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Avec Bouli Miro* de Fabrice Melquiot, le répertoire pour le jeune public a fait son entrée officielle à la Comédie Française à la fin 2003, dans une mise en scène de Christian Gonon. Le même texte avait été monté par Patrice Douchet (Théâtre de la Tête noire, création à Lyon) deux ans plus tôt. Rencontre avec les deux metteurs en scène - ou comment un même texte se prête à différentes interprétations et représentations théâtrales. *L’Arche, collection Théâtre Jeunesse, 2002 En préalable à la rencontre avec les deux metteurs en scène, voici deux regards sur la pièce : son analyse dans la sélection de Livres au trésor et la pré- sentation qu’en fait l’auteur lui-même. « L’ amour, c’est une cata- strophe », conclut, à la fin de la pièce, Bouli Miro, sept ans. Il sait de quoi il parle, lui qui, né de l’amour fou de ses parents, en est tellement plein qu’il est devenu énorme gonflé et pétrifié de peur, incapable d’af- fronter le monde. Par amour pour sa cou- sine Pétula, il décide de perdre ses kilos en trop et de fuir avec elle. Il se met donc à la gymnastique, s’entraîne et acquiert même une renommée internationale. Il découvrira qu’on peut s’aimer à la vie à la mort mais aussi que l’amour ne rime pas forcément avec toujours et que gran- dir peut faire mal. Dans cette pièce, l’a- mour est omniprésent, parfois ridicule chez les adultes, grave et surtout sérieux chez les enfants. L’écriture de Fabrice Melquiot, poétique et inventive, entre naïveté enfantine et loufoquerie, joue de façon savoureuse avec les mots, les sons, les allusions et les métaphores. Le texte, à l’image des personnages, ne s’embar- rasse guère d’explications rationnelles. LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS -N°223 / dossier 106 Mises en scène de Bouli Miro de Fabrice Melquiot par Véronique Soulé

Mises en scène de Bouli Miro de Fabrice Melquiot

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Avec Bouli Miro* de FabriceMelquiot, le répertoire pour le jeune public a fait son entréeofficielle à la Comédie Françaiseà la fin 2003, dans une mise en scène de Christian Gonon. Le même texte avait été montépar Patrice Douchet (Théâtre de la Tête noire, création à Lyon)deux ans plus tôt. Rencontre avec les deux metteursen scène - ou comment un même texte se prête à différentes interprétations et représentations théâtrales.

*L’Arche, collection Théâtre Jeunesse, 2002

En préalable à la rencontre avec lesdeux metteurs en scène, voici deuxregards sur la pièce : son analyse dansla sélection de Livres au trésor et la pré-sentation qu’en fait l’auteur lui-même.

« L’ amour, c’est une cata-strophe », conclut, à la finde la pièce, Bouli Miro,

sept ans. Il sait de quoi il parle, lui qui,né de l’amour fou de ses parents, en esttellement plein qu’il est devenu énormegonflé et pétrifié de peur, incapable d’af-fronter le monde. Par amour pour sa cou-sine Pétula, il décide de perdre ses kilosen trop et de fuir avec elle. Il se met doncà la gymnastique, s’entraîne et acquiertmême une renommée internationale. Ildécouvrira qu’on peut s’aimer à la vie àla mort mais aussi que l’amour ne rimepas forcément avec toujours et que gran-dir peut faire mal. Dans cette pièce, l’a-mour est omniprésent, parfois ridiculechez les adultes, grave et surtout sérieuxchez les enfants. L’écriture de FabriceMelquiot, poétique et inventive, entrenaïveté enfantine et loufoquerie, joue defaçon savoureuse avec les mots, les sons,les allusions et les métaphores. Le texte,à l’image des personnages, ne s’embar-rasse guère d’explications rationnelles.

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Mises en scène de Bouli Mirode Fabrice Melquiot

par Véronique Soulé

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Ce qui n’empêche pas l’auteur d’aborderen douceur des thèmes graves comme laguerre, l’inceste, la dépression (« les lar-mes tordues du ventre »), le chômage oules ravages de la méchanceté ordinaire.La construction de la pièce est assez com-plexe (peu d’indications de scènes, delieux, de personnages en présence : diffé-rents niveaux de dialogues se croisent),mais au détour des répliques surgissentdes images d’une telle force qu’ellesimprègnent pour longtemps la mémoiredes petits et des grands.

(Livres au trésor, sélection 2003)

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« Les textes viennent de bricoles qui prennent l ’ importance d’une montagneparce qu’on le veut bien, parce qu’on se ditqu’on n’a pas le choix, qu’il faut en fairequelque chose de ces bricoles dont on fait des montagnes.Dans les bricoles qui ont fait Bouli Miro,il y a des enfants. Trois enfants.Sao, qui à cinq ans, trouve « déraisonnable »qu’un vélo puisse se casser la gueule tout seul.Taïs, qui a douze ans, pique des colères comme les autres : « J’aime pas la ratatouille. » Et le dernier enfant,c ’est moi à trois ans, sur une photo où je pose devant une bouteille de Slim dans un authentique pyjama en pilou-pilou duquel mes bourrelets dégoulinent. I l y a bien d’autres bricoles dontj’ai fait ma montagne : les marmots d’Europede l’Est dans notre Europe à nous, les aff ichessur les murs de par tout avec ces belles plantesqui poussent toutes dans les mêmes pots,le souvenir d’une nuit à Calais où le chef de gare est vraiment accueillant,et les enfants, encore les enfants.Je n’écris pas pour eux.Pas précisément pour eux.Mais les textes jeunesse, je m’en vais les écriredepuis l ’enfance, mon enfance à moi,qu’il me faut bien restaurer avec des bricolessi je veux en faire une montagne.J’écris pour la famille. Idéalement. (…) »

Fabrice MelquiotBouli-Miro mis en scène par Patrice Doucet

au Théâtre de La Tête Noire © photo : Peggy Sturm

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Véronique Soulé : La fantaisie et la forcedu texte de Fabrice Melquiot prennenttoute leur ampleur avec votre mise enscène étonnante qui en intensifie lescontrastes et la portée. Sur la scène, troisrails devant trois hautes et lourdes portesqui s’ouvrent pour laisser glisser des cha-riots sur lesquels jouent les personnages.Une sorte de majestuosité sombre, avecpar moments des apparitions exubérantes.Comment avez-vous saisi le texte deFabrice Melquiot ?Patrice Doucet : C’est le texte qui m’asaisi plutôt que le contraire. Je lis beau-coup de textes de théâtre contemporain,pour adultes ou pour les jeunes : quandj’ai reçu le manuscrit de FabriceMelquiot, auteur que je ne connaissaispas et qui n’avait pas encore été édité, j’aieu tout de suite un coup de cœur pour lafantaisie, pour l’originalité d’écriture dece texte qui parle d’amour. Je partageavec Fabrice Melquiot ce goût effrénépour la tendresse. Dès qu’un texte enparle, cela m’intéresse. On peut lire cetexte, très ouvert, à différents niveaux, lesenfants comprennent quelque chose, lesadultes autre chose, les uns peuventexpliquer aux autres ce qu’ils ne com-prennent pas. C’est un texte très malin,car on ne peut en tirer aucune morale –c’est bien ou c’est mal – : c’est la vie toutsimplement avec ses changements dedirection, ses trajets qu’on croyait toutfaits, une belle réflexion sur le destin, oncroit aimer quelqu’un et puis boum !aiguillage… et on se retrouve à aimerquelqu’un d’autre.C’est une écriture très filmique, qui est

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Rencontre avec Patrice Douchetmetteur en scène

Affiche de François Caspar pour Le Théâtre de la Tête noire

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une sorte de juxtaposition de séquences.Cette pièce raconte surtout que tout lemonde peut aimer, quel qu’il soit ; et sion est aimé, on devient beau et on peutdéplacer des montagnes. Les enfants leperçoivent très bien. L’affiche du spectacle c’est une peau debanane avec des lacets (référence à lacélèbre pochette de disque d’AndyWarhol pour le Velvet Underground) :pour apprendre à marcher, il faut aussiapprendre à tomber ; et quand on tombe,on se relève et continue à marcher.

V.S. : L’écriture est joyeuse, mélange desmots inventés, des mots drôles et des motsgraves, mais votre mise en scène rendcette pièce à la fois grave et très légère.P.D. : C’est un texte très radiophonique :à la seule lecture, les gens riaient. Je nevoyais pas quoi en faire d’autre. Alorsj’ai regardé par les trous de la serrure, enme disant que vais-je trouver à l’inté-rieur de ce texte ? Et j’ai déniché deschoses qui ont même surpris FabriceMelquiot. Par exemple, pour le person-nage Sharon Stone, j’ai choisi une actrice africaine, pour faire un grandécart et en même temps un petit clind’œil aux États-Unis (ou l’inverse) : je nesavais pas alors que Fabrice avait unvéritable amour pour l’Afrique, qu’ilallait très souvent au Sénégal. C’étaitécrit nulle part mais je pense que c’étaitquand même écrit. Il suffit d’écouter untexte vraiment, de voyager avec. Quand je décide de monter une pièce,j’emporte le texte dans mon sac durantdes mois, j’ai besoin qu’il m’accompa-gne tout le temps, au-delà des mots, au-delà du sens.

V.S. : Vous avez placé les parents, trèsprésents, débordés par cet enfant qui leur

échappe de toutes les façons possibles,dans un lit d’où ils ne bougent pas.P.D. : C’est lié à mon parcours de metteuren scène. J’ai monté des textes deMarguerite Duras (Hiroshima monamour), de Jon Fosse (Un jour en été),une adaptation d’un film de Bergman(Lettres d’Elisabet Vogler à son fils, provo-quées par Persona d’Ingmar Bergman) etje travaille de plus en plus avec les acteurssur l’épure, l’immobilité, le silence, unecertaine forme de statisme en essayantde trouver ce qui peut remplir un silen-ce et quel peut être le mouvement d’uneimmobilité. Et j’ai continué avec BouliMiro : ce qui explique que pour raconterune histoire de fugue, de voyage inces-sant dans cette pièce, les acteurs ne fontpas un seul pas sur le plateau. Celan’empêche pas le spectacle d’être trèsrythmé.

V.S. : Et pour qu’ils ne se déplacent pas,vous avez installés ces lits sur des rails,sur des wagonnets qui, eux, vont et vien-nent, entrent et sortent de la scène, parde grandes portes.P.D. : C’est le principe des jouets d’en-fants. Quand j’étais gosse, je rêvais tou-jours d’avoir une sorte de petit chariot àmoteur – que je n’ai jamais eu d’ailleurs –pour me balader. C’est un rêve, commecelui de la cabane. On rêve tous d’avoirdes jouets… Maintenant que je suis met-teur en scène, je peux m’offrir des jouets,donc j’en profite. Ici, il y a tout l’universdes jouets : un petit train électrique, desjouets en fer blanc, des boîtes de conservequ’on attache avec un fil de laine pourfaire le téléphone, jusqu’à la musique,composée par le bandonéiste de ArtTango, entre fanfare et cirque, proche del’univers de Nino Rota. Tout le décor estinspiré par l’univers du jouet. D’ailleurs,

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les acteurs ne partagent-ils pas avec lesenfants le mot « jeu » ? Nous jouons !

V.S. : Il n’y a aucune indication d’entréeet de sortie des personnages dans letexte de Fabrice Melquiot. On ne saitjamais qui est ou n’est pas sur scène.Vous vous en êtes bien débrouillé.P.D. : Quand je m’empare d’un texte,j’essaie toujours de ne pas tenir comptedes indications scéniques. Mais lesauteurs aujourd’hui comprennent bienqu’il ne faut pas tenir la main du déco-rateur et du metteur en scène. On prendle dialogue et on le situe où on veut.Cela a été complexe pour Bouli Miro :par exemple dans les premières vingtminutes, il n’est pas dit que le personnageprincipal – Bouli – est sur scène : onparle de lui, mais lui ne parle pas. J’aichoisi de le mettre sur scène, avec toutun travail muet autour de ce personnage.Pour moi, c’est ça l’écriture dramatique :l’œuvre littéraire existe dans le livremais sur le plateau elle est incomplète ;elle attend que le metteur en scène, lesacteurs et tous les collaborateurs artis-tiques s’emparent de cette écriture pourfaire une proposition. Fabrice Melquiotlaisse une liberté totale, avec le risqued’être trahi totalement, ce que je nepense pas avoir fait. Il prend ce risque etc’est extraordinaire.

V.S. : La liberté, par exemple, de repré-senter, faire jouer, les parents de lacousine Pétula, chacun leur tour parune marionnette. Une drôle d’image ducouple…P.D. : Je me suis beaucoup amusé. Jean-Michel et Marie-Jeanne – aux initialesinversées, donc – forment un couple trèsfusionnel ; pourquoi ne pas en faire un seulpersonnage ? Un comédien joue les deux

personnages, avec une marionnette sous-dimensionnée qu’il tient dans ses bras, unemarionnette femme quand il joue l’hommeet inversement. Une façon de montrer qu’ily a toujours un peu de domination dans lesrapports de couple, surtout fusionnels.C’est un petit clin d’œil. Au théâtre, on peuttout se permettre.

V.S. : Le décor, ce sont trois rails parallèles et trois portes immenses, parlesquelles passe un énorme dragon, quicrache du feu ou Sharon Stone auréoléede lumière. Vous n’avez pas hésité surles moyens…P.D. : C’est un spectacle lourd ; il y a sixcomédiens mais cinquante-six personnesont travaillé dessus. C’est une certainenécessité artistique, un univers littérairequi me conduisent à faire ces choix et àessayer d’être audacieux.

V.S. : De quelle façon avez-vous penséau jeune public ?P.D. : Je ne suis pas un spécialiste dujeune public. Mon précédent spectaclepour ce public remonte à 1997, quatreans avant. Ce qui est formidable avec lesenfants, c’est qu’ils n’ont pas la politessedes adultes. Ils ne s’endorment pasquand ils s’ennuient, mais manifestenttout de suite, pendant la représentation,leur intérêt ou désintérêt.

V.S. : Par exemple pour les baisers d’amour…C’est vrai que c’est un peu rock and roll !Quelquefois il y a des ambiances deconcert durant la scène des baisers, çahurle et juste après – et c’est extraordi-naire ! –, ils rentrent à nouveau dans lesilence. Cela veut dire qu’ils sont accro-chés à l’histoire, ils ne veulent pas enperdre une miette, même si – et je l’ai fait

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exprès – il faut leur donner des respira-tions : quand on s’embrasse, on s’em-brasse pour de vrai. On dit souventqu’un acteur est bon, si lorsqu’il mangeune pomme sur scène, le public a enviede croquer dans la pomme. Et bien làj’espère que les enfants ont tous envied’embrasser leur copine ou leur copain.D’autant que c’est une actrice noire,avec une perruque blonde, jouantSharon Stone, qui embrasse un acteurblanc qui joue un chef de gare : lesécarts sont immenses. Il y a tout pourles titiller là où ça titille à douze, treizeou quatorze ans !

V.S. : Présentez-nous le Théâtre de laTête Noire.P.D. : Le Théâtre de la Tête Noire, lacompagnie, est implantée à Saran, enpériphérie d’Orléans. Elle travaille parti-culièrement autour du théâtre contem-porain, avec un regard large sur ce quis’écrit aujourd’hui. Quand on entredans le théâtre, qu’on a voulu archaïquemais raffiné, plein de bois, de fer, avecune atmosphère particulière, on voitd’abord des livres, une théâtrothèque deplus de trois mille textes d’auteurscontemporains, que les spectateurs peu-vent lire et emprunter. Tout est là.Quand on a compris que les livresaccompagnent la vie, on est moins malheureux, car on va chercher lesréponses dans les livres. Je veux que cethéâtre reste un théâtre littéraire, nonpas hermétique, mais intelligent.

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Bouli-Miro mis en scène par Patrice Doucet au Théâtre de La Tête Noire

© photo : Peggy Sturm

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De nombreux effets visuels, lumières,fumigènes, vidéos, chansons enlevées,une musique fort réussie, de jolies trou-vailles pour les jeux de scène : la miseen scène est vive et gaie, quelquefois unpeu brouillon, mais on s’amuse beau-coup.

Véronique Soulé : Aviez-vous vu lamise en scène de Patrice Douchet avantde commencer à travailler ?Christian Gonon : Oui, et j’avais beau-coup aimé. Mais je n’avais pas du toutvu le texte comme ça, et je suis particomplètement ailleurs. Il a travaillé avecdes moyens que je n’ai pas eus, unegrosse machinerie, feu d’artifice, énormedragon. C’est comme un livre d’images,assez statique.

V.S. : D’où êtes-vous parti pour votremise en scène ?C.G. : Tout est lié à mon enfance.Quand l’administrateur de la Comédiefrançaise – Marcel Beaujonet – m’aproposé de monter Bouli Miro, je n’a-vais jamais rien lu de FabriceMelquiot. J’ai lu la pièce durant desvacances, dans l’Ariège qui est materre d’enfance, et c’était troublant, cardans le texte, le chef de gare veut pré-senter ses parents qui vivent dansl’Ariège. J’étais dans la grange où jejouais gamin, une grange extraordinaire,remplie de foin, et de tout un bric-à-brac. Je suis parti de cette grange.Bouli aurait pu habiter un lieu commeça, où les objets les plus quotidienspeuvent se transformer par l’imagina-tion en quelque chose de magique, un

couvercle de lessiveuse fait un bou-clier de chevalier, un matelas défoncédevient trampoline. Un terrain de jeuextraordinaire. Il y a aussi les livres de Claude Ponti,dont j’adore le travail, tout comme lesgamins. J’ai lu ses livres des dizaines defois et j’aimais particulièrement cet uni-vers de bric et de broc dans ses dessins,ses mots transformés, comme ceux deMelquiot. Et il y avait deux ou trois imagesde fouillis intérieur, sous le lavabo, dansOkilélé. Les Bouli auraient pu vivre sousun lavabo. Si j’avais eu des sous, je luiaurais demandé de me dessiner undécor.L’association des deux – la grange demon enfance et les livres de ClaudePonti – me faisait rêver mon lieu commeun grenier, où des gosses se construisentdes mondes extraordinaires. Une sortede terrain vague, où tous les délires del’imagination sont permis.

Puis j’ai continué à creuser le sillon del’objet détourné (la Comédie Françaisedonnait peu d’argent pour les décors), àpartir du « si magique » des gamins :comment faire pour grossir ? pour entrersur scène ? J’ai trouvé des chambres àair qui gonflent et dégonflent, puis letoboggan gonflable par lequel les comé-diens entrent sur scène, la palissade der-rière laquelle il se passe beaucoup dechoses en arrière-plan. Le décorateur,comédien au Français, m’a proposé l’idée des palettes de supermarché quilui faisaient penser aux Kapla. Une belleidée, cohérente avec le reste, qui per-mettait une grande liberté de plateau,

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Rencontre avec Christian Gononmetteur en scène

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avec le plateau sur le plateau. Le rapportentre l’histoire et l’action n’est pas trèsévident dans le texte de Melquiot. Lethéâtre dans le théâtre me permettait defaire la transition entre le présent et lepassé. J’aime dans cette écriture cettefaçon de passer d’un monde à l’autre, etle théâtre permet ça. Je voulais un décorsouple pour que les acteurs puissent s’amuser.

V.S. : Le décor a donc beaucoup influen-cé la mise en scène ?C.G. : Oui, j’avais l’idée générale mais àpartir de là… Le décorateur est arrivé enrépétition avec le décor, des tuyaux, descouvercles, des casseroles ; j’avais rap-porté plein de costumes – cuirasses,casques, etc. – de la réserve des costu-mes du théâtre, et les acteurs ont jouéavec cette boîte à outils, comme avecune caisse de jouets, comme desgamins. Nous avons essayé de mettre auclair le texte, de voir les liens avec lespersonnages, qui s’aiment, ne s’aimentplus, la rencontre avec les réfugiés (parexemple, les palettes qui deviennentquai de gare). J’ai voulu laisser chacunse raccrocher à son propre imaginaire.Chaque objet pouvait ouvrir des portes :une portière de vieille Citroën et untuyau de chantier sont devenus le dra-gon. On a beaucoup épuré mais on vou-lait que cela reste riche de chosesvisuelles. Nous avons été surpris nous-mêmes par certaines images, par tout cequ’on pouvait faire avec ce décor, quin’était pas figé. Il y avait une cohérencedans la composition de jeu. Dès ledépart, j’ai su que ça allait fonctionner,que c’était juste, parce qu’elle se ratta-chait à l’enfance, à celle des comédiensaussi.

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Note de préparation de mise en scène de Christian Gonon. © C. Gonon

Okilélé, ill. C. Ponti, L’École des loisirs

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V.S. : La musique, évoquée dans letexte, est très présente.C.G. : La musique est très importante. Jevoulais un univers sonore très fort. J’aidemandé à un ami compositeur, qui atout de suite accepté. Nous avons tra-vaillé assez luxueusement, car il a assis-té aux lectures puis aux répétitions :tous les quatre jours, il revenait avec dumatériel sonore nouveau, et petit à petitl’univers sonore enrichissait tout lemonde, apportait ce qu’on ne pouvaitpas voir. C’était un septième personna-ge. La musique s’est affinée au fil desrépétitions.

V.S. : Vous évoquiez Claude Ponti.Pensez-vous qu’on peut comparer le travail du metteur en scène à celui dudessinateur ?C.G. : Au sens où l’illustration n’est pasredondante, je crois que oui. Il y a desimages semblables. On est en deuxdimensions dans le livre, on le pose surscène et on lui dit : réveille-toi. Un peucomme ces livres pop-up qui s’ouvrent.Il y a de ça, dans la mise en scène, onredresse les mots et on les colorie. Maisil y a aussi le travail de l’acteur, le verbeprononcé. Sur le livre, on lit et on voit. Authéâtre, on voit mais on entend aussi : lechoix des interprètes, leur intention, lafaçon dont ils vivent le texte, tout celaest très important. Il y a donc un travailsupplémentaire, que ne peut pas fairel’illustrateur, car c’est nous qui lisonsavec les yeux. Au théâtre, il y a les yeux,avec l’univers créé par le metteur enscène, mais il y a l’oreille, ce qui peutd’ailleurs donner envie de relire le texte.

Patrice Douchet a créé en 1985 le Théâtre de

la Tête Noire à Saran (45), dont il est le direc-

teur artistique et le metteur en scène.

Christian Gonon, comédien est entré à la

Comédie Française en 1998. Bouli Miro est sa

première mise en scène. (Il a signé le cahier

de mise en scène du Médecin malgré lui,

Gallimard, Folio Junior Théâtre, 2005)

Fabrice Melquiot, né en 1972, a travaillé en

tant que comédien auprès d’Emmanuel

Demarcy-Mota. Ses textes pour enfants ont

été publiés à partir de 1998 (L’École des

loisirs, L’Arche).

Bouli Miro, mise en scène de Patrice

Douchet, scénographie et costumes de

Danièle Rozier, musique de Jacques Trupin,

lumières de Damien Grossin et Jonathan

Douchet avec Jacques Courtès, Sébastien

Gaudu-chon, Stéphane Jaubertie, marème

N’Diaye, Elsa Royer. Création du Théâtre de

la Tête Noire. En tournée depuis 2003.

Bouli Miro, mise en scène de Christian

Gonon, interprètes : Isabelle Gardien,

Mathieu Genet, Alain Lenglet, Laurent

Natrella, Véronique Vella, Coraly Zahonero.

Créé au Studio de la Comédie Française en

2004 pour environ soixante-dix représenta-

tions, sur deux saisons, jusqu’au début

2005.

Bouli Miro déboule, une suite commandée à

Fabrice Melquiot, sera créé en novembre

2005 à la Comédie française, dans une mise

en scène de Philippe Lagrue.

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