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LE CHOIX DE LA VIE Nous sommes allés sur le terrain, dans les lieux où l’on meurt en France : à l’hôpital, à domicile, dans les services de néonatalogie, les maisons de retraite… Là où le droit aux soins palliatifs n’est pas toujours une réalité. MOURIR EN FRANCE UN DOSSIER RÉALISÉ PAR JOSÉPHINE BATAILLE ZIR/SIGNATURES POUR LA VIE LA VIE 30 OCTOBRE 2014 20 LA VIE N 30 OCTOBRE 2014 21

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LE CHOIX DE LA VIENous sommes allés sur le terrain, dans les lieux où l’on meurt en France : à l’hôpital, à domicile, dans les services de néonatalogie, les maisons de retraite… Là où le droit aux soins palliatifs n’est pas toujours une réalité.

MOURIR EN FRANCE

UN DOSSIER RÉALISÉ PAR JOSÉPHINE BATAILLE

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C’est à l’hôpital que 60 % des Français ter-minent leurs jours. Mais si la mort y sur-vient, elle n’y a, sur les plans symbolique et psychologique, pas droit de cité. « Dans la chambre d’un mourant, on entre sur la pointe

des pieds, on n’ose plus s’attarder ; tout le personnel est en difficulté », témoigne un cadre de santé. En 2009, l’Igas (Inspection générale des affaires sociales) ren-dait un rapport sans concession sur la mort à l’hôpi-tal. Elle y affirmait : « Pour les acteurs hospitaliers, la mort est vécue comme une incongruité, un échec, et à ce titre largement occultée. Cette situation est préjudi-ciable au confort des malades en fin de vie et à l’accueil des proches ainsi qu’à la santé publique. » En 2012, le professeur Didier Sicard (voir interview page 41), ancien président du Comité consultatif national d’éthique, dressait le même constat dans son rapport de mission sur la fin de vie en France : « La culture d’hyperspécialisation, qui rivalise de prouesses tech-niques, ne supporte que difficilement l’arrêt des soins et l’accompagnement simplement humain. »

LE SERVICE MINIMUM DES SOINS PALLIATIFSDe ces enquêtes, il ressort que les Français n’ont

aucune garantie de recevoir à l’hôpital de bons soins de fin de vie. Pas de politique en la matière, pas de prise en compte de la question pour les certifications institutionnelles des établissements, pas de savoir-faire partagé. Sur ce plan, la promotion des soins palliatifs s’est révélée ambi-valente, car ils ont servi d’alibi. Et de service minimum. « Le système de tarification a tordu la réalité ; cer-tains soins sont codés comme pallia-tifs pour être financés, mais rien ne dit qu’ils ont été de qualité, et qu’ils ont réellement été donnés. Et inversement, il y a des patients qui reçoivent des soins adaptés à leur situation, mais qui ne sont pas pour autant codés comme palliatifs », glisse la docteure Françoise Lalande, coauteure du rapport. Le docteur Bernard Devalois, responsable d’une unité de soins palliatifs à Pontoise, confirme : « Le codage ne sert en rien à savoir ce que vivent les gens en réalité. Tant qu’il n’y aura pas de volonté politique de recueillir ces informations, on ne pourra pas dire si nos plans de santé publique vont dans le bon sens ou pas. »

D’après ce qui est écrit dans les dossiers, tout au moins, seuls 20 % des mourants bénéficieraient de soins palliatifs à l’hôpital ou en clinique. Et cela

concerne surtout les personnes atteintes de cancer. « Il n’existe pas de culture palliative quand il s’agit de personnes âgées, ou encore dans les cas d’accident vas-culaires, note Didier Sicard. Les services cliniques vou-draient bien écouter et prendre du temps avec les malades, mais ils n’ont ni le temps, ni l’obligation de le faire. »

Dans les services médicaux qui accueillent des patients en court séjour pour une maladie cardiaque, respiratoire, rénale, etc., les conditions de la fin de vie se révèlent donc très aléatoires, variables d’un étage à l’autre. « Le problème, c’est que les soignants disent qu’ils s’en occupent ! En réalité, ils n’ont toujours pas pris la mesure de tout ce qui est nécessaire à un mourant et à sa famille. Les infirmiers s’en rendent compte un peu plus que les médecins cependant. Mais le problème de motivation et de sensibilisation est réel », commente Françoise Lalande.

DES CONDITIONS DE DÉCÈS INSATISFAISANTESEn 2008, l’étude Maho (pour « mort à l’hôpital »),

menée par le docteur Édouard Ferrand, de l’hôpital de Suresnes, dans 200 hôpitaux français, révélait que les infirmières jugeaient les conditions de décès insa-tisfaisantes dans 59 % des cas. En cause, la souffrance physique, des gestes thérapeutiques inutilement agressifs, la détresse respiratoire du patient… Mais

aussi la souffrance morale, la soli-tude, l’absence des proches. « Cer-tains soignants considèrent jusqu’au bout les familles comme des gêneurs, qui sont de trop dans un cadre tech-nique, sans se rendre compte que la problématique n’est plus la même à partir du moment où le patient est en train de mourir  », a constaté Françoise Lalande.

Idem pour la douleur. En dehors des unités spécialisées de soins palliatifs, habituées à mobiliser un arsenal complexe contre les douleurs particulières liées au cancer, médecins et infirmiers n’ont pas conscience « qu’il est nécessaire de faire mieux et plus » pour le patient lambda. « En cas de défaillances d’organes chroniques, les conditions de la mort sont tout sauf satisfaisantes ; mais on ne nous adresse jamais ces patients. Ils meurent d’une crise aiguë, cardiaque ou respiratoire, en étant mal soulagés », regrette Bernard Devalois. Dans les hôpitaux, deux types de services concentrent la plus grosse quantité de décès : les urgences et la réanimation. Pour eux, la mort est deve-nue un enjeu spécifique.’

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À l’hôpital Ici on soigne, mais on meurt aussi Alors que plus de la moitié des Français meurent à l’hôpital, la prise en charge de la fin de vie demeure des plus inégales, notamment dans les services de médecine générale.

Le débat sur la fin de vie se réduit le plus souvent à la question de l’euthanasie. Des affaires spectaculaires comme celle du docteur Bonnemaison, l’urgentiste de Bayonne qui avait accéléré le décès de plusieurs patients,

ou des déchirements familiaux, comme il s’en est pro-duit autour de Vincent Lambert, surgissent régulière-ment. Ces faits divers émouvants sont systématique-ment instrumentalisés par les militants du « droit à mourir ». Soumis à la pression médiatique, mécon-naissant le fond du sujet, poussés parfois par des consi-dérations purement politiciennes, les gouvernants paniquent. Début octobre, le Premier ministre pro-mettait, dans une interview à La Croix, de « sortir (la fin de vie) de l’arène politique ». Deux semaines plus tard, pour garder le Parti radical de gauche de Jean-Michel Baylet dans sa majorité, il écrivait noir sur blanc le contraire, promettant une nouvelle loi. C’est d’ailleurs dans cette perspective que travaille la mission parle-mentaire des députés Jean Leonetti et Alain Claeys.

Plusieurs fois repoussé, ce projet de loi pourrait être discuté au Parlement au mois de mars. Le rapport de synthèse présenté la semaine dernière par le Comité consultatif national d’éthique semble en des-siner les contours. En retrait par rapport aux scéna-rios maximalistes jusqu’ici évoqués, il ferme la porte au « suicide assisté » et à l’euthanasie active – une piqûre pour mourir. Mais il estime que la « sédation en phase terminale », un endormissement profond qui peut accélérer la mort, appelle à clarification. S’agit-il d’un geste de compassion réservé à des malades en situation extrême ou d’une euthanasie rampante ? La frontière semble ténue. Quand ni les mots de « dignité » ni ceux « d’euthanasie » ne font plus consensus, quand deux philosophies de la vie s’opposent, tout compromis paraît suspect.

Polarisé, électrisé, idéologisé, le débat sur l’eutha-nasie cache l’essentiel, que tout le monde connaît mais dont aucun parti politique, aucun leader d’opi-nion, aucun média ne se saisit. Si les Français récla-ment en majorité le « droit à mourir », c’est en grande partie parce que la médicalisation et la déshumani-sation de la mort ont de quoi inquiéter chacun d’entre nous. On meurt mal en France. Chacun voudrait par-tir entouré, paisiblement et chez soi. Mais en pratique, on agonise trop souvent seul, dans un couloir d’hôpi-tal et en grande détresse spirituelle. D’où la demande d’en finir par une piqûre… Radiographie sans

concession et sans précédent, l’enquête menée depuis plusieurs mois pour La Vie par Joséphine Bataille nous plonge dans cette réalité ou plutôt dans cette honte nationale. Notre journal s’est depuis longtemps engagé pour le développement des soins palliatifs. Force est de constater que l’on fait du surplace. Trop peu de Français y ont accès. Voilà le vrai scandale, le vrai choix de société par défaut que nous acceptons jusqu’ici sans broncher !

Mais, en réalité, l’enjeu ne consiste pas seulement en une prise en compte effective de la douleur phy-sique. C’est bel et bien une approche humaniste du soin qu’il faut urgemment développer, afin de ne plus se contenter de prendre en charge un corps ou, pire, tel ou tel de ses organes, mais de prendre soin de l’être dans sa globalité. C’est tout le sens du remarquable essai de Damien Le Guay, le Fin Mot de la vie (Cerf). Le philosophe, enseignant à l’espace éthique de l’Assis-tance publique-Hôpitaux de Paris, s’élève avec force contre ce qu’il appelle « le mal mourir en France ». « Les soins du corps dominent sur les soins des per-sonnes », constate-t-il, alors même que « le regard porté sur un malade est le premier de tous les remèdes ». La médecine s’occupe excellemment du « corps biolo-gique », souligne-t-il. Mais dans une société toujours plus efficace, on néglige la parole, le psychologique, l’affectif, l’émotionnel, le spirituel, le mémoriel, ce que l’auteur appelle joliment le « corps cordial ».

Suivre ce programme, c’est réinventer radicalement la fin de vie pour en refaire le lieu d’humanité par excellence. On en est loin… Mais on ne part pas non plus de zéro, comme le montre un très touchant petit livre, Accompagner en hôpital (Chronique sociale, 2014). Odile Arvers, Pierre Kerloch, Anne Lortat-Jacob et Guy Moraillon sont aumôniers catholiques à l’hôpi-tal de Grenoble. Avec eux, la mort devient l’un des moments où la vie se vit et se dit finement, profondé-ment, fraternellement. L’espérance dont ils témoignent avec humilité a quelque chose de contagieux. Même tragique, la mort n’a pas le dernier mot.’ JEAN-PIERRE DENIS, DIRECTEUR DE LA RÉDACTION

« Pour les acteurs hospitaliers, la mort est vécue comme une incongruité, un échec, et à ce titre largement occultée. »

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Médecins et patients à l’hôpital, miniature tirée de l’Anonimo Gaddiano, vers 1542La grande majorité des gens meurent chez eux, entourés de leur famille ou, pour les plus nécessiteux, dans les hospices et lieux d’asile, qui sont du domaine de l’Église. Voici, dans le monde médiéval, l’apparition des laïcs. À la Renaissance, à l’issue de la guerre de Cent Ans, l’Église a moins de revenus. Les laïcs et les institutions royales prennent le relais de ce qu’on n’appelle plus charité, mais bienfaisance. Les bourgeois ont ouvert des établissements destinés aux nécessiteux à partir du XVIe siècle pour participer à l’œuvre de charité, puisqu’il n’y a pas de service public. Mais la religion n’en est pas moins partout présente dans cette représentation. La charité, c’est un devoir pour le chrétien !

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À l’hôpital Saint-Antoine (Paris XIIe), les 19 lits de la réanimation médicale sont occupés en per-manence. Une succession de chambres, murs

blancs éclatants, lit au centre, face à la porte, qui reste toujours ouverte. Les patients y sont amenés en bran-card, perfusés, branchés sur respirateur, et sauf exa-mens, n’en bougent pas de leur séjour. Les paramètres vitaux mesurés sur le « scope » sont surveillés en per-manence depuis le poste central.

Dans cette enceinte ultratechnicisée, l’état des malades institue un calme trompeur, n’était le brusque emballement des alarmes. Sentiment d’étrangeté. Ici, « le patient est souvent absent du fait de son inconscience et de sa sédation – et donc absent en tant que personne – et présent du fait de son corps », analyse la sociologue Nancy Kentish-Barnes, du groupe de recherche Famiréa. Les exigences techniques l’emportent sur les besoins de confort des malades et d’accueil des proches. Mais en France, c’est bien dans le cadre des services de réanimation et de soins intensifs que 22 % des personnes décédées en établissement de soins terminent leurs jours. Et 36 % dans les seuls CHU.

Dans ce service parisien, une personne meurt tous les deux jours. Soit 180, sur les 1 000 qui y sont admises chaque année. Si l’hôpital rejette la mort, les

réanimateurs n’ont pas le choix. La question est de savoir quand s’y résoudre. Ici on ne s’éteint pas dou-cement : environ deux tiers des décès résultent d’une décision, celle d’abandonner la réanimation. « Nous ne sommes pas confrontés aux demandes d’euthanasie. Mais face à des situations critiques de défaillance d’or-gane – liées à un accident ou à une maladie –, nous sommes en première ligne sur la fin de vie. Pour moi, ces décisions font partie intégrante de la chaîne du soin », déclare le professeur Bertrand Guidet, chef du service.

RÉANIMER OU S’ACHARNERFaut-il toujours tenter une réanimation – au risque

de devoir l’arrêter ? – ou prendre l’option restrictive – au risque de faire perdre ses chances à un malade ? Ainsi se résument la tragédie, l’espoir, et parfois les contradictions qui sont le lot de la réanimation. On sait que les personnes âgées, sans mourir davantage que les autres en réanimation, succombent trois fois plus nombreuses que la population générale dans les semaines qui suivent leur sortie. Les réanimer est-il une forme d’acharnement ? « Le passage en réanima-tion est une agression. Passé 80 ans, plus on est âgé, moins on a de chances d’être en vie quelques mois après. D’autres facteurs sont déterminants : une personne dénutrie, en perte d’autonomie pour les actes de la vie quotidienne ou atteinte d’un cancer évolutif s’en sortira mal », révèle Bertrand Guidet. C’est d’après ces para-mètres que se prend une décision de ne pas réanimer.

Pour tous les autres, la réanimation tient si peu d’une science exacte qu’il est bien difficile de détermi-ner des règles. Et les études publiées entre 2009 et 2012

par ce chercheur – ancien président de la Société de réanimation de langue française – sur le devenir des personnes âgées en réanimation, le montrent. « Nous ne décidons d’admettre qu’un patient sur deux en moyenne. Six mois plus tard, seule la moitié d’entre eux aura survécu. Quant à ceux que nous n’avons pas admis, 20 % vont survivre alors qu’ils nous semblaient perdus, et 25 % vont mourir, alors que nous pensions qu’ils n’avaient pas besoin de nos soins. On se trompe dans les deux sens ! », constate le médecin, forcé à l’humilité.

SE REMETTRE EN QUESTIONLa politique de Bertrand Guidet,

à Saint-Antoine, c’est donc d’ad-mettre largement les patients : « Le doute doit leur bénéficier. » La contre-partie : s’imposer une politique de réévaluation systématique de la situation et une réflexion éthique partagée au quotidien. « Si plusieurs organes sont toujours défaillants au bout de quelques jours, ou au contraire si un patient en état grave s’amé-liore très vite, on sait bien s’il faut ou non continuer. » C’est parfois un vœu pieux. Dans le service, une femme de 85 ans vient d’être réanimée après un AVC massif. Très vite, les lésions cérébrales ayant continué de s’étendre, il a été décidé de suspendre la ventilation artificielle. La famille s’y est opposée, et le temps a passé. Si bien que la malade a récupéré et a pu être sevrée de son respirateur, donc transférée en neuro-logie. Là, son état s’est dégradé. Retour en réanimation où elle est décédée…

Pour le chef de service, c’est un échec. Mais il évoque aussi cette autre femme, du même âge, rentrée chez elle bon pied bon œil. Arrivée aux urgences avec le tétanos – un cas de figure exceptionnel – elle avait effrayé toute l’équipe : la maladie implique au minimum six semaines de réanimation lourde, sous sédation et respirateur, et six semaines de rééducation. Le profes-seur Guidet avait décidé d’admettre cette vieille dame qui s’était infectée en s’occupant de ses rosiers. Répu-tée pour sa vitalité extraordinaire, elle est sortie vain-

queur de ses 12 semaines de soins. Elle aurait aussi pu connaître com-plications sur complications  ; il aurait fallu s’adapter.

Confrontés à l’échec, tous les réanimateurs sont amenés à arrêter la suppléance artificielle de leurs patients. Mais certains tardent plus que d’autres. D’après l’Igas, « des thérapeutiques agressives et des

gestes diagnostics invasifs sont encore trop souvent entrepris alors qu’on a perdu l’espoir d’une amélioration clinique ». Les services peuvent être saturés par la présence de patients qu’on maintient en vie en vain. Affaire de personnes, de cultures, et aussi, d’histoire de services. « Y a-t-il urgence à limiter ou faut-il se donner plus de latitude ? C’est rarement la mort qui pose problème, c’est l’absence de sens. Nous n’avons pas tous le même ressenti au même stade », affirme Bertrand Guidet. Le rôle des paramédicaux est déterminant. Au plus près du patient, ils donnent l’alerte. « À partir du moment où il y a deux ou trois personnes qui sont

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Pestiférés dans un hospice à Pérouse soignés par les franciscains, miniature tirée de la Franceschina, XVe siècleLes pestiférés sont recueillis à l’hospice par les moines. Au Moyen Âge, seuls les religieux tiennent des établissements de soin. Dans les villes, les confréries pieuses sont là pour aider au passage du croyant ; elles font œuvre tant d’entraide sociale (préparation des funérailles pour les plus nécessiteux) que de soutien spirituel. Cette tradition est héritée des confréries romaines professionnelles, mais elle a été christianisée par l’Église des catacombes : l’aide n’est plus seulement matérielle, mais spirituelle. Il s’agit d’aider le mourant à préparer la « bonne mort », celle qui mène au jugement dernier et au pardon des péchés. Il s’agira de mourir muni des sacrements, mais aussi de nombreux préparatifs testamentaires, legs pieux, etc.

Continuer les soins ou savoir s’arrêter : c’est le quotidien des réanimateurs.

Réanimation, l’art de l’incertitude

Les illustrations de ces pages ont été réunies avec l’aide de Françoise Biotti-Mache, historienne du droit, membre de la Société française de thanatologie.

Environ deux tiers des décès résultent d’une décision, celle d’abandonner la réanimation.

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dérangées dans le service, il faut évidemment déclencher la réflexion. C’est qu’il y a au moins matière à discussion. Nous devons pouvoir nous remettre en question. »

OUVRIR LA PORTE AUX FAMILLESPour Marie Dethyre, l’infirmière en chef du service,

cela fait pleinement partie de sa mission. « J’admets qu’il y a des cas où nous devons nous arrêter ; la mort fait partie de la vie ; si on ne peut plus rien faire, c’est comme ça, témoigne-t-elle. En revanche, c’est très dur quand une personne décède en pleine réanimation, alors qu’on savait qu’il n’y avait pas d’issue, mais qu’on a tardé à se limiter. On se dit qu’elle aurait pu mourir accompa-gnée, dans la douceur, et qu’elle en a été privée… »

Lorsque la médecine a décidé de se retirer, la pers-pective soignante change. On ferme la porte de la chambre ; éventuellement, on arrête le scope et ses clignotants. À ce stade, il n’est plus question que de confort. Paradoxe de l’extrême : en réanimation, le contexte est hostile, mais les compétences palliatives sont bonnes. On sait gérer la douleur et veiller aux symptômes. Et la sédation profonde n’est pas une pratique taboue. « Quand on arrête des traitements, si le patient n’est pas déjà dans le coma, et qu’il en a besoin, on l’endort », assure le professeur Guidet.

Les services de réanimation apprennent aussi à ouvrir leurs portes aux familles et à élargir les horaires de visite. « On s’efface pour laisser la place aux proches, mais on reste à leur disposition, glisse l’infirmière. On les invite à aller prendre l’air, ou à s’asseoir – genre de choses que certains ne s’autorisent jamais d’eux-mêmes. »’

Mourir aux urgences. Image repoussoir. Image médiatique aussi, qui s’est imposée lors du procès de l’urgentiste Nicolas Bonnemaison.

Au travers de cet homme, c’est une société qui envoie ses personnes âgées finir aux urgences qui a été jugée. Cette réalité, la France semblait la découvrir. Elle est connue de tous les urgentistes. C’est un état de fait, et le symptôme d’un dysfonctionnement global.

LES LEÇONS DU PROCÈS BONNEMAISONLes services d’urgences concentrent beaucoup de

décès. Ils sont brutaux. Ils signent l’échec du soin poussé à son maximum, et font suite à un accident, à un infarc-tus, à un suicide, à une chute de moto ou à une patho-logie aiguë. Ils se produisent dans l’ambulance, dans le camion des pompiers ou à l’arrivée à l’hôpital. Mais désormais, ce sont des personnes dont le décès était prévisible qui viennent grossir les rangs. Âgées et malades, en provenance de leur domicile ou d’un ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), elles arrivent aux urgences en bout de course, sans espoir de soin, juste pour pousser leur dernier soupir. Le procès Bonnemaison nous en a d’ailleurs raconté les histoires. Des hommes et des femmes extrêmement âgés, victimes de leur troisième

AVC, de leur quatrième hémorragie cérébrale, d’un sixième cancer, d’un Alzheimer au stade grabataire ; qui avaient basculé dans le coma, et pour lesquels les urgentistes n’avaient pu que constater qu’il était dérai-sonnable d’entreprendre une thérapie. « Au stade de l’agonie du patient, il n’est de toute façon plus temps de nous l’envoyer en soins palliatifs, s’agace le docteur Devalois. Nous devons comprendre comment il est pos-sible, à l’heure actuelle, qu’un patient arrive aux urgences alors qu’il est clair depuis des mois que ça va se terminer par une urgence vitale et que cela aurait pu être anticipé, à domicile ou dans une unité spécialisée ! »

UN CORTÈGE DE QUESTIONS ÉTHIQUES La raison d’être de l’urgentiste, c’est d’agir immé-

diatement. Pour parer au plus pressé sur le plan vital. Puis il lui revient d’orienter les patients un peu partout, en quête de places dans les services adaptés de l’hôpi-tal, tandis que d’autres continuent de pousser à la porte, s’amassent dans des boxes et en salle d’attente, parfois dans les couloirs et sur des brancards. Alors, ce nouveau flux de patients gra-bataires et très âgés, en chan-geant le paysage, engendre un cortège de questions éthiques.

Voilà l’histoire d’une per-sonne âgée qui s’était cassé le col du fémur et était partie pour les urgences. On lui a fait une radio ; elle est restée là en atten-dant le résultat. Et elle est morte. Dans l’anonymat, dans des conditions d’isolement et de stress importantes. Cette personne n’était pas malade a priori, mais elle était très âgée. « On aurait pu viser avant tout son confort, en lui donnant des calmants, l’installer dans un endroit convenable, et s’occuper de la radio dans un second temps », glisse un médecin témoin de la scène.

Alexis Burnod est un oiseau rare : médecin des soins palliatifs de l’Institut Curie à Paris, il est aussi urgentiste au smur de l’hôpital Beaujon (Hauts-de-Seine). Fort de cette double casquette, il se démène pour dévelop-per l’approche palliative dans un milieu qui y est plutôt insensible. Objectif : faire la distinction entre ce qui est encore réversible et ce qui ne l’est pas. « L’âge n’est pas un critère pour ne pas réanimer quelqu’un. Mais il y a une différence entre un nonagénaire qui a toute sa tête et qui, brutalement, ne respire plus – il a peut-être une pneumonie dont il a toutes les chances de guérir – et le même symptôme sur une personne grabataire et démente. Celle-ci ne se relèvera pas d’une intubation ! »

PRÉVENIR LES TRANSFERTS ABUSIFSDans un monde idéal, cette réflexion devrait s’impo-

ser dès le stade préhospitalier pour prévenir les trans-ferts abusifs. Environ 3 % des appels au samu, en effet, concernent des personnes en fin de vie. Un chiffre qui

L’Extrême-Onction, Nicolas Poussin, vers 1640À l’antique et dans le style italianisant en vogue à l’époque, Poussin glorifie la « bonne mort », celle qui se produit avec le secours de la religion, afin d’édifier le peuple. La famille est présente, mais c’est l’episcopos qui officie – celui qui avait charge d’âme dans les premières communautés chrétiennes, au sein desquelles s’est développé l’usage des sacrements.

Confrontés à un afflux de personnes âgées en fin de vie, ces services tentent de s’organiser.

Aux urgences, fins de vie improvisées

« Au stade de l’agonie du patient, il n’est de toute façon plus temps de nous l’envoyer en soins palliatifs. »

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Les chrétiens s’engagent

Alors qu’une mission parlementaire poursuit ses auditions à l’Assemblée nationale, et après

celle des représentants des religions dont Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes, spécialiste des questions de bioéthique, la Conférence des évêques de France vient de lancer un groupe de travail sur la fin de vie. Un blog (www.findevie.catholique.fr) est ouvert, où les internautes pourront interagir. Un nouveau billet y sera publié tous les 15 jours – par divers contributeurs et même des opposants à la doctrine catholique, ont précisé les prélats. Leur objectif : sortir de la juxtaposition des avis propre aux débats pour rentrer dans un véritable « dialogue ». À lire aussi sur Internet, quelque 1¹000 témoignages sur la fin de vie, recueillis dans la rue par des bénévoles de l’association Alliance Vita en mai et juin dans le cadre de la campagne « Parlons la mort » (www.parlonslamort.fr).

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augmente, car la prise en charge à domicile des patients complexes augmente et que les familles sont vite prises de panique quand elles assistent à une défaillance cardiaque ou respiratoire. La majorité des appels sur-viennent la nuit ou le week-end. D’où la nécessité pour les urgentistes de chercher toute l’information dispo-nible sur le malade et de consulter les proches pour prendre la bonne décision. « Notre difficulté, c’est qu’à chaque fois, on tombe sur quelqu’un qu’on ne connaît pas. Mais l’urgence n’est pas une excuse pour s’exonérer d’une réflexion sur l’acharnement. La loi Leonetti s’applique à tous », souligne Alexis Burnod.

SOULAGER LES SYMPTÔMESLe cas échéant, l’urgentiste devra

alors se faire palliativiste. « Si le patient n’est plus en état de subir de soins invasifs à l’hôpital, nous devons nous contenter de soulager les symptômes », assure le médecin. Moins de 10 % des urgentistes ont été formés à la prise en charge palliative. « Certains jugent que ce n’est pas notre travail ; mais c’en est une nouvelle facette. Pour les gens, il y a bien urgence : urgence palliative ! » Sur son secteur, les Hauts-de-Seine, le réseau de cancérologie et soins palliatifs Scop (Soins continus de l’Ouest parisien) s’est organisé avec le samu : à chaque fois qu’un appel est passé par l’un des 40 patients suivis pour fin de vie, un médecin d’astreinte connaissant le patient oriente au téléphone l’intervention des urgentistes. Bilan : le transfert aux urgences a été divisé par deux.

Mais les faits sont là : les patients affluent aux urgences. « Nous n’avons pas voulu de cette responsa-bilité, mais aujourd’hui nous sommes devenus un centre décisionnel des choix de vie des patients », constate le docteur Philippe Le Conte, aux urgences du CHU de Nantes. En 2010, il a dirigé une étude dans 174 services d’urgences français. Celle-ci révèle que le délai moyen du décès aux urgences est de 12 heures, c’est dire que

les patients y arrivent à la dernière extrémité. Moyenne d’âge : 77 ans. La moitié des décès surviennent dans le secteur d’accueil, sur un brancard ou sur une table d’examen. « On identifie très vite qu’ils sont au bout ; dans ce cas-là, on prend une décision de limitation des soins, en lien avec les réanimateurs, et on essaie que ça se passe le plus paisi-blement possible », détaille-t-il.

Les autres mourants auront le temps d’être trans-férés aux « lits portes », dans les unités de court séjour, juste attenantes, prévues pour les patients en attente de transfert vers un service spécialisé. Là, ils bénéfi-cieront au moins d’une chambre et d’un peu de calme pour les 48 heures qui leur restent. Selon les prati-ciens, les plus chanceux auront de la morphine et des soins de confort. Soit 10 % seulement des quelque 300 000 personnes qui décèdent chaque année aux urgences – estimation de l’Observatoire sur la fin de vie. Quant aux proches, généralement absents, pris par surprise, arrivés trop tard ou dépassés, ils feront souvent défaut dans ce contexte…’

Vue de l’infirmerie des filles de la Charité durant une visite d’Anne d’Autriche, d’après Abraham Bosse, vers 1640La reine visite les malades, comme le font d’autres grandes dames. C’est une des actions les plus communes. Les moines s’occupent de l’herboristerie, les sœurs prodiguent les soins – les draps sont changés tous les jours. Un moine accroupi s’affaire sur les chauffoirs ; les lits sont entourés de tentures pour conserver la chaleur. On les tire chaque jour pour que les malades puissent assister à la messe – on aperçoit l’autel au fond de cet hospice-chapelle. Les lieux sont prestigieux – qu’on pense aux hospices de Beaune –, même si l’on y reçoit les plus humbles. Ils sont bâtis avec l’argent de l’Église et des donateurs dont on aperçoit les portraits aux murs.

Le père Anton Drascek, aumônier catholique à l’Hôpital européen Georges-Pompidou (Paris XVe) témoigne de son travail d’accompagnement des mourants.

«  Sentir qu’on ne sera jamais abandonné pour pouvoir s’abandonner »

Face à la mort, à la maladie ou en fin de vie, la question n’est plus de savoir si on est croyant ou pratiquant : les interrogations sont

les mêmes pour tous. Quels que soient son milieu social, sa foi, sa personnalité, chacun est traversé successivement par la révolte, par l’espérance… et se bat avec ces questions, même s’il nie qu’il se les pose. L’hôpital est un lieu de vérité. Même lorsqu’on est très entouré, il y a des moments où l’on se retrouve seul face à soi-même ; la confiance (en Dieu) ou la foi que l’on peut avoir sont mises à l’épreuve. Nous ne rendons visite qu’à ceux qui font appel à nous ; certains croyants ne pensent pas nécessairement à l’aumônerie. Parfois, cela vient d’un déni de leur situation réelle. Parfois, leurs questions se résolvent autrement. Nous devons respecter leur liberté. Il y a beaucoup de choses derrière la peur de la mort : la peur de souffrir, de quitter ceux qu’on aime, de disparaître, de ne rien laisser derrière soi… L’aumônier essaye d’accompagner le cheminement intérieur du mourant, de la colère et la détresse,

jusqu’à l’acceptation de la mort et l’abandon à l’amour de Dieu. Mais pour les proches aussi il y a quelque chose qui prend fin; il est important pour eux de parvenir à accepter la séparation. Et pour le mourant il est crucial de les voir s’apaiser. Je ne saurais dire ce qui réconforte l’un ou l’autre, chacun chemine selon son histoire. Mais ce que je crois, c’est que pour être capable ainsi de s’abandonner, il faut que jamais on ne puisse se sentir abandonné. Il faut que jamais on ne vous lâche la main. On peut prier ensemble, lire la parole de Dieu, mais aussi rester dans le silence – qui n’est pas un vide, mais un respect du mystère. J’ai constaté que la simple présence du prêtre a beaucoup de force, par son symbolisme. Et que le langage non verbal est essentiel. Tout est écrit sur le visage des gens ; lorsqu’ils sont apaisés, ils rayonnent. »’

« L’urgence n’exonère pas d’une réflexion sur l’acharnement. La loi Leonetti s’applique à tous. »

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ANTON DRASCEK est aumônier catholique à Georges-Pompidou depuis 2012.

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Maladies cardio-vasculaires

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Causes de décèsTous âges en 2010

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Femme

Où meurt-on ? Évolution du cancer chez la femme

Suicide et âge

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Pour 100000 Pour 100 suicidés

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Entre 2000 et 2010, on constaté une baisse d’environ 16 % du taux de décès en France. Il est aujourd’hui de 9‰. Le taux de mortalité à chaque âge continue cependant de baisser et l’espérance de vie ne cesse d’augmenter. Mais par rapport à la moyenne nationale, on constate des fluctuations de cette évolution selon les départements.

Si la France, comme les autres pays du sud de l’Europe, est en avance dans la prévention des maladies qui se développent avec l’âge, notamment cardio-vasculaires, elle fait mauvaise figure sur les pathologies liées aux comportements à risque (alcool, tabac, suicide, accidents de la route). D’où une mortalité « prématurée », c’est-à-dire avant 65 ans, préoccupante.

151 bébés sur 100 000 meurent à la naissance en 1901, contre un peu plus de 3 en 2011.

Chaque année, 10 500 personnes meurent par suicide. Ce taux est trois fois plus élevé après 65 ans que dans le reste de la population. Et les hommes sont en première ligne. Un indicateur de la grande souffrance des vieillards dans nos sociétés. Le suicide est aussi la deuxième cause de décès des 15-25 ans, après les accidents de la route.

« Le nombre de décès par cancer augmente ; mais si on tient compte du fait que les personnes âgées sont plus nombreuses, il apparaît que le risque de mortalité par cancer est en baisse », commente Grégoire Rey, directeur du Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc). Quant aux maladies cardio-vasculaires, elles diminuent de façon spectaculaire (- 28 % en dix ans). Dans le monde, les décès par maladie cardio-vasculaire restent deux fois plus nombreux que les cancers mortels. Ces derniers étant suivis de près par les maladies infectieuses, puis les maladies et infections respiratoires.

En 1970, le pourcentage de patients mourant à l’hôpital ou en clinique était de 38 %. Il est passé à 58 % en 1990, et reste stable depuis lors. C’est donc une grosse majorité de Français qui finissent leur vie à l’hôpital, alors que la plupart disent vouloir terminer leurs jours chez eux, la fin de vie en établissement pour personnes âgées dépendantes étant rarement choisie.

Dans la population féminine, la mortalité par cancer est en diminution, mais de seulement 6 %, contre une baisse de 14 % chez les hommes. En effet, pour celles-ci, le cancer du poumon et des maladies liées au tabac sont en augmentation. Le taux de mortalité des femmes imputable au « cancer du fumeur » a doublé entre 1990 et 2010, alors qu’il a diminué de 20 % chez les hommes.

Aujourd’hui, les personnes infectées par le virus, si elles sont dépistées précocement et traitées correctement, vivent assez longtemps pour… mourir d’autre chose que du sida. Comme les hépatites, cette maladie est le plus souvent une maladie chronique. Reste une mortalité, liée au stade auquel le virus a été détecté : 15 % découvrent leur séropositivité au stade sida. S

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Où et de quoi meurt-on ? Panorama des grandes évolutions de la mortalité en France.

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Aujourd’hui, les personnes infectées par le virus, si elles sont dépistées précocement et traitées correctement, vivent assez longtemps pour… mourir d’autre chose que du sida. Comme les hépatites, cette maladie est le plus souvent une maladie chronique. Reste une mortalité, liée au stade auquel le virus a été détecté : 15 % découvrent leur séropositivité au stade sida. S

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Il y a peu, malgré son insuffisance cardiaque avan-cée, Lisette, 78 ans, pouvait se lever pour aller s’asseoir au salon, tirant derrière elle le fil qui la relie à sa machine à oxygène, stockée dans la salle de bains. Mais son état s’est brutalement dété-

rioré. Dans sa chambre, on a monté un lit médicalisé, plus maniable, avec un matelas pour prévenir les escarres dues à l’immobilité. Chaque nuit, Jean, son mari, se réveille plusieurs fois pour s’assurer, depuis son petit lit d’appoint, que sa femme va bien. Maçon-jardinier rompu au grand air, il est devenu, à 81 ans, un homme de maison.

Dans ce coin de campagne bretonne, à quelques kilomètres de Lorient (56), c’est le service de l’hospi-talisation à domicile (Had) qui supervise la vie de Jean et Lisette. L’objectif de l’équipe, médecins, infirmières, psychologues, assistantes sociales, est de travailler sur tous les postes afin qu’aucun grain de sable ne vienne enrayer la machine de cette vie maintenue tant bien que mal à domicile. Ni des problèmes finan-ciers, ni l’épuisement de Jean, ni une aggravation non maîtrisée de l’état de Lisette. Pour qu’elle puisse finir

sa vie dans la petite maison où ils ont élevé leurs enfants, c’est un ballet qui se déroule chaque jour au gré des entrées et sorties des soignants et des aides à domicile. Des fonds supplémentaires pourraient encore être débloqués afin de décharger Jean davan-tage, qui n’en veut pas. « Avant, on était bien tranquilles tous les deux… glisse-t-il avec pudeur. Trop de monde, c’est gênant. Et ça fait beaucoup de personnes à qui il faut parler à chaque fois pour Lisette. Alors tant que je peux faire, je fais ! » Et tant pis si chaque jour il en est réduit à filer faire ses courses l’œil sur la montre, pendant que l’infirmier est auprès de sa femme. Au moins n’a-t-il pas encore renoncé à aller faire les infil-trations dont il a besoin pour soigner son arthrose.

UN ACCOMPAGNEMENT GLOBALEn France, seule une personne sur trois termine sa

vie dans son environnement quotidien – chez elle ou dans sa maison de retraite. En 2009, c’est un quart des décès qui sont survenus à domicile, soit environ 137�000. D’après l’Ined, la moitié des personnes qui meurent à l’hôpital n’y étaient pas encore 30 jours auparavant :

dans le dernier mois de vie, la machine à hospitaliser s’emballe. « Les gens n’imaginent pas qu’il soit possible de rester chez soi avec une pompe à morphine ou une sonde de nutrition artificielle, répond le docteur Éric Fossier, directeur de l’Had de Lorient. C’est tout à fait réaliste, à condition d’être en mesure de proposer aux patients les plus fragiles un accompagnement 24 heures sur 24, tel qu’ils en bénéficieraient justement à l’hôpital. »

Au-delà du médical, l’équipe est là pour épauler le foyer à tous les niveaux : social, familial, patrimonial. « Cela nous conduit à pénétrer dans la plus grande intimité, ajoute le médecin. Jusqu’à choisir sa robe sur Internet avec une mariée mourante et la vêtir dans son lit le jour J, ou organiser pour un malade le dernier plongeon à la piscine dont il rêve, malgré toute sa panoplie médicale… »

AVANT TOUT, ANTICIPERDes équipes d’hospitalisation à

domicile, il y en a pour mailler tout le territoire français. Elles prennent en charge aussi bien les patients en suite opératoire et les femmes enceintes que les malades en fin de vie lorsque ceux-ci ont besoin d’interventions techniques. Le problème, c’est que toutes n’ont pas la compétence palliative. À Lorient, l’équipe est spécialisée et sait que c’est en anticipant jour après jour sur l’évolution physique et morale du malade et de son entourage que les cahots de la fin de vie – allers-retours à l’hôpital épuisants, urgences et souffrances – pourront être

À domicile Chez soi jusqu’à la fin Seule une personne sur trois termine sa vie à son domicile. Pourtant, il existe des dispositifs et des équipes soignantes dans toute la France. Quelle est la clé de la réussite ? Reportage.

Le Paralytique, Jean-Baptiste Greuze (1725-1805)Tant que la religion était très présente dans la vie sociale, il était inconcevable de ne pas se rendre auprès d’un parent mourant. Même au XIXe, on se réunit autour de lui pour prier ensemble. Ici, toute la famille est présente : enfants et petits-enfants ; on ne craint pas de voir la mort. On essaye de consoler le vieil homme, on lui présente des aliments, on l’a couvert de son manteau. Au XXe siècle, lorsque les soins palliatifs se développent dans une société de plus en plus laïcisée, l’objectif sera toujours le même : aider à ce que le passage soit le plus doux possible. Longtemps, on n’a eu pour cela que des moyens spirituels ; aujourd’hui s’y ajoute toute une pharmacie spécifique. Mais la réalité vécue, celle de l’impuissance face à la mort, n’a pas changé.

évités. D’où l’importance de pouvoir intervenir au cours de la maladie, en support des autres soins, et non pas si la mort s’annonce.

Ce même matin, Nadine Le Drenn, l’infirmière de l’Had, passe rendre visite à Jacques, 66 ans, atteint d’un cancer du colon avec métastases. Emmitouflé dans ses pulls, le bonnet breton À l’aise Breizh sur la tête, il ne parvient pas à se réchauffer. Son cancer se développe, et il accuse le coup. Sous peu, il aura besoin d’être ali-menté par perfusion. Le matériel a été apporté en vue de cette intervention. Il la retarde. Il explique plutôt quelle savante technique il a mis au point la nuit pour

se lever par appuis sans rien deman-der à personne et pour éviter les chutes. Mais il a déjà fait l’expérience que s’il attend trop longtemps pour aller se coucher le soir, il n’a plus les forces pour se lever de son fauteuil. Nadine l’écoute, lance des perches, sans insister. « J’avais les proposi-tions de déambulateur ou de garde de nuit sur le bout des lèvres, mais j’ai vu qu’il ne pourrait pas m’en-

tendre, commentera-t-elle plus tard. Ce dont les gens ont besoin nous semble évident, mais chaque famille a son organisation et son cheminement propres. Les res-pecter, c’est là la différence avec l’hôpital. »

METTRE EN PLACE UN SYSTÈME VERTUEUXPour que ce système vertueux se mette en place,

encore faut-il que les patients en fin de vie ne passent pas entre les mailles du filet. Or tous n’ont pas

« On n’imagine pas qu’il soit possible de rester chez soi avec une pompe à morphine ou une sonde de nutrition artificielle. »

Les Derniers Instants d’un homme, anonyme, XIXe siècleAu XIXe siècle, la préoccupation religieuse est toujours essentielle. La sœur s’est rendue au domicile du mourant. La main levée, elle désigne le chemin du paradis, qui incarne l’appel à la prière et au repentir. Avec elle, des parents, mais pas de médecin. La révolution thérapeutique est en marche. Par contre, si l’on est seul, sans famille, on meurt à l’hôpital.

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forcément besoin des moyens techniques de l’Had et n’ont donc pas d’emblée accès à ce type d’équipe spé-cialisée. Pendant un temps, la vie suit son cours à la maison ; le médecin traitant et la famille veillent au grain. Or les médecins de ville, débordés, n’ont pas le temps ni la connaissance spécifique de la fin de vie, de ses symptômes, de ses aléas médicaux. Si la situa-tion devient plus aiguë, ils feront hospitaliser le malade. Réflexe plus systématique encore en milieu urbain, où l’hôpital est à un jet de pierre.

TRAVAILLER EN RÉSEAUÀ Lesneven, dans le Finistère,

le docteur Jean-François Conrad connaît bien le tableau, et n’a pas voulu s’en accommoder. « Quand j’étais généraliste, j’ai voulu m’enga-ger pour mes malades jusqu’au bout, mais n’ayant pas la maîtrise des enjeux, je devais bricoler, ça m’était insupportable. » Alors il s’est formé en soins palliatifs. Avec d’autres, il a créé le réseau de soins palliatifs Respecte, qui intervient à domicile, depuis Landerneau jusqu’à Landivisiau, afin d’épauler des confrères qui ne sont guère confrontés que deux à trois fois par an à des situations si spécifiques. Petit à petit, les praticiens du secteur ont acquis le réflexe de faire appel à l’équipe à temps. Lorsque se présentent des problèmes de douleur, d’angoisse, psychologiques, sociaux ou finan-ciers – parfois tous combinés – et non pas une fois que la situation est devenue explosive pour le malade

et ses proches. Mis en lien par le réseau de soins pal-liatifs, tous, sur le terrain, depuis le pharmacien du village jusqu’au kiné, en passant par l’infirmière et l’esthéticienne, travaillent ainsi de concert pour le patient, en connaissance de cause.

S’il est des soignants qu’il n’est pas besoin de convaincre de l’intérêt du système, ce sont bien les infirmiers libéraux. Comme les aides-soignants, ils sont les premiers témoins de la dégradation physique et morale du patient ; parfois davantage conscients de ses symptômes que le corps médical. Béatrice

Habasque, infirmière à Lesneven, est hantée par ses souvenirs  : manque de morphine, occlusion intestinale, vomissements sans fin jusqu’au décès. « Je ne veux plus connaître ces situations extrêmes ! L’intérêt d’être appuyé par un réseau de soins palliatifs, c’est que tout est anticipé ; on sait ce qui est susceptible d’arriver au malade en vertu de sa pathologie ; on a les produits prêts

pour chaque cas de figure… » Fini les angoisses à la veille du week-end face au risque d’un patient qui s’aggrave, sans pouvoir ni joindre le médecin traitant ni obtenir les médicaments adaptés.

Françoise est atteinte d’un cancer du sein et tout à fait autonome. Mais sa respiration s’est aggravée d’un coup, à cause de ses métastases pulmonaires. Quand il s’est rendu à son chevet pour lui administrer de la morphine, l’infirmier de l’équipe palliative a trouvé la famille réunie en grand conseil et Françoise

déclarant qu’elle voulait mourir. Au docteur Conrad, elle confesse aujourd’hui que c’est la sensation d’as-phyxie qu’elle redoute : elle l’a déjà expérimentée quelques mois plus tôt, lors d’une crise nocturne. Parce que la dépression respiratoire finale peut, en effet, se produire à tout moment, le docteur Conrad prévoit que ses soignants habituels puissent, le cas échéant, l’endormir immédiatement. Ses neveux et nièces se sont installés chez elle, ils pourront donc donner l’alerte. Et l’infirmière a promis qu’elle vien-drait à toute heure réaliser cette sédation en phase terminale. Françoise est rassurée. Et grâce à ce système de veilles coordonnées, elle évite l’hospitalisation.

L’ADHÉSION OU LA RÉSISTANCE DES FAMILLESReste que l’édifice ne repose, en dernier lieu, que

sur l’adhésion ou surtout la résistance des familles. « Tous les patients ne sont pas égaux face à ça, recon-naît Marie-Aude Le Nen, l’infirmière de Respecte. Et la société a beaucoup changé. Garder ses parents chez soi ne va plus de soi ! Les familles sont éclatées, les gens doivent travailler, et on a peur d’être confronté à un mort. » Pour les personnes âgées, cela relève même du challenge. « Si un malade veut rentrer, mais que son conjoint a 80 ans ou qu’il est lui-même malade, la situa-tion devient ingérable. Voilà pourquoi tant de personnes meurent à l’hôpital ! » analyse le docteur Olivier Trinh, gériatre à l’hôpital de Morlaix.

Prendre soin des familles et les soutenir dans ce défi est un volet essentiel du travail pour les équipes palliatives. Il serait illusoire de se lancer dans le pro-jet si les proches ne se font pas confiance. D’autres, au contraire, surestiment leurs forces. Et dans la plupart des cas, toutes sont traversées par les senti-ments les plus ambivalents. « Au-delà des ressources que nous pouvons mettre à disposition des gens, il y a la réalité des fonctionnements intrafamiliaux, à une période où les sensibilités sont exacerbées, avertit Fran-çoise Caugant, psychologue à Morlaix. Quels que soient l’idéal et notre volonté d’adoucir la fin de vie, on se heurtera toujours à la dimension singulière des rela-tions, et il y aura toujours de la souffrance. »

Mourir chez soi, oui. Mais pas à la force du poignet. « À tout moment, les uns et les autres peuvent nous dire stop », martèle Jean-François Conrad. D’ailleurs, dans bien des cas, mourir chez soi, c’est y avoir passé sa fin de vie. Pas sa dernière journée. « Une fois que leur proche a perdu connaissance, les familles pré-fèrent qu’il soit hospitalisé. Le sens, pour elles, est dans la relation », confirme Marie-Aude Le Nen. Le patient lui-même peut vouloir épargner les siens de ce souvenir qui marquera le domicile. Un paramètre à maîtriser, comme les autres, pour le docteur Conrad. « Nous organisons régulièrement le transfert dans une unité spécialisée de soins palliatifs pour les cinq derniers jours. Si c’est anticipé et voulu, ce n’est pas un échec. »’

La Visite du docteur, de Luis Jiménez Aranda, 1889.L’établissement est tenu par des religieuses, mais ceux qui y officient sont des médecins, accompagnés des étudiants. Au XIXe siècle, l’hôpital se laïcise et un système de soins publics se met sur pied, ouvert à tous. Au moment de la révolution industrielle, avec l’éparpillement des familles qu’il suscite, on va commencer à mourir plus loin de chez soi, et donc parfois à l’hôpital. Si la dimension médicale se développe à cette époque, la mort n’est jamais séparée de la religion, jusqu’encore au XXe siècle.

La fin de vie restera un échec tant qu’en amont l’accom-pagnement de toutes les personnes vulnérables, malades et handicapées ne sera pas devenu réalité », a dénoncé

le président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), Jean Claude Ameisen, la semaine dernière, à la présentation d’un rapport sur la fin de vie. « Écouter les souhaits de quelqu’un, c’est entendre ce qu’il veut pour sa vie quotidienne, cela ne se limite pas aux soins terminaux », ajoute-t-il, rappelant que 70 % des personnes en Ehpad y sont contre leur gré et doivent payer elles-mêmes les frais de leur perte d’autonomie. Pour le docteur Régis Aubry, président de l’Observatoire national sur la fin de vie, l’urgence aujourd’hui n’est plus sanitaire mais sociale. C’est le système des aides à domicile qu’il faut développer et le soutien aux aidants. Or faute d’une politique globale, l’offre est très inégalitaire d’un département à l’autre. La

possibilité d’engager des gardes-malades est pour les familles un soutien décisif, mais le reste à charge est un obstacle. Le point de vue des soins palliatifs est ici essen-tiel  : même si le médecin contrôle la santé du malade, il peut y avoir des problèmes psychologiques ou sociaux déterminants. Le rôle des assistantes sociales est de faire jouer tous les ressorts possibles dans un temps record, les situations de fin de vie n’autorisant pas les délais administratifs. Or les Français restent mal infor-més de leurs droits. L’Obser-vatoire sur la fin de vie esti-mait les besoins, lors de la création de l’allocation jour-nalière d’accompagnement, à 22�000 par an. Elle n’est sollicitée que 1�000  fois chaque année. « Il faut débu-ter tôt la prise en charge et que les accompagnants sachent ce qui leur est offert très en amont », insiste Anaïs Gauthier, responsable du collège des travailleurs sociaux de la SFAP.’

Faute de politique globale, le soutien est très variable d’un département à l’autre.

Inégalités sociales en fin de vie

Les médecins de ville, débordés, n’ont pas le temps ni la connaissance de la fin de vie, de ses symptômes, de ses aléas médicaux.

À SAVOIR■ Il est indispensable de s’adresser à des services sociaux (à l’hôpital, mais aussi dans les réseaux de soins palliatifs et d’Had), car les démarches sont complexes.

POUR L’ENTOURAGE, IL EXISTE DES AIDES SPÉCIFIQUES :■ Tout salarié a droit à un congé de solidarité familiale de trois mois renouvelables trois fois. Depuis 2010, il peut être indemnisé de 54 € par jour pendant 21 jours (ou sur 42 demi-journées).

■ Les parents d’enfants malades peuvent bénéficier d’un congé de présence parental, allant jusqu’à 14 mois, sans solde, mais avec une allocation journalière. Pour aller plus loin, les députés ont voté en mai un texte autorisant le don de RTT et de congés payés (au-delà de la 4e semaine) de salarié à salarié.

■ Les aides légales (APA, PCH) peuvent être obtenues en urgence en cas de fin de vie. Elles peuvent aussi être utilisées pour « employer » un proche à domicile.

POUR ÊTRE AIDÉ À DOMICILE : ■ Un fonds national, le Fnass, apporte son soutien pour alléger le reste à charge à l’emploi de gardes-malades. Il n’est pas réservé aux faibles revenus. Les autres caisses de sécurité sociale proposent aussi des prises en charge.

POUR ÊTRE ACCOMPAGNÉ EN SOINS PALLIATIFS :■ S’adresser à son médecin traitant et à son équipe de soins de proximité. Pour avoir une idée des structures de sa région, consulter le répertoire de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs SFAP : www.sfap.org

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J’ai 90 ans et demi et je dois me faire opérer d’une jambe. Forcément, j’y pense à la mort ! Cela finira bien par y arriver. » Pour Colette, qui vit en maison de retraite médicalisée (Ehpad) depuis plus de

20 ans, la mort n’est qu’une étape de plus au terme de sa vie… Cette sérénité, la doit-elle à sa foi catho-lique ? À sa certitude de « retrouver là-haut » sa maman, morte alors qu’elle n’avait que 8 ans ? C’est au terme d’une discussion d’une demi-heure que la carapace se fend : l’évocation de la souffrance la pousse à l’émotion, la renvoie à son déclin. « Je suis chanceuse : j’ai toute ma tête, j’ar-rive encore à marcher avec ma canne. Finalement, je n’ai qu’une crainte : connaître une mort dou-loureuse. J’espère que cela se pas-sera sans souffrance. » Au-delà du souhait intime, il y a ici une ques-tion de société  : dans quelles conditions vivent leurs derniers moments les 90�000 résidents de maisons de retraite qui décèdent chaque année ?

« Avant l’arrivée d’un résident, on discute du projet qui nous lie. C’est essentiel : pour accompagner une personne jusqu’à sa mort, il faut apprendre à la connaître de manière que sa vie en établissement ressemble à celle qu’elle menait avant », explique Alain Bourit, respon-sable de deux Ehpad. Cette transition en douceur n’est pas la règle. Parfois, le résident ne passe que quelques semaines en maison de retraite avant d’y décéder. « Je me souviens d’un couple âgé. Après des années à s’occu-per de sa femme, qui souffrait de la mala-die d’Alzheimer, cet homme a souhaité venir s’installer chez nous. Dans les quelques jours qui ont suivi leur arrivée, ce monsieur nous a quittés, comme si son corps n’avait tenu que pour aider sa femme. L’aidant part souvent avant la personne aidée  », observe Lætitia Legrand, directrice de deux établisse-ments dans la région de Limoges.

LA PUDEUR AVANT TOUTAu moment d’évoquer leur fin, la

majorité des seniors sont très pudiques. Sans être un tabou absolu, la mort n’est pas un sujet que l’on évoque facile-ment : 53 % des résidents sondés par

l’Observatoire national de la fin de vie dans le cadre de son rapport annuel n’ont jamais abordé le sujet avec leurs proches. « Quand mes parents sont arrivés en même temps en Ehpad, en 2001, mon père de 89 ans était usé. Lorsque ses problèmes respiratoires sont survenus, il savait qu’il n’en avait plus pour longtemps. Pourtant, on n’a jamais évoqué la question de son décès », témoigne Jean Desplanches, qui réside à Panazol, dans la Haute-Vienne.

Quand l’aîné décline, pour poser des mots là où la réserve l’emporte, les Ehpad tentent d’instaurer un dialogue avec la famille. « Si la mort de l’aîné n’est plus

qu’une question de jours ou de semaines, nous réunissons la famille, le médecin traitant, le médecin coor-donnateur et l’unité mobile de soins palliatifs pour nous mettre d’accord sur la prise en charge. La tendance, c’est l’accompagnement en douceur, sans transfert à l’hôpital, sans acharnement thérapeutique », pré-cise Lætitia Legrand, selon laquelle il se passe en moyenne neuf jours

entre la réunion palliative et le décès du résident. Pendant ce laps de temps, les familles ont accès à l’établissement jour et nuit.

Mais comme le rappelle le rapport rendu par le Comité consultatif national d’éthique en octobre, la question de l’accompagnement palliatif vers la mort ne fait pas toujours consensus au sein d’une famille. « Trois enfants veillaient leur maman. Le fils s’opposait à ce que sa mère bénéficie de soins palliatifs. Pour lui, on allait utiliser la “seringue électrique”. Cela mettait

En maison de retraite La fin de vie se fait discrète Les seniors arrivent de plus en plus tard dans ces établissements spécialisés souvent insuffisamment médicalisés. Dans quelles conditions y vivent-ils leurs derniers moments ?

les deux filles en porte-à-faux avec le choix de leur mère, l’équipe soignante en porte-à-faux avec la famille », raconte ce directeur d’Ehpad qui a souhaité l’anonymat.

PRÉPARER LA FAMILLEEn raison de l’augmentation du coût de l’héberge-

ment et de la volonté de l’État de favoriser le maintien à domicile, les seniors arrivent de plus en plus tard en Ehpad. D’après l’institut d’audit KPMG, l’âge moyen d’entrée était de 85,06 ans en 2013, contre 80,2 ans en 1978… Conséquence fâcheuse : leur état de santé se dégrade souvent rapidement, au point que le CCNE affirme que « la concentration de personnes très âgées, malades ou handicapées, dans des structures “néo-mouroir” renforce l’angoisse “naturelle” de la mort […] et stigmatise le grand âge » (rapport Sicard).

« Avec 80 % de résidents atteints de la maladie d’ Alzheimer, on ne va faire que de l’accompagnement à la mort… De plus en plus de gens meurent dans les semaines suivant leur arrivée, souvent aux urgences. Comment voulez-vous leur garantir un suivi, comment voulez-vous préparer la famille ? » s’inquiète Alain Bourit.

Cercle vicieux, cette évolution risque de nuire à la qualité de vie dans l’établissement… « À leur arri-vée en Ehpad, les personnes accueillies sont souvent vulnérables, fragilisées par une rupture avec leur vie d’avant. Elles arrivent après une chute, une perte d’autonomie, et leur environnement familial ne peut plus gérer la situation. […] Entre le passé perdu et l’appréhension du futur, je dois assurer aux personnes accueillies un présent rassurant. C’est ma mission

pour qu’elles se sentent exister », témoigne Pascal Vélasco, aide médico-psychologique (AMP) en Ehpad. Sur la base d’une demande du résident ou de la famille, le soutien du psychologue ou des AMP peut les soutenir individuellement. « J’ai entendu mon voisin geindre longtemps avant de mourir : à quoi ça sert de vivre un mois de plus ou de moins ? » rapporte cet octogénaire inquiet. À l’heure où moins de 20 % de Français peuvent bénéficier de soins palliatifs, la question est hélas très actuelle.’ PIERRE LAURENT

La Dame de charité, Jean-Baptiste Greuze, 1775.Dès le XVIIe siècle, les institutions de charité Saint-Vincent-de-Paul et les Filles de la charité sont reconnues et donc soutenues par le pouvoir royal. Elles sont dans l’esprit de ce que nous appellerons plus tard les soins palliatifs : apporter une assistance physique et spirituelle au mourant. Elles sont secondées par des grandes dames, qui apportent des soins et des subsides, comme ici cette visiteuse, qui engage sa fille à remettre la bourse.

« De plus en plus de gens meurent dans les semaines suivant leur arrivée. Comment voulez-vous garantir un suivi ? »

ALERTE EN EHPAD■ Chaque année, 90 000 résidents décèdent en Ehpad. Seuls 5 % d’entre eux ont rédigé des directives anticipées.

■ Trois quarts des résidents n’ont pas choisi d’y vivre ; mais il leur est impossible de rester à leur domicile.

■ 74 % des décès de résidents d’Ehpad surviennent sur place et non à l’hôpital.

■ Pour autant, il reste une tendance à la surhospitalisation, non souhaitée et souvent injustifiée médicalement.

■ 85 % des établissements n’ont pas d’infirmier de nuit (lorsque c’est le cas, le taux d’hospitalisation baisse de 37 % et le nombre de résidents qui décèdent à l’hôpital est réduit de 32 %).

■ L’ONFV, qui a fait connaître ces données au début de l’année 2014 dans un rapport sur la fin de vie, préconise de mettre en place une infirmière de nuit pour 250 à 300 places d’Ehpad ; de donner aux équipes mobiles de soins palliatifs les moyens de réellement intervenir en Ehpad, et de rendre obligatoire la formation à la fin de vie pour les médecins coordonnateurs d’Ehpad.

«

Entre le social et le médicalL Terme technocratique, l’Ehpad (établissement hospitalier pour personnes

âgées dépendantes) est une sorte de fusion entre l’hospice d’antan, le foyer-logement (insuffisamment doté de structure médicale) et l’hôpital. Depuis des réformes fondatrices qui ont eu lieu de 1997 à 2003, ces établissements sont liés via des conventions aux conseils généraux et aux agences régionales de santé. Principalement tournées vers l’hébergement à temps complet, ces maisons peuvent être publiques, associatives ou commerciales et étaient au nombre de 10 481 au 31 décembre 2011, d’après la Drees, pour 719 810 lits. 

L Si le gouvernement, via la loi autonomie, entend favoriser le maintien à domicile (voir La Vie n° 3607 du 16 octobre sur la silver économie),

26 000 places devraient être créées d’ici à la fin du quinquennat. Ce ne sera pas du luxe : le taux d’occupation de ces établissements est de 98 % !

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Avec le procès de Nicolas Bonnemaison, accusé d’avoir abrégé la vie de sept patients arrivés aux urgences à l’article de la mort, le débat sur la fin de vie s’est décentré. Elle semble loin, la question de l’euthanasie

« à la belge », consciente, lucide, demandée à quelques mois du décès par un patient désireux de rester maître de son destin. N’est-ce pas l’agonie qui terrifie les Français ? « En 30 ans, la société est devenue intolérante à l’agonie, avec l’idée que la force d’une société, ce sont les vivants, et que, d’une certaine façon, les mourants doivent s’adapter. C’est cette pression sociale qui abou-tit à ce que certains médecins se retrouvent dans la radicalité », témoignait à la barre le professeur Didier Sicard, chargé d’une mission sur la fin de vie en 2012. N’est-il pas éclairant que la plupart des familles – qui n’étaient pas demandeuses d’un geste de Bonnemaison – n’y aient finalement rien trouvé à redire ?

« L’agonie a ses ruades, écrivait Victor Hugo, barque qui remonte le courant, mais qui n’empêche pas le fleuve de descendre. » Elle est l’expression ultime de l’élan vital, du dernier combat face à la mort qui l’a déjà vaincu. Définie par la médecine comme les derniers jours, parfois seulement les quelques heures qui

précèdent le décès, passage de cette vie à une autre – ou à l’anéantissement –, elle s’est toujours prêtée à la lecture spirituelle qui en fait un moment d’angoisse et donc de conversion ou d’humanisation ultime. Mais ses ruades sont aussi physiques. La médecine y a-t-elle sa part ? Quel est son savoir-faire – ou ses limites – pour contenir la vie qui s’échappe ? En bref, peut-on mourir sans souffrir ?

EXTINCTION DES FEUXLa médecine palliative est aujourd’hui spécialiste

de la question, mais c’est une discipline extrêmement jeune, forte de peu de savoirs fondamentaux. C’est pour changer la donne que le docteur Benoît Burucoa, responsable de l’unité de soins palliatifs du CHU de Bordeaux, a lancé au sein de la SFAP (Société française d’accompagnement et de soins palliatifs) la première étude clinique sur le phénomène de l’agonie – qu’il décrit comme «  une extinction des feux  ». «  La conscience se trouble, ainsi que la parole, le système d’élimination des urines, les réflexes neurologiques et respiratoires. Des hématomes se forment… Ce sont les fonctions de la vie quotidienne qui s’éteignent les unes après les autres. » Pour cette première enquête du

genre, 260 personnes ont été impliquées, dans huit unités de soins palliatifs françaises. Opération délicate que de faire de la recherche avec ces patients émi-nemment fragiles que sont les mourants. « Comment agir face à l’agonie ? On ne le sait pas. Différentes choses se sont imposées d’expérience, mais il y a beau-coup de débats entre nous, et notre savoir est encore uniquement expérimental. Il faut qu’il devienne scien-tifique », plaide le médecin.

Ce qui est sûr, c’est que le confort doit primer. La priorité est à l’accompagnement humain et au retrait des techniques agressives et inutiles dont le malade est souvent chargé après un passage à l’hôpital – hydra-tation artificielle, oxygène, mais aussi, parfois antibiotiques et der-nières chimiothérapies ! Pour la plupart des personnes qui terminent leur vie, cela se passe facilement. Autrefois, un nonagénaire s’éteignait au coin du feu sans que personne ne songe à le faire perfuser à l’hôpital. « Ce dont souffre le vieillard, ce n’est pas de la faim, c’est qu’on le gave alors que son organisme ne veut plus de nourriture », souligne le docteur Éric Fossier, médecin de soins palliatifs à Lorient. « Les familles craignent un malaise ; mais la physiologie de la fin de vie n’est pas la même que celle des bien portants ! »

Le mourant a néanmoins besoin d’attentions spé-cifiques – douleurs, rétention urinaire ou fécale, mycoses buccales… Et c’est là que le bât blesse. En milieu de vie ordinaire – domicile, maison de retraite

ou services de médecine –, le soin palliatif n’est pas assuré, alors qu’il ne relève pas de compétences extraordinaires. « Ce n’est pas compliqué de soulager correctement ces symptômes ; on peut tout faire avec cinq médicaments au maximum », assure Bernard Devalois, chef de l’unité de soins palliatifs de Pontoise.

L’AGONIE PEUT ÊTRE UN MOMENT PAISIBLEMais en 2012, l’Observatoire sur la fin de vie éta-

blissait que, depuis le vote de la loi Leonetti, seuls 2,6 % des médecins généralistes et 10 à 15 % des infir-

mières et aides-soignantes travail-lant à l’hôpital avaient été formés à l’accompagnement de la fin de vie. Résultat, on estime que la majo-rité des Français meurent mal. Pourtant, après 30 ans en unité de soins palliatifs, Benoît Burucoa l’affirme : lorsqu’on fait ce qu’il faut, l’agonie est un moment paisible pour le patient. « Même si le corps mène un combat réflexe, cela n’est

pas signe de souffrance. Là où elle est en revanche bien réelle, c’est du côté des familles qui y assistent. Il est indispensable de leur expliquer ce qui est en train de se passer pour le malade. »

Car l’agonie est impressionnante, et elle peut sem-bler longue, si l’on n’est pas certain que l’autre est apaisé. D’autant plus si, en amont, de la souffrance a été exprimée par le malade, qu’il a été mal soulagé, et que tout le monde est à bout. Il y a une manifestation de la fin qui reste intolérable : les râles d’agonie, dus à

L’agonie a-t-elle vécu ? Les soins apaisants appropriés ne sont pas toujours prodigués aux mourants. Que peut la médecine palliative, cette discipline toute jeune ?

Les Derniers Moments du duc de Berry entouré de Louis XVIII et de la famille royale, Alexandre Menjaud, 1824Les puissants ne meurent pas seuls, mais lors d’une véritable cérémonie ritualisée. Le duc de Berry est mort assassiné ; ce contexte « héroïque » reprend néanmoins le tableau habituel des agonies des grands de ce monde. Toute la famille est présente, les ecclésiastiques, mais aussi le corps médical, au travers du chirurgien, présent quoique impuissant.

Le Saint Viatique, en Bourgogne, Aimé Perret, 1879À part les costumes, rien n’a changé depuis le Moyen Âge : par tous les temps, le prêtre part donner les derniers sacrements au mourant, en y associant le reste de la communauté, présente ici en procession. Au Moyen Âge, quel que soit le milieu, le mourant recevait la visite de la cour, des vassaux, des voisins. Au XIXe siècle encore, la mort d’un membre de la communauté est un événement, et lui rendre visite est un devoir de charité ; les dimensions religieuse et sociale restent toujours intimement mêlées.

Autrefois, un nonagénaire s’éteignait au coin du feu sans que personne ne songe à le faire perfuser à l’hôpital.

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une accumulation de liquide au fond du pharynx (le corps n’est plus capable de tousser), mais qui évoquent dramatiquement l’étouffement. « Il suffit de commen-cer par redresser les patients. Il y a aussi des médica-ments pour réduire le bruit. Le problème, c’est que la plupart des soignants ont le réflexe d’aspirer, ce qui accentue le phénomène ! », déplore Bernard Devalois.

Le mourant peut aussi manifester des signes d’anxiété et de crispation, qui doivent indiquer l’admi-nistration d’anxiolytiques, voire de sédatifs. « L’agonie est éprouvante à cause de la séparation, mais il est insupportable qu’elle continue à être un moment trau-matisant pour l’entourage ! », tempête-t-il. C’est dans ce contexte, en effet, que surgit souvent la demande

« d’accélérer les choses ». Expérience relayée par tous les soignants. « Je ne sais pas si elle est pensée et mûrie, mais en tout cas, la demande d’euthanasie est exprimée », confirme Marie-Aude Le Nen, infirmière à Lesneven. « C’est un moment clé pour la famille, parce que le temps a déjà été long, que le patient ne communique plus, et qu’il lui semble qu’il n’y a plus de sens. » Des expériences insupportables expliquent aussi l’a priori favorable des Français à l’égard de la légalisation de l’euthanasie. « En fait, analyse Bernard Devalois, l’opinion publique ne demande pas l’euthanasie comme à l’étranger, mais la suppression de la phase d’agonie. Parce qu’elle y voit comme de la bientraitance de ne pas laisser un mourant quasi inconscient aller jusqu’au bout. »’

Ex-président du CCNE, le professeur Didier Sicard a mené en 2012 une mission sur la fin de vie. Hostile à l’euthanasie, il défend l’« aide à mourir ».

« Certains veulent mourir, pas qu’on les tue ! »

Peut-on et à quelles conditions accélé-rer la mort dans les derniers instants ? C’est une des questions centrales à

laquelle se sont promis de répondre les députés Alain Claeys (PS) et Jean Leonetti (UMP), chargés par François Hollande de proposer les éléments d’un texte législatif d’ici à la fin de l’année. À ce jour, le principe est que l’intention de soulager prévaut, même si la mort peut s’ensuivre. Mais il est en train de vaciller. Certains pensent qu’il faut abolir cette distinction entre le « faire mourir » et le « laisser mourir ». Didier Sicard, ancien président du Comité consul-tatif national d’éthique (CCNE), a conduit en 2012 une mission sur la fin de vie et a formulé en ce sens une proposition inédite par rapport à des pratiques régies et façon-nées depuis presque dix ans par l’esprit de la loi Leonetti. Hormis dans les milieux des soins palliatifs – où elle a généralement scandalisé – la proposition de l’ancien pré-sident du CCNE est plutôt passée inaperçue. Pourtant, le rapport qu’il a remis au pré-sident de la République était clair : il ne fallait pas, maintenait-il, légaliser l’eutha-nasie. Explications.

LA VIE. Vous proposez que les médecins puissent « aider à mourir ». Dans quel sens ?

DIDIER SICARD. On peut agoniser sans souffrir. On a le droit de ne pas en passer par là, et cela concerne heureusement la majorité des gens. Ce n’est pas pour autant que l’on n’est pas épuisé. Une personne âgée très lasse, ou une personne atteinte d’un cancer en bout de course, il nous faut être à son écoute. Certaines personnes ont peur d’avoir à mourir lentement. On ne peut pas méconnaître que la médecine prolonge parfois la vie de gens qui ne le souhaitent pas de façon inappropriée ! S’ils le demandent et que les médecins adoptent une procédure transparente et collégiale, on devrait pouvoir les aider à passer le cap par des médicaments qui les endorment doucement. L’usage de la séda-tion ne devrait pas être réservé aux équipes

de soins palliatifs ; les libéraux doivent y avoir accès pour pouvoir s’occuper de leurs propres patients.

Avec cette sédation « efficace », vous voulez supprimer la notion de « double effet », clé de voûte de la loi Leonetti !

D.S. Que l’intention soit d’aider à mou-rir ne me gêne pas. Il faut que l’on soit arrivé sur ce plan à un consensus, que cela ne soit jamais une initiative solitaire, mais assumée collectivement, parce que le patient l’a demandé de façon claire. Que cela relève d’une humanité consciente. Les gens ne veulent pas que leur fin de vie soit réglée par avance par une posture, qu’elle soit religieuse, politique, institutionnelle ou médicale. Ils ont peur de quelqu’un qui est ancré dans ses certitudes, pour qui les choses sont évidentes. Il faut faire évoluer cette notion d’intentionnalité. Lorsqu’on

endort quelqu’un pour qu’il ne se réveille pas, c’est une hypocrisie de dire qu’on vise le soulagement et non la mort. Je parle d’apporter, parce que le processus de mort est déjà engagé, une sorte de prothèse. Aider à mourir, c’est le propre d’une méde-cine qui prend conscience que raccourcir le délai de l’agonie n’est pas une exécution.

Pourquoi ne voulez-vous pas parler alors d’euthanasie ?

D.S. Cela reste un accompagnement médical ; cela se fait en 6 à 12 heures et cela donne à tous le temps de se préparer à la séparation. Je pense que dans le fait d’endor-mir une personne et que cette personne meure ensuite dans son sommeil, il y a une douceur qui est plus acceptable pour tout le monde. Ce contre quoi je suis, c’est de piquer les gens comme des chiens. À l’étran-ger, les personnes disparaissent en quelques secondes. Il y a là une modalité exécutoire dont la radicalité me paraît insoutenable et inappropriée au rapport à l’autre. L’usage de cette violence, en médecine, me paraît terrifiant. Les personnes veulent mourir mais pas qu’on les tue ! La sédation permet de ne pas affronter sa mort.

Vous ouvrez une brèche, sans épouser la logique belge du suicide assisté ?

D.S. Certains valorisent le fait de passer de vie à trépas de façon héroïque. Ce pro-sélytisme prégnant encourage des demandes toujours plus anticipées – ou de personnes qui ne sont même pas malades  ; l’infirmité devient une idée insupportable. Or je trouve terrible que quelqu’un qui a un cancer, et qui redoute les six mois qui lui restent à vivre, puisse recevoir une aide à mourir. Il me semble que si le processus de la mort n’est pas enclenché, c’est en effet un assassinat. Valider l’euthanasie, c’est dire que l’on comprend que des êtres humains à des phases non agoniques puissent n’avoir plus de raison de vivre ; ils peuvent le ressentir mais la société n’a pas à le leur confirmer. Il faut les aider à exister.’

La morphine, un traitement encore tabouSur le principe, on pourrait dire que la lutte contre la douleur est gagnée. « Longtemps, la morphine était réservée à la toute fin de vie, car si elle permettait de diminuer la douleur, on savait qu’elle allait faire dormir et mourir ; donc on n’osait pas s’en servir avant que le patient soit vraiment à l’agonie. Or, quand on l’introduit très doucement, à doses progressivement croissantes, on a l’effet contre la douleur, mais on ne provoque pas de dépression respiratoire. Au contraire, c’est

le meilleur traitement contre l’étouffement », explique Corinne Van Oost, médecin à l’unité de soins palliatifs d’Ottignies (Belgique). Reste à savoir la manipuler, l’associer aux autres antalgiques, réévaluer les doses. Et à attacher de l’importance au problème de la douleur. « Alors que les infirmières considèrent la douleur comme la première cause de difficulté à domicile, les médecins ne la placent qu’à la sixième place », révèle l’Observatoire sur la

fin de vie. Pour le docteur Bernard Devalois, il y a un problème de culture médicale : « Il n’est pas normal, lorsque vous êtes malade, que personne ne vous demande si vous avez mal. Pour beaucoup de médecins, la douleur est encore un faux sujet, et pour les familles, il y a toujours la crainte des antalgiques, ou de leurs effets secondaires, comme l’ensommeillement. » La formation doit donc se généraliser, même si des progrès ont été faits. En 2012, le rapport Sicard en

convenait, et précisait : « La loi ou la réglementation hospitalière aggravent la situation en empêchant des soignants infirmiers de prescrire de leur propre chef des médications antalgiques, en urgence, la nuit par exemple, sans une prescription médicale. » C’est l’une des revendications de l’Ordre des infirmiers, qui veut pouvoir prendre sa part alors que « l’amélioration de la prise en charge de la douleur est la première réponse indispensable dans le cadre de la fin de vie ».

Confrérie de la Bonne Mort, Antoine Jean-Baptiste Thomas, XIXe siècleDes confrères cagoulés vont chercher le cadavre à son domicile. Les confréries d’entraide funéraire ont survécu aux autres confréries charitables jusqu’à nos jours, particulièrement dans le sud de l’Europe. Elles incarnent la solidarité et l’égalité devant la mort. Elles s’occupaient du malade, du mourant, mais aussi des funérailles et de la famille.

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Pour Benoît Burucoa, de l’unité de soins pal-liatifs du CHU de Bordeaux, « la vraie diffi-culté de la fin de vie ne se situe pas au stade agonique. Elle se situe en amont ». Certains malades, atteints de cancer, d’une maladie

neurodégénérative ou encore d’insuffisance d’organe au stade terminal, sont à « haut risque » de souffrance. Dans peut-être 30 % des cas, ils devront faire face à de forts problèmes physiques (douleurs aiguës, diffi-cultés respiratoires…) ou moraux (angoisse qui les envahit complètement et détresse psychologique).

DES MOYENS LOURDSLa demande d’euthanasie consciente, réitérée d’en

finir, c’est à ce stade que les soignants la rencontrent : pendant la maladie et alors qu’il n’y a pour le patient plus de réel espoir de guérison auquel s’adosser. Pour eux, des moyens lourds sont nécessaires. Les équipes de soins palliatifs, mobiles ou en unité hospitalière – le plus haut niveau de prise en charge –, sont là pour apporter des réponses propres à ces cas particuliers. Sont-elles capables pour autant de contrôler toutes

les situations ? « Il faut rester réaliste, avertit Benoît Burucoa. On a un imaginaire de maîtrise complète par les soins palliatifs, mais on ne peut pas mourir sans souffrir un peu. Dans 90 % des cas, en unité de soins palliatifs, on obtient – plus ou moins vite – une situation supportable sur le plan physique, moral, familial. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne souffre pas du tout. Il y a toujours à vivre sa fin de vie… »

Pour autant, tous les patients qui relèveraient d’une prise en charge spécialisée ne sont pas adressés à temps à une unité de soins palliatifs. C’est un problème, notam-ment en pneumologie et en cardiologie. Des symptômes fréquents, comme la dyspnée (étouffement), premier symptôme des patients en fin de vie, nécessitent une vraie expertise. Ils sont souvent mal pris en charge en dehors des unités spécialisées, la plupart des soignants ignorant que la morphine, supposée accélérer la détresse respiratoire, est aussi idéale pour l’apaiser.

Et même en soins palliatifs, les soignants recon-naissent qu’il y a 10 % des cas où ils ne pourront pas éviter au malade, malgré ces conditions privilégiées, des crises ponctuelles, dites «  réfractaires ». Ou bien

Les soins palliatifs ont-ils réponse à tout ? Peut-on vraiment mourir sans souffrir ? Et quel est, en réponse, le bon usage de la sédation ? Un débat lourd de conséquences sociales et médicales, à l’heure où certains réclament la légalisation de l’euthanasie.

Cicely Saunders au Saint Christopher’s Hospice de LondresDès le XIXe siècle, l’œuvre de Jeanne Garnier et des Dames du Calvaire, dans la tradition de la bonne mort chrétienne, se consacre aux mourants, tout en prenant en compte des soins médicaux. Mais c’est le docteur Cicely Saunders (1918-2005) qui donne l’élan décisif au mouvement des soins palliatifs, avec l’ouverture du St Christopher’s Hospice à Londres, en 1967. L’objectif initial était de réconcilier les vivants avec les mourants et de lutter contre leur mise à l’écart. L’accompagnement humain, psychologique, spirituel reste essentiel. S’ouvre ainsi l’ère des unités spécialisées en mort médicalisée.

les effets secondaires des médications, parfois aussi mal tolérés que les maux d’origine, notamment lorsqu’ils induisent la confusion psychique. « Le niveau de vie global de ces personnes est supportable. Sauf lors de ces épisodes. Avec eux, nous travaillons dans l’anticipation, afin de réduire au maximum le délai entre la survenue de la crise et le soulagement », explique Benoît Burucoa.

C’est face à ces patients, qui laissent les soignants démunis, que la pratique exceptionnelle de la sédation intervient. Il s’agit d’endormir le malade, d’altérer sa conscience. « La sédation est un devoir pour le médecin si le patient souffre, mais il ne s’agit pas de mettre le patient sous anesthésie générale. On fait d’abord une sédation légère ; si ce n’est pas suffisant, on va de plus en plus profond. On module en permanence selon les besoins », précise le docteur Bernard Devalois.

FAIRE DE LA SÉDATION UN DROIT OPPOSABLEAu plus fort des symptômes réfractaires, le malade

pourra donc avoir une sédation profonde, qui sera maintenue afin qu’il n’ait plus conscience de ce qu’il endure jusqu’à la fin. En cas d’hémorragie fulgurante, par exemple. Cela peut alors durer jusqu’à six jours avant qu’une personne fragile ne décède ; à partir de ce temps, en effet, les doses finissent par l’emporter – c’est le « double effet » de la médi-cation. Mais, traditionnellement, les soins palliatifs se méfient d’une pra-tique définitive, qui met la personne de côté jusqu’à sa mort, rompant les liens de communication. Aussi pré-fèrent-ils pratiquer la sédation de façon intermittente, comme le recom-mande la Société française d’accom-pagnement et de soins palliatifs (SFAP) : on aide le malade à passer une crise et on le laisse se réveiller, pour voir s’il va mieux. Une pratique trop précautionneuse selon de nombreux détracteurs. « Les patients se sont préparés à mourir avant qu’on les endorme et en fait ils se réveillent ; ils doivent envisager de mourir une deuxième fois ; c’est une forme de harcèlement », nous ont dit plusieurs soignants, de différentes spécialités.

Outre que l’utilisation fine de la sédation nécessite un savoir-faire qui peut faire défaut hors des services spécialisés, certains médecins se refusent au contraire à l’utiliser de crainte de basculer dans une pratique euthanasique – même si la loi a clarifié ce point. La question est délicate en cas de détresse psychique réfractaire. Elle fait partie des indications de la sédation, mais en pratique les soignants s’opposent sur l’oppor-tunité d’endormir un malade en souffrance morale. N’a-t-il pas plutôt besoin de relation ? N’y a-t-il pas une cause sur laquelle agir ? Et comment la déterminer ?

C’est pour répondre à la frilosité de certains méde-cins que l’auteur de l’actuelle loi, Jean Leonetti, tentait en 2013 de promouvoir le développement de la sédation,

en proposant un « droit à mourir avant de dormir ». Il souhaite faire de la sédation un droit opposable, là où elle est encore pratiquée du bout des doigts. Il s’agirait de donner accès à tous à la sédation, sans pour autant systématiser le geste. Le chemin poursuivi par le député, conscient de cette difficulté, est étroit. « Il faut qu’on puisse rester dans le cas par cas », assure-t-il. Pour les militants de l’euthanasie, qui ne veulent pas d’un som-meil prolongé en réponse à la souffrance, c’est de toute façon hors de propos. C’est pourtant bien à eux qu’il s’agit potentiellement d’apporter des garanties.

UNE POSITION EXISTENTIELLED’après Benoît Burucoa, les patients qui nécessitent

d’être endormis durablement sont en fait extrêmement rares. Il met en garde contre l’endormissement comme « solution de facilité ». « En fin de vie, on peut avoir le sentiment que la détresse est d’origine psychique, alors qu’il y a des symptômes physiques à côté desquels on est en train de passer et que ce sont eux qui engendrent la panique et peuvent être traités. Ne perdons pas de vue la médecine pour pratiquer trop vite la sédation ! »

Reste que chez certains la souffrance est bel et bien psychique. La SFAP, dans ses recommandations sur la sédation, évoque ainsi « une gamme très large

d’éprouvés subjectifs, plus ou moins verbalisables, souvent entremêlés, où peuvent se rencontrer l’épuise-ment, la perte de tout espoir, la sensation d’inachevé, le sentiment d’irréalité, l’angoisse de la sépara-tion, la peur des circonstances du mourir (…). Cela entraîne parfois une absence presque totale d’es-pace psychique pour vivre autre chose que la souffrance ».

Le problème, c’est que ces patients ne sont généra-lement pas en toute fin de vie. Ils ont encore du temps devant eux. Et ils désignent ce qui leur paraît insup-portable – indigne – à vivre. Pour l’un, la perte du lan-gage, pour l’autre, la dépendance, etc. C’est face à eux que la médecine se révèle bien démunie. Car il n’est pas possible de les endormir durablement.

« S’ils sont à bout moralement, c’est qu’il y a quelque chose qui leur empoisonne la vie. On ne peut pas prendre le risque de passer à côté. Nous devons cher-cher et essayer de les aider, avertit Benoît Burucoa. Et lorsqu’il n’y a rien à faire, c’est bien souvent parce qu’il y a derrière une position existentielle. On peut néanmoins imaginer que cette position résulte de certaines douleurs passées, même si cela ne viendra jamais à se dire, puisqu’ils parlent d’un “choix de vie” et contestent l’idée de souffrance. » C’est ici, sur cette fine pointe, que se concentre tout le débat sur l’eutha-nasie. Dans la balance : le fait de décider si dans nos sociétés un citoyen en détresse psychique liée à sa maladie peut ou non choisir tout seul d’en finir.’

Benoît Burucoa met en garde : « Les patients qui nécessitent d’être endormis durablement sont en fait rares. »

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« Avec Robin, nous avons pu vivre en famille » Né avec une maladie incurable, le petit Robin s’est accroché pendant plus d’un an à la vie, entouré de ses parents, de sa grande sœur et d’une équipe médicale formidablement humaine.

On leur avait dit que Robin ne vivrait sans doute que trois semaines. Le coup de grâce, après le coup de poignard de la naissance –  l’enfant qui ne bouge pas et qu’on embarque, puis qu’on transfère au CHU

d’Amiens, à une heure de route de la maternité de Saint-Quentin. Le petit est atteint d’une myopathie rarissime. L’enfant imaginé, désiré, idéalisé et mis au monde est en réanimation, branché à des machines. La maladie est incurable ; il n’y a aucun traitement à administrer. C’était il y a un an. Privée des premiers gestes maternels, Angélique, 31 ans, se retrouve dépos-sédée d’elle-même ; elle est plongée dans l’hébétude. « J’en voulais à tout le monde alors que personne n’y pouvait rien ; je n’arrivais pas à imaginer le jour suivant ; je voulais simplement que le temps s’arrête », se souvient-elle, encore abasourdie. Dominique, 37 ans, se met en disponibilité de la mairie, où il est fonctionnaire. « Je savais que je verrais mourir mon fils, mais je ne savais pas quand. Entre les deux, c’était Robin qui décidait et c’était à nous de le suivre. On aurait pu prendre la fuite, l’abandonner. Mais on est des parents, on doit être là du début… à la fin », se convainc-t-il immédiatement.

Personne ne veut d’acharnement. Si Robin ne par-vient pas à respirer seul… viendra le moment où il faudra renoncer à le ventiler. Pour le moment, Angé-lique et Dominique passent avec Robin chaque journée de la semaine ; ils lui amènent Paloma, sa sœur aînée, le week-end. Parents, soignants s’attachent à la force du regard de l’enfant. Qui commence, contre toute attente, à être capable de mouvement. « Ça a commencé par les doigts, note le papa. On voyait qu’il avait les yeux ouverts sur le monde, qu’il essayait d’y comprendre quelque chose. » Avec Robin, tous avancent pas à pas, jusqu’au jour où la respiration naturelle prend le relais. Cette avancée décisive permet à l’enfant de quitter la réanimation, où il a passé ses quatre premiers mois de vie. Elle laisse même envisager qu’il gagne enfin le domicile familial. L’inconcevable est proposé à la famille Dumoitiez. « On n’imaginait même pas que tout pouvait être aménagé à la maison. On nous a expliqué ce que c’était que les soins palliatifs. On a réalisé qu’on pouvait le faire. » Le couple prend conscience du rôle de ces soignants, à leur côté depuis le début. « Ils étaient là pour temporiser, pour expliquer tout ce qui se passait, pour écouter nos peurs ; toute l’équipe médi-cale a été extraordinairement humaine, mais eux étaient là expressément pour cela », réalisent les parents. L’équipe des soins palliatifs pédiatriques de Picardie,

dirigée par le docteur Alain de Broca, devient alors la cheville ouvrière de la nouvelle vie de Robin ; de la vie à quatre de la famille. Joignable à toute heure ; consul-tée fréquemment ; de passage régulièrement.

Pour Angélique, c’est toujours le vertige. Mais elle peut enfin s’occuper de Robin, l’embrasser à volonté et même réaliser les exercices simples de kiné ou les « aspirations » des poumons dont son bébé a besoin pour respirer correctement. « Cela lui faisait du bien ; je retrouvais mon rôle de mère. » À la maison, tout est différent. « On n’était plus cloîtrés ; on faisait comme on voulait. Même si c’est une responsabilité effrayante… » Sans jamais devenir « normale », la vie de famille prend peu à peu le dessus. Le petit garçon a de grands yeux bleus et des boucles blondes. Son lit est installé au milieu du salon, pour qu’il ne soit jamais isolé. Il n’y a que la nuit qu’il doit être placé sous respirateur. Sa grande sœur allume la machine chaque soir. Angé-lique et Dominique commencent à voir plus loin. Un jour, ils osent sortir au restaurant avec l’enfant.

Celui-ci fait beaucoup d’efforts pour pousser sur ses bras et ses jambes et progresse. Pourtant au bout de quelques mois, il doit de nouveau être hospitalisé en réanimation ; il y restera cinq mois. Désormais, il respire très mal ; il faut pratiquer une incision dans sa trachée – une trachéotomie. Ce qui paraissait quelques mois plus tôt un geste agressif et déraison-nable prend du sens : la volonté de vivre de Robin est manifeste ; et son inconfort respiratoire est trop grand. Libéré du masque qui lui cachait le visage en perma-nence, il semble revivre ; désigne le bout de son nez, enfin apparent, à tous les nouveaux visiteurs. Après avoir fêté à l’hôpital son premier anniversaire, Robin retourne à nouveau chez lui et dit ses premiers « Mam’ ». Avant le nouvel accident, dont il ne réchap-pera pas. « Pendant toutes ces semaines, à chaque malaise, vous vous y attendez ; vous pensez y être pré-paré. Quand cela arrive, vous ne l’êtes pas », dit Angélique. « Robin l’était en revanche ; il nous avait dit au revoir de mul-tiples façons les jours précé-dents…  » Des membres des soins palliatifs sont venus dire adieu à l’enfant à l’hôpital. D’autres étaient à son enterre-ment, ainsi que les infirmières de réanimation qu’il avait tant aimées. Tous sont retournés rendre visite plusieurs fois à la famille, entre un e-mail ou des coups de téléphone. Des signes qui ont pesé lourd pour les Dumoitiez. « Ils sont à jamais notre deuxième famille. Nous avons eu des gens qui se sont montrés proches. Je me demande souvent comment je peux être encore debout aujourd’hui et je pense que c’est grâce à eux. Jamais nous n’avons été abandonnés », assure Angélique.

Déterminants aussi pour le deuil, qui a pu être vécu grâce à la mobilisation de tous. « Nous avons touché à une vie de famille concrète, réelle, partagée avec Paloma. » Angélique et Dominique voulaient témoi-gner ; dire que malgré toute la douleur, il est possible de vivre cette épreuve. « Robin est allé beaucoup plus loin que ce qu’il aurait dû. C’était un champion, c’est lui qui nous a donné la force. Le moindre petit geste, petit effort, petit combat que nous le voyions mener venait tout justifier. Il faut donner une chance à son enfant de se battre en restant à ses côtés ! » maintient Dominique. Depuis le drame, une petite fille est née, Coline. Elle n’était pas prévue. Un signe envoyé par l’étoile de Robin, assurent ses parents.’

« Je savais que je verrais mourir mon fils, mais je ne savais pas quand. Entre les deux, c’était Robin qui décidait. C’était à nous de le suivre. »

MALGRÉ LES LONGS SÉJOURS DE ROBIN À L’HÔPITAL, les Dumoitiez ont pu vivre presque normalement avec leur fi ls et sa grande sœur, Paloma.

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RETROUVEZ SUR NOTRE SITEnotre reportage à Amiens sur la réalité méconnue des équipes de soins palliatifs pédiatriques, avec un diaporama. www.lavie.frwww.lavie.fr

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Son histoire a été relayée dans tous les médias. Le petit Titouan était né grand prématuré, à 26 semaines, à Saintes (17), à la fin du mois d’août. En septembre, ses parents avaient fait appel à la presse pour dénoncer « l’achar-

nement » dont ils estimaient leur fils victime, alors qu’ils redoutaient la survie d’un enfant lourdement handicapé. L’enfant est finalement décédé, après que la réanimation a été stoppée. En constatant que l’enfant ne pourrait pas redevenir autonome ni être sevré de son respirateur, les médecins ont pris la décision de le « laisser mourir » plutôt que de le maintenir en vie « artificiellement ». Maladie génétique, malformation sévère non détectée, souffrance intra-utérine, accident à la naissance, grande prématurité : parfois l’enfant naît en détresse vitale, et personne n’a idée du pro-nostic ni des conditions éventuelles de survie ; la réa-nimation intervient, au moins à titre d’« attente ». Pour ne laisser perdre aucune chance. Les parents sont suspendus entre la vie et la mort de leur enfant ; certains s’épuisent, d’autres s’affolent, d’autres tem-pêtent contre le projet de soins. Parfois, ils veulent tout arrêter ; d’autres fois, que tout soit fait pour pro-longer la vie. En néonatalogie, le poids de ces enjeux est décuplé. Mais ces histoires appartiennent le plus souvent à l’intimité des hôpitaux.

LES PROGRÈS DE LA NÉONATALOGIE« Il y a 15 ans on réanimait l’enfant en assurant aux

parents que si le diagnostic s’avérait catastrophique, on ferait en sorte que cela n’ait pas existé – on arrêterait la vie de l’enfant. C’est sur cette base que s’est constituée la néonatalogie », se rappelle la docteure Véronique Fournier, directrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin. Depuis, la loi Leonetti de 2005 est venue réglementer les pratiques en distinguant le « laisser-mourir », seul autorisé, du geste actif du « faire-mourir » d’autrefois. Pour ne pas « s’acharner », des médecins peuvent prendre la responsabilité d’arrêter la vie de certains petits, au terme d’un pro-cessus de décision collégiale et formalisée, en inter-rompant progressivement les « machines ».

Lorsque l’enfant dépend de plusieurs traitements vitaux, notamment pour respirer, sa fin de vie est

pourra s’avérer défavorable. De sorte que les enjeux de la fin de vie se sont déplacés et obligent à se confron-ter à une nouvelle béance. Alors que l’arrêt des « machines », considéré comme euthanasie pure et simple il y a 15 ans, est aujourd’hui largement admis, le débat porte désormais sur la légitimité ou non d’arrêter l’alimentation et l’hydratation artificielles, parfois seules à maintenir en vie un bébé qui a retrouvé ses fonctions vitales. Une possibilité d’après la loi Leonetti, qui a signifié entre les lignes que l’alimen-tation et l’hydratation artificielles étaient un traite-ment, qui pouvait être remis en cause et jugé abusif. Mais le consensus sur la pratique est loin d’être acquis sur le terrain. Quand la personne n’est pas en fin de vie, autrement dit quand son organisme est autonome mais nécessite simplement d’être alimenté, comme ces bébés, s’agit-il vraiment d’une technique de réa-nimation comme une autre, parfois abusive, ou bien d’un soin de confort dû au patient dépendant ? C’est exactement dans ce débat que s’inscrit le différend familial qui porte sur l’avenir de Vincent Lambert, tétraplégique et dans le coma végétatif depuis sept ans, mais non en fin de vie. Pour l’adulte, la loi Leonetti invite à se demander quelle était la volonté du patient. D’où la recherche, chez Vincent Lambert, de « mani-festations de désaccord », ou de propos éclairés qui auraient précédé son accident. Chez le nouveau-né, on se retrouve face à la question brute : doit-on inter-venir pour qu’il ne vive pas lourdement handicapé alors qu’il a été réanimé ?

TROIS PRATIQUES D’ACCOMPAGNEMENTLe Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin

s’est donc lancé dans un état des lieux de cette pratique récente, mal connue et mise en place de façon expé-rimentale. Elle a cours dans cinq centres de néona-talogie en France. « Pour ne plus recourir au geste létal auquel ils se résolvaient il y a 15 ans, certains médecins, confrontés à des situations insolubles, se sont engouf-frés dans la brèche. Ils suspendent l’alimentation arti-ficielle au nom de la loi Leonetti », explique Véronique Fournier. Entre 2009 et 2011, les chercheurs ont étu-dié au cas par cas quelles avaient été, lorsqu’il y avait été fait recours, les modalités d’arrêt d’alimentation et d’hydratation artificielles. Soit 25 enfants concer-nés. Trois postures médicales différentes ont été repérées. La première est transgressive : les médecins assument d’aider à ce que la mort survienne, comme avant la loi Leonetti et malgré elle ; ils accompagnent l’arrêt d’alimentation d’une sédation puissante pour que les choses aillent vite.

Dans le deuxième cas, ils savent que l’enfant va mourir s’ils arrêtent les thérapeutiques et l’accom-pagnent, mais ils ne veulent rien précipiter par respect pour l’interdit de la loi ; ils laissent le temps s’écouler, parfois très long, jusqu’à ce que la mort survienne naturellement. Dans le dernier cas enfin, les médecins

Peut-on cesser d’alimenter un bébé ? Une étude du centre d’éthique de l’hôpital Cochin éclaire les pratiques d’arrêt d’alimentation artificielle dans cinq centres de néonatalogie français.

courte et certaine. Mais parfois, la suspension des traitements les plus agressifs, comme la ventilation artificielle, n’entraîne par la mort vers laquelle les praticiens avaient décidé de s’acheminer. Il apparaît ainsi que l’enfant peut « tenir », mais dans des condi-tions de vie extrêmement difficiles. Ainsi après la question des chances de survie, c’est celle des risques de handicap lourd qui se dessine. Auparavant les deux aspects se confondaient, dans le choix de stopper la réanimation. De plus en plus, ils se dissocient. Et entrouvrent un gouffre éthique. Car jusqu’où aller dans l’évaluation qualitative du « handicap » ?

UN DÉBAT SUR L’ALIMENTATION ARTIFICIELLELa raison, ce sont les progrès colossaux de la méde-

cine, notamment en ce qui concerne le traitement des prématurés. « Désormais, grâce aux corticoïdes administrés à la mère, ils peuvent devenir autonomes sur le plan respiratoire en un temps très court… plus court que celui qui est nécessaire pour être au clair sur son pronostic  », explique Véronique Fournier. Lorsqu’on prend le temps nécessaire pour donner toutes ses chances à l’enfant, celui-ci prend parfois des forces et son autonomie… alors que le pronostic

ne veulent pas se prononcer sur la mort de l’enfant et acceptent l’incertitude ; ils se retirent et s’en remettent aux possibilités de ce dernier : ils arrêtent toutes les techniques y compris l’alimentation artificielle, mais proposent un biberon au bébé au cas où ce dernier parviendrait à s’alimenter. De fait l’enfant survivra dans la moitié des cas, parfois sévèrement handicapé, parfois moins. Ce qui à rebours vient questionner la légitimité de certaines décisions d’arrêt.

LES FAMILLES EN SOUFFRANCEAu bout du compte, l’étude constate que 40 % des

soignants et 60 % des parents ne sont pas satisfaits de la façon dont l’enfant est mort. On sait que le fait de se refuser à nourrir un bébé, qui par définition dépend d’autrui pour s’alimenter, revêt un caractère symbolique particulièrement brutal. Les cas étudiés prouvent néanmoins que lorsque les familles sont bien accompagnées, elles comprennent le sens de la démarche et l’acceptent. Bien plus, après la tension inhérente à l’épisode de la réanimation, elles appa-raissent soulagées d’avoir un peu de temps de relation démédicalisée avec l’enfant, durant lequel il pourra être câliné, recevoir des visites, être baptisé, et pendant lequel chacun pourra se préparer. Reste le problème de la durée. «  Les enfants peuvent résister longtemps, car ils ont une très grande force vitale ; cela n’a rien à voir avec ce qui se passe chez une personne adulte, très abîmée par la maladie, dont l’organisme est à bout, explique Véronique Fournier. Au bout de trois, quatre jours, lorsque l’enfant commence à se décharner, cela devient insupportable, la famille ne vient plus, et ce qui était relationnellement positif devient tout à coup délétère. »

La spécificité du « laisser-mourir » des nourrissons pour leurs parents est pour les tenants de l’eutha-nasie un argument supplémentaire pour appeler à sa légalisation. Ils demandent aux soignants d’« assu-mer complètement » la volonté, manifestée par la suspension des traitements, de voir la vie s’arrêter. D’autres restent opposés à l’euthanasie, mais en appellent à un usage « généreux » de la sédation, comme elle est déjà pratiquée dans une part des équipes, pour que ce « laisser-mourir » ne soit pas trop éprouvant. Les derniers enfin jugent que la loi actuelle constitue un compromis équilibré entre des exigences impossibles. En tout état de cause, le carac-tère aléatoire de la pratique martèle quelle difficulté insurmontable constituent ces situations de fin de vie et combien la distinction conceptuelle, pourtant éclairante, entre « laisser mourir » et « faire mourir » reste une gageure à vivre dans la réalité.’

LES PARENTS DE TITOUAN ont dénoncé l’acharnement thérapeutique sur leur bébé grand prématuré de 26 semaines, sévèrement handicapé.

« Doit-on intervenir pour que le nouveau-né ne vive pas lourdement handicapé alors qu’il a été réanimé ? »

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