Mort apparente ou Résurrection? Une velléité fantastique de Florian

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  • PAUL PELCKMANS

    MORT APPARENTE OU RI~SURRECTION? UNE VELLI~IT]~ FANTASTIQUE DE FLORIAN

    L'essor du fantastique fran~ais, nous dit-on, est li6 au rayon- nement de l'oeuvre de Hoffmann, traduit ~ partir de 1828; Charles Nodier dont les premi6res oeuvres sont un peu ant6- rieures h cette vogue n'aurait propos6 qu' ~ une suggestion trop timide pour que ses contemporains y pr~tassent attention))1 Auparavant, on ne rencontre que quelques r6cits isol6s dont aucun n'aura suffi/~ fonder une tradition: outre Le Manuserit trouv~ d Saragosse (1804) de Jan Potocki, je ne vois gu6re, pour le XVI I I ~ si6cle finissant, qu'on ait cit6 d'autres textes que Le Diable amoureux (1772) de Jacques Cazotte ou Vathek (1786) de William Beckford. Encore me semble~t,il que ce dernier, que Tzvetan Todorov parait int6grer ~t son corpus fantastique, s'inscrit plut6t dans la tradition du conte oriental moraiisateur, tradition dont il ne se distingue que par une certaine ambiguit6 de sa ~< moralit~ )) - ce qui ne ressemble enr ien ~t l 'h6sitation au sujet de la nature de l'6v6nement racont6 que Todorov met pourtant au c0eur de sa d6finition.

    Ace r6pertoire on le volt assez mince, la pr6sente 6tude voudrait ajouter un texte qui, sans atteindre au niveau litt6- raire du Diable ou de Vathek, n'en comporte pas moins' un aspect fantastique 6vident: ValOrie, Nouvelle italienhe,~la der- nitre des Nouvelles nouvelles (1792) de Jean-Pierre Claris de Flofian (1755- 1794).

    .1.Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique franr de Nodier gt Maupassant, Paris, Corti, 1951, p. 128.

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    >~ Pour Ren6 Godenne, l'origi- nalit6 de ces nouvelles est surtout dans la finition artistique des techniques du r6cit et dans une certaine att6nuation du romanesque invraisemblable; aussi, note-t-il h ce dernier sujet, le recueil ne comporte-t-il qu'une mort fe in te - ~ savoir, comme le pr6cise une note, celle qu'on rencontre dans Va- l~rie. 3

    Dans l'introduction ~t son ~dition critique de ces recueils, 4 l'auteur revient ~t la parfaite banalit6 des sujets retenus par Florian - et propose, dans ce contexte, un r6sum6 de notre nouvelle qui ne laisse pas de surprendre.

    Un p~re s'arrange pour persuader sa flUe de l'infid61it6 de son amant afin de robliger ~ prendre l'~poux qu'il lui a destin~ (p. x~v).

    Toutefois, pour peu qu'on soit familiaris6 avec les st6r6o- types de la tradition romanesque, il n'y a rien de plus ais6 que de combiner ces deux indications dans un canevas qui, effectivement, serait des plus conventionnels: Florian aurait fort bien pu raconter, lui-m~me, comment, d6tromp6e au sujet de la pr&endue infid61it6, Val&ie d6cide de se faire passer pour morte afin de s'enfuir avec son amant. La mort feinte est, en effet, une des ruses de l 'amour les mieux attest6es qu'on retrouve, pour ne citer que ces deux exemples, dans

    Ren6 Godenne, Ilistoire de la Nouvelle frangaise aux XV I I e et XV I I I e sidcles, Gen6ve, Droz, 1970, p. 219.

    3 Id., lb., p. 226 et note 31. Jean-Pierre Claris de Florian, Nouvelles, 6dition critique avec intro-

    duction, notes et documents in6dits 6tablie par R. Godenne, Paris, Didier, 1974. Toutes rues r6f6rences renvoient ~ cette 6dition.

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    Cligks ou la fausse Morte de Chr6tien de Troyes et dans La Soixantiesme Nouvelle de rHeptam&on.

    La nouvelle de Florian est fort diff&ente de cette histoire rebattue. Amoureux de Val6rie, Octave d'Orsini part pour l'Allemagne pour s'illustrer au service de l 'Empereur afin de m6riter ainsi la main de sa bien-aim6e que le p6re de celle-ci lui refuse. Apr6s dix mois, Octave cesse de r6pondre aux lettres de Val6rie qui, un peu plus tard, apprend que son amant vient de se marier avec la ni6ce de son protecteur, le g6n6ral Laudhon. La jeune fille consent alors ~t 6pouser l 'homme que son p6re lui destinait, son cousin Meraldi - celui m~me qui avait apport6 la mauvaise nouvelle. Au sortir de l'6glise, la jeune 6pouse rencontre Octave qui, inattendument, lui reproche qu'elle vient de la trahir; Val6rie, s'6vanouit, puis, apr6s un d61ire de trente heures, expire dans les bras de sa m6re. Se sentant coupable de cette mort, Octave, le soir des fun6railles, descend dans le caveau familial pour s'y suicider aupr~s de la bi6re.

    D6s qu'Octave aper~ut ma bi6re, il s'61ance en poussant des san- glots, arrache les planches, 6carte le voile qui me couvrait et, collant sa bouche h mes l&vres pales, il esp&re n'avoir pas besoin de son 6p6e pour terminer une vie que sa douleur seule va lui ravir! O miracle de l'amourI miracle clue ne croiront point les malheureux qui n'ont pas aim6! LYtme de mon amant rappela la mienne . . . (p. 277)

    Ressuscit6e sous le baiser d'Octave, Val6rie, ramen6e dans la maison de celui-ci, apprend, apr6s quelques jours de con- valescence, qu'elle a 6t6 victime d'une supercherie: le mariage de son amant n'&ait qu'une fausse nouvelle, ruse d61oyale de Heraldi. Apr6s quoi, il suffit d'une dispense papale et d'une intervention du grand-duc de Florence pour amener un d6- nouement heureux . . .

    Dans tout ceci, on ne saurait gu6re parler de mort feinte. Val6rie a non seulement consenti elle-mSme au mariage que son p6re lui demandait, mais en outre elle n'est d6tromp6e

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    au sujet de la pr&endue f61onie d'Octave qu'apr6s son retour la vie. On pourra i t croire toutefois que nous ne faisons ici

    que r6cuser un enchainement narrat i f banal au profit d 'un autre qui ne l'est pas moins: dans la tradit ion romanesque, la mort apparente est, elle aussi, largement attest6e 5 - de La Morte vivante de Boccace (D6cam6ron X, 4) h La Mort vaincue par l'Amour, huiti6me des Cent Nouvelles nouvelles (1735) de Mme de Gomez.

    Telle est bien l 'expl icat ion du texte qui vient spontan6ment ~t l 'espr i t - et, h la fin du XVI I I e si6cle, elle a d~ ~tre d 'autant plus contraignante que la peur des enterrements pr6matur6s, l ' incert itude des signes de la mort repr6sentaient alors une v6ritable hantise collective. N6anmoins, si le texte permet une telle lecture, on ne saurait dire qu' i l l ' impose: Val6rie, qui raconte elle-m~me son histoire, parle de sa mor t eomme d'une vraie mort, de son retour ~t la vie comme d'une r6surrection; le lecteur, :forc6ment, h~site entre la 16thargie et le t~ miracle de l 'amour~ - ce qui, selon la d6finition bien connue de Tzvetan Todorov, nous oblige ~t consid6rer notre nouvelle comme un r6cit fantastique.

    I1 suffit d'ai l leurs de relire le recueil de F lor ian h la lumi6re de sa derni6re nouvelle pour voir que bien des r6cits nous acheminaient vers cet te 6mergence du fantastique. Celui-ci, toujours selon Todorov, se d6finit comme un genre m6dian entre le merveil leux et le surnaturel expliqu6. 6 Or, tous les deux sont repr6sent6s dans le recueil - d 'une mani6re qui

    : ~ cf. ~t ce sujet, Johannes Bolte, Die Sage yon der erweckten Scheintoten i~ Zeitschrift des Fereins fiir Folkskunde in Berlin, IV, 1910. pp. 353~-,381 r Henri Hauvette, La Morte vivante, Paris, Boivin 1933 (ce dernier toute- fo, is ne signa!e pas la nouvelle de Florian). : ~ Je substitue ce terme h celui d'((6trange~ pr6conis6 par Todorov

    -- dont Jean Bellemin-No~l, Des Formes fantastiques aux ThOmes fantas- matiques, in Litt~rature 2, mai 1971, notamment pp. 107--108. Sans ~tre une solution id6ale, le terme (~ surnaturel expliqu6 ~) a du moins l'avantage de renvoyer ~t un type de narration assez bien d61imit6 -- et, en outre, abondamment repr6sent6, dans le roman noir anglais, ~t l'~poque o/z 6crivait Florian.

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    se distingue nettement de ce que la tradition des Lumi6res proposait ~t l'auteur. Ainsi, si le XVIII e si6cle s'6tait acharn6 ~t ~ expliquer)) le surnaturel, on ne trouvera que difficile- ment des textes qui, comme Rosalba, Nouvelle sicilienne, nous convie ~t admirer le doigt6 d'une sorci6re qui, tout en pres- crivant une potion de fantaisie, r6ussit ~t resceller l'union de deux 6poux: il suffit pour cela de convaincre l'6pouse d61aiss6e que le principal ingr6dient de cette potion n'est rien d'autre qu'un os de pendu arrach6, ~t minuit sonnant, par l'int6ress6e elle-m~me au gibet de sa ville; le marl volage, accoutum6 ~t passer ~t cette heure indue par la route qui c6toie le gibet, ne saurait que s'6mouvoir devant une preuve d'amour si exemplaire.

    D'autre part, le XVIII e si6cle finissant n'admettait le merveilleux que moralisateur; Florian :s'est illustr6 dans le genre avec Zulbar, Nouvelle indienne. Encore nous faut-il noter que cette nouvelle serait, selon Ren6 Godenne, ~ de loin la plus personnelle (du recueil) par la trouvaille du "bois des m6tamorphoses"~ ,7 ce qui para~t d6noter, chez ce nouvelliste ami des sentiers battus, certain penchant intime ~t l'invention merveilleuse. Dans Sanche, Nouvelle portugaise, le merveilleux, d'ailleurs assez incoh6rent, n'est plus justifi6 par aucune r6f6- rence moralisatrice: outre un chateau myst6rieux situ6 dans une for~t labyrinthique et d6fendu par un seul enfant, qui ressemble, ~t s'y m6prendre, h Cupidon, la nouvelle propose une r6miniscence du Petit Poucet (le chevalier Sanche semant derri6re lui les clous de son armure afin de retrouver son chemin), un combat avec un g6ant appel6 Rostubalde et enfin, convergence int6ressante avec Valdrie, un baiser vivifiant d'ailleurs mieux rationalis6 que l'autre puisque Sanche est ~ seulement ~ mor ibond. . .

    Florian, on le voit, s'attardait volontiers dans les parages du fantastique; reste que Val&ie semble &re la seule de ses

    7 Introduction ~t l'6dition cit~e p. XVI n. 16.

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    nouvelles off il ait r6ussi jusqu'au bout h maintenir l'~quilibre instable entre le merveilleux et le surnaturel expliqu6.

    A cet effet, Florian recourt ~t une technique narrative qui, tout en restant fort proche de celle de ses nouvelles pr6c6- dentes, n'en a pas moins les caract6ristiques essentieUes du discours fantastique, s On observera d'abord quiici encore, le surnaturel, au moins techniquement, >,9 de la d6cision de (t. 1, p. 17) (t. 2, p. 49). Dans un 6pisode de l'histoire de Fanny et de Don Thaddeo dans Cleveland, Pr6vost r6ussit h laisser le mystbre entier:

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    mort -- ou, du moins, sur une mort que la narratrice, Valrrie elle-m~me, 6nonce comme telle

    Ce n'est pas ma faute, rues amis, si je suis morte il y a dix ans. I1 n'est personne ~t qui cela ne puisse arriver: mais ce qui n'arrive pas aussi souvent, c'est que, depuis cette 6poque, je me suis trouvre infiniment plus heureuse ( . . . ) I1 est vrai que les chagrins que j'ai soufferts pendant ma vie ont bien pay6 le bonheur que je gofite depuis ma mort (p. 267). Je remercie le ciel d'etre morte pendant quelque temps pour vivre toujours heureuse (p. 284).

    Si de telles affirmations ne nous ramrnent pas dans le mer- veilleux, c'est que la narration h la premirre personne authen- title l'rvrnement racontr, le rrcit &ant trmoignage, tout en permettant le doute au sujet de l'interpr&ation de la narratrice qui, bien stir, ne jouit pas des m~mes privilrges que le roman- cier omniscient. Florian s'ingrnie d'ailleurs h prolonger les doutes. D'une part, contrairement h toutes les conventions du conte, son texte multiplie les effets de rrel: il est question de Joseph II d'Autriche et de son frrre le grand-duc Lropold (p. 271), du grnrral Laudhon, de alte Fritz et du prince Henri de Prusse (p. 272) - et le nom de famille d'Octave, lz Orsini, a non seulement une consonnance bien italienne, mais 6tait effectivement celui d'une des premirres families de la prnin- sule, romaine d'ailleurs plut6t que florentine.

    D'autre part, le lecteur soucieux d'explication naturelle trouve dans le texte de quoi 6tayer sa rrticence devant le rrcit de la narratrice. I1 pourrait croire, vu l'enjouement du d~but de la narration, que

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    stitieuse :1~ ~t la limite, on pourrait admettre qu'eUe croit avoir 6t6 morte, se trompant la premi6re au sujet de ce qui, dans cette hypoth~se, n'aurait encore une lois 6t6 qu'une l&hargie. Toutefois, Val6rie nous est pr6sent6e comme une personne 6clair6e qui sait partager le m6pris philosophique pour les Superstitions du populaire: elle raconte comment son retour ~t la vie a donn6 lieu ~t toutes sortes de commentaires ampli- fiants

    Plusieurs ajoutaient qu'ayant repouss6 de la main mon 6poux qui me poursuivait, rues cinq doigts avaient laiss6 sur ses habits cinq marques brfilantes de feu. D'autres assuraient avoir entendu qu'H6raldi m'avait fait mourir et que je revenais demander justice (p. 282).

    En se distanciant de ses racontars, Val6rie authentifi e sa propre v6racit6: le rfcit d'une erreur ne saurait se tromper - et une Val6rie ironique aurait fort bien pu int6grer ces bruits populaires ~t son propos. D6cid6ment, les cartes sont bien broui l l6es . . .

    Elles le sont d'autant plus que la nouvelle de Florian ne rapporte pas seulement le r6cit de Val6rie mais retrace d,abord, dans un assez long pr6ambuie, les circonstances de la narration. Or, ce pr6ambule est un texte pi6g6 qui conditionne d'avance l'h6sitation du lecteur.

    On fait semblant dans le monde de ne plus croire aux revenants; et l'on oublie que les meilleurs 6crivains de la Grace et de Rome, les historiens les plus renomm6s pour leur v4racit4, pour leur philosophie, nous attestent leur existence. Plutarque rapporte . . . (p. 262)

    Suivent les 3 exemples classiques: le g6nie de Brutus qui serait apparu ~ celui-ci la veille de la bataille de Philippes, la maison

    14 ~ Ma pieuse mere m'avait 61ev6e dans des principes religieux que, grfice au ciel, j'ai toujours conserv6s ~ (p. 280).

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    hant6e du philosophie Ath6nodore et le r6cit d'Agrippa d'Aubign6 au sujet d'une apparition de sa m6re

    Osera-t-on r6voquer en doute ce que Plutarque, Pline, d'Aubign6 nous assurent? ou dira-t-on, pour ne pas les croire, que ces hommes avaient l'esprit plus faible que nous ? (p. 264)

    A la fin du si6cle des Lurni6res, pareil argument d'autorit6 risquait de n'Stre gu6re convaincant; Florian qui venait de publier un remarquable Precis historique sur les Maures d'Es- pagne (1791) devait 6tre assez farniliaris6 avec la critique historique, dont son si6cle venait de vulgariser l'ernploi, pour savoir qu'il ne suffit pas d'un texte antique pour attester un fait. Compte tenu des habitudes de la pol6mique antichr6tienne contemporaine, on pourrait m~me croire que cette profession de foi aux revenants est de l'ordre de l'antiphrase ironique: 15 !'objection concernant la faiblesse d'esprit des hornmes du pass6, que le texte feint d'6carter par une question rh6torique, correspond d'ailleurs ~ une r6serve souvent forrnul~e dans l'Essai sur les Mteurs . . .

    sans poursuivre cette discussion, je vais rapporter un fait que je tiens de la personne m~me ~t qui le fait arriva~ Cette personne vit encore: toute la ville de Florence en est le t6moin (p. 264).

    Voilh qui, apparemrnent, devient s6rieux: le mot ~t fait)~ qui cautionne la v6racit6 de ce qui va suivre se r6p6te avec insis- tance. Toutefois, la source cit6e, ~ la personne rnSme)) probl6- rnatise quelque peu la confiance que rn6rite le r6cit - d'autant plus que la phrase suivante a Fair d'affirmer une lapalissade: si ~ toute la vil!e de Florence ( . . . ) est t6moin~) de ce que la dite ~ personne vit encore)), on se demande pourquoi il faut une confirmation si abondante pour quelque chose qui n'a rien d'&onnant; si, par contre, le t6rnoignage concerne

    15 Signalons toutefois que rironie est beaucoup plus explicite dans le pr6ambule, fort analogue, de Rosalba, Nouvelle sicilienne, ce qui pourrait nous inviter ~t prendre au s6rieux.., le s6rieux de celui-ci.

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    le fait dont on nous annonce le r6cit, nous savons, apr6s lecture, qu' i l est irrecevable puisque la ville ne saurait juger de l '6tat de Val6rie entre son enterrement et son retour ~t la vie.

    Puis, l 'auteur se lance dans un second pr6ambule qui raconte comment (p. 264) est venue h sa connaissance.

    Plusieurs amis m'invit~rent ~ venir passer les f~tes de Noel dans un vieux ch~tteau bfiti sur des rochers au milieu des montagnes des C6vennes (p. 264).

    Notons au passage comment F lor ian d6couvre d'embl6e un des d6cors les plus fr6quents de la narrat ion fantast ique: le vieux chgtteau, le temps de No~l, autant de notat ions qui ne tarderont pas ~ devenir des st6r6otypesY

    Or, voici que, dans ce groupe qui ne tarde pas ~t 8tre sous le charme des histoires de revenants que chacun raconte ~t tour de r61e, une jeune femme se distingue par son impassibi l i t6: c'est notre Val6rie qui, venue en vil l6giature ~t Montpel l ier , a 6t6 invit6e par la ch~ttelaine. Dans sa description, le texte insiste sur la > du teint et m~me des !~vres de Val6rie, d6tail qui rev&ira bien r i te un sens fort inqui6tant.

    De toutes nos dames c'6tait Val6rie qui montrait le plus de courage pendant nos terribles r6cits. Elle n'en 6tait point 6mue, elle 6coutait en souriant; et loin de douter d'aucun des fairs qu'on rapportait, elle avait l'air seulement de les trouver extremement simples (p. 265).

    16 Florian, d'ailleurs, est conscient de l'effet. ~ Chacun racontait (son histoire de revenant): et la saison, le lieu, le moment ajoutaient encore ~t l'effet que produisaient ces effrayants r~cits. Les nuits ~taient longues, noires; la campagne couverte de neige; et des hiboux, anciens habitants de la tour o~ 6tait construit le salon, se r6pondaient sur les vieux cr6neaux par des cris lents et monotones. Ajoutez ~t tout cela clue nous 6tions dans l'avent, temps o/a tout le monde salt bien que les apparitions sont les plus fr6quentes ( . . . ) Souvent celui qui racontait, saisi d'un tremblement subit, sentait tout ~ coup sa voix s'alt6rer, se taisait, restait immobile,

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    Le texte 6voque alors deux nouvelles histoires de revenants, d 'un surnaturet beaucoup plus bariol6 que celles, savantes, que nous avons rencontr6es plus haut, Ici encore, on devine une certaine ironie 17 devant ces anecdotes de biblioth6que bleue: pour ses contemporains, Florian se montre, h la lettre, superstitieux comme on ne l'est pas. Toutefois, cette ironie ne discr6dite pas n6cessairement le r6cit qui va suivre, je dirais m~me, au contraire, que le texte, ayant fair ses preuves d'incr6dulit6 au sujet des revenants, authentifie d 'autant mieux l'histoire qui va suivre - et qui, d'ailleurs, n'est pas ~t propre- ment parler une histoire de revenant: apr~s sa mort, Val6rie ne revient pas hanter de fa~on intermittente, le monde des vivants, elle y retourne d6finitivement. Somme route, nous nous trouvons devant un r6cit qui 6tablit l'h6sitation fantas- tique entre la mort apparente et la r6surrection, branch6 sur un pr6ambule qui est une profession de foi superstitieuse; tout ce que celle-ci comporte d'ironie atteste le bon sens du narrateur - au profit de la crSdibilit6 de l'histoire qui va suivre.

    L'allure diff6rente de ces histoires bri6vement rappel6es et de la narration de Val6rie va dans le m~me sens: avant de raconter le (( miracle de ramour)>, Val6rie s'~tend longuement sur ses amours contrari6es, sur le mariage auquel on l'a con- trainte; cette reprise, aprSs un pr6ambule &range, du canevas le plus habituel du roman sentimental sugg6rera un retour h la vraisemblance qui accr6dite forc6ment l'~v6nement mira- culeux qui en sera la pdrip&ie. On a bien l' impression de se

    n'osait tourner les yeux ni vers le fond de la grande salle, off l'on croyait entendre un bruit de ferraille, ni du c6t6 de la chemin6e d'od il semblait que quelque chose descendait ~> (pp. 264--265).

    x~ (((L'histoire) du malheureux 6poux de Lyon qui, ayant tu5 sa femme, dans un transport de jalousie, la voyait arriver toutes les nuits, ~t onze heures, avec des pantoufles vertes, et se coueher aupr6s de lui; une foule d'autres anecdotes de ce genre, tr~s authentiques ~t la v6rit~, mais cependant un peu extraordinaires, ne paraissaient h Val6rie que des 6v6nernents communs. ~> (p. 266).

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    trouver devant une >18.

    Toutefois, le pr6ambule n'est pas qu'uia contrepoint i ronique ou qu'un gage d'incr6dulit6. L' impassibi l i t6 de Val6rie devant ces histoires inqui6tantes suscite l '6tonnement de l 'assistance qui, apr6s que Val6rie a d6clar6 fro idement qu'elle est un revenant (p. 266), a r i te fait de devenir une panique g6n6rale. Tout le monde s 'enfu i t

    Nous nous pressions h la porte, lorsque Val6rie, avec cette voix douce et tendre dont le charme 6tait irr6sistible, nous rappelle, nous fait asseoir (p. 266).

    Le ~ charme irr6sistible>>, en l 'occurrence, ne saurait qu'a jou- ter ~t l'ambiguit619; et le pr6ambule s'ach~ve sur cette u l t ime 6vocation de Val6rie:

    Et tandis que, nous tenant tous par la main, nous la regardions 9 avec effroi, et qu'~t chaque instant en effet nous d6couvrions sur son visage quelque signe nouveau, quelque indite, peu remarqu6 jusqu'alors, qui tenait beaucoup de l'autre monde, Val6rie reprit ainsi son discours . . . (p. 266).

    Le contrat que sugg~re cette derni~re phrase, s'i l renforce les h6sitations du lecteur, ne tranche nuUement le d6bat: non seulement, il est le fait d 'un groupe affol6, mais en 0utre, il ne repose sur aucune base solide puisque, fa i sant 6tat de signes et d' indices, il renvoie h une &range symptomatologie de l 'appartenance ~t l 'au-delh; apr6s tout, rien n' interdit de penser que la 16thargie puisse, elle aussi, laisser des t races . . .20

    1~ C'est la d~finition du fantastique propos6e par Pierre-Georges Castex, Le Conte fantastique franfais . . . . ouvrage tit6, p. 8.

    19 C'est exactement le proc6d6 stylistique d6fini par Todorov, Intro- duct ion . . . , ouvrage cit6, pp. 84--86.

    20 La litt6rature m6dicale de l'6poque, si bavarde sur la l~thargie, l'est fort peu sur cet aspect de la question -- et pour cause: la th6rapie de la mort apparente n'a gu~re donn~ de r~sultat durable puisque, le plus souvent, les rares 16thargiques qu'on parvenait h rappeler ~ la vie remouraient quelques jours apr~s.

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    De ces indices, un seul est pr6cis6: la pfileur de Val6rie qui, auparavant, la faisait comparer ~ une statue anim6e, devient maintenant un

    reste effrayant de la tombe que rien n'a pu faire disparaitre (p. 280).

    R6sumons un instant le chemin parcouru. Apr6s un pr6' ambule qui, par un subtil alliage entre l'ironie contenue et la disponibilit6 au myst6re, pr6dispose le lecteur ~t une r6ception h6sitante, on nous raconte l'histoire traditionnelle de l'6veil apr6s la mort apparente qui devient fantastique lorsque, prenant fi la lettre la m6taphore du baiser vivifiant, r pr6tend relater une vraie r6surrection par l 'amour; cela aurait pu donner lieu h un r6cit merveilleux si le recours 5 la narration subjective n'invitait pas le lecteur, devant ces faits plutSt &ranges, h r~voquer en doute l'interpr&ation propos6e. Reste, apr6s avoir 6tabli le pMnom6ne, ~t nous interroger sur ses raisons d'8tre: pourquoi, h cette 6poque off le genre n'est pas encore ~ la mode et sous la plume d'un auteur qu;on s'accorde /t juger secondaire, ce soudain recours au r6cit fantastique ?

    Dans le dernier chapitre de son Introduction dt la Littdrature fantastique, Czvetan Todorov 6tablit un rapport entre dis- cours fantastique et psychanalyse: le recours au surnaturel, propre ~ celui-lh, servirait d'alibi fi l'6vocation d'attitudes et de d6sirs qui, avant l'6mergence de celle-ci, auraient 6t6 frapp6s d'interdit; le fantastique, ainsi, serait une transgression masqu6e 21. Dans cette perspective, l'histoire de Val6rie pourrait se rabattre sur une configuration bien connue: l 'amour de l'h6roine et d'Octave est celui de deux enfants 6duqu6s ensemble comme s'ils 6taient fr6re et sceur, amour qui d'ailleurs se cache des parents 22 et qui finira passe heurter ~t l'interdit

    21 (~ La fonction du surnaturel est de soustraire le texte h l'action de la loi et, par l/t-m~me, de la transgresser ~) (Todorov, Introduction..., p. 167).

    ~ (~ Comme si nous avions pr~vu les chagrins que devait bient6t nous causer notre penchant mutuel, nous prenions soin de le cacher. Nous

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    du p6re. Le ((miracle)) cautionnerait-il ici une transgression ~edip6enne ?

    Sous cette formulation, l'hypoth6se ne me semble gu6re satisfaisante. L'hypoth6se de Todorov ne laisse pas de soulever des probl6mes dans la mesure off, ~t la lois, elle enl~ve toute consistance propre ~t la r6f6rence au surnaturel tout en con- f6rant une valeur de v6rit6 indiscut6e h la psychanalyse. Refus total et acceptation inconditionnelle qui occultent doublement l'historicit6 du ph6nom~ne fantastique: en posant le probl6me dans les termes de l'Introduction, on comprend comment le fantastique (ou, du moins, un certain fantastique) a pu s'&eindre aux abords de 1900, mais on ne saurait expliquer la naissance du genre - sauf ~t admettre que les th6mes de la pens6e psy- chanalytiqne ont acquis, ~t la fin du XVI I I e, une pr6gnance particuli6re qui les amenait ~t se frayer une vole d'expression in~dite jusqu'alors.

    I1 me semble en effet que le respect ~edip6en du p6re, loin d'etre une constante de l'esprit humain, est un trait psychique propre ~t notre modernit6: l'interdit int6rioris~ du p6re prend, somme route, la rel6ve des diverses autorit6s qui modelaient la vie des soci6t6s traditionnelles et que l'iconoclasme des Lumi6res s'acharnait ~t abattre ~3. Dans une telle perspective, qui est de psychologie historique plut6t que de psychanalyse, l'6mergence, vers la m~me 6poque, d'un discours qui con- tourne les nouvelles normes en train de se former, celles-l~t m~mes que Freud inscrira au ceeur de sa d6finition de la sant6 psychique, devient, ~t premi6re vue, moins inexplicable. Encore nous faut-il noter que, dans ce cas, la r6f6rence au surnaturel ne saurait plus ~tre un simple alibi. Si le Dieu du croyant moderne est surtout le partenaire de sa vie la plus intime,

    paraissions indiff6rents devant mon p6re et ma m~re, nos jeux semblaient seuls nous occuper: nous nous disputions m~me quelquefois; reals, aussit6t que nous 6tions dans le jardin ou dans le petit bois qui le ter- minait, alors plus de querelle, plus de jeux . . . * (pp. 267--268).

    2~ Ces paragraphes s'appuient sur les lignes de force que d6gage la th6se sur le roman familial des Lumi6res que je pr6pare.

  • MORT APPARENTE OU R~SURRECTION? 241

    le sacr6 des soci6t6s traditionnelles est aussi la caution supreme du style de vie de la communaut6; d6s lots, la r6currence de cette caution dans un dispositif qui contre le nouveau syst6me de normes en vole de cristallisation est un ph6nom6ne trop complexe pour qu'on puisse s'en d6faire en n'y voyant qu,un masque commode. Mais cela nous m6nerait bien lo in . . .

    I1 ne semble d'ailleurs pas clue, m~me sous cette forme, l'id6e d'une transgression r suflise ~t expliquer le recours au fantastique dans notre nouvelle. I1 est vrai que celle-ci est, darts le recueil, la seule o3 une certaine insoumis- sion au p6re est 6nonc6e sans qu'un mot de r@robation vienne la fl6trir. 24

    Cet amour, n6 d~s mon enfance, ne pouvait plus finir qu'avec ma vie, Les reproches outrageants dont mort p~re m'accabla, les menaces qu'il me fit, la violence de son comportement, augmentS- rent ma passion. Je fus indign6e de la cruaut6 dont on usait avec moi; les obstacles m'irrit~rent; et, tandis que, les yeux baiss6s, gardant un triste silence, j'6coutais mort p~re en fureur, qui me jurait de m'immoler si je revoyais Octave, je prononqais tout bas le serment de n'~tre jamais ~t d'autre que lui (p. 269). 24

    2~ Contrairement ~ ce qui se passe darts Pierre, Nouvelle allemande, Claudine, Nouvelle savoyarde et Sophronime, Nouvelle grecque oh, malgr6 les imperfections que ces nouvelles attribuent aux p~res, les protagonistes, diversement, int6riorisent en culpabilit6 l' interdit paternel auquel ils se heurtent.

    z5 Dans le contexte d'une histoire du d6sir oedip6en, ce passage est tr~s r6v61ateur. On salt que, selon les analyses de Ren6 Girard (La Violence et le Sacra, Paris, Grasset, 1973, chap. VII) la teneur incestueuse que Freud attribue au premier amour de tout homme est de l 'ordre du mensonge romantique, le dispositif oedip6en sert h occulter la mim6sis familiale sous-jacente/1 cet amour -- dont le p~re serait h la fois m6diateur et obstacle, r interdit paternel 6tant simultan6ment excitation et brimado du d6sir. Pr6parant te sch6ma cedip6en, te roman sentimental occuite le plus souvent le lien entre r interdit et l'accroissement du d6sir au profit d' une gen~se purement objectale de celui-ci: ainsi, si Lovelace est essentiel- lement l 'amant rendu d6sirable par les interdits dont la famiUe de Clarisse rentoure, l 'amour de Julie et de Saint-Preux ne se pr6tend nulle part exalt6 par l 'opposition du baron d'Etange. Florian, dans ce passage, ajoute ~ l'explication objectale habituelle (par l'anciennet6 pour ainsi dire) une notation sur le renforcement que l' interdit apporte au d6sir.

    16

  • 242 PAUL PELCKMANS

    Toutefois, cette r6volte reste tr6s limit6e, elle ne passe aucunement ~t l 'acte. Aussi le droit du p6re ~t disposer de la main de sa fille n'est-i l jamais contest6: Octave n'envisage pas d'enlever sa bien-aim6e, il part pour l 'arm6e afin de la m6riter. Plus loin, Val6rie affirme qu'elle n'est jamais d6partie des sentiments d 'une fille bien n6e.

    (Mon p6re) semblait m'avoir rendu son c0eur. Jamais sa s6v6rit6 n'avait pu ali6ner le mien (p. 275).

    En outre, le texte ne se prononce jamais sur la possible com- plicit6 du p6re dans le stratag~me de H6raldi ; celui-ci fait figure de bouc 6missaire 26 sur le dos duquel Val6rie, rendue

    Octave, peut continuer h s'entendre avec son p6re - qui finit par ~tre heureux du bonheur de sa fille.

    On ne saurait done pr&endre que le fantastique, ici, v6hicule une adh6sion voil6e aux droits de la passion face au p6re: le respect oedip6en 27 se nuance tout au plus d 'un moment de r&icence qui ne l '6branle gu6re.

    Nous revoici donc devant notre question init iale: qu'est-ce qui a pu amener F lor ian h suseiter, dans sa derni~re nouvelle, une h6sitation fantastique entre mort apparente et mort effective? Jusqu'ici, nous n 'avons somme route r6ussi qu'~t r6cuser une r6ponse possible: les att itudes affectives mises en sc6ne sont ddcid6ment t rop > pour que leur expression requi6re un alibi surnaturel.

    2G Ainsi dans ce passage off la responsabilit6 du p6re s'att6nue progres- sivement: ~ Je compris alors qu'Heraldi, peut-~tre de concert avec mon p6re, avait ourdi cette horrible trame et que, trahie par le domestique

    qui je m'6tais confi6e, on avait intercept6 les lettres de mon amant. Cette d6couverte m'inspira pour le perfide Heraldi une aversion, un m6pris, une horreur insurmontable. Nul crime n'6galait/t rues yeux les affreux moyens qu'il avait employ6s.. . (p. 279).

    27 Le fair que Heraldi est un cousin de Val6rie et qu'ainsi celle-ci se voit contrainte hun mariage intrafamilial ne limite pas le caract6re cedi- p6en de l'interdit puisque l'inceste n'est pas un 616ment structuralement indispensable du dispositif oedip6en.

  • MORT APPARENTE OU RI~SUR:RECTION? 243

    Selon certaines 6tudes plus r6centes, la r6f6rence h6sitante au surnaturel dans laquelle Todorov ne voyait qu'un rideau de fum6e autour d'un sujet interdit serait l'enjeu du fantastique - qui se pr6sente ainsi comme

  • 244 PAUL PELCKMANS

    second moyen gtge, puis la pastorale de la Contre-r6forme avaient attach6e h l' instant du d6c6s avait h peine rid6e, com- mence ~ s'effriter au profit de ce qui deviendra, apr6s bien des vicissitudes, l'actuel tabou de la mort. La nouvelle peur ne s'6nonce gu~re dans la litt6rature de l '6poque qui, dans ce domaine, se consacre pour l'essentiel ~t la mise en place du c6r6monial des belles morts romantiques ~1. Par eontre, la m6decine s'y montre plus perm6able: ~t partir de 1740 environ, les ~tudes sur l'incertitude des signes de la mort, le danger des enterrements pr6matur6s, la th6rapie de la mort apparente se multiplient. M6dication proprement d61irante qui n 'a d'ail- leurs donn6 que des r6sultats d6risoires: dans les (( obituaires >> dont certains, tel le c615bre Vitae dubiae Asylum de Weimar, ont fonctionn6 pendant plusieurs d6cennies, on n 'a jamais r6ussi ~t r6animer qui que ce soit. La vogue de la mort appa- rente n'en est que plus significative au regard de la psychologie historique.

    Cette anomalie monstrueuse - 6crit Philippe Ari6s ~ -- est sans doute la premiere manifestation de la grande peur de la mort. EUe n'a pas 6t6 alors largement exploit6e par les arts d'6vasion et d'illusion, comme il arrive d'habitude quand une vaste inqui6- tude s'empare de la conscience universelle: au-del~t d'une certaine gravitY, on se tait toujours. La soci6t6 a chass6 la mort apparente hors du miroir off elle caressait ses fantasmes.

    Bien qu'elle renvoie h une th6orie litt6raire sans doute dis- cutable, cette notation para~t en gros, exacte: le motif de la mort apparente qui, depuis tant de si6cles, avait fourni des rebondissements faciles aux romanciers et aux nouvellistes,

    3! J'ai analys6 les Iiens entre celles-ci et le tabou de la mort au sujet de la lettre VI, 11 de La Nouvelle H~lofse (La Mort de toi, une Mort interdite in Neohelicon, 1977, Ill--IV, pp. 219--248).

    3~ Philippe Arias, L'Homme devant la Mort, Paris, Seuil, 1977, p. 396. Les indications historiques au sujet de la hantise de la mort apparente sont emprunt6es ~t ce livre (chap. 9, pp. 389--399) et ~t Jean Van den Berg, Het Menseliflc Lichaam IL Nijwerk. Calhenbach. chap. [I I ,w 2, pp. 142-- 164.

  • MORT APPARENTE OU RI~SURRECTION? 245

    ne semble gu6re connaitre, dans cette fin du XVIII e si6cle, une hausse qui pr6sente quelque commune mesure avec la hantise dont nous parlons. Dans ce contexte, Val~rie fait doublement figure de paradoxe: la fiction s'ouvre ~t une han- tise que, le plus souvent, elle pr6f~re ignorer et, err m~me temps, elle se distancie du motif traditionnel, auquel cette hantise conf6re, pourtant une nouvelle vraisemblance, en 6tablissant l'6quivoque fantastique entre la 16thargie et la mort.

    Le paradoxe n'est peut-~tre qu'apparent. La psychanalyse nous a familiaris6 avec l'id6e que bien des angoisses apparem- ment sans raison d'etre recouvrent en fait des d6sirs qui ne s'avouent pas comme tels. La panique collective devant l'in- certitude des signes de la mort rel6verait, dans cette perspec- tive, d'une propension intime ~t admettre que toute mort pourrait n'&re qu'apparente, d'une tentative d61irante ~t att6nuer l'irr6versibilit6 de l'instant du d6c6s. Rappelons seulement, avcc Jean Van den Berg 33, ce point de d6part d'un trait6 berlinois Ueber die UnMcherheit der Erkenntnix des erloschenen Lebens.

    Er ist tot sollte stets heissen: er scheint tot. Rationalisation de la tentative (ou de la tentati0n) d'inverser la mort, cette m6dication ne pouvait gu6re tenir ses promesses: toute ratio- nalisation frustre forc6ment le d6sir qu'elle t~che pourtant de prendre en charge puisque, si celui-ci &ait r6alisable, il n'aurait gu6re besoin de se d6guiser. En l'occurrence, non seulement les r6sultats atteints furent d6risoires mais surtout la rationalit6 propre au discours m6dical le forgait ~ annulet ses 6ventuels triomphes en l'obligeant ~t avouer que, s'il y a r6animation, c'est que le d6c6s n'&ait pas survenu...34

    Or, sur ce point, l'h6sitation fantastique permet un surcro~t de satisfaction: au rebours du trait6 que nous citions plus

    33 Jean Van den Berg, op. cir., p. 151. 3~ Cf. Vladimir Jankelevitch, La Mort, Paris, Flammarion, 1977, coll.

    * Champs ~ n ~ 1, pp. 344--346.

  • 246 PAUL PELCKMANS

    haut, Val~rie sugg6re en somme que l'assertion ~t elle paratt morte)) pourrait signifier ~ eUe est morte)), que la r6ani- mation est peut-&re une r6surrection. L'6quivoque qui animait le z61e des m6decins mais que celui-ci ne pouvait que supprimer est sauvegard6e par la narration fantastique.

    La peur de la mort, mobile premier de l'aventure, est d'ail- leurs tr6s sensible dans le texte. Lorsque Val6rie attirme qu'eUe est un revenant, l'assistance ~ fuit pr6cipitamment)) (p. 266), r6action nouveUe qui repose sur un tr6s vieille croyance selon laqueUe la vision d'un d6funt est signe de l'imminence de la mort propre aS. Val&ie elle-m~me qui, en commen~ant son r6cit, parlait avec tant d'enjouement de sa mort pass6e, n'en d6crit pas moins la p~leur qui lui est rest6e

    9 i

    Comme un reste effrayant de la tombe que rien n'a pu faire disparattre (p. 280)

    ce qui, soit dit au passage, montre qu'on a cherch6/t le faire: on pressent ici les strat6gies ~t venir de l'escamotage de la mort . . . .

    La perte de la vieille familiarit6 donne 6galement lieu ~t une certaine intol6rance devant le rituel du deuil: celui-ci n'est plus gU6re admis que comme explosion d'une affectivit6 intense, fr61ant parfois le morbide. Apr6s le d6c6s de Val6rie, son p6re' est ~ au d6sespoir ~, sa m~re ~ pens(e la) suivre~ (p. 276), Octave projette de se suicider. Seul, Heraldi, le bouc ~ 6missaire, adopte une attitude plus ritueUe: le texte nous le montre ~

  • MORT APPARENTE OU RESURRECTION? 247

    s'ach~ve sous la direction d 'un m6decin. Toutefois, la gu6rison ne se rattache gu~re aux traitements

    Octave me parlait sans cesse de son amour et de notre hymen. Ma sant6 se r6tablissait; j'6tais heureuse, je devais l'~tre davantage: il n'en faUait pas tant pour me gu6rir. (p. 280).

    DOs lors, ii nous faut interroger pour lui-m~me le mot i f du baiser vivifiant.

    On pourra i t songer ~t ce sujet ~t l '6rotisme macabre, le rapprochement d 'Eros et de Thanatos qui, consomm6 d6s l '~ge baroque, se prolonge chez les contemporains de Sade ~6. Si les lecteurs de F lor ian ont pu r~ver dans ce sens, il faut bien dire qu 'aucun mot, dans ce texte, n 'y invite - alors que le roman sentimental, malgr6 la d6cence qu' i l s ' impose, salt fort bien s'offrir, dans ce domaine, des suggestions douteuses 37. Or, Val~rie ne ressemble en rien ~t La Morte amoureuse.

    C'est pourquoi je pr6f6re une autre hypoth6se. Avant la seconde moiti6 du XVI I I e si6cle, la mort avait 6t6 surtout rencontre avec le destin collectif ou moment d 'une indiv i - duat ion suprSme; elle devient d6sormais, en premier lieu, s6paration inadmise d'avec ses proches ou, pour emprunter encore une expression ~t Phi l ippe Ari6s, mort de toh Comme l'6crit un moral iste de l '6poque:

    si la mort a quelque chose de p6nible, c'est plut6t de voir mourir les autres qu'on a lieu de s'affliger que du fait de se voir mourir soi-mSme, as

    a6 Cf. Philippe Ari~s, op. cit. pp. 363--374. 37 Qu'on se souvienne de la premiere rencontre entre Valville et Melle

    de Varthon dans La Vie de Marianne (Paris, Garnier, 1963, 6d. Fr6d6ric Deloffre, pp. 350--351). De m~me, on imagine sans peine ce qu'un cin6aste moderne tirerait de cette phrase finale du r6cit de la mort de Manon Lescaut: a Je re~us d'elle des marques d'amour au moment m~me qu'elle expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et d6plorable 6v6nement }~ (Manon Lescaut, Paris, Gamier, 1965, 6d. Deloffre-Picard, pp. 199--200).

    as Cit6 dans Bernard Groethuysen, Ori#ines de l'Esprit bourgeois en France, Paris, Gallimard, 1927, r66d. coll.

  • 248 PAUL PELCKMANS

    Ce glissement s'inscrit dans une mutation globale dont l'6tat actuel de la psychologie historique ne permet encore que d'indiquer les contours: il semble bien que le XVII I e si6cle air 6t6 le lieu d'une affectivisation g6n6rale de la vie humaine - dont l'aspect aujourd'hui le mieux connu est l'av6nement de la vie priv6e, de la famille comme espace, h la fois privil6gi6 et primaire, de tout 6panouissement humain. De cette ~ r6- volution du sentiment~ ~9, le roman dit sentimental propose une exploration d'ailleurs souvent d6fectueuse.

    Pour interpr6ter ce ph6nom6ne (la science vit de synth6ses pr6matur6es), on pourrait faire appel h la ph6nom6nologie de la transcendance d6vi6e propos6e par Ren6 Girard. Si l 'on admet qu'une certaine demande de valorisation est une constante de l'esprit humain, le constat s'impose qu'au si6cle des Lumi6res celle-ci se voyait de plus en plus priv6e de son exutoire traditionnel: les religions s'effacent de la vie quotidienne. De l~t ~t supposer que cette demande, qui ne pouvait plus gu6re s'adresser ~t la transcendance, se soit rever- s6e sur les rapports interhumains pour les surcharges de son poids, les rendre ~t la fois plus pr6cieuses et plus pr6caires, il n'y a qu'un pas. On con~oit sans peine, dans cette pers- pective, que la mort de l'autre, d'autrui aimS, soit devenue un d6chirement inadmissible 4~

    D6s lors, le ~ miracle de l 'amour~ (p. 277) qui est au cceur du fantastique de notre nouvelle acquiert une port6e insoup~onn6e: il v6rifie, pour ainsi dire, la ~ validit6 trans- cendante~ de la passion 41 - qui, en ressuscitant la bien-

    sa Philippe Ari~s, op. cit. p. 465. t0 Dans Vdra (1874) dont la donn6e est tr~s proche de celle que nous

    analysons ici, Villiers de l'Isle Adam a su expliciter ces rapports entre inadmissibilit6 de la mort et transcendance d6vi6e.

  • MORT APPARENTE OU RI~SURRECTION? 249

    aim6e d'entre les morts, se montre capable d'op6rer des prodi- ges. L'h6sitation fantastique parMt destin6e ~t assurer ~t cette id6e une cr6dibilit6 maximale: un texte qui l'affirmerait mas- sivement se classerait d'embl6e dans le merveilleux, se coupe- rait de la r6alit6 quotidienne; le r6cit qui l'irr6alise discr~tement, tout en l'inscrivant dans une intrigue sentimentale des plus traditionnelles, permet de la pr6ner comme peut-~tre v ra ie . . .

    Ajoutons que le baiser vivifiant ne se borne pas ~t rappeler Val6rie h la vie; son passage par la mort est aussi le tournant majeur de son histoire, l'aspiration amoureuse s'accomplit travers la mort. Telle semble bien ~tre l'id6e fondamentale des trois nouvelles qui, dans notre recueil, c6toient le fantas- tique: Rosalba regagne l'affection de son 6poux en le ren- contrant devant le gibet de Palerme, Sanche, moribond, regoit un baiser vivifiant qui est aussi le premier que son amante jusque-lh d6daigneuse consent h lui accorder.

    A une passion satur6e de d6sir m6taphysique, la mort de l'autre inflige le d6menti le plus cinglant: voici que cet autre, au contact duquel on esp6rait se diviniser, s'av6re &re mortel! L'id6e de la mort-accomplissement, confirmation d6cisive de le passion est une inversion pure et simple de cette faillite. On comprend ainsi pourquoi ce fantastique est finalement si rassurant: il permet au public de croire un peu plus ~ une vieille imagerie merveilleuse qui est en train de devenir son illusion intime.

    de s'arrSter h Sophronime, Nouvelle grecque. L'image de V6nus, palladium de Milet, ayant 6t6 vol6e de son temple, roracle d~clare que la viUe ne sera d61ivr6e des catastrophes qui en r6sultent que lorsqu'on aura instalM une nouvelle statue aussi belle que la d~esse elle-mSme. C'est roccasion pour le sculpteur Sophronime de m6riter la main de sa bien-aim6e, Carite; il place sur l'autel rimage de Carite qu'il s'6tait faite pour se consoler de ses chagrins d'amour -- apr~s quoi l'oracle se d6clare satisfait...