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0 Mounier, le droit et léconomie Jacques LE GOFF Association des Amis dEmmanuel Mounier Université de Brest Colloque organisé par l’ISMÉA, le CIAPHS et l’IMEC en partenariat avec :

Mounier, le droit et l économie - ismea.perroux.free.frismea.perroux.free.fr/VEH/wa_files/PLEN_20LeGoff.pdf · 2 XIXe siècle, il n’est pas loin d’y voir avec Saint-Simon une

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Mounier, le droit et l’économie

Jacques LE GOFF

Association des Amis d’Emmanuel Mounier – Université de Brest

Colloque organisé par l’ISMÉA, le CIAPHS et l’IMEC en partenariat avec :

1

Le choix de ce thème qui fait part égale au droit et à l’économie peut paraître décalé de la

problématique de ces deux jours centrée sur l’économie et sa critique.

Je l’ai néanmoins retendu pour trois raisons : 1 ) D’abord pour faire justice à Mounier du

silence environnant son discours sur le droit. A ma connaissance, aucune recherche ne lui a

été consacrée. 2 ) Or, et c’est la seconde raison, la manière dont il finit par se poser la

question du droit se révèle extrêmement intéressante bien que largement inaboutie. Pas

d’étude systématique, un intérêt qui semble souvent presque accidentel et pourtant des vues

très pénétrantes sur la normativité juridique en démocratie, 3 ) Mais ces deux raisons

n’auraient pas suffi si cette réflexion n’avait été en prise directe avec son approche de

l’économie indissociable, comme d’ailleurs chez Perroux et Lebret, de la pensée de

l’institution comme forme organisatrice de la vie sociale.

Mais commençons par le début, par ses premiers textes dont le droit est presque totalement

absent. Quelques mentions, çà-et-là, le plus souvent dénonciatrices d’un droit civil déclinant

sur tous les modes l’idéologie individualiste et « petite bourgeoise » exécrée par toute cette

génération. Tout donne à penser que « quelques juristes débonnaires, débordés par les forces

qu’ils ne veulent pas reconnaître 1 », cherchent désespérément à sauver ce qui peut l’être

d’une vulgate frontalement contredite et contestée par la réalité sociale nouvelle. Une

impression qui conforte Mounier, comme tant d’autres, dans ses préventions à l’égard de la

technique juridique. Trois facteurs y contribue : d’abord la mauvaise réputation du droit

réputé ennuyeux et vétilleux. Ensuite, les préventions entretenues dans certains milieux

chrétiens, y compris parmi les catholiques sociaux, contre ce vecteur de revendication, de

lutte aux antipodes du projet de paix sociale 2. Enfin, très au fait de la littérature socialiste du

1 Œuvres complètes, Tome 1, p. 160. 2 Cf. notre article « Le discours juridique des catholiques sociaux, 1890-1930 », Vie sociale, Volume 3,

décembre 1991.

2

XIXe siècle, il n’est pas loin d’y voir avec Saint-Simon une « illusion » et avec Louis Blanc

« un mirage trompant les faibles ».

Ce qui l’en retient, c’est la double influence de Proudhon qu’il a lu avec passion et, de son

ami Jean Lacroix philosophe mais aussi juriste qui prend très au sérieux la question du droit.

Proudhon l’a mis en garde contre le mythe d’innocence d’une société définitivement libérée

du malheur. L’irréductibilité du conflit interdit de s’abandonner à ce genre de naïveté : qui dit

mal dit droit. Ce n’est pas un hasard si le premier souci des fondateurs d’ordres monastiques a

toujours été l’édiction d’une règle. Quant à Jean Lacroix, il ne cesse d’insister sur

« l’universalité de la raison médiatisée par le droit 3 ».

On peut donc parler d’une attitude initiale de réserve n’excluant pas attention à l’objet

juridique comme en témoigne son projet de thèse de 1930, il a 25 ans, visant « l’édification

d’une morale dont l’absence est vivement ressentie 4 ». Il y est successivement question du

« droit et de l’histoire du droit » comme « matières d’étude », de « l’individualisme

juridique », des « écoles du droit naturel », de la « théorie de la personnalité juridique…

Le changement intervient à partir des années 1935-1936 et de manière plus évidente en 1937

avec la parution de l’article « Anarchie et personnalisme » consacré à l’histoire intellectuelle

du mouvement ouvrier français 5. Le proudhonisme des « Jurassiens » y est à l’honneur et

avec lui une nouvelle manière d’envisager le rôle du droit dans l’organisation de la société et

la prise en charge de son destin. Outre Jean Lacroix, il faut souligner la contribution à cette

inflexion de Georges Gurvitch dont la grande thèse L’idée du droit social est longuement

recensée dans la revue en 1933 avant qu’il n’y collabore directement à partir de 1934.

3 Selon l’expression de B. Comte in « Jean Lacroix, philosophe en politique », Bulletin des Amis de Mounier,

mars 2009, p. 22. 4 O.C., Tome 4, p. 464.

5 Auquel il a longtemps eu le projet de consacrer une étude historique sous le titre La tradition ouvrière

française.

3

Une troisième phase s’ouvrira après guerre dans un contexte conduisant à la réévaluation de

l’idée de droit en général et de droits de l’homme en particulier. C’est un nouveau tournant

pour la revue Esprit qui lance, très significativement, en mars et avril 1945 une grande

enquête autour de la question « Faut-il réviser la Déclaration des droits ? ». Le droit et les

droits prennent rang parmi les grandes préoccupations de la revue dans une perspective

citoyenne mais également philosophique comme en atteste en particulier le nombre élevé des

mentions du droit dans le dernier livre de Mounier Le personnalisme.

Une vue d’ensemble de son œuvre met en évidence un intérêt croissant pour l’objet juridique.

Il s’accompagne d’un déplacement du regard, de l’extérieur, de l’écorce du droit vers son

contenu, sa dynamique et sa vie propres dans le cadre d’un questionnement philosophique.

Comment les choses auraient-elles évolué par la suite si Mounier avait pu mener à bien son

œuvre ?

Il est permis de penser que son intérêt serait allé s’amplifiant dans cette direction comme celle

du politique et de l’économique 6. Et c’est en associant ces trois champs de réalité que je

voudrais m’interroger sur les déterminants de cette évolution intellectuelle qui voit le passage

de l’économique, du politique et du juridique d’une fonction purement instrumentale voire

ancillaire au service du spirituel à un statut de coopérateurs d’une œuvre commune sous

l’horizon d’un projet institutionnel.

Ce qualificatif « institutionnel » est lourd de sens. La pensée de Mounier, comme celle de la

plupart des intellectuels d’obédience catholique, porte en effet l’estampille de l’institution

comme modèle explicatif de la dynamique et de l’organisation sociale autant dans la doctrine

chrétienne que dans la théorie institutionnaliste développée par le grand juriste, libéral et

catholique, Maurice Hauriou significativement cité par Mounier dans la présentation, en avril

6 Rappelons que son ami Paul Ricœur s’est intéressé au politique en tant qu’objet de pensée philosophie dans la

quarantaine et au droit après 70 ans.

4

1930, de ses projets de thèse 7. La manière dont il pense le statut de l’économique, du

politique et du juridique ne peut être comprise hors la référence à ce schéma de pensée où la

thermo-dynamique a sa part 8 en vue de relever le défi de la temporalité associée à l’idée

d’entropie au cœur des processus thermodynamiques à l’honneur dans l’un des premiers livres

d’Hauriou, ses Leçons sur le mouvement social de 1899 9.

En cela, ce grand juriste se montre accordé à une époque, celle des années 1880-1900, en

rupture avec le scientisme soupçonné de manquer la réalité dans son infini chatoiement, par

aplatissement du complexe sous la compulsion de l’élémentaire. D’où la redécouverte de

l’action comme une question neuve, en tant qu’elle est le lieu, par excellence, d’une

« irréductible complexité » soulignée par Maurice Blondel dans sa thèse pionnière de 1893

sur L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique. Que cherche à

montrer ce chrétien, à l’instar d’Hauriou, tous deux également impressionnés par les

fulgurances bergsoniennes ? D’abord, que l’action est le lieu de l’indéterminable en tant qu’il

n’est ni ceci, ni cela mais toujours et ceci, et cela dans un « entre-deux » constitutif déployé

dans une tension entre des pôles de signes contraires. En sorte que sa vérité n’est en rien le

déroulement lisse d’une idée mais le résultat incertain d’une contradiction sans résolution. Si

l’on en connaît la structure, on en ignore le résultat et d’en contrôler la structure ne permet en

rien d’en assurer du résultat pour la raison soulignée par Blondel que « l’action est trop

complexe pour se laisser réduire 10

» : « il n’y a de vérité que dans la contradiction 11

». Par

7 O.C., Tome IV, p. 465.

8 On peut en dire autant de Perroux qui lui accorde une place non moins centrale l’amenant à considérer dans

Esprit que « le droit du travail peut être éclairé […] par une notion juridique générale […] : l’institution qui, elle-

même, ne se comprend à fond que dans une philosophie de la personne « La personne ouvrière et le droit du

travail », Esprit, mars 1936, p 888. 9 Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 1899. « Il devenait nécessaire d’étudier la

thermodynamique, note-t-il dans sa Préface […]. Dans leur ensemble les principes de la thermodynamique me

parurent confirmer mes vues plutôt que les infirmer ; toutefois, cela ne m’eût peut-être pas suffisamment rassuré,

mais lorsque j’eux bien compris la portée du principe de l’augmentation de l’entropie, j’éprouvais comme un

saisissement… » ( p. VI ). Néanmoins, sa perception de l’entropie est loin d’être unilatéralement négative :

fatalité de la dégradation, de la dissipation et de la mort mais aussi cause du refroidissement nécessaire à la

perpétuation des ensembles sociaux. 10

Ibid., p. 508.

5

conséquent, quel que soit le degré de perfection de l’organisation, on ne viendra jamais à bout

de cet écart et de cette tension originaires. L’objectif n’est d’ailleurs pas de le forcer à entrer

dans les voies d’un monisme d’apprêt mais de l’inscrire sous un horizon de cohérence et de

cohésion tant individuelles que sociales. Cohérence entre l’idée directrice de l’action et ses

modes d’inscription, cohésion entre les composantes du tout social dans un rapport

d’équilibre. Telle est bien le test de différenciation des pensées de l’organisation qui s’en

remettent à la physique des forces pour régler le problème social – Duguit en subit les

séductions - et des pensées de l’action dont relève la théorie institutionnelle, au contraire

convaincues de l’inachèvement de ce travail d’ajustement. Et, deuxième point, elles en sont

d’autant plus convaincues qu’elles tiennent cet « entre-deux » pour le lieu de la dynamique

historique sans perspective hégéliano-marxiste de résolution définitive. Bref, il s’agit d’une

pensée du conflit comme creuset de créativité et de positivité sociales sous l’horizon de la

quête d’une unité par nature précaire. Déjà se dessine le profil de l’institution comme

processus retenant de Proudhon, fréquemment cité, le jeu vertueux du conflit et de Bergson la

pensée du mouvement sous le commun horizon de Pascal.

Ce contexte intellectuel éclaire à la fois la démarche de pensée d’Hauriou et les raisons de sa

séduction sur les premiers travaillistes qui y trouvent à la fois une pensée de l’incorporation

sociale, de la limitation du pouvoir et de la dynamique interne des ensembles institutionnels.

Voyons donc comment la pensée de l’économie et du droit de Mounier passe successivement

par trois étapes correspondant à autant de configuration des rapports du spirituel et du

temporel à travers les trois problématiques de transfiguration ( I ), de médiation ( II ) et de

transcription ( III ).

I - TRANSFIGURATION

11

Ibid., p. 37.

6

Dans une première période, assez brève, qui va jusqu’en 1935, toute l’attention de Mounier se

porte sur l’instituant. Il est le lieu matriciel d’une énergie spirituelle qu’il s’agit de maintenir

dans toute son intensité en la préservant de la dissipation, de la dégradation, bref de l’entropie.

Et comment parvenir à relever ce formidable défi sinon en amenant l’institué à la hauteur de

l’instituant en sorte qu’il devienne l’instituant visible, incarné en plénitude, sans déperdition ?

Ce qui suppose d’éliminer de l’institué qu’il soit économique, politique ou juridique, toute

forme de résistance au transfert, à la conversion énergétique. Et le mot « conversion » n’est

pas trop fort puisqu’il exprime bien le projet de transmutation de la réalité temporelle par le

spirituel dans une sorte de metanoïa cosmique, un gigantesque retournement par lequel sa

réalité vient se glisser dans les plis d’une autre en sorte non qu’elle s’y accote mais qu’elle la

transfigure en une économie, une politique et un droit spiritualisés.

Ce thème de la transfiguration occupe une place significativement centrale dans la lecture que

Mounier propose de Péguy dans son premier grand texte écrit en 1928.

On connaît l’obsession péguyste de la dégradation de la mystique en politique, de la trahison

de l’instituant par l’institué. Elle alimente une fureur indignée dont Jaurès fera les frais. Il sait,

comme l’écrit Mounier, que « le temporel ne porte pas en lui la force de se maintenir », que

« l’action humaine déchoit bien vite en politique si elle ne se ravive sans cesse aux sources de

la mystique », si elle « n’est transfigurée par des tactiques invisibles 12

». Et le mot revient à

plusieurs reprises sous sa plume comme le signe d’une sorte de fascination. Il est question de

« revêtir la misère pour la transfigurer 13

» ou d’insister sur la transfiguration par le

christianisme des misères de l’homme en autant de grandeurs 14

.

Mais curieusement, Mounier fait à mi-mot reproche à Péguy, d’accorder un peu trop au

temporel et pas assez au spirituel, au mystique. Parce qu’il était trop accaparé par le quotidien

12

O.C., Tome I, p. 111, 112. 13

Ibid., p. 110. 14

Ibid., p. 115.

7

des Cahiers et de sa famille, il n’a pas vu, dit-il, la grandeur de la vie monastique « une forme

de vie que son âme mystique eût comprise un jour mais qu’il était encore trop engagé dans

l’action pour soupçonner 15

».

Par conséquent, dans cette première période, on découvre un Mounier plus mystique que

Péguy, plus radical dans le projet d’élever le temporel au niveau du spirituel par un complet

retournement constitutif de la « révolution » à laquelle il entend travailler. « Au sein même du

temporel, une révolution sur place est possible, un renversement du pour au contre qui prépare

l’avenir de la grâce ». On est en pleine mystique avec une double conséquence :

- d’abord quant au statut de l’institué qui se voit refuser toute autonomie, même relative,

pour être ravalé au rang d’argile indéfiniment plastique et malléable au gré des

exigences du spirituel. D’où l’insistance mise sur le travail « de conversion » visant

plus au témoignage, à l’attestation pure des valeurs qu’à l’efficacité. D’où l’effort

d’invention, sur le terrain politique, d’une « technique des moyens spirituels » et sur

celui de l’économie, d’une action au demeurant non précisée capable d’assurer le

« primat de la personne » par un travail sur les structures comme sur les esprits 16

.

- s’agissant du droit, il n’est pas pensé en tant que tel sinon dans certains

développements consacrés au statut de la propriété. Et ceci ne surprend pas puisque de

toutes les réalités, il compte parmi les plus plastiques. Non qu’on puisse lui faire dire

n’importe quoi : le droit naturel impose sa direction et ses limites. Mais on peut plus

facilement encore que dans le cas de l’économie et du politique lui imposer de devenir

le signifiant asservi à un signifié seul réputé faire sens.

15

Ibid., p. 112. 16

Mounier insiste, en 1934, sur l’importance de l’éducation en vue « d’arracher de leur cœur, en même temps

que de leurs appareils sociaux le règne de l’argent, de ses cupidités, de ses violences, de ses petitesses et de la

médiocrité où il abaisse toute vie spirituelle », O.C., Tome I, p. 276.

8

On ne peut manquer d’être intrigué par l’évidente parenté de cette structure de sens avec celle

qui prévaut dans l’aire marxiste où l’instituant prend nom d’infrastructure et l’institué de

superstructure. Il y a là plus qu’une homologie. Dans les deux cas, matérialisme historique ou

pan-spiritualisme, le lieu producteur d’historicité se situe dans des rapports entre instances

allant de la soumission unilatérale à des échanges dialogués selon un degré d’autonomie de

l’institué fort variable mais conforme à l’idée que se faisait Hauriou de la dynamique

institutionnelle.

On sous-estime généralement à quel point Hauriou fut un penseur du conflit, de la tension

comme lieu de production de la « vie », selon une terminologie à la fois typiquement

catholique mais aussi bergsonienne, comme condition de l’historicité. Toute institution

constitue, à ses yeux, le site d’une énergétique sociale dont il s’attache à déterminer les

modalités optimales de déploiement. D’où son intérêt déjà souligné pour la

thermodynamique. Mais curieusement cet admirateur de Proudhon ( il parle de ses

Contradictions économiques comme d’un « livre magistral 17

» ) s’avère être en même temps

un passionné d’ordre, ce qui peut surprendre sans être vraiment original. Avant lui, A. Comte

n’avait-il pas fait de l’ordre dans le progrès sa devise ?

Tout cela, Mounier le pressent mais, jusqu’aux années 1934-1935, il cède à une tentation

moniste qui le conduit à instaurer le spirituel non seulement dans un statut de référent

primordial, mais dans une position de domination et d'hégémonie telle que les autres ordres de

réalité en viennent à perdre pratiquement toute consistance propre. Ils semblent ne plus tenir

que par le spirituel dans une totalité où la part du conflit se trouve minimisée. L’économique

et le juridique font figure de coadjuteurs du spirituel.

Au cours de la seconde période, son analyse évolue sensiblement et l’action n’est plus pensée

sur un mode purement déductif à partir des valeurs mais comme un lieu de médiation.

17

La science sociale traditionnelle, Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 1896, p. 95.

9

II - MEDIATION

Les années 1934-1936 marquent simultanément la prise de conscience de la spécificité du

social et du politique. Et cette prise de conscience se signale par deux indices très significatifs.

En premier lieu, un changement d'attitude intellectuelle face aux problèmes politiques : à

l'attitude astrale de la période précédente succède une attitude singulièrement plus attentive au

fonctionnement concret de la société : problèmes ouvriers, colonisation, problèmes militaires,

la question des partis, de la représentation, de l'Europe...

Et cette évolution traduit plus profondément un changement de perception du politique lui-

même, qui tend à perdre son caractère purement instrumental pour être reconnu comme réalité

propre, spécifique, nettement distincte du spirituel et irréductible à ses lois. Avec la

reconnaissance de la violence comme problème central s'ouvre la possibilité d'une réflexion

sur l'État, la démocratie et le droit.

Second indice : la place désormais centrale qu'occupe la question des médiations, c'est-à-dire

des modes d'articulation du spirituel avec les autres ordres de réalité. desquelles l'homme

s'évanouit en fumée [...]. La tâche du personnalisme (...) est de restaurer la valeur des

médiations et de découvrir les chemins d'une pensée nouvelle de l'objectivité... ». Et il

reproche à l'existentialisme de « déconsidérer et [de] dissoudre toute médiation entre l'être

spirituel et le monde : groupe social, langage, droit, État, institutions... ».

Du point de vue de l’énergétique institutionnelle, il prend acte d’une entropie irréductible

qu’il s’agit moins désormais de nier que de limiter autant que possible par le maintien de

l’institué sous contrôle de l’instituant. Comme pour Hauriou, le souci est désormais de

découvrir les conditions de la bonne température sociale entre l’incandescence destructrice et

le refroidissement tétanisant, entre les emportements de la passion irrationnelle et un excès

d’ordre entropique. Le jeu mutuel d’échanges entre l’instituant et l’institué, entre l’idée

10

d’œuvre et ses manifestations, entre les forces sociales qui composent une société dans les

espaces institutionnels multiples qui la quadrillent, doit tendre vers l’équilibre entre le trop et

le pas assez. Et l’on retrouve ici les vertus de l’« entre-deux » comme espace de médiation

entre les représentations, les intérêts, les points de vue contraires. L’institution puise sa

dynamique, sa capacité de faire histoire, de durer dans ce jeu subtil auquel il consacre

d’abondants développements. Il suffit de parcourir les Principes du droit public, par exemple,

pour mesurer la place tout à fait centrale réservée à l’idée d’équilibre intra comme inter-

institutionnel 18

, un équilibre structurellement instable dont la rupture ouvre la voie au

changement. Car s’il faut de « l’ordre et de la stabilité », « un mouvement lent et uniforme

19 » est non moins indispensable à travers le jeu des forces et des intérêts.

Quelle est l’incidence de ce tournant sur son approche de l’économie et du droit ?

Je commencerai par l’économie en m’appuyant sur l’un des textes les plus argumentés qu’il y

ait consacrés : la section « Une économie pour la personne » du Manifeste pour le

personnalisme paru dans le numéro d’octobre 1936.

Le constat n’a pas varié depuis 1932. C’est celui d’un désordre profond, d’un « désordre

établi » révélé par « l’importance exorbitante prise par le problème économique dans les

préoccupations de tous », par « l’inflation de l’économique dans l’ordre humain » « signe

d’une maladie sociale » dont il suit le développement dans une analyse que confirmera plus

tard Karl Polanyi : « L’organisme économique a brusquement proliféré à la fin du XVIIIe

siècle, et comme un cancer il a bouleversé ou étouffé le reste de l’organisme humain. Et […]

la plupart des […] hommes d’action ont pris l’accident pour un état normal. Ils ont proclamé

18 « Le point de vue de l’ordre et de l’équilibre » est le titre du chapitre 1 des Principes de droit public. 19 Ibid., p. 8.

11

la souveraineté de l’économique sur l’histoire, et réglé leur action sur ce primat, à la manière

d’un cancérologue qui déciderait que l’homme pense avec ses tumeurs 20

».

Si l’objectif et l’urgence sont toujours d’en finir avec cette hégémonie par rétablissement de

« la subordination de l’économique à l’humain 21

», on découvre dans ce texte un déplacement

d’accent quant à la manière d’aborder le problème en se gardant de verser dans le

« moralisme » de ceux qui « s’obstinent à penser et à agir comme si les problèmes qui

touchent l’homme, parce qu’ils intéressent un être personnel et spirituel, ne relevaient que de

la morale, et de la morale individuelle 22

». On peut y voir une autocritique particulièrement

évidente lorsqu’il rappelle que « la lucidité des principes ne suffit pas à donner compétence

dans la recherche des solutions techniques », qu’« elle est une lucidité vaine et dangereuse si

elle n’est point appliquée à la réalité historique ». Pas d’arrogance spiritualiste, pas de

discours gratifiants mais finalement creux planant sur la société sans y trouver leur point

d’amarrage. Bien contraire, et ceci est nouveau par l’insistance du propos, « il importe de

distinguer clairement les problèmes techniques et de les traiter comme tels, en les

débarrassant des pseudo-évidences d’un moralisme de courte vue. Il importe de préciser,

chaque fois, par quel aspect un régime économique relève d’un jugement morale, par quel

aspect d’une condamnation technique, même quand les deux jugements se croisent sur un

même champ 23

».

On ne pouvait plus clairement souligner la spécificité du champ économique avec ses lois et

techniques spécifiques qu’il faut connaître pour éviter des analyses et prises de position aussi

puériles que les dénonciations nostalgiques à la Duhamel de la technique dont il faut, au

contraire, se féliciter, sans candeur, des « puissantes possibilités de libération 24

». Comme

20

O.C., Tome I, p. 579. 21

Ibid., p. 581. 22

Ibid., p. 580. 23

Ibid., p. 581. 24

Ibid., p. 584.

12

l’écrit Mounier avec une forte pointe d’ironie : « Singuliers humanistes qui croient l’homme

compromis parce que ses instruments se compliquent 25

» !

Suit une analyse minutieuse de la dynamique capitaliste et de ses principales perversions 26

:

le profit, l’auto-fécondité de l’argent, le « capital contre le travail et la responsabilité », « le

capital contre le consommateur », « le capitalisme contre la liberté » et « contre la propriété

personnelle »… Conclusion : l’économie « entièrement subvertie » est à remettre à sa juste

place qui est d’un complexe d’instruments au service de la société et prenant appui sur ses

besoins. Ce qui conduit sans doute Mounier à sous-estimer la puissance de l’intérêt dans son

énergétique. Mais l’essentiel est pour lui de réinscrire l’économie dans un projet de société

personnaliste. Il le fait dans les termes suivants : « Une économie personnaliste règle […] le

profit sur le service rendu dans la production, la production sur la consommation, et la

consommation sur une éthique des besoins humains replacés dans la perspective totale de la

personne 27

». Perroux parlera d’ « économie généralisée », « une économie de tout l’homme

et de tous les hommes, en vue de l’épanouissement de chaque personne ».

Une nouvelle fois fait retour le paradigme institutionnel dans lequel la part instituante est

attribuée au spirituel tandis que l’économie prend place dans le registre de l’institué.

La nouveauté dans l’approche de l’institution vient de ce que cette fois l’économique n’est

pas ravalée au rang de réalité ancillaire aux ordres du spirituel. Si ce dernier oriente la totalité

sociale via le politique, l’économie se voit reconnaître une certaine autonomie à l’origine de

tensions qu’il ne s’agit pas d’aplanir dans un faux concordisme mais d’entretenir comme

creuset de créativité sociale et de progrès.

Cette tension interne et constitutive de l’institution apparaît très clairement dans la

présentation que Mounier fait de l’entreprise. Quand nombre de chrétiens font de cette forme

25

Ibid., p. 583. 26

Ibid., p. 586-591. 27

Ibid., p. 592.

13

sociale un cadre de pacification à visée harmoniste ( Paul Durand, par exemple ), Mounier

souligne au contraire dans le sillage d’Hauriou le rôle moteur du conflit qu’il revient à

l’institution non d’éliminer mais de réguler comme un facteur d’effervescence et d’efficacité

bien comprise. « Ce serait une folie de penser et de laisser penser qu’un organisme peut

fonctionner sans heurts et sans crises, sans même une tension interne permanente. La

différenciation entre commandés et commandants crée inévitablement, si étroite soit la

communauté, une tension entre deux manières de voir et même deux groupes d’intérêts. Cette

tension est féconde : c’est alors […] qu’il faut parler d’une volonté de collaboration ». Et il en

tire, à ce niveau comme à celui de la société globale, la conclusion que « le syndicalisme doit

substituer sous n’importe quel régime », y compris le régime socialiste qu’il appelle de ses

vœux où le marché et le plan doivent aller de concert dans une « économie pluraliste, synthèse

du libéralisme et du collectivisme 28

». Son avènement résultera moins d’une révolution que

d’une action en profondeur menée par l’Etat et le politique dotés d’un rôle accru bien

qu’équilibré par le jeu des contre-pouvoirs sociaux.

On ne peut manquer de souligner la proximité de cette conception de l’institution entreprise et

société, et celle que théorisera François Perroux en particulier dans Economie et société où

après avoir mis l’accent sur la fonction de « cadre durable » de l’institution, d’agent de

continuité historique affecté d’un « changement lent », il insiste fortement sur la « dialectique

des institutions » vues comme des lieux d’ « armistices sociaux entre groupes [ qui ] naissent

des luttes passées et préparent de nouvelles 29

».

Mais qu’en est-il du droit dans cette phase de la réflexion de Mounier ?

Un fait majeur la domine : la révélation de la centralité juridique et politique du droit social

c’est-à-dire de la capacité d’une société à se donner à elle-même des règles organisatrices en

28

Ibid., p. 604. 29

Economie et société, PUF, , p. 118-119. Cf. également, L’économie du 20e siècle, PUG, 1992.

14

se posant face à l’Etat, mais non sans liens avec lui, comme une puissance propre dans un jeu

de contre-pouvoirs tendant vers un équilibre dynamique.

Cette découverte résulte de la double influence de Lacroix et Gurvitch dont il a

chaleureusement accueilli la grande thèse de 1933 L’idée du droit social.

Elle mérite qu’on s’y arrête.

Pour Gurvitch, au commencement est le droit social. Chaque société et, en son sein, chaque

groupe donnent naissance, en réponse aux besoins, à des règles autochtones qui sourdent,

« suintent » dit P. Valéry, de leur être collectif singulier. Le droit social est une réalité sui

generis dont la saisie suppose l’abandon de ces « catégories vétustes » grevées de lourds

partis pris idéologiques.

Faute de l’avoir compris, la plupart des grands penseurs socialistes du XIXe siècle ont manqué

le rendez-vous avec un Droit associé jusqu’à la caricature à la doctrine libérale dominante.

Gurvitch approuve au contraire Proudhon de vouloir « faire cesser le scepticisme juridique

30 » et faire éclater aux yeux de tous la formidable puissance de rééquilibrage et de

transformation du droit social remarquable à trois de ses principaux traits : intégration,

transpersonnalisme, pluralisme.

1° ) Intégration

Comme fonction majeure d’un « droit autonome de communion, intégrant d’une façon

objective chaque totalité active réelle qui incarne une valeur positive extra-temporelle 31

».

Soit, en d’autres termes, le droit émanant d’un groupe social doté d’une vie propre unifiée par

des valeurs et des intérêts spécifiques réputés justes. Le caractère objectif du processus est

essentiel dès lors qu’il s’agit de souligner la réalité d’une « totalité » non réductible à la

somme des individus qui la constituent. Il s’agit de « communion », de fusion partielle entre

30

Proudhon cité in L’idée du droit social, p. 347. 31

L’idée du droit social, p. 15.

15

les membres du groupe sous un horizon de valeurs extra-temporelles tenant lieu de langage

commun. C’est toute la différence entre une solidarité subie et une solidarité vécue, entretenue

comme flamme de l’action collective. La sécurité sociale aujourd’hui illustrerait la première,

le syndicalisme et nombre d’associations donnant son épaisseur à la seconde. Entre solidarité

froide et solidarité chaude, si la préférence de Gurvitch va à la seconde, il n’écarte nullement

la première, résultat d’une pure objectivité transformée en action constructive. Qu’est-ce que

l’assurance sociale en effet sinon la canalisation de l’énergétique solidaire à l’œuvre dans le

fait social en vue d’un projet organisateur ?

2° ) Transpersonnalisme

Si Gurvitch semble être l’inventeur du mot 32

, la paternité de l’idée en revient principalement

à Fichte, à son élève Krause et à Proudhon. Mais dès la Renaissance, et même antérieurement

en ce qui concerne la culture chrétienne, cette représentation a déjà cours.

Comment éviter que ce social ne devienne à son tour oppressif voire tyrannique ? En le

concevant comme une totalité d’individus articulant, entre individualisme et universalisme

abstrait, les moi réels et l’être social. Il y a donc « équivalence non seulement entre la valeur

du tout et de ses membres, mais aussi entre les valeurs de chacun des membres du fait de leur

individualité concrète 33

». En sorte que « partie intégrante d’une existence collective,

l’homme sent sa dignité tout à la fois en lui-même et en autrui 34

», il est lui-même et la

société, la société restant aussi lui-même.

3° ) Pluralisme

Car en effet, ce social « inorganisé » crée son droit à la fois sur le mode général du droit

commun ( celui d’une nation, par exemple ) et sur le mode particulariste des groupes qui s’y

coagulent par affinité, intérêt, convictions et récits partagés…. L’extraordinaire, selon

32

Bien qu’il s’en défende. Cf. note 3 de L’idée du droit social, p. 9. 33

L’idée du droit social, p. 409. 34

Proudhon, in L’idée du droit social, p. 340.

16

Gurvitch, tient à ce que ces groupes en concurrence, en conflit, parviennent non seulement à

coexister mais à transcender leur singularité dans une œuvre commune sous l’horizon de

l’intérêt général défini comme ensemble d’« intérêts opposés, unis et équilibrés en vue du tout

35 ».

Tel est le miracle du « pluralisme juridique » qui enthousiasmait déjà Proudhon dans sa vision

d’une société autorégulée par un social maître de l’économique.

Et c’est à Proudhon et aux autres grands penseurs anarchistes que Mounier fait retour dans

cette période où il publie en avril 1937 son grand article « Anarchie et personnalisme »,

lecture parmi les plus pénétrantes de la philosophie anarchiste.

« Un « droit social » est né » constate Mounier pour s’en réjouir. Pour au moins trois raisons.

D’abord, parce que cette revalorisation du rôle proprement politique de la société entre en

résonance avec l’imaginaire catholique de la subsidiarité qui laisse à la société, par principe,

le maximum de pouvoir possible 36

. Ensuite, parce qu’il offre une alternative à la république

parlementaire impuissante et confiscatrice du pouvoir souverain. Enfin, il ouvre la perspective

d’un pluralisme structurel garanti non seulement par les institutions mais par la distribution

naturelle des pouvoirs entre la société et son Etat.

Mounier rompt avec sa réserve antérieure vis à vis du droit dont il découvre la puissance

transformatrice essentielle à un moment où la perspective révolutionnaire des débuts perd de

son éclat. Il entre dans son paysage intellectuel et son projet d’action comme un levier

d’Archimède à prendre au sérieux au point de lancer en 1944 le débat sur le contenu d’une

nouvelle Déclaration des droits.

Car est venu le temps de la transcription.

35

L’idée du droit social, p. 42. 36

D’où sans doute l’intérêt soutenu de théologiens et clercs, tels de Lubac et Haubtmann pour la pensée de

Proudhon.

17

III - Transcription

Cette attention nouvelle portée au droit révèle un souci de plus grand réalisme face à la

situation d’après-guerre.

Réalisme. Il faut s’entendre sur le sens de ce terme si équivoque qui ne désigne chez lui ni

découragement face à la pesanteur du monde, ni renoncement à un projet plus ambitieux que

jamais de transformation sociale. Il exprime plutôt son souci de d’inscrire l’action dans

l’épaisseur de la société, de la politique et de l’histoire et donc de pas se payer de mots.

Révélateur : à propos de la révolution, il met en garde contre l’illusion lyrique, les effets de

manche et l’oubli d’un passé récent encore très présent sous les traits du stalinisme. « Ce mot

doit être dépouillé de toute facilité mais non pas de toute pointe. Le sens des continuités nous

détourne d’accepter le mythe de la révolution table-rase […]. Révolutionnaire veut dire

simplement que le désordre de ce siècle est trop intime et trop obstiné pour être éliminé sans

un renversement de vapeur, une révision profonde des valeurs, une réorganisation des

structures et un renouvellement des élites 37

». Une perspective de réformisme radical

accordée à l’idée de transpersonnalisme selon laquelle la vraie révolution passe à la fois par

une action sur les structures et une mutation personnelle qu’il n’appelle plus conversion. Il

n’est pas d’intuition plus actuelle dans le contexte de notre crise civilisationnelle.

La prise en compte de l’épaisseur du réel est manifeste dans ce qu’il écrit de la réforme

économique nécessaire. Une épaisseur évidente pour ceux qui en supportent le poids et face

auxquels il ne s’agit plus de jouer les belles âmes. On connaît sa célèbre adjuration qui dit

l’essentiel à cet égard : « Ne méprisent généralement l’économique que ceux qu’a cessé de

harceler la névrose du pain quotidien. Un tour de banlieue serait préférable, pour les

convaincre, à des arguments ». Mais, pour autant, « il n’en résulte pas que les valeurs

économiques soient exclusives, ou supérieures aux autres : le primat de l’économique est un

37

Le personnalisme, QSJ, PUF, 1965, p. 119.

18

désordre historique dont il faut sortir 38

». Toujours cette volonté de remettre les choses à leur

juste place mais sans naïveté. Car s’il faut « contraindre les choses » c’est en sachant qu’ « on

ne guérira l’économique qu’avec l’économique, sinon seulement pas l’économique 39

» en

assurant « la liaison entre les deux catégories de problèmes » organisationnels et humains,

économiques et axiologiques sous l’horizon d’un « socialisme rénové, à la fois rigoureux et

démocratique 40

».

S’agissant du droit, le fait le plus nouveau qui marque le profond changement de

représentation de cet objet, tient à la proposition dans le numéro d’Esprit de décembre 1944

d’un « Projet de déclaration des droits des personnes et des collectivités ». Ce texte et d’autres

mentions éparses dans l’œuvre ultérieure signalent à la fois le crédit qu’il lui accorde et

l’amorce d’une pensée du droit demeurée en attente d’achèvement.

Mounier s’explique de son choix et le justifie par trois types de raisons. D’abord, une évidente

raison d’urgence imposée par la guerre « contre-épreuve d’une expérience vitale » qui a fait

redécouvrir le « meilleur » de la Déclaration de 1789. L’expérience de la négation

systématique du droit en fait ressortir la grandeur sous-estimée. Ensuite, la non moindre

urgence de dépasser un texte vieux d’un siècle et demi toujours affligé des limites d’un

libéralisme individualiste dont « l’ordre formel » a trop longtemps « couvert l’injustice sous

l’innocence de la lettre ». Enfin, la nécessité d’inverser l’approche de la normativité pour en

faire non un condensé idéologique plaqué sur le réel mais bien le langage vivant d’une société

en se tenant « au ras des réalités ». D’où le privilège reconnu, dans le sillage de l’école

réaliste du droit, à la démarche inductive menant de la réalité à la norme et non l’inverse

comme ce fut précédemment le cas.

38

Ibid. 39

Ibid. 40

Ibid., p. 120.

19

Il ne s’agit pas d’entrer dans le détail des dispositions de ce texte qui donne lieu à une belle

discussion dans la revue. Le propos est ici plutôt d’identifier les déplacements philosophiques

qui ont permis et appelé l’intégration, dans la pensée de Mounier, de la dimension juridique

de la vie sociale.

Pour ce faire, je vais m’appuyer principalement, outre le débat de fin 1944 – début 1945

relatif à la Déclaration, sur Le personnalisme, ce petit livre si dense en forme de testament où

s’esquissent bien des lignes d’évolutions futures demeurées en suspens : la reconsidération de

l’idée d’individu, la pensée de la médiation des valeurs par le social, l’interrogation sur le

droit et le juste.

1° ) La reconsidération de l’idée d’individu.

Le personnalisme se présente, on le sait, comme un anti-individualisme résolu. Mounier n’a

pas de mots assez durs contre « l’individu » véritable condensé de ses détestations : repli

narcissique, étroitesse d’esprit, rapport acrimonieux au monde, pusillanimité, inconsistance

souvent bavarde et sentencieuse. La personne est au contraire mouvement généreux de

partage avec le monde et autrui, présence agissante dans l’engagement responsable, sortie de

soi équilibrée par le jeu de l’intériorité… La singularité la caractérise et fonde sa dignité

comme sa transcendance. Bref, elle est un visage ouvert, accueillant, rayonnant quand

l’individu se retranche derrière ses masques à commencer par celui du droit, bouclier

protecteur.

L’opposition a sans doute valeur heuristique mais, au fil du temps, Mounier va en mesurer les

insuffisances. Car si la personne est singularité, il faut aussi la penser comme élément de la

totalité qu’est l’humanité ou que sont les sociétés où elle devient fraction du tout, comme

« individu », atome indivisible et impersonnel. Elle devient un « chacun » au sens du droit

c’est-à-dire tout le monde et personne en particulier. Elle revêt autrement dit le masque de

l’anonymat dans des relations qui ne sont plus sur le mode de l’interpersonnel, du Je et Tu

20

mais du On et des Ils. La vie sociale ne peut entièrement se penser dans ce que son ami

Ricœur nommera plus tard les relations courtes de familiarité, d’inter-connaissance. Elle

valorise les relations longues, celles que l’on entretient avec des inconnus avec qui, pourtant,

nous faisons corps dans la nation, l’Europe, l’humanité entière. Si chaque homme est une

personne, c’est d’abord comme individu qu’elle apparaît nécessairement avant que sous le

masque ne se donne à voir un visage offert à la relation mais aussi en demande de protection

par le droit. L’individu c’est l’homme de la rue, le passant inconnu avec lequel je n’entretiens

aucune relation sauf à ce que s’instaure entre nous quelque dialogue susceptible de mener au-

delà.

On discerne très nettement dans Le personnalisme les indices de cette prise de conscience.

Mounier y insiste sur la « tension fondamentale » de « l’ordre de la personne » entre

« l’affirmation d’absolus personnels » ( pôle de la singularité ) et « le monde des personnes »

( pôle de l’universalité ) qu’il faut pouvoir penser ensemble sous un horizon d’unité. Mais sur

quelle base ? « Si elles formaient une pluralité absolue, il serait impossible à une seule d’entre

elles, moi, vous, de les penser ensemble, impossible de prononcer à leur propos ce nom

commun de personne. Il faut qu’entre elles, il y ait quelque mesure commune 41

», un

commun dénominateur qui fonde « l’unité de l’humanité », socle des droits humains

universels.

Il faut donc se garder, comme il le dit d’opposer « le communautaire et le collectif » en

abusant de la « mystique du proche 42

» dans le rêve d’une « impossible société de pures

personnes ». Même la famille, cadre par excellence des relations personnelles, n’échappe pas

à cet appauvrissement de qualité. « Une famille angélique serait peut-être un foisonnement

ininterrompu d’actes d’amour, une économie angélique, un circuit de dons. Une famille réelle

41

Ibid., p. 47. 42

Ibid., p. 43.

21

est aussi une contrainte psychologique et juridique, une économie humaine, un réseau de

règlements et de nécessités ». Et il ajoute, de manière très révélatrice : « Cet impersonnalisme

partiel des structures est une menace. Mais il n’est pas seulement une menace. Il est à l’élan

de communion ce que le corps individuel est à l’élan de personnalisation, la résistance et

l’appui nécessaires 43

». Donc, une nécessité pour ne pas basculer dans l’évanescence et

l’intermittence des bons sentiments. Et ce n’est pas parce que je suis homme ou citoyen que je

suis moins personne. Ce sont les deux faces d’une même réalité, indissociables.

Dès lors, on n’est pas surpris de le voir aborder sur cette base la question de « l’ordre

juridique formel ». De même que la communication suppose un certain degré d’impersonnel

du fait du recours à la raison, de même le droit est-il, sur le même mode, « un médiateur

nécessaire ». Et Mounier d’insister sur ses vertus : « Il freine l’égoïsme biologique, garantit

l’existence de chacun ( cf. ses développements sur le « privé » et la propriété 44

), assure dans

la jungle des instincts et des forces le minimum d’ordre et de sécurité qui permettra les

premières greffes de l’univers personnel 45

». Le voilà devenu socle dur d’une société de

personnes.

On est loin du projet initial de conversion du social au spirituel. Mounier a renoncé à son

impatience juvénile au profit d’une pensée plus attentive que jamais aux médiations, aux

intermédiaires grâce auxquels un ordre de réalité peut en infuser un autre. « Il faut avoir

conscience de la nécessité absolue de ces médiations et de leur insuffisance pour assurer une

pleine communauté personnelle 46

». Comme un niveau de vie satisfaisant qui ne garantit pas

le bonheur mais….

L’une des médiations qui retiennent le plus son attention prend la formation d’une percolation

des valeurs dans le social.

43

Ibid., p. 45. 44

Ibid., p. 55, 57. 45

Ibid., p. 46. 46

Ibid.

22

2° ) L’interface social / monde des valeurs

Il est révélateur de voir Mounier citer une nouvelle fois Gurvitch en note de l’éloge qu’il rend

au droit, un droit d’abord social.

Car c’est dans la société elle-même que les valeurs émergent et se cristallisent par les voies du

droit non dans un jardin de roses mais sur un terrain hautement conflictuel : « Il n’est pas de

société, d’ordre, ou de droit qui ne naisse d’une lutte de forces, n’exprime un rapport de force,

ne vive soutenu sur une force 47

». Le rôle de la norme est à la fois d’exprimer la conviction

d’une société et de réguler le conflit pour parvenir à faire du négatif qui s’y déploie et

menace, du positif. On a tout lieu de penser que Mounier se serait montré fervent partisan de

la négociation collective comme signe patent de cette créativité sociale où se déclinent bien

des valeurs de référence. L’auto-organisation est le « règne du droit ». Ce n’est pas un hasard

si l’un des artisans les plus résolus et efficaces de la politique contractuelle fut Jacques Delors

dont on sait l’attachement indéfectible à Mounier.

Néanmoins, il refuse de donner dans l’unilatéralisme de Gurvitch jusqu’au bout en méfiance à

l’égard de l’Etat et en difficulté pour en penser le rôle. Il lui semble important de « faire à

l’Etat sa part », de ne pas sous-estimer le rôle du politique au profit d’un social investi de tous

les pouvoirs. Tout le problème est plutôt de trouver le bon équilibre entre la société et l’Etat,

entre le contrat et la loi. C’est par ce tandem qu’une démocratie peut espérer concilier ses

valeurs fondatrices avec l’efficacité.

3° ) La question du juste

On ne trouve guère sous sa plume de réflexion sur ce moment idéal de l’articulation entre

droit et juste que constitue la décision de justice. Quelques remarques éparses dans Le

47

Ibid., p. 68.

23

personnalisme semblent indiquer qu’il l’avait inscrite dans son champ et d’autant plus qu’il

avait lui-même fait l’expérience des tribunaux durant la guerre.

Le principal développement se trouve dans un point consacré à la vérité et la théorie de la

connaissance 48

. Mounier y explique que la vérité suppose une approche à la fois subjective et

objective, la conjonction des logiques de l’impersonnel et du personnel comme précisément

dans le dire-droit. Quoi qu’il en soit de la difficulté réelle de l’exercice, il faut « trancher » et

éviter trois écueils : celui de la routine objectivante des « âmes habituées » comme disait

Péguy, celui de l’hésitation et du déni ; celui de la fausse synthèse dans l’éclectisme.

Il y a là matière à penser la complexité de cet acte absurdement réduit à un simple décalque de

la norme dans le réel. Le processus d’élaboration de la décision juridictionnelle - et on

pourrait en dire autant, mutatis mutandis, de la décision administrative - se révèle infiniment

plus subtil que l’idée qu’en ont les étudiants en droit, l’opinion publique et, assez souvent, les

magistrats eux-mêmes au fond plutôt rassurés par la théorie du juge « bouche d’or de la loi »

qui épargne tout questionnement autre que strictement technique.

De cette alchimie subtile de la norme juridique comme économique et du juste, Mounier a eu

une claire intuition qui aurait dû, si la vie ne lui avait été ôtée si prématurément, l’amener à un

travail d’élaboration théorique dans une tonalité voisine de celle de Rawls, Walzer ou encore

Amartya Sen sans parler évidemment de Ricœur dont la réflexion a profondément renouvelé

l’approche de la justice.

48

Ibid., p. 93-94.