénomène d’un certain nombre de Lravaux et continuent A migratoire. Il est utile d’envisager aussi ce dernier intéresser diverses recherches en cours, c.‘est essen- dans sa globalité : tel est l’objectif de la recherche tiellement sous l’angle de l’émigration en France. où s’inscrit le propos, évidemment. plus restreint, Pour imp0rtant.e qu’elle soit, l’étude de l’émigration du présent article.

Cah. ORSTOM, sér. Sri. Hum., vnl. XXI, no 1, 198.5: 99-113.

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A cet- objec.tif correspond une problématique qui se fOIJ&? sur une double exigence. Il s’agit tout d’abord de montrer que l’on a affaire, non pas à une série de mouvement.s plus ou moins indépendants les uns des autres, mais Q un phénomt?ne migratoire, dont. OII peut. voir apparaître la logique profonde dans et par-del& les diverses modalités qu’il revet, en étudiant aussi bien les migrations vers les villes locales, que l’émigration vers la France. Il s’agit @alernent de saisir le phénomène migratoire dans tout. ce qu’il représente au-delà de lui-meme, c’est-a- dire de le prendre moins comme objet proprement dit de la recherc,he que comme fil conducteur dans l’approche d’une réalit,& sociale dont il fait partie intégrante, une rbalité qu’il révèle, mais qui, seule, peut lui donner en retour sa pleine signific.at.ion.

Dans une telle optique, la mise en perspective hist,orique devient. indispensable. La réalité créole est, fernI& & l’entendement de qui oublie le poids des situations qui l’ont fait. naître et évoluer : l’esclavage, l’émancipation, la ruée vers l’or en Guyane on les structures coloniales de la plantation aux Antilles lui donnent., ainsi qu’au fait. migratoire, une profondeur de ChNnp sans laquelle nulle vision n’en saurait ètre exacte. C’est de cette perspective historique, comme préalable & toute tent.ative d’analyse glOhillf2, qu’il sera ici question.

Nous verrons donc, en premier lieu, l’importance du role joué par le fait, migratoire dans la constit.u- tion même du fait créole - t,el qu’il peut ètre défini dans la (( Caraïbe frangaise 0. Nous examinerons ensuit.e le problbrne de la migrat.ion dans son rapport au processus d’assimilation, en faisant notamment apparaitre son rc?le dans le mode constitutif des classes moyennes et dans la lutte c.ontre l’emprise des structures de la plantation. Enfin, nous évoque- rons, SOUS forme de jalons pour une autre réflexion, le probl;we des rapport.s existant ent,re la migration, la départementalisation et. la wise actuelle d’identité.

Le fait migratoire dans la constitution du fait créole

Dans l’expression qu’en livrent les trois cas qui nous intbressent ici (Guadeloupe, Martinique, ~~LI~~N), le fait créole nait du double processus de la transplantation (migration originelle) et de l’esclavage.

Rappelons que le mot creole vient de l’espagnol criollo, et. désigne d’une fason générale la descendance locale d’une espèce importée. En Amérique, au temps de l’esclavage, il a été appliqué non seulement. aux descendants des colons blancs qui y avaient fait souche, mais aussi aux esc,laves nés sur place, ainsi distingués des esclaves de traite, nés en Afrique, et. souvent. qualifiés de bossales.

[Jn esclave créole est donc. un individu d’origine africaine, mais socialisé dans un c0ntext.e où les

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régies sont imposées par les Blancs. De quelle c.ulture peut-il d&s lors Stre porteur? Sans entrer dans le détail du débat dont cette question peut faire l’objet, signalons l’opposition qui a marqué a ce propos la pensée anthropologique nord-améri- caine des années 1930-1940, entre ceux pour qui l’esclavage devait etre considéré comme étant avant tout destructeur, au point de déboucher, au moment de l’é,mancipation, sur une sorte de table rase avec la civilisation occidentale pour t.out horizon, et ceux qui, tel HERSKOVITS (1941), mettaient au contraire l’accent sur la résistance de l’africanité, dans une syncrétisation faite de (( réinterprét.ation )), c’est-&-dire de formes culturelles nouvelles, peutcêtre, mais toujours justifiées par des croyances d’essence afric.aine. Précisons encore que si ce débat reste d’actualité, c’est surtout, parce qu’il sert d’arrière- plan ?4 une confrontation qui se joue sur le terrain de l’idéologie politique : c’est le problème de l’oppo- sition assimilat,ion / négrit.ude dans les départements frangais d’outre-mer par exemple, mais aussi - ce qui complique singuliérement les choses - celui de l’opposition ségrégation 1 int,égration nationale aux États-Unis. En revanc.117,. sur le terrain st,rictement anthropoIogique, l’oppoatlon n’est pas aussi irrbduc- tible qu’elle sernble 1’tXre a priori : il n’est que de suivre la voie ouverte par BASTIDE (1967), pour montrer que la culture créole ne peut &re pleinement comprise qu’en termes de création.

Encore faut-il s’int,erroger sur les conditions de cette création, et tout d’abord préciser que nul ne saurait entiérement nier les effets destruct.eurs de l’esclavage - pas meme HERSK~VIT~ qui reconnaît que la résistance des (( africanismes 0 ne s’exerce pas également dans tous les domaines de la vie culturelle. On sait, en effet qu’aprés avoir dispersé les membres des différents groupes africains dès la traite, l’esclavage empèche toute reconstit,ut.ion de la hiérarchie et de la famille africaines, en impo- sant non seulement l’ordre que dicte la bonne marche du travail sur la plantat.ion, mais aussi la promiscuité et une cert,aine christianisation. Nean- moins, si l’gdit de 1685, ou Code Noir, réduit légalement l’esclave au statut. de bien meuble, dans les faits, le maître ne peut réduire entièrement l’homme a l’état de machine : il doit lui laisser des moments de répit, dont. certains sont également des moments de liberté relative. Les dimanches et les jours de fete ont, A cet égard une place import,ante, car lors des réunions qu’y opèrent, les danses et les jeux permis par le maitre, l’esclave créole a l’occasion de perpétuer ses souvenirs de l’Afrique. Il le peut déjà dans le domaine du folklore où sa mémoire s’appuie sur une prat.ique aut.orisée; il le peut aussi parce qu’il entre alors en contact avec des esclaves bossales qui, nés et socialisés dans leurs pays d’ori- gine, sont toujours porteurs de mémoire collective

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africaine. Et si la créolisat,ion s’accompagne bien d’un effacement progressif de la mémoire collective africaine, dans la mesure où cette mémoire ne leùt plus êt.re que de plus en plus partiellement vécue (l), si c.et effacement s’effectue au profit d’une mémoire nouvelle qui s’awroche aux réalités quotidiennes de la condition servile, tant que dure la trait.e, l’Afrique demeure malgré t,out très présent.e à travers les Bossales, perpétuels détenteurs de la vérité des origines.

En fin de compte, privé des moyens de conserver pleinement une mémoire collective africaine, comme d’assimiler totalement les valeurs des Blanc,s par trop liées à leurs fonctions de maîtres, l’esclave créole est amené B créer une culture nouvelle, repensant modèles africains et européens dans une dialectique du choix et de la contrainte, une dialectique oil, il faut le souligner, la part du choix peut f?tre nettement plus large que ne le laisse supposer la rigidité des structures de l’esclavage, grâce à la permanence de la présence bossale et des possibilités de ressourcement qu’elle offre jusqu’au début du xIxe siMe.

TouLefois, si l’on ne peut saisir le mode constitutif de la culture créole sans réference aux vagues successives de la migration africaine imposée par la traite, on ne peut davantage le comprendre sans tenir étroitement c.ompte du rôle qu’y joue la situa- tion d’esclavage. Creuset où se forge la culture nouvelle, l’esclavage est aussi le médiateur du mode d’actualisa>ion de cette culture après l’émancipation. Car c’est surtout quand elle acquiert le droit de s’exprimer librement, après l’abolition de 1845, que la culture créole prend Vérit$ablement corps, dans la tournure qu’on lui connaît depuis. Or, c’est par un mouvement de dispersion que commence cette libre expression.

Alors que les mouvements de marronnage (2) bossale, qui ont agité la colonie hollandaise du Surinam au cours du XVIII~ sièc,le, ont c,onduit les Djuka, les Saramaka, et plus tard les Boni, Q lutter jusqu’à obtenir la reconnaissance offIcielle de leur indépendance, dans une cohésion que chaque groupe a pu trouver immédiatement ?I travers une réorgani- sation collective (< africaine 1) (de type Fanti-Ashanti), à l’inverse, le mouvement de dispersion des Créoles libérés en 1848 est avant tout marqué par l’indivi- dualisme:

Privé, par définition, de toute expérience préa- lable de l’état de libert.é, l’esclave créole ne peut en effet vivre sa libération que par référence au joug antérieurement subi, en construisant. un syst&ne inversé où la contrainte s’efface devant le primat

de la libert,é individuelle. C’est donc par l’affirmation de l’idéol@e du G contre-esclavage )) que se c.arac- Grise essentiellement la culture créole, dans cette premiere phase d’actualisation.

Cette constatation vaut pour l’ensemble des colonies fransaises de la Caraïbe. Cependant, la diversité des çondit,ions de l’émancipation - elle- même corrélative de la diversité des structures économiques et démographiques précédentes - amène une diversification des modes d’actualisation de la c,ult.ure wéole. Mais il faut. bien noter qu’au départ, on assiste partout, à un mouvement systéma- t,ique de dispersion de la part des esclaves libérés qui tentent d’aller s’inst.aller ZL leur compte sur les terre.s encore vierges.

En fait, on peut dire qu’à la migration initiale qui a conduit de la liberte ii l’esclavage, correspond une vol0nt.é de migration inverse, menant de l’escla- vage 9 la liberté. Tel était déjà le sens des mouvements de marronnage; mais la fuite y était la c,ondition sine qua noil de la liberté. Avec l’abolition, la migra- tion vers les t.erres inoccupées prend une dimension supplémentaire : sans doute ne suffit-il pas d’acquérir le statut, d’homme lihre pour se sentir tel, sans doute éprouve-t.-on dts lors le besoin de quitter les lieux où le joug a pesP; mais s’il faut. partir, c’est aussi parce qu’il faut. tenter de devenir son propre maltre, car 18 est,, pour le Créole, le modèle absolu de la libert,é, le seul qu’il ait. jamais vu 9 l’œuvre, et. qui, soudain, lui devient, accessible. Ce que l’on peut souligner ici, c’est que dès cette première expression vécue du rapport, g la liberté, figure l’idée cent-rale d’une promotion à laquelle, seule, la migrat,ion peut ouvrir la voie. On retrouvera ce type de construct,ion dans t.outes les migrat,ions post.érieures.

Concrètement, t.outefois, cette possibilit,é de promo- tion n’est pas donnée également à tous. Il y a notamment une importante diffhrence ent,re le sort. auquel sont. soumis les libérés antillais, et celui que connaissent leurs homologues guyanais.

Aux Anl.illes, le poids des st.ructures socio-écono- miques de la plantation rt. l’exiguïté des îles ramtnent vite la plupart de s bras dans l’orbite des grandes propriétés. Cert,es, tous ne doivent pas se résigner LI n’etre que de simples ouvriers agricoles sur l’habi- tation d’un ancien maître. Mais même les nouveaux petits cultivateurs (( indFpenclants )), nés de la disper- sion de 1848, restent en fait, en majoril& étroitement dépendants des grands planteurs. En effet, comme le montre LASSERRE (19X2), la petite propriété, loin de s’opposer fondamentalement. à la grande, en est, plutôt solidaire, les deux ensembles vivant dans une

(1) Pour le cOnCept de IIltbnOire COlkCtive et le probléme de son support ~&XI, cf. HALBWAC.HS (1050). (2) De marron, mot venant lui-mhne de l’espagnol cimarron qui, en Amkrique Latine, designait, l’esclave fugitif.

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vérit,able (< symbiose economique et soc.iale 9 : c’est au grand planteur que le petit paysan vend sa production de canne a sucre, c’est chez lui qu’il trouve l’appoint du travail salarie auquel le contraint, le plus souvent. la faiblesse des revenus tirés de son trop petit ou t,rop aride lopin de terre - un lopin que l’on désigne aujourd’hui par le nom évocateur de o ,jardin créole 1). Quant a ceux qui ont recours au métayage, soit sous sa forme classique, soit sous la forme, plus répandue a la Guadeloupe, du (( colonat partiaire » - qui laisse la jouissance de leur produc- tion vivribre aux (( colons 8, mais les oblige a donner parfois jusqu’aux deux tiers de leur production principale au propriétaire - ils demeurent. évidem- ment t,otalement pris dans les st.ructures de la grande plantation. C’est donc dans une situation de libert,é t,oute relative que s’affirme la culture créole aux Antilles : elle ne peut alors le faire qu’à partir et à l’encontre des cont,raintes de la plantat.ion, dans une dialect‘ique mettant en ceuvre toutes ses capa- cit.es d’adapt,ation et de détournement.

En revanche, la situation où vient, s’inscrire l’émancipat~ion des Créoles guyanais est infiniment moins contraignante. Joue tout d’abord l’ampleur du territoire disponible : la colonisation n’a jamais touché qu’une étroite frange du litt.oral, dans une implantation par surcroît très discont.inue. Par ailleurs, t,ireillé, au gré des fluctuations de la politique coloniale de la Franc.e, ent.re les projets qui met.taient l’accent sur le peuplement, et, ceux qui visaient, à en faire une colonie d’exploitation, le pays est. resté avant tout marqué par une grande pauvreté, et. n’a jamais pu être le cadre d’un réel enracinement de l’économie de plantation. Dans ces conditions, le mouvement de tlispersion affectant les esclaves qui viennent. d’?tre libérés va pouvoir aller jusqu’au bout de sa logique.

Sans doute la Guyane est-elle en I’owurrence un cas limite; mais dans des termes qui le rendent. singulierernent éclairant. Car la logique que l’on y voit Q l’œuvre, c’est en fait celle du primat de l’individualisme qui peut s’affirmer aussi totalement que le rendent. possibles les seules contraintes élémen- t,aires de la survie. Ainsi le lit.koral voit-il fleurir une multit,ude de petites habitations éparpillées le long des riviéres et. de leurs affluents. Chacune abrite une famille nucléaire qui vit en quasi-auto- subsist,ance des produits de l’agriculture itinérame sur brùlis et de quelques activkés annexes (chasse et pèche, ou élevage, selon les régions), tandis que la prat8ique de la néo-localité, qui conduit. le fils à aller construire sa propre habilation et faire ses propres abattis des qu’il atteint l’age adulte, assure la reproduc.tion de ce schéma à la génération suivante.

On a donc ici affaire à la pleine réalisation du modele absolu de liberté que constitue le fait de

devenir son propre maître. II est, intéressant, a cet égard, de noter la reprise du terme habiiafion pour désigner concrètement. cette réalisation, qui dès lors apparait bien comme l’appropriation par tous du modèle antérieurement réservé aux colons blancs et à quelques affranchis. Élément de base des anciennes structures de la plantation, l’habitation, certes alors fondée sur le travail servile, ét,ait déjà une unit.é de production autonome. Reprise par les Créoles libérés, mais c,omme clément de base de nouvelles structures auxquelles elle doit par consé- quent être adaptée, elle garde ce caractère d’auto- nomie, mais renforcé dans le sens d’une relative autarcie de la famille restreinte, où s’exprime le primat de l’individualisme. Symbole de la mediat.ion opérée par l’esclavage dans la construction culturelle créole, la nouvelle habit,ation est donc. aussi une véritable création.

Si l’individualisme prédomine dans cette organi- sation en formation, la notion de groupe n’en est cependant pas absent.e. Comme par le passé, c.haque bassin fluvial continue à définir une sorte d’unité géographique, mais dont la dimension collective s’exprime désormais clairement 9 travers la mise en œuvre de grandes réunions d’entraide, fondées sur le principe de la réciprocit,e des servic.es rendus. L’élaboration créole fait. ainsi montre d’une dyna- mique qui, a t.erme, devrait pouvoir déboucher sur la const.itution de groupes réellement, int,égrés, dans un équilibre harmonieux rnt,re liberté individuelle et contrainte collective. Les circ.onstances en décident néanmoins autrement : c.‘est au cours de c.et,te phase nécessairement hésitante, riche de promesses et précaire a la fois, qu’intervient l’événement par lequel va se singulariser davantage encore la Guyane : la ruée vers l’or. Cette ruée va en fait jouer comme une véritable épreuve, révélant les points forts et les faiblesses de l’elaboration créole antérieure, et ce, non seulement, A propos des Guyanais, tous direc- tement. concernés, mais aussi, quoique en moindre mesure, à propos des immigranis antillais qu’elle va attirer.

La sit.uation qui s’instaure en Guyane avec la ruée vers l’or est. assez complexe. Nous l’avons longuement analysée dans une publication antérieure (La question créole), et nous ne ferons ici qu’en évoquer succinctement les éléments susceptibles d’éclairer notre présent dessein. Disons que c.ette situation va conduire la soc.iété et. la culture créoles de Guyane a se figer dans le choix d’un individua- lisme renforcé. Ce choix est rendu possible par les condit.ions de l’exploitation, essentiellement artisa- nale, des gisements - le cas le plus fréquent étant représenté par l’orpailleur solitaire, travaillant à la battée - et surtout, par l’organisation du ravit,ail- lement que les grosses maisons de commerce de Cayenne mettent bientot sur pied pour récupérer

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l’or des orpailleurs dispersés dans tout l’intérieur du pays. Mais g y regarder de près, ce choix est avant tout spécifiquement créole : il est l’expression radicalisée de l’idéologie du (( contre-esclavage 1); il s’accomplit & travers un mouvement migratoire qui ne fait que prolonger le mouvement de dispersion caractéristique des lendemains de l’émancipation.

A l’appui de cette assertion, deux exemples comparatifs peuvent être cités. C’est tout d’abord celui des Saramaka, et de leur manière de vivre la situation de polarisation autour de l’or. Il s’agit, nous l’avons dit, d’une tribu de la forêt surinamienne, issue du marronnage d’esclaves bossales: et structurée autour de modèles Fanti-Ashanti. Tous les Bosh du Surinam sont devenus des spécialistes du cano- tage sur les fleuves accidentés au long desquels sont installés leurs villages, mais leurs pirogues ont des formes variables. Celles des Saramaka présentent l’avantage d’être assez larges pour transporter des charges importantes de marchandises, t,out en restant parfait.ement maniables dans les rapides - alors que les canots créoles, larges aussi, ne sont adaptés qu’à la seule navigation en aval. C’est donc aux Saramaka que vont s’adresser les maisons de c.ommerce de Cayenne qui cherchent à organiser l’approvisionnement. de l’int,érieur. Les Saramaka répondent a cet appel, et acquièrent bientôt le quasi-monopole de la navigation sur les fleuves qui desservent les principaux bassins miniers de Guyane, en constituant une véritable compagnie de transport. Mais leur migration reste strictement réglementée par l’autorité ?i la fois religieuse et politique qu’in- carne le Gmn-Man de la tribu - lequel passe même, pour ce faire, des accords officiels avec le gouverneur de la colonie franpaise - de sorte que, loin de menacer l’ordre tribal, elle en devient finalement un élément, const,itutif.

A l’inverse, les immigrants antillais, dés leur arrivée sur le sol guyanais, entrent dans le jeu dominant de la compétition individuelle. Ces derniers sont surtout d’origine sainte-luc.ienne, mais on y trouve aussi, par ordre décroissant d’importance : des Martiniquais, des Dominicains et des Guadelou- péens. Sans doute Sainte-Lucie et la Dominique sont-elles des colonies anglaises où l’émanc.ipation est intervenue dès 1534. Mais la différence avec les îles frangaises n’y est pas encore très marquée au niveau de la population qui va fournir les contingents d’émigrants. l&ant donné les rivalités dont la posses- sion de ces îles a longtemps fait l’objet, Sainte-Luciens et Dominicains ont. également été soumis à la coloni- sat,ion franc,aise; ils sont créolophones; la situat,ion

qu’ils connaissent avant leur départ pour la Guyane est assez :Similaire B celle des Martiniquais ou des Guadeloüpéens, dominée qu’elle est, dans ces quatre petites îles déj& relativement peuplées, par les structures de la plantation coloniale qui prolongent celles de la plantation esclavagiste.

On c,onçoit aisément l’att.irance que peut exercer l’or guyanais sur des hommes le plus souvent réduits à la dure condition de coupeurs de cannes sur les grandes plantations. Toutefois, sous l’angle des îles d’origine, le mouvement d’exode vers les placers de Guyane demeure d’ampleur très limitée : s’il concerne en t,out quelque 20 000 personnes, il s’échelonne sur une cinquantaine d’années (lSSO- 1930), ce qui, compte tenu des retours successifs, implique des effectifs réels ne dépassant jamais 10 000 personnes à la fois, pour l’ensemble des quatre îles.

En fait, cette migration est une affaire d’individus. Sans doute chacun prévoit-il de revenir chez lui une fois fort,une faite; mais en prenant le risque d’une telle expédition - dont il ne peut totalement ignorer qu’elle sera longue et hasardeuse, car il devra courir après (t la chance )) - le migrant antillais accepte de se couper entièrement, pour un temps indéterminé, de son groupe d’origine. Si la modestie de ce mouvement de migration, eu égard à la démo- graphie des sociétés q6’il concerne, nous interdit d’apprécier a partir de ce seul phénomène le niveau d’intégration desdites sociétés, il est t,out de même intéressant de const.at.er que dans ses premières décennies, il ne porte jamais ni sur la famille, ni sur une quelconque unit,é plus vaste (1). Nous l’avons dit : c’est une affaire d’individus. Et l’indica- t,ion fournie a ce sujet par les modalités de départ se trouve confirmée par les modalités de participation à la situation guyanaise, puisque Q l’opposé des Saramaka, les Antillais suivent naturellement le chemin tracé par leurs prédécesseurs guyanais (( dans les bois )), celui de l’individualisme.

Il est vrai que ce cheminement est largement favorisé par le contexte local, notamment pour les premiers venus qui, vers les années 1870, sont encore très minoritaires, et qui trouvent, dans le modèle dominant de la compétition individuelle, un moyen d’insertion qu’ils n’auraient pas face à un groupe organisé et par 18 même susceptible de les margina- liser. Il n’en demeure pas moins l’expression d’un choix, surt.out à partir des années 1880-1890, lorsque les orpailleurs ant,illais deviennent majoritaires, les Guyanais s’étant peu & peu repliés sur les activités induites de colportage et de petit commerce. Et ce

(1) Plus tard en revanche, les orpailleurs antillais feront venir leurs femmes dans les villages miniers de l’intkrieur guyanais. Mais cette tendance ne deviendra significative que dans les années 1920-1930, au moment. où s’opérera une cert.aine stabilisation du travail minier, liée à l’augmentation des contrats passés avec les concessionnaires en titre.

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choix ne peut êt,re expliqué que comme choix spécifiquement créole, produit de l’idéologie du (( contre-esclavage )), qui érige l’individualisme en expression privilkgiée d’une liberté avant tout véwe comme contraire à la condition servile dont, les contraintes sont. trop récentes pour n’être pas encore dans tout.es les mknoires.

En fin de compte, c.e que nous révèle la fièvre de l’or et son cortège de migrations, c’est que l’indivi- dualisme est la valeur constitutive du fait créole non seulement la plus prégnante aux lendemains in1métiiat.s de l’bmancipation, mais aussi la plus résistant-e tout- au long de cette période de maturation que représent.ent la fin du XIX~ siècle et le début du xx” siècle. C’est là un enseignement qu’il faudra garder à l’esprit en analysant les migrations posté- rieures : on verra que cette valeur ne sera pas sans réapparaitre au premier plan, à chaque fois que les circonstances lui donneront l’occasion de s’exprimer. Et, en ce sens, on peut. noter le c.aractère d’emblée Cminemment (t moderne )> des sociétés créoles, même lorsque l’individualisme semble repris dans la dialectique de la construction culturelle.

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En étndiant le fait migratoire dans son rapport A la constit,ution du fait créole, nous en avons vu apparaitre diverses manifest.ations. Disons, pour rkiumer, qu’avec la traite initiale et les apports successifs de Bossales, il est au cœur du problème de la relation objective et subjective auxorigines; avec la dispersion qui suit l’abolition de 1845, il se donne comme moyen de 1ibert.é absolue (devenir son propre et unique maître), selon un modèle médiatisé par l’esclavage antérieur; avec la ruée vers l’or de Guyane, il apporte la confirma’cion du primat. individualiste dans la c.onstruc.tion c.réole...

Mais il ne s’agit enc.ore la que d’aspect, épars, sans véritable cohérence. C’est dans sa relation au processus d’assimilat,ion que le fait. migratoire va trouver sa logique, et c’est en fonckion de cette logique que les prkédents éléments vont prendre tout leur sens.

Migration et assimilation

Si le processus d’assimilat,ion n’ose aujourd’hui plus dire son nom dans la mesure où, depuis quelques années, son çarac.tère aliénant est de plus en plus vigoureusement dénonc.é, il ne faut cependant pas

oublier qu’il a longtemps correspondu à de fortes aspirations, d’abord limitées aux classes aisées (essentiellement à la bourgeoisie mulatre), puis de plus en plus largement partagées, jusqu’à t.rouver leur aboutissement, au moins sur le principe, dans la (( loi d’assimilation v qui, en 1946, a entraîné la dépal~tementali.satiorz des trois colonies de la Caraïbe, ainsi que de la Réunion.

Élément import,ant de la départementalisation, le proc.essus d’assimilation est néanmoins engagé longtemps avant* le changement de statut. On peut dire qu’il s’enclenche pleinement avec l’émancipation de 1848, et que déje, au temps de l’esclavage, si l’actualisation en était impossible, l’idée d’assimi- lation n’en était pas moins présente. On c.ommencera donc par poser le probléme au niveau des affranchis et, de leurs descendants, c’est-à-dire de cette catégorie de population que l’on désignait alors comme les gew de conlenr libres, et, qui constit,uait, un groupe inter- médiaire enke celui des maitres blancs et celui des esclaves.

Liliane CHAULEAU (1973) note qu’en Martinique, au début, du XIX~ sibcle, les gens de couleur représen- taient 6 yo de la population (soit 6 555 personnes en 1807), qu’ils exerçaient divers métiers relevant de 1’arLisanat - où, selon les administrateurs qui le déploraient, ils avaient remplacé les petit.s Blancs - et qu’ils pouvaient, aussi servir dans une Compagnie de Chasseurs récemment créée à leur intention (1). Déjà, sous l’Ancien Régime, ils étaient le plus souvent. artisans ou petits commer$ant.s (cabaret,iers, no ta mment,).

D’une manière générale, aux Antilles comme en Guyane, certains vivaient à la campagne c.omme agriculteurs, voire petits propriétaires d’habitat,ions comptant quelques esclaves; les autres vivaient dans les bourgs et les villes pour y exercer les métiers auxquels la loi leur laissait accès. Car bien que libres, ces hommes et ces femmes étaient loin d’être considérés comme les égaux des Blancs. En réalité, leur libertk &tait. singulièrement entravée par de multiples restrictions. Ces derniéres ne figuraient pas dans le Code Noir, dont les dispositions étaient, méme assez favorables à l’affranchissement et à la condit.ion d’affranchi (2). Mais cette ouvert,ure ne tarda pas à être infirmée. A partir de 1713, en effet, tout fut mis en œuvre pour réduire le nombre des affran- chissements et pour briser les tentatives d’assimila- tion des affranchis et de leurs descendants - dès lors stigmatisés comme gens de saizg-mêlé - à la classe des Blancs. A. C*ISLER (1981) souligne, 9 ce

(1) Il s’agissait de renforcer les effectifs susceptibles d’assurer la dkfense de I’ile contre les Anglais qui, de 1794 A 1802, l’avaient occup&e, et qui allaient à nouveau s’en rendre maîtres de 1809 à 1814.

(2) <I Octroyons aux affranchis les mêmes droits, priviléges et immunitt% dont jouissent les personnes nees libres >j, stipulait l’article 59. Mais en cas de manquement à l’égard de l’ancien maître, une punition exemplaire était, toutefois requise.

Cah. ORSTOM, sér. Sci. Hum., vol. XXI, no 1, 1985: %!A113.

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sujet, que l’initiative en revint au pouvoir royal qui, dès 1703, refusait de recevoir les titres de noblesse des hommes mariés avec des mulât.?esses, et. qui, en 1733, dkrétait l’exclusion des gens de couleur G de toute espèce de fonctions et charges publiques )), par pure mesure préventive, tandis que l’autorité locale prenait bientôt la relève en publiant des arrêt.és, tel celui du Conseil Supérieur de la Martinique qui, en 1765, défendait aux notaires, greffiers, huissiers et procureurs d’employer des gens de couleur.

Assujettis .4 des règles de ségrégation et aux nombreux interdits d’un régime colonial qui, sur bien des plans, en particulier celui de (t la police )), les amalgamait aux esclaves, les gens de couleur n’ont cessé de lut.ter pour tenter de faire reconnaître leurs droik d’hommes libres, c’est.-A-dire leur rupture avec le monde des esclaves, et par la même leur droit A l’assimilation. Mais il faut att.endre la Monarc.hie de Juillet et I’élaborat,ion d’une nouvelle Charte des Colonies pour qu’une amélioration sensible soit apportée à leur sort (1) ; encore cette amélioration doitcelle être mise en relation avec. la montée du mouvement abolitionniste européen, auquel cert,ains hommes de couleur commençaient d’ailleurs à se rallier (2) et, dont, seul, le succés pouvait, finalement, ouvrir la voie Q un processus d’assimilation véritable.

Toutefois, ce dernier était. depuis longtemps en gestation. Il faut tout d’abord signaler la réussite économique d’une partie des gens de couleur, malgré la rigidité du régime. Y. DEBBASCH (1967) montre: à c.e propos, le role qu’a pu jouer, au début, la dona- tion que le colon blanc pouvait faire à son enfant mulâtre, soit sous forme de terres, soit. sous forme de biens lui permettant de s’installer en ville comme artisan ou commerUant. Les dons et legs aux affranchis furent. ensuite interdits (1726), mais cette restriction n’empêcha pas l’enrichissement de cer- taines familles. D’autre part, dès qu’elles en avaient. les possibilit,és, ces familles s’attac.haient A favoriser l’instruction de leurs enfants, les plus riches n’hésitant pas, m&me, à les envoyer séjourner en France pour parfaire leur éducation. Ainsi, dès les premières déc.ennies du xIxe siècle, alors que l’exercice des fonctions administratives et des professions libérales

leur était encore int,erdit, les gens de couleur comp- taient, dans leurs rangs des familles déjà parfaitement prêtes A ilivekir, d& qu’il s’ouvrirait A elles, ce champ professionnel, qui allait justement leur permetke, quelques années plus tard, de s’afErmer comme bourgeoisie n1ontant.e.

Mais avant d’en venir aux c.ondit.ions de l’assimi- lation aprés 1848, une question doit. encore etre préalablement, examinée, si l’on veut, pouvoir comprendre ensuit.e la relation assimilation / migra- tion : celle des évent.nels lieux privilégiés de cette assimilation. C’est en fait le problème de la ville et de la définition du milieu urbain dans la G Caraïbe frangaise )) qui est ici en cause. H. BASTIDE (0~. cit.) montre qu’au temps de l’esclavage, les villes du Nouveau Monde représentaient souvent, de par le relatif anonymat, qu’elles assuraient,, des cadres favorables à la reconstitution de G Nations afri- caines )) (3); il fait ét,at d’exemples de ce type dans le sud des États-Unis, à Cuba, et surt,out au Brésil où des traditions (t nationales )) se sont maintenues jusqu’à nos jours; il signale aussi un fait du même ordre concernant. la Martinique, tout en indiquant ses limites :

fl Une Icttre de 1753 du gouvrrntwr de I’ile parle de parades militaires t?t~ dr processions, avec UIW grande ostent.ntion de costumes, dirigées p:w un Roi, une Reine, suivis de la famille royale et des ministres de la Cour ; mais comme ces manifesta- tions s’achevaient souvent an dbsordre, le gouverneur les supprima i> (p. 1001.

Doit-on dès lors considérer que de tout,es petites villes comme l’étaient A cett.e époque Saint-Pierre, Fort-Royal, Basse-Terre, Cayenne ou un peu plus tard Pointe-à-Pitre (la derniére née) aient pu être des lieux favorables au maintien d’africunismes polit,iques ou religieux‘? Sans doute, là Comme ailleurs, la concentration d’esclaves y étaitrelIe plus importante que dans les campagnes où les plantations ne regroupaient, jamais guère plus de 100 ou 200 esclaves. Mais G la police des esclaves )) y était, également assez st.riet,e, et les interdits concernant les 4 attroupements 8 y ont été, sinon rigoureusement observés, du moins systémat.iquement réafiirmés. Ce n’est, donc pas par exception si, à la Martinique,

(1) En 1831, la proc8dure d’affranchissement etait allégée, tandis qu’en 1833 une ordonnance accordait. enfin les droits civils et politiques aux affranchis.

(2) Citons le, cas de EMETTE, dont on a souvent dénoncé la collusion avec les Blancs créoles lors des élections de 1849, mais qui n’en avait. pas moins ouvré pour l’abolition, prenant mdme ouvertement parti pour celle-ci des les années 1830, a la suite du c61èbre procés qui l’avait condamn6 à l’exil en France pour propagation d’idks séditieuses au sujet des droits des hommes de couleur libres.

(3) MaPtres et administrateurs coloniaux avaient par sucrolt intkrêt à encourager ces formations de SS Nations o, note encore BASTIDE, puisqu’en les institut.ionnalisant, ils pouvaient se donner les moyens de fixer des rivalit& qui les mettaient. à l’abri de regroupements plus larges, susceptibles alors de se retourner contre eux. Encore fallait-il, ajouterons-nous, qu’il s’agisse de villes abritant. un nombre assez important d’esclaves, pour que plusieurs + Nations ti rivales puissent y émerger.

Cah. ORSTOM, sér. Sci. Hum., vol. XXI, no 1, lQS5: 99-113.

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1 Ofj X-J. JOLIVET

la manifestat.ion signalée par BASTIDE n’a eu qu’une assez courte vie. Dans le mème ordre d’idées, 011

peut- mentionner le problime du carnaval : L. CHAU- LEAU (op. cif.) en situe les premières expressions dans le courant, 11u xvIV siècle, et en note les inter- dictions renouvelées de 1765 A 1850.

II est vrai que si ces interdits ont dû être ofkielle- ment reformulés à diverses reprises, c’est bien parce qu’ils faisaient l’objet. de transgressions périodiques. 11 serait donc dangereux de nier l’existence, en milieu urbain, de manifestations aptes à conforter rertains élements de mémoire africaine. Mais ce qui semble le plus probable, c’est qu’il n’a pu s’agir justement que d’éléments, dans la mesure où, en l’occurrence, et contrairement, à d’aukes pays, ces manifestations n’ont. jamais ét.é ni institutionnalisées, ni nkne durablement tolérées, et n’ont pu avoir que des effets IimitPs par leur caroct,ère sporadique.

Est--ce A dire qu’à l’inverse ces mêmes petites villes doivent %re regardées comme des lieux plutôt favorables & l’assimikkion? Nous avons vu que, d’une manière générale, la politique esclavagist,e s’attac~hait~ a refouler les gens de couleur libres vers le camp des esclaves, et non R facilit,er leur insertion dans le groupe dominant. Ce qui leur était ainsi barre, c’était. donc. l’assimilation au monde des Blancs créoles; et, il faut remarquer, à cet égard, qu’au niveau du statut. socio-professionnel, l’exc.lusive dont. l’homme de couleur ét.ait. victime était plut.cX plus marquée B la ville qu’à la campagne, puisque dans le premier cas il Sitait exclu des c.harges publiques et des professions libérales, pour être voué aux seuls mtitirrs moins valorisk de l’artisanat. et du com- merce, alors que dans le second cas, il pouvait devenir propriét,aire d’une petite ou moyenne plantation - sans tout,efois pouvoir jamais prétendre à plus, la t,enure fonciére étant entièrement contrôlée par les (ira?& Blancs (1).

Mais le problème du rapport au monde des Blancs créoles, qui de nos jours encore se pose en termes d’exclusive, n’es1 en fait qu’un aspect, de la question de l’assimilation, dont, il est. temps, peut-être, de définir le champ, beaucoup plus vaste.

Quand nous avons parlé plus haut d’un processus d’assimilation en gestation dès la Premiere moitié du x1+ siècle, c’ét,ait déjà dans une aweption klargie au champ métropolitain que nous l’entendions.

Le problème de la référence à la métropole, dont l’importance ne va cesser de grandir, s’est en effet posé dts cette période; et. c’est de l’inflexible résis- tance des Blancs créoles A tout élargissement de leur base sociale (2), qu’est en partie née la logique assimilationniste, telle que l’on peut, encore la voir à l’owvre aujourd’hui.

C’est. sans doute avec les idées de liberté et. d’égalité de la Révolution de 1789, que commenGa & se construire, aux Antilles et en Guyane, une image de la civilisation francaise différente de celle qu’en avait imposée jusqu’alors son relais créole. 11 est impossible d’entrer ici dans les détails de la situation complexe et tri?s diversifiée que provoquérent la Révolution et l’Empire, dans les trois colonies qui nous intéressent.. Rappelons simplement qu’en Guadeloupe et en Guyane, l’esclavage fut aboli en 1794, puis rétabli en 1802, alors qu’il était maintenu à la Martinique qui, au méme moment, était sous occupation anglaise. 11 est évident que là où elle eut lieu, et malgré son caractère temporaire, cette première émancipation, et plus généralement l’ensemble des événements révolutionnaires, ne furent pas sans effets d’importance : outre l’ébranle- ment de la classe des colons blancs qui, en Guade- loupe surt.out (3), ne s’en remit jamais vraiment, le jeu des rappork idéologiques s’en trouva sensible- ment. modifié. La France avait cessé d’être, au moins pour quelque temps, cet,te entité lointaine et univoque dont les Blancs créoles pouvaient auparavant sembler être la parfaite représentation locale.

Les positions prises par les gens de couleur (libres avant 1794) durant ces années mouvementées ne furent cependant pas unanimes. Si, à la Guadeloupe, la plupart d’entre eux prirent parti pour la Conven- tion au moment OU les deux îles tentaient de s’y opposer et se proclamaient royalistes (1792), à la Martinique, ils avaient, préféré se ranger du côté des planteurs (royalistes), dans la lutte que ces derniers avaient entreprise en 1789, contre les grands négociants de SaintcPierre dont ils étaient dépendants pour l’exportation de leurs productions, ces négo- ciants étant acquis aux idées de la Révolution (ou au moins à certaines d’entre elles), mais ne voulant surtout pas que les gens de couleur se voient recon- naître des droits qui les auraient, rapidement placée en situation de concurrenc.e...

(1) N«u8 faisons là allusion aux Antilles. En Guyane, les difficult.és pour un homme de couleur d’ktendre son habitation Btaient. plutdt liees à la paurretc. 5 gPnérnle de la colonie qui l’emp&cbait. de s’enrichir par sa seule industrie. La plupart des grandes planta- tions faisaient. rkgulii~rement. appel, pour survivre? aux subsides royaux.

(Zj PrPcisons que, comme le montre bien M. GIRAUD (1979), lorsqu’il parle de (1 l’hypostase des relations sociales en relations raciales bt, la rtrcialisnfion de la question, telle qu’elle s’est, peu CI peu institube au cours du ~vrrresiMe, n’était qu’une mani& de faire passw pfJllr irrévlmiblc, (parce qua + naturelle ij) une hiérarchie au depart pUrement SCICiak.

(3) Sans parler de Saint-Domingue où les kvénemcnts de 1789-90 dcibouchPrent sur une rkvolution proprement haïtienno, menée par 1~s rsclavw en vue d’une lib&ation totale, et. qui conduisit à l’ind6pendance d’Haïti en 1803.

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AlIGRATI0N.S ET HISTOIRE (CARAÏBE FRAN&LlSE) 107

?uels que soient les méandres suivis par les positions des gens de couleur durant toute cette période, un fait apparaissait clairement à la Restau- ration : leurs revendicat,ions pouvaient trouver un écho favorable dans certains milieux français de la métropole, alors que la classe localement dominante cont,inuait à les juger irrecevables. Avec cette diver- gence, a commencé pour cette classe intermédiaire l’instauration d’un nouveau rapport, à la métropole, plus direct, voire plus concret., la France cessant de n’étre qu’une puissance tutélaire, pour se faire aussi le lieu par lequel il fallait passer si l’on voulait assurer ses chances de promotion. On voit donc ici poindre le rôle de l’émigration temporaire qui allait bientôt devenir l’un des principaux rouages du mode d’affirmation de la bourgeoisie mulatre.

Tandis que se Cssait ce nouveau rapport a la métropole, les villes locales voyaient également leur image se modifier. Auparavant déjà, alors qu’elles étaient les principaux théatres des événe- ments révolutionnaires, elles avaient pu apparaître comme les lieux ou se jouait la rupt.ure avec l’Ancien Régime auquel était associée la domination des grands planteurs (1). Avec la Restauration, et surtout à partir de la Monarchie de Juillet qui introduisait une certaine libéralisaCon du régime colonial, elles virent progressivement se rassembler les éléments de la fonction idéologique qui allait être la leur, aprés 1845 : celle de cadres-relais d’une civilisat.ion que les Blancs créoles ne pouvaient plus désormais confisquer a leur seul usage.

Il convient ici de souligner toute l’importance de la cassure dont nous venons de montrer les premières manifest.at.ions, entre le monde des Blancs créoles et celui de la mét,ropole, au niveau des représentations symboliques. A la Martinique, où le groupe des BEkés (3) est parvenu à maintenir sa dominaCon jusqu’à nos jours, cette cassure est c.entrale pour la compréhension du jeu complexe et ambigu qui s’opère autour du processus d’assimilation a partir de 1848. Expression du rapport à une culture qui s’illustre dans les villes locales, mais dont la référence absolue se situe désormais hors de I’ile, l’assimilation peut en effet servir de recours, non seulement aux mulâtres et autres descendants de l’ancienne classe

des gens de couleur libres, auxquels elle offre le moyen de. contourner l’obstacle dressé par les Békés et d’avancer dans la hiérarchie sociale sur une voie paralléle (celle du secteur public, et surtout des professions libérales), mais aussi aux descendants des esclaves, auxquels elle permet d’envisager la possibilit,é d’echapper à l’emprise des structures de la plant.ation.

En prenant ainsi le sens d’un recours contre la domination des Békés, l’assimilation devient indis- sociable du fait migratoire dans son double aspect. interne et ext,erne. Rappelons que cette domination a pour fondement premier le contrôle de la plantation, et à travers elle de toute la vie rurale, un contrôle que le groupe sait garder lorsque l’industrialisation de la production sucritre impose le passage de l’habitation-suwerie à 1’usirze centrnle (3). La grande dispersion des lendemains de l’émancipation n’ayant pu parvenir, on l’a vu, a faire éclater ce c.ontrCle, la migration vers la ville peut alors apparaître comme l’ultime moyen de s’y soustraire. Mais pour comprendre la signifcation exacte de ce mouvement, vers la ville, t,el qu’il s’amorce à la fin du XIX~ Sièc<le (4), il faut. d’abord s’interroger sur la nature et les effets c.ult.urels de la domination des Békés.

A travers cett-e question. c’est. en fait celle de toute la construction de la wlture créole qui se trouve Btre posée. A l’inverse de ce qui sera plus tard reproché à l’assimilation institut.ionnalisée (après 1946), les c.ont.raintes eserci’es par les structures de la plantation sur la vie rurale martiniquaise ne s’accompagnent, pas d’une aliénation culturelle. Avec l’abolition de l’esc.lavage, les anciens maîtres blancs ont perdu le pouvoir de c,analiser entiérement les manifest.ations d’une vie culturelle dont ils n’ont plus, au demeurant., a craindre autant qu’avant les conséquences sur l’ordre établi, le paternalisme et son mode de relations personnalisées leur permet- tant le plus souvent, d’assurer la cohésion de chaque unité de production.

Soulignons A cet égard, A la suit.e de J. BENOIST (1%X), que cette cohésion verticale, propre a la Martinique, freine sensiblement l’émergence d’une solidarité de classe; à la Guadeloupe en revanche, les condit.ions sont certainement beaucoup plus

(1) Par wrcroît., en Guadeloupe, cette image avait pu se comùiner avec celle d’une relabive prosp@rit@, assuree par la collusion avec les corsaires dont les nombreuses prises apportaient aux villes des richesses qui contrastaient avec la misera des campagnes et aRiraient les petits cultivateurs.

(2) Désignation au depart un peu péjorative, mais aujourd’hui hanalisee, des Blancs creoles de la Martinique. (3) Si, lors de cct.t.e grande transformation de l’économie de plantaticn, qui intervient à la fin du SIS” siecle, les Blancs martini-

quais savent faire bloc pour effectuer eux-mèmes les regroupements nécessaires de sorte que le groupe puisse conserver le contrôle de la t.erre et du capital, a la Guadeloupe en revanche, apparaît au grand jour toute la fragilité de la situation des colons blancs qui, mal remis des bouleversements de la Rtvolution, doivent abandonner le controle de la trrre et. du capital a des sociétés mbtropolitaines.

(4) II ne s’agit. pas encore d’exode rural. Ce mouvement vers la villr no deviendra massif que beaucoup plus tard. Mais c’est dos ce moment que commence $ se construire sa logique.

Cah. ORSTOM, sér. Sci. Hum., vol. XXI, no i2 19S.5: 99-113.

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favorables A l’apparition d’une telle solidarit.é, Q partir du moment oil les habit.ations familiales disparaissent. au profit des grandes sociétés métro- politaines que gfbrent sur place des c.adres salariés. Il y a donc 10 une différence importante entre les deux îles. Toutefois, cette dernière ne s’affirme que progressivement : au niveau de la construction culturelle qui nous intéresse ic.i et qui se joue surtout - outre ses fondements antérieurs - au cours des c.inq ou six décennies suivant l’abolition, elle est. sans doute moins pertinente que ne le sont les similitudes.

Quant au cloisonnement vert.ic.al qui s’enracine B la Martinique, il faut préciser qu’il n’empêche pas l’émergence d’un autre type de solidarité qui, pour tXre étroitement limité au cadre de la plantation, n’en constitue pas moins une valeur importante de la culture nouvelle, voire même une forme de réponse ti la domination du planteur. N’oublions pas que ce dernier sait peut-étre tisser des liens organiques avec. ses ouvriers. ses métayers, ses petits agricul- teurs satellites, mais en tant que patron, ancien maître, dont la vie, hors les relations de travail, relève d’une sphtre t.otalement, ét,anche. S’il a bien A voir avec la dynamique créole, c’est. donc sur le double mode inclusion/exclusion.

En fin de compte, on peut dire que les contraintes de la plantation, loin de museler la dynamique culturelle, tendent plutot A la stimuler. Par c.ompa- raison avec la Guyane, où l’entraide intervient. comme moyen d’exprimer son appartenance au groupe qui se forge (l)? mais oti I’individua- lismr s’afkne fortement à travers le syst.éme de l’habitation isolée, par comparaison aussi avec les villages antillais de pêcheurs où, comme le montre R. PRICE (1964) h propos d’un cas étudié dans le sud de la Martinique, l’organisation étant fondée sur la wmpétition, l’individualisme prévaut au point, de déboucher sur ce que l’auteur définit. comme un (l comportement. asocial généralisé )), par compa- raison, donc, avec les lieux 00 la contradiction entre l’individu et, le groupe demeure au premier plan, la vie sociale sur la plantation apparaît. marquée par une indéniable solidarité qui se livre A travers toute une série de prat,iques collectives. C’est. le coup de main et. ses nombreuses applications (défri- c.hage, plantation, préparation de Ia farine de manioc, fabrication du charbon de bois, construction des maisons, etc.) ; ce sont également des rituels religieux (baptêmes, communions, mariages, enterrements) avec leurs prolongements sociaux dans le c.adre de veillées ou de fét.es au cours desquelles se manifeste

t.oute la dimension collective du groupe ; ce sont enfin de simples coutumes, telle l’entraide en c.as de maladie, tels les échanges de petits services, ou encore, comme le décrit si bien J. ZOBEL dans La me cases-nègres, les réjouissances du samedi soir aprtis la paye...

Bref, à partir et, au-delà des contraintes qu’elle impose, la plantation s’avère être un riche foyer de créat.ion où se renforce la tradit,ion créole. Cependant, il ne faudrait pas en conclure que Cet(te dynamique s’accompagne d’un total effacement de I’individua- lisme. No& l’avons dit en abordant le problème de la part.icipation antillaise à la ruée vers l’or de Guyane : l’individualisme reste assez prégnant. pour resurgir au premier plan dès que les circonstances en favorisent l’expression. Et il faut ajouter que, de t,oute fac,on, il trouve refuge dans les pratiques secrètes et personnelles de la magie, laquelle tient une place considérable dans la culture antillaise.

Pour bien comprendre la question de la migration vers la ville dans son rapport à l’assimilation, il convient encore de souligner le rOle contradictoire de la culture créole : c.onstruite essentiellement (dans toute sa richesse) dans le cadre de la plant.ation, la tradition wéole est en ef’fet marquée, outre son c.aractère rural et populaire, par son inscription dans un syst.ème hiérarchique qui finalement s’en nourrit : si elle en neutralise les effets par des mani- festations c.ompensat,oires, ces dernières jouent, à la fois comme forme de réponse à la domination des Békés -- qui en sont exclus autant, qu’ils s’en démarquent - et comme élément. de la reproduction de cett,e dominat.ion.

Dès lors, seul le départ permet d’échapper & ce c.ercle vicieux ; mais la rupture avec le monde de la plantation est. en menie temps une rupture avec la tradition proprement créole, et par là même une ouverture sur l’assimilation que favorise par surcrolt l’individualisme toujours sous-jacent,.

11 est vrai que déjà avec l’école, et. son extension dans les campagnes à partir de la Troisième Répu- blique qui en rend la fréquentation obligat,oire et gratuit.e, est amorcée l’assimilation des travailleurs de la plantation. Mais cette assimilation reste avant tout limitée A l’infkiorisation de l’idée d’une nécessaire dépendance à l’égard de la France, donnée comme 0 la généreuse Mère-Patrie B à laquelle on doit l’accession à (< la civilisation 0. Car pour étre obligat.oire, la fréquentation de l’école n’en est pas moins très aléatoire dans les campagnes. J. ZOBEL (OP. cit.) témoigne que dans les années 1920 enc,ore, plus nombreux sont les enfank appelés A grossir

(1) Rappelons que nous ne pouvons saisir le problème qu’aux debuts (1850-1870) de la construction créole cn Guyane, la ruée vers l’or ttant rapidement venue en perhrber les données.

Cd~. OKSTOX, SPP. Sei. Hum., rrol. XX’I, no 1, 198.ï: 99-113.

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les effect,ifs des (( petites bandes 1) travaillant sur la plantation pour quelque menue monnaie, que ,ceux qu’on envoie réguliérement à l’kole. C’est seulement dans les gros bourgs, et plus encore dans les villes, que la fréquentation de l’école devient suffisante pour induire un début d’apprentissage des valeurs françaises, apprentissage qui ne se fait. toutefois eficient qu’au niveau de l’enseignement secondaire, lequel n’est justement dispen& qu’en ville.

Durant toute la pkriode coloniale post-esclava- giste, les Arkilles franpaises (1) voient donc s’enclen- cher un processus d’assimilat.ion qui, en se génkra- lisant, se diversifie en multiples degrés, lesquels varient selon le double jeu de l’appartenance sociale et de la migration.

Pour la bourgeoisie montante, celle qui se constitue autour de l’exerke des professions libérales, I’assi- milation passe par la pleine maîtrise de la culture et de la langue françaises, et s’accompagne nécessai- rement, on le sait, d’un séjour en métropole où l’on doit aller acquérir ses diplômes. La migration temporaire est donc indissociable sinon de I’assimi- lation elle-meme - n’ayant pas à exercer obliga- toirement une profession, les femmes ne connaissent pas à cet égard les memes impératifs - du moins de la reproduction de cett.e classe qui s’affirme par l’assimilation.

Pour l’ouvrier agricole ou le petit agriculteur, au départ acteur d’une culture qui se nourrit des condit,ions qui l’ont fait naitre (celles de la planta- tion), émigrer en ville, c’est se désolidariser du groupe d’origine au profit du choix de la compétition individuelle. Sans doute vient41 ainsi grossir les quartiers pauvres,. aux construct,ions provisoires et à l’existence précaire, où il trouve alors les condi- t,ions d’une nouvelle solidarit.é, mais coupée du champ de l’activité économique, et singuliérement fragile au regard de l’aspiration à la promotion. Car c’est bien cette aspirat,ion qui anime le migrant et le fait cheminer dans la voie de l’assimilation, conformé,- ment au modèle qu’en offre la bourgeoisie mul&tre. Que cette assimilation reste limitée, en raison de la faiblesse des armes dont son appartenance sociale lui permet, de disposer - excluant notamment ce bain de culture frangaise dont,, seuls, les o héritiers o de l’ancienne classe des gens de couleur libres bénéficient - n’amoindrit pas la portée de son arrachement au groupe et à la cukure d’origine ; au contraire, la distorsion entre l’aspiration et sa réalisation en alourdit plut& les conséquences : là commence à se construire ce qui deviendra plus

tard, quand le modèle assimilationniste sera dénoncé, la crise d’ident.ité.

Migration, départementalisation et identité : éléments pour une réflexion à venir

En replacant la migration dans la perspect,ive historique de son rapport à la culture créole et à l’assimilation, nous avons essayé de montrer les fondemenk de ce qui va bientot apparaître comme une vérit.abIe logique migrakoire. Cette dernière s’enracine en effet. dans le primat individualiste des lendemains de l’knancipat.ion, lequel, en tant qu’expression immédiate de la liberté retrouvée, est bien le principal mot.eur des premières migrations créoles. 11 le demeure dans le cadre de la ruée vers l’or, en Guyane. Aux Antilles, quoique repris dans la dialect,ique de la const.ruction culturelle qui fait peu ZI peu émerger la soliclarit,é (sous une forme restreinte par le cloisonnement vertical des unités de production) comme l’une des valeurs importantes de la tradition qui se forge sur la plantation, I’indivi- dualisme rest.e assez pr1gnant pour offrir un solide point d’ancrage au processus d’assimilation que la bourgeoisie est en train d’ériger en modèle, et dont la ville est désormais le radre privilégié; sous le poids maintenu des structures de la plantation, se parachéve la superposition de l’idée de promot,ion individuelle (déja présente dans les migrations de 1848) à celle de liberté, t.andis que parallèlement s’impose l’idée du départ vers la ville comme seul moyen de rbaliser cette aspiration Z+ la promotion.

Simple t.endanc.e d’abord, ce mouvement vers la ville, bientôt double d’un rnéme mouvement vers la France, va ensuite s’accentuer inexorablement jusqu’a atkeindre une ampleur c.onsidérable dans les années 1960-1970, c’est.-à-dire sous l’ère du stat,ut départemental. Certains vont alors 7 voir un rapport de cause à effet : In dPpartement.allsation engendre- rait, la migration. Ce qu’il faut, souligner trés nette- ment ici, c’est, que la situation départementale est sans aucun dout.e le cadre significatif des migrat.ions contemporaines, mais que ces dernières procèdent d’une logique largement antérieure au changement de statut,.

Ce n’est tout,efois pas un hasard si la migration peut sembler èt.re un corollaire de la départementa- lisation. De fait, les deux processus sont en relation; mais ils le sont par la médiation d’un troisième terme : tous deux sont en effets mus par la mème idéologie du <c progrès 1).

(1) La Guyane connaîtra un phénomêne assez proche, lorsque l’épuisement des gisemonfs d’or aura renvoyé les orpailleurs, colporteurs et pet.its commerçants aux seules ressources de l’abattis. Mais ce sera RLI milieu du xx r sitcle, dans le cadre de la départementalisation.

Calr. ORSTOM, SI+. Sci. Hum., ml. XXI, nu 1, 1986: 99-113.

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1. 10 K-J. JOLIVET

II n’est. pas de notre propos de traiter ici de la situation départementale que nous avons eu ailleurs (or’. cit.) l’occasion d’analyser en détail. Rappelons simplement. que fette situation ne se crée pas es nihilo : elle est l’héritiére du passé colonial, lui-meme profondtment marqué par sa longue phase esclava- giste. Sans doute l’héritage difïère-t-il quelque peu selon les cas. En Guyane, la fin de l’affairisme lié à l’or, dont les gisements s’épuisent, livre au nouveau statut une économie entikement désarticulée ; au surplus, la crise y est aussi soc.iale et culturelle, tout n’ayant reposé pendant près d’un siècle que sur une organisation artificielle et sclérosante. Aux Antilles, on l’a dit, tandis que domine toujours l’économie de plantation, la bourgeoisie mulâtre vient de trouver dans la (( loi d’assimilation 1) l’abou- tissement d’une longue revendicat,ion, à la fin largement reprise par l’ensemble des travailleurs qui pensent ainsi obtenir l’alignement de leurs droits sur ceux des travailleurs de métropole. La dbpartementalisation vient donc s’appliquer A un milieu soc.io-culturel totalement ouvert A la solution qu’elle apporte et qui semble alors pouvoir faire sortir les populat.ions c.oncernées des impasses antérieures.

En d’autres t.ermes, la (( solution 1) départ,ernentale n’est pas arbitrairement plaquée sur un corps qui lui serait étranger. Elle procède au contraire d’une idéologie dont elle paraît ètre sur l’instant le meilleur mode d’actualisation, dont elle se fait vite, de tout.e faSon, le champion, mais qui lui préexiste 8U sein mème des sociétés concernées : c’est l’i&ologie du 4 progrès )).

On sait qu’une idéologie ne devient dominante que dans la mesure oh elle est prise en charge par ceux-là mémes auxquels on entend l’imposer. L’idéologie du B progrès 1) n’échappe pas à cette @le. Si elle devient l’idéologie dominante de l’époque d@partementale, c.e n’est pas seulement en vertu du fait que les autorités sont amenées b la faire jouer comme alibi de la départ,ementalisat,ion, Q partir du moment où la dépendance commence A trop percer sous le masque de l’égalité; c’est aussi et d’abord parce qu’elle 4 fonctionne ». On voit alors t.out l’int.érêt de l’approche historique, sa nécessité mème : on ne saurait comprendre le processus départemental, singuli&rement dans sa relation H l’assimilation et à la migration, sans rkférence aux conditions de la prise en charge de cet,te id6ologie, A son enracinement dans le passé colonial.

En réalité, c’est dès l’instant: où commence A se construire le sens IlOUveiJU du rapport, & la ville et

& la métropole, comme recours contre la rigidité d’une hiérarchie interne que les structures locales ne peuvent que reproduire, c’est dès l’instant où assimilation et migration tendent alors A se confon- dre dans une même logique, que s’engage la prise en charge d’une idéologie du B progrès 1) qui, sans doute, ne revêt pas encore tout, à fait la forme qui prévaut aujourd’hui - celle que vt%hiculent les sociétés de consommation occident,ales - mais qui déjà l’annonce, notamment par la place qu’elle fait à la compétition individuelle. Toutefois, cette prise en charge ne peut se faire aussi o naturellement )) que dans la mesure où l’idéologie du (( progrès 1) n’est finalement qu’une sorte d’avatar de l’idéologie du contre-esclavage.

Reprise dans la logique départementale - qui, par définition, est celle de l’int.égration - l’idéologie du (t progrès, t,out en restant ancrée aux sources de la construction créole, va sans doute se trouver désormais canalisée par l’institutionnalisation des divers phénomènes à travers lesquels elle s’actua- lisait, dont l’assimilation et la migration au prernier chef. Il est évident que cette inst,itutionnalisat.ion n’est pas anodine. Mais si elle peut infléchir le devenir des sociétés auxquelles elle s’applique, elle joue cependant moins sur l’assimilat.ion ou la migrat.ion (1) elles-mêmes, que sur l’aspect le plus critique de leur dirnension vécue : l’identité.

Ce n’est pas un hasard si le problème de l’identité qui, depuis quelques années, est passé au premier rang des préoccupations antillaises et affleure aussi, quoique plus récemment, en Guyane, se pose aujour- d’hui dans les termes d’une crise de plus en plus largement partagée. C’est en fait le vécu de la sit.uation départementale, dans cettee institution- nalisation qui la caractérise, qui est en cause.

D’abord parfaitement acceptée et mème reven- diquée, on l’a vu, la situation départementale en est ensuite venue à faire l’objet d’un vécu plus ambivalent, à travers un mouvement pouvant aller dans certains cas jusqu’à la dénonciation vigoureuse de son aspect aliénant, voire jusqu’à son rejet pur et simple. Mème s’il ne c.oncerne pas la majorité, ce ret,ournement radical est intéressant à étudier pour l’éclairage qu’il apporte sur les mécanismes à l’œuvre dans l’ensemble de ces sociétés. Car il s’agit en fait du ret.ournement de la logique assimilationniste et migratoire contre l’institution départementale.

Mais pour comprendre ce retournement, il faut d’abord rappeler, au moins en quelques mok, l’historique de l’idéologie de la Négritude qui va en être le levier. Cette idéologie émerge, 18 encore, longtemps avant l’avènement de la situation départe-

( 1) IA rompakson avec les Aut.illes anfrlophones, oii 10s flus migratoires semblent. ètre assez comparables, rwurrait à cet, égard Pt.re partkuliérement Bc1airant.e.

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MIGRATIONS ET HISTOIRE (CARAÏBE FRAN&USE) 111

mentale. C’est même dans un pays indépendant, à savoir Haïti, que les premières manifestations,.en apparaissent. - pour ce qui est de la Caraïbe, car on trouve au même moment l’équivalent aux États- Unis - avec les prises de position du sociologue J. PRI~E-MARS qui, dès les années 1920, stigmatise (1 la défroque de la civilisation occidentale )) dont se pare la bourgeoisie profondément européaniste de son pays, et prône la revalorisation de l’héritage africain.

Toutefois, c’est essent,iellement avec A. CESAIRE que prend réellement corps le mouvement de la Négritude dans la forme qui va toucher les Antilles et la Guyane. On est au milieu des années 1930, et le surréalisme en est le détonateur. 11 est intéres- sant de noter que c’est en France, et, pourraiton dire, en situation de migration provisoire (l), à travers des rencontres, certes, mais aussi la lecture des anthropologues occidentaux de l’époque, que CESAIRE renoue avec ses origines africaines. A ce propos, R. BASTIDE (OP. cif.) remarque que l’Afrique ainsi apprise dans les livres, n’est qu’une (( image )) d’intellectuel, et que la Négritude selon CESAIRE est. avant tout une manifest.ation (( politique 0. II est Cert#ain que le poète a fait siens les principes d’engagement du surréalisme - au moins dans l’un de ses moments, le mouvement restant pris dans une oscillation permanente entre révolte pure et révolu- tion - au point de devenir aussi un homme politique. Et sans doute s’intéresse-t-il moins à l’Afrique en soi qu’à la condition de l’homme noir. Dès lors, s’il définit la Négritude comme :

61 La reconriaissance du fait d’stre noir et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de noire histoire et de not.re culture s

s’il affirme donc fortement la dignité des Noirs, il entend en même temps oeuvrer pour leurs droits d’hommes. Ainsi est-il amené à être le rapporteur, devant l’Assemblée Nationale, de la 0 loi d’assimi- lation 0 de 1946.

On peut étre étonné de l’apparente contradiction d’un itinéraire qui conduit de la Négritude à l’assi- milation. En réalité, cette contradiction donne toute la mesure de la complexité du problème que pose le devenir des populations concernées. Au surplus, elle doit être replacée dans le contexte des idées de l’époque. C’est l’après-guerre; la France est encore sous le coup du traumatisme du racisme nazi. Le concept d’assimilation n’a donc pas, à c.e moment, le sens étroit que l’on dénonce aujourd’hui aux Antilles : il n’est pas vu comme fusion dans l’hutre,

par déculturation et. dépersonrlalisation; il est avant tout censé étre port.eur de reconnaissance et d’égalité. L’erreur de ceux qui y woient est peut-êt.re de mal apprécier le poids de l’ethnocentrisme dans les sociétés occident,ales, OU il semble bien qu’on ne puisse alors concevoir c.omme égal que le semblable, oil dés lors oeuvrer pour 1’Pgahté consiste à recon- naître au rolonisé la faculte et le droit de devenir semblable à l’homme orcidental, ce qui ressortirait à la simple logique ami-raciste, s’il n’y avait pas ntcessairement en c.ontrepartie l’idee que le colonisé a le devoir de s’y employer pour pouvoir accéder au meme statut : faut.e de pouvoir imaginer l’égal c.omme équivalent, et non pas forcément semblable, il ne saurait y avoir d’alternative, hormis la ségré- gation.

C’est donc dans le sens d’une assimilation aliénant,e que va jouer la departementalisation, canalisant sans peine un mouvement, déjà largement intériorisé comme nécessité, bloquant, par là méme toutes les voies de traverse, balisant entièrement le devenir de ces peuples...

On sait la diffkult.6 qu’il y a toujours à imaginer le dépassement des comraintes présent.es, à penser l’avenir hors dei: sc.hé?mes existants. Antillais et Guyanais n’y échappent pas : devant le balisage auquel ils sont confrontes, c’est. dans l’inversion que c.ert.ains vont trouver la réplique, reprenant pour ce faire, mais en l’infléchissant, le concept de Négrit.ude. Car si A. CE~AIRE est l’un des premiers à dénoncer le leurre d’un changement qui, au lieu d’apporter I’égaMé attendue, ne fait. que c.onfort,er l’aliénation, il n’empêche que l’idéologie de la Négritude désormais lui échappe. D’autres s’en emparent, qui ne sont pas obligatoirement des intellectuels, et qui, sous le harnais de l’institution départementale, sont amenk a In radic.aliser, jusqu’à en faire le moteur d’un rPritable retournement de la logique assimilationniste et. migratoire.

Ce ret,ournement s’effectue a deux niveaux complé- rnent(aires : celui du rapport A l’ailleurs et celui de l’exclusive. Le rapport à l’ailleurs fait intervenir la mémoire de la transplantation initiale, pour provoquer la rtkurgence du passe le plus lointain, celui d’avant la traite. Une fois de plus, la libération semble ne pouvoir passer que par la migration, même s’il s’agit d’une migration symbolique, vers une Afrique purement myt.hique ou a tout le moins intemporelle, c’est-à-dire Ctrangtre à ses réalités cont,emporaines. Et ce retour aux sources tend finalement à c,onstit,uer le Noir du Nouveau Monde comme un exilé dans son propre pays : inversion

(1) Une situation que partagent les deux autres initiateurs du mouvement, I sawir le poi’te puymais L. G. DAMAS, et L. S. SENGHOR, avec lesquels -4. CESAIRE lance la revue L’étndinnf noir.

Cnh. ORSTOIIT, sCr. Ski. Hum., vol. XXI, no 1, 1985: 9%11.7.

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11% M.-J. JOLIVET

de l’aspiration vers l’occidentalisation, il déplace la réfkrence, mais pour la situer dans un autre ailleurs où elle n’est pas plus makisable et néan- moins se donne pour seule alternative. Car 15 inter- vient l’exclusive qui confirme le ret,ournement par la produotion d’une figure symétrique de celle qu’institutionnalisait la dé.partementalisat,ion : la Mère-Afrique remplace la M&e-Patrie, dans une mème expulsion de tout,e autre référenc.e.

Telles semblent, donc etre les deux solutions offertes au dbpassement de la crise d’ident.ité : une assimilation dépersonnalisante, et dont on voit de t,out‘e facon aujourd’hui les limites, ou un retour B la vérit,é des origines, mais au risque de devoir pour ce faire occulter quatre siècles d’une hist,oire, dont. les effets pourt.ant ne sont pas sans peser. Nous ne voulons pas dire, toutefois, que pour les t.enant.s de cette derniére solut.ion, l’histoire coloniale soit. entiérement rayée du champ de la réflexion sur le problème de l’ident,ité. A certains égards, elle y joue méme un rfile important : elle est le pale rkpulsif que l’on dénonce avec force. Mais si l’on en voit. bien ainsi t.ous les méfaits, on en oublie peut&re un peu les wnséquences.

Pour comprendre ce qui est. en cause, dans cette prise en compte de l’histoire. il ne faut. pas oublier qu’elle doit en l’oc.currence etre considérée dans sa double dimension : elle est ?a la fois celle du colonisa- teur, ext.erne, 0 universelle 0 (conception ethnocen- trique de ce qui n’est. qu’occidental), et celle du colonisé, int.erne, spécifique. Si la seconde émane triis largement de la premitre, elle s’en démarque également- h travers une spécification dont le colonisé est le principal acteur. On peut en effet. expliquer l’esclavage des Afric.ains t.ransplant,és en Amérique comme étant une conséquence de l’acwoissement. du marché universel apr+s les grandes découvertes, et de la promotion de l’économie manufact,uri&re; OII ne saurait. cependant saisir le monde crkole qui naît de la situat.ion d’esolavage, dans la richesse et la diversitk de ses expressions, & partir de ce seul point de vue, ni m&me à partir d’une analyse plus fine des seules partkularités, aussi déterminantes soient-elles, des divers colonisateurs du continent- américain. Dominé aut,ant qu’on peut l’etre, l’esclave crPok n’en tisse pas moins la trame de ce qui sera une culture nouvelle, propre au groupe dont. il fait partie, un groupe sans doute au départ consti- tué de facon purement arbitraire, mais qui, laborieu- sement, ronstruit sa spécificité, la nourissant de celle du milieu qui l’entoure, y intégrant. aussi bien la mé- moire bossale que les contraintes qui lui sont, imposées.

Artisan de sa culture, l’esclave libéré ne peut donc se voir dénier le statut de sujet. de son hist-oire. Mais

sa position en la matière est paradoxale : à cert,ains égards, cet.te histoire tend à lui échapper alors même qu’il vient juste d’obtenir les moyens de s’en resaisir pleinement,. Nous voulons parler de l’enclen- chement progressif du processus d’assimilation après l’émancipation. Car alors peut commencer I’entre- prise d’intégration de l’histoire antillaise dans l’Hist,oire, jusqu’a se donner et. êt,re prise pour une complète fusion. C’est ce que E. GLISSANT (1981) appelle (c une colonisation réussie ».

On comprend alors la difkulté qu’il peut y avoir à poser clairement le problème de 1’idenGt.é. Car il s’agit moins désormais de savoir (( qui l’on est, )) que de trouver au plus vite les moyens de reconstituer un sujet, c.ollectif. D’aucuns c.hoisiront d’expulser l’Aut,re, et avec lui tout, ce qui vient, de l’Occ.ident, par un retour aux sources, a 0 l’authentické )) africaine. Mais n’est-ce pas 1% accepter la fusion des histoires pour les rejeter en bloc, et par là même se priver de l’apport de toute la créativité créole? D’autres s’attacheront donc, au c,ontraire, à démy- thifier cette fusion pour prendre Zenr histoire comme matrice de valeurs spécifiques. Sans doute est-il plusieurs manières de se réapproprier son histoire. On peut la faire surgir de l’ombre où la laissait l’histoire du colonisateur - qui ainsi pouvait devenir l’histoire ofticielle - en rejetant cette dernière dans une ombre semblable - autre facon d’expulser l’Aut,re, pour le mieux ériger en ennemi extérieur face auquel on peut alors constituer d’emblée un sujet collectif. On peut aussi l’appré- hender comme le produit d’un double mouvement où le rapport à l’un et l’autre ailleurs ne serait plus qu’un élément. de dialectique, où l’idéologie du progrés se trouverait du même coup recentrée, et par 18 mème porteuse d’une autre signification...

Toujours est-il qu’il y a urgence à effectuer cette réappropriation, singuliérement, devant, l’ampleur du phénomène migratoire qui vide les campagnes OCI s’étaient jusqu’alors af’firmées la produc.tivitk cult.urelle et, avec. elle, l’historic.ité de ces sociétés. N’oublions pas, en effet, qu’en l’état actuel de la situation département.ale, la logique assimilation- niste, avec le rapport à la ville et g la métropole qu’elle sous-tend, continue d’opérer, mème si l’assi- milation n’ose plus dire son nom. Sans doute ne s’agit-il plus d’une assimilation aussi abrupte que celle qui prévalait au temps où fonctionnait pleine- ment le credo (( Mère-Patrie B. Avec l’avènement de la déI)clrtemeiztalisatiolz sociale qui, & partir des années 1960, a voulu pallier les effets du sous- développement économique par une politique d’aides sociales assurant artificiellement (1) la progression des niveaux de vie individuels, un glissement s’est

(11 C:‘est-Q-dire sans correspondance dans Ir domaine de la production qui, au contraire, se polarisait da plus en plus massive- ment sur les « srrvicrs v rbmun&rés eswntiellement. par des trnnsfrrk de fonds e.n provenance de mbtropole.

Cuh. OHSTOM, sir. Sri. Hum., ool. XYI, n” 1, 1985: 99-113.

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AIIGRATIONS ET IIISTOIHE (CARAÏBE FRANCAISE) 113

operé : c’est la société de consommation - et non plus particuliérement la société fransaise - qui s’est trouvée posée et intériorisbe comme modkle idéal. Et un t,el glissemeni est d’autant plus difficile a infléchir - il ne pourrait d’ailleurs l’être fondamen- talement que de l’intérieur - qu’il transcende la dépendance vis-g-vis de l’ancienne puissance tuté- laire pour élargir le rapport B l’ensemble du monde occidental et Q son ordre économique.

* ‘c r

A c.e point, de la. réflexion, il conviendrait peut.-être de reprendre la question des migrations sous l’angle des rapports économiques. Mais d’autres l’ont fait déja (l), et il nous semble inutile d’y revenir.

En fait, sans vouloir en rien minimiser l’importance des déterminations économiques dans le fait migra- toire - la crise de l’économie de plantation et. la baisse subséquente des emplois agricoles aux Antilles, et plus généralement les rapp0rt.s centre/ périphérie y jouent évidemment. leur rOle - nous avons estimé nécessaire d’aborder la question aut.re- ment.

11 faut dire que le cas de la Guyane nous a mise d’emblée sur la voie de cette nkcessité. Dans ce vast,e pays sous-peuple, où les flux migratoires (vers Cayenne surt.out, mais aussi vers la France) ne sont, pas négligeables, toutes proportions gardées, nulle cont.raint,e, aut.re qu’idéologique, ne vient en effet peser sur le cult,ivateur pour lui faire abandonner l’abattis où ses ancêtres avaient t,rouvé le moyen d’afkmer leur libération. 11 est vrai que la Guyane représente, A ce niveau encore, une except,ion, mais singulièrement instructive : en amenant à poser la question des migrations en termes de rapport,s idkologiques, elle oblige a ouvrir l’analyse sur un champ de recherche infiniment plus vaste, et permet par là même de rest,ituer au probléme ses véritables dimensions.

Tel a tout au moins ét.é notre objectif quand, sans prét,endre LI l’exhaustivité, nous avons choisi de centrer not.re propos sur l’étude des rapports idéolo- giques en jeu. Ainsi seulement pouvait de surcroît apparaître toute I’import.ance de l’histoire pour ces sociétés, une hist.oire prise comme méthode d’appro- che, bien sùr, mais aussi comme objet de la’ réflexion.

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(1) Cf. notamment. A. ANSELIN (1979).

Cah. ORSTOM, sér. Sci. Hum., 001. XXI, no 1, 198.5: 99-113.

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