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Nietzsche et le problème de la souffrance Mémoire Benjamin Lavoie Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Benjamin Lavoie, 2015

Mémoire Benjamin Lavoie Maîtrise en philosophie...Nietzsche (1844-1900), fut lui-même très malade et souffrant1. Dans cette épreuve, il a pu Dans cette épreuve, il a pu observer

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Nietzsche et le problème de la souffrance

Mémoire

Benjamin Lavoie

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Benjamin Lavoie, 2015

III

Résumé

La philosophie pessimiste de Schopenhauer sera confrontée avec la pensée nietzschéenne.

Nous allons démontrer que la tragédie attique coïncide avec une affirmation de la

souffrance. Nietzsche fait la distinction entre une vie ascendante et déclinante. C’est

l’aptitude à affronter et surmonter la souffrance qui servira de critère entre les forts et les

faibles. Le plaisir et la douleur sont des interprétations de la volonté de puissance en

réaction à une excitation. Nous distinguerons la vie qui lutte pour la puissance et celle qui

lutte pour sa conservation. Pour Nietzsche, il faut s’ouvrir à la souffrance pour créer et

vivre supérieurement. Le surhumain, en opposition avec la pitié, sera l’horizon de

dépassement des hommes. Nietzsche s’en prend à l’idéal ascétique. Par une analyse

généalogique de la mauvaise conscience, il découvre le rôle pernicieux qu’ont joué les

prêtres dans le processus d’intériorisation de la douleur. Nous exposerons sa critique acerbe

du christianisme.

V

Table des matières

Contenu

Résumé .................................................................................................................................. III

Table des matières ................................................................................................................. V

Abréviations des œuvres ...................................................................................................... IX

Avant-propos ....................................................................................................................... XI

Introduction ............................................................................................................................. 1

Chapitre 1 –Souffrance et pessimisme .................................................................................... 7

1.1. Schopenhauer et la tragédie ......................................................................................... 7

1.2 Nietzsche et la tragédie ............................................................................................... 16

1.2.1 L’origine de la tragédie ............................................................................................ 18

1.2.2 La tragédie comme affirmation et justification esthétique de la vie ........................ 23

1.2.3 Art et pessimisme ..................................................................................................... 31

1.3.1 La tragédie comme symptôme d’une santé débordante ........................................... 36

1.3.2 Surabondance et appauvrissement ........................................................................... 40

Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance .................................................................. 47

2.1.1 Le plaisir et la douleur comme phénomènes concomitants de la volonté de

puissance ........................................................................................................................... 47

2.1.2 La distinction entre excitation (souffrance) et douleur ............................................ 51

2.1.3 La volonté de puissance ........................................................................................... 53

2.1.4 Lutte pour la puissance versus instinct de conservation .......................................... 56

2.2.1 L’ouverture à la souffrance comme condition d’une vie supérieure ........................ 60

2.2.2 La souffrance comme fondement des outre-mondes ............................................... 67

2.2.3 S’ouvrir à la souffrance pour créer ........................................................................... 71

2.2.4 Souffrance et surcompensation ................................................................................ 74

VI

2.3.1 Le surhumain comme justification et sens de la souffrance .................................... 77

2.3.2 Le problème de la pitié ............................................................................................ 83

2.3.3 La pitié va à l’encontre du précepte « deviens celui que tu es » ............................. 91

Chapitre 3 – Le problème de l’intériorisation de la douleur .............................................. 101

3.1.1 L’intériorisation de l’homme ................................................................................. 101

3.1.2 La relation entre le débiteur et le créancier ........................................................... 106

3.2.1 Le changement de direction du ressentiment par les prêtres ................................. 110

3.2.2 L’idéal ascétique des prêtres .................................................................................. 118

3.2.3 Le traitement « thérapeutique » préconisé par les prêtres ..................................... 125

3.3 Le christianisme comme doctrine d’asservissement ................................................ 130

Conclusion .......................................................................................................................... 145

Bibliographie ...................................................................................................................... 153

IX

Abréviations des œuvres

De Nietzsche

A…………………. Aurore

AC……………...… L'Antéchrist

CI……………...…. Crépuscule des idoles

EA……………….. Essai d’autocritique

EH…………..……. Ecce Homo

GM………….……. La Généalogie de la morale

GS…………...…… Le Gai Savoir

HTH …………..…. Humain trop humain

NT………………... La naissance de la tragédie

PBM ………………Par-delà bien et mal

VP …………………La volonté de puissance

VSO……………….Le voyageur et son ombre

Zara………………. Ainsi parlait Zarathoustra

De Schopenhauer

FM………………... Le fondement de la morale

MVR……………… Le monde comme volonté et représentation

XI

Avant-propos

Je tiens à remercier ma directrice de recherche, Marie-André Ricard, dont les

commentaires, critiques et suggestions ont grandement favorisé mon travail. Il va sans dire

que, sans elle, la rigueur de ce travail n’aurait pas été ce qu’elle est. Je voudrais exprimer

ma reconnaissance envers mes parents, Sylvie Charette et Jean-Marc Lavoie, qui m’ont

toujours poussé et soutenu dans mes projets. Sans eux, la rédaction de ce mémoire aurait

été plus difficile et précaire. Outre un soutien financier qui m’a permis de continuer

calmement mes travaux, ma mère a continuellement valorisé mes recherches, et ce, dès

mon plus jeune âge, alors que mon père m’a inculqué l’assiduité qui m’a permis d’être

constant dans ma tâche. Je veux dire un merci particulier aux gens qui m’ont entouré dans

cette entreprise. À Ann-Julie Bonneau, qui m’est très proche, pour son soutien indéfectible

ainsi que pour son engagement dans la correction de mes travaux. Grâce à elle, j’ai pu

reprendre confiance en moi à chaque fois que le travail de recherche et de rédaction me

semblait fastidieux et décourageant. À Sébastien Carrier, en hommage à une amitié de

longue date qui m’est précieuse et pour toutes ces discussions que nous avons eues sur la

philosophie au fil des années. Sans son dévouement hors pair pour les questions

intellectuelles et l’engagement social, je n’aurais pas eu de guide pour m’éclairer dans les

dédales de la pensée, ni pour donner du sens au rôle de l’intellectuel dans notre société. À

Cédric Gingras, pour son écoute remarquable, son intérêt marqué pour les questions

philosophiques, sa patience, sa bonne humeur et ses commentaires qui me furent agréables.

Son amitié m’a permis de me convaincre de la valeur des œuvres de l’esprit tout en y

voyant l’occasion ludique d’une croissance personnelle. À Julien Bilodeau-Potvin, pour le

sérieux de ses critiques, sa probité exceptionnelle ainsi que pour sa compréhension des

difficultés que rencontre le philosophe dans notre société. Sans lui, je n’aurais pas pu

concevoir à quel point l’ignorance et la naïveté nous guettent dès lors que nous

abandonnons la résistance de la pensée. Enfin, je ne puis rendre compte ici de tout le

support que j’ai bénéficié ni de tout ce que je dois à mes enseignants, amis et proches.

Sachez, et je pense entre autres ici aux nombreuses conversations amicales et

philosophiques avec Martine Lavoie, David Harrison-Carrière, Pascal Côté-Comeau, que

j’ai une pensée pour tous ceux qui m’ont aidé et accompagné, directement ou

indirectement, dans mon parcours depuis le début du baccalauréat.

1

Introduction

L’existence humaine comporte de nombreuses souffrances. Nous ressentons des

douleurs corporelles, psychologiques et morales. Nous souffrons de la maladie, de la

compassion, de la perte d’autrui et de notre angoisse existentielle dans l’anticipation de

notre propre mort. Pourquoi et comment vivre alors que nous savons que nous allons perdre

autrui et mourir nous-mêmes? Comment pouvons-nous endurer tous ces maux? Le

problème de la souffrance est grave; c’est une épreuve que tout être humain doit affronter

malgré lui.

D’une part, le penseur qui nous intéresse dans ce mémoire, c’est-à-dire Friedrich

Nietzsche (1844-1900), fut lui-même très malade et souffrant1. Dans cette épreuve, il a pu

observer l’effet de la souffrance et de la maladie sur la pensée et les activités humaines.

L'homme qui souffre risque de faire de sa souffrance un argument contre la vie, c'est-à-dire

de devenir pessimiste. Le tourment peut même le pousser à inventer un monde transcendant

au sein duquel la souffrance n'existe pas, soit ce que Nietzsche nomme le nihilisme. D’autre

part, le thème de la souffrance est central dans l’œuvre de Nietzsche. Il a déjà une

importance capitale dans son premier livre La naissance de la tragédie et il peut constituer,

selon nous, un fil directeur de l’œuvre entière du philosophe2. En filiation directe avec

Schopenhauer (1788-1860), Nietzsche conçoit, dans sa première œuvre, un rapport entre la

connaissance et le problème du sens de l’existence : la connaissance tragique dévoile

1 Jean Vioulac affirme que ce qui caractérise d’une façon déterminante la vie de Nietzsche, c’est la

permanence de la souffrance et de la maladie. Vioulac, Jean, « La réduction pathologique : le statut

philosophique de l’expérience de la maladie dans la pensée de Nietzsche », Laval théologique et

philosophique, Vol. 67, N° 2, 2011, pp. 281-307. Page 287. 2 Nous reprenons en partie cette thématique à Georges Goedert. Selon lui, la souffrance est un thème qui

structure l’œuvre de Nietzsche mais qui change de statut au cours des trois périodes de l’œuvre du philosophe.

La première se caractérise par une proximité avec Schopenhauer par l’« un originel » et la contradiction au

cœur de l’être. La deuxième prend ses distances avec la métaphysique de Schopenhauer ainsi que sa

conception de la pitié mais conserve l’importance du thème de la souffrance surtout en ce qui concerne la

connaissance et le génie. La troisième insiste sur la souffrance de la création ainsi que sur le rapport entre

souffrance et volonté de puissance. Goedert, Georges, Nietzsche critique des valeurs chrétiennes. Souffrance

et compassion, pages 17, 66, 101, 185, 203 et 391.

2

l’horreur et l’absurdité de l’existence. Devant la révélation que la vie comporte

d’innombrables souffrances, que nous allons tous mourir et que ni la souffrance ni

l’existence n’ont de sens, l’homme est pris de dégoût. Il se demande si la vie vaut la peine

d’être vécue, ou encore et selon la sagesse pessimiste de Silène, si devant autant de

souffrance le Bien ne serait pas de ne pas être né ou de mourir bientôt3.

Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche affirme : « on ne cesse d’avancer la

souffrance comme le premier des arguments contre l’existence, comme son point

d’interrogation le plus grave4 ». Le fait de souffrir met l’existence en cause, cela nous fait

interroger sa valeur. L’être humain veut savoir pourquoi il ressent de la douleur, il veut

savoir ce qu’elle signifie de même que ce qui la justifie5. Si elle avait un sens, il serait plus

aisé de l’endurer. Toutefois, la souffrance apparaît absurde, c’est-à-dire comme résultant du

hasard. Aussi, elle tourmente tous les hommes, et ce, indépendamment de la vie qu’ils

mènent. Le philosophe écrit à ce propos : « Ce qui révolte dans la souffrance, ce n’est pas la

souffrance en soi, mais le non-sens de la souffrance6 ».

Pour supporter la vie et apaiser leur angoisse existentielle, les hommes s’activent de

diverses manières à répondre à la question de la souffrance. Dans l’aphorisme §370 du Gai

savoir, l’auteur dit que :

tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme un remède et un secours au

service de la vie en croissance, en lutte : ils présupposent toujours de la souffrance et

des êtres qui souffrent. Mais il y a deux sortes d’êtres qui souffrent, d’une part ceux qui

souffrent de la surabondance de la vie […] et ensuite ceux qui souffrent de

l’appauvrissement de la vie7.

3 NT, §3, p. 36. 4 GM, II, §7, p. 72. 5 Conche, Marcel, Nietzsche et le bouddhisme, p. 23. Marin, Claire et Zaccai-Reyners, Nathalie, Souffrance et

douleur. Autour de Paul Ricœur, texte de Paul Ricœur, La souffrance n’est pas la douleur, p. 30-32. 6 GM, II, §7, p. 73. 7 GS, livre 5, 1887, §370, p. 384.

3

Ainsi, tout art et toute philosophie peuvent être considérés comme des réactions à la

souffrance. Toutefois, Nietzsche distinguera entre une façon ascendante et décadente de

vivre la souffrance.

Compte tenu des souffrances et des douleurs terribles que Nietzsche a endurées, on

s’attendrait à ce que sa pensée soit pessimiste et nihiliste. Pourtant, c’est tout le contraire

que ses œuvres nous donnent à lire. Il est sans doute celui qui a le plus critiqué la création

des arrières-mondes comme étant une fuite devant la réalité tout en mettant de l’avant une

affirmation de la souffrance allant de pair avec celle de la vie. Pour Nietzsche, on ne peut

pas éliminer toute souffrance car celle-ci fait fondamentalement partie de la vie8. Cette

dernière comporte un pathos, soit une part de passivité que tout vivant doit supporter9.

Vivre, c’est nécessairement être en relation et être affecté, ce qui implique de ressentir de la

souffrance10.

Mais, dans ce cas, que doit-on faire avec la souffrance? Selon l’auteur qui nous

intéresse, nous pouvons tenter d’éradiquer, en éliminant leur cause, certaines formes de

souffrance qui ne sont pas intrinsèquement liées à une dimension fondamentale de la vie.

Par exemple, les douleurs de la culpabilité qui naissent de la doctrine judéo-chrétienne du

péché peuvent être dépassées. Toutefois, d’autres souffrances demeurent et il faut donc

tenter de modifier l’effet qu’elles ont sur nous11. Enfin, il faut surtout surmonter la

souffrance afin de créer quelque chose qui nous dépasse. Tout avenir fécond dépend de

8 Marcel Conche mentionne que, pour Nietzsche, la souffrance est une part essentielle de la vie. Conche,

p. 23. Patrick Wotling est aussi d’accord pour dire que la souffrance est une part essentielle de la vie chez

Nietzsche. Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 141. Aampora, Christa David,

« Nietzsche Contra Homer, Socrates, and Paul », The Journal of Nietzsche Studies, Issue 24, 2002, pp. 25-53,

pages 29 et 32. 9 Dictionnaire des concepts philosophiques, Larousse in extenso, CNRS Éditions, sous la direction de Michel

Blay, 2013, p. 597. 10 Selon Pierre Montebello, être vivant c’est toujours déjà être en relation : « la volonté de puissance est

nécessairement relationnelle ». Cette relation implique le contact avec des résistances qui sont ressenties.

Montebello, Pierre, Nietzsche. La volonté de puissance, p. 22-23. 11 Nietzsche pense que nous ne pouvons pas soustraire la souffrance de l’existence. Kain, Philip J.,

« Nietzsche, eternal recurrence, and the horror of existence », Journal of Nietzsche Studies, Issue 33, Spring

2007, pp. 49-63. Page 52.

4

l’aptitude à vivre la douleur12. En somme, la réponse nietzschéenne au problème de la

souffrance passe par la création13.

La thèse que nous soutiendrons dans ce mémoire, est que Nietzsche pense qu’il faut

s’ouvrir à la souffrance dans la mesure où cela contribue au dépassement de soi, à la

création et à l’affirmation de la vie. Ce qui justifie ici la souffrance, c’est qu’elle est un

moyen indispensable de la création. Dès lors, s’ouvrir à la souffrance est une attitude à la

fois pratique et intellectuelle. Cette attitude est intellectuelle, d’une part, dans la mesure où

nous comprenons que la vie est essentiellement une relation à des forces qui résistent, ce

qui implique d’être affecté et donc de la souffrance. D’autre part, parce que nous sommes

aptes à concevoir que la souffrance est nécessairement contenue dans l’acte de dépassement

de soi et de création. Cette attitude est pratique car vivons affectivement cette ouverture de

notre sensibilité afin de mettre en œuvre des processus créatifs.

Cette attitude favorable envers la souffrance découle de la conception nietzschéenne

de la volonté de puissance. S’ouvrir à la souffrance est une forme de consentement à la

volonté de puissance, c’est-à-dire à la vie en croissance. Toutefois, il semble problématique

de justifier la souffrance. Cette thèse, selon laquelle il faut s’ouvrir à la souffrance,

implique-t-elle que toute souffrance doit être valorisée comme moyen de création, voire

même justifiée ? Il semble bien qu’il faille aussi prendre garde à ne pas souffrir d’une

manière qui renforce la décadence. Ainsi, si d’une part il faut savoir s’ouvrir à la

souffrance, d’autre part, il faut aussi savoir s’en préserver dans la mesure où certaines

manières de souffrir affaiblissent la vie. Comme nous l’avons esquissé précédemment, nous

pensons que Nietzsche se défend de justifier l’intériorisation de la douleur qui est issue de

la tradition judéo-chrétienne car cette façon de vivre la douleur ne permet pas de parvenir à

une vie créative qui affirme la vie. Sa critique du christianisme, de l’ascétisme et de la

12 CI, chap. Ce que je dois aux anciens, §4, p. 604. 13 Zara, Aux îles fortunées, p. 103.

5

mauvaise conscience témoigne de cette limite. Il ne prône pas le dolorisme : la souffrance

en elle-même n’est pas une fin et doit disparaître au profit de la joie14.

Afin d’exposer la problématique qui nous intéresse, nous aborderons dans le premier

(1) chapitre, la question du rapport entre la souffrance et le pessimisme. La connaissance

tragique est liée, chez Schopenhauer comme chez Nietzsche, à la prise de conscience que la

vie comporte d’innombrables souffrances. D’une part, nous montrerons que dans le

pessimisme de Schopenhauer, c’est la souffrance qui est l’argument principal contre la vie

alors que dans la pensée de Nietzsche, la souffrance est compatible avec une affirmation de

la vie. C’est à travers l’exposition, pour chacun de ces penseurs, de la signification de la

tragédie attique, que nous apercevrons la rupture que Nietzsche opère par rapport à la

pensée de son éducateur. D’autre part, nous montrerons que la capacité à affronter la

souffrance deviendra le critère par excellence afin de procéder à la distinction entre une vie

ascendante et une vie déclinante. Par cette distinction, nous pourrons comprendre que la

tragédie est l’expression de la surabondance de la vie.

Nous aborderons, dans le deuxième chapitre (2), la question du rapport entre la

souffrance et la conception nietzschéenne de la volonté de puissance. D’une part, ce sera

l’occasion de montrer que la douleur et le plaisir ne sont que des états secondaires par

rapport à la volonté de puissance qui interprète dans le cadre de la croissance vitale. Ainsi,

toute pensée qui traite de la douleur et du plaisir comme des réalités en soi sera considérée

comme superficielle. Nous verrons aussi que chez Nietzsche, la souffrance est une épreuve

nécessaire à toute vie et, surtout, à toute vie qui croît et s’épanouit dans un processus

créatif. D’autre part, nous exposerons que la création des arrière-mondes prend sa source

dans la souffrance. La croyance en une transcendance, ou encore en un « monde vrai », qui

s’oppose au devenir et à l’immanence est le produit d’une vie qui se retourne contre elle-

14 Nous rejoignons ici les réserves de Maudemarie Clark devant Bernard Reginster qui pense que Nietzsche

affirme la souffrance pour elle-même. Clark, Maudemarie, « Suffering and the affirmation of life »,

Journal of Nietzsche Studies, 43.1, Monsoon, 2012, pp. 87-98, p. 92-95.

6

même. Nous examinerons finalement le rapport entre la souffrance, la compassion et la

création du surhumain. Dans cette partie, nous aurons l’occasion de montrer que la création

du surhumain implique un dépassement de la pitié schopenhauerienne ainsi qu’un certain

endurcissement de soi. La compassion engendre une déprime, dans la mesure où il nous est

intolérable de voir autrui souffrir, qui risque de nous détourner d’une vie affirmant la

souffrance. Or, nous pensons qu’il faut surmonter la souffrance et non pas seulement tenter

de s’en préserver ou de l’abolir.

C’est dans un troisième (3) chapitre que la problématique de la souffrance sera

abordée à partir de la vie réactive, du ressentiment et de la mauvaise conscience. Il sera

question de montrer que la souffrance, sous la forme de la privation ascétique et des

tortures de l’âme, est aussi un obstacle à la vie supérieure. L’ouverture à la souffrance

trouvera donc ici sa limite lorsqu’elle conduit la vie à s’affaiblir en se retournant contre soi

et en se mutilant. Dans cette perspective, nous aurons l’occasion de traiter du problème de

la culpabilité judéo-chrétienne et de l’idéal ascétique. Nous dévoilerons quel est le rôle des

prêtres et de la doctrine du christianisme dans la moralisation de la souffrance qui conduit à

maintenir les hommes dans un état de décadence. Comme nous le verrons, Nietzsche ne

souscrit pas à la croyance selon laquelle seule la souffrance est ce qui nous permet

d’avancer et que tout bien-être affaiblit. Bien au contraire, l’attitude masochiste qui

valorise la souffrance pour elle-même peut très bien mener à affaiblir les hommes et, par la

même occasion, les empêcher de goûter le bonheur des forts ou des esprits libres.

7

Chapitre 1 –Souffrance et pessimisme

Dans ce premier chapitre, nous allons présenter comment le problème de la

souffrance peut déboucher sur le pessimisme. Pour ce faire, nous allons tout d’abord

exposer (1.1) la conception schopenhauerienne de la tragédie. Pour ce penseur, la tragédie

est l’expression du pessimisme et elle pousse l’homme à se résigner devant le fait que la vie

est essentiellement souffrance. Dans un deuxième temps (1.2), nous montrerons que la

pensée de Nietzsche à propos de la tragédie est un refus de considérer la souffrance comme

un argument contre la vie. La vision nietzschéenne diffère complètement de celle de

Schopenhauer, puisqu’il comprend la tragédie attique comme une manifestation affirmative

de la vie. Dans un troisième temps (1.3), nous montrerons que la tragédie attique constitue

en fait l’expression d’une santé surabondante. Cela nous mènera à distinguer deux sortes de

vie dont l’une est ascendante et l’autre décadente.

1.1. Schopenhauer et la tragédie

En réfléchissant à sa première œuvre La naissance de la tragédie (1872), Nietzsche

écrit dans son Essai d’autocritique (1886) qu’elle contenait « un problème de premier ordre

et d’une grande séduction, et qui plus est un problème profondément personnel15». La

problématique générale de La naissance de la tragédie s’énonce comme suit : que signifie

le mythe tragique dans lequel on nous présente la vie comme étant pleine de souffrance et

de choix déchirants16? Cette question peut encore se formuler ainsi : pourquoi les Grecs de

l’antiquité ont-ils eu besoin de la tragédie? Or, lorsqu’il s’attaque à cette interrogation, le

jeune Nietzsche rencontre le problème du sens et de la valeur de l’existence. Il y a une

manière pessimiste de répondre à ce problème et qui correspond à une disposition d'esprit

qui porte à considérer la vie en général sous son aspect négatif. Cette disposition risque de

15 EA, §1, p. 11. 16 Ibid., p. 12.

8

mener à la négation du vouloir-vivre, c’est-à-dire à ce que Nietzsche nommera plus tard le

nihilisme.

Pour comprendre l’émergence de cette problématique dans l’œuvre de Nietzsche, il

faut remonter à l’influence qu’a eue sur lui son maître à penser17. Schopenhauer croyait que

le genre théâtral qu’est la tragédie grecque était le signe d’un pessimisme18, c’est-à-dire

d’une interprétation négative de la vie. La tragédie révèlerait que la vie est pleine de

souffrances et ne vaut rien :

le but de cette plus haute réalisation poétique est la présentation du côté effrayant de la

vie. La tragédie nous présente la douleur sans nom, la misère de l’humanité, le

triomphe de la méchanceté, l’empire narquois du hasard et de la chute irrémédiable des

justes et des innocents : voilà qui nous indique de la manière la plus insigne la nature

du monde et de l’existence. […] Nous voyons ainsi dans la tragédie que les

personnages les plus nobles, après une longue et douloureuse lutte, finissent par

renoncer à jamais tant aux buts qu’ils poursuivaient jusque-là avec tant de véhémence,

qu’aux plaisirs de la vie, ou quittent la vie elle-même de plein gré et avec joie19.

Il y a une ressemblance évidente entre la conception pessimiste de la vie qui ressort

de ce passage et le récit de la sagesse populaire grecque qu’on retrouve au paragraphe §3 de

La naissance de la tragédie en ce qui concerne la valeur de l’existence. Voici le récit que

fait Nietzsche de la rencontre entre le roi Midas et Silène, le compagnon du dieu Dionysos :

Une antique légende rapporte que le roi Midas avait longtemps battu les bois, mais en

vain, à la recherche du sage Silène, le compagnon de Dionysos. Quand enfin celui-ci

tombe entre ses mains, le roi lui demande quel est pour l’homme ce qu’il y a de plus

désirable, le bien suprême. Roide et figé, le démon se tait; jusqu’à ce que, pressé par le

roi, il finisse par lâcher ces mots en éclatant d’un rire strident : “Misérable race

d’éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi m’obliger à te dire ce que tu as

17 Pour Georges Goedert, on ne peut éclaircir l’œuvre de Nietzsche sans la mettre en rapport avec celle de

Schopenhauer. Goedert, p. 18. Pour Jozef Van de Wiele, une connaissance sérieuse de Schopenhauer est

requise pour comprendre l’œuvre de Nietzsche car il est sans aucun doute sa source principale. Van de Wiele,

Jozef, « Schopenhauer et le volontarisme. Aux sources de Nietzsche », Revue Philosophique de Louvain,

quatrième série, tome 74, n°23, 1976, pp. 375-400. Page 396. URL :

˂http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1976_num_74_23_5895˃. 18 Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation (MVR), tome 2, compléments du livre 4,

chapitre 46, p. 2064-2065. 19 Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation (MVR), tome 1, livre 3, §51, p. 495-496. Voir

aussi Goedert, p. 32.

9

le moins intérêt à entendre? Le bien suprême, il t’est absolument inaccessible : c’est de

ne pas être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche le second des biens, il est

pour toi ̶ et c’est de mourir sous peu.”20.

Dans la citation ci-haut de Schopenhauer, l’existence est un fardeau dont les héros de

la tragédie se débarrassent volontairement, voire même avec joie, suite à l’épreuve de

combats et de souffrances pour réaliser leurs désirs. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que

le désir est à la source de la souffrance. À propos de l’existence, Schopenhauer écrit :

une aspiration continuelle sans but ni repos; c’est ce qui nous frappe avec plus

d’évidence encore lorsque nous considérons l’animal, et l’homme. Vouloir et désirer

quelque chose, voilà toute son essence, tout à fait comparable à une soif inextinguible.

Or la base de tout vouloir est le besoin, le manque, donc la douleur, à laquelle il est

livré d’emblée et en vertu même de son essence21.

D’une manière similaire, la sentence du Silène concerne le désir de vivre et la

souffrance. Dans la conception de la sagesse populaire grecque, la vie apparaît douloureuse

au point de croire que le fait de n’être point né soit le bien suprême. D’autre part, tout

comme dans la citation de Schopenhauer, la fin de l’existence est ici aussi désirable. C’est

en suivant la conception que la vie n’est que misère que Schopenhauer interprète la tragédie

grecque :

À l’instant de la catastrophe tragique, nous accédons à la conviction, plus profonde que

jamais, que la vie est un rêve pénible dont il faut se réveiller. […] Ce qui confère à tout

tragique, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente, l’élan spécifique de

l’élévation, c’est l’éclosion de la connaissance que le monde, la vie ne sauraient

procurer de satisfaction véritable, et donc ne méritent pas qu’on s’y attache. C’est en

cela que consiste l’esprit tragique : il conduit, dès lors, à la résignation22.

20 NT, §3, p. 36. 21 MVR, tome 1, livre 4, §57, p. 590. 22 MVR, tome 2, compléments du livre 3, chap. 37, p. 1834.

10

La tragédie est mise au service d’une résignation et d’une négation qui ont pour but

de se délivrer de la vie23. Schopenhauer interprète la souffrance comme le fond de l’Être24

et il voit en elle la preuve que l’existence ne vaut pas la peine d’être vécue. L’existence est

une douleur constante, qui oscille entre le lamentable et le terrible25, contre laquelle les

hommes s’efforcent et luttent, sans pourtant pouvoir espérer autre chose que la simple

conservation de cette vie tourmentée26. Tous les efforts des hommes ne réussissent

finalement qu’à faire changer la façon dont on souffre27. Bref, la vie des hommes est une

tragédie dont la mort est la destination28 :

La vie elle-même est un océan plein d’écueils et de tourbillons que l’homme évite le

plus précautionneusement et soigneusement possible, tout en sachant que, même s’il

devait réussir à passer, moyennant tous les efforts et tout l’art, il se rapprocherait par là

même, à chaque mouvement, du naufrage le plus grand, le plus total, le plus

inéluctable, le plus irrécupérable, il s’y dirigerait même tout droit : la mort. C’est elle

qui constitue la destination finale de ce fatiguant voyage, et, pour lui, elle sera bien pire

encore que tous les écueils qu’il a contournés. Or, ce qui est tout à fait remarquable,

c’est que, d’un côté, les souffrances et les tourments de la vie peuvent s’accroître si

facilement que même la mort, dans la fuite de laquelle réside toute la vie, devient

souhaitable, et qu’on s’y précipite de plein gré29.

Puisque la vie semble impuissante à nous procurer une satisfaction véritable,

Schopenhauer juge que la vie est indigne de notre attachement. Pour soutenir ce jugement,

il présente sa conception de la volonté en tant que désir. Les êtres humains tentent sans

cesse de fuir la souffrance mais, pour Schopenhauer, elle fait partie de l’essence de la vie,

23 Pernin, Marie-José, La philosophie de Schopenhauer. Au cœur de l’existence, la souffrance?, p. 180 : « Elle

prépare au renoncement en nous montrant le jeu de la fatalité ». 24 MVR, tome 1, livre 4, §54, p. 544 et §57 p. 589. 25 Ibid., livre 3, §52, p. 519. 26 Ibid., livre 4, §57, p. 592. « Pour la plupart, la vie est une lutte incessante pour cette existence même, avec

la certitude d’être finalement défait ». 27 Ibid., p. 593-594. « Vouloir et obtenir : entre ces deux s’écoule absolument toute vie humaine. Le souhait,

selon sa nature, est douleur : l’obtention conduit rapidement à la satiété : le but n’était qu’illusoire : la

possession supprime l’excitation : le souhait, le besoin reviennent sous une autre forme : sinon, c’est la

monotonie, le vide, l’ennui : s’y opposer est aussi éreintant que de lutter contre le dénuement ». 28 Ibid., §58, p. 608 : « La vie de tout un chacun, lorsqu’on la parcourt du regard en gros et en général, et

qu’on n’en retient que les traits significatifs, est au fond toujours une tragédie ». MVR, tome 2, compléments

du livre 4, chap. 49, p. 2143 : « La mort est le résultat, le résumé de la vie, ou la somme additionnée qui

exprime en bloc toute la leçon que la vie donnait par détails et par fragments, à savoir que toutes les

aspirations, dont la vie est le phénomène, étaient inutiles, vaines, contradictoires, et que s’en défaire est une

délivrance ». 29 MVR, tome 1, livre 4, §57, p. 592.

11

ce qui la rend inévitable30. Selon lui, le désir, qui n’a en soi aucune fin dernière, provient

d’un manque et donc, de quelque chose qui fait souffrir31 :

la volonté, à tous ses degrés de phénoménalisation, du plus bas au plus élevé, est

totalement dépourvue d’une fin et d’un but dernier, qu’elle désire constamment

quelque chose parce que ce désir, son unique essence, ne peut cesser par aucun but

atteint, et n’est donc capable d’aucune satisfaction finale; il ne peut être retardé que par

un obstacle, car en lui-même il s’étend à l’infini32.

Si le désir avait une fin, il pourrait peut-être se satisfaire, ou à tout le moins

progresser dans la réalisation d’un but. Le problème, c’est que ce manque n’est jamais

définitivement comblé et que les obstacles s’accumulent devant le désir, empêchant alors

tout bonheur durable. L’obstacle engendre lui aussi de la souffrance :

L’entrave par un obstacle posé entre elle et son but provisoire, nous l’appelons alors

souffrance; lorsqu’elle atteint son but, nous parlons, au contraire, de satisfaction, de

bien-être, de bonheur. […] Nous voyons alors que ceux-ci sont pris dans une constante

souffrance, sans bonheur permanent. Car tout désir naît d’un manque, d’une

insatisfaction quant à son état, il est donc souffrance tant qu’il n’est pas satisfait. Or,

aucune satisfaction n’est durable, elle ne fait toujours qu’inaugurer, bien au contraire,

un nouveau désir. Nous voyons que le désir est toujours entravé de façon multiple,

qu’il est toujours en conflit et, en tant que tel, il est toujours souffrance : comme il n’y

a pas de but ultime du désir, il n’y a ni mesure ni but de la souffrance33.

Nous comprenons aisément que le bonheur est fugace et qu’il ne s’obtient qu’après

mille efforts. Mais il y a plus, le bonheur n’est en fait ici qu’un état négatif : ce n’est

qu’absence temporaire de souffrance ou, dit autrement, seulement la fin d’un mal. Un autre

passage de la philosophie de Schopenhauer montre explicitement cette conception négative

du bonheur : « Toute satisfaction, ou ce qu’on appelle ordinairement bonheur, ne sont, en

vérité et par essence, toujours que négatifs, et absolument jamais positifs.34 »

30 Ibid., p. 595 et 601. 31 Van de Wiele, p. 391. 32 MVR, tome 1, livre 4, §56, p. 585. 33 Ibid., p. 587. 34 Ibid., §58, p. 603.

12

Les pensées de Schopenhauer sont effrayantes. Si nous acquiesçons à cette manière

de concevoir la vie, il semble difficile d’entrevoir une satisfaction digne de ce nom à notre

existence. Même le bonheur, difficilement atteignable, semble être dépourvu de toute joie

puisqu’il n’est qu’une cessation passagère de douleur. Ce n’est toutefois pas là la fin des

malheurs. Nous pourrions croire à tout le moins que lorsque le bonheur est atteint, la

souffrance cesse. Or, ce n’est encore qu’une apparence, car lorsque la souffrance cesse,

c’est alors l’ennui qui nous prend, ce qui ne nous satisfait pas davantage et, qui plus est,

peut aussi être considéré comme un mal35. Schopenhauer en vient donc à la conclusion que

la simple existence du mal suffit à nous convaincre que le monde et la vie méritent d’être

niés :

Mais au fond, il est tout à fait inutile de se quereller pour savoir si ce sont les biens ou

les maux qui prévalent dans le monde, car la simple existence du mal tranche la

question, car ce dernier ne saurait jamais être effacé par un bien qui l’accompagne ou

le suit, et donc ne saurait jamais être compensé […] Par conséquent, même s’il y avait

cent fois moins de maux dans le monde qu’il n’y en a réellement, la pure et simple

existence du mal suffirait à consolider une vérité qu’on peut exprimer de diverses

manières, quoique toujours assez indirectement, à savoir qu’il ne faut pas nous réjouir,

mais plutôt nous attrister de l’existence du monde; que le non-être du monde est

préférable à son être; que le monde est quelque chose qui, au fond, ne devrait pas être,

etc36.

Pour Schopenhauer, on ne peut pas soutenir qu’une telle vie est justifiable37. Il n’y a

d’ailleurs aucune raison ou cause ultime qui puisse lui donner une justification. Toute

possibilité de rendre raison relève du principe de raison suffisante, qui lui-même ne

s’applique qu’aux phénomènes38 alors que le vouloir-vivre découle de la volonté comme

chose en soi à laquelle ne s’applique pas le principe de raison suffisante39. Ce qui apparaît

35 Ibid., §57, p. 593. « L’ennui est tout sauf un mal à mépriser comme quantité négligeable : c’est lui qui finit

par tracer dans le visage le désespoir véritable ». Pernin, p. 214-215. 36 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2049. 37 Pour Schopenhauer, seule l’existence d’un Bien inconditionné ou absolu ferait que la vie soit digne d’être

vécue. C’est en raison de l’absence d’un tel Bien que la vie est injustifiable, ou plutôt qu’elle ne peut pas faire

l’objet d’un choix délibéré. On ne peut pas justifier ou choisir délibérément la souffrance pour elle-même.

Migotti, Mark, « Schopenhauer's Pessimism and the Unconditioned Good », Journal of the History of

Philosophy, Vol. 33, N° 4, 1995, pp. 643-660. Pages 646, 652 et 654. 38 Touchet, Philippe, « Schopenhauer, La souffrance est le fond de toute vie. Une théorie métaphysique du

pessimisme de la volonté et de l’insatisfaction. », p. 6-8, [En ligne], consulté le 9 février 2014. URL :

˂http://www.philosophie.ac-versailles.fr/bibliotheque/Conferences/Schopenhauer.PhT.pdf˃. 39 Van de Wiele, p. 383 et 385.

13

absurde à Schopenhauer, d’une part, c’est que nos désirs tendent vers une satisfaction qui

n’existe pas et, d’autre part, que nous espérons trouver un sens à cette existence qui n’en

contient aucun40 :

D’après ma doctrine, ceci tient à ce que le principe de son existence est expressément

sans raison, car c’est là une volonté de vivre aveugle, laquelle, comme chose en soi, ne

saurait être soumise au principe de raison, qui n’est que la forme des phénomènes et

qui seul peut légitimer tout pourquoi. Or ceci est conforme à la nature du monde : car

seule une volonté aveugle, et non pas une volonté capable de voir, a pu se mettre elle-

même dans la situation de laquelle nous nous voyons. Une volonté capable de voir, au

contraire, aurait assez vite fait l’évaluation que l’affaire ne couvre pas les frais41.

Comme nous pouvons le remarquer dans ce passage, seule une volonté aveugle peut

mener à l’existence d’une telle vie, d’une telle absurdité. En somme, pour un être conscient

et rationnel, la vie apparaît bien trop absurde et souffrante pour valoir la peine d’être vécue,

ou simplement pour que nous consentions à continuer à vivre. C’est le message que

véhicule la tragédie aux yeux de Schopenhauer42 :

or, peut-être aucun homme, arrivé à la fin de sa vie, ne choisira, s’il est à la fois

réfléchi et sincère, de la refaire, mais préférera bien plutôt le non-être total. En résumé,

le contenu essentiel du monologue mondialement célèbre dans Hamlet est celui-ci :

notre condition est si misérable qu’on devrait résolument lui préférer le total non-être43.

Dans ce passage, qui nous évoque la pensée terrible de l’éternel retour chez

Nietzsche, Schopenhauer affirme que la tragédie permet de prendre conscience de tout le

lot de souffrances et d’insatisfactions dont la vie humaine est empreinte et qu’elle a pour

but de convaincre l’homme de se résigner. Le propre de la tragédie est donc d’éveiller un

état d’âme pessimiste chez le spectateur. Néanmoins, même si le théâtre tragique nous

40 MVR, tome 1, livre 4, §58, p. 606 et tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2044. Rosset, Clément,

Schopenhauer, philosophe de l’absurde, p. 67-69. Morel, Georges, Nietzsche analyse de la maladie, p. 40.

Pernin, p. 128. 41 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2054. 42 Pernin, p. 181 : « le malheur ne doit pas apparaître comme une exception pour inviter au renoncement. Il

faut que nous sentions combien facilement ce malheur pourrait être nôtre […] la tragédie dit la vérité du

monde comme représentation ». 43 MVR, tome 1, livre 4, §59, p. 611-612.

14

présente le côté terrible de la vie, ce n’est pas l’art qui mène hors de la vie. En réalité, l’art

continue d’affirmer la volonté :

Ce côté purement connaissable du monde, ainsi que sa répétition par tel ou tel art, voilà

l’élément de l’artiste. Il est fasciné par la contemplation du spectacle de l’objectivation

de la volonté : il s’arrête auprès de ce spectacle, n’a de cesse de le considérer et de le

répéter en le représentant, tout en faisant lui-même les frais de l’exécution de ce

spectacle, puisqu’il est lui-même la volonté qui ainsi s’objective en demeurant dans

une constante souffrance. Pour lui, cette connaissance pure, vraie et profonde de

l’essence du monde devient alors une fin en soi : il s’arrête auprès d’elle. C’est

pourquoi elle ne devient pas pour lui un quiétif de la volonté, comme c’est le cas du

saint arrivé à la résignation, […] elle ne le délivre pas de la vie définitivement, mais

seulement pour de courts instants : elle ne lui sert pas de voie pour sortir de la vie, mais

seulement de consolation provisoire dans cette vie même44.

Pour Schopenhauer, il s’agit de nier le vouloir-vivre, c’est-à-dire d’éteindre

complètement le désir, afin d’atteindre une rédemption, alors que la contemplation

esthétique et l’art ne réalisent qu’un affranchissement provisoire des souffrances. Cette

délivrance ne mène pas à se délivrer définitivement de la souffrance, même si elle peut

encourager à se résigner. La révélation tragique engendre une aversion envers l’existence

mais ici, le chemin de la libération de la souffrance passe par l’ascèse45. Cette dernière, qui

constitue un ensemble d'exercices auxquels on s'astreint, prend la forme d’une mortification

du vouloir-vivre46. Ils consistent à s'imposer une souffrance pour progresser dans le

domaine spirituel ou encore pour faire pénitence47.

Mais pourquoi faire ainsi pénitence? Sommes-nous coupables de quelque chose? La

souffrance est conçue par Schopenhauer comme un châtiment issu d’un « péché originel ».

44 Ibid., livre 3, §52, p. 519. 45 Ibid., livre 4, §68, p. 702. 46 Ibid., §68, p. 705. « Autant que la volonté elle-même, il [l’ascète – B.L.] mortifie sa visibilité, à savoir le

corps : il le nourrit pauvrement pour qu’aucune opulence de sa forme ne vienne faire revivre et exciter encore

plus fortement la volonté, dont il n’est que l’expression et le miroir. Il recourt au jeûne, voire aux macérations

et à la torture, afin de briser et tuer de plus en plus la volonté par le biais d’une privation et d’une souffrance

continues, cette volonté qu’il connaît et abhorre en tant que source tant de sa propre existence pleine de

souffrances que de celle du monde ». Voir aussi MVR, tome 1, livre 4, §68, p. 707. 47 Ibid., §68, p. 708. Voir aussi MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 48, p. 2106 et 2133, et chap. 49,

p. 2146.

15

Mais quel est donc ce « péché originel » ou ce crime dont l’homme est coupable? Selon

Schopenhauer, c’est l’existence elle-même48 puisqu’elle est issue d’une division de la

volonté contre elle-même49. Cette division de la volonté correspond à l’égoïsme et à

l’individuation qui condamne les individus à lutter entre eux pour survivre50, ce qui

entraîne encore des souffrances51. L’existence humaine est un châtiment, conséquence d’un

crime, et la souffrance se présente à la fois comme une punition et telle une voie de

rédemption52 :

l’existence humaine, fort éloignée de porter les traits d’un cadeau, porte tout au

contraire les traits d’une dette contractée. La réclamation de cette dette apparaît sous la

forme des besoins urgents, des souhaits lancinants et de la détresse infinie, que cette

existence même a établie. Il est de règle de consacrer toute sa vie à rembourser la dette,

mais, ce faisant, on n’en amortit encore que les intérêts. Le remboursement du capital

se fera avec la mort. ̶ Et quand fut contractée cette dette ? ̶Lors de la procréation. ̶

Si, par suite, on considère l’homme comme un être dont l’existence est punition et

expiation, on le voit déjà sous une lumière plus vraie. Le mythe du péché originel […]

est le seul point dans l’Ancien Testament auquel je puisse accorder une vérité

métaphysique […] Si l’on veut mesurer le degré de la dette ou de la faute qui pèse sur

notre existence, qu’on considère les souffrances qui se rattachent à celle-ci. Toute

grande douleur, qu’elle soit physique ou mentale, exprime ce que nous méritons, car

elle ne saurait nous arriver si nous ne la méritons pas53.

En somme, la tragédie est la présentation sur scène de la volonté qui lutte contre elle-

même. La signification véritable de la tragédie est l’expiation du « péché originel », conçu

48 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 48, p. 2092. 49 Goedert, p. 41-42. Van de Wiele, p. 388 : « Finalement il s'avère que la volonté est caractérisée, au niveau

de ses objectivations, par une essentielle scission intérieure […] En effet, chaque degré conteste à l'autre la

possession de la matière, de l'espace et du temps. La manifestation la plus évidente de cette lutte générale se

trouve dans le règne animal. Les animaux vivent de plantes; les animaux vivent aussi d'autres animaux.

L'homme subjugue tous les autres et considère la nature comme un produit à son usage. Dans l'homme, c'est-

à-dire dans la lutte de tous les individus contre tous les individus, la scission intérieure de la volonté culmine

[…] En somme la volonté (de vivre) vit de soi-même, se consume elle-même et représente sous diverses

formes sa propre nourriture ». 50 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2057. Pernin, p. 212 : « Ne trouvant pas d’objet à

l’extérieur d’elle-même, la volonté se nourrit d’elle-même. Partant de cet autotrophisme, elle s’épuise en

querelles intestines, comme une entreprise décadente. La volonté se fait échec à elle-même ». MVR, tome 1,

livre 2, §28, p. 335 et 350. Voir aussi MVR, tome 1, livre 4, §56, p. 586. 51 Van de Wiele, p. 392-393. 52 Goedert, p. 12-13. Van de Wiele, p.396. 53 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2055-2056. Tous les mots en italique des citations de ce

mémoire sont dans les textes originaux que nous citons.

16

comme le crime de l’existence. Nous pouvons donc affirmer que Schopenhauer interprète

la tragédie dans sa dimension morale :

Le sens véritable de la tragédie consiste dans l’intelligence approfondie du fait que ce

que le héros doit expier ce ne sont pas ses péchés individuels, mais le péché originel,

c’est-à-dire la faute de l’existence même : […] [Car le plus grand crime de l’homme,

c’est d’être né.] comme Calderón le dit sans détour54.

1.2 Nietzsche et la tragédie

Nous pensons que la philosophie de Nietzsche doit être comprise comme une réaction

et un refus de la philosophie de Schopenhauer. Dès La naissance de la tragédie, la rupture

semble déjà être consommée55, et ce, bien que Nietzsche demeure un fervent admirateur de

Schopenhauer, comme le démontre d’ailleurs sa troisième Considération inactuelle datant

de 1874 et dont le titre est Schopenhauer éducateur. L’affirmation et la justification

dionysiennes de la vie, qui sont philosophiquement opposées à la position de Schopenhauer

exposée ci-haut, occupent déjà l’avant-plan de ce premier ouvrage. Dans son Essai

d’autocritique de 1886, Nietzsche affirme qu’il s’oppose à l’idée selon laquelle la tragédie

conduit à une forme de résignation qui est la première étape de l’éthique de la négation du

vouloir-vivre :

Que pensait Schopenhauer de la tragédie? “Ce qui donne au tragique, quelle qu’en soit

la forme, son élan particulier vers le sublime […], c’est la révélation de cette idée que

le monde, la vie sont impuissants à nous procurer aucune satisfaction véritable et sont

par suite indignes de notre attachement : telle est l’essence de l’esprit tragique; il est

donc le chemin de la résignation.56” O quel tout autre langage m’a tenu Dionysos! O

comme j’étais loin de tout ce résignationnisme57!

54 MVR, tome 1, livre 3, §51, p. 497. La phrase « car le plus grand crime de l’homme, c’est d’être né » est

entre crochets dans la traduction que nous citons ici. 55 Michel Haar pense que Nietzsche s’éloignait de Schopenhauer avant même La naissance de la tragédie.

Selon lui, les ébauches et les premières notes en vue de son premier ouvrage comprenaient déjà des thèses en

contradiction radicale avec les principes du système de Schopenhauer. Haar, Michel, Nietzsche et la

métaphysique, p. 65-68. 56 MVR, tome 2, compléments du livre 3, chap. 37, p. 1834. 57 EA, §6, p. 18.

17

L’esprit tragique consiste-t-il donc à se résigner devant le fait que la vie est toute de

souffrance? La souffrance est-elle un argument contre la vie? La vie n’est-elle que crime et

souffrance? Ce sont là des questions que Nietzsche affronte en s’intéressant au rapport

entre la souffrance, la tragédie et la vie. Il se demande si les Grecs étaient des pessimistes,

comme le suggère le fait qu’ils aient inventé la tragédie58. La réaction face à la souffrance,

de même que l’évolution historique et psychologique de cette réaction, constituent le centre

de gravité véritable de sa méditation sur les Grecs : « La question fondamentale est la

question du rapport qu’entretient le Grec à la douleur, son degré de sensibilité. ̶ Ce rapport

est-il resté le même? Ou bien s’est-il inversé?59 ».

Dans La naissance de la tragédie, Nietzsche conçoit que la réalité est tragique60. Il

affirme en 1875 que « comprendre le monde à partir de la souffrance c’est ce qu’il y a de

tragique dans la tragédie61». Le terme tragique est souvent associé à ce qui est funeste et

donc, au pessimisme. Autrement dit, ce qui est tragique dans la vie, c’est que tout passe,

que tout a une fin et disparaît62; c’est que la mort est la destination de la vie, qu’elle

emporte tout, ce qui nous fait souffrir. Cependant, pour Nietzsche, la souffrance et la

tragédie sont plutôt ambiguës, comme l’est d’ailleurs Dionysos63. Georges Goedert écrit à

ce propos qu’à l’éternelle souffrance de Dionysos s’ajoute aussi l’éternelle jouissance de se

transfigurer64 : « le monde reçoit son sens et sa valeur du fait qu’il est l’œuvre d’une

tendance artistique originelle qui aspire à la transfiguration et à la rédemption.65 » Pour

anticiper sur notre propos, nous pouvons dire que le dionysiaque c’est le fait d’atteindre la

58 MVR, tome 2, compléments du livre 4, chap. 46, p. 2064-2065. 59 EA, §4, p. 15. 60 Goedert, p. 23. 61 Nietzsche, Le livre du philosophe, Études théorétiques, « La science et la sagesse en conflit », 1875,

p. 150. 62 Joshua Foa Dienstag pense que tous les pessimistes se rejoignent dans la tendance à voir l’existence comme

étant limitée dans le temps et à mettre l’accent sur le passage et la destruction de toute chose dans le temps.

Foa Dienstag, Joshua, « Tragedy, Pessimism, Nietzsche », New literary History, Vol. 35, N°1, 2004, pp. 83-

101. Publish by The Johns Hopkins University Press. Pages 85, 87 et 98. URL :

˂http://muse.jhu.edu/journals/nlh/summary/v035/35.1dienstag.html˃. 63 EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (Ainsi parlait Zarathoustra), §6, p. 765-766. Guibal, Francis,

« F. Nietzsche ou le désir du oui créateur. », Revue Philosophique de Louvain, quatrième série, Tome 82,

N°53, 1984. pp. 55-79. Pages 68 et 70. 64 Goedert, p. 50. 65 Ibid., p. 51.

18

plus haute jouissance, soit le sentiment débordant de la création, et l’affirmation suprême

de la vie au sein même de la souffrance66.

Si, d’une part, il y a une proximité thématique entre Nietzsche et Schopenhauer,

notamment sur les thèmes de la tragédie et de la souffrance, il y a, d’autre part, une distance

qui apparaît entre eux dès La naissance de la tragédie. Comme mentionné plus haut,

Nietzsche interprète différemment la signification de la tragédie : « La consolation

métaphysique que dispense […] toute vraie tragédie » consiste en « la pensée que la vie, au

fond des choses et malgré le caractère changeant des phénomènes, est toute de plaisir dans

sa puissance indestructible67». Cette formule nietzschéenne est diamétralement opposée à la

pensée de son maître, pour qui la tragédie a pour but de montrer le côté terrible de la vie, de

servir la résignation et, ultimement, la négation de la volonté. Pour Nietzsche, au contraire,

la tragédie montre que la vie est pleine de plaisir car elle est débordante de créativité et elle

se métamorphose sans cesse68. Nous allons maintenant exposer la conception nietzschéenne

de la tragédie pour montrer en quoi elle n’est pas pessimiste, mais qu’au contraire, elle est

l’expression d’une affirmation de la vie.

1.2.1 L’origine de la tragédie

Nietzsche présente la tragédie attique comme l’union de deux arts, l’apollinien et le

dionysiaque, qui sont à leur tour issus de deux pulsions naturelles mais antagoniques, soit la

pulsion dionysiaque et la pulsion apollinienne69. L’impulsion apollinienne est l’analogue du

rêve, dans lequel la vision et l’apparence sont prédominantes. Ses caractéristiques sont la

production d’apparences aux formes bien définies, la certitude qu’il ne s’agit là que

66 Ibid., p. 55. Voir aussi EA, §5, p. 16. 67 NT, §7, p. 55. 68 EA, §5, p. 16. 69 NT, §1, p. 27.

19

d’apparences et le plaisir de la contemplation70. L’impulsion produit l’art apollinien qui est

l’art plastique et la poésie (épique). L’impulsion dionysiaque, quant à elle, est l’analogue de

l’ivresse et est placée sous le signe de la musique et de la danse. Ses caractéristiques

sont, d’une part, de produire la rupture des frontières produites par le principe

d’individuation apollinien et de travailler à reconstituer une unité originaire de la nature.

D’autre part, cette impulsion se caractérise par un mélange d’horreur, du fait de la perte de

l’individualité, et d’extase, en raison d’une sorte de réconciliation avec la nature et les

autres. La perte de l’individualité a pour corolaire l’ouverture à « un sentiment d’unité tout-

puissant qui reconduit au sein même de la nature71 ».

Notons qu’à cette époque, Nietzsche comprend la volonté comme une unité sous-

jacente à la multiplicité des phénomènes et des individus72. Il faut encore dire que lorsque

l’homme est traversé par cette puissance irrésistible de métamorphose, il devient lui-même

une œuvre d’art73. Cette pulsion produit l’art dionysiaque qui est un langage symbolique,

c’est-à-dire un langage de la volonté74. Ce langage symbolique correspond à la

communication des passions par l’intermédiaire du son et de la musique75. Cette idée d’une

volonté unique au-delà des phénomènes, c’est-à-dire comme chose en soi, de même que la

pensée selon laquelle la musique manifeste immédiatement cette même volonté,

proviennent de Schopenhauer76. Dans la tragédie, l’élément dionysiaque est rendu par la

musique et par le chant du chœur alors que l’élément apollinien se retrouve dans la forme

théâtrale, les actes et les paroles des personnages comme Œdipe ou encore Prométhée.

70 Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 10-11. 71 NT, §7, p. 55. 72 Queste, Benoît, « Le statut de l’apparence et le conflit entre l’art et la vérité chez Nietzsche », Le

Philosophoire, 2002/3 n°18, pp. 175-190. Page 180. 73 Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 22-23. 74 Dufour, Éric, « Nietzsche, les conditions de possibilité d’un discours sur la musique. », p. 2-3, [article sur

Internet], consulté le 22 mars 2014. URL :

˂http://revue-attentif.com/AccesAteliers/Musique/Niettzsche-Musique.pdf˃. 75 Corban, Antonela, « La musique, la danse et le langage symbolique chez Nietzsche », [article sur Internet],

consulté le 20 mars 2014, p. 235. URL :

˂http://hermeneia.ro/wp-content/uploads/2012/05/17_Corban-corectat_final.pdf˃. 76 Darriulat, Jacques, « Schopenhauer. La contemplation esthétique », [En ligne], mis en ligne le 29 octobre

2007, consulté le 8 février 2014. URL :

˂http://www.jdarriulat.net/Introductionphiloesth/PhiloContemp/Schopenhauer/SchopEsthetique.html˃.

Pernin, p. 181 et 183.

20

Nietzsche se pose la question de savoir jusqu’à quel point ces pulsions artistiques se

sont développées chez les Grecs77. Il lui apparaît tout d’abord que la pulsion apollinienne

était dominante et qu’elle préservait les Grecs des tendances dionysiaques qui existaient

tout autour d’eux et qu’ils considéraient comme étrangères78. Dans le monde apollinien, le

phénomène dionysiaque, « par lequel le plaisir s’éveille de la douleur même, et la jubilation

arrache aux poitrines des accents de suppliciés79 », provoquait de l’étonnement, de l’effroi

et de la terreur.

Nietzsche se demande de quel besoin a surgi la société éclatante des olympiens, c’est-

à-dire le monde homérique et apollinien80? Autrement dit, à quel besoin vient répondre la

beauté? Le fondement sur lequel le monde apollinien s’élève est, selon lui, la sagesse

populaire. Cette dernière, c’est celle de Silène exposée ci-dessus81. La vie humaine est un

hasard éphémère rempli de peine qui ne vaut pas la peine d’être vécu et, surtout, qu’il faut

quitter le plus tôt possible. Nietzsche décrit comme suit la façon dont le Grec apollinien fit

face à cette connaissance :

Le Grec connaissait et ressentait les terreurs et les atrocités de l’existence : et pour

qu’en somme la vie lui fût possible, il fallait qu’il interposât, entre elles et lui, ces

enfants éblouissants du rêve que sont les Olympiens. Car cette méfiance sans égal à

l’endroit des puissances titaniques de la nature, cette Moire trônant impitoyablement

au-delà de tout ce qu’on peut connaître, […] ̶ les Grecs, eux, par la grâce de ce monde

artistique médiateur des Olympiens, n’ont cessé de la surmonter ou, en tout cas, de la

voiler et de la dérober au regard. Pour que la vie leur fût possible, il fallait de toute

nécessité que les Grecs créassent ces dieux : création dont nous avons sans doute à

nous représenter le procès comme une lente émergence, sous l’action de la pulsion

apollinienne du beau, de l’ordre olympien des dieux de la joie à partir de l’originelle

hiérarchie titanesque des dieux de la terreur. Telles fleurissent des roses sur un buisson

d’épines. Comment ce peuple à la sensibilité si vive, si violent dans ses désirs, si

exceptionnellement doué pour la souffrance aurait-il pu supporter l’existence, si

l’existence, dans ses dieux, ne s’était pas montrée nimbée d’une gloire supérieure? La

même impulsion qui donne jour à l’art, comme à ce complément et cet

77 NT, §2, p. 32. 78 Ibid., p. 33. 79 Ibid., p. 34. 80 Ibid., §3, p. 35-36. 81 Voir p. 8-9 de ce mémoire. Le passage en question est celui-ci : NT, §3, p. 36.

21

accomplissement de l’existence capables de nous inciter à survivre, fut aussi à l’origine

du monde olympien dans lequel la « volonté » hellénique se tendait le miroir où

s’apparaître transfigurée82.

Bien qu’ils continuent de souffrir, c’est la puissance transfigurante apollinienne qui a

permis que les Grecs ne périssent pas de la connaissance des souffrances terribles de

l’existence83. La tendance apollinienne agissait face à celles-ci par l’application d’un voile.

Ainsi, cet art apollinien était la condition pour que les hommes puissent endurer l’existence

et surmonter leur dégoût de vivre, en offrant des représentations qui la rendent supportable

et désirable. Cet art masque et transforme tout ce qui est épouvantable et il fait apparaître ce

qu’il y a de significatif pour l’homme dans l’existence, comme par exemple l’amitié ou la

gloire, en le drapant de beauté.

Il ne faut pas voir cet art apollinien comme étant isolé, mais plutôt le comprendre

comme ce qui émerge et n’est possible qu’à partir d’un fond dionysiaque. Dans le

paragraphe §4 de La naissance de la tragédie, Nietzsche écrit que l’existence du Grec

apollinien, qui est toute de beauté et de mesure, repose en vérité sur un fond caché de

souffrances et de connaissances. En somme, nous constatons que la thèse de Nietzsche est

que le Grec a retourné la sagesse pessimiste de Silène en une justification esthétique

apollinienne de la vie84. C’est en s’imaginant les dieux olympiens vivre une vie semblable à

la sienne, drapée de beauté et de gloire, que la vie est considérée comme étant digne d’être

vécue par le Grec apollinien85.

82 NT, §3, p. 36-37. 83 Les Grecs ont eu besoin de la victoire du principe apollinien pour survivre dans un monde de douleurs et de

contradictions. Le disciple d’Apollon ne se connaît que dans la mesure où il oublie ce sur quoi repose son

existence; c’est-à-dire en se trompant soi-même. L’individu apollinien est ainsi protégé contre un terrifiant

savoir. Kemp Winfree, Jason, « Before the Subject: Rereading The Birth of Tragedy », The Journal of

Nietzsche Studies, issue 25, spring 2003, pp. 58-77, page 62. Pappas, Nickolas, « Nietzsche’s Apollo », The

Journal of Nietzsche Studies, Vol. 45, Issue 1, Spring 2014, pp. 43-53, page 44. 84 NT, §3, p. 36-37. 85 Nous pourrions dire que c’est en donnant un sens à la souffrance que les Grecs ont pu survivre : « The

Greeks constructed gods for whom wars and other forms of sufferings were festival plays and thus an

occasion to be celebrated by the poets ». Kain, p. 51. Nous pouvons dire que le sens de la souffrance était

d’être contemplé par les dieux ou un témoin. Pour l’homme de l’antiquité, il y avait toujours un témoin à la

22

Ce renversement, qui est surtout l’effet de la beauté, conduit l’homme apollinien à

ressentir la perte de la vie comme une douleur insupportable. Nietzsche présente le cas

d’Achille comme exemple de cette conception homérique selon laquelle le mal suprême est

de mourir sous peu, alors que le second est de mourir un jour86. Il n’empêche que cet « effet

suprême de la civilisation apollinienne » doit toujours débuter en rejetant et en triomphant,

par l’emploi de puissants mirages, d’une conception du monde terrifiante et d’un sens

exacerbé de la souffrance dionysiaque87. Les forces apolliniennes engendrent d’abord, par

une subtile tromperie, une appréciation positive de la vie :

Par ce jeu de miroir de la beauté, la “volonté” hellénistique combattait cette aptitude

corrélative au don artistique, qui est l’aptitude à la souffrance et à la sagesse de la

souffrance. Et le monument de cette victoire, c’est Homère, l’artiste naïf, qui le dresse

devant nous88.

L’aptitude à la souffrance des Grecs, c’est-à-dire leur degré élevé de sensibilité qui

accompagne leur don artistique, apparaît comme le fondement même de la possibilité de

créer ce monde apollinien qui est en même temps une forme de délivrance de la douleur. Il

est même possible d’affirmer que plus l’aptitude à la souffrance est profonde, plus la

pulsion apollinienne doit créer de la beauté89. Nietzsche veut souligner la mutuelle

nécessité qu’il y a entre le monde apollinien du beau et l’arrière-fond terrifiant de la sagesse

de Silène : « Quel rapport y a-t-il entre cette sagesse populaire et le monde divin de

l’Olympe? Le même qu’entre la vision extatique du martyr […] et les supplices qu’il

souffrance humaine, c’est-à-dire que les hommes concevaient que les tourments humains étaient des jeux pour

les dieux. Deleuze, p. 148-149. GM, II, §7, p. 73-75. 86 Homère est crédité d’avoir renversé la sagesse de Silène. Il rend la vie humaine si héroïque qu’elle fait

même l’envie des dieux. Aampora, pages 26-27 et 31-32. 87 NT, §3, p. 38. 88 Ibid. 89 Darriulat, Jacques, « La naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (2) », [En ligne],

consulté le 2 février 2014, mis en ligne le 29 octobre 2007. URL :

˂http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Nietzsche/Naissancetragedie/NietzscheNT-2.html˃. Georges Goedert

souligne le même point. Goedert, p. 52.

23

endure.90 » Toutefois, il faut bien apercevoir que c’est le dionysiaque qui donne accès au

fond de l’être :

Apollon, lui, se dresse à mes yeux comme le génie transfigurateur du principium

individuationis, par qui seul peut se produire la délivrance dans l’apparence ̶ alors

qu’à l’appel jeté par Dionysos dans la jubilation mystique, les frontières de

l’individuation volent en éclats, frayant ainsi la voie qui mène jusqu’aux Mères de

l’être, jusqu’au tréfonds le plus intime des choses91.

En résumé, la contradiction de l’un originaire pousse à enfanter la vision apollinienne

qui libère du pessimisme. Nietzsche formule l’hypothèse suivante : « l’être véritable, l’un

originaire, en tant qu’éternelle souffrance et contradiction, a besoin en même temps, pour sa

perpétuelle délivrance, de la vision extatique et de l’apparence délectable92 ». Finalement,

nous pouvons retenir que le monde de tourment est nécessaire à cet enfantement, ou qu’il

est indispensable pour justifier esthétiquement la vie93.

1.2.2 La tragédie comme affirmation et justification esthétique de la vie

Il convient de reprendre ici le récit que fait Nietzsche de la lutte entre les puissances

apollinienne et dionysiaque afin de montrer que la tragédie attique n’est pas la

manifestation du pessimisme. Malgré le renversement esthétique produit par la pulsion

apollinienne, les tendances dionysiaques ont réussi à submerger l’art apollinien, s’infiltrant

alors progressivement partout dans le monde homérique. La figure d’Apollon se montre dès

lors incapable de défendre ses digues plus longtemps:

Représentons-nous dès lors, dans ce monde artificiellement endigué et bâti sur

l’apparence et la mesure, la musique extatique des fêtes dionysiaques retentissant en

accents magiques et ensorcelants, et laissant éclater à grands fracas, jusqu’à la

stridence du cri, toute la démesure de la nature exultant dans la joie, la souffrance ou la

90 NT, §3, p. 36. 91 Ibid., §16, p. 96. 92 Ibid., §4, p. 39. 93 Ibid., §4, p. 40.

24

connaissance! Représentons-nous ce que pouvait signifier, face à ces chants populaires

démoniaques, l’artiste apollinien psalmodiant au son évanescent de sa harpe! Les

Muses des arts de l’« apparence » pâlissaient devant un art qui, dans son ivresse,

proclamait la vérité, et la sagesse de Silène criait : “Malheur! Malheur!” au front de la

sérénité olympienne. L’individu ̶ ses limites et sa mesure ̶ sombrait dans cet oubli

de soi qui est le propre des états dionysiaques et perdait toute mémoire des préceptes

apolliniens. La démesure se dévoilait comme la vérité; la contradiction, la volupté née

de la douleur s’exprimaient d’elles-mêmes du plus profond de la nature. Et cela de telle

façon que partout où pénétrait le dionysiaque, l’apollinien était aboli et détruit, encore

qu’il ne soit pas moins sûr, cependant, que partout où le premier assaut était repoussé,

le prestige et la majesté du dieu delphique se montraient plus rigides et menaçants que

jamais94.

Dans l’esprit des Grecs apolliniens se dessine peu à peu le soupçon terrifiant que le

dionysiaque n’est pas totalement étranger à Apollon. La conscience apollinienne commence

à entrevoir qu’elle n’est qu’un voile sur le monde du dionysiaque :

le dionysiaque apparaissait au Grec apollinien comme “titanesque” et “barbare”, sans

qu’il pût toutefois se dissimuler la profonde affinité qui l’attachait à ces Titans déchus

et à ces héros. Bien plus, il était même obligé de sentir que son existence entière, avec

toute sa beauté et sa mesure, reposait en fait sur un arrière-fond voilé de souffrance et

de connaissance que le dionysiaque lui faisait redécouvrir. Et voici qu’Apollon ne

pouvait vivre sans Dionysos! Le “titanesque” et le “barbare” étaient en fin de compte

aussi nécessaires que l’apollinien95!

Dès lors, la tendance apollinienne, afin de conserver la vie, se voit forcée d’agir sur la

tendance dionysiaque. Nietzsche affirme que les forces apolliniennes et dionysiaques furent

forcées de se réconcilier. Cet important moment de l’histoire du culte grec, soit le résultat

de l’accouplement des deux pulsions, produit la tragédie qui est une transfiguration

esthétique du dionysiaque96.

94 NT, §4, p. 41. 95 Ibid. 96 L’apollinisme a triomphé sur le dionysiaque (qui fut neutralisé). L’alliance entre Apollon et Dionysos se

produit dans un lieu circonscrit qui rend Dionysos inoffensif pour la civilisation apollinienne. Ce lieu est le

théâtre. Lambert, Bernard, « Les grandes théories. Nietzsche et le théâtre. », Littérature, n°9, 1973, pp. 3-30.

Page 9.

25

Revenons d’abord un peu en arrière pour exposer de quelle façon le voile apollinien

fut d’abord déchiré par la pulsion dionysiaque dans le phénomène religieux du chœur. Dans

ce dernier, le Grec apollinien rencontre la pulsion dionysiaque, toujours présente mais qui

était refoulée, et il entre dans une extase dionysiaque. Cette dernière, par sa démesure, fait

éclater les limites de son individualité et le plonge dans ce que Nietzsche nomme un

sentiment d’unité au sein de la nature :

le Grec civilisé avait, à la vue du chœur satyrique, le sentiment d’être aboli. Tel est du

reste l’effet le plus immédiat de la tragédie : l’État et la société, tout ce qui

généralement, en fait d’abîme, sépare l’homme de l’homme, cèdent le pas devant un

sentiment d’unité tout-puissant qui reconduit au sein même de la nature. […] l’extase

dionysiaque qui détruit les limites et les frontières de l’existence contient, aussi

longtemps qu’elle dure, un élément léthargique où vient s’engloutir tout ce qui a été

personnellement vécu dans le passé. Cet abîme d’oubli sépare l’un de l’autre le monde

de la réalité quotidienne et celui de la réalité dionysiaque. Mais la réalité quotidienne,

sitôt qu’elle revient à la conscience, est ressentie comme telle avec dégoût : une

propension ascétique à nier le vouloir est le fruit des états dionysiaques97.

À la faveur de cette ivresse, l’homme parvient à jeter un regard profond sur la vie et

le monde. Alors que le regard olympien attire à la vie et permet à l’homme de juger sa vie

quotidienne digne d’être vécue, la fin de l’extase dionysiaque marque un retour brutal à la

réalité. La démesure qui accompagne l’extase dionysiaque entraîne l’homme dans une

vision terrifiante et paralysante : le perpétuel devenir est aussi un processus de continuelle

destruction qui emporte tout et qu’on ne peut fuir98. Cette situation ressemble à celle de

Hamlet, dans laquelle la connaissance empêche l’action :

l’homme dionysiaque s’apparente à Hamlet. L’un comme l’autre, en effet, ont, une

fois, jeté un vrai regard au fond de l’essence des choses, tous deux ont vu, et ils n’ont

plus désormais que dégoût pour l’action. C’est que leur action ne peut rien changer à

l’essence immuable des choses, et ils trouvent ridicule ou avilissant qu’on leur

demande de réordonner un monde sorti de ses gonds. La connaissance tue l’action,

parce que l’action exige qu’on se voile dans l’illusion. Telle est la leçon d’Hamlet, et

non la sagesse à bon marché de Hans le rêveur qui, à force de réflexion et devant la

97 NT, §7, p. 55. 98 Foa Dienstag, p. 87. Pour Philip J. Kain, la terreur et l’horreur doivent être interprétés comme centraux dans

la vision du monde de Nietzsche. La souffrance n’est pas le problème le plus profond, mais son manque de

sens, son absurdité. Selon lui, on ne peut pas comprendre Nietzsche sans voir qu’il conçoit un univers dans

lequel l’homme souffre sans raison et où les aspirations humaines sont toujours confrontées à un univers en

transformation. Pour Nietzsche, contrairement à l’optimisme de Socrate, on ne peut pas changer la structure

profonde de cet univers. Kain, p. 50-52.

26

surabondance des possibles, ne peut pas se décider à agir. Car ce n’est pas la réflexion,

non ̶ mais la connaissance vraie, le regard jeté sur l’horreur de la vérité qui

l’emportent, chez Hamlet aussi bien que pour l’homme dionysiaque, sur tous les motifs

à agir. Dès lors, aucune consolation n’opère plus, le désir va jusqu’à s’élancer au-delà

du monde d’après la mort, au-delà des dieux eux-mêmes, on nie tout autant l’existence

que son brillant reflet dans le divin ou l’immortalité de l’au-delà. La conscience

pénétrée de cette vérité une fois aperçue, l’homme ne voit plus désormais partout que

l’horreur ou l’absurdité de l’être. Alors il comprend ce qu’a de symbolique le destin

d’Ophélie, alors il reconnaît la sagesse de Silène, le dieu sylvestre. Et il est pris de

dégoût99.

Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche affirme que la souffrance est le premier

des arguments contre l’existence, la question la plus grave100 et que ce qui révolte les

hommes c’est le non-sens de la souffrance101. Or, l’expérience du dionysiaque brise la

mesure et le voile apolliniens, ce qui révèle l’absurdité de la vie et de ses tourments. La

connaissance tragique, qui succède au moment d’extase dionysiaque et d’oubli de la réalité

quotidienne, cause un sentiment de dégoût profond et favorise une propension ascétique à

nier le vouloir. Au terme de cette expérience, l’homme est tenté de s’avancer sur la voie du

pessimisme. Dans ce moment où tout risque de basculer, Nietzsche veut faire voir ce qui a

sauvé les Grecs. C’est l’art dionysiaque, et tout particulièrement la tragédie. À la puissance

effrayante de la probité intellectuelle, ou de la connaissance tragique, s’oppose alors la

contre-puissance qu’est l’art tragique. Ce dernier doit agir comme un remède contre la

tentation du pessimisme :

La consolation métaphysique que dispense, je l’indique dès à présent, toute vraie

tragédie […] se fait jour avec l’évidence d’une incarnation dans le chœur satyrique

[…]. Ce chœur, c’est lui qui console l’Hellène profond, plus apte que tout autre à la

souffrance la plus subtile et la plus grave, cet homme qui a percé d’un regard infaillible

l’effrayante impulsion destructrice de ce qu’on appelle l’histoire universelle aussi bien

que la cruauté de la nature, et qui court le danger d’aspirer à une négation bouddhique

du vouloir102.

99 NT, §7, p. 55-56. 100 GM, II, §7, p. 72. 101 Ibid., p. 73. 102 NT, §7, p. 55.

27

Et Nietzsche ajoute tout de suite à la page suivante :

Or c’est ici, dans cet extrême danger qui menace la volonté, que survient l’art, tel un

magicien qui sauve et qui guérit. Car lui seul est à même de plier ce dégoût pour

l’horreur et l’absurdité de l’existence à se transformer en représentations capables de

rendre la vie possible : je veux parler du sublime, où l’art dompte et maîtrise l’horreur,

et du comique, où l’art permet au dégoût de l’absurde de se décharger. Le cœur

satyrique du dithyrambe est l’acte salvateur de l’art grec. Car au contact de ce monde

médiateur des compagnons du dieu, s’évanouissaient tous ces accès de dégoût que

nous venons d’évoquer103.

Dans Ecce homo, Nietzsche parle en ces termes de La naissance de la tragédie : « il

[ce livre – B.L.] apprend pour la première fois comment les Grecs se sont débarrassés du

pessimisme, ̶ comment ils l’ont surmonté…104 ». Au paragraphe §21 de La naissance de la

tragédie, la tragédie attique est présentée comme la « quintessence de toutes les vertus

prophylactiques105 ». Une prophylaxie désigne le processus qui a pour but de prévenir

l’apparition ou la propagation d’une maladie et la réponse thérapeutique à un mal. La

tragédie transfigure la souffrance et la tendance au pessimisme grâce à un effet esthétique

qui est engendré par la rencontre des puissances artistiques apollinienne et dionysienne. En

réalité, Nietzsche considère la tragédie comme étant l’interprétation apollinienne du

phénomène dionysiaque106.

Afin de comprendre comment cette réconciliation se produit et comment cet effet

esthétique est engendré, il faut poser la question du rapport entre la musique, d’une part, et

l’image et le concept d’autre part107. Pour Nietzsche, la musique « donne ce qui précède

toute forme, le noyau intime, le cœur des choses » et représente donc le fond dionysiaque

ou affectif de l’être. Nietzsche considère, comme nous l’avons vu ci-haut108, que la musique

possède un sens extra-esthétique qui ne passe pas par la représentation, autrement dit

103 Ibid., p. 56. 104 EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (La Naissance de la tragédie), §1, p. 728. 105 NT, §21, p. 122. 106 Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 23. NT, §14, p. 89. 107 NT, §16, p. 97. 108 Voir p. 19 de ce mémoire.

28

qu’elle exprime directement la volonté ou l’un originaire109. Les concepts, quant à eux,

« contiennent uniquement les formes extraites de l’intuition et en quelque sorte la première

dépouille des choses, ils sont donc des abstractions proprement dites110 » en comparaison

avec le fond affectif de la volonté.

L’art dionysiaque exerce une double action sur la faculté artistique apollinienne.

D’une part, la musique provoque la « vision analogique », c’est-à-dire qu’elle incite notre

imagination à la formation d’images qui peuvent la représenter111. D’autre part, Nietzsche

écrit que l’image et le concept accèdent à une signification plus élevée sous l’action d’une

musique adéquate, c’est-à-dire dionysiaque. De cela, Nietzsche tire une conclusion

importante pour notre propos : « De ces faits […] je conclus que la musique est apte à

enfanter le mythe, c’est-à-dire l’exemple le plus significatif ̶ et plus précisément le mythe

tragique, c’est-à-dire le mythe qui exprime par substituts analogiques la connaissance

dionysiaque112. »

L’art tragique est né de la musique113. Cette dernière, issue du fond affectif et

dionysiaque, se traduit en images apolliniennes. Or, pour Nietzsche, le phénomène

dionysiaque lui-même n’est pas un pessimisme : « L’art dionysiaque lui aussi veut nous

persuader de ce plaisir éternel de l’existence, à ceci près toutefois que ce plaisir, nous ne

devons pas le chercher dans les phénomènes, mais derrière eux114. » Selon l’auteur, la joie

qui naît de l’anéantissement de l’individu n’est compréhensible qu’à partir de la musique.

Comment se fait-il qu’une joie puisse naître de la vision que tout phénomène et individu est

destiné à la mort ? Puisque la musique provient de la volonté originelle qui est derrière les

phénomènes, elle peut rendre la sagesse dionysiaque accessible à l’individu et le

métamorphoser.

109 Dufour, p. 3-4. 110 NT, §16, p. 99. 111 Ibid. 112 Ibid., p. 100. 113 Ibid., §17, p. 101-102. 114 Ibid., §17, p. 101.

29

Nietzsche affirme que l’art dionysiaque exprime la toute-puissance de la volonté qui

est derrière le principe d’individuation, du morcellement en individus, c’est-à-dire l’éternité

de la vie par-delà tous les phénomènes et ce, en dépit de tous les anéantissements115. Voici

ce qu’il écrit :

La joie métaphysique qui naît du tragique est la traduction, dans le langage de l’image,

de l’instinctive et inconsciente sagesse dionysiaque : le héros, cette manifestation

suprême de la volonté, est nié pour notre plaisir parce qu’il n’est que manifestation et

que son anéantissement n’affecte en rien la vie éternelle de la volonté. “Nous croyons

en la vie éternelle”, voilà ce que proclame la tragédie, alors que la musique, elle, est

l’idée immédiate de cette vie. L’art plastique vise un but tout différent : en lui, Apollon

surmonte la souffrance de l’individu par cette gloire de lumière dont il auréole

l’éternité du phénomène; la beauté triomphe de la souffrance inhérente à la vie, et la

douleur est en un certain sens mensongèrement effacée des traits de la nature. Dans

l’art dionysiaque, au contraire, et dans son symbolisme tragique, c’est de sa voix non

déguisée, de sa vraie voix que nous parle cette même nature : “Soyez tels que je suis!

Moi la Mère originelle, qui crée éternellement sous l’incessante variation des

phénomènes, qui contraint éternellement à l’existence et qui, éternellement, me réjouis

de ces métamorphoses116!”.

La consolation qu’offre la tragédie n’est pas simplement une transposition de la

musique en belles images. Elle n’est donc pas simplement apollinienne. Ce réconfort se

produit au travers de la dissolution même de l’individu, c’est-à-dire par sa réunion avec

l’« un originel ». C’est là, semble-t-il, le sens de la transformation des hommes en satyres,

les compagnons de souffrance de Dionysos117. Nietzsche l’explique comme suit :

Sans doute nous faut-il reconnaître que tout ce qui voit le jour doit nécessairement

s’apprêter à décliner et à périr dans la souffrance; sans doute sommes-nous contraints

de plonger notre regard dans les terreurs de l’existence individuelle ̶ mais non pour en

rester figés d’horreur : une consolation métaphysique nous arrache, momentanément,

au tourbillon des formes changeantes. Pour de brefs instants, nous sommes réellement

l’être originel lui-même, nous ressentons son incoercible désir, et son plaisir d’exister;

les luttes et les tourments, l’anéantissement des phénomènes, tout cela nous paraît

soudain nécessaire, étant donné la surabondance des innombrables formes d’existence

115 Ibid., §16, p. 100. 116 Ibid., §16, p. 100-101. 117 Ibid., §8, p. 57-58. Notons, qu’au début, il n’y a pas de séparation entre chœur et public dans la

présentation de la tragédie. Pour Nietzsche, tous ceux qui assistent à la tragédie font partie du chœur des

satyres. Cette situation change surtout avec Euripide. Lambert, p. 15.

30

qui se pressent et se précipitent vers la vie, la fécondité débordante du vouloir

universel; l’aiguillon furieux de ces tourments nous transperce dans le temps même où

nous ne faisons pour ainsi dire plus qu’un avec l’incommensurable et originel plaisir

d’exister et où, ravis dans l’extase dionysiaque, nous pressentons l’indestructible

éternité de ce plaisir; ̶ où, nonobstant terreur et pitié, nous connaissons la félicité de

vivre, non pas comme individu, mais en tant que ce vivant unique qui engendre et

procrée, et dans l’orgasme duquel nous nous confondons118.

Comme nous pouvons le voir dans ce passage, la consolation qu’offre la tragédie est

beaucoup plus profonde que celle de la seule contemplation apollinienne. Alors que la

figure d’Apollon doit voiler le fond dionysiaque afin d’attirer à la vie, la figure de Dionysos

engendre un plaisir d’exister au sein même de la souffrance. La satisfaction dionysiaque

s’expérimente dans l’union avec le plaisir originel d’exister. Cette fusion permet

l’expérience de la fécondité et de la créativité de la vie par-delà l’anéantissement des

phénomènes particuliers. La tragédie n’a nullement pour but, parallèlement au dépassement

du pessimisme, de supprimer la souffrance. La tragédie grecque renferme pour Nietzsche

une approbation de la vie qui implique nécessairement aussi l’approbation de la souffrance,

puisque nier la souffrance risque d’engendrer la négation de la vie elle-même. Pourtant, il

faut bien comprendre que la consolation dionysiaque est de courte durée et que la

consolation apollinienne doit remédier à la démesure ainsi qu’à la tendance pessimiste qui

suit l’extase dionysiaque119. Cependant, la composante apollinienne que contient la tragédie

attique ne fait alors que recouvrir, par la production du mythe ainsi que par la visibilité et la

représentation du drame, le fond dionysiaque. Il ne s’agit pas de le nier.

118 NT, §17, p. 101. 119 VP, tome 2, livre 4, §556, p. 445-446, 1888 : « pourquoi le Grec dionysiaque a dû nécessairement devenir

apollinien, c’est-à-dire briser son goût démesuré, du complexe, de l’incertain, de l’horrible, contre une volonté

qui imposait la mesure, la simplicité, la soumission à la règle et au concept. Ce qu’il produisait de son fonds,

c’étaient les tendances extrêmes, désordonnées, asiatiques; la beauté ne lui a pas été donnée, pas plus que la

logique, pas plus que le naturel des mœurs; tout est conquis, voulu, enlevé de haute lutte; c’est sa “victoire” ».

31

1.2.3 Art et pessimisme

Selon Nietzsche, la tragédie ne mène pas à la négation de la vie. Elle relève plutôt

d’une affirmation de la vie, du plaisir d’exister et de se métamorphoser, même si l’existence

comporte de la souffrance120. Le dionysiaque n’est ni une négation de la vie, ni un

affranchissement complet de la souffrance. Il est un dire-oui à la vie et ce, même dans ses

problèmes les plus effrayants. Il présuppose la souffrance, qui est indispensable à la

jouissance la plus haute ainsi qu’à la suprême affirmation de la vie, puisque le plaisir de

créer rencontre nécessairement la destruction afin de s’effectuer. Comme l’écrit Nietzsche

dans le passage que nous venons de citer : « les luttes et les tourments, l’anéantissement des

phénomènes, tout cela nous paraît soudain nécessaire, étant donné la surabondance des

innombrables formes d’existence qui se pressent et se précipitent vers la vie, la fécondité

débordante du vouloir universel121».

L’art tragique a donc en propre de faire approuver et assumer à l’homme la vie sous

tous ses aspects, y compris ses côtés les plus horribles et atroces. Dans Ecce homo, le

dionysiaque correspond à « une formule de l’affirmation suprême, née de l’abondance, de

la surabondance, un dire-oui sans réserve même à la souffrance, même à la faute, à tout ce

qui est douteux et étrange dans l’existence…122 ». L’art tragique attire à la vie et permet de

justifier la souffrance par la participation à une création perpétuelle. Cette dernière est

possible lorsqu’on embrasse le devenir, lorsqu’on accepte la nécessité de la souffrance pour

croître et changer123. Le « oui » dionysiaque est une ouverture au futur, une promesse

d’avenir.

120 CI, chap. Ce que je dois aux anciens, § 5, p. 604-605. 121 NT, §17, p. 101. 122 EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (La Naissance de la tragédie), §2, p. 730. 123 Foa Dienstag, p. 92.

32

En maints passages de l’œuvre de Nietzsche, l’art apparaît comme une réfutation du

pessimisme. En fait, le rapport entre l’art et le pessimisme est un faux problème pour lui.

Dans le Crépuscule des idoles, il le formule comme suit : « l’art fait apparaître aussi bien

des aspects laids, durs, problématiques de la vie, ̶ ne semble-t-il pas par là faire prendre la

vie en aversion?124 ». Nietzsche observe que l’artiste tragique est courageux : il ne craint

pas de souffrir devant les aspects terrifiants et problématiques qu’il montre. Un aphorisme

posthume de 1888 l’explicite : « Représenter des choses effroyables et inquiétantes, c’est

déjà chez l’artiste un instinct de puissance et de splendeur : c’est qu’il ne les craint

point125 ». Ce que l’artiste tragique communique, c’est :

la vaillance et la liberté de sentiment face à un ennemi puissant, face à une adversité

sublime, face à un problème qui suscite l’épouvante ̶ c’est cet état victorieux que

l’artiste tragique choisit, qu’il glorifie. Face à la tragédie, ce que notre âme comporte

de guerrier fête ses saturnales; qui est habitué à la souffrance, qui recherche la

souffrance, l’homme héroïque célèbre son existence dans la tragédie126.

Tout comme dans le passage du Crépuscule des idoles que nous venons de citer,

l’auteur écrit dans La volonté de puissance127 que Schopenhauer se trompe quand il met

certaines œuvres de l’art au service du pessimisme et va même jusqu’à se demander si un

art pessimiste n’est pas une contradiction. Il conclut que montrer des choses laides, c’est

encore prendre plaisir à cette laideur et donc qu’un art pessimiste ne peut pas exister. Bien

plutôt, tout art est affirmateur, dit oui, même s’il se prétend au service du pessimisme128.

Nietzsche écrit en ce sens dans le Gai savoir : « Comme phénomène esthétique, l’existence

demeure toujours supportable, et l’art nous offre l’œil, la main et surtout la bonne

conscience qui nous donnent le pouvoir de faire de nous-mêmes un tel phénomène129 ». Et

dans Humain, trop humain : « par l’art seul la misère même pouvait devenir jouissance130 ».

124 CI, chap. Incursions d’un inactuel, §24, p. 564. 125 VP, tome 2, §461 p. 410, 1888. 126 CI, chap. Incursions d’un inactuel, §24, p. 565. 127 VP, tome 2, §461, p. 410, 1888. 128 Queste, p. 188. Il faut apporter ici une nuance, puisqu’il y a aussi un art romantique, qui représente un

autre monde ou encore y aspire, comme c’est le cas avec Wagner. Pourtant, et comme c’est le cas dans la

philosophie de Schopenhauer, l’art attire toujours suffisamment à la vie pour empêcher la réalisation de

l’éthique de la négation. 129 GS, livre 2, §107, p. 171. 130 HTH, 1, §154, p. 130.

33

Cette jouissance ne se confond toutefois pas avec une simple absence de souffrance,

comme chez Schopenhauer, mais résulte plutôt d’un vouloir créateur qui surmonte la

souffrance.

Dans toute son œuvre, Nietzsche prend le parti de s’opposer à l’interprétation

morale de la tragédie par une interprétation purement esthétique qui implique l’affirmation

de la vie131. La tragédie, qui est le résultat des pulsions artistiques apollinienne et

dionysienne, ne consiste pas en une leçon morale : elle est une transfiguration esthétique de

la souffrance dionysiaque en images apolliniennes132. Cette transfiguration peut être vue

comme une sorte de catharsis133, c’est-à-dire comme une façon de se décharger des

passions débordantes. L’effet véritable de l’art tragique ne consiste pas selon Nietzsche

dans un sentiment d’enthousiasme moral devant le sacrifice du héros pour une vision

morale du monde.

Dans un tout autre ordre d’idées, le héros tragique n’est qu’une figure plastique

apollinienne qui émerge de la musique dionysiaque : il est le résultat de la participation du

chœur à la création artistique, soit à sa propre métamorphose134. Dans le Crépuscule des

idoles, il parle ainsi de l’effet et du but de la tragédie : « être soi-même le plaisir éternel du

devenir, ̶ ce plaisir qui englobe encore le plaisir pris à détruire…135 ». Le dionysiaque

comme affirmation du devenir136 est le fait d’hommes qui acceptent la cruauté de la vie.

Dans un aphorisme de 1887-1888, il écrit que ce ne sont que les esprits héroïques qui sont

131 NT, §5, p. 47. 132 Ibid., §8, p. 61. Ponton, Olivier, Nietzsche. Philosophie de la Légèreté, Walter de Gruyter, 2007, 343

pages, p. 29-30. 133 NT, §8, p. 60 : « la tragédie grecque, ce n’est pas autre chose que le chœur dionysiaque ne cessant de se

décharger dans un monde apollinien d’images constamment renouvelé. […] Par décharges successives, ce

fond originaire de la tragédie irradie la vision du drame ». 134 Darriulat, Jacques, « La naissance de la tragédie enfantée par l’esprit de la musique (2) », [En ligne], URL

: ˂http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Nietzsche/Naissancetragedie/NietzscheNT-2.html˃. NT, §8, p. 62. 135 CI, chap. Ce que je dois aux anciens, §5, p. 605. 136 EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (La Naissance de la tragédie), §3, p. 732.

34

assez durs pour prendre un certain plaisir à la souffrance et qui réussissent à s’affirmer au

travers de la cruauté de la vie137.

Il ne s’agit donc pas de prendre le héros en pitié ou encore de voir dans sa chute une

injustice, mais de prendre plaisir à participer au devenir. C’est d’ailleurs ce qui console les

hommes du fait que la destruction est la condition d’une perpétuelle métamorphose.

Comme nous l’avons vu ci-dessus138, la joie qui accompagne la destruction n’est

compréhensible qu’à partir de la musique qui est l’expression immédiate de la volonté au-

delà des phénomènes139. Le chœur, qui participe à la musique dionysiaque, entre en union

avec l’un originel et peut alors jouir de la destruction des phénomènes :

que de la joie puisse naître à l’anéantissement de l’individu, cela n’est compréhensible

qu’à partir de l’esprit de la musique. Car ce que nous révèlent les exemples particuliers

d’un tel anéantissement, c’est tout simplement le phénomène éternel de l’art

dionysiaque qui exprime la toute-puissance de la volonté en quelque sorte derrière le

principium individuationis, l’éternité de la vie par-delà tous les phénomènes et en dépit

de tous les anéantissements140.

Pour résumer, la conception de Nietzsche est que le tragique est l’expression d’une

affirmation suprême de la vie. Contrairement à Schopenhauer, qui propose une

interprétation de la tragédie dans laquelle prédomine le pessimisme de la résignation,

Nietzsche croit que le regard qui plonge au plus profond du tragique possède le pouvoir

d’attirer vers la vie. Encore dans La volonté de puissance141, Nietzsche affirme que la

tragédie est un tonique, c’est-à-dire qu’elle stimule l’activité de l’organisme et qu’elle

reconstitue les forces vitales. Surtout, l’esprit dionysien, en tant qu’affirmation héroïque de

la souffrance, est une appréciation de la souffrance qui diffère complètement de la pensée

pessimiste de Schopenhauer. Par opposition à ce dernier, Nietzsche rejette le principe

métaphysique selon lequel toute souffrance serait l’équivalent d’une faute, ou que tout

137 VP, tome 2, §462, p. 411, 1887-1888. 138 Voir les pages 19 et 27-28 de ce mémoire. 139 NT, §16, p. 100. 140 Ibid. 141 VP, tome 2, livre 4, §460, p. 409, 1888.

35

malheur équivaudrait à un châtiment. Selon lui, il faut cesser de considérer l’existence

comme une punition142. Il est déraisonnable de substituer à la relation « cause et effet », la

relation « crime et punition ». L’homme qui identifie toute forme de malaise ou d’échec à

une punition pour l’expiation d’une faute utilise donc mal sa raison143. Nietzsche propose

d’approcher la souffrance de façon à ce que l’être-victime ne soit pas nécessairement conçu

comme un être-coupable144.

Enfin, l’esprit dionysien représente l’idéal en vertu duquel Nietzsche posera sa

critique du nihilisme et engagera sa « transvaluation de toutes les valeurs ». Avec

Schopenhauer, Nietzsche a découvert l’importance de la souffrance dans la vie. Toutefois,

ce dernier ne fait pas de la souffrance un argument pour nier la vie. Pour lui, la vie la plus

riche et épanouie ne porte pas une si grande attention au phénomène de la douleur : « Plus

on vit avec ampleur et supériorité, plus vite on est prêt à risquer sa vie pour un seul

sentiment agréable145 ». Dans l’Essai d’autocritique, Nietzsche n’interprète plus la tragédie

comme une « consolation » de la souffrance, mais plutôt comme une justification de celle-

ci146. Il envisagera plus tard que la souffrance est un phénomène corrélatif, voire même

secondaire, de la volonté de puissance. Il reprochera alors à Schopenhauer d’avoir

surestimé l’importance de ce problème : « il y a des problèmes plus élevés que ces

problèmes de plaisir et de peine […] et toute philosophie qui se réduit uniquement à cela

est une naïveté147 ». Nous traiterons de ce point au deuxième chapitre.

142 Aurore, livre 1, §13, p. 26. 143 Ibid., §15, p. 29. 144 CI, chap. Les quatre grandes erreurs, §7, p. 526-528. 145 HTH, 2, VSO, §187, p. 611. 146 EA, §5, p. 16 et §6, p. 18. 147 PBM, §225, p. 657.

36

1.3.1 La tragédie comme symptôme d’une santé débordante

La conception de Schopenhauer, qui fait du manque l’origine de la souffrance, ne

suffit pas pour expliquer ce qui se produit dans la tragédie attique ou pour comprendre

l’esprit dionysiaque. Cette dernière section est un prélude à la conception nietzschéenne de

la volonté de puissance que nous exposerons par la suite. Ce qui nous intéresse toutefois

pour le moment, c’est d’essayer de comprendre la thèse de Nietzsche selon laquelle la

souffrance peut découler d’un excès de force et non pas uniquement d’un manque.

Comme il le dit dans son Essai d’autocritique, Nietzsche veut savoir ce que signifie

physiologiquement, c’est-à-dire en prenant le corps comme fil directeur, ce délire d’où

émerge l’art tragique148. Il s’interroge sur la tragédie : est-elle issue d’un manque ou d’une

santé débordante149? Comme on le sait, Nietzsche finit par interpréter l’aptitude à la

souffrance du Grec du 5e siècle avant J.-C. comme résultant d’une surabondance de

force150. L’auteur a la conviction qu’une vie supérieure pousse à la démesure, ce qui

entraîne de profondes douleurs. Un débordement de force fait souffrir151, d’une part par la

poussée qu’il exerce pour se décharger, d’autre part par les conséquences de sa libération

comme nous avons pu le comprendre en ce qui concerne le désir de connaissance. Il y

aurait donc une souffrance issue de la surabondance et non pas seulement du manque. Dans

sa démesure, ce désir surabondant se traduit par la bravoure d’un regard pénétrant, par la

recherche d’épreuves pour mesurer sa force et par l’exploration des côtés terribles et

sombres de l’existence. La tragédie provient d’une telle surabondance, ce qui fait d’elle un

moyen d’affirmer l’existence du terrible dans la vie. Toutefois, ses créateurs avaient aussi

besoin de la tragédie afin que leur propre force ne leur devienne pas fatale152. C’est dans

148 Notons que cette interrogation est le résultat de la méthode généalogique. Autrement dit, l’Essai

d’autocritique de Nietzsche est une manière de reprendre les thèmes de La naissance de la tragédie par un

regard généalogique. Kemp Winfree, p. 59. 149 EA, §4, p. 15. 150 Ibid., §1, p. 11-12 et §4, p. 14-16. 151 VP, tome 2, livre 4, §25, p. 280-281, 1887-1888. 152 NT, §21, p. 121.

37

cette perspective qu’il faut comprendre cet aphorisme de Humain, trop humain : « L’art

doit avant tout embellir la vie […] il nous modère et nous tient en bride153 ». Et un peu plus

loin dans le même aphorisme :

l’art doit cacher et transformer ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et

dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine,

viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui est des

passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur

inévitable ou insurmontable, ce qui y est significatif. […] L’homme qui sent en lui un

excédent de ces forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher à

s'alléger de cet excédent par l’œuvre d’art154.

Or, comment une surabondance de force pourrait-elle être fatale ? La force n’est-elle pas

l’inverse de la faiblesse? C’est la démesure, ou le mouvement de dépassement de la limite,

qui risque de mener l’homme à sa perte. Comme nous l’avons dit, Nietzsche affirme de

l’Hellène qu’il est « plus apte que tout autre à la souffrance la plus subtile et la plus

grave155 ». Cela provient du fait que le Grec « a percé d’un regard infaillible l’effrayante

impulsion destructrice de ce qu’on appelle l’histoire universelle aussi bien que la cruauté de

la nature156 ». La démesure qui fait tant souffrir l’homme correspond surtout à ses désirs de

liberté et de connaissance par lesquels il se définit. Mais par ceux-ci, il défie les dieux et

remet en question l’ordre des choses. Dans un aphorisme posthume de 1887-1888, l’auteur

affirme que c’est un signe de santé et de puissance que d’être capable de reconnaître le

caractère redoutable et inquiétant des choses :

la prédilection pour tout ce qui est équivoque et redoutable est un symptôme de force

[…] Le goût de la tragédie caractérise les époques et les tempéraments forts […] C’est

un signe de santé et de puissance que de reconnaître aux choses leur caractère

redoutable et équivoque et de ne pas avoir besoin d’en être “délivré”157.

Nous avons vu précédemment que la guérison qu’offre la tragédie n’est pas

seulement celle de l’art apollinien dans laquelle la nature horrible est dissimulée. La

153 HTH, 2, 1, §174, p. 431. 154 Ibid., p. 431-432. 155 NT, §7 p. 55. 156 Ibid. 157 VP, tome 2, livre 4, §462 p. 411, 1887-1888.

38

consolation proprement dionysiaque de la tragédie attique n’a pas besoin de supprimer la

souffrance afin de s’opérer. En fait, seule une santé débordante donne la possibilité à

l’homme de goûter à la volupté suprême qui se concrétise dans l’affirmation totale de la

vie. La tragédie attique est issue d’une « condition physiologique158» que Nietzsche nomme

la « grande santé », c’est-à-dire « une santé que l’on ne se contente pas d’avoir, mais que

l’on conquiert encore et doit conquérir continuellement, parce qu’on la sacrifie et doit la

sacrifier sans cesse!159 » Celle-ci n’est pas à concevoir comme une absence de maladie et

de souffrance. Elle est l’aspiration à la santé160, donc une lutte contre la pression de la

maladie et de la souffrance. Cette « grande santé » est ouverte à l’expérience du souffrir et

elle permet même la mise à profit de la maladie et de la souffrance dans la poursuite des

buts propres à l’organisme161. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, le philosophe présente

métaphoriquement sa conception de l’ouverture à la souffrance comme suit : « Il ne me

suffit pas qu’on ait rendu la foudre inoffensive. Je ne cherche point à la dévier, je veux lui

apprendre à travailler pour moi.162 » Nous verrons plus loin que s’ouvrir à la souffrance est

indispensable puisque ce n’est que par cette ouverture que la vie peut continuer de

croître163. En résumé, bien qu’elle lutte aussi contre la pression de la maladie et de la

souffrance, la « grande santé » ne vise donc pas pour autant la suppression de la maladie et

de la souffrance. Enfin, cette « grande santé » est toujours à reconquérir car être en santé ce

n’est pas se conserver ou se ménager, mais plutôt se dépasser et créer, ce qui implique de se

dépenser, de risquer et de s’affaiblir.

Par opposition, nous pouvons concevoir que la « petite santé », c’est celle qui

s’actualise et s’interprète comme une tentative d’abolir la souffrance afin de se sentir

158 EH, chap. Pourquoi j’écris de si bons livres (Ainsi parlait Zarathoustra), §2, p. 756. 159 GS, livre 5, 1887, §382, p. 406. 160 HTH, 1, « Préface », §4, p. 6. 161 Guibal, p. 69. Vioulac, p. 288 : « la santé ne peut plus être conçue comme un timide bien-être, c’est-à-dire

comme une position de repli ou une conservation des acquis, mais tout au contraire comme audace, aplomb,

arrogance et souveraineté ». Selon Vioulac (p. 293-294), l’introduction du concept de « grande santé » permet

de comprendre que la vie n’est pas un état stable et neutre, mais une plutôt une dynamique permanente de

conquête d’elle-même. 162 Zara, De l’homme supérieur, §7, p. 363. 163 Nous référons ici à la lecture que fait Nietzsche de Wilhelm Roux. Soderstrom, Lukas, « Nietzsche as a

reader of Wilhelm Roux, or the physiology of history », Symposium: Canadian Journal of Continental

Philosophy / Revue Ca, 2009, Vol. 13, Issue 2, pp. 55-67. Pages 59-61.

39

bien164. Cette « petite santé » prêche par excès d’irritabilité, elle voit tout malaise et tout

inconfort comme ce qui ne doit absolument pas être ou comme ce qui ne peut pas être

justifié. Pour Nietzsche, cela correspond à un symptôme de faiblesse et est le signe d’une

attitude défensive. D’une part, l’abolition de toute souffrance, malaise et inconfort est

impossible165. D’autre part, s’ils doivent être évités, il est douteux que le dépassement de

soi et la création soient possibles. Or, pour Nietzsche, il s’agit bien de justifier la souffrance

pour croître et créer.

Nietzsche ne veut pas penser la santé et la maladie sur un mode dualiste, c’est-à-dire

par une exclusion des contraires entre eux166. Il refuse aussi ce dualisme en ce qui a trait à

la souffrance et au plaisir en affirmant que le plus haut bonheur nécessite de la souffrance.

Dans l’épreuve de la souffrance, il y aurait des ressources insoupçonnées. La richesse de

l’expérience humaine et la capacité d’éprouver les jouissances les plus grandes sont

proportionnelles à la capacité de souffrir : « sans bonne volonté à souffrir nous devrions

laisser échapper beaucoup trop de joie!167 ». Certaines des douleurs les plus grandes vont

donc de pair avec les plus vives jouissances comme nous pouvons le voir, par exemple,

dans le cas de la tragédie ou encore de la création168. La pensée dualiste, quant à elle,

interdit que les hommes les plus heureux soient en même temps les hommes les plus

malheureux et y voit une contradiction. Pour Nietzsche, la souffrance est une condition de

la joie la plus haute, de la création et même de l’amour. Dit autrement, la poursuite d’une

plus haute joie, de la création et du dépassement de soi a pour condition nécessaire

l’épreuve de certaines douleurs. Nous examinerons ce point plus spécifiquement dans le

deuxième chapitre.

164 GS, §120, p. 187. 165 PBM, §225, p. 656. VP, tome 1, livre 2, §402, p. 367, 1885-1886. 166 GS, préface, §3, p. 13. 167 Aurore, livre 4, §354, p. 212. 168 Zara, Aux îles fortunées, p. 103.

40

1.3.2 Surabondance et appauvrissement

Pour Nietzsche, l’affirmation et l’approbation de la vie naissent d’un sentiment

débordant de la puissance créatrice169. Nous pouvons comprendre que la tragédie attique est

la création d’une santé surabondante à partir de l’aphorisme §370 du Gai Savoir :

Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme un remède et un secours au

service de la vie en croissance, en lutte : ils présupposent toujours de la souffrance et

des êtres qui souffrent. Mais il y a deux sortes d’êtres qui souffrent, d’une part ceux qui

souffrent de la surabondance de la vie, qui veulent un art dionysiaque et également une

vision et une compréhension tragiques de la vie, ̶ et ensuite ceux qui souffrent de

l’appauvrissement de la vie, qui recherchent, au moyen de l’art et de la connaissance,

le repos, le calme, la mer d’huile, la délivrance de soi, ou bien alors l’ivresse, la

convulsion, l’engourdissement, la démence. C’est au double besoin de ces derniers que

correspond tout romantisme dans les arts et dans les connaissances, c’est à eux que

répondaient (et répondent) aussi bien Schopenhauer que Richard Wagner […]. Celui

qui est le plus riche en plénitude de vie, le dieu et l’homme dionysiaques, peut

s’accorder non seulement le spectacle du terrible et du problématique, mais jusqu’à

l’action terrible et jusqu’à tout luxe de destruction, de dissolution, de négation ; chez

lui, le mal, le non-sens, le laid apparaissent en quelque sorte permis en conséquence

d’une surabondance de forces génératrices et fécondantes capable de transformer tout

désert en pays fertile et luxuriant. À l’inverse, c’est l’être le plus souffrant, le plus

pauvre en vie qui aurait le plus besoin de douceur, de paix, de bonté, dans la pensée et

dans l’action, si possible d’un dieu qui soit vraiment un dieu pour malades, d’un

“sauveur”; et de même de la logique, de l’intelligibilité conceptuelle de l’existence ̶

car la logique rassure, donne confiance ̶ , bref, d’une certaine étroitesse chaleureuse

qui chasse la peur et d’un enfermement dans des horizons optimistes170.

Cet aphorisme nous montre d’une part que tout art et toute philosophie sont des

réactions à la souffrance et ne peuvent pas être considérés comme « neutres », c’est-à-dire

comme « désintéressés ». En ce qui concerne l’art au sens strict du terme171, Nietzsche

affirme dans l’aphorisme §24 du Crépuscule des idoles : « que fait tout art ? Ne loue-t-il

pas ? Ne glorifie-t-il pas ? Ne choisit-il pas ? Ne met-il pas en relief ? Ce faisant, il renforce

ou affaiblit certaines appréciations de valeur…172 ». D’autre part, il nous permet

d’apercevoir que Nietzsche fait une distinction entre deux sortes de vie, ce qui a pour

169 VP, tome 2, livre 4, §614, p. 461, 1884. 170 GS, livre 5, 1887, §370, p. 384-386. 171 L’art au sens large inclut aussi la science et la religion pour Nietzsche. NT, §15, p. 95. 172 CI, chap. Incursions d’un inactuel, §24, p. 564.

41

conséquence qu’il y a une duplicité de significations qu’on peut désormais accorder à l’art,

la religion, la science et la philosophie. C’est la force vitale, ascendante ou déclinante, qui

s’empare d’une activité qui lui donne son sens173. Le philosophe affirme, dans un

aphorisme posthume datant de 1885-1886 : « L’art exprime-t-il notre mécontentement à

l’égard du réel? Ou notre reconnaissance pour un bonheur qui a été le nôtre? Dans le

premier cas, on a le romantisme, dans le second cas, l’auréole et le dithyrambe (un art

d’apothéose)174 ». Il faut donc interpréter une activité selon la force vitale qui s’exprime en

elle. Pour caractériser les œuvres d’art, les religions et les philosophies, Nietzsche présente

sa méthode généalogique qui consiste, comme il le dit dans le même aphorisme §370, en

une déduction régressive :

et mon regard s’aiguisant devint de plus en plus apte à cette forme suprêmement

difficile et insidieuse de déduction régressive qui donne lieu à la plupart des erreurs ̶

la déduction qui remonte de l’œuvre à l’auteur, de l’action à l’agent, de l’idéal à celui

pour qui il est nécessaire, de tout mode de pensée et de valorisation au besoin qui,

derrière lui, commande. ̶ À propos de toutes les valeurs esthétiques, je me sers

désormais de cette distinction fondamentale : je me demande, dans chaque cas

particulier, “est-ce ici la faim ou la surabondance qui est devenue créatrice?”175.

Cette déduction permet de déterminer l’origine vitale d’une activité ainsi que de lui

attribuer une valeur. Ce qui importe avant tout pour Nietzsche, c’est donc l’attitude devant

la souffrance. Cette attitude correspond à un critère de distinction entre les forts et les

faibles. Plus précisément, le critère de distinction entre une vie ascendante et une vie

décadente réside dans la capacité à affirmer la souffrance et à en faire quelque chose. Pour

procéder à cette catégorisation, il s’agit donc de déterminer dans chaque cas si c’est le désir

de fuir ou d’assumer la douleur qui se trouve à la base des comportements, représentations

et des jugements. Dans le cas du plaisir, il faut se demander s’il s’agit de rechercher un

plaisir en assumant la souffrance qui va de pair avec les obstacles ou de rechercher le bien-

être qui va de pair avec la tentative d’abolir et de nier la souffrance. Nous avons vu, dans la

longue citation ci-haut, qu’il y a essentiellement deux sortes de conditions physiologiques à

distinguer : il y a d’abord ceux qui souffrent de la surabondance de la vie, ce qui est le

173 Deleuze, p. 60-62. 174 VP, tome 2, livre 4, §463, p. 412, 1885-1886. 175 GS, livre 5, 1887, §370, p. 385-386.

42

signe d’une vie ascendante, et ensuite ceux qui souffrent d’un appauvrissement de la vie, ce

qui est le signe d’une vie décadente. Évidemment, c’est la vie ascendante qui a le plus de

valeur aux yeux de Nietzsche.

La religion, l’art et la philosophie servent la vie en tant que « remède » et « secours ».

Nous avons exposé que ceux qui souffrent de la surabondance de la vie veulent s’éprouver

davantage et rejoindre le tragique alors que ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la

vie demandent quelque chose comme le calme, la délivrance de soi, ainsi qu’une forme

d’ivresse dans les convulsions et l’engourdissement. Cela implique qu’il y a

essentiellement deux manières de vivre la douleur et le plaisir puisqu’il y a deux sortes de

vie qualitativement différentes qui en font l’épreuve176. La vie ascendante croît, elle est en

mesure d’affronter et de transfigurer la souffrance sans la nier. Elle affirme la souffrance

comme une condition nécessaire d’une vie supérieure. La vie déclinante, quant à elle, lutte

pour sa conservation, elle nie la souffrance et souhaite l’abolir. Les principales

caractéristiques de la vie déclinante sont la faiblesse de la volonté, l’incapacité à résister à

une sollicitation et l’inaptitude à digérer les épreuves vécues177. Toutefois, l’excitabilité ou

encore l’irritabilité ne sont pas exclusifs à la vie déclinante, c’est l’incapacité à assumer,

affirmer et supporter le fait d’être excité et irrité qui la définit, ce qui la pousse à rechercher

un calmant et la fuite178. Dans l’aphorisme §401 de La volonté de puissance nous

apercevons clairement la duplicité des concepts de plaisir et de douleur :

On a confondu la douleur avec une sorte de douleur qui est celle de l’épuisement;

celle-ci représente en effet une profonde diminution, une dépression de la volonté de

puissance, une perte notable de force. Cela signifie qu’il existe : a) une douleur qui est

un moyen d’excitation pour fortifier la puissance; b) une douleur qui succède à une

dépense excessive de puissance. Dans le premier cas, un stimulant; dans le second, les

conséquences d’une excitation excessive… L’incapacité de résister est propre à cette

seconde sorte de douleur; la provocation à la résistance appartient à la première… Le

seul plaisir qui soit ressenti dans l’état d’épuisement, c’est celui de s’endormir; dans

l’autre cas, le plaisir c’est la victoire… La grande confusion faite par les psychologues

176 Goedert, p. 327. 177 Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 137. 178 La vie déclinante se caractérise par une excitabilité et une irritabilité excessives. Wotling, Patrick,

Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 138. Armstrong, Aurelia, « The passions, power, and practical

philosophy: Spinoza and Nietzsche contra the stoics », Journal of Nietzsche Studies, vol°44, issue 1, spring

2013, pp. 6-24, page 20.

43

a consisté à ne pas distinguer entre deux sortes de plaisir ̶ celui de s’endormir et celui

de triompher. Les épuisés souhaitent le repos, la détente de tous leurs membres, la

paix, le silence ̶ c’est ce que les religions et les philosophies nihilistes appellent le

bonheur. Les riches et les vivants veulent la victoire, l’ennemi vaincu, la diffusion de

la sensation de puissance dans un domaine plus vaste qu’auparavant. Toutes les

fonctions saines de l’organisme ont ce besoin ̶ et tout l’organisme est un ensemble de

systèmes qui lutte pour faire croître ses sensations de puissance179.

Nietzsche s’oppose à une confusion qui consiste à ne pas distinguer entre deux sortes

de plaisir180, soit celui d’une aspiration à une réduction des activités vitales et celui du

triomphe. En concevant le « plaisir » de manière univoque, c’est-à-dire d’une manière trop

abstraite et seulement comme le contraire du déplaisir, on passe à côté de différences

essentielles entre différentes espèces de plaisir, qui renvoient à des réalités physiologiques

distinctes. Ainsi, la vie exténuée recherche le plaisir dans la paix ou

l’« engourdissement181 », ce que nous pouvons interpréter comme la tentative de réduire les

sensations de déplaisir. Pour y parvenir, cette vie exténuée a besoin de stimulations, comme

par exemple des narcotiques, toujours plus forts et fréquents182. Cela peut se traduire,

« chez ceux qui ne peuvent s’élever à aucune joie véritable183 », par le fait de rechercher

dans l’art un divertissement : « qu’exigent-ils en somme de l’art ? Qu’il chasse pendant

quelques heures ou quelques instants, le malaise, l’ennui, la conscience vaguement

mauvaise, et interprète, si possible, dans un sens élevé, le défaut de leur vie et de leur

caractère184 ». Mais c’est là une vie pauvre qui en visant à éliminer les contradictions du

réel, son caractère problématique et douloureux, recherche en plus à valoriser sa propre

faiblesse. En somme, ce sont toutes les déterminations essentielles du monde tragique dans

lequel vit effectivement l’homme qu’elle vise à supprimer. La vie débordante de force,

quant à elle, expérimente une sorte de plaisir qui correspond à la diffusion de sensations de

179 Notons que cet aphorisme fait intervenir la notion de « volonté de puissance » que nous discuterons au

deuxième chapitre. VP, tome 1, livre 2, §401, p. 367, 1888. 180 Ibid. 181 Voir à ce propos l’aphorisme §370 du Gai savoir. 182 CI, chap. Les quatre grandes erreurs, §2, p. 519. 183 La joie véritable, que nous pouvons comprendre comme une joie supérieure ou ascendante, implique une

ouverture à la souffrance; elle ne peut pas simplement découler de l’emploi de stimulants et de narcotiques.

Cette joie doit être conquise de haute lutte, elle ne réside pas dans l’engourdissement. HTH, 2, 1, §169, p.

425. 184 Ibid.

44

puissance et de victoire toujours plus intenses : « Le plaisir : sensation d’un accroissement

de puissance.185 »

Le même aphorisme posthume daté de 1888 nous permet de distinguer entre deux

sortes de douleur186. Il va sans dire que tout le monde peut ressentir des moments de

faiblesse, mais pour Nietzsche, seuls les faibles valorisent la tentative d’éliminer la

souffrance. Chez ceux qu’il qualifie de « décadents », la souffrance correspond à

l’impuissance. Cette souffrance se manifeste dans leur incapacité persistante à surmonter

les épreuves, ce qui les force à éviter les obstacles. La faiblesse provoque une volonté de

rétrécir le champ de l’expérience, de se rétracter et de supprimer les activités vitales qui

causent de la souffrance : « dès que la douleur lance son signal d’alarme, il est temps de la

restreindre […] et nous faisons bien de nous “gonfler” le moins possible187 ». Toutefois,

nous pensons que Nietzsche ne se limite pas au phénomène de la douleur physique ou

corporelle, mais qu’il comprend la souffrance comme tout ce qui nous fait souffrir, ce qui

inclut aussi les douleurs psychologiques de toutes sortes comme par exemple celles qui

proviennent de la connaissance tragique.

Pour le faible, éviter la souffrance est une nécessité vitale, mais cette fuite rétrécit le

champ de l’expérience et des possibilités de joie. La vie déclinante, puisqu’elle se comporte

d’une manière réactive dans l’épreuve de la souffrance, ne peut affronter toute la gamme

des perspectives et surtout pas l’inconnu ou la nouveauté188. L’attitude décadente se

détermine essentiellement en fonction du problème du plaisir et du déplaisir : elle va vers

ce qui est plaisant et évite ce qui est déplaisant. Cependant, pour Nietzsche, c’est la capacité

de parcourir la plus large gamme des perspectives, soit d’essayer de nouvelles possibilités

et interprétations ainsi que de découvrir l’inconnu, qui fait la richesse d’une vie

185 VP, tome 1, livre 2, §398, p. 366, 1884-1885. 186 Ibid., §401, p. 367, 1888. 187 GS, livre 4, §318, p. 292-293. 188 Goedert, p. 108.

45

épanouie189. Or, c’est l’homme fort et en « grande santé » qui possède cette capacité. Les

forts assument la souffrance et réussissent à la transfigurer190. D’une part, l’épreuve de la

souffrance leur apparaît nécessaire pour se dépasser et créer. Cette lutte leur permet

d’accéder au bonheur le plus haut, soit celui qui découle de l’épreuve et de la victoire sur

des résistances. Les forts comprennent que la souffrance exerce une fonction nécessaire

dans la conquête de la vie la plus riche et épanouie. La plus grande plénitude vitale

demande un déploiement qui rencontre nécessairement la souffrance. D’autre part,

l’épreuve de la souffrance ouvre le champ de l’expérience, elle permet un apprentissage.

Nietzsche manifeste clairement dans ses textes que ses propres souffrances ont profité à son

savoir. C’est parce qu’elles dégrisent qu’elles sont utiles pour la connaissance191. Pour

favoriser une grande lucidité et une profonde remise en question, de grandes souffrances

semblent parfois nécessaires. Dans la préface du Gai savoir Nietzsche affirme : « Seule la

grande douleur est l’ultime libératrice de l’esprit, en ce qu’elle est le professeur du grand

soupçon192 ». Ce qui d’ailleurs, favorise l’activité philosophique : « Autant de méfiance,

autant de philosophie193 ». Si la souffrance rend possible cette méfiance envers les idoles,

elle permet aussi une connaissance de soi par la façon dont nous pouvons nous comprendre

nous-mêmes lorsque nous faisons l’épreuve du souffrir194.

Pour résumer, il y a deux réponses distinctes face à la souffrance : « Soit nous

apprenons à lui opposer notre fierté, notre ironie, notre force de volonté […]; soit que, face

à la douleur nous nous retirions dans ce néant oriental ̶ on l’appelle nirvana ̶ , dans cet

abandon de soi, cet oubli de soi, cette extinction de soi muets, figés, sourds195 ». L’une

consiste à vouloir vaincre et dépasser la souffrance, en comprenant qu’elle est nécessaire

afin de vivre une vie pleine et créative qui s’affirme et se déploie dans toute sa puissance,

189 HTH, 1, « Préface », §4, p. 5. 190 GS, livre 5, 1887, §382, p. 406-407. 191 Aurore, livre 2, §114, p. 94. Zara, Sur le mont des oliviers, p. 213. Zara, Des sages illustres, p. 126. 192 GS, Préface à la 2e édition, §3, p. 13. 193 Ibid., livre 5, §346, p. 332. 194 La souffrance fait apparaître. Dans cette épreuve de soi, la chair se montre à elle-même à partir d’elle-

même : il y a une auto-révélation de la chair. Cette révélation de soi à partir de la souffrance correspond à une

connaissance de soi. Vioulac, pages 286 et 290. 195 GS, « Préface à la 2e édition », §3, p. 13-14.

46

alors que l’autre veut l’éliminer en se détachant des activités vitales qui sont à sa source ou

qui l’augmentent196. C’est évidemment la première option qui constituera une partie de la

solution nietzschéenne au problème de la souffrance, alors que la seconde subira, tout au

long de son œuvre, le coup de fouet de sa critique la plus acerbe. Ce que Nietzsche propose

ne se présente nullement comme une tentative d’abolir la souffrance mais, au contraire, il

recommande de s’y ouvrir et de l’explorer vaillamment afin de la transfigurer197.

196 GS, livre 1, §12, p. 64. 197 Ibid., §32, p. 91. VP, tome 2, livre 4, §216, p. 337, 1887.

47

Chapitre 2 – Volonté de puissance et souffrance

Dans ce deuxième chapitre, nous allons tenter de montrer que la souffrance est

nécessaire à la vie en croissance, c’est-à-dire qui cherche à se surmonter elle-même.

Premièrement (2.1), nous traiterons de la douleur et du plaisir comme phénomènes

concomitants de la volonté de puissance, tout en prenant soin de définir ce dernier concept

et de le distinguer du concept traditionnel de volonté. Dans un deuxième temps (2.2), nous

exposerons notre thèse, soit que Nietzsche pense qu’il faut s’ouvrir à la souffrance afin de

consentir à la volonté de puissance. C’est par ce consentement que l’homme pourra

atteindre le plus haut bonheur, vivre une vie supérieure et créer. Enfin (2.3), Nietzsche ne

souhaite pas ménager les hommes supérieurs, car la création du surhumain implique

énormément de souffrance et de dureté. La morale de la pitié, qui consiste à tenter d’abolir

la souffrance, se révèle donc être l’objet de la critique nietzschéenne.

2.1.1 Le plaisir et la douleur comme phénomènes concomitants de la

volonté de puissance

Au cours de la première période (1872-1876) de son œuvre198, Nietzsche était

fortement influencé par la position philosophique de Schopenhauer. Cependant, au cours de

la deuxième période (1876-1882) et de la troisième période (1882-1889) il ne s’appuie plus

sur le principe métaphysique de l’« Un originel »199. Dans la troisième période, c’est

désormais la volonté de puissance qui constitue le paradigme philosophique central. Il y a

toutefois une continuité entre le thème du dionysiaque et la volonté de puissance. D’une

198 Cette tripartition est reprise à Georges Goedert, bien que Charles Andler le précède sur ce point. L’œuvre

de Nietzsche est divisible en trois périodes, où certaines parties anticipent parfois sur la suivante. La première

période (1872-1876) est celle de La naissance de la tragédie et des Considérations inactuelles. La deuxième

période (1876-1882) débute un peu avant Humain, trop humain et se termine avec le Gai savoir (les quatre

premiers livres). La troisième période (1882-1889) débute aussi à l’intérieur de ce dernier ouvrage (le

cinquième livre est ajouté en 1887). Goedert, p. 17, 101, 185, 203 et 391. 199 Ibid., p. 326.

48

part, celle-ci peut être aperçue en référence à l’idée d’un débordement de force créateur200.

D’autre part, cette continuité concerne particulièrement la justification de la souffrance201.

Comme nous l’avons esquissé dans le premier chapitre202, Nietzsche reproche à

Schopenhauer d’avoir pensé le problème de la souffrance dans les termes d’une opposition

entre le plaisir et la douleur203. Nous avons montré que ce dernier ne pouvait pas justifier la

douleur. Nietzsche soutient que la position de Schopenhauer est superficielle puisqu’elle

juge de la valeur de la vie à partir d’éléments accessoires. Elle incarne surtout une position

réactive devant la souffrance. Or, Nietzsche veut dépasser cette conception et montrer

pourquoi la souffrance ne doit pas seulement être rejetée. Dans l’aphorisme §225 de Par-

delà bien et mal, il s’en prend pareillement à certaines autres conceptions du plaisir et de la

douleur :

Hédonisme, pessimisme, utilitarisme ou eudémonisme : tous ces modes de pensée qui

mesurent la valeur des choses en fonction du plaisir et de la peine, c’est-à-dire en

fonction d’états concomitants et d’éléments accessoires, sont des modes de pensée

superficiels et des naïvetés que tout homme conscient de détenir des forces

affirmatrices et une conscience d’artiste considérera de haut […] Vous voulez si

possible ̶ et il n’y a pas de “si possible” plus dément ̶ abolir la souffrance204.

Il aperçoit que toutes ces positions philosophiques font un calcul dichotomique entre

la douleur et le plaisir afin de mesurer la valeur des choses. Pour Nietzsche cependant, il

faut mesurer la valeur en fonction d’un autre critère. Selon ce genre de conceptions,

l’homme cherche le plaisir tout en évitant la douleur. Ces positions philosophiques

incarnent dès lors une tentative d’abolir la souffrance. Or, Nietzsche considère que la

200 VP, tome 1, livre 2, §51, p. 235, 1885. 201 Ibid., p. 235-236, 1885. 202 Voir p. 35 de ce mémoire. 203 Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 142. 204 PBM, §225, p. 655-656.

49

souffrance est indispensable à l’accroissement de la puissance205, comme le révèle cet

aphorisme posthume datant de 1888 :

Il n’est pas vrai que l’homme recherche le plaisir et fuit la douleur : on comprend à

quel préjugé illustre je romps ici en visière. Le plaisir et la douleur sont des

conséquences, des phénomènes concomitants; ce que veut l’homme, ce que veut la

moindre parcelle d’un organisme vivant, c’est un accroissement de puissance. Dans

l’effort qu’il fait pour le réaliser, le plaisir et la douleur se succèdent; à cause de cette

volonté, il cherche la résistance, il a besoin de quelque chose qui s’oppose à lui… La

douleur, qui est une entrave à sa volonté de puissance, est donc un fait normal,

l’ingrédient normal de tout phénomène organique; l’homme ne cherche pas à l’éviter,

il en a constamment besoin; toute victoire, toute sensation de plaisir, tout phénomène

suppose une résistance vaincue. […] La douleur a donc si peu pour conséquence

nécessaire une diminution de notre sensation de puissance que, dans la moyenne des

cas, elle sert justement d’excitant à cette sensation de puissance ̶ l’obstacle est le

stimulus de cette volonté de puissance206.

Ce n’est pas le plaisir qui est recherché par l’homme, mais plutôt l’accroissement de

la puissance207. Nietzsche conçoit en fait la douleur comme un phénomène normal puisque

la vie veut se déployer et s’accroître. De surcroît, le phénomène de la douleur est une

résistance dont la volonté de puissance a besoin. Tout plaisir et toute « victoire » supposent

une résistance vaincue. Autrement dit, le plaisir nécessite une résistance, qui se traduit par

une douleur, afin de se réaliser208. Ainsi que nous l’avons déjà dit, le plaisir et la douleur ne

sont pas des contraires209. Nietzsche pense que pour atteindre un plaisir très grand, de

grandes douleurs sont nécessaires210. Il présente la douleur comme un excitant du sentiment

205 « As often pointed out, Nietzsche considers suffering quintessential to the attainment of more power ».

Rydenfelt, Henrik, « Valuation and the Will to Power : Nietzsche’s Ethics with Ontology », The Journal of

Nietzsche Studies, Vol. 44, Issue 2, Summer 2013, pp. 213-224, page 217. 206 VP, tome 1, livre 2, §390, p. 362-363, 1888. 207 Ibid., §42, p. 231, 1888. Ibid., §48, p. 234, 1882-1885 : « Le but n’est pas le bonheur, c’est la sensation de

puissance. Il y a dans l’homme et dans l’humanité une force immense qui veut se dépenser, créer; c’est une

chaîne d’explosions continues qui n’ont nullement le bonheur pour but ». 208 Ibid., §43, p. 232, 1886-1887 : « Le “plaisir”, sentiment de puissance (présuppose la douleur) ». Ibid., §44,

p. 232, 1885 : « Qu’est-ce que le plaisir, sinon l’excitation de la sensation de la puissance, causée par un

obstacle ». 209 Ibid., §395, p. 364, 1888 : « Il y a même des cas où une certaine succession rythmique de petites

excitations de douleur produit une sorte de plaisir et permet d’obtenir une croissance rapide de la sensation de

puissance, de la sensation de plaisir. C’est le cas du chatouillement, et du coït également. Nous voyons ainsi

la douleur agir comme un ingrédient du plaisir. L’inverse, qui consisterait dans une augmentation de la

sensation douloureuse grâce à de petites excitations de plaisir intermittentes, fait défaut. Le plaisir et la

douleur ne sont pas des contraires ». 210 Ibid., §44, p. 232, 1885 : « Pour que le plaisir devienne très grand, il faut que les douleurs soient très

longues et la tension de l’arc inouïe ».

50

de puissance et tel un stimulus de la volonté de puissance. Il conçoit donc la réaction à la

souffrance dans un cadre plus fondamental que les philosophies que nous avons

mentionnées ci-dessus : la douleur et le plaisir sont repensés comme étant des phénomènes

qui accompagnent l’activité de la volonté de puissance211.

Nous devons rappeler la distinction que Nietzsche établit entre deux sortes de douleur

et deux sortes de plaisir212, pour souligner à nouveau quelques éléments importants pour

notre propos. Ce que nous pouvons nommer le « plaisir ascendant » est le signe qu’un

accroissement de puissance a lieu213. Ce que nous pouvons nommer la « douleur

ascendante » est une condition nécessaire, un ingrédient, de l’accroissement de la

puissance214. Cette « douleur ascendante » correspond à l’activité de la vie surabondante

qui veut se dépenser215. Contrairement à une vie déclinante qui veut amoindrir ses activités,

la vie ascendante rencontre des résistances parce qu’elle les provoque dans son processus

de croissance :

La volonté de puissance ne peut s’exprimer que contre des résistances; elle recherche

donc ce qui lui résiste […] L’appropriation et l’assimilation consistent en une volonté

de dominer ce qui est extérieur, de lui donner une forme, de le modeler et de le

transformer, jusqu’à ce qu’enfin la substance vaincue soit entièrement passée dans le

domaine de l’attaquant et soit venue l’augmenter216.

Cette vie en croissance déploie ses forces, ce qui a pour corolaire l’augmentation des

résistances et donc de la souffrance217. Ce sont d’ailleurs ces résistances qui permettent la

sensation de puissance. Notons toutefois qu’il serait déplacé de croire que la volonté de

puissance vise les résistances218. Au contraire, c’est un accroissement de puissance qui est

211 Wotling, Patrick, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 141. Montebello, p. 76-81. 212 VP, tome 1, livre 2, §401, p. 367, 1888. Voir les pages 42-43 de ce mémoire. 213 VP tome 1, livre 2, §398, p. 366, 1884-1885. AC, §2, p. 46. 214 VP, tome 1, livre 2, §402, p. 367, 1885-1886 et §399, p. 366, 1887. 215 Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 58. Nous avons abordé la vie surabondante lors de

l’analyse de l’aphorisme §370 du Gai savoir. Voir p. 40 et suivantes de ce mémoire 216 VP, tome 1, livre 2, §73, p. 243, 1887. 217 Voir PBM, §259, p. 718-719. 218 Clark, Maudemarie, p. 95-96.

51

sa visée. La rencontre d’obstacle n’est en ce sens qu’un phénomène dérivé de la volonté de

puissance.

2.1.2 La distinction entre excitation (souffrance) et douleur

Dans l’aphorisme §401 de La volonté de puissance219, Nietzsche affirme que la

douleur de l’épuisement est la conséquence d’une « excitation excessive ». Pour

comprendre son propos, il nous faut ici introduire une distinction entre la souffrance et

la douleur. La souffrance est le corollaire de l’excitation fondamentale de la vie : toute

excitation est souffrance. La douleur et le plaisir, quant à eux, ne sont que l’interprétation

de cette excitation ou de cette souffrance originaire220. Nietzsche écrit : « L’excitation

même la plus violente n’est pas par soi-même une douleur; mais dans l’ébranlement que

nous sentons c’est le centre nerveux qui souffre et qui projette la douleur au lieu de

l’excitation. Cette projection est une mesure de protection et de défense.221 » Et encore :

« La douleur est un fait intellectuel qui dépend du jugement qui la qualifie de “nuisible”;

c’est une projection.222 » Il est donc clair que ce dont nous avons conscience est déjà une

sensation élaborée, ce n’est pas un fait immédiat223.

L’excitation, la souffrance, va toujours de pair avec une assimilation. Cette

dernière224, en tant qu’activité vitale, est donc un rapport à l’altérité225, c’est-à-dire à une

excitation fondamentale qui se donne et qui se traduit dans le langage de la douleur et du

plaisir226. Le sentiment de plaisir ou de déplaisir dépend des variations du sentiment de

219 VP, tome 1, livre 2, §401, p. 367, 1888. 220 Stiegler, Barbara, Nietzsche et la biologie, p. 41-42. 221 VP, tome 1, livre 2, §396, p. 365, 1884. 222 Ibid., §174, p. 283, 1885. 223 Ibid., §268, p. 317, 1885. Voir aussi VP, tome 1, livre 2, §241, p. 305, 1885 et §244, p. 305, 1884 et §245,

p. 306-307, 1888. 224 Ibid., §79, p. 245, 1883-1888. 225 Stiegler, p. 30-36 et p. 68-74. 226 Voir VP, tome 1, livre 2, §261, p. 314, 1883-1888.

52

puissance et n’est en définitive qu’un signe d’accroissement ou de déclin de la vie qui

s’éprouve elle-même. Dans un aphorisme posthume datant de 1883-1888, Nietzsche écrit :

« Dans le “plaisir” et la “douleur” des jugements sont déjà inclus; on distingue les

excitations selon qu’elles favorisent ou non la sensation de puissance.227 » Et sur le même

thème, on retrouve dans une note posthume de 1884 :

Les instincts, jugements fondés sur des expériences antérieures; non pas sur des

expériences de plaisir et de douleur, car le plaisir n’est que la forme d’un jugement

instinctif (une sensation de puissance accrue, ou qui semble s’être accrue). Avant les

sensations de plaisir ou de douleur il y a les sensations de force ou de faiblesse de

l’ensemble228.

Quant à elle, la sensation de plaisir résulte d’une possibilité de comparer, ce qui

implique une sorte de mémoire229, un état de puissance à un autre : « Se sentir plus fort ̶ ou,

en d’autres termes, éprouver de la joie ̶ cela suppose toujours une comparaison (pas

nécessairement avec d’autres, mais avec soi durant un état de croissance230 ». Cette

comparaison s’effectue aussi en sens inverse : « Quand on atteint un certain point de

décadence, c’est la différence inverse, la diminution qui devient consciente; le souvenir des

forts instants de naguère écrase les sensations de plaisir présentes ̶ à présent, la

comparaison affaiblit le plaisir.231 » Nietzsche mentionne d’ailleurs que si les obstacles sont

trop importants, cela peut avoir pour conséquence que la sensation de puissance ne se

produise pas232. Comme nous l’avons déjà dit, le plaisir et la douleur doivent être vus

comme des phénomènes concomitants de la volonté de puissance :

Leur origine est dans la sphère centrale de l’intellect; leur condition préalable une

façon infiniment accélérée de percevoir, d’ordonner, de résumer, de calculer, de

déduire; le plaisir et la douleur sont toujours des phénomènes terminaux, jamais des

“causes”. La décision au sujet de ce qui éveillera le plaisir ou la douleur dépend du

degré de puissance. La même chose qui pour une faible quantité de puissance semble

un danger et oblige à une défense rapide, peut produire, si la puissance est plus grande,

un charme voluptueux, un sentiment de plaisir. Toutes les sensations de plaisir et de

douleur supposent une mesure préalable de l’utilité collective de la nocivité collective,

227 Ibid., §387, p. 361, 1883-1888. 228 Ibid., §393, p. 363-364, 1884. 229 Ibid., §99, p. 252, 1884. 230 Ibid., §403, p. 368, 1887-1888. 231 Ibid., §400, p. 367, 1888. 232 Ibid., §402, p. 367, 1885-1886.

53

donc une sphère où se produisent la volonté d’une fin (d’un état) et le choix des

moyens. Le plaisir et la douleur ne sont jamais des “faits originels”. Les sensations de

plaisir et de douleur sont des réactions du vouloir (des émotions) dans lesquelles le

centre intellectuel attribue aux changements intervenus une certaine valeur relative à la

valeur totale, et prépare ainsi les réactions233.

Notons que chez Nietzsche, toute cette activité est inconsciente234. L’intellect qui

précède les sensations de plaisir et de douleur renvoie à un travail d’interprétation qui n’est

pas réductible à la conscience235. Alors que les philosophes associent la pensée à cette

dernière, Nietzsche affirme que le corps tout entier « pense », c’est-à-dire interprète ou

évalue. Retenons enfin, pour bien comprendre pourquoi il considère la philosophie de

Schopenhauer superficielle, que ce n’est ni à la douleur ni au plaisir que nous réagissons236.

Ils sont eux-mêmes des réactions aux excitations et des interprétations de la volonté de

puissance, non pas des faits originels237.

2.1.3 La volonté de puissance

Dans la pensée nietzschéenne, la volonté de puissance est l’interprétation de l’être la

plus profonde que nous pouvons proposer238. Dans un aphorisme posthume daté de 1888, il

écrit que « l’essence la plus intime de l’être est la volonté de puissance239 ». Dans

l’aphorisme §36 de Par-delà bien et mal, il fait l’hypothèse que la réalité est volonté de

puissance :

233 Ibid., §391, p. 363, 1888. 234 Gai savoir, livre 5, §354, p. 346-350. 235 Wotling, Patrick, La philosophie de l’esprit libre, p. 373-375. 236 Jeler, Ciprian, « La douleur comme “matrice” de la vie intérieure chez Nietzsche », meta: research in

hermeneutics, phenomenology, and practical philosophy, Vol. 3, N°1, 2011, pp. 33-53. 237 VP, tome 1, livre 2, §130, p. 264 et §395, p. 364-365, 1888. Porcher, p. 374-375. 238 VP, tome 1, livre 2, §19, p. 224, 1885-1886 : « La volonté de puissance est le fait ultime jusqu’où nous

puissions descendre ». Il est à noter que la volonté de puissance n’est pas un fait, mais une interprétation qui a

aussi le statut d’une hypothèse dans le travail de Nietzsche. Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation,

p. 60. Notons que Nietzsche soutient qu’il n’y a pas de fait, mais seulement des interprétations. VP, tome 1,

livre 2, §133, p. 265, 1883-1888. 239 Ibid., §54, p. 237, 1888.

54

La question est en fin de compte de savoir si nous reconnaissons réellement la volonté

comme exerçant des effets, si nous croyons à la causalité de la volonté : si c’est le cas ̶

et au fond notre croyance à ce point est précisément notre croyance à la causalité elle-

même ̶, alors nous devons nécessairement faire la tentative de poser par l’hypothèse la

causalité de la volonté comme étant la seule. De la “volonté” ne peut naturellement

exercer des effets que sur de la “volonté” ̶ et non sur des “matières” (non sur des

“nerfs” par exemple ̶ ) : bref, on doit risquer l’hypothèse visant à voir si, partout où

l’on reconnaît des “effets”, de la volonté n’exerce pas des effets sur de la volonté ̶ et si

tout processus mécanique, dans la mesure où une force y est active, n’est pas

précisément force de volonté, effet de volonté. ̶ À supposer enfin que l’on réussisse à

expliquer l’ensemble de notre vie pulsionnelle comme le développement et la

ramification d’une unique forme fondamentale de volonté ̶ à savoir de la volonté de

puissance, ainsi que c’est ma thèse ̶ ; à supposer que l’on puisse ramener toutes les

fonctions organiques à cette volonté de puissance et qu’on y trouve aussi la solution du

problème de la génération et de la nutrition ̶ c’est un seul et unique problème ̶ on se

serait ainsi acquis le droit de déterminer de manière univoque toute force exerçant des

effets comme : volonté de puissance240.

Selon Nietzsche, il faut prendre garde aux principes explicatifs superflus. Dans cette

optique, il s’agit de tenter d’expliquer tout le réel à l’aide du minimum de principes241.

Ainsi, plutôt que de postuler d’emblée une dualité entre la matière et la volonté, comme le

faisait Descartes avec la chose pensante et la chose étendue242, et d’avoir à affronter le

problème de la relation entre ces termes, Nietzsche envisage d’abord de pousser jusqu’au

bout l’hypothèse que la réalité tout entière ne serait que de la volonté. D’après l’analyse de

Patrick Wotling, l’aphorisme §36 de Par-delà bien et mal récapitule les recherches des

aphorismes précédents du même ouvrage et présente le résultat suivant : « le seul “donné”

dont nous puissions partir est une certaine représentation de la vie, à savoir notre monde

d’appétits et d’affects243 ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’idée selon laquelle la

volonté de puissance est « le monde vu du dedans244 ».

240 PBM, §36, p. 510-511. 241 Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation, p. 69. 242 Descartes, René, Discours de la méthode, Quatrième partie, Flammarion, Le monde de la philosophie,

p. 38-39. 243 Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation, p. 73. 244 PBM, §36, p. 511. Montebello, pages 15, 18 et 102-103.

55

Il ne faut pas confondre la volonté de puissance avec le concept traditionnel de

volonté245, compris comme une faculté et l’instance de la liberté, ni comme un « vouloir-

vivre » au sens de Schopenhauer246. Le concept de « vouloir-vivre » est problématique, car

il pose la volonté en dehors de l’existence. Pour Nietzsche, une telle volonté n’est qu’un

mot vide247 :

Certes, il n’a pas atteint la vérité, celui qui a mis en circulation cette formule, le

“vouloir-vivre”; ce vouloir-là n’existe pas. Car ce qui n’existe pas ne peut pas vouloir

exister; et comment ce qui existe pourrait-il encore vouloir exister? Il n’y a de volonté

que dans la vie; mais cette volonté n’est pas vouloir vivre; en vérité, elle est volonté de

dominer248.

Dans l’aphorisme §19 de Par-delà bien et mal, Nietzsche écrit que la « volonté »

n’est pas une unité, comme le pensait Schopenhauer. Nietzsche propose de reconduire ce

qui était pensé sous le concept de volonté comme relevant de la volonté de puissance. La

volonté lui apparaît donc telle (1) une multiplicité249, plus précisément une pluralité de

sentiments et de manières de sentir en relation250. Elle implique (2) la « pensée » (il est à

noter ici que cette pensée n’est pas celle de la conscience, qui est trop superficielle pour

Nietzsche, mais plutôt celle du « corps ») et plus particulièrement, une pensée qui

commande. Enfin, elle est (3) un affect, soit surtout l’affect du commandement251.

Nietzsche affirme que dans le vouloir, il y a aussi un rapport de commandement et

d’obéissance au sens où nous sommes à la fois ceux qui commandent et ceux qui obéissent

« et qu’en tant que nous obéissons, nous connaissons les sentiments de contrainte, de

pression, d’oppression, de résistance252 ».

245 AC, §14, p. 57. 246 Goedert, p. 330. 247 VP, tome 1, livre 2, §23, p. 225, 1888. 248 Zara, De la victoire sur soi, p. 141. 249 Voir VP, tome 1, livre 2, §90, p. 249, 1883-1888. 250 Müller-Lauter, Wolfgang, « Le problème de l’opposition dans la philosophie de Nietzsche », Revue

philosophique de la France et de l’étranger, 2006/4, tome 131, pp. 455-478. Page 474. 251 Porcher, Frédéric, « Utilité versus volonté de puissance. Sens et portée de l’anti-utilitarisme de

Nietzsche », Revue du MAUSS, 2010/1, n°35, pp. 365-379. Page 376. 252 PBM, §19, p. 481-482

56

La puissance est à penser sous le mode de l’affect, c’est-à-dire de la possibilité d’être

affecté253, ce qui permet d’évaluer254 des forces et des résistances255. La conception

nietzschéenne de la volonté de puissance consiste par conséquent à attribuer à la force la

capacité de sentir des différences de puissance, c’est-à-dire d’évaluer ses propres variations,

de même que celle des forces concurrentes auxquelles elle se heurte dans son assimilation

de l’expérience256. La force ne doit donc pas être seulement pensée sous le mode de la

quantité, comme le fait l’interprétation mécanique, mais aussi sur le mode de l’affect257, qui

correspond toujours à une configuration de la volonté de puissance258. La volonté de

puissance n’est pas à comprendre comme une visée de puissance extérieure à soi259. Gilles

Deleuze mentionne que c’est là une manière réactive de se représenter la puissance. Ce

n’est donc pas la volonté qui veut la puissance. Au contraire, « la puissance est ce qui veut

dans la volonté260 », elle est toujours déjà présente dans la vie, c’est son intensification et

son expansion qui est visée261.

2.1.4 Lutte pour la puissance versus instinct de conservation

Nous avons vu précédemment, dans l’aphorisme §370 du Gai savoir, qu’il existe une

distinction entre deux sortes de vie : l’une est surabondante et l’autre est pauvre. Nous

allons maintenant voir que la vie surabondante correspond à une volonté de puissance

ascendante alors que la vie appauvrie correspond à une volonté de puissance en déclin, soit

à une volonté d’autoconservation. Notons que dans chacun des cas, la vie n’est pas en

adéquation avec elle-même ou identique à soi. Elle est dynamique ascendante ou décadente

253 Deleuze, p. 70-71. 254 VP, tome 1, livre 2, §130, p. 264, 1885-1886 et §134, p. 265, 1885-1886. 255 Voir VP, tome 1, livre 2, §58, p. 239, 1887-1888. 256 Ibid., §89, p. 249, 1885. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 138. Montebello, pages 22-

27 et 46-47. 257 Wotling, Patrick, Le problème de la civilisation, p. 74. 258 Müller-Lauter, p. 472. 259 Deleuze, p. 96-97. 260 Ibid., p. 96. 261 VP, tome 1, livre 2, §41, p. 230-231, 1888. GS, livre 5, 1887, §349, p. 339. Stanek, Vincent, « Nietzsche

volonté de vie et volonté de puissance », Philopsis : Revue numérique, [En ligne] adresse URL :

˂http://www.philopsis.com/IMG/pdf_nietzsche_schopenhauer_stanek.pdf˃.

57

et doit toujours composer avec l’altérité et le souffrir pour devenir elle-même par un

processus d’assimilation du non-identique262. Dans l’aphorisme §21 de Par-delà bien et

mal, Nietzsche écrit qu’il n’y a en réalité que des volontés « fortes » et « faibles »263. Une

volonté « forte » est celle qui réussit à surmonter les obstacles internes au processus

d’accroissement, donc à commander et à assimiler, alors que celle qui est « faible » n’est en

mesure que d’obéir avec une certaine sorte de résistance ou de réaction, donc de s’adapter

et de s’autoconserver264. Dans l’aphorisme §13 de Par-delà bien et mal Nietzsche s’en

prend à la conception réactive de la vie :

Les physiologistes devraient réfléchir à deux fois quand ils posent la pulsion

d’autoconservation comme pulsion cardinale d’un être organique. Avant tout, quelque

chose de vivant veut libérer sa force ̶ la vie elle-même est volonté de

puissance ̶ : l’autoconservation n’en est qu’une conséquence indirecte extrêmement

fréquente, parmi d’autres265.

Cette activité d’expansion de la vie ascendante mène essentiellement à la lutte pour la

puissance, car la vie en croissance veut plus, mieux, plus vite et plus souvent266. Il en

résulte que la volonté de conservation n’a de sens que par rapport à la volonté de puissance:

c’est parce qu’elle veut goûter à la puissance qu’une vie se rétracte temporairement dans

une position défensive ou qu’elle cherche à se conserver267. Nietzsche dira en ce sens

« qu’il [le vivant – B.L.] fait tout, non pour se conserver, mais pour s’accroître…268 » Pour

lui, il est clair que tous nos instincts et toutes nos fonctions organiques essentielles sont

réductibles à la volonté de puissance269.

262 Stiegler, Barbara, Nietzsche et la biologie, pages 43, 51, 53, 55 et 78. 263 Montebello, pages 34 et 92-93. 264 PBM, §21, p. 486. VP, tome 1, livre 2, §91, p. 249, 1885. VP, tome 1, livre 2, §43, p. 232, 1886-1887 :

« Qu’est-ce qui est “passif”? Être entravé dans le mouvement qui porte en avant; donc, acte de résistance et de

réaction. Qu’est-ce qui est “actif”? Tendre à la puissance. La “nutrition” n’est qu’un phénomène dérivé; ce

qui est primitif, c’est de vouloir tout absorber en soi ». 265 PBM, §13, p. 474-475. 266 VP, tome 1, livre 2, §40, p. 229, 1885. 267 Stiegler, Barbara, Nietzsche et la biologie, p. 39-40. 268 VP, tome 1, livre 2, §42, p. 232, 1888. 269 Ibid., §19, p. 223, §21 et §22, p. 224. Tous ces aphorismes sont datés de 1885-1886.

58

Nietzsche est d’avis que les philosophes et les scientifiques n’ont interprété la vie que

dans le cadre de la volonté d’autoconservation d’une volonté de puissance « faible » ou en

déclin. Il tente donc de renverser la conception darwinienne de la vie270 qui repose sur un

postulat fondamental : les organismes ont un instinct de conservation et agissent

essentiellement en fonction de lui271. C’est cet instinct qui explique les comportements

conformes au mécanisme de la sélection naturelle. Nietzsche ne refusera pas que cet

instinct existe, mais il s’opposera à en faire l’instinct essentiel de la vie272. Pour lui,

l’instinct de conservation de soi se réduit à l’expression d’une situation de détresse qui

restreint l’expansion de puissance273.

En somme, Nietzsche reproche surtout aux philosophes et physiologistes de penser la

vie comme un simple phénomène de « réactivité » dans lequel tout ne serait qu’une simple

adaptation à des circonstances extérieures. Leur conception de la vie esquive habilement un

concept explicatif fondamental, soit celui d’activité. Ainsi, il critique l’évolutionnisme

anglais d’avoir dépouillé la vie de toute initiative véritable : « on met au premier plan

l’“adaptation”, c’est-à-dire une activité secondaire, une simple réactivité, on en vient à

définir la vie comme une adaptation interne, toujours plus adéquate, à des circonstances

extérieures274 » alors que « dans tout événement, se manifeste une volonté de puissance275 ».

La vie est spécifiquement la volonté d’accumuler de la force276. Ce qui la caractérise en

propre, ce sont les forces spontanées, agressives et conquérantes qui sont capables de

donner lieu à de nouvelles interprétations et auxquelles l’adaptation elle-même est

270 Pence, p. 12. 271 Dirk R. Johnson, Nietzsche’s anti-darwinism, Cambridge university press, 2010, p. 31. VP, tome 1, livre 2,

§37, p. 228, 1885-1886. 272 Gayon, Jean, Nietzsche and Darwin (chapter 7, 39 pages) – in Maienschein, Jane and Ruse, Michael,

Biology and the foundation of ethics, Cambridge studies in philosophy and biology, Cambridge university

press, 1999, pages 168-169 et 171. Sur ce point, notons toutefois au passage, contre l’interprétation

nietzschéenne de Darwin et de Malthus, que la lutte pour l’existence peut très bien découler de la

surabondance de la vie. Néanmoins, nous pensons que Nietzsche a raison de critiquer le postulat d’un instinct

de conservation. Pence, Charles H., Nietzsche and Darwin, Nietzsche’s aesthetic Critique of Darwin, page 8,

URL : ˂www.academia.edu/759427/nietzsches_aesthetic_critique_of_darwin˃. 273 GS, livre 5, §349, p. 339-340. VP, tome 1, livre 2, §37, p. 228-229, 1885-1886. 274 GM, II, §12, p. 86-87. 275 Ibid., p. 86. 276 VP, tome 1, livre 2, §41, p. 230-231, 1888.

59

soumise277 : « bien des choses qui semblent une influence externe ne sont qu’une adaptation

d’origine interne278 ».

Ce n’est donc pas à la thèse de la sélection naturelle qu’il s’en prend, mais à celle qui

consiste à croire que toute vie se réduit à l’adaptation à une extériorité, soit au milieu. En

réalité, la vie transforme, exploite et assimile aussi toujours le milieu dans lequel elle

évolue279. Nietzsche critique la vision dualiste du milieu et de ses rapports avec

l’« organisme ». Selon lui, le milieu est toujours utilisé et transformé par les besoins du

vivant280. Lorsqu’un organisme est « adapté » à son milieu, c’est-à-dire lorsque

l’environnement extérieur détermine davantage l’organisme que l’organisme détermine son

environnement extérieur, il s’agit là pour Nietzsche d’une décadence281. La pensée de

Nietzsche est que l’organisme utilise le milieu comme un ensemble de matériaux pour créer

un environnement qui répond à ses besoins. Si Nietzsche ne refuse pas en bloc que

l’environnement et l’organisme sont co-productifs l’un de l’autre, il souscrit néanmoins à la

conception selon laquelle c’est la vie qui prime dans ce rapport.

277 GM, II, §12, p. 87. VP, tome 1, livre 2, §79, p. 245, 1883-1888 : « La vie n’est pas l’adaptation des

conditions internes aux conditions extérieures, mais elle est volonté de puissance qui, partant du dedans, se

soumet et s’assimile une part croissante de réalité extérieure ». 278 VP, tome 1, livre 2, §64, p. 241, 1885-1886. 279 Merlio, Gilbert, « Nietzsche, Darwin et le darwinisme », Revue germanique internationale [En ligne],

10|2009, mis en ligne le 26 novembre 2012, pages 132 et 135. URL :

˂http://rgi.revues.org/327;dol:10.4000/rgi.327˃. Call, Lewis, « Anti-Darwin, anti-spencer: Friedrich

Nietzsche’s critique of Darwin and “darwinism”, History of science, n°36, Science History Publications Ltd,

1998, page 10 : « strict adaptationism is going to have a difficult time explaining such apparently

nonadaptative human endeavors as religion, metaphysical philosophy, art and aesthetics, not to mention

nuclear physics ». 280 Canguilhem, Georges, La connaissance de la vie, Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 2003, p.

195. 281 VP, tome 2, livre 3, §60, p. 37, 1888.

60

2.2.1 L’ouverture à la souffrance comme condition d’une vie supérieure

Dans plusieurs de ses aphorismes, nous pouvons remarquer que Nietzsche ne nous

invite nullement à réduire la souffrance, mais, bien au contraire, à envisager qu’elle soit

nécessaire. Comme nous l’avons mentionné dans le premier chapitre282, Nietzsche fait de la

capacité d’explorer vaillamment la souffrance un critère pour déterminer qui sont les

forts283. Sa philosophie, loin de se limiter à proposer un critère de distinction entre

différentes sortes de vie, met de l’avant une norme à atteindre. Nietzsche a une attitude de

dureté envers les hommes, c’est-à-dire qu’il veut qu’ils souffrent davantage afin de prouver

leur valeur. C’est ce que montre cet aphorisme posthume de 1887 :

À tous ceux auxquels je porte intérêt je souhaite la souffrance, l’abandon, la maladie,

les mauvais traitements, le déshonneur; je souhaite que ne leur soient épargnés ni le

profond mépris de soi, ni le martyr de la méfiance envers soi; je n’ai point pitié d’eux,

car je leur souhaite la seule chose qui puisse montrer aujourd’hui si un homme a de la

valeur ou non ̶ de tenir bon284.

Nous savons que Nietzsche a tenu bon jusqu’au bout dans l’épreuve de ses

souffrances et qu’il a su les dépasser pour créer une œuvre285. Ici, comme dans certains

autres passages de son œuvre, il veut que la souffrance augmente et il prône un

comportement d’ouverture à la souffrance, ce qui nous transporte sur le terrain de

l’éthique286. Parlant de lui et de ses semblables, il associe étroitement l’élévation de

l’homme avec ce qu’il nomme la « discipline de la grande souffrance » :

il semble précisément que nous voulions, nous, qu’elle [la souffrance – B.L.] soit

encore plus élevée et pire qu’elle ne le fut jamais! Le bien-être, tel que vous le

comprenez ̶ ce n’est absolument pas un but, à nos yeux, c’est un terme! […] La

discipline de la souffrance, de la grande souffrance ̶ ne savez-vous pas que c’est cette

282 Voir les pages 37-49 de ce mémoire. 283 GS, livre 1, §32, p. 91 : « ma manière de penser exige d’avoir une âme guerrière, de vouloir faire de la

peine, de prendre plaisir à dire non, d’avoir une peau dure ». 284 VP, tome 2, livre 4, §216, p. 337, 1887. 285 Nietzsche parle beaucoup de ses propres souffrances dans les préfaces d’Humain, trop humain et du Gai

savoir. GS, Préface à la seconde édition, §1, p. 7-9. 286 Par éthique, nous entendons une discipline philosophique pratique et normative. Elle se donne pour but

d'indiquer aux hommes comment se comporter, agir et être, entre eux et envers ce qui les entoure. Stiegler, p.

87.

61

discipline seule qui a produit toutes les élévations de l’homme jusqu’à présent? Cette

tension de l’âme dans le malheur qui élève en elle la vigueur, son horreur à la vue de la

grande destruction, son inventivité et son courage lorsqu’il s’agit de supporter le

malheur, d’y garder patience, de l’interpréter, de l’utiliser, et tout ce qui lui a été donné

de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur : ̶ cela n’a-t-il

pas été donné par la souffrance, par la discipline de la grande souffrance287?

Qu’est-ce au juste que cette « discipline de la grande souffrance »? Nietzsche conçoit

la grandeur, d’une part, comme la vigueur de la volonté, la dureté et l’aptitude aux

décisions à long terme. D’autre part, comme le fait de vouloir être à part, de pouvoir être

autre et de diverger des valeurs des hommes faibles288. En combinant ces deux sens, nous

pensons que l’homme qui affronte fièrement ses plus profondes souffrances

s’individualisera et s’élèvera dans la hiérarchie289. La souffrance individualise, car aucune

substitution n’est possible devant elle. Souffrir c’est se subir soi-même et cela oblige à se

faire face. Pour rencontrer sa propre cime, l’homme doit surtout affronter ses propres

abîmes et réussir à se frayer lui-même son propre chemin pour surmonter sa souffrance, ce

qui demandera beaucoup d’endurcissement290.

Nous pensons que cette discipline correspond à un mode de vie plus aventurier,

indépendant et audacieux dans lequel les hommes associent leur fierté au dépassement de

leurs souffrances et à la poursuite de grandes ambitions. Elle est telle une lutte qui consiste

à supporter291 et à transfigurer la souffrance en quelque chose de positif. Cette discipline est

une manière de se transformer, de se rendre plus puissant et, surtout, plus connaissant. Tout

comme nous l’avons déjà dit au chapitre 1292, affronter de grandes souffrances distingue et

287 PBM, §225, p. 656-657. 288 Ibid., §212, p. 638-639. 289 Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, Le psychologue prend la parole, §3, p. 200-201. PBM, §270, p. 742. 290 Zara, Le voyageur, p. 186-188. 291 PBM, §212, p. 638 : « [le philosophe – B.L.] déterminerait même la valeur et le rang à partir de la

multiplicité et de la diversité des choses qu’un homme pourrait supporter et dont il pourrait se charger ». 292 Voir les pages 44-45 de ce mémoire.

62

isole des hommes médiocres qui ne peuvent pas affronter des vérités terribles et

tragiques293 :

on ressort de ces longs et dangereux exercices de maîtrise de soi en étant un autre

homme, avec quelques points d’interrogation de plus, et surtout avec la volonté

d’interroger désormais davantage, plus profondément, plus rigoureusement, plus

fermement, plus méchamment, plus calmement294.

Nietzsche veut que l’homme s’ouvre à la souffrance295 pour consentir à la volonté de

puissance. S’il souhaite que l’homme donne son consentement à la fois pratique et

intellectuel au fait d’être affecté par la souffrance, c’est qu’il conçoit celle-ci comme le

corollaire d’une excitation originaire et nécessaire de la vie. C’est seulement par cette

excitation et dans la rencontre de résistances que la vie peut elle-même se déployer et se

réaliser296. Cette souffrance est donc une condition nécessaire du plus haut bonheur et d’un

sentiment de plus de puissance297. Néanmoins, l’acquiescement à la souffrance doit reposer

sur une discipline ou sur un exercice de la volonté de puissance afin d’atteindre ce que

Nietzsche nomme la « grande souffrance ». Dans la première partie d’un aphorisme

posthume daté de 1881-1882, Nietzsche traite explicitement de la nécessité de l’ouverture à

la souffrance pour atteindre une vie supérieure :

Avoir des sens et un goût plus raffinés, être habitué à ce qu’il y a de plus recherché et

de meilleur, comme à sa vraie nourriture naturelle, jouir d’un corps robuste et hardi,

destiné à être le gardien et le soutien, plus encore l’instrument d’un esprit plus robuste

encore, plus téméraire, plus amoureux du danger : qui ne voudrait posséder un tel bien,

vivre un pareil état! Mais il ne faut pas se le dissimuler, avec un tel lot, dans un pareil

état, on est l’être le plus apte à la souffrance qui soit sous le soleil, et c’est à ce prix

seulement qu’on acquiert cette distinction rare d’être aussi l’être le plus apte au

bonheur qui soit sous le soleil! Sur un tel homme se déversent comme un interminable

tourbillon de neige toutes les variétés de la souffrance, et sur lui s’abattent les foudres

les plus violentes de la douleur. C’est à la condition de demeurer toujours ouvert de

toutes parts, et perméable jusqu’au fond à la douleur, qu’il peut s’ouvrir aux variétés

les plus délicates et les plus hautes du bonheur; car il est l’organe le plus sensible, le

plus irritable, le plus sain, le plus variable et le plus durable de la joie et de tous les

ravissements raffinés de l’esprit et des sens […] comment croire encore avec les

rationalistes que le bonheur, un surplus de bonheur doivent être le fruit du progrès des

293 Aurore, livre 5, §460, p. 244. 294 GS, Préface à la 2e édition, §3, p. 14. 295 Voir PBM, §44, p. 519. 296 VP, tome 2, livre 4, §554, p. 444, 1884. VP, tome 1, livre 2, §41, p. 230-231, 1888. 297 Voir VP, tome 1, livre 2, §48, p. 234, 1882.

63

lumières et de la civilisation, sans que personne n’ajoute : le malheur aussi, un surplus

de malheur, d’aptitude à la souffrance, une souffrance plus diversifiée et plus grande

que jamais298!

Ce que nous voyons à nouveau dans ce passage, c’est que l’ouverture à la souffrance

est nécessaire à l’atteinte d’une vie supérieure299. Comme l’écrit Nietzsche, cette vie

supérieure se réalise uniquement à condition de demeurer ouvert de toutes parts, c’est-à-

dire d’être perméable à la douleur. Cette ouverture va de pair avec une sensibilité aiguë,

c’est-à-dire avec la possibilité d’être affecté. De surcroit, cela ne se limite pas aux seules

sensations, mais s’applique aussi aux affects. Plus les hommes s’ouvriront à la souffrance,

plus ils pourront ressentir des émotions élevées, comme en témoigne le rapprochement

entre la dureté et l’amour dont nous discuterons plus tard300. Il est toutefois compréhensible

que la souffrance puisse détourner du consentement à la volonté de puissance ascendante.

C’est là l’alternative que nous avons soulignée au chapitre 1301 : « ou bien le moins de

déplaisir possible, bref l’absence de souffrance […] ou bien le plus de déplaisir possible

comme prix à payer pour la croissance d’une plénitude de plaisirs et de joies raffinés et

rarement savourés jusqu’alors!302 »

Notons, avant de continuer, que le bonheur et le plaisir sont deux états qui portent à

confusion. Nous pouvons comprendre le plaisir comme une forme de satisfaction plus

limitée et plus ponctuelle. En ce sens, on prend du plaisir à des actions au moment où on les

fait. Le bonheur, quant à lui, se caractérise par sa plus grande durabilité et stabilité. Il est un

état qui correspond davantage à un bien-être de l'esprit, puisqu’il comporte une dimension

plus réflexive sur nous-mêmes et qu’il coïncide avec un événement plus diffus dans le

temps, tandis que le plaisir concerne plus souvent le corps et quelque chose d’immédiat et

d’éphémère. Or, comme nous l’avons déjà dit303, il y a un plaisir ascendant et un autre qui

298 VP, tome 2, livre 4, §513, p. 431-432, 1881-1882. 299 Stiegler, p. 40. 300 Voir p. 82 de ce mémoire. 301 Voir les pages 45-46 de ce mémoire. 302 GS, livre 1, §12, p. 64. 303 Voir les pages 42-43 de ce mémoire.

64

est décadent. Nous pensons qu’il en est de même pour le bonheur dans la philosophie

nietzschéenne. Dans cette optique, le bonheur ascendant sera celui qui correspond à un

mode de vie qui accueille la souffrance. Inversement, le bonheur décadent ira de pair avec

une fermeture à cette dernière.

Bien que vivre le bonheur dans l’absence totale de souffrance soit impossible304,

puisque toute vie comporte une excitation qui est souffrance et que tout plaisir implique de

la douleur, certains tentent néanmoins de s’en préserver au maximum. Il est d’ailleurs fort

possible que les hommes les plus ouverts à la souffrance dépérissent et souhaitent alors se

rétracter et tenter de se rendre impassibles. C’est ce que présente la deuxième partie du

même aphorisme posthume daté de 1881-1882 :

Pourquoi les écoles philosophiques d’Athènes ont-elles poussé si dru au quatrième

siècle, au sein du maximum de lumières et de civilisation que l’on ait atteint

jusqu’alors, et pourquoi cherchèrent-elles, chacune à sa guise, à inculquer aux

Athéniens du temps une manière de vivre dure et parfois terrible, à tout le moins

extrêmement pénible et misérable, dont le but était de parvenir à l’impassibilité et à

une sorte de stupeur? C’est qu’ils avaient autour d’eux les hommes les plus

susceptibles à la douleur, ils en étaient eux-mêmes; ils renoncèrent tous ensemble à

goûter le bonheur au sein de cette civilisation supérieure, parce que ce bonheur n’était

pas réalisable sans le taon de la douleur et de ses incessantes piqûres305!

Entre autres, deux écoles philosophiques d’Athènes retiennent notre attention, car

elles semblent correspondre étroitement à ce diagnostic de Nietzsche306 en même temps

qu’elles recherchent un bonheur décadent. Dans le premier cas, il s’agit de l’épicurisme qui

a pour but principal l’ataraxie, soit l’absence de tout trouble psychique, et l’aponia, c’est-à-

304 Voir VP, tome 2, livre 4, §548, p. 442, 1885-1886 et §552, p. 444, 1886. 305 Ibid., §513, p. 431-432, 1881-1882. 306 Ibid., tome 1, livre 1, §66, p. 26-27, 1888. Notons que nous ne nous attaquons pas ici à la question du

ressentiment envers la réalité, le monde sensible, qui caractérise selon Nietzsche le platonisme. C’est

pourquoi nous l’écartons pour le moment. Ni le stoïcisme ni l’épicurisme ne sont des philosophies de la

transcendance, ou d’un autre monde qui serait supérieur au monde sensible. Ure, Michael, « Nietzsche's free

spirit trilogy and Stoic therapy », Journal of Nietzsche Studies, issue 38, autumn 2009, pp.60-84, p. 67. GS,

« Préface à la 2e édition », §2, p. 12. PBM, §212, p. 638.

65

dire l’absence de douleur du corps. Si Épicure recherche surtout le plaisir307, Nietzsche

interprète l’ataraxie et l’aponia comme le corollaire d’un plaisir décadent ou telles une

tentative de se prémunir contre la souffrance : « l’absence de douleur, ̶ voilà ce que ceux

qui souffrent et qui vivent le profond malaise peuvent déjà voir comme le bien suprême

[…] voilà ce qu’ils doivent nécessairement considérer comme positif308 ». Cela qui

constitue carrément l'inverse de ce que Nietzsche valorise. Physiologiquement parlant, ce

que l’épicurien nomme son « bonheur » n’est que la réduction de l’activité vitale en

réponse à une incapacité d’affronter l’augmentation des résistances : « Seul un être

continuellement souffrant a pu inventer un tel bonheur309 ». Pourtant, la manière

épicurienne de vivre accentue la sensibilité, elle favorise la contemplation de la beauté et la

paix intérieure, ce que Nietzsche est bien loin de dévaloriser comme en témoigne

l’aphorisme Et in Arcadia ego de son livre Humain, trop humain310. Le jugement de

Nietzsche est même laudatif dans l’aphorisme Épicure du Gai savoir311. Toutefois, ce

retrait en soi, dans le Jardin, empêche par la même occasion de ressentir des sentiments

plus intenses, et par là, d’accéder à un bonheur et à des formes de plaisir plus élevés : « leur

bonheur est négatif […] Comparé aux sentiments de puissance, le plaisir de céder à des

émotions agréables est presque neutre et faible. Il leur a manqué la maîtrise de la nature et

le sentiment de puissance qui en jaillit312». Nous savons que l’état suprême que Nietzsche

préconise n’est pas exempt de trouble intérieur.

Dans le deuxième cas, Nietzsche affirme à propos du tempérament stoïcien qu’il « est

une certaine attitude envers la douleur et les représentations du déplaisir313 » qui doit être

comprise comme une visée de l’apatheia314, c’est-à-dire de l’indifférence ou de l’absence

307 Dictionnaire des concepts philosophiques, p. 65 : « Chez Épicure, l’ataraxie et [l’aponia – B.L.]

constituent les « plaisirs statiques », par opposition aux « plaisirs mobiles » (joie, gaieté et plaisirs corporels).

Ces plaisirs statiques sont le summum du plaisir, qui est lui-même la fin ultime ». 308 GM, II, §17, p. 160. 309 GS, livre 1, §45, p. 102. 310 HTH, 2, VSO, §295 p. 662-663. 311 GS, livre 1, §45, p. 101-102. 312 VP, tome 1, livre 1, §75, p. 33, 1880-1881. 313 Ibid., §74, p. 32, 1888. 314 Nous pouvons dire que les stoïciens tentent de se délivrer des passions (pathê), sources des malheurs

humains. Une vie libre, supérieure et indépendante est, pour eux, affranchie des passions. Armstrong, Aurelia,

pages 8, 10, 18 et 21. Dictionnaire des concepts philosophiques, p. 62 et 65.

66

de passion. L’apatheia est plus radicale que l’ataraxie et l’aponia, car elle méprise la

douleur et ne veut pas l’éviter, mais ne plus la ressentir. Le stoïcien recherche un remède

contre sa souffrance et le trouve dans « la pétrification comme remède à la douleur315 ». Le

stoïcien veut s’endurcir pour assimiler et devenir indifférent à toutes les douleurs

possibles316. Pour réaliser l’apatheia, il exerce une sorte de crispation : « cet état a la force

compressive d’un bandage qui provoque l’insensibilité317 ». La rigidité et la froideur du

stoïcien lui permettent de réaliser une perte de sensibilité, donc de s’anesthésier.

Cependant, c’est la manifestation d’une condition physiologique décadente, mais qui

comporte une certaine résistance devant le déclin318. Certes, la domination de soi de toute

personne qui agit comme le stoïcien permet une certaine jouissance319, mais cette manière

de vivre occasionne un autre défaut : « à savoir une excitabilité permanente à toutes les

émotions et inclinations naturelles et pour ainsi dire une démangeaison320 ».

Conséquemment, celui qui s’habitue à une excessive maîtrise de soi voit dans toute chose

une possibilité de la perdre. Il se prive alors de toute contingence et spontanéité de l’âme, il

ne s’abandonne plus à aucun instinct, et finit par s’appauvrir et ne plus rien apprendre,

comme figé en lui-même. Il est sans cesse sur la défensive, comme pour protéger sa

« citadelle intérieure ». Bien que la manière stoïcienne de vivre puisse être fortement

conseillée à certaines époques violentes321, Nietzsche ne cache pas son dégoût pour cette

manière de vivre qui devient rapidement arbitraire : « cette vie qui est la nôtre est-elle

vraiment assez douloureuse et importune pour qu’il y ait avantage à l’échanger contre une

manière de vivre et une pétrification stoïcienne ? Nous n’allons pas assez mal pour devoir

aller mal de manière stoïcienne!322 » Il critique donc vivement la façon stoïcienne

d’envisager les passions et la souffrance323. En somme, les stoïciens acceptent d’obtenir

315 VP, tome 1, livre 1, §74, p. 32, 1888. 316 GS, livre 4, §306, p. 284 : « [le stoïcien – B.L.] s’entraîne à avaler pierres et vermine, éclats de verre et

scorpions et à ne pas éprouver de dégoût ; son estomac doit finir par devenir indifférent à tout ce que le hasard

de l’existence déverse en lui ». 317 VP, tome 1, livre 1, §74, p. 32, 1888. 318 Ibid., §315, p. 147, 1888. 319 Aurore, livre 4, §251, p. 183. 320 GS, livre 4, §305, p. 283. 321 Ibid., §306, p. 284. Armstrong, Aurelia, p. 19-20. 322 GS, livre 4, §326, p. 299. 323 VP, tome 1, livre 1, §74, p. 32, 1888 : « [la façon stoïcienne de penser et de vivre – B.L.] sous-estime la

valeur de la douleur (qui est aussi utile et favorable que l’air), la valeur de l’émotion et de la passion ».

Armstrong, Aurelia, page 13 : « I suggest that for Nietzsche, openness toward the world and increased

capacity for being acted on and affected are the marks of a healthy, life-affirming form of existence and

67

moins de plaisir, de passion et de croissance afin d’être le plus possible protégés contre la

souffrance.

2.2.2 La souffrance comme fondement des outre-mondes

L’épreuve de la souffrance peut aussi mener à un retournement de la vie contre la vie,

c’est-à-dire à l’invention d’outre-mondes qui dévaluent le monde sensible. En ce sens, rien

ne garantit que la souffrance soit effectivement surmontée. L’ouverture à la souffrance a

aussi des limites : un être vivant doit conserver un équilibre entre l’ouverture à la

souffrance et sa capacité d’assimiler l’altérité qui se donne à lui324. Ainsi, si l’ouverture à la

souffrance est une condition de la vie supérieure et de la création, l’impossibilité de la

surmonter est un problème grave. Une vie en déclin a en propre de vouloir refermer sa

sensibilité, en tentant d’éviter la douleur ou de se rendre imperméable à celle-ci. Il y a

toutefois une distinction à faire entre une simple protection contre la souffrance et une

négation de la vie. Si les attitudes épicurienne et stoïcienne sont pour Nietzsche des

réactions qui cherchent à se protéger de la souffrance, elles ne nient pas pour autant la vie

comme le font à ses yeux le platonisme et le christianisme. Ces derniers vont jusqu’à se

méfier de la sensibilité et se reposent sur la croyance en un absolu qui s’oppose au

devenir325.

therefore that he must reject […] a Stoic ethic of heroic endurance ». Armstrong, Aurelia, page 20 : « For

Nietzsche, power is essentially a matter of growth and expansion, a matter of increase an “becoming more”.

[…] In denying value to stimulation, suffering, and passion, Stoicism also denies what is for Nietzsche a

fundamental condition for growth in activity and joy; namely, openness to being affected. Insofar as Stoic

ethics advocates withdrawal, endurance, and indifference toward the world, it closes the door to valuable

sources of stimulation and struggle, thus impeding rather than promoting human freedom and flourishing ».

Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », p. 72-73. 324 Stiegler, p. 39 (voir aussi pages 72-74 et 82-85). VP, tome 2, livre 4, §511, p. 431, 1885-1886. 325 GS, livre 5, §347, p. 334. Il est possible de retracer les racines du nihilisme actuel jusqu’à Platon. CI, chap.

Le problème de Socrate, §2, p. 492 et chap. Ce que je dois aux anciens, §2, p. 599. EH, chap. La naissance de

la tragédie, §1, p. 729. Tenter de fuir la souffrance apparaît comme l’origine de la science grecque. Aurore,

livre 3, §154, p. 127 : « Les Grecs, dans une vie constamment exposée à de graves dangers et

bouleversements, cherchaient dans la méditation et la connaissance une sorte de sécurité du sentiment et un

dernier refuge ».

68

La croyance au « monde vrai » platonicien et au monde après la vie des chrétiens, qui

s’oppose au devenir et à l’immanence, est le produit de cette vie décadente qui n’arrive pas

à surmonter la souffrance et qui se retourne alors contre elle-même. Ceux qui n’arrivent pas

à surmonter et à transfigurer leurs souffrances en joie et en création326, produisent des

fictions à partir desquelles ils nient la vie327. Ils s’imaginent ainsi la possibilité de se

reposer définitivement dans un monde dénué de problème, de souffrance et de

contradiction. C’est ce que Nietzsche veut dire dans De ceux de l’outre-monde d’Ainsi

parlait Zarathoustra: « Douleur et impuissance ont créé tous les outre-mondes, et ce bref

délire de bonheur qu’éprouve seul celui qui souffre le plus328 ». Pour celui qui souffre

d’une vie décadente, il existe donc une joie dans la tentative de se détourner de sa propre

souffrance et de s’oublier dans la production fictionnelle d’outre-mondes. Nous pouvons,

dans le cas du platonisme et du christianisme, y voir en plus la tentative de se venger de ce

monde et de le calomnier. Néanmoins, l’invention des outre-mondes est encore l’expression

d’une volonté de puissance comme en témoigne d’abord cet extrait de La généalogie de la

morale :

cette horreur des sens, de la raison même, cette peur du bonheur et de la beauté, ce

désir d’échapper à l’apparence, au changement, au devenir, à la mort, à tout projet, au

désir même ̶ tout cela signifie, osons le comprendre, une volonté de néant, une

aversion de la vie, une révolte contre les conditions fondamentales de la vie, mais cela

est et demeure une volonté329!

Et ensuite ce passage De la victoire sur soi du livre Ainsi parlait Zarathoustra :

Il y a bien pour le vivant des choses qu’il estime plus haut que la vie elle-même, mais

dans cette estime même, ce qui parle, c’est la volonté de dominer. […] Tout travaille à

se surpasser sans cesse. Vos jugements de valeur et vos théories du bien et du mal sont

des moyens d’exercer la puissance330.

326 Zara, Des contempteurs du corps, p. 39. 327 Deleuze, p. 169. 328 Zara, De ceux de l’outre-monde, p. 34. 329 GM, 3, §28, p. 195. 330 Zara, De la victoire sur soi, p. 141.

69

Ces jugements de valeur et théories du bien et du mal sont des façons de déprécier le

monde et de s’élever au-dessus, mais c’est bien une volonté de puissance qui œuvre. C’est

le « corps » qui désespère de lui-même qui égare l’esprit dans l’illusion des outre-mondes,

c’est-à-dire dans la volonté de néant331. Pour comprendre cette dynamique, nous devons

d’abord montrer la distinction que Nietzsche fait entre le « Soi » et le « Moi »332. Dans Des

contempteurs du corps333, l’auteur écrit que l’homme est tout entier « corps ». Ainsi, ce que

nous pouvons nommer « l’âme » ou « l’esprit » n’est pour lui qu’une partie du « corps ».

Chez Nietzsche, ce dernier est une communauté hiérarchisée de pulsions334 ou une structure

de processus affectifs conscients et infraconscients335. Nous pouvons l’interpréter comme la

« chair », ou ce qui s’éprouve soi-même. C’est le « corps » qui s’éprouve comme « chair »,

le « Soi », qui a formé l’esprit, le « Moi », pour son propre usage et son vouloir. Autrement

dit, le « Soi » se reflète comme « Moi ». Ce dernier est donc conçu comme étant l’inférieur

du « Soi », ce qui correspond à la relation dans laquelle le « Soi » commande et le « Moi »

obéit :

Le Soi dit au Moi : “Souffre à présent.” Et le Moi souffre et se demande comment faire

pour ne plus souffrir ̶ c’est à cela que doit servir la pensée. Le Soi dit au Moi : “Jouis

à présent.” Et le Moi ressent de la joie et se demande comment faire pour goûter

souvent encore de la joie ̶ c’est à cela que doit lui servir la pensée336.

Le philosophe écrit que le « corps » de chair est une « grande raison », qui correspond

à la totalité de ce que nous sommes, et que l’esprit n’est que la « petite raison »337, soit

uniquement ce dont nous pouvons avoir conscience, ce qui veut dire que l’esprit n’a pas en

331 Ibid., De ceux de l’outre-monde, p. 35-37. La « volonté de néant » : Nietzsche utilise cette expression dans

le paragraphe §1 de la troisième dissertation de La généalogie de la morale (1887). GM, 3, §1, p. 112. Il est

toutefois à noter que ce « corps » n’est pas le corps biologique ou matériel. 332 Filloux, Janine, « Nietzsche et le mal : du chaos à l’étoile dansante », Imaginaire & Inconscient, 2007/1

n°19, pp. 69-83. Page 71. 333 Zara, Des contempteurs du corps, p. 37-39. 334 Wotling, Patrick, Le vocabulaire de Nietzsche, p. 19-20. 335 Ferreira, Jean-Philippe, « La morale comme maladie : éléments pour une psychopathologie nietzschéenne

des sentiments moraux », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 6 | 2004, page 57. URL :

˂http://traces.revues.org/2963˃. 336 Zara, Des contempteurs du corps, p. 39. 337 Ibid., p. 38.

70

lui-même son principe d’existence338. Nietzsche présente cette idée en faisant voir que la

souffrance et le bonheur du « sujet », du « Moi », sont en réalité le reflet et le

commandement du « Soi ». Lorsque l’épreuve de la souffrance devient insupportable, le

« Soi » tente de se défaire de lui-même. Conséquemment, le « Moi » imagine un monde

dans lequel il se sentirait bien afin de se consoler339. Même jusque dans le mépris du

« corps », de la chair, c’est le « Soi » qui commande :

Jusque dans votre folie et dans votre mépris, contempteurs du corps, vous servez votre

Soi. Je vous le dis, c’est votre Soi qui veut mourir et se détourne de la vie. Il ne peut

plus faire ce qu’il aime par-dessus tout : créer ce qui le dépasse; c’est là l’objet de son

désir suprême, de toute sa ferveur. Mais à présent il est trop tard ̶ aussi votre Soi

veut-il mourir, ô contempteurs du corps. Votre Soi veut périr, et pour cette raison vous

êtes devenus les contempteurs du corps. Car vous n’êtes plus aptes à créer ce qui vous

dépasse. Et c’est pourquoi vous vous irritez contre la vie et la terre340.

Les outre-mondes naissent d’ici-bas et ne signifient que cet ici-bas. Nous pouvons

dire que c’est le propre d’une vie faible, d’une volonté de puissance déclinante, que

d’inventer des fictions qui nient la vie : « Ce sont les malades et les moribonds qui ont

méprisé le corps et la terre et inventé les réalités célestes et les gouttes de sang

rédemptrices; mais même ces poisons doux et lugubres, ils les ont empruntés au corps et à

la terre341 ». Les jugements de valeur sur la vie sont toujours des jugements de valeur d’une

espèce de vie particulière342. La condamnation de la vie dans sa globalité correspond à une

perspective décadente qui confond son jugement avec la chose même, c’est-à-dire qui

infère du particulier à l’universel de façon illégitime. Notons qu’il est impossible de tenir

un discours sur la non-valeur de la vie sans être par le fait même dans une « contradiction

performative », c’est-à-dire dans une position où l’acte contredit la parole. Formuler un

338 Delfour, Jean-Jacques, « Nietzsche. Continuité et discontinuité dans la critique nietzschéenne de la

métaphysique. Réflexions sur "les contempteurs du corps" dans Ainsi parlait Zarathoustra. », Philopsis.

Revue numérique. [En ligne ]URL : ˂http://www.philopsis.fr˃. 339 Zara, De ceux de l’outre-monde, p. 36. 340 Ibid., Des contempteurs du corps, p. 39. 341 Ibid., De ceux de l’outre-monde, p. 36. 342 GS, Préface à la seconde édition, §2, p. 11.

71

jugement sur la valeur de la vie « en soi » à partir d’une position qui soit hors de la vie est

un faux problème343.

2.2.3 S’ouvrir à la souffrance pour créer

S’il faut s’ouvrir à la souffrance, et à la douleur qui découle de cette ouverture, c’est

pour rendre possible la création, la connaissance et une vie supérieure344. L’auteur affirme

que tout ce qui est devenir et croissance ainsi que tout ce qui garantit l’avenir présuppose et

nécessite la douleur, plus particulièrement les douleurs de l’enfantement. Nietzsche, en

faisant référence aux « mystères grecs » affirme que les douleurs de la « parturiente », qui

sont d’ailleurs le présupposé de notre vie, divinisent la douleur en général et la justifient.

Tout avenir fécond et toute vie qui vaut la peine d’être vécue dépendent de l’aptitude à

vivre la douleur : « Pour qu’existe le plaisir de créer, pour que la volonté de vie s’acquiesce

éternellement elle-même, il faut qu’existe éternellement aussi le “tourment de la

parturiente”…345 ». Dans le paragraphe §9 de La chanson ivre, Zarathoustra affirme à

propos de la douleur et de la joie : « tout ce qui souffre veut vivre pour mûrir, pour

connaître la joie […] “Je veux des héritiers, dit tout ce qui souffre, je veux des enfants, ce

n’est pas moi que je veux”346 ».

Si dans les paragraphes §7 et §8 de La chanson ivre Nietzsche écrit que la douleur est

profonde, il soutient à la fin du paragraphe §8 que la joie est encore plus profonde347. Nous

devons comprendre cette profondeur de la joie par le fait qu’elle se veut elle-même, qu’elle

veut l’éternité, c’est-à-dire son propre retour. Nous voulons que la douleur passe, qu’elle

disparaisse, mais le plaisir est enchevêtré à la douleur et demande le retour de la douleur

343 CI, chap. La morale en tant que manifestation contre-nature, §5, p. 514. 344 Voir VP, tome 2, livre 4, §551, p. 443, 1885. 345 CI, chap. Ce que je dois aux anciens, §4, p. 604. 346 Zara, La chanson ivre, §9, p. 406. 347 Ibid., §8, p. 405.

72

seulement pour que le plaisir revienne348. Au paragraphe §10, Zarathoustra dit : « Avez-

vous jamais dit oui à un plaisir? Ô mes amis, vous avez alors dit oui en même temps à toute

douleur […] “Disparais, mais reviens !” Car tout plaisir veut – éternité!349 ». La douleur est

l’ingrédient du plaisir, et non pas le contraire du plaisir. La douleur est conçue comme une

conséquence nécessaire de la volonté de jouir, de devenir, de croître, de créer. Bref, il faut

accepter l’existence de la souffrance et de la douleur, dans la mesure où elles sont

nécessaires, pour éprouver de la joie.

Pour parvenir à créer et affirmer la vie, l’homme doit passer l’épreuve de l’éternel

retour, de la répétition, de la souffrance. C’est ce retour que le créateur doit affronter afin

d’accomplir la transformation complète de son existence350. Ceux qui souffrent de la vie

d’une façon réactive ne peuvent pas vouloir l’éternel retour de la souffrance.

Conséquemment, ils ont du mal à se dépasser pour créer et ne peuvent donc pas affirmer la

souffrance. Nietzsche présente dès lors le thème de l’éternel retour comme étant l’objet

d’une croyance que seuls les forts sont capables de supporter351. C’est le concept décisif du

surpassement de soi et de l’encouragement à la vie tragique352; il a donc pour but de

favoriser les types supérieurs de la vie. Rappelons par contre que Nietzsche ne dit pas que

la souffrance et la douleur sont des fins en soi. Il faut plutôt comprendre que c’est la joie

qui, en se voulant elle-même, rend la douleur nécessaire353. L’affirmation tragique de la vie

implique tout à la fois que l’extrême plaisir et que la plus profonde douleur y soient

rattachés :

Que ne veut le plaisir! Il est plus avide, plus tendre, plus affamé, plus terrible, plus

secret que tous les maux; il se veut lui-même, il mord dans sa propre chair, en lui agit

la volonté du cycle éternel. Il veut l’amour, il veut la haine, il est d’une richesse

surabondante […] Si riche est le plaisir qu’il a soif de douleur […] tout plaisir se veut

lui-même – il veut donc aussi l’affliction. Ô bonheur, ô douleur354!

348 Voir VP, tome 2, livre 4, §633, p. 465, 1883-1888. 349 Zara, La chanson ivre, §10, p. 407. 350 Guibal, p. 65, 68 et 78. 351 Goedert, p. 163. 352 Wotling, Patrick, La philosophie de l’esprit libre, introduction à Nietzsche, p. 399-420. 353 Pour Nietzsche, c’est l’amor fati qui permet d’aimer ce qui est nécessaire. VP, tome 2, livre 3, §429,

p. 162, 1881-1882. EH, chap. Pourquoi je suis si avisé, §10, p. 714. 354 Zara, La chanson ivre, §11, p. 407-408.

73

La douleur est justifiable en tant qu’elle n’a qu’une existence relative par rapport à la

volonté de jouir d’un bonheur supérieur355. La vie jaillissante ne veut pas se préserver de la

souffrance, mais plutôt la surmonter :

nous devons constamment enfanter nos pensées à partir de notre douleur et leur

transmettre maternellement tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de feu, de

plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité. Vivre ̶ cela veut

dire pour nous métamorphoser constamment tout ce que nous sommes en lumière et en

flamme, et également tout ce qui nous concerne356.

Pour l’auteur qui nous intéresse, surmonter la souffrance s’effectue par la création.

C’est dans un extrait du texte Aux îles fortunées que son propos à ce sujet est, selon nous, le

plus explicite :

Créer ̶ voilà ce qui nous affranchit de la douleur, ce qui allège la vie. Mais pour que

naisse le créateur, il faut beaucoup de douleur et de nombreuses métamorphoses. Oui,

votre vie sera riche en amères agonies, ô créateurs! Et c’est ainsi que vous vous ferez

les défenseurs, les avocats de tout l’éphémère. Si le créateur doit être lui-même l’enfant

qu’il s’agit de mettre au monde, il faut qu’il accepte d’être aussi la mère en gésine et

les douleurs de l’enfantement. […] Tout l’être sensible souffre en moi de se sentir

prisonnier, mais toujours mon vouloir intervient pour m’affranchir et me donner la

joie. Vouloir est délivrance; telle est la vraie conception du vouloir et de la liberté;

voilà l’enseignement de Zarathoustra357.

Dans ce passage, Nietzsche associe le dépassement de la souffrance avec la création.

Toutefois, il est clair que cette création elle-même ne se fait pas sans épreuve ni douleur :

La volonté de souffrir : il vous faut momentanément vivre dans le monde, ô créateurs!

Vous manquerez y périr ̶ et ensuite vous bénirez ce labyrinthe où vous vous êtes

égarés. Autrement vous ne seriez plus capable de créer, mais seulement de dépérir. Il

faut que vous ayez vos aurores et vos couchants. Il faut que vous ayez vos maux et que

vous les chargiez sur vous pour un temps358.

355 Aurore, §354, p. 212. 356 GS, Préface à la seconde édition, §3, p. 13. 357 Zara, Aux îles fortunées, p. 103. 358 VP, tome 2, livre 4, §512, p. 431, 1882-1884.

74

2.2.4 Souffrance et surcompensation

Dans la dernière sous-section, nous avons vu qu’il faut s’ouvrir à la souffrance pour

créer quelque chose qui nous dépasse. Les métamorphoses qui transforment l’homme en

créateur lui permettent aussi de surmonter les douleurs qu’il a affrontées et de vivre

supérieurement359. Toutefois, nous pourrions nous demander si tous ces maux ne feront pas

plutôt chuter l’homme et l’écraser sous la violence de la souffrance et de la douleur. Dans

un passage posthume daté de 1884, Nietzsche écrit : « Les plus grands hommes sont ceux

qui souffrent le plus de l’existence ̶ mais qui disposent aussi des plus grandes forces pour

réagir.360 » L’aptitude à la souffrance va donc aussi de pair avec la possibilité de répondre à

cette passivité par une activité361. Cet aphorisme doit selon nous être compris en rapport

avec le concept de surcompensation de Wilhelm Roux (1850-1924)362 que Nietzsche

réinterprète dans le cadre de sa propre pensée.

Le phénomène de surcompensation363 désigne une assimilation qui dépasse la

dégradation de l’organisme et qui résulte en une croissance. Nous pensons que le

phénomène de la surcompensation doit être étroitement mis en relation avec le concept de

volonté de puissance que nous avons décrit précédemment. En ce qui concerne les

359 Ibid., §545, p. 441, 1885-1886. 360 Ibid., §510, p. 431, 1884. 361 Soderstrom, p. 64. 362 Wilhelm Roux, biologiste allemand, est l'un des fondateurs de l'embryologie expérimentale, durant la

deuxième partie du XIXe siècle. Nietzsche lut l’ouvrage de Roux en 1881 et il en réinterprète les thèses.

Venturelli, Aldo, « Généalogie et évolution Nietzsche et le darwinisme », Revue germanique internationale

[En ligne], 11 | 1999, mis en ligne le 07 septembre 2011, consulté le 11 octobre 2012. URL :

http://rgi.revues.org/722. Pages 201-202. Soderstrom, p. 60. 363 Roux, Wilhelm, La lutte des parties dans l’organisme, Contribution pour un perfectionnement de la

théorie de la finalité mécanique, Editions Matériologiques, Collection « Science & Philosophie », trad. Laure

Cohort, Sonia Danizet-Bechet, Anne-Laure Pasco-Saligny, Cyrille Thébault, 2012, [Livre numérique], pages

19, 32-33, 82, 154-157, 178-182, 186 et 188. VP, tome 1, livre 2, §164, p. 276, 1881-1882.

75

processus organiques364, la volonté de puissance doit être comprise comme un processus

d’assimilation supérieur à la simple autoconservation, c’est-à-dire comme une vie en

croissance. Selon Roux, les excitations (souffrance) qui stimulent les parties du corps

engendrent une réaction d’assimilation des excitations qui va au-delà d’une simple

compensation proportionnelle aux blessures qu’elles causent. Suite aux excitations, un

processus de surcompensation s’active et régénère les parties de l’organisme au-delà des

blessures qu’elles ont subies. Ainsi, plus la capacité d’excitation est élevée, ou plus

l’ouverture à la souffrance est grande, plus il y a de croissance par surcompensation365.

Nietzsche reprendra cette idée de Roux en l’adaptant à sa propre théorie, c’est-à-dire en la

réinterprétant comme un rapport d’assimilation de ce qui est étranger et en généralisant

l’assimilation au-delà de la simple nourriture366. Dans cette perspective, l’ouverture à la

souffrance ou à l’excitation est d’une importance capitale pour la croissance de

l’organisme. Comme le souligne Barbara Stiegler, il semble que l’activité vitale soit plus

grande à mesure que la souffrance augmente, ce qui permet une plus grande assimilation de

l’expérience :

Le raisonnement de Roux est le suivant : puisque l’assimilation n’est qu’une réponse à

l’excitation, plus un être vivant sera ouvert aux excitations étrangères, plus sa force

d’assimilation devra s’accroître ̶ raisonnement qui le conduit à prêter aux excitations

les plus violentes d’entre toutes, les blessures ou les lésions organiques, un rôle capital

dans l’accroissement de la force. Nietzsche reprend les analyses de Roux à la lettre367.

Nietzsche pense que la force va de pair avec une grande capacité de guérison368.

L’homme qui incarne le type supérieur « trouve d’instinct les remèdes qui guérissent ses

maux partiels; ses maladies sont les grands stimulants de sa vie. Il tire parti des pires

hasards. Il se fortifie par les accidents qui menacent de le détruire.369 » Il écrit encore à ce

propos dans un aphorisme posthume de 1883-1888 :

364 Nous mentionnons ce point car Nietzsche étend la volonté de puissance à toute réalité, donc aussi à

l’inorganique. 365 Soderstrom, p. 58-59. 366 Ibid., p. 60-61. Gayon, p. 170. 367 Stiegler, p. 41 (voir aussi le reste des pages 41 et 42). 368 GS, Préface à la seconde édition, §4, p. 14-15. 369 VP, tome 2, livre 4, §525, p. 436, 1888.

76

Une âme riche et puissante est capable non seulement de triompher de pertes, de

privations, de spoliations, de mépris douloureux, voire effroyables; elle sort de ces

cercles infernaux avec une plénitude et une puissance accrues; et, s’il faut dire

l’essentiel, avec un accroissement nouveau de la béatitude d’aimer370.

En faisant ici intervenir l’analyse des rapports entre Nietzsche et Wilhelm Roux par

Barbara Stiegler, nous pensons que ce triomphe peut s’appliquer à la douleur et la

souffrance :

La douleur, rappelons-le, c’est la réaction assimilatrice, l’interprétation et l’évaluation

négative du sentir, par laquelle le sujet répond aux très fines lésions, aux blessures

continuelles que lui infligent les excitations. Là où il y a l’interprétation d’une douleur

(Schmerz), il y a d’abord eu une lésion, une blessure, un “souffrir” (Leiden). Mais ce

sont ces blessures, justement, qui déclenchent le travail actif de l’interprétation

réparatrice. […] La vie haute, la vie supérieure, ouverte au milieu cosmique le plus

vaste, et parce qu’elle est la plus excitable et la plus blessée d’entre toutes, est aussi la

plus forte, la plus capable de guérison371.

Cependant, si Nietzsche soutient qu’il faut s’ouvrir à la souffrance pour consentir à la

volonté de puissance, il mentionne aussi qu’il nous faut fixer un but à ce consentement et

ainsi donner une raison à la douleur372. Dans la troisième période de son œuvre, Nietzsche

donne lui-même un but au dépassement de la souffrance : il nous propose le surhumain

comme horizon de création en tant que sens à donner à la souffrance373.

370 Ibid., §630, p. 464-465, 1883-1888. 371 Stiegler, p. 41-42. 372 VP, tome 2, livre 4, §572, p. 451, 1882-1885. 373 Zara, Aux iles fortunées, p. 101.

77

2.3.1 Le surhumain comme justification et sens de la souffrance

Dieu était la justification et le sens qu’on donnait jadis à la souffrance. Pour

Nietzsche, c’est le surhumain qui doit désormais remplacer Dieu374. En plaçant l’idéal du

surhumain devant l’homme, Nietzsche tourne son regard et ses aspirations vers l’avenir375.

Il considère que l’homme est « une corde tendue entre la bête et le surhumain376 », c’est-à-

dire inscrit dans un devenir qui oscille entre la transition vers le surhumain et la déchéance

vers un type d’homme médiocre377. La disparition du cadre métaphysique traditionnel, la

mort de Dieu, permet une alternative : soit l’avènement du dernier homme, soit la fondation

d’une nouvelle culture qui a pour but la création du surhumain. Le dernier homme incarne

un simple laisser-aller qui ne lutte plus pour un devenir supérieur. Il est celui qui refuse le

monde tragique, la souffrance, qui ne peut plus créer et surmonter l’homme, mais qui veut

seulement le bien-être378. À l’inverse, fonder une nouvelle culture est la tâche des

philosophes qui doivent commander et légiférer et ainsi permettre de nouvelles conditions

d’épanouissement de l’homme379. La création d’une culture supérieure qui est propice à

l’épanouissement de ce type supérieur réside dans le renversement des valeurs réactives380.

Toute la pensée de Nietzsche peut être vue comme la tentative de faire advenir cette

nouvelle culture qui donnerait la possibilité aux hommes d’avancer vers ce qu’il nomme le

surhumain.

Contrairement à Dieu qui était un idéal supraterrestre, le surhumain est un idéal

terrestre. Le surhumain n’est pas la construction d’un « outre-monde », mais plutôt

l’autodépassement de l’homme dans l’immanence du devenir381. Le dépassement humain

374 Zara, De l’homme supérieur, §2, p. 359. 375 Ibid., L’offrande de miel, p. 298-299. Guibal, p. 61-62. 376 Zara, Prologue de Zarathoustra, §4, p. 11. 377 Ibid., p. 12. 378 Mattei, Jean-François, « Le premier ou le dernier homme ? », La pensée de midi, 2010/1, n° 30, pp. 99-

106. Pages 101-104. Zara, Prologue de Zarathoustra, §5, p. 15. 379 Wotling, Patrick, La philosophie de l’esprit libre, Introduction à Nietzsche, p. 55. 380 Nous discuterons de ce point par le biais de la critique de l’idéal ascétique dans le troisième chapitre. 381 Zara, De l’homme supérieur, §3, p. 360.

78

doit se situer dans ce monde : « Voici, je vous enseigne le surhumain. Le surhumain est le

sens de la terre382 ». Le surhumain est d’abord ce qui dans l’humanité peut s’actualiser en

quelque chose qui a plus de valeur, qui est même la plus grande valeur vers laquelle

l’humanité puisse tendre. La question principale de la démarche de Nietzsche est : comment

puis-je m’élever, ou devenir celui que je suis? Il s’interroge aussi sur le type d’homme qu’il

faut vouloir élever383. Dans ces deux cas, le type d’homme supérieur n’est pas un problème

biologique, mais culturel. C’est l’avènement de grandes personnalités qui est le but de

Nietzsche, et non pas une évolution de l’espèce au sens darwinien384. Le surhumain est un

idéal terrestre de dépassement moral et spirituel de l’homme lui-même par lui-même. Face

au surhumain, l’homme n’est qu’une étape, il n’est pas une fin en soi. C’est à se dépasser

que Nietzsche convie les hommes et non pas simplement à subsister. Dans cette

perspective, la valeur des hommes est jugée à l’aune de cet idéal; c’est-à-dire que l’homme

acquiert de la valeur par la mesure de sa contribution à l’avènement du surhumain. Il n’y a

jamais eu de surhumain pour Nietzsche; les hommes grands et petits sont encore « trop

humains » face à cet idéal385. Toutefois, le surhumain n’est pas destiné à être atteint, il doit

toujours jouer le rôle d’un idéal pour que l’homme se surmonte386. Il peut être envisagé tel

un « idéal régulateur », ce qui veut dire qu’il n’est pas un terme final à l’évolution du genre

humain, mais son continuel auto-dépassement387.

La création du surhomme doit être comprise telle une œuvre d’art388, c’est-à-dire

comme une contrainte de transformation en perfection389. C’est l’homme lui-même qui est

382 Ibid., Prologue de Zarathoustra, §3, p. 9. 383 AC, §3, p. 46-47. 384 VP, tome 2, livre 4, §465, p. 414, 1884. Goedert, p. 320. Merlio, p. 139-145. 385 Zara, Des prêtres, p. 111. 386 La pensée du surhumain ne résulte pas d’une pensée substantialiste et n’implique aucun finalisme. Zara,

Notes de la p. 65 à la p. 77, note #37, p. 429. 387 Goedert, p. 339. 388 Les idées de Nietzsche sur l’art dans La naissance de la tragédie sont reprises dans la troisième période de

son œuvre. Goedert, p. 364. L’art nous persuade et nous stimule à vivre, par lui s’accomplit l’affirmation

suprême : il est générateur de plénitude et de perfection, il est le parachèvement, une bénédiction et une

divinisation de l’existence. VP, tome 2, livre 4, §461, p. 410, 1888. 389 CI, chap. Incursions d’un inactuel, §9, p. 551.

79

la matière qui doit être sculptée et soumise à la dureté du marteau390, afin que le surhumain

advienne391. Cela implique cependant de la lutte et de la souffrance392 :

demandez-vous si un arbre qui doit prendre fièrement de la hauteur peut se dispenser

du mauvais temps et des tempêtes : si la défaveur et la résistance extérieures, si toutes

les espèces de haine, de jalousie, d’obstination, de défiance, de dureté, d’avidité et de

violence ne font pas partie des conditions propices sans lesquelles une forte croissance

n’est guère possible393.

Déjà dans La naissance de la tragédie, la lutte participait à l’affirmation de la vie394.

L’homme supérieur est conçu sur le type du héros tragique qui subit et assume les

souffrances que produit son combat avec ses adversaires. Dans La compétition chez

Homère la rivalité entre des adversaires de force similaire est présentée comme ayant une

valeur à la fois pédagogique, culturelle et politique395 : « Tout don doit nécessairement

s’épanouir dans la lutte396 ». C’est positif d’avoir des adversaires car la vitalité s’accroît

dans l’adversité397. La fécondité provient d’ailleurs du fait d’être soi-même riche en

oppositions. Nietzsche écrit que vivre dangereusement est la clef afin de retirer de

l’existence à la fois la plus grande jouissance et la plus grande fécondité398. C’est seulement

par la lutte entre les forts que le surhomme peut advenir. Les hommes grégaires prennent le

parti de se ménager réciproquement, mais si l’homme perd son aptitude à la souffrance, il

perd aussi sa part créatrice. Bref, la lutte participe de la vie la plus haute et elle est

essentielle aux grandes réalisations humaines; qui veut seulement son petit bonheur n’a

qu’à se détourner de la culture supérieure399. La conception nietzschéenne de la vie résulte

de son interprétation de la volonté de puissance : « Vivre- cela veut dire : repousser loin de

390 CI, « Préface », p. 480. PBM, p. 656-657. 391 Zara, Aux îles fortunées, p. 104. EH, chap. Ainsi parlait Zarathoustra, §8, p. 769. 392 VP, tome 2, livre 4, §109, p. 308, 1884 : « Ce qui est grand, c’est la volonté de créer au-delà de nous-

mêmes, par notre moyen, dût-on en périr ». VP, tome 2, livre 4, §300, p. 362, 1882-1885. 393 GS, livre 1, §19, p. 73-74. 394 NT, §24, p. 138. 395 Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des grecs, p. 199-202. 396 Ibid., p. 201. 397 CI, chap. La morale comme contre-nature, §3, p. 511. 398 GS, livre 4, §283, p. 261. 399 HTH, 1, §277, p. 212.

80

soi quelque chose qui veut mourir; vivre – cela veut dire : être cruel et impitoyable envers

tout ce qui chez nous faiblit et vieillit, et pas uniquement chez nous.400 »

En rejetant la souffrance, on se prive d’un stimulant pour la croissance et la vie

créative. Les hommes doivent donc devenir durs401, c’est-à-dire résistants à la souffrance

puis, sévères et exigeants à la fois envers eux-mêmes et les autres. Les créateurs de

nouvelles valeurs et ceux qui poursuivent l’idéal du surhumain ne vivront pas dans des

conditions agréables et douces : « Un nombre croissant d’entre vous périra, car il faut que

la vie vous devienne de plus en plus dure et pénible402 ». Cette dureté a pour but de préparer

la venue du surhumain. Les hommes supérieurs font partie du nihilisme actif, ils doivent

encore se nier afin que le surhumain advienne : en se niant, ils détruiront aussi les valeurs

réactives. Pour Nietzsche, il s’agit d’amener l’homme à désirer son propre dépassement et à

aspirer à l’idéal du surhumain. Cependant, il faut que l’homme consente aux sacrifices que

cela impose. Nietzsche se réjouit par ailleurs de voir ceux qui comme lui affirment le

danger, la guerre et l’aventure403. C’est Zarathoustra qui incarne allégoriquement l’éleveur

et le maître de discipline des hommes supérieurs vers l’idéal du surhumain : « Et si votre

dureté refuse d’étinceler, de couper, de trancher, comment pourriez-vous être un jour avec

moi ̶ créateur ? Car les créateur sont durs404 ». Cette création et la dureté qui en est la

condition impliquent que les hommes supérieurs devront approfondir leur souffrance :

« Que m’importe votre petite détresse multiple et brève? […] Vous ne souffrez pas encore

assez à mon gré405 ». Nietzsche considère que même la souffrance des plus grands hommes

n’atteint pas ce qu’il affirme être la culture de la « grande souffrance406 ».

400 GS, livre 1, §26, p. 86. 401 EH, chap. Ainsi parlait Zarathoustra, §8, p. 770 : « Pour une tâche dionysiaque, la dureté du marteau, la

joie même d’anéantir font partie, d’une manière décisive, des conditions préalables. L’impératif “devenez

durs!”, la certitude dernière que tous les créateurs sont durs est le véritable signe distinctif d’une nature

dionysiaque ». 402 Zara, De l’homme supérieur, §6, p. 362. 403 GS, livre 5, §377, p. 397. 404 Zara, Des tables anciennes et nouvelles, §29, p. 270. 405 Ibid., De l’homme supérieur, §6, p. 362-363. 406 PBM, §225, p. 656-657.

81

Dès La naissance de la tragédie, la souffrance est justifiée à partir de la joie qui

résulte de l’activité créatrice. La souffrance qui est liée à la destruction est reconnue par le

créateur, car il comprend que la création implique de la destruction. Sans perpétrer de

destruction, la volonté de puissance ne peut pas s’épanouir. C’est ce qui fait qu’elle apparaît

immorale pour les faibles. Quiconque veut créer doit aussi détruire, ce qui est indispensable

pour le plus grand bien du surhumain407 : l’enchevêtrement des contraires participe à la vie

la plus haute408. L’idéal des forts est en adéquation avec le principe de la vie et le

surhumain est conçu en adéquation avec la volonté de puissance. La morale de la pitié

apparaît pernicieuse pour le devenir de l’homme supérieur puisqu’elle désire abolir la

souffrance. La puissance augmente en proportion de l’aptitude à soutenir la souffrance,

voilà ce qui justifie cette dernière.

La conception que Nietzsche se fait de la souffrance est déterminante pour son rejet

de ce qu’il entend par pitié : devenir celui qu’on est, s’élever, implique de s’endurcir.

Cependant, il est légitime de se poser cette question : jusqu’où faut-il justifier la

souffrance? N’y a-t-il pas ici un risque de justifier les souffrances les plus inutiles et les

plus absurdes par l’idée de la réalisation d’un « surhomme »? Il faut donc se demander si

elles contribuent toutes réellement à cette création, ce qui est loin d’être évident. Nous

pensons toutefois que Nietzsche n’adhère pas à l’idée de justifier toutes les sortes de

souffrance. Nous verrons d’ailleurs dans le troisième chapitre qu’il s’en prend à l’idéal

ascétique justement parce qu’il provoque un excès de souffrance. L’ouverture à la

souffrance doit favoriser l’épanouissement de la vie, ce qui la justifie, et non pas viser une

sorte de dolorisme. L’idéal du surhomme nietzschéen soulève néanmoins la problématique

suivante409 : existe-t-il vraiment des hommes qui seront en mesure de prendre ce chemin

vers ces hauteurs glaciales et terrifiantes? Nietzsche semble conscient de cet enjeu, car son

œuvre comporte de multiples passages où il révèle que seuls quelques individus pourront

suivre son idéal. Ce qui est clair, c’est que ce n’est pas un chemin que tous pourront suivre

jusqu’au bout. Néanmoins, nous pensons que Nietzsche, tout comme Zarathoustra avec ses

407 Zara, De l’homme supérieur, §5, p. 362. 408 GS, livre 5, §371, p. 388. 409 Goedert, p. 128.

82

disciples, demande à chacun de s’essayer à poursuivre sa propre voie et, par le fait même,

de s’élever par lui-même jusqu’à sa propre vertu410. Le simple fait de tenter de s’orienter

vers une vie supérieure, et ce peu importe le résultat, semble déjà bien mieux que de

partager les valeurs médiocres du dernier homme411.

Notons que face à la souffrance, l’homme devient davantage apte à aimer, ce qui

donne une légitimité et une importance hors pair à l’endurcissement que Nietzsche prône :

« L’heure où vous méprisez confort et couche molle, où vous ne pouvez reposer assez loin

des douillets, c’est l’heure où nait votre vertu412 ». Zarathoustra n’empêche pas d’aider ses

amis, mais il valorise le fait de le faire sans les ménager413. L’amour qui naît de cette

discipline favorise l’épanouissement et le dépassement de soi, ainsi ce qui est aimé, c’est

l’œuvre, c’est l’enfant qu’on porte en soi, c’est le surhumain. Cet amour découle de la

plénitude de la vie, de la surabondance intérieure, et est conçu par Nietzsche comme la

manifestation de la puissance des forts. Nietzsche appelle cet amour, qui veut donner et qui

n’a pas besoin de réciprocité, « la vertu qui donne »414. Zarathoustra invite les hommes à se

donner, par amour, tout entier pour le surhumain415. Il demande à ce que les hommes

aiment le « lointain », c’est-à-dire le dépassement de l’homme par le surhumain, et non plus

le « prochain », c’est-à-dire l’amour d’autrui grégaire sous la forme de la pitié416.

Enfin, le surhumain est défavorisé lorsque l’homme se tourne tout entier vers le

prochain parce que l’amour grégaire et la pitié abaissent les hommes, les rendent médiocres

410 Zara, De la vertu qui donne, §1, p. 89-91. VP, tome 2, livre 4, §395, p. 390, 1882-1885 : « Ne pas faire de

sauts dans la vertu! À chacun son propre chemin! Tous n’atteindront pas la cime! ». 411 Zara, Prologue de Zarathoustra, §4, p. 12-13. 412 Ibid., De la vertu qui donne, §1, p. 91. 413 Ibid., De l’ami, p. 66-67. 414 Ibid., De la vertu qui donne, §1, p. 90. 415 Ibid., Prologue de Zarathoustra, §4, p. 12-13 et Des miséricordieux, p. 108. 416 Ibid., De l’amour du prochain, p. 71-73. Notons ici que le terme de pitié provient de la lecture que

Nietzsche fait de Schopenhauer, en partie par le biais de Wagner. Pour Schopenhauer, « tout amour est pitié »

(MVR, tome 1, livre 4, §66, p. 693). Tout comme lui, Nietzsche interprètera d’une manière quelque peu

erronée que toute charité chrétienne est de la pitié. Cette lecture pourrait l’avoir empêché de remarquer qu’il y

a une certaine ressemblance entre la charité chrétienne et sa « vertu qui donne ». Goedert, pages 11, 147, 148

et 193-198.

83

et les empêchent de s’aventurer sur leur propre voie de dépassement. En nous choisissant

nous-mêmes, nous devenons plus forts, alors qu’agir par pitié nous empêche, nous et autrui,

de nous élever à la création, c’est-à-dire de supporter la souffrance de porter son propre

enfant417. Cet amour du lointain est essentiellement tourné vers l’avenir et il surmonte la

pitié afin de créer418. Ce que Zarathoustra a à cœur, c’est le surhumain, c’est-à-dire le

dépassement de l’homme, et ce qui est le plus grand danger pour son avènement, c’est la

conservation de soi dont se soucient les petites gens419. L’incapacité des faibles de

supporter la souffrance a pour conséquence un appauvrissement du monde, car l’égoïsme

du faible le pousse à prendre, sans qu’il soit en mesure de donner; il parasite plutôt qu’il ne

crée. La vie appauvrie du faible ne le pousse pas au partage et il appelle « amour »

seulement ce qui lui est utile. Zarathoustra ne rejette pas le fait d’aimer son prochain, il

demande plutôt à ce qu’on sache s’aimer soi-même tout d’abord et qu’on aime ainsi le

prochain comme soi-même420. L’amour des autres doit impliquer l’amour de soi, c’est-à-

dire que l’on ne doit pas renoncer à son avenir pour se perdre dans le prochain à la manière

dont le recommandent la « religion de la pitié » et tous les instincts grégaires. Dans la

prochaine sous-section, nous analyserons en détail la critique nietzschéenne de la pitié afin

de mieux expliciter ce qui pose problème lorsque les faibles agissent par compassion.

2.3.2 Le problème de la pitié

Afin de mieux comprendre ce que signifie le discours de Zarathoustra sur la pitié,

nous devons faire un retour à la deuxième période (1876-1882) de l’œuvre de Nietzsche421.

À cette époque, notamment dans l’aphorisme §133 d’Aurore que nous trouvons exemplaire

pour notre propos, il a pour but la déconstruction de la morale de Schopenhauer qui pense

417 Zara, De l’homme supérieur, §11, p. 365. 418 Ibid., Des miséricordieux, p. 107-108. 419 Ibid., De l’homme supérieur, §3, p. 360-361. 420 Ibid., De la vertu amoindrissante, §3, p. 212. 421 Goedert, p. 161.

84

que seules les actions altruistes peuvent être appelées morales422. Nietzsche s’attaque à

cette conception en mettant de l’avant une panoplie de raisons qui sont susceptibles

d’inciter quelqu’un à porter secours à autrui, ou simplement à le prendre en pitié, afin de

montrer que la compassion n’est pas ce que Schopenhauer croit qu’elle est, c’est-à-dire un

acte purement désintéressé, altruiste et bon423. Nietzsche rejette tout d’abord la possibilité

de participer immédiatement à la souffrance d’autrui424. Une simple expérience en la

matière nous renseigne sur cette impossibilité. Schopenhauer croit que l’homme peut vivre

la souffrance d’autrui « en lui425 » par l’abolition du principe d’individuation426. La

suppression de la barrière entre « moi » et « autrui » a ainsi un caractère métaphysique chez

Schopenhauer : il pense que notre être « en soi » est identique à la « volonté

universelle »427. Or, pour Nietzsche, toute interprétation métaphysique est désormais

422 Goedert, p. 144. Pernin, p. 243 : « L’importance de la pitié ne nous surprendra pas. Si la souffrance est le

fond de toute vie, vouloir faire du bien à autrui, c’est essentiellement compatir à ses souffrances et tenter de

les soulager ». Schopenhauer, Le fondement de la morale (FM), trad. Burdeau, A., Le livre de poche,

Classiques de la philosophie, 1991, §18, p. 180 : « Mais qu’une action bienfaisante vienne à avoir quelque

autre motif, elle ne peut désormais être qu’égoïste, si ce n’est même méchante ». Et §19, p. 184-185 : « La

vérité que je viens d’exprimer, que la pitié, étant le seul motif pur d’égoïsme, est aussi le seul vraiment moral

». 423 Ironiquement, Schopenhauer n’a pas poussé assez loin son doute alors qu’il écrit dans Le fondement de la

morale : « ce que l’expérience saisit, c’est l’acte seulement; les motifs échappent au regard : il reste donc

toujours possible que dans un acte de justice ou de bonté, un motif d’égoïsme ait eu sa part ». FM, §15,

p. 150. VP, tome 1, livre 1, §256, p. 117, 1884. Aurore, livre 2, §133, p. 110-111. 424 FM, §18, p. 180 : « la part que je prends immédiatement au mal d’autrui avec plus ou moins de vivacité et

d’émotion […] La participation aux maux d’autrui, participation immédiate, qui n’est pas longuement

raisonnée et qui n’en a pas besoin ». Aurore, livre 2, §133, p. 111-112. 425 FM, §18, p. 183 : « la barrière entre le moi et le non-moi se trouve pour un instant supprimée : alors

seulement la situation d’un autre, ses besoins, sa détresse, ses souffrances me deviennent immédiatement

propres : je cesse de le regarder, ainsi que l’intuition empirique le voudrait, comme une chose qui m’est

étrangère, indifférente, étant distincte de moi absolument; je souffre en lui, bien que mes nerfs ne soient pas

renfermés sous sa peau. […] Ce phénomène est, je le répète, un mystère ». Pernin, p. 243 : « C’est dans la

personne de l’autre que nous souffrons, nous avons abandonné la nôtre : c’est “sa” douleur qui devient nôtre.

[…] La pitié réalise cet échange métaphysique par lequel nous réalisons que notre être véritable est en dehors

de notre être phénoménal dans un autre être, dont les souffrances alors deviennent nôtres ». 426 FM, §22, p. 233 : « la multiplicité, la division n’atteint que le phénomène; et c’est un seul et même être qui

se manifeste dans tout ce qui vit. Ainsi ce n’est pas quand nous supprimons toute barrière entre le moi et le

non-moi que nous nous trompons : c’est bien plutôt dans le cas contraire. […] L’autre, comme nous l’avons

vu, fait le fond même du phénomène de la pitié : la pitié n’en est que la traduction en fait. Ce serait donc là la

base métaphysique de la morale; tout se réduirait à ceci : qu’un individu se reconnaîtrait lui-même et son être

propre, en un autre ». Voir aussi les pages 234-235. 427 Goedert, p. 145. FM, §21, p. 222. Au §22, p. 226, Schopenhauer affirme clairement que ce qu’il explique

ne repose sur aucune expérience possible. FM, §22, p. 229 : « Le substrat lui-même de toute cette apparence,

l’être en soi, l’être intérieur, celui qui veut et qui connaît, nous est inaccessible […] cette grande et essentielle

partie qui demeure pour nous voilée et inconnue. Pour celle-là, il est du moins possible qu’elle soit en nous

tous comme un fond unique et identique ». Voir aussi les pages 230-231.

85

écartée pour expliquer la pitié428. Une « union dans la souffrance429 » avec autrui, dans

l’optique où chacun éprouverait exactement le même contenu affectif, est tout simplement

une mauvaise interprétation.

Comment serait-il possible de ressentir la souffrance d’autrui430 ? En 1885, soit dans

Ainsi parlait Zarathoustra, c’est là un faux problème pour Nietzsche, car toute souffrance

est éminemment personnelle : « À chaque âme appartient un monde à part ; à chaque âme,

chacune des autres âmes est un outre-monde431 ». Il en va ainsi en raison de la structure

même de l’affectivité : le sentiment de soi-même est refermé sur lui-même et n’est pas

accessible à autrui. Toute forme d’affectivité est un « se sentir soi-même », c’est-à-dire une

auto-affection de la chair432. Lorsqu’on sait qu’autrui souffre, on va peut-être soi-même en

souffrir, mais on ne ressent pas sa souffrance comme lui-même la ressent433. En 1881 dans

Aurore, il est déjà clair qu’on ne peut pas avoir accès à l’affectivité d’autrui : « Que

comprenons-nous donc de notre prochain, sinon ses frontières, je veux dire ce qui lui

permet en quelque sorte de s’inscrire et de s’imprimer sur nous et en nous? Nous ne

comprenons rien de lui, sinon les modifications qu’il provoque en nous434 ». En ce sens, la

peine dont nous souffrons devant le spectacle interprété comme étant la souffrance

d’autrui435 ne devrait pas être appelée compassion, au sens de « com-pâtir » ou de « souffrir

avec ». Nous ne pensons pas que Nietzsche adhère pour autant à la doctrine selon laquelle

la seule réalité serait celle de l’ego. Nous avons bien vu au début de ce chapitre que

428 Goedert, p. 146. 429 Aurore, livre 1, §63, p. 56 : « ce que Schopenhauer nomme compassion, et qui s’appellerait plus justement

union dans la souffrance, unité de souffrance ». 430 FM, §19, p. 203. 431 Zara, Le convalescent, §2, p. 274. 432 Henry, Michel, La barbarie, PUF, Quadrige, 1987/2008, p. 3. Nous reprenons ici l’interprétation de

l’affectivité de Michel Henry comme épreuve de soi-même. Voir aussi le chapitre sur Nietzsche dans

Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, PUF, Collection "Epiméthée", 1985. La vie comme

auto-affection est un thème que nous pouvons aussi retrouver dans l’article de Michel Henry « Qu’est-ce que

cela que nous appelons la vie? », Philosophiques, Vol. 5, N°1, 1978, pp. 133-150, p. 143. 433 Aurore, livre 2, §133, p. 111 : « Il est trompeur d’appeler com-passion (Mitleid) la souffrance que nous

cause un tel spectacle et qui peut être de nature très variée, car dans tous les cas c’est une souffrance dont

celui qui souffre devant nous est exempt : elle nous appartient en propre, comme lui appartient la sienne ». 434 Aurore, livre 2, §118, p. 99. 435 FM, §18, p. 179 : « bien que la cause en soit toute mystérieuse, la pitié atteint un second degré : alors la

souffrance d’autrui devient par elle-même, et sans intermédiaire, le motif de mes actes ».

86

l’affectivité elle-même dépend d’une excitation, c’est-à-dire d’une donation étrangère à

l’ego436. Ainsi, ce n’est pas parce l’auteur soutient qu’autrui et ego ont leur propre

affectivité, que leur chair s’auto-affecte, qu’il souscrit à la thèse du solipsisme.

Le « partage » d’un sentiment ou d’une émotion nécessite la médiation du langage

et du signe. La pitié est un état d’âme de nature affective qui, comme tout sentiment, est

essentiellement déterminée par l’élément intellectuel qu’il contient. Ce que nous appelons

la « souffrance d’autrui » est médiatisé par nos impressions et notre propre perspective. Il y

a toute une série de processus qui sont nécessaires pour pouvoir ressentir de la pitié. Il y a

la perception des sens, qui présuppose toute une histoire dans laquelle cette perception s’est

formée, dans laquelle les signes communs qui symbolisent la souffrance dans le visage et

les gestes du corps, ou encore les plaintes et les cris, doivent apparaître. Cette perception

doit encore être interprétée et synthétisée afin qu’un jugement tel que « cette personne

souffre » soit possible. Enfin, c’est seulement par cette prise de conscience que notre propre

souffrance et pitié sont ressenties et en fonction desquelles nous tentons par la suite de

porter secours à autrui. Comprendre qu’autrui souffre dépend de la sollicitation de notre

propre capacité affective. La souffrance d’autrui demeure donc toujours à distance,

puisqu’elle dépend à la fois d’un rapport cognitif qui interprète le contexte dans lequel

autrui se trouve ainsi que d’une mise à contribution de notre propre affectivité qui est

ensuite transposée par la pensée sur la situation d’autrui. Toute compassion est issue d’une

médiation, d’une certaine distance qui nécessite des processus interprétatifs qui permettent,

à terme seulement, un rapprochement sur le plan affectif avec autrui. Pour Nietzsche, c’est

l’imagination qui permet, entre autres choses, de ressentir ce qu’on nomme communément

de la compassion437.

En 1882, dans le Gai savoir, Nietzsche affirme que notre souffrance est

éminemment personnelle et qu’elle demeure, dans la plupart des cas, dissimulée pour

436 Stiegler, p. 82. 437 Aurore, livre 2, §133, p. 112.

87

autrui : « Ce dont nous souffrons de la manière la plus profonde et la plus personnelle est

incompréhensible et inaccessible pour presque tous les autres : en cela nous sommes cachés

au prochain438 ». En conséquence, ce qui est éminemment personnel risque d’être

incompréhensible pour autrui439. Aucune personne ne peut vivre la souffrance à la place de

celui qui souffre et seuls les amis les plus proches peuvent approcher ce que nous vivons

affectivement, sans pour autant être en mesure de le vivre sans distance avec nous440. De

plus, la souffrance éprouvée s’avère difficilement communicable, souffrir c’est d’abord être

seul dans sa souffrance. Même si la communication de ce que nous vivons affectivement

est possible et qu’autrui peut éprouver des émotions qui ressemblent aux nôtres par cette

occasion, la barrière entre soi et autrui est ultimement infranchissable : autrui ne peut pas

prendre sur lui-même notre souffrance, bien qu’il puisse nous assister et tenter de se mettre

à notre place. Autrui peut interpréter notre situation affective par la médiation de la

connaissance, mais cela ne lui permet pas de partager notre affectivité441. Déjà en 1878

dans Humain, trop humain, Nietzsche mentionne que la souffrance d’autrui est quelque

chose qui doit s’apprendre, mais qui ne peut toutefois jamais être totalement comprise442.

Pour Nietzsche, même dans l’acte d’aider autrui, nous pensons à nous-mêmes à tout

le moins d’une manière inconsciente, ce qui fait que les actes dits altruistes sont encore

égoïstes443. Il écrit que nous décidons parfois de nous comporter en héros, en venant au

secours d’autrui, afin de contrecarrer notre impuissance, pour réclamer des approbations, ou

encore afin de s’arracher à l’ennui. L’acte inspiré par la compassion, agir pour le bien-être

des autres, peut aussi être le masque d’une tentative d’échapper à la souffrance causée à la

438 GS, livre 4, §338, p. 314. 439 HTH, 1, §81, p. 71. 440 Zara, De l’amour du prochain, p. 73. GS, livre 4, §338, p. 317. Voir p. 96 de ce mémoire. 441 Elle ne peut pas être ressentie d’une manière immédiate, même par le biais de la connaissance. La position

de Schopenhauer présuppose un fond unique dans lequel tous les hommes peuvent se rejoindre affectivement.

Or, si nous rejetons ce fond affectif unique, soit la « volonté », il semble désormais que le seul moyen de

s’identifier à la souffrance d’autrui se limite à un acte de connaissance, ce qui ne peut justement pas

correspondre avec une expérience directe de la souffrance d’autrui. Cette citation est exemplaire à ce titre :

« Mais je ne peux me glisser dans la peau d’autrui : le seul moyen où je puisse recourir, c’est donc d’utiliser la

connaissance que j’ai de cet autre, la représentation que je me fais de lui dans ma tête, afin de m’identifier à

lui, assez pour traiter, dans ma conduite, cette différence comme si elle n’existait pas ». FM, §16, p. 156. 442 HTH, 1, §101, p. 83. 443 Aurore, livre 2, §133, p. 110 : « dans la compassion […] nous ne pensons plus à nous consciemment,

certes, mais inconsciemment nous y pensons fortement ».

88

suite du spectacle de la souffrance d’autrui. Dans ce cas, il semble que ce soit seulement

notre douleur personnelle que nous tentons de surmonter et de vaincre par ces actes de

compassion. D’un autre côté, Nietzsche écrit dans Aurore que nous cédons aussi parfois à

une impulsion de plaisir en agissant de la sorte444.

La compassion découle, selon Nietzsche, principalement de la peur et du désir de

puissance, qui sont tous deux des motifs égoïstes. Premièrement, Nietzsche interroge

l’origine de la sympathie et pense la retrouver dans le sentiment qui caractérise l’homme au

plus haut point dans la nature : c’est la peur qui a engendré la compréhension vive des

situations dangereuses. La sympathie peut être interprétée comme une compréhension

rapide du sentiment de l’autre par le biais de l’imitation445. Nietzsche pense d’ailleurs

discerner derrière la morale actuelle, qui commande que les actions morales soient

altruistes, un puissant instinct grégaire de peur qui se masque : « cet instinct réclame,

comme le but suprême, majeur, immédiat, que l’on enlève à la vie tous les aspects

dangereux qu’elle possédait autrefois, et que chacun travaille de toutes ses forces pour ce

résultat446 ». En d’autres termes, cette morale n’est que l’expression d’un désir de sécurité

pour certains : seule une vie décadente peut véritablement souhaiter une telle chose447. On

en vient à appeler « bon » uniquement les actions qui renforcent la sécurité du groupe, et

444 Aurore, livre 2, §133, p. 111 : « le plaisir naît à la vue d’un négatif de notre situation, à l’idée que nous

pourrions venir en aide si nous le voulions, à la pensée des louanges et de la reconnaissance […] la réussite

progressive permet à son auteur d’avoir plaisir à lui-même, mais surtout du sentiment que notre action met un

terme à une injustice révoltante ». 445 Ibid., §142, p. 118. 446 Ibid., livre 3, §174, p. 136. 447 Deleuze, p. 172 : « Qu’est-ce que la pitié? Elle est cette tolérance pour les états de vie voisins de zéro. La

pitié est amour de la vie, mais de la vie faible, malade, réactive. Militante, elle annonce la victoire finale des

pauvres, des souffrants, des impuissants, des petits. Divine, elle leur donne cette victoire. Qui éprouve la

pitié? Précisément celui qui ne tolère la vie que réactive, celui qui a besoin de cette vie et de ce triomphe,

celui qui installe ses temples sur le sol marécageux d’une telle vie. Celui qui hait tout ce qui est actif dans la

vie, pour l’opposer à elle-même ». La maladie et la faiblesse rendent doux. Cette douceur décadente, à ne pas

confondre avec la douceur de la santé renaissante (Aurore, livre 2, §114, p. 95), est pour Nietzsche le

symptôme d’une vie affaiblie. Le faible déguise ses manques et veut faire passer sa douceur pour un acte «bon

», mais c’est en réalité, en raison de sa faiblesse, la seule action qui lui permet de se conserver : « La “religion

de la pitié”, dont on voudrait nous convaincre ̶oh, nous connaissons bien ces petits bonhommes et ces petites

bonnes femmes hystériques qui aujourd’hui ont précisément besoin de cette religion comme voile et comme

fard! ». GS, livre 5, §377, p. 397.

89

ce, au détriment des individus forts448. Le besoin du faible est celui de la protection, il

désire le sentiment de sécurité. Il ne peut pas se permettre de courir de risque,

contrairement au fort. Au fait, la religion de la compassion en cache une autre plus

profonde qui est « la religion du confort449 ». Dans le Gai savoir, Nietzsche critique cet

idéal de sécurité et de confort en ce qu’il ne permet, par l’élimination à tout prix de la

souffrance et du danger, qu’un petit bonheur450. Le problème c’est que la pitié conserve ce

qui est mûr pour le dépérissement451. Notons que Nietzsche condamne vivement cette

situation dans l’Antéchrist lorsqu’il affirme que la pitié découle d’un instinct qui est « tant

comme multiplicateur de la misère que comme conservateur de toute misère, un instrument

capital d’accroissement de la décadence452 ».

Deuxièmement, le faible veut aussi se sentir plus fort, mais c’est là un désir qui se rattache

à son narcissisme. Nietzsche pense que nous pouvons éprouver de la satisfaction par la

comparaison de notre état avec les malheurs de notre prochain453. En ce sens, on est soulagé

de ne pas être la personne qui est en mauvaise posture, blessé ou en danger, mais il faut

aussi comprendre cet état comme un sentiment de puissance. Nietzsche veut montrer que la

bienveillance n’a pas nécessairement pour motif la réalisation du bonheur d’autrui. Cette

bienfaisance peut simplement découler d’un besoin qui veut être satisfait454. Dans la

troisième période (1882-1889) de son œuvre, la compassion est envisagée par Nietzsche

comme un produit du ressentiment et vise la vengeance455, soit une forme d’agression qui

répond à une frustration. Les frustrations d’une vie pauvre et d’une infériorité par rapport

448 Ure, Michael, « The Irony of pity : Nietzsche contra Schopenhauer and Rousseau », The Journal of

Nietzsche Studies, issue 32, autumn 2006, pp. 68-91. Pages 81-83. 449 GS, livre 4, §338, p. 315. 450 Ibid. 451 Aurore, livre 2, §136, p. 114 : « La pitié devient le remède contre le suicide, en tant qu’elle recèle un

plaisir et fait goûter par petites doses un sentiment de supériorité ». 452 AC, §7, p. 50. 453 Aurore, livre 4, §224, p. 175 : « Il est dans le malheur, et voici qu’arrivent les “compatissants” qui lui

dépeignent son malheur, ̶ à la fin ils s’en vont satisfaits et exaltés : ils se sont repus de l’épouvante du

malheureux comme de leur propre épouvante et ils ont passé une bonne après-midi ». 454 Ibid., §334, p. 207 : « Le bienfaisant satisfait un besoin de son âme quand il fait le bien. Plus ce besoin est

fort, moins il se met à la place de l’autre, qui lui sert à apaiser son besoin, il devient rogue et blessant à

l’occasion ». 455 Nous sommes ici loin de ce que Schopenhauer avait en tête lorsqu’il écrivait que la pitié était le contraire

de la cruauté! Voir en ce sens FM, §19, p. 187.

90

aux forts engendrent un esprit de vengeance456. Le compatissant manque de pudeur, car il

veut jouir du sentiment de supériorité que lui procure la compassion, mais ce faisant, il veut

aussi l’humiliation de celui qui en est l’objet457. Cette sorte de pitié ressemble à une

revanche, c’est un chemin détourné de la volonté de puissance. La compassion du faible

mène droit au cœur de celui qui est plus fort, et ce, afin de le dominer458. À l’inverse, un

homme souffrant et qui est encore rempli de fierté voit comme une injure qui le rabaisse

toute compassion que les autres lui témoignent. Le fait de porter atteinte à la fierté d’autrui

par l’acte de compassion risque fort d’engendrer du ressentiment chez l’autre plutôt que de

la gratitude. Aussi Zarathoustra affirme :

l’homme au cœur noble s’impose de ne jamais humilier personne; il s’impose une juste

honte en présence de tout ce qui souffre. En vérité je ne les aime point, ces

compassionnés qui se complaisent dans leur miséricorde; ils manquent par trop de

pudeur. Si je ne peux m’empêcher d’être miséricordieux, je n’aime cependant pas

qu’on me nomme ainsi ; et si je le suis, j’aime l’être à distance459.

L’envie qu’éprouve le faible est un sentiment de tristesse, d’irritation et de haine

contre celui qui possède quelque chose considéré comme un bien qui lui échappe460. Il

souffre et se tourmente de la bonne fortune d’autrui. D’une part, le faible veut prendre le

fort en pitié par esprit de vengeance461. D’autre part, celui qui nous inspire de la pitié peut,

de son côté, avoir l’intention de nous faire du mal afin de se consoler de sa faiblesse et de

jouir de cette supériorité. Ce plaisir naît du pouvoir de causer de la douleur à son

456 HTH, 2, 1, §334, p. 493 : « si on laissait les autres s’apercevoir combien l’on est tranquille et heureux au

fond de soi-même, malgré les douleurs et les privations, combien on les rendrait envieux et méchants! ». 457 Aurore, livre 2, §138, p. 115 : « il y a dans la souffrance quelque chose de dégradant et dans la pitié

quelque chose d’exaltant qui confère une supériorité ». Zara, Le plus hideux des hommes, p. 330-333. EH,

chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 681. 458 Zara, De la victoire sur soi, p. 140. 459 Ibid., Des miséricordieux, p. 105. 460 Michael Ure analyse la pitié sous l’angle du narcissisme et de l’envie. Pour lui, Nietzsche renverse la

perspective de Schopenhauer en montrant que la pitié découle du besoin d’estime narcissique d’un ego qui se

réalise au détriment des autres. Ure, Michael, « The Irony of pity : Nietzsche contra Schopenhauer and

Rousseau », Pages 68-70. 461 FM, §19, p. 193 : « s’il dépasse trop les autres, il est exposé à exciter l’envie; et l’envie est prête, au jour

où il tombera du faîte de sa prospérité, à se changer en une joie maligne. Toutefois, le plus souvent, ce

malheur ne se réalise pas […] À peine est-il renversé, un grand changement se fait dans le cœur du reste des

hommes […] l’envie est apaisée, elle disparaît avec ce qui la causait; déjà la pitié se glisse à la place, et amène

à sa suite la charité. Bien souvent les envieux, ennemis de notre prospérité, se changent, après notre ruine, en

autant d’amis délicats, de consolateurs, de soutiens ».

91

prochain462. Sa vengeance vise à se dédommager d’une offense, réelle ou présumée, qu’il a

subie en punissant celui qu’il considère être son auteur. Le problème avec les faibles qui

ressassent leur souffrance, c’est qu’ils portent des jugements injustes sur les choses et les

hommes : ils déforment ce qui est463. Porter dommage à son propre jugement apparaît ainsi

comme un mécanisme de défense issu du ressentiment afin de se dédommager de la

souffrance subie. Nietzsche regrette cependant que cette « vengeance » se retourne contre

eux en les privant d’une pensée plus juste et les habitue à voir faux et de travers464.

2.3.3 La pitié va à l’encontre du précepte « deviens celui que tu es »

Nous l’avons vu, une certaine pratique de la compassion n’est pas exempte de

nuisance pour le prochain. Dans le but d’être plus clair, nous pensons que nous pouvons

distinguer entre une compassion ascendance, qui se soucie d’autrui sans pour autant tenter

de réduire la souffrance, et une compassion décadente ou pitié, qui prétend vouloir abolir la

souffrance, mais qui risque de causer du tort à autrui. Il semble à première vue absurde de

concevoir que l’aide apportée à autrui ou la tentative de réduire sa souffrance puisse lui

nuire. Néanmoins, le problème c’est que la souffrance chez les forts est susceptible de

comporter de la grandeur tandis qu’elle est rabaissée par la pitié. Quand autrui remarque

notre propre souffrance, celle-ci est toujours perçue et expliquée d’une manière commune,

c’est-à-dire non-personnelle. En ce sens, l’affection compatissante élimine de la souffrance

d’autrui son caractère personnel, ou singulier465. Or, ce que Nietzsche veut favoriser, ce

sont les grands hommes, les grandes individualités. Ceux-ci éprouvent du mépris pour la

compassion des faibles parce qu’elle manque de virilité et de retenue466. Dans l’Antéchrist,

462 HTH, 1, §50, p. 56. Ure, p. 74-77. 463 Entendre par là que la « déformation » est un mécanisme de défense au niveau psychologique. GS,

« Préface à la seconde édition », p. 10 : « qu’adviendra-t-il de la pensée qui est soumise à la pression de la

maladie? ». 464 Aurore, livre 4, §214, p. 171. 465 GS, livre 4, §338, p. 314 : « partout où l’on remarque que nous souffrons, notre souffrance est interprétée

de manière plate ; il appartient à l’essence de l’affection compatissante de dépouiller la souffrance étrangère

de ce qu’elle a de spécifiquement personnel ». 466 PBM, §293, p. 756-757. Aurore, livre 2, §133, p. 112.

92

Nietzsche écrit que la pitié « s’oppose aux affects toniques qui élèvent l’énergie » et qu’elle

agit d’une manière dépressive467. En d’autres termes, la pitié fait perdre de la force et en

plus elle rend la souffrance contagieuse. Ce n’est pas ici une souffrance qui permet de se

dépasser. La pitié habitue à la plainte et à répondre à toute plainte d’autrui468; dans cette

situation, réaliser de grandes choses devient impossible, car toute souffrance apparaît

comme quelque chose qu’il faut éradiquer.

Il est donc impératif que les hommes forts soient suffisamment endurants face aux

douleurs afin qu’ils puissent s’élever et réaliser de grandes choses. Si les hommes forts et

héroïques doivent affronter courageusement le péril, ils doivent donc se défendre contre ce

type de compassion. Pour eux, la vertu comporte ce que Nietzsche nomme le « pathos de la

distance » qui s’applique à augmenter la distance entre les hommes forts et faibles. Cette

distance prend aussi place entre les hommes forts. Le « pathos de la distance » est une

condition de l’émergence de l’aspiration à l’élargissement de son âme, « cette aspiration à

un incessant accroissement de distance au sein de l’âme elle-même, l’élaboration d’états

toujours plus élevés, plus rares, plus lointains, plus étendus, plus amples469 ». Nietzsche

regrette que ce sentiment de distance disparaisse de plus en plus, que les hommes manquent

du courage qui est nécessaire au respect de soi et de ses pairs470.

La pitié comporte d’autres désavantages et dangers. Pour celui qui l’exerce, le

risque est que la souffrance s’empare de lui au moment du spectacle de la souffrance

d’autrui à tel point que cela assombrit sa propre vie. C’est un problème de sensibilité : celui

qui ne sait pas garder sa distance sera submergé de souffrance s’il se montre trop sensible et

finalement ne pourra simplement plus agir pour aider, étant alors lui-même trop souffrant.

L’homme qui devient lui-même malade devant le spectacle de la souffrance d’autrui ne

467 AC, §7, p. 49. 468 FM, §18, p. 179 : « les actes que la pitié inspire alors sont positifs; la pitié ne se borne plus à m’empêcher

de nuire aux autres, elle m’excite à les aider ». 469 PBM, §257, p. 715. 470 AC, §43, p. 97.

93

peut pas aider les autres à son meilleur. Nietzsche écrit ainsi dans l’aphorisme §144

d’Aurore471 que l’homme souffrant de la pitié aura à supporter l’assombrissement de son

propre ciel et qu’autrui subira lui aussi les conséquences du malheur qui s’abat ainsi sur

nous. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il affirme que « la pitié alourdit l’atmosphère de

toutes les âmes libres472 ». La capacité d’aider les autres est plus grande quand on se garde

de la compassion : « Nous ne pouvons être pour eux ni secourables, ni réconfortants, si

nous voulons devenir l’écho de leurs lamentations, ou même si nous leur prêtons trop

constamment l’oreille473 ». Il propose que la meilleure cure est que le médecin montre à son

patient un homme qui s’est guéri lui-même474, qu’il lui apprenne à se guérir par lui-même,

voire même de faire l’économie d’un médecin. Il y a de même le risque d’exagérer les

souffrances de notre prochain et de souffrir, en définitive, davantage que lui lorsque nous

interprétons l’état d’âme d’autrui comme s’il s’agissait du nôtre. La morale de la

compassion est déraisonnable, car elle exige de souffrir du mal d’autrui en plus du nôtre, ce

qui redouble la souffrance. Pour Nietzsche, il est plus conforme à la raison d’envisager nos

propres souffrances comme s’il s’agissait de celles d’autrui, c’est-à-dire comme un

« objet » qui peut être soumis à la réflexion, ce qui comporte l’avantage de tranquilliser et

de permettre une appréciation plus réfléchie de celles-ci475.

La morale de la pitié engendre donc le danger de nous égarer hors de notre propre

chemin : « Continuellement une clameur nous incite à nous dérouter : il est rare que notre

œil ne voie quelque chose qui exige que nous abandonnions pour un temps notre propre

cause pour accourir.476 ». La pitié est donc envisagée sous l’angle d’une tentation à se

désengager de son chemin personnel477. En ce sens, Zarathoustra est présenté comme celui

qui subit cette ultime épreuve et qui, sous l’idéal du surhumain, préserve la hauteur de sa

tâche en demeurant maître de lui-même. Si d’une part, le dépassement de la pitié est

471 Aurore, livre 2, §144, p. 120. 472 Zara, Le retour au pays, p. 231. 473 Aurore, livre 2, §144, p. 120. 474 Zara, De la vertu qui donne, §2, p. 93. 475 Aurore, livre 2, §137, p. 114-115. 476 GS, livre 4, §338, p. 315. 477 Ibid., p. 316.

94

présenté tel une démonstration de force478, d’autre part c’est le grand amour de Zarathoustra

pour le surhumain qui lui permet de surmonter ce sentiment479. La pratique de la pitié, telle

que le faible l’exerce, remettrait en question tout le sens de l’existence des hommes

supérieurs si ceux-ci s’y laissaient aller. Pour Nietzsche, cette pitié est une vertu

uniquement pour décadents480. L’ouverture à la souffrance est nécessaire pour les hommes

supérieurs, ce que le faible compatissant ne comprend pas. Ce dernier veut aider à tout prix

et il ne reconnaît pas que la souffrance permet aussi un développement de soi-même481;

surtout, en étant altruiste ou totalement décentré de soi, il sape la possibilité d’atteindre de

plus hauts sommets de puissance, de création et de joie482.

Le problème avec la survalorisation de la pitié, c’est qu’elle fait naître un genre de

société dans lequel les hommes tragiques et héroïques ne trouvent pas leur place et ne

peuvent pas prospérer. Les hommes supérieurs et exceptionnels ont donc besoin d’une

apologie, au même titre que la douleur. Les faibles, quant à eux, veulent faire disparaître

toute forme de douleur et de confrontation à des résistances483, alors que par cette voie, la

vie créatrice et supérieure risque aussi de disparaître. Au contraire, « il y a des hommes qui

à l’approche d’une grande douleur entendent le commandement exactement inverse, et

n’ont jamais le regard plus fier que lorsque la tempête se lève ; oui, la douleur même leur

offre leurs instants suprêmes!484 » Les forts s’opposent au confort que prônent les faibles et

ils sont dégoûtés par le petit bonheur qui lui correspond. Nietzsche se demande s’il ne

vaudrait pas mieux envisager que la souffrance d’autrui soit un prix acceptable à payer afin

de rejoindre des buts plus élevés plutôt que de tout sacrifier à l’idéal de préserver à tout prix

478 EH, chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 682. 479 Zara, Des miséricordieux, p. 107-108. 480 EH, chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 681. 481 Pernin, p. 242. La pitié est le « souci de soulager les souffrances d’autrui ». FM, §18, p. 181 : « venir en

aide aux autres, de les tirer de la misère et des soucis, de les délivrer de leurs souffrances ». PBM, §39,

p. 513 et §44, p. 519. 482 GS, livre 4, §338, p. 314-315. 483 Aurore, livre 3, §174, p. 137. Ils tentent « de raboter toutes les aspérités et tous les angles de la vie ». 484 GS, livre 4, §318, p. 293.

95

le prochain de toute souffrance485. Il critique à ce propos l’étroitesse des buts de la morale

de la pitié.

En somme, il faut soulever le problème que pose l’estime qui est témoignée à la

pitié. Pourquoi donc en faire une vertu ? L’estime de la pitié s’accroît lorsqu’on y découvre

une source de plaisir, mais elle diminue lorsqu’on aperçoit sa nocivité et qu’on la conçoit

comme une affection maladive. Notons d’emblée que Nietzsche ne rejette ni l’amour ni la

pitié en soi. Il le fait uniquement dans la mesure où, subordonnés à l’idéal ascétique et à la

faiblesse, l’amour et la pitié nuisent au développement des forts486. Bien qu’il écarte la

« compassion tragique » en même temps que son fondement métaphysique au cours de sa

deuxième période487, il y a cependant encore de la place pour un amour prodigue et une

certaine forme de compassion chez les forts. Ils ne sont pourtant pas de la même nature que

l’amour et la pitié des faibles488. Nietzsche affirme que la pitié de certains hommes

« éminemment personnels » a plus de valeur que celle de la masse des faibles qui

souffrent489. Cependant, nous ne pouvons réellement approcher la souffrance que de ceux

que nous connaissons bien, c’est-à-dire nos amis490 :

Tu voudras aussi aider : mais seulement ceux dont tu comprends parfaitement la

misère parce qu’ils partagent avec toi une seule et unique souffrance et un seul et

485 Aurore, livre 2, §146, p. 120-121. 486 Goedert, p. 308. Deleuze, p. 172 : « La pitié, dans le symbolisme de Nietzsche, désigne toujours ce

complexe de la volonté de néant et des forces réactives ». Pour notre part, toutefois, nous relativisons cette

analyse car Nietzsche parle aussi de la pitié pour le « créateur » et non pas seulement pour la « créature ».

PBM, §225, p. 656-657. 487 Goedert, p. 154. Les seules exceptions en ce qui concerne les forts c’est la compassion tragique telle

qu’elle est présentée dans La naissance de la tragédie. Le spectacle de la tragédie confère une grande

jouissance esthétique pour les forts, de même qu’un ébranlement vertigineux alors que la pitié s’empare

d’eux. Toutefois, seules les âmes guerrières et courageuses peuvent s’édifier et se réjouir devant le spectacle

de l’anéantissement et des souffrances du héros tragique : « C’est à des âmes qui ressentent ainsi la pitié que

s’adresse la tragédie, des âmes dures et guerrières que l’on vainc à grand peine, soit par la terreur, soit par la

pitié, mais qui gagnent à se laisser attendrir de temps à autre ». Voir aussi ce passage d’Aurore qui affirme

que les faibles, dont l’âme est sensible et douce, ne sont pas en mesure de vivre cette grande jouissance

tragique : « mais que peut apporter la tragédie à ceux qui sont ouvert aux “affections sympathiques” ».

Aurore, livre 3, §172, p. 135. 488 PBM, §225, p. 656-657. 489 Ibid., §293, p. 756 : « un homme qui par nature est un maître, ̶ lorsqu’un tel homme éprouve de la pitié,

eh bien, cette pitié a de la valeur! Mais qu’importe la pitié de ceux qui souffre! Ou encore de ceux qui

prêchent la pitié! ». 490 Zara, De l’amour du prochain, p. 73.

96

unique espoir ̶ tes amis : et seulement à la manière dont tu t’aides toi-même : ̶ je

veux les rendre plus courageux, plus résistants, plus simples, plus gais491!

Il voit dans la religion de la compassion un signe de mépris de soi, un

mécontentement de soi-même492. Cette faiblesse a pour conséquence une augmentation de

la souffrance dans le monde, sans que celle-ci soit pour autant justifiable par le

dépassement, la croissance et la création. Son triomphe ferait périr l’humanité, car même si

ici ou là elle permet une certaine réduction de la souffrance, la pitié des faibles est

nocive493. La pitié ne peut pas se passer de la souffrance d’autrui afin de se mettre en

activité494; dès lors, la philosophie de la pitié devient l’avocat de tous les maux, ce qui

contribue à la négation de la vie. Schopenhauer écrit dans Le fondement de la morale :

On ne saurait recevoir de ses semblables une seule marque authentique de charité, tant

qu’on est à tous égards dans la prospérité. L’homme heureux peut bien avoir des

preuves variées de la bienveillance des siens, de ses amis : mais quant aux effets de

cette sensibilité désintéressée, pure, qui sans retour sur soi prend part à la situation, à la

destinée d’autrui, il est réservé à l’homme atteint par quelque souffrance de les

éprouver. L’homme heureux n’excite point par ce seul titre notre sympathie; mais

plutôt il demeure par là étranger à notre cœur […] C’est que le malheur est la condition

de la pitié495.

D’une part, il faut prendre garde à son entourage afin de ne pas vivre entouré de

gens qui valorisent la pitié puisqu’elle est contagieuse496. D’autre part, ces derniers

recherchent ceux qui sont malheureux et se détournent de ceux qui sont heureux. Selon

Nietzsche, les hommes qui sont enclins à compatir devant le spectacle de la souffrance

n’ont aucune envie de participer à la joie d’autrui. Ils ont même une attitude de soupçon

devant celle-ci, ils ne retrouvent pas leur sentiment de supériorité et se montrent même

491 GS, livre 4, §338, p. 317. 492 PBM, §222, p. 650-651. 493 Aurore, livre 2, §134, p. 112-113. 494 HTH, 2, VSO, §62, p. 559. 495 FM, §19, p. 192-193. 496 Aurore, livre 4, §364, p. 214. VP, tome 1, livre 2, §415, p. 372, 1881-1882 : « Même tous les faibles sont

cruels, justement parce qu’ils veulent la pitié d’autrui, c’est-à-dire qu’ils exigent que les autres souffrent

quand eux-mêmes se sentent faibles et souffrants ». HTH, 1, §371, p. 240.

97

déçus497. Nietzsche et Schopenhauer voient donc que la compassion est l’ennemi de la

participation à la joie d’autrui498. Mais contrairement à Schopenhauer, Nietzsche prescrit la

participation à la joie et au bonheur de l’ami et il envisage même que l’imagination de la

joie d’autrui et son partage dépendent d’aptitudes supérieures à celle du partage de la

douleur dans la compassion499. Comme nous l’avons vu au tout début du premier chapitre,

Schopenhauer ne considère comme réelle que la douleur et il conçoit le bonheur comme

une illusion passagère. C’est ce jugement qui produit la non-participation à la joie du

prochain. Nietzsche veut, pour sa part, enseigner la co-réjouissance500.

La souffrance issue de cette pitié réduit la capacité d’agir, elle paralyse. Lorsqu’on

focalise continuellement sur la souffrance d’autrui, on risque de se rendre « malade et

mélancolique » à force de se représenter toute la détresse qui a cours dans son entourage.

Ainsi, celui qui aspire à prendre le rôle du médecin doit être très prudent envers le

sentiment de pitié501. La dureté et la gaieté d’esprit sont nécessaires pour lui. Le vécu de

Nietzsche est à mettre en relation avec sa philosophie. Il était lui-même très sujet à la

compassion et sa propre critique peut être vue comme une tentative de s’en délivrer.

Nietzsche prétendait avoir suffisamment de force pour le faire. C’est pour lui la résistance

devant l’excitation qui permet de distinguer le fort du faible. Ce dernier, étant incapable

d’opposer de la résistance, est emporté par l’excitation de la pitié502. Les forts, qui

possèdent la grande santé, se défendent de la compassion tout en assumant les souffrances

de l’existence, qu’ils affirment vigoureusement. Comme nous l’avons déjà dit, Zarathoustra

lui-même est présenté comme celui qui valorise ce qui endurcit503. Par contre, il y a aussi

un danger pour celui qui plonge son regard dans l’abîme de la compassion, ne serait-ce que

pour détruire cette pratique. Nietzsche lui-même serait à risque de contracter une maladie

497 Aurore, livre 1, §80, p. 68. HTH, 1, §321, p. 226. 498 Goedert, p. 158. 499 HTH, 1, §499, p. 302. Voir aussi HTH, 1, §62, p. 384-385. 500 GS, livre 4, §338, p. 317. 501 L’auteur présente métaphoriquement le vieillissement et la dégénérescence du Dieu chrétien comme étant

la source de sa compassion pour les hommes. Zara, Hors service, p. 326. D’ailleurs, il va même jusqu’à

mettre en scène la « mort de Dieu » comme étant une conséquence de la compassion. Zara, Des

miséricordieux, p. 107 et Hors service, p. 325 502 EH, chap. Pourquoi je suis si sage, §4, p. 681. 503 Zara, Le retour au pays, p. 227.

98

dans sa tâche de déconstruction : « Les fossoyeurs contractent des maladies dans leurs

fouilles504 ». Chez l’homme supérieur, c’est la pitié envers les autres hommes supérieurs

qui risque de le plonger dans la détresse. En effet, chez Nietzsche lui-même se présente le

danger de suffoquer de la pitié à force de se tourner vers les cas des hommes les plus

exceptionnels505.

Le psychologue qui entreprend d’analyser l’histoire des hommes supérieurs

découvrira que leur destruction est la norme et que « c’est une chose terrible d’avoir

toujours une telle règle sous les yeux506 ». Dans Ainsi parlait Zarathoustra, le prophète

annonce à Zarathoustra que de grandes vagues de détresse et d’affliction montent vers sa

montagne et il veut l’induire à commettre son « dernier péché », soit celui de la pitié envers

l’homme supérieur507. La détresse de Zarathoustra ressemble à ce que Nietzsche écrit dans

l’aphorisme 290 de Par-delà bien et mal : « Ah, pourquoi voulez-vous vous aussi un sort

aussi dur que moi?508». Mais Zarathoustra surmontera sa compassion pour l’homme

supérieur et se tournera vers son œuvre509. Il incarne ce que Nietzsche prône : « Vivre dans

[un sang-froid – B.L.] formidable et orgueilleuse; toujours par-delà […] Et rester maître de

ses quatre vertus, de son courage, de sa pénétration, de sa sympathie, de sa solitude510 ».

Il se demande ici si la compassion est salutaire pour celui qui l’éprouve et qui agit par

elle511. Celle-ci ne détruit-elle pas davantage qu’elle ne sauve512? Est-ce vraiment aider que

de souffrir pour celui qui souffre? Il n’est pas du tout évident que la solution au problème

de la souffrance soit d’agir par compassion : ne pourrions-nous pas plutôt nous former

504 Ibid., p. 231. 505 PBM, §269, p. 738. 506 Ibid. 507 Zara, Le cri de détresse, p. 301-302. 508 PBM, §290, p. 755. 509 Zara, Le signe, p. 412. 510 PBM, §284, p. 750-751. Nous traduisons le terme allemand Gelassenheit par « sang-froid » au lieu

d’«impassibilité » comme dans la traduction de PBM que nous citons. 511 GS, livre 4, §338, p. 314. 512 PBM, §269, p. 741.

99

nous-mêmes et rayonner pour autrui tel un guide ou un éducateur pour lui permettre une

aspiration plus haute513? Pour Nietzsche, ce n’est pas la compassion qui va permettre aux

hommes d’affronter tous les maux. Il écrit dans Des miséricordieux d’Ainsi parlait

Zarathoustra, qu’il est préférable de travailler à augmenter notre propre joie plutôt que de

se tourner vers autrui et son malheur514. C’est aussi en apprenant à goûter à notre propre

joie que nous allons désapprendre à faire mal à autrui, de même qu’à inventer de nouvelles

douleurs. Il est certes question d’être sensible à la souffrance d’autrui et de lui offrir un gîte

pour ses malheurs, mais il faut encore que celui-ci soit suffisamment dur pour renforcer le

souffrant515. Il ne s’agit donc pas de donner à autrui l’occasion d’obtenir des conditions

confortables pour adoucir ses douleurs, mais plutôt de le rendre plus fort afin qu’il puisse

mieux passer l’épreuve de ses maux.

Nietzsche envisage en gros deux possibilités quant à ce qu’on peut faire avec la

souffrance : « Quand un mal nous atteint, on peut en venir à bout ou bien en supprimant la

cause, ou bien en modifiant l’effet qu’il produit sur notre sensibilité : donc, par un

changement du mal en un bien, dont l’utilité ne se révèlera peut-être que plus tard516 ». La

compassion tente de supprimer la cause de la souffrance. Or, d’une part, nous avons vu que

la vie comporte une dimension affective qui empêche l’élimination de toute souffrance.

D’autre part, la compassion du faible est une nuisance pour le fort, car elle l’empêche de se

surpasser et de créer517. Le courage, qui est une façon de participer à l’épreuve de la

souffrance, est ce qui peut nous permettre de parvenir à modifier l’effet que la souffrance

produit sur nous, et par là de nous endurcir. Selon Nietzsche, c’est la bravoure qui affronte

la souffrance qui peut nous aider. Dans un passage d’Ainsi parlait Zarathoustra, il valorise

la lutte en ce qu’elle représente à ses yeux un meilleur remède contre les maux de

l’existence518: « La guerre et le courage ont accompli plus de grandes choses que l’amour

du prochain. Ce n’est pas votre pitié, c’est votre bravoure qui jusqu’à ce jour a secouru les

513 Aurore, livre 2, §144, p. 120 et livre 3, §174, p. 137. 514 Zara, Des miséricordieux p. 105. 515 Ibid., p. 107. 516 HTH, 1, §108, p. 91. 517 Goedert, p. 359-360. 518 Zara, De la vision de l’énigme, §1, p. 192.

100

misérables519 ». C’est le courage qui sauve des malheurs, le Salut se trouve donc du côté de

l’héroïsme tragique. La combativité dans l’épreuve est la meilleure voie pour affronter tout

péril et conquérir la joie.

519 Ibid., De la guerre et des guerriers, p. 55.

101

Chapitre 3 – Le problème de l’intériorisation de la

douleur

Dans ce troisième chapitre, nous montrerons que Nietzsche critique le dolorisme qui

s’incarne dans la mauvaise conscience et l’idéal ascétique. Nous verrons dans un premier

temps (3.1) que la vie en société implique un premier retournement des instincts des

hommes contre eux-mêmes, ce qui produira leur intériorisation. Dans un deuxième temps

(3.2), nous montrerons que la souffrance issue de ce retournement est exploitée par les

prêtres. D’une part, nous mettrons en évidence que « le changement de direction du

ressentiment » effectué par eux aura pour conséquence une intériorisation de la douleur qui

prendra la forme des tortures de l’âme ou des douleurs de la culpabilité. D’autre part, nous

traiterons de la question de l’ascétisme et de sa signification pour la vie. Dans un troisième

temps (3.3), il sera question du problème que représente le christianisme aux yeux de

Nietzsche. Dans cette sous-section, nous aurons l’occasion de comprendre ce qu’il veut dire

lorsqu’il affirme qu’il faut protéger les forts contre les faibles, ou encore les bien-portants

contre les malades.

3.1.1 L’intériorisation de l’homme

Cette thèse, selon laquelle il faut s’ouvrir à la souffrance pour consentir à la volonté

de puissance, implique-t-elle que toute souffrance soit nécessaire, acceptable et justifiable?

Nous pensons que Nietzsche se défend de justifier toutes les formes de souffrance et de

douleur, car elles ne permettent pas toutes de se surmonter et de parvenir à une vie créative

et affirmative. Bien au contraire, certaines manières de souffrir et de promouvoir la douleur

nient la vie et l’empêchent de se surmonter en maintenant et en diffusant la décadence.

Notons d’emblée que c’est sur le terrain de la morale et de son développement que l’auteur

lancera ses critiques les plus acerbes. C’est dans La généalogie de la morale (1887), qui a

102

comme arrière-plan le concept de volonté de puissance, qu’il poursuit la critique de la

morale ascétique qu’il avait d’abord découverte chez Schopenhauer520. Dans cet ouvrage, il

s’agit donc de questionner le passé sombre, voire terrible, de l’origine et de l’histoire de la

morale. Nous pensons que si le philosophe soutient qu’il faut s’ouvrir à la souffrance, il ne

fait pas pour autant la promotion du dolorisme, c’est-à-dire d’une doctrine ou d’une

pratique qui exalte la valeur morale de la douleur comme telle. Au contraire, pour le dire

sans détour, Nietzsche s’oppose à la diffusion de la mauvaise conscience au sens moral du

terme521, c’est-à-dire aux tourments de la culpabilité. Pour comprendre pourquoi l’homme

souffre de cette dernière, l’auteur procède par une analyse généalogique qui débute par le

retournement des instincts contre l’homme, qui est le premier sens de la mauvaise

conscience522. Il introduira ensuite le thème de l’intériorisation de la douleur, qui est le

deuxième sens de la mauvaise conscience, que Deleuze décrit comme suit dans Nietzsche et

la philosophie :

C’est dire, en second lieu, que la douleur à son tour est intériorisée, sensualisée,

spiritualisée. Que signifient ces expressions? On invente un nouveau sens pour la

douleur, un sens interne, un sens intime : on fait de la douleur la conséquence d’un

péché, d’une faute. Tu as fabriqué ta douleur parce que tu as péché, tu te sauveras en

fabriquant ta douleur. La douleur conçue comme la conséquence d’une faute intime et

le mécanisme intérieur d’un salut, la douleur intériorisée au fur et à mesure qu’on la

fabrique, “la douleur transformée en sentiment de faute, de crainte, de châtiment”523.

Débutons par le premier sens de la mauvaise conscience. Dans La généalogie de la

morale, le philosophe affirme que la mauvaise conscience est une maladie qui prend la

forme de la cruauté envers soi-même et qui est, à sa naissance, amorale. Au début, elle est

essentiellement une agression de l’individu envers lui-même rendue nécessaire par le cadre

de la vie en société :

520 Voir les pages 14-15 de ce mémoire. 521 Pour Louis Godbout, il faut aussi distinguer entre deux sortes de « mauvaise conscience ». D’une part,

c’est la simple intériorisation de l’homme ou un malaise dû à la socialisation de l’homme (l’homme souffrant

de l’homme ou plutôt du refoulement de son instinct de liberté) et, d’autre part, c’est la conscience coupable

(l’homme souffrant de culpabilité ou de la mise en relation de la souffrance avec la « faute ») qui correspond

au changement de direction du ressentiment par les prêtres. Nous reprenons ici cette analyse de Louis

Godbout dans Nietzsche et la probité, p. 31-32. Deleuze, p. 152. 522 Deleuze, p. 147 : « Multiplication de la douleur par intériorisation de la force, par introjection de la force,

telle est la première définition de la mauvaise conscience ». 523 Ibid., p. 148.

103

La mauvaise conscience est à mes yeux une maladie grave, suite inévitable de la

pression qu’a exercée sur l’homme le changement le plus profond de tous ceux qu’il ait

jamais vécu, ̶ ce changement qui s’est produit lorsque l’homme s’est vu pris dans la

contrainte de la société et de la paix524.

La sédentarisation et la paix ont engendré une transformation de l’animal-homme en

homme qui fait émerger le phénomène de la mauvaise conscience. Vivre en société limite

la possibilité de se décharger des instincts à l’extérieur de soi, ce qui provoque un malaise

profond :

Je crois que jamais auparavant il n’y avait eu sur terre un tel sentiment de détresse, un

malaise aussi lourd, ̶ et avec cela ces anciens instincts [cruels et agressifs (cf. GM, II, §16, p. 94-95) – B.L.] n’avaient pas cessé tout d’un coup de faire sentir leurs

exigences! Mais il était rare, souvent impossible de les satisfaire : il leur fallait le plus

souvent chercher des satisfactions nouvelles et en quelque sorte souterraines525.

La vie sédentaire en société implique une contrainte sociale. Une telle contrainte ne

peut pas être dépassée; ce n’est donc pas à ce type de poids que Nietzsche s’oppose. Il

pense d’ailleurs qu’elle est en partie une maladie comparable à la grossesse, c’est-à-dire

porteuse d’avenir et d’un nouveau rapport à soi526. Les hommes sont obligés de retourner

leurs instincts contre eux-mêmes afin de les satisfaire527. Ce phénomène provoque ce que

l’auteur nomme l’intériorisation de l’homme :

Tous les instincts qui ne se libèrent pas vers l’extérieur, se retournent vers le dedans ̶

c’est ce que j’appelle l’intériorisation de l’homme : voilà l’origine de ce qu’on

appellera plus tard son “âme”. Tout ce monde du dedans, si mince à l’origine, et

comme tendu entre deux peaux, s’est développé, amplifié, acquérant profondeur,

largeur, hauteur à mesure qu’on empêchait l’homme de se libérer vers l’extérieur. Ces

remparts terrifiants que l’État érigea pour se défendre contre les vieux instincts de

liberté ̶ les châtiments y appartiennent éminemment ̶ réussirent à retourner tous ces

524 GM, II, §16, p. 93. 525 Ibid., p. 94. 526 Ibid., §16, p. 95 et §19, p. 99. 527 VP, tome 1, livre 2, §420, p. 374, 1883-1888 : « L’intériorisation se produit quand des instincts puissants

auxquels le soulagement extérieur est interdit par l’organisation de la paix et de la société, tâchent de se

dédommager au-dedans avec l’appui de l’imagination ».

104

instincts de l’homme nomade, sauvage et libre, et à les retourner contre l’homme lui-

même528.

En règle générale, la société interdit de se montrer cruel envers les autres, ou

simplement de se décharger de ses instincts violents contre les autres, et elle exerce une

certaine répression à cet égard529. Dans ce carcan, l’homme souffre donc de lui-même :

L’inimitié, la cruauté, le plaisir de persécuter, d’attaquer, de transformer, de détruire ̶

tout cela tourné contre les possesseurs dotés de tels instincts : voilà l’origine de la

“mauvaise conscience”. L’homme qui, manquant d’ennemis extérieurs et de

résistances, pris dans l’étroitesse opprimante et la régularité des mœurs, se déchirait, se

persécutait, se rongeait, se harcelait, se maltraitait impatiemment lui-même, cet animal

que l’on veut “apprivoiser” et qui se blesse aux barreaux de sa cage, cet être privé de

tout et consumé par la nostalgie du désert, qui a dû faire de lui-même une aventure, une

chambre de torture, une contrée sauvage et dangereuse ̶ ce fou, ce prisonnier plein de

désirs et de désespoirs devint l’inventeur de la “mauvaise conscience”. Mais avec elle

est apparue la maladie la plus grave et la plus inquiétante, dont l’humanité n’est pas

encore guérie, l’homme souffrant de l’homme, de soi-même : conséquence d’une

séparation violente avec son passé animal, d’un saut, d’une chute dans un nouvel état,

dans de nouvelles conditions d’existence, d’une déclaration de guerre contre les

anciens instincts sur lesquels s’étaient appuyés jusqu’alors sa force, son plaisir et ce

qu’il avait de redoutable530.

Nietzsche présente l’émergence de cette mauvaise conscience en relation avec la

domination d’une population d’hommes féroces et conquérants sur une population

d’hommes encore errants et inorganisés531. Cette rupture brutale de la vie de ces derniers

peut expliquer pourquoi la mauvaise conscience est vécue comme un profond malaise et

non pas telle une adaptation organique progressive à une situation nouvelle :

Cette hypothèse sur l’origine de la mauvaise conscience suppose en premier lieu que

ce changement n’a été ni progressif, ni volontaire, et qu’il n’a pas pris l’aspect d’une

adaptation organique à une situation nouvelle, mais celui d’une rupture, d’un saut,

d’une contrainte, d’une fatalité inéluctable, contre laquelle on ne pouvait pas lutter ni

528 GM, II, §16, p. 94. 529 Beals, William M., « Internalization and its consequences », The Journal of Nietzsche Studies, vol°44,

issue 3, autumn 2013, pp. 433-445, p. 434. Goedert, p. 296. Bonetto, Sandra, « Coward Conscience and Bad

Conscience in Shakespeare and Nietzsche », Philosophy and Literature, vol° 30, n°2, october 2006, pp. 512-

527. Page 514. 530 GM, II, §16, p. 94-95. 531 Ibid., §17, p. 96.

105

même nourrir de ressentiment. En second lieu elle suppose qu’ayant son origine dans

un acte de violence, l’adaptation à une forme stable d’une population jusqu’alors sans

forme et sans frein n’a été menée à terme que par des actes de violence ouverts ̶ et

donc que l’“État” le plus ancien a été une tyrannie effroyable et une impitoyable

machinerie d’oppression, jusqu’à ce que cette matière première, le peuple, les semi-

animaux, ait fini non seulement par devenir malléable et docile mais aussi par être

formée. J’ai employé le mot “État” : ce qu’il faut entendre par là va de soi ̶ une horde

quelconque de bêtes de proie blondes, une race de maîtres et de conquérants, qui, dotée

d’une organisation guerrière et ayant la force d’organiser, pose sans hésiter ses

formidables griffes sur une population peut-être infiniment supérieure en nombre, mais

encore inorganisée et errante532.

Dans cette hypothèse, l’origine de la mauvaise conscience correspond seulement au

refoulement de l’instinct de la liberté. Tout d’abord, ce sont surtout ceux qui sont opprimés

qui subissent cette transformation de leur condition pulsionnelle puisqu’ils doivent

désormais obéir533. La liberté étant désormais impossible à l’extérieur, la violence de la

passion se décharge vers l’intérieur, en tant que dernier espace de liberté accessible534 :

Non, ce n’est pas en eux [les bêtes de proie blondes, maîtres et conquérants – B.L.] que

la “mauvaise conscience” a germé, cela se comprend de soi, ̶ mais sans eux elle

n’aurait pas levé, cette horrible plante, elle n’existerait pas si, sous le choc de leurs

coups de marteau, de leur violence d’artiste, une prodigieuse quantité de liberté n’avait

disparu du monde, ou du moins de la vue, et n’avait dû en quelque sorte passer à l’état

latent. Cet instinct de liberté rendu latent par la violence ̶ nous l’avons déjà compris ̶ ,

cet instinct de liberté refoulé, rentré, retenu captif à l’intérieur et ne trouvant plus dès

lors à s’épancher et à se déchaîner que sur lui-même : c’est cela, rien que cela, la

mauvaise conscience à ses débuts535.

Notons néanmoins que l’énergie à partir de laquelle la mauvaise conscience émerge

est identique à l’instinct de liberté des dominants. Il s’agit dans les deux cas de la volonté

532 Ibid. 533 Ceux qui font partie des classes les plus basses de la société sont contraints à exercer plus d’intériorisation

que ceux qui sont au sommet de l’échelle sociale. Ridley, Aaron, « Guilt Before God, or God Before Guilt?

The Second Essay of Nietzsche’ Genealogy », The Journal of Nietzsche Studies, issue 29, spring 2005, pp.

35-45. Pages 36-37. 534 Ainsi, au lieu qu’un instinct se décharge sur un objet « extérieur », il se décharge au sein de la structure

pulsionnelle interne, soit sur d’autres instincts qui sont pris comme « objet » de décharge. Ce qui constitue

une agression de soi que nous pouvons aussi comprendre comme une répression interne. Beals, p. 434-435. 535 GM, II, §17, p. 97.

106

de puissance. Orienté vers l’extérieur, cet instinct permet d’organiser, de transformer et de

créer, mais orientée vers l’intérieur, il conduit à la torture de soi :

Au fond, c’est la même force active qui chez ces organisateurs et ces artistes de la

violence est à l’œuvre de façon grandiose et bâtit des États et qui ici, à l’intérieur,

rapetissée, mesquine, rétrograde, dans le “labyrinthe du cœur”, comme dit Goethe, se

crée la mauvaise conscience et bâtit des idéaux négatifs, c’est dans les deux cas le

même instinct de liberté (ou pour le dire dans mon langage : la volonté de puissance) :

avec cette différence toutefois qu’ici c’est l’homme lui-même, tout son ancien moi

animal, qui est la matière sur laquelle s’exerce la nature formatrice et contraignante de

cette force, et non pas, comme dans l’autre phénomène, plus important, plus voyant,

l’autre homme, les autres hommes536.

3.1.2 La relation entre le débiteur et le créancier

Alors qu’au début la mauvaise conscience n’est que le retournement de l’instinct de

liberté contre soi, elle deviendra plus tard la conscience d’une culpabilité537. Pour expliquer

cette évolution, Nietzsche retrace l’origine de la notion du sentiment de culpabilité et de

faute dans celle de dette538, c’est-à-dire dans la relation entre le créancier et le débiteur539.

Pour Nietzsche, le sentiment de la dette provient lui aussi d’une origine amorale, il résulte

simplement des relations sociales à l’intérieur d’une quelconque société540. C’est dans le

cadre de cette relation que l’origine de l’association entre la faute et la souffrance peut être

trouvée541. Pour le débiteur, le fait de contracter une dette le prédisposait à subir une

punition. Il devait souffrir afin de repayer son créancier s’il ne pouvait pas lui rendre son dû

: on concevait qu’il y avait une équivalence entre le dommage subi par le créancier et la

douleur infligée au débiteur542. Le créancier pouvait se dédommager par le droit d’exercer

sa cruauté, c’est-à-dire en extériorisant ses instincts, ce qui fait souffrir le débiteur543. Cela

536 Ibid., §18, p. 97-98. 537 Godbout, p. 31-32. 538 GM, II, §4, p. 66. 539 Ibid., §4, p. 67, et §8, p. 75. 540 Goedert, p. 295. 541 Ibid., p. 286. 542 GM, II, §4, p. 67. Voir aussi §8, p. 76. 543 Ibid., §5, p. 68 : « Le créancier pouvait notamment infliger au corps du débiteur toutes sortes

d’humiliations et de tortures, par exemple en découper un morceau qui paraissait correspondre à la grandeur

107

lui donnait un énorme plaisir en lui procurant un sentiment de puissance qui compensait ses

pertes544 :

Faisons-nous une idée claire de la logique de cette forme de compensation : elle est

assez étrange. On établit une équivalence en substituant à l’avantage qui compenserait

directement le dommage (donc à sa compensation en argent, en terre, ou en un bien

quelconque) une sorte de satisfaction qu’on accorde au créancier pour le rembourser et

le dédommager, ̶ satisfaction de pouvoir exercer sans retenue sa puissance sur un

impuissant, volupté “ de faire le mal pour le plaisir de le faire”, jouissance du viol :

celle-ci est d’autant plus vive que le créancier est d’un rang social plus bas et d’une

condition plus humble, elle peut alors lui sembler un plat plus savoureux et même lui

donner l’avant-goût d’un rang supérieur. Par le moyen du “châtiment” infligé au

débiteur, le créancier participe au droit des maîtres : lui aussi atteint pour une fois au

sentiment exaltant de pouvoir mépriser et maltraiter quelqu’un comme un “inférieur” ̶

ou, au cas où le pouvoir exécutif réel, l’exécution de la peine ont été délégués à

l’“autorité”, de le voir du moins méprisé et maltraité. La compensation représente donc

une invitation et un droit à la cruauté545.

Alors qu’en règle générale il est interdit, dans le cadre de la vie en société, de se

montrer cruel envers autrui, nous voyons ici que le non-respect du contrat entre créancier et

débiteur permet au premier de faire violence au second pour compenser le bris du

contrat546. Pour Nietzsche, tous les hommes sont dans un tel rapport de débiteur face à la

communauté à laquelle ils appartiennent547. Cela se manifeste clairement lorsqu’un de ses

membres enfreint une loi. La relation entre un créancier et un débiteur se transpose dans la

relation entre le criminel la communauté548. Cette dernière peut se venger sur le criminel

qui brise ses obligations à son égard :

La communauté, le créancier abusé, se fera toujours rembourser, on peut y compter. Ce

qui est en cause ici, ce n’est pas tant le dommage immédiat causé par l’auteur du

dommage : c’est que le criminel est avant tout un “briseur”, un violateur de contrats et

un parjure envers la communauté, eu égard à tous les avantages et à toutes les

commodités dont la communauté lui avait assuré jusque-là sa part. Le criminel est un

débiteur qui non seulement ne donne rien en échange des avantages et des avances

qu’on lui a consenties, mais qui va jusqu’à s’attaquer à son créancier : il perd dès lors,

de la dette : ̶ de ce point de vue, très tôt et partout, il y eut des estimations précises, parfois atroces dans leur

minutie, estimations ayant force de droit, de chaque membre et de chaque partie du corps ». 544 Deleuze, p. 148 : « Les maîtres ont un secret. Ils savent que la douleur n’a qu’un sens : faire plaisir à

quelqu’un, faire plaisir à quelqu’un qui l’inflige ou qui la contemple ». GM, II, §6, p. 70-71. 545 GM, II, §5, p. 68-69. 546 Deleuze, p. 154. 547 Goedert, p. 287. 548 GM, II, §9, p. 77.

108

comme de juste, non seulement tous ces biens et tous ces avantages, ̶ mais il se voit

rappelé ce qu’il en est de tous ces biens. La colère du créancier lésé, de la

communauté, le met hors la loi, le rejette à l’état sauvage qui lui avait été jusque-là

épargné : elle le répudie; désormais, contre lui, tout est permis549.

Contrairement à ce que nous pourrions penser, ce n’est pas dans le châtiment que

reçoit le criminel que Nietzsche retrace la naissance du sentiment de culpabilité550. Bien au

contraire, le châtiment a plutôt pour effet d’endurcir et d’augmenter la résistance du

criminel en face de la société551. C’est donc dans une tout autre dynamique qu’il faut

rechercher la naissance du sentiment de culpabilité. Avant d’y arriver, nous devons encore

traiter d’une autre source de la conscience de la dette. C’est dans la relation entre la

communauté et ses ancêtres552, qu’il faut enfin tourner notre regard :

Au sein de la tribu primitive ̶ il s’agit des tous premiers temps ̶ chaque génération

vivante se reconnaît à l’égard de la précédente et notamment à l’égard de la première,

fondatrice de la tribu, une obligation juridique […]. Alors prévaut la conviction que la

tribu ne subsiste que grâce aux sacrifices et aux travaux des ancêtres, ̶ et qu’on doit

s’acquitter envers eux par des sacrifices et des travaux : on reconnaît donc une dette

qui même ne fait que croître, du fait que ces ancêtres, dans leur survivance comme

puissants esprits, ne cessent d’accorder, de par leur force, de nouveaux avantages et de

nouvelles avances à leur descendance553.

Plus la communauté devient puissante et plus cette dette envers ses ancêtres paraît

importante554. Elle peut grossir jusqu’à faire du visage des ancêtres un Dieu. Autrement dit,

la crainte à leur égard engendre la naissance d’un Dieu555. La dette prend alors la forme

549 Ibid., p. 77-78. 550 Ibid., §14, p. 90-91. Voir aussi Deleuze, p. 156. 551 GM, II, §14, p. 90 : « Dans l’ensemble, le châtiment endurcit et refroidit; il concentre; il aiguise le

sentiment d’être étranger; il augmente la force de résistance. […] on peut affirmer sans hésiter que c’est le

châtiment qui a le plus fortement entravé le développement du sentiment de culpabilité, du moins chez les

victimes de la force qui punissait ». 552 Ibid., §19, p. 99-101. 553 Ibid., §19, p. 99-100. 554 Ibid., §19, p. 100 : « Selon cette logique spéciale, la peur de l’ancêtre et de sa puissance, la conscience

d’une dette envers lui s’accroît nécessairement dans la mesure où s’accroît la puissance de la race elle-même,

dans la mesure où la race elle-même devient plus triomphante, plus indépendante, plus vénérée, plus

redoutée ». 555 Ibid., §19, p. 101 : « animée d’une peur croissante, l’imagination devra finir par donner aux ancêtres des

races les plus puissantes des proportions gigantesques et par les repousser dans les ténèbres d’une dimension

divine, inquiétante et inconcevable : l’ancêtre finit par prendre le visage d’un dieu ».

109

d’une faute qui est par la suite conçue comme inexpugnable et plus tard comme

« originelle »556. Le sentiment de la dette évolue pour finalement se transformer en un

sentiment de culpabilité557. Alors que le sentiment de la dette est tourné vers le créancier, le

sentiment de culpabilité se retourne contre le débiteur. Nietzsche croit que c’est l’homme

de la mauvaise conscience, c’est-à-dire l’homme qui s’intériorise en raison de la

sédentarisation, qui s’empare de l’hypothèse religieuse afin d’approfondir son propre

supplice558. D’une part, il s’oriente vers « Dieu » et, d’autre part, il prend sa propre mesure,

ou se juge lui-même, par le biais de la figure de la divinité559. Pour Georges Goedert, le

Dieu des juifs et le Dieu des chrétiens se présentent toutefois comme étant diamétralement

opposés aux instincts naturels de l’homme qui ressent alors ses passions comme des

imperfections560. Dans cette dynamique, la dette envers la divinité devient un sentiment de

culpabilité existentielle, soit un instrument de torture de soi :

Il saisit en “Dieu” ce qu’il peut trouver de plus opposé à ses véritables et irrémissibles

instincts animaux, il réinterprète ces instincts animaux comme une dette envers Dieu

[…] le non qu’il se dit à lui-même, à la nature, à la spontanéité, à la réalité de son être,

devient, lorsqu’il le fait jaillir hors de lui, un oui, quelque chose d’existant, de corporel,

de réel, Dieu, sainteté de Dieu, judicature de Dieu, exécution des hautes œuvres de

Dieu, au-delà, éternité, martyre sans fin, enfer, châtiment et dette incommensurables. Il

y a là une sorte de délire de la volonté dans la cruauté mentale qui n’a pas son égal : la

volonté de l’homme de se sentir coupable et condamnable au point que toute expiation

devienne impossible, sa volonté de se penser comme châtié sans que jamais le

châtiment puisse égaler la faute, sa volonté d’infecter, d’empoisonner le dernier fond

des choses par le problème du châtiment et de la faute pour se couper définitivement

toute sortie de ce labyrinthe d’“idées fixes”, sa volonté d’ériger un idéal ̶ celui du

“Dieu saint” ̶ , pour être, face à ce Dieu, tout à fait sûr de son absolue indignité561.

556 Ibid., §21, p. 103. 557 La culpabilité est le fait de s’attribuer à soi ou à autrui une faute. Blondel, Eric, « La culpabilité, une

maladie occidentale? », Autres Temps. Les cahiers du christianisme social. n°10, 1986, pp. 53-59, page 54. 558 GM, II, §22, p. 104. Il y a un débat sur l’émergence de la culpabilité. Aaron Ridley, dans une critique de

l’approche de Mathias Risse, pense que le concept de culpabilité (guilt) précède le concept de dieu. Ridley, p.

38-42. Mathias Risse, dans sa réponse à Aaron Ridley, soutient qu’il faut cependant distinguer entre deux

conceptions de la culpabilité. L’une est un simple sentiment local de culpabilité pour certaines actions

spécifiques alors que l’autre est une culpabilité existentielle qui concerne toute l’existence. Il pense que la

première peut précéder le concept de dieu alors que la deuxième est seconde par rapport au concept de dieu

qui est sa condition d’émergence. Risse, Mathias, « On God and Guilt : A Reply to Aaron Ridley », The

Journal of Nietzsche Studies, issue 29, spring 2005, pp. 46-53, pages 46, 49-50 et 52. 559 Morel, Georges, Nietzsche Analyse de la maladie, p. 72-73. 560 Goedert, p. 298. VP, tome 1, livre 1, §325, p. 156, 1880-1881 et §326, p. 156-157, 1887. Crépon, Marc,

«Figures du “nous”. Note sur l’interprétation nietzschéenne du judaïsme », Revue germanique internationale

[En ligne], 11 | 1999, mis en ligne le 07 septembre 2011, consulté le 12 octobre 2012, p. 79-80. URL :

˂http://rgi.revues.org/710˃. 561 GM, II, §22, p. 105.

110

La « dette » étant conçue comme « originelle », l’homme souffre de sa condition

« coupable », car tout vouloir est impuissant par rapport à ce qui est passé562. L’homme

souffre de son impuissance devant tout ce qui est révolu et aspire alors à une impossible

rédemption563. On pourrait croire que les progrès de l’athéisme suffiraient à délivrer

l’humanité de sa culpabilité existentielle564. Toutefois, la situation est plus compliquée car

elle prend sa source dans un contexte de domination. Les prêtres ont détourné la notion de

« dette » par une interprétation moralisante et religieuse qui est désormais intériorisée ou

refoulée dans la mauvaise conscience565.

3.2.1 Le changement de direction du ressentiment par les prêtres

Pour les faibles, l’épreuve de la souffrance engendre une attitude examinatrice et

accusatrice envers le passé. Nietzsche affirme que l’homme décadent recherche une cause à

sa souffrance566 et plus précisément un coupable :

Celui qui souffre cherche instinctivement à sa souffrance une cause; plus précisément,

il lui cherche un auteur; plus exactement encore, un coupable lui-même susceptible de

souffrance ̶ bref, un être vivant quelconque sur lequel il puisse, réellement ou en

effigie, et sous n’importe quel prétexte, décharger ses passions567.

562 Goedert, p. 295. 563 Zara, De la rédemption, p. 172-174. 564 GM, II, §20, p. 102. Goedert, p. 288. HTH, 1, §27, p. 35, et HTH, 1, 2, §56, p. 61. 565 GM, II, §21, p. 103. Deleuze, p. 162 : « On verra une différence de nature entre les deux formes de

responsabilité, la responsabilité-dette et la responsabilité-culpabilité ». 566 GS, livre 1, §13, p. 65 : « la douleur demande toujours la cause, tandis que le plaisir est enclin à s’en tenir

à lui-même et à ne pas regarder en arrière ». 567 GM, 3, §15, p. 151.

111

Pourtant, la souffrance qu’éprouve cet homme ne provient pas nécessairement d’une

personne, elle n’a pas dans tous les cas un « auteur »568. Cette tendance à rechercher un

coupable, chez celui qui est incapable d’endurer la souffrance, se traduit par un esprit de

vengeance que Nietzsche nomme aussi ressentiment569 :

Ceux qui souffrent ont tous une effrayante disposition à inventer des prétextes à leurs

passions douloureuses; ils jouissent même de leurs soupçons, de leurs ratiocinations

moroses sur les bassesses et les préjudices dont ils se croient victimes, ils scrutent les

entrailles de leur passé et de leur présent pour y chercher des histoires obscures et

douteuses, où ils sont libres de se griser de soupçons torturants et de s’enivrer du

poison de leur propre méchanceté ̶ ils rouvrent violemment leurs plus vielles

blessures, ils saignent de plaies depuis longtemps cicatrisées, ils transforment en

malfaiteurs ami, femme, enfant et tous leurs proches570.

Notons que le ressentiment c’est d’abord le signe d’une incapacité à répondre

impulsivement à une situation. Autrement dit, c’est le contraire de la spontanéité du fort qui

réussit à extérioriser ou à transfigurer sa souffrance571. Le ressentiment peut se traduire soit

par un retournement de la force contre soi, par une accumulation intérieure de la tension572,

soit par une vengeance différée sur les autres et, surtout, sur les forts. Nous savons que

Nietzsche a pensé l’oubli comme une faculté active qui permet de digérer les

expériences573. Or, l’homme du ressentiment est celui chez qui cette faculté est déficiente

ou obstruée et qui ne parvient pas à oublier ou simplement à passer à autre chose et qui en

souffre574. Les traces mnésiques qui ne peuvent être oubliées s’accompagnent d’affects

douloureux575.

568 GM, 3, §15, p. 151-152 : « “Quelqu’un doit être coupable de ce que je me sente mal”, cette manière de

conclure est propre à tous les êtres maladifs, et cela à proportion qu’ils ignorent la cause véritable de leur

malaise, je veux dire la cause physiologique (qui peut être par exemple une maladie du sympathique, une

sécrétion anormale de bile, un manque de sulfate ou de phosphate de potasse dans le sang, des ballonnements

du bas-ventre qui gênent la circulation du sang, ou encore une dégénérescence des ovaires, etc.) ». 569 Ibid., §14, p. 145-147. 570 Ibid., §15, p. 152. 571 VP, tome 2, livre 4, §555, p. 444, 1887-1888. 572 Deleuze, p. 131-132. 573 GM, 2, §1, p. 59. Voir l’article de Jacques Le Rider « Oubli, mémoire, histoire dans la “Deuxième

Considération inactuelle” », Revue germanique internationale [En ligne], 11 | 1999, mis en ligne le 14 janvier

2011, consulté le 15 avril 2014. Adresse URL : ˂http://rgi.revues.org/725˃. Pages 210-211. 574 Deleuze, p. 130-131. Une des causes de l’hypertrophie de la mémoire est l’implantation d’une

mnémotechnique violente afin de dresser l’animal-homme. Il pourra dès lors tenir des promesses. GM, 2, §5,

p. 68. GM, 1, §3, p. 63 : « “Comment former dans l’animal-homme une mémoire? Comment imprimer

112

L’incapacité de supporter l’accumulation de cette tension, due aux traces mnésiques

qui envahissent la conscience au lieu d’être simplement oubliées, produit un mécanisme de

défense. Au niveau physiologique et psychologique, le ressentiment a pour but essentiel de

calmer les souffrances en les canalisant dans une direction : « la décharge des passions est,

pour celui qui souffre, la meilleure façon de chercher un soulagement, un engourdissement,

c’est là le narcotique qu’il recherche contre toute espèce de tourment576 ». Le ressentiment

répond donc d’abord à un profond et urgent besoin vital. Nietzsche affirme en ce sens que

la « cause physiologique » du ressentiment réside dans « le désir d’étourdir la douleur par

la passion577 ». Notons toutefois que pour engourdir sa souffrance, ou cette tension

accumulée, l’homme doit se décharger avec plus de violence que le mal qu’il subit, ce qui

donne un caractère de surenchère au ressentiment. Dans tous les cas, cette décharge a

besoin d’identifier un coupable578 ou un responsable afin de s’effectuer, ce qui en fait

essentiellement un acte de vengeance, une réaction.

Nietzsche ne limite pas l’explication du ressentiment à un mécanisme physiologique

et psychique, mais explore aussi ses origines sociales579. D’une part, c’est en raison de la

vie en société, qui provoque l’intériorisation de l’homme, que ce malaise existe. D’autre

part, il peut résulter de la violence et de la domination que les maîtres exercent sur les

quelque chose d’ineffaçable à cet entendement du moment présent, à la fois étourdi et obtus, à cet oubli

incarné?”… Comme on se l’imagine aisément, ce problème très ancien n’a pas été résolu avec une grande

délicatesse : peut-être même n’y a-t-il rien de plus effrayant et de plus sinistre dans toute la préhistoire de

l’homme que sa mnémotechnique. “On grave quelque chose au fer rouge pour le fixer dans la mémoire : seul

ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la mémoire” ̶ voilà une loi fondamentale de la plus ancienne

psychologie sur terre ». Le Rider, p. 212. 575 Ferreira, Jean-Philippe, « La morale comme maladie : éléments pour une psychopathologie nietzschéenne

des sentiments moraux », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 6 | 2004, mis en ligne le 22 janvier

2009, consulté le 25 mars 2014. URL : http://traces.revues.org/2963. Page 59. 576 GM, 3, §15, p. 151. 577 Ibid. 578 Pour Éric Blondel, on attribue la faute à une personne à laquelle on attribue la cause (par une action

délibérée) de la souffrance. Blondel, p. 55. 579 GM, 2, §3, p. 64 : « Plus l’humanité a eu mauvaise mémoire, et plus ses coutumes ont pris un aspect

horrible; en particulier la dureté des lois pénales nous donne toute la mesure de l’effort qu’elle a dû faire pour

vaincre l’oubli et pour garder présentes à la mémoire de ces esclaves du sentiment et du désir passagers

quelques exigences de la vie sociale ».

113

esclaves. Dans ce dernier cas, la source du ressentiment résulte d’une situation de

domination et de répression d’une classe sociale par une autre. C’est précisément là l’objet

d’analyse de la première dissertation de La généalogie de la morale. Nietzsche écrit que ce

sont les maîtres qui se sont eux-mêmes qualifiés de « bons » et qui ont par le fait même

créé des valeurs580. L’aristocrate commence par dire « oui » à ce qu’il est, pour seulement

ensuite qualifier ceux qui ne correspondent pas à ce qui est « bon » de « mauvais »581 :

L’évaluation de type aristocratique […] agit et croît spontanément, elle ne recherche

son antithèse que pour se dire oui à elle-même avec plus de joie et de reconnaissance

encore, ̶ son concept négatif de “bas”, de “commun”, de “mauvais”, n’est qu’un tardif

et pâle contraste au regard de son concept fondamental, concept positif, pénétré de vie

et de passion, “nous les nobles, les bons, les beaux, les heureux”582.

Cependant, dans cette situation de domination, les esclaves sont réduits à réagir à

l’activité des maîtres. Pour Nietzsche, le ressentiment qui naît chez les esclaves provient de

leur impuissance et de leur sujétion devant les maîtres. Ce ressentiment des esclaves

devient, à un certain moment, créateur de valeurs583. Cette création est le fait d’un « artiste

génial », le prêtre juif, qui a su créer une fiction qui puisse rendre coupables les maîtres584.

Cette création de valeur marque le début de la révolte des esclaves contre les maîtres.

Impuissants, les esclaves débutent leur révolte par une inversion des valeurs, c’est-à-dire en

qualifiant les maîtres de « méchants » pour se dire eux-mêmes les « bons » :

Alors que toute la morale aristocratique naît d’un oui triomphant adressé à soi-même,

de prime abord la morale des esclaves dit non à un “dehors”, à un “autre”, à un

“différent-de-soi-même”, et ce non est son acte créateur. Cette inversion du regard

posant les valeurs ̶ la nécessité qui pousse à se tourner vers le dehors plutôt que vers

soi-même ̶ cela relève justement du ressentiment : la morale des esclaves a toujours et

avant tout besoin pour prendre naissance d’un monde hostile et extérieur, elle a

580 Ibid., 1, §2, p. 21. 581 Ibid., 1, §10, p. 35. 582 Ibid., 1, §10, p. 35. 583 Ibid., 1, §10, p. 35. 584 Deleuze, p. 144 : « Celui qui met en forme le ressentiment, celui qui mène l’accusation et poursuit

toujours plus loin l’entreprise de vengeance, celui qui ose le renversement des valeurs, c’est le prêtre. Et plus

particulièrement, le prêtre juif, le prêtre sous sa forme judaïque ». Jean-Philippe Ferreira parlera de « fictions

dépréciatives » dans son article « La morale comme maladie : éléments pour une psychopathologie

nietzschéenne des sentiments moraux », p. 60. Crépon, p. 78 et 81.

114

physiologiquement parlant besoin d’excitations extérieures pour agir ̶ son action est

foncièrement une réaction585.

Le ressentiment envers les maîtres comporte toutefois le risque de s’accumuler

jusqu’à devenir explosif. Le ressentiment est une menace pour les hommes serviles,

puisqu’ils risquent de vouloir s’en prendre aux maîtres, et pour la communauté car ils

pourraient s’attaquer entre eux. Or, c’est ici qu’il faut apercevoir le rôle joué par les prêtres

dans le détournement du ressentiment vers l’intériorité de ceux qui l’éprouvent. Ce

détournement doit aussi être mis en rapport avec l’intervention des prêtres chrétiens586 et la

fonction qu’ils exercent auprès du troupeau des hommes souffrants. Ce changement de

direction du ressentiment a partiellement pour but de protéger la communauté587. Il vise à

ce que les esclaves ne tentent pas de se décharger sur les puissants, qui les écraseraient par

la force. Il faut aussi éviter que les esclaves s’attaquent entre eux, ce qui compromettrait la

conservation du troupeau servile lui-même. Le prêtre apparaît alors comme celui qui lutte

contre l’anarchie et la dissolution qui menacent le troupeau. Par-delà ce rôle, les prêtres

poursuivent toutefois leur propre soif de domination588.

Nietzsche dénonce les prêtres chrétiens d’avoir, grâce à leur interprétation morale et

religieuse du retournement des instincts contre l’homme, produit l’intériorisation de la

585 GM, 1, §10, p. 35. 586 Deleuze, p. 150 : « Cette seconde incarnation du prêtre est l’incarnation chrétienne […] C’est le prêtre-

chrétien qui fait sortir la mauvaise conscience de son état brut ou animal, c’est lui qui préside à

l’intériorisation de la douleur. C’est lui, prêtre-médecin, qui guérit la douleur en infectant la blessure. C’est

lui, prêtre-artiste, qui amène la mauvaise conscience à sa forme supérieure : la douleur, conséquence d’un

péché ». 587 Deleuze, p. 151 : « Le ressentiment disait “c’est ta faute”, la mauvaise conscience dit “c’est ma faute” ».

Voir aussi p. 163 : « Mais le prêtre n’empoissonne pas seulement le troupeau, il l’organise, il le défend. Il

invente les moyens qui nous font supporter la douleur multipliée, intériorisée. Il rend vivable la culpabilité

qu’il injecte ». 588 AC, §24, p. 70-71 : « La décadence, pour l’espèce d’homme qui aspire au pouvoir dans le judaïsme et le

christianisme, espèce sacerdotale, n’est que moyen : cette espèce d’hommes a un intérêt vital à rendre

l’humanité malade et à retourner les notions de “bien”, “mal”, “vrai” et “faux” en un sens dangereux pour la

vie et calomniateur pour le monde ». Deleuze, p. 144 : « pour apprécier correctement l’intervention du prêtre,

il faut voir de quelle manière il est complice des forces réactives, mais seulement complice et ne se

confondant pas avec elles. Il assure le triomphe des forces réactives, il a besoin de ce triomphe, mais il

poursuit un but qui ne se confond pas avec le leur ».

115

douleur589. Par eux, la mauvaise conscience prend des proportions gigantesques et

dangereuses590 et ne sert en rien la croissance vitale ni l’affirmation de la vie dans toutes ses

potentialités. Notons que la souffrance ou les tourments moraux de la culpabilité

existentielle qui sont la création des prêtres591 ne sont pas nécessaires pour consentir à la

volonté de puissance ce qui permet à Nietzsche de critiquer cette situation et d’aspirer à sa

transformation592. Les prêtres ont historiquement réussi à faire converger pour leurs propres

fins des phénomènes qui résultent de la vie en société. Nous avons déjà vu que les prêtres

judaïques ont d’abord réussi à créer des valeurs réactives. De surcroît, les prêtres juifs et

chrétiens ont redirigé l’agression contre soi due à la contrainte sociale, le sentiment de la

dette envers Dieu et le ressentiment envers les maîtres vers l’intériorité des hommes593.

Cela a pour conséquence une intériorisation de la douleur par l’émergence d’un sentiment

de culpabilité existentiel. Le prêtre répond au questionnement de l’homme souffrant en lui

montrant que le coupable c’est lui-même :

“Je souffre : quelqu’un doit en être coupable”, ainsi pense toute brebis maladive. Mais

son berger, le prêtre ascétique, lui dit : “Tu as raison, ma brebis, quelqu’un doit en être

coupable : mais c’est toi qui est ce quelqu’un, c’est toi-même et toi seulement qui en es

coupable, ̶ c’est toi-même et toi seulement qui es coupable de toi!”… C’est assez osé,

assez faux : mais quelque chose au moins est ainsi obtenu, ainsi, je l’ai dit, la direction

du ressentiment ̶ est changée594.

Dans ce processus de détournement du ressentiment, le prêtre ment595 à l’homme qui

souffre et l’empêche de concevoir les raisons véritables de son malaise596. Comme nous

l’avons vu, l’homme qui souffre jette un regard examinateur et accusateur sur le passé en

589 VP, tome 1, livre 1, §319, p. 153, 1888. 590 Goedert, p. 298. 591 Risse, Mathias, p. 51 : « it is only when the ascetic priests introduce the Christian ”maximal God” that the

moral psychology of Guilt arises ». Notons que cette culpabilité n’est pas la simple culpabilité locale mais,

selon la distinction que Risse fait, la culpabilité existentielle. Pour Éric Blondel, la culpabilisation, que ce soit

pour accuser autrui ou soi-même, entraîne de la souffrance. D’une part, il y a la souffrance d’être coupable, de

se faire attribuer la culpabilité par autrui. D’autre part, il y a la souffrance de s’en prendre à soi-même par un

surmoi sadique. Blondel, p. 55-57. 592 C’est un problème de culture, et non de physiologie, auquel nous nous attaquons ici. Voir Godbout, p. 20-

40. Voir Deleuze, pages 16-17, 65 et 161-168. 593 Goedert, p. 296. 594 GM, 3, §15, p. 152. 595 AC, §38, p. 88-89. 596 Ibid., §25, p. 72.

116

recherchant une cause et un coupable. Or, le prêtre exploite cette attitude à son avantage en

prenant la position d’un mentor qui possède un savoir sur le mal et la souffrance. Le

changement de direction du ressentiment est une ruse du prêtre qui met en rapport la

souffrance et la notion de faute :

la souffrance érigée en sens de la vie, la souffrance interprétée comme sentiment de

culpabilité, de peur, de châtiment; partout la discipline, le cilice, le corps émacié, la

contrition; partout les tortures que le pécheur s’inflige à lui-même sur la roue cruelle

d’une conscience inquiète, lubriquement maladive; partout le tourment muet, l’extrême

frayeur, l’agonie du cœur martyrisé, les spasmes d’un bonheur inconnu, le cri appelant

le “salut”597.

Il intervient en affirmant que celui qui souffre est responsable de sa propre

souffrance. La confiance des hommes dans le prêtre, qui les avait soutenus dans la lutte

contre les maîtres, se transforme ainsi en venin. Le ressentiment qui s’extériorisait vers les

maîtres se retourne alors contre ceux qui l’incarnent. Le prêtre manipule les hommes du

ressentiment d’une manière telle qu’ils deviennent inoffensifs tout en étant instrumentalisés

au profit de ses visées598. Sous la « parole » ou la « volonté de Dieu », qu’évoque le prêtre

pour diriger ses brebis, se dissimule en réalité son propre instinct de les dominer599. La

doctrine religieuse du péché est l’instrument de domination par lequel le prêtre peut

convaincre sa victime. Dans cette doctrine, l’homme est conçu comme possédant le libre

arbitre, soit la possibilité de choisir entre le bien et le mal. Le monde lui-même est

interprété dichotomiquement comme un combat entre les forces du bien et du mal600. De

surcroît, l’homme est un pécheur qui hérite d’une faute, d’un péché existentiel. Il doit donc

comprendre qu’il a choisi le mal et qu’il doit se repentir, c’est-à-dire se soumettre au

prêtre601. Malheureusement, cette soumission rend aveugle et augmente la souffrance :

On devine déjà quelle chose, conformément à cette logique, a été d’abord introduite

dans le monde : ̶ le “péché”… […] L’homme ne doit pas jeter le regard hors de lui, il

doit regarder en lui-même; il ne doit pas regarder dans les choses avec l’intelligence et

597 GM, 3, §20, p. 170. 598 AC, §26, p. 72-73. GM, 3, §16, p. 153. 599 AC, §26, p. 74. 600 Franck, Didier, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, Presses universitaires de France, Épimétée, essais

philosophiques, collection « puf », p. 65. 601 AC, §26, p. 74-75.

117

la circonspection qu’il faut pour apprendre, il ne doit pas du tout regarder, tout

simplement : il doit souffrir…602.

Paul Valadier écrit que cette situation est paradoxale : le sens que le prêtre donne à la

souffrance n’élimine pas la souffrance, mais la redouble603. Celui qui souffre et qui tente de

remédier à sa souffrance par les conseils du prêtre entre donc dans un cercle vicieux : il

souffre, donc il s’en prend à lui-même et puisqu’il s’en prend à lui-même, il souffre encore

plus. Selon Louis Godbout, Nietzsche dénonce cette dynamique comme étant la mise en

place d’une structure de domination604 : « le prêtre domine grâce à l’invention du

péché.605 » C’est surtout par le langage que le prêtre réalise les conditions de sa

domination606, c’est-à-dire en donnant un sens à la souffrance. Surtout, remarquons que

c’est l’invention d’un « sujet » qui doit répondre à l’accusation, au péché, qui permet ce

changement de direction607. La domination sur ceux qui souffrent est donc le royaume du

prêtre, mais pour que cela soit possible, il faut aussi que lui-même soit malade ou ait des

affinités avec la maladie afin de pouvoir les comprendre et les orienter608. Avant d’analyser

le « traitement thérapeutique » que le prêtre propose à l’homme souffrant, voyons d’abord

que l’ascétisme du prêtre peut se comprendre à partir de sa condition décadente609.

602 Ibid., §49, p. 107-108. 603 Valadier, p. 427. 604 GM, 3, §20, p. 169 : « Le “péché” ̶ puisque tel est le nom nouveau dont le prêtre désigne la “mauvaise

conscience” animale (la cruauté retournée sur elle-même) ̶ le péché a été jusqu’à présent l’événement majeur

de l’histoire de l’âme malade : nous avons en lui le tour de force le plus dangereux, le plus néfaste de

l’interprétation religieuse ». Godbout, p. 20-40. 605 AC, §49, p. 108. 606 Selon George Bondor : « Le langage n’est pas neutre, mais il est l’instrument nécessaire pour réaliser la

domination ». Son article « Nietzsche, Le Langage Et Le Pouvoir » présente une partie des résultats d’une

recherche effectuée à l’Université « Al.I. Cuza » de Iasi, financé par CNCS - UEFISCSU, projet PN II – IDEI

788/2008, code 2104. [En ligne], consulté le 15 avril 2014. URL :

˂http://www.fssp.uaic.ro/argumentum/Numarul%2011/Articol%20George%20Bondor.pdf˃. 607 Blondel, p. 55-56. 608 GM, 3, §15, p. 149. 609 Deleuze, p. 167 : « Au-delà du ressentiment et de la mauvaise conscience, Nietzsche traite de l’idéal

ascétique, troisième étape. Mais aussi bien l’idéal ascétique était présent dès le début ».

118

3.2.2 L’idéal ascétique des prêtres

Nietzsche affirme que c’est dans une vie en dégénérescence que l’instinct ascétique

prend sa source. Le rôle de cet instinct consiste à maîtriser et à lutter contre les malaises. Il

correspond à la tentative de conserver, par tous les moyens, une vie en train de dégénérer :

Rétablissons rapidement la réalité des faits : l’idéal ascétique a sa source dans

l’instinct de défense et de salut d’une vie en voie de dégénération, qui cherche à

subsister par tous les moyens et lutte pour son existence; il indique une inhibition et

une fatigue physiologiques partielles contre quoi les instincts de vie les plus profonds,

restés intacts, ne cessent de combattre pour l’invention de nouveaux moyens. L’idéal

ascétique est l’un de ces moyens : il en va tout à l’inverse de ce que pensent ses

adorateurs, ̶ en lui et par lui, la vie lutte avec la mort et contre la mort : l’idéal

ascétique est une ruse de la conservation de la vie610.

La fatigue physiologique est ce qui caractérise en particulier les saints. Ces derniers,

souvent des prêtres, se distinguent par leur « élévation spirituelle » et apparaissent comme

des hommes exemplaires pour les croyants. Nietzsche interprète toutefois cette sainteté

comme un produit de la décadence611 et du mépris du corps612 :

je pourrais aussi reconnaître dans le mépris de soi-même, qui fait partie des caractères

de la sainteté, et de même dans les actes de torture de soi-même (par la faim, et les

flagellations, les dislocations de membres, la simulation de l’égarement) un moyen par

lequel ces natures luttent contre la lassitude générale de leur volonté de vivre (de leurs

nerfs) : ils ont recours aux moyens d’excitation et de torture les plus douloureux pour

se relever, au moins pour quelques temps, de cet affaiblissement et de cet ennui où leur

grande indolence d’esprit et cette soumission à une volonté étrangère que nous avons

décrite les fait si souvent tomber613.

610 GM, 3, §13, p. 142. 611 AC, §51, p. 111 : « la sainteté, elle-même rien qu’un syndrome du corps appauvri, épuisé, incurablement

corrompu! ». VP, tome 1, livre 1, §329, p. 158, 1888. 612 VP, tome 1, livre 1, §402, p. 194, 1888 : « Ils méprisaient le corps, n’en tenaient pas compte; bien plus, ils

le traitaient en ennemi. Leur folie était de croire que l’on peut promener une « belle âme » dans un corps

rabougri… Et pour le faire entendre aux autres, il leur a fallu changer le concept de la « belle âme », renverser

les valeurs naturelles, et obtenir qu’un être pâle, maladif, idiot et exalté passât pour une perfection, pour un

être « angélique », et radieux, pour un homme supérieur ». 613 HTH, 1, §140, p. 117.

119

Le problème, que Nietzsche dénonce, c’est qu’on s’abuse à croire que les saints ou

les prêtres incarnent une forme suprême de la moralité alors qu’au contraire, ils prennent la

voie du renoncement614. Leur résignation est, inversement, « la position la plus confortable

pour un malade615 ». L’obéissance ou la soumission à une volonté étrangère apparaît

comme un moyen de rendre la vie plus facile. Le renoncement à toute volonté personnelle,

ainsi qu’à toute forme de commandement, est une forme de commodité; elle rend la vie

plus légère616. Chez ceux qui sont faibles, la maladie est caractérisée par la tendance à

désirer la paix, la commodité et le confort. La sagesse apparente et la soi-disant moralité

dont ils s’habillent ressemblent davantage à une falsification qui masque leur

dégénérescence physiologique617. On comprend donc tout à l’envers : sa condition

déclinante est perçue comme une surabondance de vie « spirituelle » et d’activité618. On le

conçoit comme étant l’acteur d’une lutte épique contre des passions gigantesques qu’il

réussit à vaincre, alors qu’il n’est que l’expression d’une vie appauvrie qui ne fait que fuir

l’intensité. Le saint aspire à se distinguer et à montrer aux autres sa supériorité619. La

croyance que le saint représente quelque chose de surnaturel est une erreur. C’est la

signification que lui donne le croyant qui entretient son « mythe » et qui lui donne une

valeur supérieure qui ne correspond pas en fait à sa condition physiologique620.

614 VP, tome 1, livre 1, §349, p. 169, 1883-1888. HTH, 1, §139, p. 117 : « Le saint se facilite donc la vie par

cet abandon total de sa personnalité, et l’on s’abuse quand on admire dans ce phénomène le suprême héroïsme

de la moralité ». Voir aussi HTH, 1, §138, p. 116. 615 Aurore, livre 5, §518, p. 263. 616 HTH, 1, §139 p. 116. 617 Ibid., §138, p. 116 : « au fond, ces actes ne sont pas moraux, en tant qu’ils ne sont pas expressément

accomplis en vue d’autrui ». GS, livre 5, §359, p. 367. 618 VP, tome 1, livre 2, §533, p. 421, 1888 : « Confusion entre deux états absolument différents : par exemple

le calme de la force qui consiste essentiellement à réfréner la réaction (à la ressemblance des dieux que rien

n’émeut) ̶ et le calme de l’épuisement, l’apathie qui va jusqu’à l’anesthésie. Tous les procédés ascétiques

plus ou moins philosophiques tendent au second, mais au fond pensent au premier… car ils appliquent à l’état

obtenu des épithètes qui suggèrent un état divin ». 619 HTH, 1, §141, p. 118 : « afin que le combat parût avoir toujours assez d’importance pour exciter chez les

non-saints un intérêt et une admiration durable, il fallait que les sens fussent de plus en plus honnis et flétris ».

Voir aussi §141, p. 119 : « Les pessimistes chrétiens de la pratique avaient, comme j’ai dit, un intérêt à ce

qu’une autre opinion restât régnante; il leur fallait pour peupler la solitude et le désert spirituel de leur vie, un

ennemi toujours vivant, et généralement reconnu, tel que le combattre et le réduire les fît toujours de nouveau

voir aux non-saints comme des êtres incompréhensibles, à moitié surnaturels ». 620 Ibid., §126, p. 106.

120

L’obéissance dans laquelle la vie déclinante se meut comporte à la longue le risque de

rendre la vie ennuyeuse. Le moyen de faire face à cet ennui est alors de recourir à des

moyens d’excitation qui rehaussent la volonté de vivre et qui chassent la lassitude621. Ces

moyens d’excitation prennent la forme de la torture de soi, ce qui permet de se satisfaire

soi-même et donne du plaisir à autrui : « l’âme était devenue lasse : c’est alors que le saint

et l’ascète trouvèrent un nouveau genre d’attraits à la vie. Ils s’exposèrent à tous les yeux,

[…] comme un spectacle terrifiant et néanmoins séduisant622». L’intériorisation de

l’homme est un retournement contre soi qui engendre la possibilité d’une nouvelle sorte de

plaisir, soit celui de se faire souffrir soi-même. Ainsi, ce n’est plus seulement la souffrance

d’autrui qui provoque la jouissance par la cruauté, mais bien aussi celle qu’on éprouve

envers soi-même623. C’est justement cette jouissance que l’homme prend à la cruauté

envers lui-même qui l’attire dans la négation de soi au sens religieux, jusqu’à se laisser

persuader de poursuivre l’idéal ascétique624. Cela risque toutefois de le rendre plus malade

et souffrant.

D’autre part, la dégénérescence physiologique chez le saint et l’ascète, a pour

conséquence que la chasteté est souvent une nécessité vitale. Selon Nietzsche, il n’y a rien

de réellement moral dans les pratiques du saint et de l’ascète, même si on les vénère comme

telles. Plutôt, les réactions négatives à la surexcitation et l’hypersensibilité sont des

symptômes de dégénérescence; l’ascète et le saint sont donc à comprendre en ce sens. Cette

nécessité vitale prend sa source dans une vie affaiblie pour laquelle la sensualité représente

un danger qu’il faut combattre : « Ce sont les hommes les plus sensuels qui doivent fuir

devant les femmes et torturer leur corps625 ». Et encore : « L’ascétisme est la façon de

penser qui convient à ceux qui doivent exterminer leurs instincts sensuels parce que ces

621 Ibid., §140, p. 117 et §141, p. 120. 622 Ibid., §141, p. 120-121. 623 PBM, §229, p. 662-664. 624 Dictionnaire des concepts philosophiques, Larousse in extenso, CNRS Éditions, sous la direction de

Michel Blay, 2013, p. 63 : « l’ascétisme y est pris dans son sens essentiellement négateur. Moment de

négation du monde de la sensibilité, du corps et de la réalité matérielle, moment de refus de la pluralité et du

caractère mouvant de l’existence, au profit du monde construit de l’idéal, l’idéal ascétique offre au désarroi

d’un monde privé de sens et livré à la souffrance, et à une sensibilité exacerbée, un espoir de délivrance et un

but ». 625 Aurore, livre 4, §294, p. 195.

121

instincts sont des fauves déchaînés626 ». Au contraire de la vie forte et surabondante qui se

définit par la maîtrise de soi, une vie faible se caractérise par l’anarchie des instincts. C’est

donc le propre d’une vie affaiblie et décadente que de devoir lutter contre ses instincts ou à

les réprimer pour ne pas avoir à en souffrir627. Notons que pour ceux qui sont en santé, qui

sont forts, appliquer arbitrairement le même processus de répression de soi sera très

souffrant, voire contre-nature : « Si la chasteté vous pèse, il faut vous la déconseiller, de

peur que la chasteté ne devienne pour vous la route de l’enfer628 ». Cette chasteté des saints

et des ascètes peut aussi engendrer un désir de vengeance qui est issu de la privation629.

Pour les décadents, cette vengeance s’accomplit par la tentative de rabaisser les autres au

niveau de leurs propres privations en dévalorisant leurs actions : « La chasteté de la

religieuse : de quel œil vengeur elle dévisage les femmes qui vivent différemment!630».

Outre l’interprétation de l’ascétisme des prêtres comme fatigue et dégénérescence

physiologique, Nietzsche envisage aussi que l’origine de leur ascèse puisse se trouver dans

un désir de domination qui se retourne contre soi :

Certains hommes ont en effet un besoin si grand d’exercer leur force et leur tendance à

la domination qu’à défaut d’autres objets, ou parce qu’ils ont d’ailleurs toujours

échoué, ils finissent par tyranniser certaines parties de leur être propre, pour ainsi dire

des portions ou des degrés d’eux-mêmes631.

D’une part, le « renoncement » apparaît ainsi comme l’assujettissement d’une

passion632 ou encore comme la décharge d’une émotion, qui dans les deux cas, procède

626 Ibid., §331, p. 207. 627 Alexandre Nehamas écrit : « selon Nietzsche, un mode de vie qui exige qu’on lutte contre l’instinct

participe d’une “maladie” et d’une “décadence” […] Mais la véritable maîtrise de soi exige qu’on modère ses

impulsions, qu’on les habitue au compromis et au respect mutuel, qu’on donne voix au chapitre à tout ce dont

on est fait ». Nehamas, Alexander, « Le visage de Socrate a ses raisons… Nietzsche sur “le problème de

Socrate” », Revue germanique internationale, [En ligne], 11|1999, consulté le 8 août 2014, P. 38. URL :

˂http://rgi.revues.org/705˃. 628 Zara, De la chasteté, p. 65. 629 Ibid., p. 64-65. 630 Aurore, livre 1, §30, p. 38. 631 HTH, 1, §137, p. 114. 632 Ibid., §138, p. 116.

122

d’un retournement contre soi. D’autre part, cette tendance à la domination de soi n’est pas

exempte de plaisir633, et donc ne peut pas véritablement être qualifiée de « renoncement ».

Il n’y a pas vraiment de renoncement à la vie chez l’ascète, mais plutôt un désir ardent de

vivre une autre vie :

Le prêtre ascétique est le désir incarné de vivre-autrement, de vivre-ailleurs, il est le

suprême degré de ce désir, sa ferveur et sa passion véritables : mais la puissance même

de son désir est le lien qui le rattache au monde, et c’est ainsi qu’il devient un

instrument, contraint de travailler en vue de créer des conditions meilleures pour vivre

au monde et vivre en homme, ̶ c’est par cette puissance même qu’il rallie à la vie tout

le troupeau des malvenus, des mécontents, des disgraciés, des malchanceux, de ceux

qui souffrent d’eux-mêmes, en se faisant instinctivement leur berger et leur guide. On

m’a déjà compris : ce prêtre ascétique, cet ennemi apparent de la vie, ce négateur, ̶ il

fait partie, lui précisément, des très grandes forces conservatrices et affirmatrices de la

vie…634.

Les prêtres veulent, consciemment ou inconsciemment, donner l’impression qu’ils

renoncent, mais leurs désirs portent simplement le masque du renoncement. L’ascète aspire

à un monde supérieur et c’est là le fruit d’un désir effréné de puissance635. Nietzsche

conçoit donc que la lutte contre soi-même, ou que la vie qui se retourne contre elle-même,

est encore une manifestation de la volonté de puissance. Il aperçoit encore dans cette torture

de soi–même un degré élevé de vanité. L’ascète veut être plus fort que ses douleurs. Ce

triomphe lui procure un intense sentiment de puissance. L’orgueil de l’homme ascétique

vise à faire triompher une partie de lui-même, soit celle qu’il considère la plus valeureuse,

sur toutes les autres : « Dans toute morale ascétique, l’homme adore une partie de soi

comme une divinité et doit pour cela nécessairement rendre les autres parties

633 GM, 3, §11, p. 138-139. Voir aussi HTH, 1, §137, p. 115 : « l’homme éprouve une véritable volupté à se

faire violence par des exigences excessives ». 634 GM, 3, §13, p. 142-143. 635 GS, livre 1, §27, p. 87 : « Il s’efforce d’atteindre un monde supérieur, il veut poursuivre son vol pour aller

plus loin et plus haut que tous les hommes de l’acquiescement, il se déleste de bien des choses qui

alourdiraient son vol, et de bien des choses, parmi celles-ci, qui ne sont pas dénuées de valeur ni indignes

d’affection à ses yeux : il les sacrifie à son désir de hauteur. Ce sacrifice, ce délestage, est justement la seule

chose qui soit visible en lui : c’est pour cela qu’on le désigne du nom de renonçant et c’est comme tel qu’il

nous apparaît, enfoui sous son capuchon et pareil à l’âme d’un cilice. Mais il est pleinement satisfait de

l’effet qu’il produit sur nous de la sorte : il veut maintenir cachés son désir, sa fierté, son intention de voler

au-dessus de nous. […] Car il est en cela semblable à nous, quand bien même il renonce ».

123

diaboliques…636 ». Cet homme a besoin d’un ennemi à abattre afin de rendre son existence

supportable ou plus intéressante et il a trouvé cet adversaire en lui-même : « il leur fallait

pour peupler la solitude et le désert spirituel de leur vie, un ennemi toujours

vivant637 ». Cette pratique est très problématique, car elle mène à un retournement de la vie

contre la vie. Selon Janine Filloux, l’origine du mal pour Nietzsche se trouve dans tout ce

qui contribue à la restriction, à la condamnation ou au rejet des instincts en tant que tels638.

Entendons par là que ce n’est pas la simple constriction des instincts qui incarne le mal,

mais bien ultimement la condamnation de l’égoïsme comme source des instincts.

Celui qui triomphe de sa propre sensualité est encore orgueilleux639. Il doit donc

encore vaincre son propre orgueil pour entrer en adéquation avec son idéal. Chez cet

homme, les penchants les plus naturels apparaissent comme autant de péchés, ce qui a pour

conséquence d’engendrer de la souffrance et de la culpabilité640. La torture de soi est

conçue comme étant un moyen d’atteindre la « rédemption ». Mais ultimement, il s’avère

être incapable de respecter complètement ses impératifs moraux contre-nature. En ce sens,

l’ascète vise d’abord un état qui est hors d’atteinte et dont les prix à payer sont la

mortification de soi et le sacrifice de multiples jouissances. Ensuite, il manque

inéluctablement son but, ce qui fait qu’il souffre tout autant de son illusion que de sa

désillusion. Toutefois, au lieu de comprendre que le précepte qu’il poursuit est irréalisable,

il souffre davantage en s’obstinant à en poursuivre la réalisation641. Il pense qu’il a commis

une faute dans l’exécution ou bien qu’il n’est pas digne de ce précepte n’étant lui-même

que faiblesse et péché, et que la réalisation de la « moralité » est donc réservée à des

meilleurs que lui642.

636 HTH, 1, §137, p. 115. Dès lors, ses propres appétits deviennent suspects et il les considère comme étant la

manifestation de quelque chose de diabolique. 637 HTH, 1, §141, p. 119. 638 Filloux, Janine, « Nietzsche et le mal : du chaos à l’étoile dansante », Imaginaire & Inconscient, 2007/1

n°19, pp. 69-83. Pages 70 et 73. 639 HTH, 1, §142, p. 121. 640 Aurore, livre 2, §109, p. 87-88. Le débiteur de Dieu craint de faillir à repayer son créditeur. Le débiteur a

le sentiment qu’il ne vit pas à la hauteur du contrat qui l’oblige avec Dieu. Bonetto, p. 513. 641 VP, tome 1, livre 1, §339, p. 162, 1887. 642 Aurore, livre 1, §21, p. 33-34.

124

En déclarant mauvais ce qui est tout simplement naturel et inévitable, les hommes

considèrent malsain ce qui fait partie de leurs désirs les plus ordinaires643. Par conséquent,

l’ascète a besoin de l’aide d’une force surnaturelle qui puisse lui donner la garantie de sa

rédemption, c’est-à-dire d’une entité fictive à laquelle il abandonnera son vouloir sans

apercevoir qu’il se soumet ainsi à la production fétichisée de son propre esprit644. Nietzsche

critique dès lors le « fondement » sur lequel le besoin de rédemption est établi645. Cette

torture de soi n’est pas naturelle, mais bien plutôt acquise par une forme d’éducation

malsaine qui n’est pas du tout nécessaire. Un autre apprentissage rendrait la pratique de la

mortification totalement inutile et dénuée de sens. Cependant, le saint ne se connait pas lui-

même : il s’interprète à l’aide d’un art d’interprétation artificiel, soit celui de la Bible646, et

il croit pourtant connaître la cause du sentiment de détresse ainsi que le moyen de le

supprimer647. C’est précisément à cause des erreurs religieuses et psychologiques à partir

desquelles il s’interprète qu’il ne découvre pas ce qu’il y a de morbide en lui648, de pauvreté

d’esprit, de santé gâtée et de nerfs exaspérés. La doctrine que suivent les saints et les

ascètes a pour conséquence la destruction des forces nerveuses649 : « elle enseignait à

mépriser le corps, à le négliger ou à le tourmenter, et à tourmenter et à déprécier l’homme

lui-même à cause de tous ses instincts; elle engendrait des âmes assombries, tendues,

oppressées650 ». Dans ces cas, le corps lui-même a beau donner des signes de protestation

par la douleur contre les outrages qu’il subit, il ne se fait pas entendre. Le résultat de cette

mortification est une « hyper-nervosité générale et chronique651 ».

643 HTH, 1, §141, p. 119. 644 VP, tome 1, livre 1, §322, p. 154, 1880-1881. 645 HTH, 1, §141, p. 119-120 : « cette habitude de souffrir du naturel est dans la réalité des choses totalement

dénuée de fondement, elle n’est que la conséquence des opinions sur les choses. […] et ainsi se produit le

prétendu besoin de rédemption, qui répond à un état de péché, non pas du tout naturel, mais acquis par

l’éducation ». 646 HTH, 1, §143, p. 122. 647 Aurore, livre 1, §39, p. 43. 648 HTH, 1, §126, p. 106. 649 Aurore, livre 2, §109, p. 88. 650 Ibid., livre 1, §39, p. 43. 651 Ibid., livre 1, §39, p. 43.

125

Le renoncement de l’ascète, qui est encore une forme d’égoïsme, apparaît aux yeux

de Nietzsche telle une forme raffinée de méchanceté. Cela peut très bien avoir pour but de

faire mal au prochain, voire de le dominer652. Sa « moralité » cache un besoin de se

distinguer qui vise à rabaisser le prochain653. Ce désir de se distinguer a toujours un œil

attentif qui épie ce que ressent le prochain, qui veut savoir comment le prochain souffre. Ce

désir de distinction est bien loin d’être innocent, compatissant et bienveillant. D’ailleurs, il

y a graduellement des conséquences qui passent inaperçues pour autrui, mais qui

l’entraînent dans la déchéance et la mauvaise conscience654.Il y a un cercle vicieux de

l’ascèse : l’ascète fait mal à autrui à partir du fait qu’il souffre655. Il reproduit ainsi sur

autrui la souffrance qu’il ressent et il en tire une jouissance par le spectacle de la torture656.

Toutefois, les souffrances qu’il inflige à autrui le font encore souffrir, dans la mesure où il

compatit avec eux. Sa propre compassion devient donc l’instrument de sa mortification

qu’il tente ensuite de surmonter : « faire mal aux autres pour se faire ainsi mal à soi-même,

pour triompher ainsi à nouveau de soi et de sa compassion et s’enivrer de la plus extrême

puissance!657 ».

3.2.3 Le traitement « thérapeutique » préconisé par les prêtres

Comme nous l’avons vu, le prêtre change la direction du ressentiment. Par cette

intervention, il agit comme une autorité détenant un savoir : il sait qui est coupable et

pourquoi. De plus, il connaît un traitement pour « guérir » les hommes qui souffrent658. Ce

traitement, comme nous allons le voir, est très problématique. Si, d’une part, l’homme du

troupeau souffre de sa propre condition, d’autre part, il a de nouveau à souffrir du sentiment

de culpabilité que les prêtres font naître en lui et des privations de l’ascèse qu’ils prônent.

652 Ibid., livre 2, §113, p. 91-92. 653 Ibid., livre 1, §30, p. 37-38 : « Nous voulons que notre simple vue fasse mal à autrui, qu’elle éveille son

envie, le sentiment de son impuissance et de sa déchéance ». 654 Ibid., livre 2, §113, p. 92. 655 Zara, Des prêtres, p. 108. 656 Voir VP, tome 1, livre 2, §410, p. 371, 1881-1882 et §411, p. 371, 1883-1888. 657 Aurore, livre 2, §113, p. 93. 658 VP, tome 1, livre 1, §351, p. 169, 1888.

126

Paul Valadier écrit que les idéaux ascétiques sont séducteurs pour les hommes malades, car

ils permettent de donner un sens à la souffrance et répondent à la situation la plus atroce

pour l’homme, soit celle de ne pas comprendre l’existence. Nietzsche le remarque

lucidement659 :

C’est ce que signifie l’idéal ascétique : il voulait dire que quelque chose manquait,

qu’une immense lacune enveloppait l’homme, ̶ incapable de se justifier, de s’expliquer,

de s’affirmer, il souffrait du problème de son sens. Il souffrait aussi d’autres choses, il

était pour l’essentiel un animal maladif : mais son problème n’était pas la souffrance

en elle-même, c’était l’absence de réponse au cri dont il interrogeait : “Pourquoi

souffrir?” L’homme, l’animal le plus courageux et le plus habitué à souffrir, ne refuse

pas la souffrance en elle-même : il la veut, il la recherche même, pourvu qu’on lui

montre le sens, le pourquoi de la souffrance. Le non-sens de la souffrance, et non la

souffrance, est la malédiction qui a pesé jusqu’à présent sur l’humanité, ̶ et l’idéal

ascétique lui donnait un sens! Ce fut jusqu’à présent son seul sens; un sens quelconque

vaut mieux que pas de sens du tout; jusqu’à présent, l’idéal ascétique a été à tous

égards le “faute de mieux” par excellence. En lui la souffrance était interprétée;

l’immense vide semblait comblé; la porte se fermait devant le nihilisme et son suicide.

Sans aucun doute, l’interprétation entraînait une nouvelle souffrance, une souffrance

plus profonde, plus intime, plus venimeuse, plus dévorante : elle plaçait toute

souffrance dans la perspective de la faute…660.

Néanmoins, afin d’agir comme un médecin, le prêtre ascétique doit d’abord créer le

malaise duquel il tirera ensuite parti : « Il porte avec lui tous les onguents et le baume, sans

doute; mais il lui faut d’abord blesser pour faire le médecin; s’employant ensuite à calmer

la douleur que cause la blessure, il empoisonne en même temps la blessure661 ». Le prêtre

cherche à persuader les hommes qu’ils sont dans un état désespéré, et que pour cette raison

une thérapie radicale s’impose à eux662. Il veut communiquer aux hommes le sentiment

d’être dans de mauvaises dispositions afin de gagner des adhérents à son traitement. Son

but n’est pas du tout de rendre les hommes plus moraux, mais bien de faire en sorte qu’ils

se sentent pécheurs le plus possible663. Ce qui fonctionne d’ailleurs efficacement, puisque

les hommes se mettent réellement à croire à ce soi-disant état désespéré et qu’ils en

659 Valadier, Paul, « Maladie du sens et gai savoir, chez Nietzsche », Laval Théologique et philosophique,

Vol. 52, N°2, 1996, pp. 425-432, p. 426. 660 GM, 3, §28, p. 194. 661 Ibid., §15, p. 150. 662 GS, livre 4, §326, p. 297. 663 HTH, 1, §141, p. 120.

127

souffrent664. Ces hommes se mettent à se sentir oppressés par le fardeau des « péchés », ils

ont appris à en souffrir, et ils aspirent alors à la « rédemption ». Après avoir créé les

conditions dans lesquelles il peut exercer sa domination, il apparaît aux hommes comme

étant particulièrement utile, voire essentiel, dans la communauté665. Pour réaliser cette

rédemption, ils se retournent contre eux-mêmes en suivant les directives du prêtre. Ainsi,

dans l’entourage du prêtre, les bien-portants risquent de devenir malades et tous les

malades sont rendus dociles666. Les prêtres dévaluent les bien-portants et les traitent comme

des « méchants ». Ils agissent comme les contempteurs du corps, de la santé et de la

puissance, ce qui empêche les faibles d’envier les forts667. Dans l’ensemble, en confondant

de la sorte les malades, le prêtre ascétique s’assure surtout qu’ils sont hors d’état de nuire et

qu’il pourra tirer parti des instincts de tous ceux qui souffrent pour ses propres fins :

mettre les malades jusqu’à un certain point hors d’état de nuire, faire en sorte que les

incurables se détruisent eux-mêmes et que les moins malades s’en prennent sévèrement

à eux-mêmes, que leur ressentiment se retourne contre eux-mêmes […] et ainsi tirer

parti des mauvais instincts de tous ceux qui souffrent en vue de l’autodiscipline, de la

surveillance de soi, du dépassement de soi. Il va de soi qu’avec une “médication” de ce

genre, une médication purement affective, il ne peut aucunement s’agir d’une véritable

guérison au sens physiologique668.

Ce changement de direction apparaît comme un remède, mais il dissimule un danger

et un mal encore plus grands, car il ne s’attaque pas à la source du mal669. Le mensonge des

prêtres se présente comme une consolation, mais il a pour conséquence de donner le jour à

d’innombrables autres souffrances670. Au niveau physiologique, Nietzsche affirme qu’on ne

peut pas comprendre l’intervention du prêtre comme ayant pour but une véritable

guérison671. Le prêtre vit du désir d’assoupissement des maux humains, mais il a intérêt à

664 GS, livre 4, §326, p. 297. 665 AC, §49, p. 107 : « La notion de faute et de châtiment, tout l’“ordre moral du monde” ont été inventés

contre la science ̶ contre l’émancipation de l’homme des mains du prêtre ». AC, §49, p. 108 : « il doit

souffrir de telle sorte qu’il ait à tout instant besoin du prêtre ». VP, tome 1, livre 1, §345, p. 165, 1888 et

§346, p. 166-167, 1888 et §347, p. 168, 1888. 666 GM, 3, §21, p. 171. 667 Ibid., §15, p. 149. 668 Ibid., §16, p. 153. 669 Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », p. 65. 670 Aurore, livre 5, §425, p. 230-231. Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », p. 63. 671 GM, 3, §17, p. 155 : « Il ne combat que la douleur elle-même, le malaise du patient, non leur cause, non le

véritable état de maladie, ̶ tel est notre grief le plus profond contre la médication sacerdotale ». VP, tome 1,

128

maintenir ces maux afin de jouer son rôle672. L’état de fait du malade est interprété dans

l’optique morale673 et religieuse par le prêtre, c’est-à-dire dans le sens de la culpabilité, du

péché et de l’intervention divine. Or, pour Nietzsche, même la douleur de l’âme n’est pas

un état de fait674, mais uniquement le résultat d’une interprétation d’états de fait675. Il

affirme, pour s’opposer à cette moralisation de la souffrance :

Il n’y a aucune nécessité éternelle qui exige que toute faute soit expiée et payée, ̶

l’idée qu’il existait une telle nécessité fut une terrible illusion de l’utilité la plus

limitée ̶ : de même que c’est une illusion de tenir pour une faute tout ce qui est

ressenti comme tel. Ce ne sont pas les choses mais les opinions sur des choses qui

n’existent pas qui ont ainsi troublé les hommes676!

Nietzsche s’en prend aux notions de « mérite », de « faute », de « remords » et de

« repentir » en tentant de détruire l’illusion du libre arbitre des hommes. La croyance en un

libre arbitre produit une souffrance bien réelle si l’homme s’interprète par elle : « c’est

seulement parce que l’homme se croit libre, non parce qu’il l’est, qu’il ressent le repentir et

le remords677 ». Pour favoriser la guérison de cette souffrance morale, il s’agira pour

Nietzsche de s’appliquer à « ausculter des idoles » à l’aide du marteau de la déconstruction

et à montrer que la vie est exempte de toute faute originelle678. Il ne s’agit pas de dire que

l’homme ne peut pas atteindre la liberté, mais de refuser qu’il aurait été absolument libre de

choisir entre le bien et le mal et qu’il ait donc à en payer les frais pour le reste de

l’existence.

livre 1, §407, p. 197, 1888 : « La pratique […] purement psychologique et religieuse, ne tendait qu’à modifier

les symptômes; elle considérait qu’un homme était guéri quand il s’humiliait devant la croix et jurait de

devenir bon… ». VP, tome 1, livre 1, §408, p. 198, 1888. 672 HTH, 1, §108, p. 92. 673 VP, tome 1, livre 2, §529, p. 418, 1883-1888 : « Mais dans des cas innombrables c’est nous qui rendons

une chose douloureuse en y introduisant notre jugement de valeur. Ampleur des jugements de valeur moraux :

ils coopèrent à presque toutes les impressions des sens ». 674 GM, 3, §16, p. 153. 675 Ibid., p. 154. Ure, Michael, « Nietzsche's free spirit trilogy and Stoic therapy », pages 62-66 et 68-70. 676 Aurore, livre 5, §563, p. 286. 677 HTH, 1, §39, p. 50. 678 Ibid., §39, p. 50 et §107, p. 88-89. CI, chap. Des quatre grandes erreurs, §8, p. 528.

129

Pour terminer notre analyse du « traitement thérapeutique », nous devons encore dire

que les pratiques ascétiques que le prêtre prône sont ambiguës : elles maintiennent en vie et

tuent du même coup. Elles sont utiles parce qu’elles permettent à celui qui souffre

d’atteindre une sorte minimale de bien-être. Premièrement, on se débarrasse de la

dépression physiologique par des procédés d’hypnotisations, ce qui en termes

psychologiques est nommé par Nietzsche « le renoncement à soi-même ». La réduction de

la soif de vivre, ou de l’intensité des désirs, tranquillise et abaisse en même temps

l’intensité de la souffrance679. Il y a une certaine délivrance qui résulte de ces pratiques,

mais la conséquence en est que les plus hautes joies sont alors inaccessibles.

Deuxièmement, on tente d’opposer une activité machinale680 à la souffrance : « le

principe de ce soulagement, c’est de détourner de la souffrance l’attention de celui qui

souffre681 ». En occupant ainsi la conscience du souffrant, en le divertissant ou en le

détournant de lui-même par une activité laborieuse, la souffrance passe à l’arrière-plan. La

troisième façon de lutter contre la douleur que prescrit le prêtre ascétique est celle de se

procurer une petite joie facilement accessible, ce qui renforce la volonté de puissance682.

Celle-ci prend la forme de « l’amour du prochain » et conduit à la formation du troupeau :

« partout où il y a troupeau, c’est l’instinct de faiblesse qui a voulu le troupeau et la sagesse

du prêtre qui l’a organisé683 ». Nietzsche conçoit en ce sens que la formation des troupeaux

consiste historiquement dans un progrès essentiel et dans une victoire contre la

dépression684.

679 Aurore, livre 2, §109, p. 88 : « celui qui supporte et trouve raisonnable d’affaiblir et d’opprimer l’ensemble

de son organisation physique et morale parvient évidemment du même coup à affaiblir un instinct particulier

trop violent : comme le fait par exemple celui qui affame sa sensualité mais fait dépérir et ruine

simultanément sa vigueur et souvent même son jugement, à la manière de l’ascète ». GM, 3, §17, p. 157. 680 Aurore, livre 2, §109, p. 88 : « on entreprend de disloquer son potentiel de force en s’imposant quelque

travail particulièrement dur et astreignant ». 681 GM, 3, §18, p. 161. 682 Ibid., p. 162. 683 Ibid., p. 163. 684 Ibid., p. 162.

130

Toutefois, les pratiques ascétiques sont aussi nuisibles, car sous couvert d’apaiser le

souffrant, elles augmentent la maladie et la décadence. Les « remèdes » spirituels

n’agissent pas vraiment sur les fonds physiologique et social du malaise. L’ascétisme tente

de faire cesser les douleurs qui proviennent de la privation, mais pour ce faire, il pousse

l’homme à rechercher des douleurs et des privations nouvelles. Cette cure recommandée

par les prêtres ascétiques a pour conséquence un approfondissement du malaise685. Par

l’intervention du prêtre ascétique, l’instinct ascétique est placé au service d’un projet de

dérèglement affectif686. Ce traitement, prenant l’apparence des vertus de l’homéopathie,

engendre des effets secondaires chez les souffrants :

Mais au cas où il s’agit essentiellement de malades, de mécontents, de déprimés, alors

un tel système, même à supposer qu’il le rende “meilleur”, ne peut manquer de rendre

le malade plus malade; qu’on demande aux médecins aliénistes quelles sont les

conséquences de l’exercice régulier des tortures de la pénitence, de la contrition et des

transports extatiques. Qu’on interroge aussi l’histoire : partout où le prêtre ascétique a

mis en application son traitement, l’état maladif a gagné en étendue et en profondeur

avec une rapidité effrayante. Quel a toujours été le “résultat”? La ruine du système

nerveux s’ajoutant à ce qu’il y avait déjà de malade; et cela en général comme en

particulier, chez les individus comme dans les masses687.

3.3 Le christianisme comme doctrine d’asservissement

C’est principalement la doctrine chrétienne qui permet aux prêtres d’établir leur

domination sur les forts et les « bien-portants » tout en poursuivant leur traitement

« thérapeutique ». Le christianisme, comme nous le savons, n’est pas très apprécié par

Nietzsche688. Selon Georges Goedert, « la critique nietzschéenne des valeurs chrétiennes est

basée sur l’axiome que toutes les valeurs et vertus chrétiennes ont pour moteur le

685 Aurore, livre 1, §52, p. 50-51 : « la plus grave maladie de l’humanité est née du combat contre ses

maladies, et les prétendus remèdes ont engendré à la longue un mal pire que celui qu’ils étaient censés

éliminer ». Voir aussi GM, 3, §21, p. 172 : « on peut l’appeler sans exagérer la véritable catastrophe de

l’histoire de la santé de l’homme européen ». 686 GM, 3, §20, p. 167. 687 Ibid., §21, p. 171. 688 VP, tome 1, livre 1, §395, p. 191, 1888 : « je hais le christianisme d’une haine mortelle ».

131

ressentiment689 ». Pour bien montrer la distance qui sépare la doctrine chrétienne de la

vision dionysiaque du monde, Nietzsche met dans Ecce homo « Dionysos en face du

Crucifié690 ». Pour comprendre cette opposition, nous devons nous tourner vers un

aphorisme posthume de 1888 :

Dionysos contre le “Crucifié” : voilà le contraste. La différence entre eux n’est pas

celle de leur martyre, mais ce martyre a des sens différents. Dans le premier cas, c’est

la vie elle-même, son éternelle fécondité et son éternel retour qui sont cause du

tourment, de la destruction, de la volonté du néant. Dans l’autre cas, la souffrance, le

“Crucifié innocent” portent témoignage contre la vie, la condamnent. On devine que le

problème qui se pose est celui du sens de la vie : un sens chrétien, ou un sens tragique?

Dans le premier cas, elle doit être le chemin qui mène à la sainteté; dans le second cas,

l’existence semble assez sainte par elle-même pour justifier par surcroît une immensité

de souffrance. L’homme tragique affirme même la plus âpre souffrance, tant il est fort,

riche et capable de diviniser l’existence; le chrétien nie même le sort le plus heureux de

la terre; il est pauvre, faible, déshérité au point de souffrir de la vie sous toutes ses

formes. Le Dieu en croix est une malédiction de la vie, un avertissement de s’en

affranchir; Dionysos écartelé est une promesse de vie, il renaîtra éternellement et

reviendra du fond de la décomposition691.

Les souffrances de Dionysos et de Jésus s’apparentent par le fait que tous deux

subissent le martyre. Dans la légende, Dionysos est démembré par les titans suite à la

jalousie de la déesse Héra et le Christ est crucifié par les Romains sous l’autorité du préfet

de Judée Ponce Pilate. Nous avons vu que Dionysos représente la surabondance créatrice et

destructrice de la vie. Pour Nietzsche, c’est dans un sens tragique et affirmateur que nous

devons interpréter les souffrances de Dionysos. En comparaison, le destin de Jésus Christ

n’est pas tragique, car il renonce à la lutte692 : sa doctrine est simplement de ne rien faire

qui puisse troubler sa paix intérieure, même s’il lui faut endurer la pire souffrance. La

valorisation de l’« amour » dans la doctrine de Jésus dissimule une condition physiologique

décadente. Cet « amour » engendre des pratiques douces et paisibles qui ne font pas

souffrir. La sorte d’amour et d’agir qu’il valorise correspond en fait à la volonté de mettre

689 Goedert, p. 261. AC, §39, p. 91. VP, tome 1, livre 1, §371, p. 178, 1887. VP, tome 1, livre 1, §375, p. 181,

1887 : « Dans le Nouveau Testament, et très particulièrement dans les Évangiles, ce n’est pas une voix

« divine » que j’entends, mais bien plutôt une forme indirecte de la fureur calomnieuse et destructive la plus

insondable ̶ l’une des formes les plus déloyales de la haine ». 690 EH, chap. Pourquoi je suis un destin, §9, p. 797. 691 VP, tome 2, livre 4, §464, p. 412-413, 1888. 692 AC, §29, p. 78 et §32, p. 81 et p. 83. VP, tome 1, livre 1, §363, p. 175, 1887-1888, §364, p. 175-176, 1887

et §365, p. 176, 1887.

132

en place les conditions dans lesquelles on pourrait cesser d’offrir une quelconque résistance

au réel :

La haine instinctive contre la réalité : conséquence d’une susceptibilité extrême à la

souffrance et aux excitations, qui ne veut absolument plus être “touchée”, parce qu’elle

ressent trop profondément tout “attouchement”. L’exclusion instinctive de toute

aversion, de toute hostilité, de toutes les barrières et distances dans le sentiment :

conséquence d’une susceptibilité extrême à la souffrance et aux excitations, qui ressent

d’emblée toute résistance, toute obligation de résister comme un insupportable

déplaisir (c’est-à-dire comme nuisibles, comme déconseillées par l’instinct de

conservation) et ne connaît la béatitude (le plaisir) qu’en cessant d’offrir une résistance

à quiconque, au mal et au méchant, ̶ l’amour comme unique, comme ultime possibilité

de vie […] La crainte de la souffrance, même de l’infiniment petit de la souffrance ̶

voilà qui ne peut jamais finir autrement que dans une religion de l’amour…693.

Plutôt que Jésus, le réel adversaire de la conception dionysiaque de la vie est

cependant le christianisme. Pour Nietzsche, l’église chrétienne s’est séparée des

enseignements du Christ : elle est issue du ressentiment, notamment celui de Saint-Paul, et

elle est hostile à la vie694. Le Christ, quant à lui, est exempt de ressentiment695, sa manière

de vivre et sa foi sont un état de béatitude du cœur qui ne connaît pas la négation696. Ses

enseignements auraient pu mener les hommes à simplement adopter cet état du cœur, ou le

« royaume des cieux », c’est-à-dire ce « sentiment de l’éternité et d’accomplissement ».

Malheureusement, c’est seulement Jésus qui, comme Bouddha, a vécu de cette façon697. En

693 AC, §30, p. 78-79. 694 VP, tome 1, livre 1, §357, p. 173, 1888; §358, p. 174, 1888; §366, p. 176-177, 1887-1888; §369, p. 178,

1887-1888; §390, p. 187-188, 1887-1888; §393, p. 189, 1887-1888 et §421, p. 204, 1887-1888. AC, §36, p.

87; §37, p. 87-88; §38, p. 89; §39, p. 90; §40, p. 92-93 et §42, p. 94. 695 AC, §40, p. 92 et §41, p. 93. VP, tome 1, livre 1, §360, p. 174, 1887 : Jésus « se défend contre toute la

doctrine de l’expiation et de la rédemption; il montre comment il faut vivre pour se sentir uni à Dieu ̶ et

comment on n’y parvient pas par la pénitence et la contrition au sujet de ses péchés; “le péché est sans

importance”, c’est son principal jugement ». 696 AC, §32, p. 83, §33, p. 84 et §34, p. 84-85. La note #216 d’Éric Blondel à la page 156 de sa traduction de

l’Antéchrist est significative à cet égard : « Nietzsche parle ici du Christ en le démarquant soigneusement de

cette négation purement chrétienne fondée sur le ressentiment, la haine ». 697 AC, §39, p. 90. Nietzsche conçoit la doctrine de Bouddha et le bouddhisme en général comme étant

exempt de ressentiment et comme étant beaucoup plus réaliste que le christianisme. Comparé à ce dernier, il

est plus froid, plus objectif, plus véridique, plus pragmatique et plus hygiénique. (AC, §23, p. 67) Mais il voit

dans cette religion une incapacité « presque féminine » à voir souffrir, à laisser souffrir. (PBM, §202, p. 611)

Toutes les grandes religions ont eu pour rôle de répondre et de lutter contre une certaine forme de lassitude et

d’accablement. (GM, 3, §17, p. 155) L’auteur met la naissance et la propagation du christianisme et du

bouddhisme en rapport avec la faiblesse et la maladie. (GS, livre 5, §347 p. 336) Le bouddhisme consiste

essentiellement en une sorte de diète spirituelle et corporelle qui a comme but de délivrer l’homme de la

souffrance (voir les « quatre nobles vérités du bouddhisme »). (AC, §20, p. 63-65) Nietzsche voit dans cette

133

fait, la doctrine chrétienne est une interprétation réactive de la mort du Christ698 : la vie et

les hommes sont coupables de l’avoir tué alors qu’il est innocent. Par cette réaction, le Dieu

en croix porte témoignage contre la vie et la condamne, ce qui nous fait sombrer encore

plus dans le péché et dans la honte.

Pour Nietzsche, cette religion émerge d’une vie appauvrie : « on n’est pas “converti”

au christianisme, il faut être assez malade pour cela…699 ». Et encore : « Tout le training

chrétien de la pénitence et de la rédemption peut être considéré comme une folie circulaire

[…] provocable seulement […] chez des individus […] doués de dispositions

morbides.700 » En d’autres termes, Nietzsche comprend généalogiquement cette doctrine

comme le symptôme d’un corps décadent dont l’excessive irritabilité se renverse en

ressentiment contre la vie701. Le christianisme est « essentiellement et fondamentalement

dégoût et lassitude de la vie envers la vie702 » qui se dissimule sous la croyance en une

autre vie qui soit meilleure. La doctrine chrétienne apparaît à Nietzsche comme « la forme

la plus dangereuse et la plus inquiétante entre toutes les formes possibles de la “volonté de

périr”, ou à tout le moins un signe de profonde maladie, de fatigue, de découragement,

d’exténuation, d’appauvrissement de la vie703 ». Il conçoit les valeurs chrétiennes comme

une sorte de narcotique dont les faibles se servent afin d’adoucir leurs souffrances. Dans un

aphorisme posthume, l’auteur écrit que la morale chrétienne sert la décadence et la

religion la réponse à deux faits physiologiques qui produisent une dépression et contre lesquels Bouddha

tenta de lutter « hygiéniquement ». Premièrement, une hyperesthésie de la sensibilité, qui est l'exagération

physiologique ou pathologique de la sensibilité des divers sens, qui s’exprime dans la forme d’une capacité

raffinée de souffrir. (AC, §22, p. 66) Deuxièmement, le phénomène d’une «surintellectualisation » qui résulte

d’une vie passée trop longtemps dans les concepts et les procédures logiques, ce qui produit un

affaiblissement du corps. Il reproche au bouddhisme de réduire tous les problèmes à la question de la

souffrance, ce qui est le propre d’une vie décadente. Le refus de la souffrance est le point de désaccord

profond entre Nietzsche et le bouddhisme. Lenoir, Frédérique, La rencontre du bouddhisme et de l’occident,

p. 152-154. 698 AC, §31, p. 79 : « le type du Sauveur ne nous [a – B.L.] été conservé qu’au prix d’une grosse distorsion ». 699 AC, §51, p. 111. 700 VP, tome 1, livre 1, §398, p. 192, 1888. 701 Voir VP, tome 1, livre 1, §400, p. 193, 1883-1888 : « Qu’est-ce donc que cette lutte du chrétien “contre la

nature”? Nous n’allons pas nous laisser duper par ses paroles et ses interprétations. C’est la nature en lutte

contre autre chose, qui est aussi la nature. […] dans ce type domine l’excitabilité d’un corps qui dépérit, mais

on en interprète tout autrement la nervosité, et l’inspiration qui vient de cette nervosité ». 702 EA, §5, p. 17. 703 Ibid. Voir aussi VP, tome 1, livre 1, §385, p. 185, 1887-1888.

134

renforce704. Le christianisme, par une sorte de mystification trompeuse, permet un

assoupissement momentané de la souffrance des faibles et des malades. Notons toutefois la

situation paradoxale dans laquelle se trouve le christianisme et que Gilles Deleuze décrit

dans son livre Nietzsche et la philosophie :

Qu’il y ait de la souffrance dans la vie, cela signifie d’abord pour le christianisme que

la vie n’est pas juste, qu’elle est même essentiellement injuste, qu’elle paie par la

souffrance une injustice essentielle : elle est coupable puisqu’elle souffre. Ensuite, cela

signifie qu’elle doit être justifiée, c’est-à-dire rachetée de son injustice ou sauvée,

sauvée par cette même souffrance qui l’accusait tout à l’heure : elle doit souffrir

puisqu’elle est coupable. Ces deux aspects du christianisme forment ce que Nietzsche

appelle “la mauvaise conscience”, ou l’intériorisation de la douleur. Ils définissent le

nihilisme proprement chrétien, c’est-à-dire la manière dont le christianisme nie la vie :

d’un côté, la machine à fabriquer la culpabilité, l’horrible équation douleur-châtiment;

de l’autre côté, la machine à multiplier la douleur, la justification par la douleur,

l’immonde usine705.

Comme vu précédemment, le christianisme a besoin de la maladie pour exister, car

son rôle est de répondre et de lutter contre la lassitude et l’accablement. Le problème

toutefois, c’est que le christianisme renforce la décadence : « rendre malade est la véritable

intention cachée de tout le système thérapeutique de salut de l’Église706 ». C’est d’abord

pour soulager un malaise qu’il est historiquement apparu, mais il procède désormais à un

travestissement que Nietzsche dénonce : « maintenant il lui faut d’abord accabler le cœur,

pour pouvoir ensuite le soulager707 ». L’Église catholique répond à des besoins artificiels,

tel le « besoin de rédemption », qui reposent sur des fictions, comme par exemple le

« péché », qu’elle a d’abord fait naître708.

La doctrine chrétienne a deux conséquences pour les croyants. D’une part, le chrétien

considère tout ce qui appartient à l’« ici-bas » comme méchant, ce qui lui fait en particulier

704 VP, tome 1, livre 1, §315, p. 147, 1888. Voir aussi VP, tome 1, livre 1, §399, p. 193, 1888. 705 Deleuze, p. 16-17. 706 AC, §51, p. 110. 707 HTH, 1, §119, p. 103. 708 Ibid., §476, p. 293. Selon Nietzsche, « le christianisme représente une falsification méthodique de

l’interprétation psychologique des faits ». VP, tome 1, livre 1, §335, p. 160, 1887; §379, p. 182-183, 1887;

§410, p. 199, 1888; §414, p. 200, 1887-1888 et §415, p. 200-201, 1888.

135

mépriser son corps709. Il a besoin de trouver une justification à sa douleur et il l’a trouvée

dans la notion de « faute ». Le prêtre ascétique, comme nous l’avons vu, répand la doctrine

qu’il n’y a pas de souffrance sans raison710. Le chrétien croit que personne ne souffre en

vain : les souffrances sont interprétées comme étant le signe d’un châtiment pour une

quelconque « faute »711. Des événements et des situations douloureuses peuvent aussi être

vus comme des défis lancés par Dieu pour éprouver la foi du croyant. Pour expier ses

péchés, le croyant s’en prendra à lui-même en se torturant puisqu’il souscrit à la croyance

que celui qui aura souffert dans ce bas monde recevra dans l’au-delà la béatitude des justes.

L’existence sur cette terre n’est alors conçue que comme un douloureux passage vers l’au-

delà, le « vrai monde ». Pour Nietzsche, cette « purification » par la souffrance est morbide,

elle est une négation de soi. D’autre part, le chrétien finit par considérer comme impossible

que les « vraies valeurs » s’actualisent dans cette vie :

Lorsque l’obéissance à un précepte moral entraîne un résultat différent de celui qui

était promis et attendu, et que le malheur et la détresse frappent le juste contre toute

attente, au lieu du bonheur promis, il subsiste toujours une échappatoire pour les

consciencieux et les inquiets : “on a commis une faute dans l’exécution”. Dans le pire

des cas, une humanité profondément souffrante et opprimée décrétera même : “il est

impossible de bien exécuter le précepte, nous ne sommes que faiblesse et péché, et

foncièrement incapables de moralité : aussi n’avons-nous aucun droit au bonheur et à

la réussite. Les promesses et les préceptes moraux sont faits pour des êtres meilleurs

que nous712.”

Le problème, c’est que le chrétien se compare avec Dieu et prend sa mesure à partir

de lui713. Il est certain qu’il s’apercevra ainsi dans un éclairage décevant, surtout que son

Dieu lui apparaît comme omniscient et détenteur de la justice punitive :

Cette situation ne serait pas ressentie avec tant d’amertume si l’homme ne se comparait

qu’avec d’autres hommes impartialement : alors certes il n’aurait pas de raison d’être

spécialement mécontent de soi, il porterait simplement sa part du fardeau général de

mécontentement et d’imperfection humaine. Mais il se compare avec un être, censé

capable seulement de ces actions appelées non égoïstes, et vivant dans la conscience

perpétuelle d’une pensée désintéressée, avec Dieu; c’est parce qu’il se regarde en ce

709 VP, tome 1, livre 1, §402, p. 194, 1888. 710 GM, 2, §7, p. 73-75. 711 Ibid., 3, §20, p. 169. 712 Aurore, livre 1, §21, p. 32-33. 713 AC, §43, p. 95-96. Morel, p. 72-73.

136

clair miroir que son être lui apparaît si sombre, si bizarrement défiguré. Ensuite il est

anxieux en pensant à ce même être, attendu qu’il flotte devant son imagination comme

une justice punissante : dans tous les détails possibles de la vie, grands et petits, il croit

reconnaître son courroux, ses menaces, même sentir par avance les coups de fouet de

ses juges et de ses bourreaux. Qui le secourra dans ce danger, qui, par la perspective

d’une incommensurable durée de la peine, surpasse en cruauté tous les autres effrois de

l’imagination714?

Le chrétien a donc honte de lui-même devant son Dieu. Toutes ses introspections le

poussent à voir que ses proches penchants sont égoïstes. Cela le fait souffrir et lui fait

comprendre la distance qui existe entre sa nature et l’idéal qu’il vise. Toutefois, il ne peut

pas garder cette horrible vérité pour lui-même, car son Dieu est omniscient. L’atteinte à la

pudeur de cet être divin peut devenir pour l’homme insupportable, comme c’est le cas pour

celui que Nietzsche nomme « le plus hideux des hommes » dans Ainsi parlait

Zarathoustra715. La nature, ou les instincts, ne correspondent pas à l’idéal du chrétien; tout

n’est qu’imperfection en face d’un tel idéal et c’est ce qui le pousse à calomnier l’« ici-

bas » et à « renoncer » aux plaisirs de la vie. Toutefois, il est relativement aisé pour le

faible de se détourner des instincts les plus intenses et des joies les plus hautes de cette vie,

car il est de toute façon incapable de faire autrement, sa condition vitale décadente l’en

empêche déjà partiellement. Le chrétien place toute sa confiance en son Dieu et toute son

espérance dans une vie éternelle supraterrestre. Toutefois, cette espérance est

problématique, car elle maintient l’homme dans la souffrance et la négation716. La morale

qui naît de cette situation a pour conséquence la dévalorisation de toute forme de vie forte,

belle et saine717 :

Pour pouvoir dire non à tout ce qui représente sur terre le mouvement ascendant de la

vie, la réussite, la puissance, la beauté, l’affirmation de soi, l’instinct devenu génie du

714 HTH, 1, §132, p. 109-110. 715 Zara, Le plus hideux des hommes, p. 330-333. 716 AC, §23, p. 68 : « Il faut maintenir les souffrants par une espérance à laquelle on ne puisse opposer aucune

réalité, ̶ qui ne puisse être anéantie par aucun accomplissement : une espérance de l’au-delà. (C’est justement

à cause de cette capacité à faire lanterner le malheureux, que l’espérance passait aux yeux des Grecs pour le

mal entre tous, le mal en réalité sournois : mal qui resta au fond de la boîte de Pandore.) ». 717 VP, tome 1, livre 1, §299, p. 136-137, 1883-1888 : « Ma découverte, c’est que toutes les forces et les

instincts qui rendent possibles la vie et la croissance sont condamnés par la morale ». VP, tome 1, livre 1,

§301, p. 138, 1887. VP, tome 1, livre 2, §556, p. 431, 1883-1888 : « La morale est donc une réaction contre

les efforts que fait la nature pour parvenir à un type supérieur. Son effet est d’inspirer la méfiance envers la

vie ».

137

ressentiment devait alors inventer un autre monde, à partir duquel toute affirmation de

la vie apparaissait comme le mal, le condamnable en soi718.

Le Dieu qui console le chrétien est « contre-nature », c’est-à-dire qu’il est la

production d’une vie qui décline, il est un symptôme d’affaiblissement, qui dévalue et nie

la vie. En fait, il est la plus grave objection contre l’existence719 : il est le masque d’un

néant auquel aspire tout le christianisme. C’est d’abord parce qu’il souffre, parce que

l’homme est un animal malade720, que le faible a besoin du christianisme. Les valeurs

chrétiennes remplissent deux fonctions principales pour le mode de vie « décadent »721.

Premièrement, elles ont pour fonction d’adoucir les misères et de préserver les

« décadents » des conséquences ultimes du nihilisme, c’est-à-dire de la complète

dégénérescence ou encore du suicide. Les valeurs chrétiennes sont une sorte de narcotique

dont les faibles se servent dans le but d’adoucir leurs souffrances et de continuer à vivre722.

Le christianisme présente ce qui apparaît être des maux comme s’il s’agissait de quelque

chose de bien. En tentant de modifier l’effet qu’un mal produit sur la sensibilité723, par la

transformation du jugement sur les faits de la vie, la religion permet un assoupissement

momentané de la souffrance et ainsi un certain adoucissement de la vie. En faisant de Dieu

une « personne », la doctrine chrétienne se sert même de l’amour comme d’un narcotique :

« L’amour est l’état où l’homme voit le plus les choses telles qu’elles ne sont pas. La force

d’illusion y est à son comble, ainsi que la force d’adoucissement, de transfiguration. Dans

l’amour, on supporte plus que d’habitude, on tolère tout724 ». Le problème qui se pose

lorsque les hommes s’aveuglent ainsi, c’est qu’ils ne peuvent plus interpréter de façon

rigoureuse les causes de leurs malheurs725. La découverte des causes de leurs malheurs

718 AC, §24, p. 70. 719 CI, chap. Des quatre grandes erreurs, §8, p. 528 et EH, Chap. Pourquoi je suis si avisé, §3, p. 701. 720 GM, 3, §13, p. 143. Voir aussi Valadier, p. 426. 721 PBM, §260, p. 723. 722 GS, livre 1, §24, p. 84. 723 HTH, 1, 3, §108, p. 91. 724 AC, §23, p. 68. 725 VP, tome 1, livre 2, §548, p. 428, 1888 : « L’illusion qui rend heureux est plus funeste que celle dont les

suites sont néfastes; celle-ci aiguise la prudence, rend méfiant, épure la raison ̶ la première endort… ». Plus

un homme se penche sur l’interprétation et la justification religieuses d’un mal, plus il aura tendance à écarter

la possibilité de comprendre les causes empiriques de son malaise. Ainsi, plus les religions et les superstitions

perdent du terrain dans la vie des hommes, plus ils se proposeront la suppression véritable des maux. HTH, 1,

§108, p. 91.

138

permettrait de combattre les maux à leur source et de guérir les hommes. Le problème pour

les faibles, c’est, d’une part, que cela les rend dépendants d’une idole. L’homme qui est

doté d’une volonté faible a besoin de la croyance dans un impératif moral, il a besoin de

quelqu’un qui lui commande. En se cramponnant ainsi à un Dieu qui commande, le

chrétien n’a pas besoin de se fixer lui-même les règles de sa propre conduite. C’est la

morale du « tu dois » dans laquelle il ne pourra jamais s’élever jusqu’à « sa propre loi et

mesure ». Selon Nietzsche, la quantité de croyance « stable » sur laquelle un être prend

appui pour se développer est la mesure des limites de sa force726. L’aspiration à vouloir des

certitudes trouve donc son origine dans une vie appauvrie, c’est-à-dire qu’elle découle d’un

instinct de faiblesse qui permet la conservation de la religion. Mais en se remettant ainsi à

un Dieu qui commande, le chrétien aliène son développement vers l’autonomie, car

l’obéissance à la règle prescrite détourne du but caché derrière la règle et rend plus

insouciant727. D’autre part, c’est que cette aide ne les rend pas plus forts, mais qu’elle

conserve uniquement leur type de vie dans la décadence728. C’est là un grand danger pour

Nietzsche, car cette conservation tend aussi à nuire aux forts : « Les malades sont le plus

grand danger pour les bien portants; ce n’est pas des plus forts que vient le malheur des

forts, mais des plus faibles729 ». L’excédent de malvenus et de faibles ne peut faire

autrement que de nuire aux forts. Pour Nietzsche, il faut donc tenter de protéger les forts

contre les faibles730.

Deuxièmement, les valeurs chrétiennes constituent un moyen de lutter contre les

forts. La pratique des vertus chrétiennes peut avoir, entre autres choses, pour but inavoué de

se venger, donc de faire souffrir les autres731. Le chrétien qui étale ses « vertus » afin de se

montrer supérieur vis-à-vis de son prochain, lequel aura ainsi à souffrir de son infériorité,

726 GS, livre 5, §347, p. 334-336. 727 Aurore, livre 4, §322, p. 203. 728 Il est à noter que tout ce qui vient en aide aux malades et aux décadents n’est pas forcément néfaste, ni

condamnable, car cela contribue à la conservation des individus et de l’espèce, chose que Nietzsche ne rejette

pas en soi. Toutefois, Nietzsche considère que les vertus chrétiennes ont pour conséquence de causer des torts

injustifiables à la fois aux faibles et aux forts. VP, tome 2, livre 3, §413, p. 156, 1888. 729 GM, 3, §14, p. 144. 730 VP, tome 1, livre 1, §395, p. 190, 1888. 731 Aurore, livre 4, §275, p. 191 et §323, p. 204. GS, livre 5, §359, p. 366.

139

est révélateur sur ce point732. Le chrétien est, selon Nietzsche, méchant par frustration et

aussi en raison des privations qui s’imposent à lui et qui sont dues à sa propre faiblesse.

Cette méchanceté a pour but de remplir le désir de puissance du faible. La conscience de

l’effet de la méchanceté sur autrui est le propre de la réaction du faible qui agit par

ressentiment, ou par esprit de vengeance, et c’est par cela qu’il satisfait son désir de

vengeance733. Le fort, quant à lui, ne pense pas au dommage collatéral, il ne s’intéresse pas

aux effets que ses actions ont sur les autres. Le faible a tendance à vouloir se venger de

ceux qui sont davantage favorisés que lui par la vie, il tente par cette vengeance de

rabaisser tous les hommes à son propre niveau. L’institution de l’Église est le fruit de

l’esprit de vengeance qui est sa condition de possibilité734. Les jugements de valeur qui sont

mis de l’avant par le christianisme sont interprétés par Nietzsche comme des moyens de

défense et d’affirmation de soi des faibles735. Ils manifestent l’aspiration à la domination

dont les faibles sont encore investis, de même qu’une vengeance contre les forts736. La

morale qui en découle dissimule donc la mise en valeur de l’égoïsme des faibles737 et la

dévalorisation de l’égoïsme des forts. Ils permettent aux premiers de rester en vie et

d’assigner un sens à la souffrance, mais accroissent pour les deuxièmes le dégoût et la

lassitude de vivre. Ces jugements ont pour effet de dévaloriser tout ce qui est sain et réussi,

c’est-à-dire les types supérieurs738. Sous la croyance chrétienne d’une vie meilleure dans

l’au-delà, se cache une négation profonde. Pour lui, ce sont les maladifs qui représentent le

plus grand danger de l’homme, et non pas les hommes féroces ou les forts739. Ces

jugements ont pour conséquence d’engendrer un grand dégoût et en même temps de

favoriser grandement la pitié.

732 Aurore, livre 4, §260, p. 186 et livre 5, §536, p. 268. HTH, 1, §87, p. 72. 733 Aurore, livre 4, §371, p. 216. 734 Deleuze, p. 40. 735 Il est à noter que cette « affirmation de soi » est en réalité une affirmation négative, réactive : elle doit

s’opposer, nier, pour s’affirmer. 736 AC, §51, p. 111 et GM, 3, §14, p. 146. GM, 3, §14, p. 147. C’est le ressentiment qui confère l’énergie

suffisante pour cette lutte, car il provoque chez les faibles une réponse physiologique qui les pousse à se

décharger. 737 VP, tome 1, livre 2, §466, p. 394, 1887 : « Que signifie au sujet des valeurs morales cette volonté de

puissance qui s’est déployée au cours d’évolutions immenses jusqu’à ce jour sur la terre? Réponse : trois

puissances se dissimulent sous son couvert : 1° l’instinct du troupeau contre les forts et les indépendants; 2°

l’instinct des souffrants et des déshérités contre les heureux; 3° l’instinct des médiocres contre les exceptions

». 738 AC, §51, p. 112 et §52, p. 113. VP, tome 1, livre 1, §382, p. 184, 1887 et §401, p. 194, 1887. 739 GM, 3, §14, p. 144-145.

140

Le christianisme reprend à son compte l’illusion du libre arbitre qui résulte de la

mentalité de l’esclave et de son ressentiment. L’esclave développe un « sens de la liberté »

qui lui permet de s’illusionner740, ce qui a pour conséquences une condamnation du fort et

une glorification du faible. Son auto-aliénation, qui consiste à ajouter une intention ou un

choix derrière les actes, le pousse à la dévalorisation des instincts et des valeurs des forts.

Dans cette perspective, l’esclave croit posséder la faculté de choisir entre l’acte « bon » et

l’acte « méchant ». L’esclave croit même qu’il est en mesure de faire de cette illusion de

choisir librement entre le bien et le mal une caractéristique générale a priori de la nature

humaine. Il réduit les différences humaines à cette pseudo-faculté741, ce qui a pour

conséquence que les forts sont considérés comme « méchants ». Les forts peuvent donc être

considérés responsables de choisir le mal ou ce qui nuit aux faibles742. Le problème, c’est

qu’on interprète alors la faiblesse comme une sorte de liberté. Cependant, le concept de

« liberté » de l’esclave, qu’on doit comprendre dans le sens d’un libre arbitre, est le produit

de son ressentiment. L’illusion du libre choix entre le bien et le mal justifie la faiblesse et

donne le droit de se plaindre des forts. Ces derniers risquent de devenir honteux de leur

force, de perdre leur assurance et de se perdre dans le remords743. Si l’intériorisation de

l’homme peut le conduire à une certaine responsabilisation de soi, ce qui est souhaitable, le

concept de liberté qui est mobilisé par l’interprétation des faibles engendre néanmoins une

mutilation de soi chez les forts. L’esclave a intérêt à maintenir son illusion du libre arbitre

car, d’une part, il peut condamner l’homme fort pour ses actes et, d’autre part, les actions

de l’esclave lui-même gagnent en éclat744. Puisqu’elles apparaissent comme « bonnes » et

« méritoires », le faible en profite afin de camoufler sa honte et ses manques, voire même

740 Deleuze, p. 141 : « Dès que les forces sont projetées dans un sujet fictif, ce sujet s’avère coupable ou

méritant, coupable de ce que la force active exerce l’activité qu’elle a, méritant si la force réactive n’exerce

pas celle qu’elle… n’a pas ». 741 HTH, 1, §117, p. 103. 742 GM, 1, §13, p. 45-47. Deleuze, p. 143 : « la force active est séparée de ce qu’elle peut (falsification),

accusée et traitée de coupable (dépréciation), les valeurs correspondantes renversées (négation). C’est dans

cette fiction, par cette fiction, que les forces réactives se représentent comme supérieures ». 743 Deleuze, p. 147 : « Séparée de ce qu’elle peut, la force active ne s’évapore pas. Se retournant contre soi,

elle produit de la douleur. Non plus jouir de soi, mais produire de la douleur ». 744 PBM, §260, p. 723-724. GM, 1, §13, p. 46-47.

141

afin de s’empêcher de ressentir la honte de sa faiblesse745. Selon Georges Goedert, les

« vertus » et valeurs chrétiennes portent doublement préjudice aux forts746. D’une part,

nous avons déjà dit qu’elles conservent dans la vie un nombre trop élevé de « décadents »,

ce qui permet aux faibles de dominer les forts socialement et politiquement. D’autre part,

elles ont pour conséquence de nuire aux forts dès que ceux-ci se mettent à se convertir et à

mettre en pratique ces vertus747 : « Le christianisme veut se rendre maître de bêtes de proie;

son moyen est de les rendre malades, ̶ l’affaiblissement est la recette chrétienne pour la

domestication, pour “civiliser”748 ». Pour Nietzsche, on devrait donc protéger les « êtres

réussis », « bien-portants », des « malades » et les garder séparés afin que les premiers ne

s’écartent point de leur tâche749. Le pathos de la distance prend ici toute sa signification :

« le supérieur ne doit pas s’abaisser jusqu’à devenir l’instrument de l’inférieur, le pathos de

la distance doit aussi séparer de toute éternité les tâches!750 » Autrement dit, garder et

soigner les « malades » ne peut nullement être la tâche des « bien-portants » et ces derniers

doivent se tenir aussi loin que possible des premiers751.

Lorsque le fort se convertit au christianisme et qu’il met en pratique les vertus

chrétiennes, il se retourne contre lui-même avec honte752. C’est une des raisons pourquoi

745 GS, livre 5, §352, p. 344 et §359, p. 366. Aurore, livre 4, §266, p. 187-188. 746 Goedert, p. 238-239. 747 Blaise Benoît écrit : « il y a bien une force de la faiblesse : d’emblée impuissante, la faiblesse culpabilise la

force qui s’épanche, et pousse la source à cheminer autrement, voire à se tarir. La force n’est pas que la force

physique brutale et immédiate; elle utilise des chemins détournés, elle se spiritualise, c’est-à-dire qu’il y a une

sorte de ruse de la volonté de puissance, qui aime à présenter l’appétit ou le simple désir de revanche sous des

dehors vertueux ». Benoît, Blaise, « La réalité selon Nietzsche », Revue philosophique de la France et de

l’étranger, 2006/4, tome 131, pp. 403 à 420. Page 413. VP, tome 1, livre 1, §408, p. 198, 1888. 748 AC, §22, p. 67. 749 GM, 3, §14, p. 148. VP, tome 2, livre 4, §377, p. 385-386, 1888, §399, p. 391, 1883-1888 et §440, p. 401,

1884. 750 GM, 3, §14, p. 148. 751 Ibid., §15, p. 149. 752 VP, tome 1, livre 1, §340, p. 163, 1887-1888 : « Les instincts vitaux les plus vigoureux ne sont plus

ressentis comme source de joie, mais comme cause de douleur ». Voir aussi VP, tome 1, livre 1, §396, p. 191,

1887 : « ils [Nietzsche parle de Jésus, de Saint-Paul et des « petites gens » - B.L.] ont diffamé les qualités les

plus précieuses de la vertu et de l’homme, ils ont opposé l’une à l’autre la mauvaise conscience et la

satisfaction intime des âmes nobles, ils ont affolé les penchants courageux, généreux, hardis, excessifs des

âmes fortes, jusqu’à les amener à se détruire eux-mêmes… ».

142

Nietzsche attaque le christianisme753. Le problème de « la corruption de Pascal » illustre

bien son intérêt pour le sujet : « j’aime Pascal, voyant en lui la victime la plus instructive du

christianisme, qui l’a lentement assassiné, d’abord physiquement, ensuite

psychologiquement754 ». Alors que Pascal croyait que sa raison était corrompue par le

« péché originel », Nietzsche affirme qu’elle n’était corrompue que par son

christianisme755. Nietzsche donne une définition de cette corruption : « J’appelle corrompu

un animal, une espèce, un individu quand il perd ses instincts, quand il choisit, quand il

préfère ce qui lui est préjudiciable.756 » Les prêtres ascétiques et le christianisme ont livré

une guerre à mort contre le type supérieur de l’homme757. Ils ont taxé de « méchant », de

« mal », les instincts de la vie ascendante et les vertus de l’aristocratie en enseignant à

ressentir comme pécheresses ce que Nietzsche considère être les valeurs les plus hautes de

l’intellectualité758. En résumé, les valeurs chrétiennes dévaluent le « corps » tout comme

l’« esprit ».

Nietzsche trouve effrayant le fait que le christianisme ait transformé les sensations

nécessaires et normales de l’homme en une source de détresse intérieure759. Plus encore, il

souligne que cette religion tente de rendre « nécessaire » et « normale » chez tout homme

une telle détresse. Cette dernière est profondément personnelle et s’enracine dans l’identité

du croyant. Même lorsque leurs croyances sont rationnellement réfutées, les croyants ne

753 VP, tome 1, livre 1, §406, p. 195-196, 1887-1888 : « On ne devrait jamais pardonner au christianisme

d’avoir détruit des hommes comme Pascal. Il ne faudra jamais cesser de combattre dans le christianisme cette

volonté de briser les âmes les plus fortes et les plus nobles. […] Ce que nous attaquons dans le christianisme?

C’est qu’il veuille briser les forts, décourager leur courage, utiliser leurs heures mauvaises et leurs lassitudes,

transformer en inquiétude et en tourment de conscience leur fière assurance; c’est qu’il sache empoisonner et

infecter les instincts nobles, jusqu’à ce que leur force et leur volonté de puissance se retournent contre elles-

mêmes, jusqu’à ce que les forts périssent des excès de leur mépris d’eux-mêmes et des mauvais traitements

qu’ils s’infligent : horrible désastre dont Pascal est le plus illustre exemple ». 754 EH, chap. Pourquoi je suis si avisé, §3, p. 700. 755 AC, §5, p. 48. 756 Ibid., §6, p. 49. 757 VP, tome 1, livre 2, §415, p. 372, 1881-1882 : « Et par-dessus tout, les prédicateurs de pénitence qui se

sentent poussés par un aiguillon et un plaisir diabolique à bafouer publiquement tout ce qui est grand et

puissant, à pousser à une même contrition et à une même abstinence les plus puissants et les plus humbles».

VP, tome 1, livre 1, §406, p. 196, 1887-1888 : « [l’institution de l’idéal chrétien – B.L.] menaçait de mort les

exceptions plus vigoureuses et les réussites humaines ». 758 Aurore, livre 1, §58, p. 53, et §89, p. 73. VP, tome 1, livre 1, §342, p. 163, 1888 et §397, p. 192, 1887-

1888. 759 Aurore, livre 1, §76, p. 64.

143

veulent pas les abandonner, ce qui montre que la critique intellectuelle n’est pas suffisante

pour transformer les habitudes et le mode de vie des gens. Entendre dire que leur souffrance

morale, par laquelle ils se sentent supérieurs et fiers, repose sur une erreur les indigne760. Ils

ressentent une consolation en croyant que par leur souffrance ils peuvent accéder à un

monde plus profond de la vérité. Ceux-ci préfèrent donc conserver leurs croyances

auxquelles ils sont profondément attachés et par lesquelles ils se sentent supérieurs au

monde d’ici-bas.

Lorsque le croyant communique sa détresse, c’est au prêtre qu’il s’adresse, ce qui

renvoie le croyant dans la sphère religieuse qui nourrit encore sa détresse et qui n’offre que

des moyens problématiques pour « guérir » son mal. Dans Aurore, Nietzsche s’indigne des

tortures que le christianisme inflige à l’âme. Il constate que l’échelle sur laquelle elles

s’exercent est inouïe et que des angoisses réelles correspondent à la fiction de l’enfer. La

souffrance qui découle de l’angoisse cause bien plus de tort que celle qui provient de la

faiblesse elle-même761. Il mentionne à ce propos la terreur des croyants alors qu’ils

assistent au sermon d’un grand prêcheur de pénitence : « beaucoup étaient crispés par

l’angoisse; d’autres gisaient évanouis, immobiles, quelques-uns tremblaient violemment ou

vrillaient l’air des heures durant de hurlements perçants762 ». Le chrétien craint pour son

Salut éternel jusque sur le lit de mort, transformé en lit de torture par le christianisme.

L’auteur présente en ce sens le discours angoissé d’un mourant comme un

empoissonnement de la vie entière des témoins qui sont à son chevet : « Oh, puissé-je ne

pas avoir d’âme! Oh, puissé-je n’être jamais né! Je suis damné, damné, perdu à jamais!763».

Comme nous l’avons vu, le christianisme établit un rapport entre le malheur et la faute :

tout malheur est donc considéré comme étant issu d’une faute et est une punition méritée764.

Le malheur que l’homme éprouve est redoublé par le fait qu’il se considère coupable. Les

croyants craignent la punition ou le châtiment de Dieu, soit, dans certains cas, rien de

760 Ibid., §32, p. 39. 761 Aurore, livre 1, §54, p. 51. 762 Ibid., §77, p. 66-67. 763 Ibid., §77, p. 67. 764 Ibid., §78, p. 68.

144

moins que les tourments éternels ou encore la damnation éternelle765. Le pire, c’est que ce

sont surtout les gens consciencieux et imaginatifs qui subissent le plus gravement la

souffrance des angoisses de l’enfer et des sermons de pénitence des prêcheurs766. Ces gens

représentent d’ailleurs pour Nietzsche une forme supérieure d’humanité et leur

assombrissement prive en même temps l’humanité de leur éclat de beauté. En somme, le

philosophe reproche au christianisme d’avoir fait du séjour sur Terre un lieu de torture

morale, c’est-à-dire un purgatoire.

765 Ibid., §77, p. 66. 766 Ibid., §53, p. 51.

145

Conclusion

Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous avons vu que la conception

schopenhauerienne de la tragédie fait de la souffrance un argument contre la vie. Pour lui,

tout bonheur est négatif et la douleur est le lot de toute vie. La tragédie est mise au service

d’une résignation et d’une négation qui ont pour but de se délivrer de la vie. Nietzsche,

comme nous le savons, s’est farouchement opposé à ce jugement. La tragédie est, pour ce

dernier, la manifestation de la plus haute affirmation de l’existence. Il voit dans celle-ci

l’expression d’une vie forte qui est en mesure d’affronter l’épreuve du souffrir, de se

surmonter et de créer. Alors que le bonheur est impossible et que la souffrance est

omniprésente pour Schopenhauer, Nietzsche pense que le dionysiaque, soit l’atteinte de la

plus haute jouissance, du sentiment débordant du créateur et l’affirmation suprême de la

vie, peut être réalisé au sein même de la souffrance. En fait, nous avons distingué chez

Nietzsche deux sortes de vie. Cela a eu pour conséquence de rendre visible la duplicité des

concepts de douleur et de plaisir. Pour la vie forte, ascendante, le plaisir va de pair avec

l’accroissement de puissance, ce qui la pousse à accepter, affirmer et surmonter la

souffrance. Inversement, une vie faible ou déclinante n’arrive pas à accepter l’épreuve du

souffrir et se défend contre la douleur. Elle trouve son plaisir dans la sensation de réduction

de la douleur et veut éviter, voire même éliminer la souffrance. En somme, la vie forte peut

accéder à la « grande santé » alors que la vie affaiblie, qui interprète d’une manière dualiste

le plaisir et la douleur, se contente de la « petite santé ».

Nous avons soutenu dans le deuxième chapitre que Nietzsche veut que l’homme

s’ouvre à la souffrance pour consentir à la volonté de puissance. Pour lui, il s’agit bien de

justifier la souffrance pour croître et créer. En ce sens, la souffrance est une condition de la

joie la plus haute, de la création et de la vie supérieure. Nous avons souligné que ce n’est

pas le plaisir qui est recherché par l’homme, mais plutôt l’accroissement de la puissance.

Nietzsche conçoit en fait la douleur comme un phénomène normal puisque la vie, qui est

volonté de puissance, veut se déployer et s’accroître. De surcroît, le phénomène de la

146

douleur est une résistance dont la volonté de puissance a besoin. Le plaisir et la douleur ne

sont pas des contraires, car dans tout plaisir des douleurs sont nécessaires. Nous avons

d’ailleurs montré que le plaisir et la douleur sont conçus par Nietzsche comme des

interprétations de la volonté de puissance, donc comme des phénomènes secondaires. Il

s’en prend à toutes les conceptions de la vie qu’il juge décadentes, parce qu’elles pensent

d’une façon dualiste, et superficielles, car elles prennent le plaisir et la douleur comme des

faits originels. La vie ne réagit ni au plaisir ni à la douleur, mais ceux-ci sont des

interprétations d’une vie ascendante ou déclinante. En réalité, toute vie fait l’épreuve d’une

excitation (souffrance) fondamentale qu’elle tente d’assimiler. Nietzsche pense que

l’aptitude à souffrir, voire même à vivre la « grande souffrance », permet une assimilation

plus grande. C’est à partir de cette idée qu’il prône une éthique de l’endurcissement, soit

d’être apte à affronter la souffrance pour s’accroître, créer et vivre une vie supérieure.

Cependant, la vie réactive rencontre d’énormes difficultés à vivre cette épreuve et en

réponse à la souffrance, elle se retourne contre elle-même. Si l’épicurisme tente seulement

d’éviter les troubles psychiques et les douleurs corporelles, le stoïcisme va plus loin en

tentant d’éliminer la sensation de la souffrance pour devenir complètement indifférent. Le

platonisme et le christianisme, quant à eux, vont jusqu’à inventer des fictions qui nient la

vie.

Comme nous l’avons dit, c’est la dureté qui rendra possible la venue du surhumain.

Nietzsche pense que c’est en réaction au non-sens de la souffrance que les hommes se

révoltent, il invente donc un nouveau sens à la souffrance dont l’horizon correspond

étroitement à la volonté de puissance. C’est l’idéal créateur du surhumain qui doit

remplacer le Dieu chrétien mort. Les hommes doivent se dépasser et faire l’épreuve du

souffrir pour créer. Dans cette philosophie, la pitié devient donc un obstacle, car elle est la

tentative décadente d’abolir la souffrance. Ceux qui veulent « devenir ceux qu’ils sont »

doivent se protéger de la pitié et la surmonter afin de créer et vivre une vie supérieure.

L’analyse nietzschéenne de la pitié doit être surtout comprise comme un refus de la morale

de Schopenhauer. Selon Nietzsche, cette morale est contradictoire, car elle a besoin de la

souffrance pour être et vise précisément son abolition. Alors que Schopenhauer interprète la

147

compassion comme une réunion au sein de la « volonté », Nietzsche récuse tout recours à

une telle métaphysique pour l’expliquer.

Comme nous l’avons vu, il est impossible de prétendre rendre compte d’une action

qui soit complètement exempte d’égoïsme puisqu’on ne peut pas se défaire du « Soi ». Cela

conduit Nietzsche à refuser une sorte d’altruisme qui soit non-égoïste ainsi qu’une

participation immédiate à la souffrance d’autrui. Pour Nietzsche, la pitié est dangereuse

puisqu’elle incite tout un chacun à s’abaisser sans cesse à la plainte d’autrui et favorise un

type d’homme narcissique et vengeur en plus de renforcer la décadence. Il découvre avec

dédain toute la bassesse des motifs qui se masquent derrière une apparence de

bienveillance. De tels comportements peuvent même viser à faire souffrir le prochain et

l’empêcher d’être heureux. En bref, la pitié détourne les hommes de leur chemin et les

empêche de se dépasser. Nietzsche prône donc le courage devant la souffrance plutôt que la

« religion du confort » des hommes médiocres. Il faut affronter la souffrance, non pas tenter

de l’abolir, pour la dépasser.

Dans une époque comme la nôtre qui valorise la compassion et l’assistance à autrui, il

semble que le message nietzschéen soit à contre-courant. Il va de soi que cette critique de la

pitié soulève plusieurs interrogations. Pouvons-nous identifier la pitié à la décadence ou

simplement penser la compassion à partir d’un schème dichotomique fort/faible? On peut

se demander si ces catégories ne sont pas simplement le résultat d’une conception qu’on

pourrait appeler un « idéalisme biologique », c’est-à-dire qui ne réussit pas à apercevoir

l’importance fondamentale et la complexité des relations intersubjectives dans le

développement de soi ainsi que les responsabilités qui nous lient aux autres au sein d’une

société. Nous croyons que Nietzsche place abusivement certains actes de compassion dans

des catégories étroites, soit le ressentiment et le « narcissisme », parce qu’il fait reposer

toute action de l’homme sur son ontologie de la volonté de puissance. Or, cette primauté de

la volonté de puissance pour expliquer les actions humaines risque de reléguer au second

plan le développement de l’homme à partir de l’interaction avec les autres. En effet, le

148

philosophe fait reposer tous les motifs psychologiques sur une vie « forte » ou « faible »

pensée en-dehors de tout cadre social sérieusement pris en compte. S’il y a effectivement

une certaine analyse sociale dans la pensée de Nietzsche, elle nous apparaît par contre

insuffisante pour rendre compte de la question de la responsabilité humaine.

Nietzsche soutient lui-même que ce n’est pas la souffrance en elle-même qu’il faut

valoriser, mais plutôt son dépassement. Or, même si nous ne pouvons pas prendre sur nous

la souffrance d’autrui, n’est-ce pas parfois l’aider à se dépasser que de se soucier de lui ou

simplement d’être auprès de lui s’il en a besoin? Un tel secours ne pourrait-il pas aussi

briser le cercle du ressentiment? Cette dernière question, formulée comme une hypothèse,

vaudrait la peine d’être approfondie. Nous pensons que si la souffrance est nécessaire au

déploiement de soi, elle est aussi une épreuve qui peut parfois nous écraser sans le secours

et le soutien des autres. Pourquoi alors le souffrant devrait-il se passer de cette assistance si

elle peut lui permettre de se développer? Il est vrai que Nietzsche affirme qu’on peut aider

autrui, mais qu’il faut le faire sans ménagement et sans aplatir sa souffrance. La critique

nietzschéenne de la pitié nous renseigne sur certains motifs psychologiques narcissiques et

réactifs de la pitié, tout en nous offrant des pistes pour la critiquer et s’en défendre. Nous ne

pensons pas pour autant qu’il faille réduire la relation d’aide à une dynamique décadente ni

d’ailleurs la penser uniquement dans le cadre d’une conception duelle comme Nietzsche le

fait.

Nietzsche ne surestime-t-il pas notre aptitude à croître et à dépasser la souffrance? En

réinterprétant les thèses du physiologiste Wilhelm Roux, ne fait-il pas l’erreur de croire en

des aptitudes surhumaines à l’assimilation et à la croissance? Or, il semble que la capacité

humaine de faire face à la souffrance soit limitée et que l’élimination de la souffrance ait

aussi une place qu’il faille considérer dans l’éthique et les actions humaines. Nous avons vu

qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre la souffrance, d’une part, et l’accroissement de

soi, l’épanouissement et la création, d’autre part. En mettant tous ses espoirs dans le

processus de surcompensation des blessures de l’organisme, il semble que Nietzsche

149

s’illusionne sur la réelle possibilité des hommes de poursuivre son idéal du surhumain. En

tentant de s’ouvrir toujours plus à la souffrance afin de réaliser le surhumain, les hommes

pourraient rapidement atteindre leurs limites physiques et psychiques. Nous pouvons alors

nous demander si la poursuite du surhumain ne serait pas mieux desservie par une

désensibilisation stoïcienne à la souffrance, car à partir d’une certaine limite, rien ne nous

empêche de penser que les hommes deviendront simplement réactifs et qu’ils devront

recourir à de multiples mécanismes de défense. Être un humain accompli et épanoui devrait

aller de pair avec la reconnaissance de la vulnérabilité. À notre avis, Nietzsche est sans

doute trop exigeant dans sa tentative de dépasser la souffrance vers le surhumain.

C’est dans le troisième chapitre que nous nous sommes attaqués au problème de

l’idéal ascétique en voulant démontrer que Nietzsche rejette le dolorisme. En ce sens,

l’ouverture à la souffrance comme consentement à la volonté de puissance ne mène pas à

justifier toute souffrance. Nous avons suivi l’analyse généalogique de Nietzsche afin de

retrouver dans la sédentarisation de l’homme les origines du retournement des instincts

contre lui-même, ce qui est le premier sens de la mauvaise conscience. Il retrace l’origine

de l’intériorité, de l’« âme », dans le processus d’agression de soi-même. Cette nouvelle

maladie, dans laquelle l’homme souffre désormais de l’homme, correspond aussi

hypothétiquement à une situation de domination sociale. Nous avons esquissé que le

ressentiment prenait naissance dans la relation entre le maître et l’esclave, mais qu’il a fallu

un génie créateur pour renverser les valeurs des seigneurs alors dominants. Selon

Nietzsche, c’est le prêtre judaïque qui a rempli ce rôle en poussant les hommes soumis à

dévaluer les nobles et à interpréter leur propre impuissance comme une liberté de choix

entre le bien et le mal. Alors que les maîtres se nomment les « bons » et qu’ils qualifient les

hommes médiocres de « mauvais », les esclaves disent d’abord que les premiers sont «

méchants » et que, par conséquent, eux-mêmes sont les « bons ». Nous avons vu toutefois

que cette dernière déclaration procède en réalité d’abord par une négation et qu’elle est

issue du ressentiment.

150

Les prêtres judaïques et chrétiens sauront utiliser ce ressentiment à leur propre fin en

changeant sa direction vers l’intériorité de celui qui souffre. C’est ici que le deuxième sens

de la mauvaise conscience correspondra aux tourments de la culpabilité. Le prêtre répond à

la détresse de l’homme en lui montrant qu’il est coupable de sa propre souffrance. Cette

intériorisation de la douleur s’ancre aussi dans une situation de domination. Les prêtres

asservissent les hommes par la doctrine chrétienne qui résulte de l’idéal ascétique. Alors

que les croyants pensent que les ascètes et les saints sont des hommes supérieurs, Nietzsche

affirme qu’ils sont plutôt des décadents qui méprisent le corps et sèment la confusion chez

les hommes. De surcroît, ils aspirent à dominer les autres hommes en les rabaissant à leurs

propres privations et en les amenant à entrer dans le cercle vicieux de leur ascèse mortifère.

Leur « renoncement » camoufle leur condition physiologique en dégénérescence, ainsi que

leur volonté de puissance.

Alors que le changement de direction du ressentiment est présenté comme un remède

à la souffrance, Nietzsche y décèle un subtil poison. Le prêtre persuade les hommes qu’ils

sont dans un état désespéré et qu’une thérapie radicale s’impose à eux. Il agit alors comme

une autorité qui sait ce que signifie la souffrance et comment on doit y répondre.

Cependant, il crée le malaise duquel il tirera ensuite parti. Il fait naître en l’homme un

sentiment profond de culpabilité existentielle qui engendre de terribles tourments de

conscience. La doctrine chrétienne utilisée par les prêtres apparaît à Nietzsche comme

particulièrement dangereuse et inquiétante : elle est le signe d’une profonde maladie. Le

christianisme sert la décadence et agit comme une mystification trompeuse. Il permet un

assoupissement momentané de la souffrance des faibles, mais les empêche aussi d’avancer

vers l’autonomie.

Le christianisme sert de fer de lance dans la lutte contre les forts en faisant naître en

eux un sentiment de dégoût de leurs propres instincts. Lorsque le fort se convertit au

christianisme, cela produit chez lui à la fois de la honte, un sentiment de culpabilité et une

terrible torture de soi. Nous devons donc conclure que pour Nietzsche, ni la morale de la

151

pitié, ni la doctrine du christianisme ne permettent de « devenir celui qu’on est ». Ce

précepte exige, d’une part, de s’ouvrir à l’expérimentation des possibles et d’accueillir la

nouveauté. Or, nous avons vu que l’éthique de la vie faible, qu’il s’agisse de l’épicurisme,

de l’hédonisme, de l’utilitarisme ou du stoïcisme, consiste à se prémunir de toute ouverture

à la souffrance, ce qui rend impossible l’expérimentation. D’autre part, « devenir celui

qu’on est » exige de se détourner de toute idole ou autorité afin de retrouver sa propre loi et

mesure. Cependant, la vie de troupeau des hommes médiocres ne permet pas l’originalité et

s’attaque à toute différence comme s’il s’agissait d’une menace. La morale de la pitié, telle

que nous l’avons décrite, est en réalité une morale narcissique et vindicative : elle vise une

valorisation de soi par le fait de rabaisser autrui. Le christianisme, qui est conçu comme le

réel adversaire du dionysiaque, exige la soumission à un Dieu qui nie la vie et qui force tout

un chacun à se détourner de soi tout en favorisant la décadence.

Enfin, nous savons que Nietzsche fait du ressentiment le véritable moteur de tout le

christianisme767. Cependant, nous pouvons nous questionner sur l’extension de ce

jugement; Nietzsche ne prendrait-il pas le « piétisme », un mouvement particulier au sein

de cette religion, pour l’entièreté du mouvement chrétien? Le type du chrétien qu’il

construit n’a-t-il pas une certaine limite dans la réalité historique? Ne s’attarde-t-il pas

uniquement sur les cas dégénérés issus de certains courants particuliers du christianisme?

De surcroît, sa critique de l’amour chrétien ne perd-elle pas sa force lorsque nous nous

apercevons que la « prodigue vertu », soit l’amour surabondant de Zarathoustra, lui

ressemble fortement? Ce qui est problématique chez Nietzsche c’est qu’il croit que tout

amour chrétien est pitié alors que c’est surtout la charité qui est le point central de cet

amour768. Notons ici que la critique du christianisme chez Nietzsche est grandement

inspirée par la vision de Schopenhauer : le premier ne remet pas en question la thèse du

deuxième selon laquelle l’essence la plus intime du christianisme serait la négation du

vouloir-vivre769. C’est donc contre un christianisme tel que Schopenhauer l’avait compris

qu’il s’oppose. Bien que la critique nietzschéenne s’applique à l’interprétation

767 Goedert, p. 170-171. 768 Ibid., p. 194-198. 769 Ibid., p. 11.

152

schopenhauerienne du christianisme, il demeure qu’il fait en partie fausse route sur la

religion chrétienne en confondant amour et pitié.

153

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