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Les grands écrivains meurent

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LES G R A N D S É C R I V A I N S

M E U R E N T T O U J O U R S À L ' A U B E

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D I D I E R L A B O U E R I E

LES G R A N D S É C R I V A I N S

M E U R E N T T O U J O U R S À L ' A U B E

Roman

Éditions du Petit Véhicule

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C o l l e c t i o n « L e s C o n f i n s »

© Éditions du Petit Véhicule, 2000. 20, rue du Coudray - 44000 Nantes

http://www.petit-vehiwle.asso.fr

ISBN 2-84273-229-4

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P R O L O G U E

Paris, 23 avril 1999

J'aimerais pouvoir soulever une paupière. Pour aperce- voir la couleur des murs de ma chambre. En y réfléchis- sant, j'imagine bien un blanc crème ou moucheté comme dans tous les hôpitaux. Fade, sans personnalité et sans goût.

Finalement c'est tout aussi bien de ne rien voir.

De toute façon je n'en ai plus pour très longtemps. C'est curieux, la lucidité de l'homme à l'instant de partir défini- tivement. Mourir m'ouvre d'autres horizons impalpables.

De toute façon le départ d'un imposteur, si génial soit-il, est généralement salué comme il se doit. Avec consterna- tion par ceux qui le découvrent et avec mépris par ceux qui avaient perçu le mensonge sous les mots.

Aujourd'hui je vais mourir. Je le sais. Mon corps ne ré- pond plus ou si peu. La balle a dévié de la trajectoire pré- vue. Et demain, ils sauront !

Tout ! La fausse histoire de ma vie.

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Aux yeux du monde, l'écrivain que j'étais va disparaître. Seul restera un escroc minable et sans vie.

Je ne suis ni un plagiaire, ni écrivain. Ni romancier, ni es- sayiste. Ni auteur de poèmes et encore moins à la porte de l'Académie française.

Non juste un voleur, un brillant usurpateur qui a dupé son monde et qui rate sa sortie.

J 'ai volé à un homme ses mots, son verbe, ses histoires, ses héros et sa postérité !

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'

Florence, 15 octobre 1953

Cher ami,

Je profite d'un peu de répit au consulat pour vous écrire quelques mots. J'ai bien reçu votre colis avec pas mal de retard mais nous prenons à présent la mesure de la poste italienne !

Ici la vie semble se ralentir quelque peu depuis la mi-septembre. Le flot continuel, bruyant et cosmopolite des touristes a quitté Flo- rence, laissant les autochtones reprendre leur vie avec plus de calme. Si toutefois le calme existe en Italie.

Dieu sait à quel point j'aime cette ville ! Et vous qui connaissez tant de pays, de mers et de peuples, je m 'étonne de ne pas vous avoir encore accueilli dans ce coin de paradis et de culture. Hélène n'a pas mis longtemps à faire son trou dans ce petit bijou d'archi- tecture et de lumière. Je ne la vois presque plus. Elle passe de déjeu- ner en cocktails, d'appartements de femmes de diplomates à de somptueuses villas toscanes au pied de Sienne. Les enfants ont l'air très heureux de leur sort de petits Français. Ils vont dans une

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école pas très loin de notre maison. Je crois qu 'ils se sont habitués maintenant à notre vie de nomade.

Depuis six mois, je suis à pied d'œuvre et mon poste ressemble beaucoup à celui que j'avais à Porto. Je rencontre une foule d'uni- versitaires, de chercheurs, d'artistes en manque de subsides, et de politiques soucieux de paraître et de laisser une trace dans cette ville à jamais marquée par l'empreinte de Michel-Ange.

J'ai envie d'organiser une exposition d'artistes français autour du thème de L'art à la sortie de la guerre. J'ai déjà quelques contacts avec la villa Médicis. À creuser pour la fin de l'année pro- chaine.

Vous savez que la maison vous est ouverte et les enfants récla- ment souvent une histoire d'Erwan le Marin !

Voilà pour les dernières nouvelles de la famille Baytant qui, ma foi, est heureuse de vivre sous ces cieux souvent bleus et cléments. Vous voyez, notre installation à Florence nous comble. Seule, la maladie de mon père me préoccupe et j 'ai du mal à m'absenter pour aller sur Paris pour le voir. Il tremble de plus en plus et ne contrôle plus ses vieilles mains. Quand je pense qu'il y a encore dix ans, il jouait au piano pratiquement toutes Les Polonaises de Chopin ! Heureusement ma sœur est en proche banlieue et peut donc lui tenir plus facilement compagnie.

De votre côté, il semble que votre dernière campagne dans l'océan Indien vous ait quelque peu fatigué. J'ai lu un article sur cette ré- gion pas plus tard qu 'hier soir. L'avenir du monde est là-bas dans ce brassage incroyable d'ethnies, de religions et de continents. Com- ment ces peuples vont-ils s'entendre ? L'Inde et le Pakistan frères ennemis, apparaissent chaque semaine au bord du gouffre. Et l'Afrique si meurtrie, et la mer Rouge qui cristallise les passions et les rancœurs arabes. Je dois vous dire qu 'à lire ces articles et votre

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lettre, je m'inquiète chaque jour un peu plus et je me sens si petit, si faible, sans solution, sans poids aucun.

La vie florentine efface l'inquiétude et nous enveloppe dans une sécurité toute relative. Avons-nous combattu si durement pour en arriver là ! J'ai l'impression encore d'avoir 20 ans et de vouloir montrer au genre humain que la paix arrange tout. J'imagine que vous souriez à ces mots qui cadrent mal avec le diplomate que je suis. Vous, vous êtes encore un acteur de ces transformations, de ces balbutiements de pays encore bien jeunes.

Allez, je cesse de vous ennuyer avec mes mots d'étudiant et de rê- veur.

J'ai lu vos Douceurs africaines. Ce livre est une merveille ! J'ai pris un plaisir délicieux à ouvrir votre paquet sachant ce qu 'il contenait. Je vous avoue y avoir retrouvé un bonheur d'enfant à Noël lorsqu 'il déballe ses cadeaux !

Ce manuscrit, à cet instant, me paraissait appartenir aux petits mais si bouleversants bonheurs de l'existence. Vous connaissez ma délectation à lire, à ouvrir un livre pour la première fois. Bien sûr celui-ci ne peut être ouvert avec un coupe-papier parce que les pages ne sont pas reliées à l'impression. Mais qu'importe ! Je connaissais déjà quelques-unes de vos œuvres. Je devinais ce qui m'attendait.

Pourquoi ne voulez-vous pas faire publier ce livre ? J'ai adoré l'innocence de cette femme qui arrive offerte par sa fa-

mille à l'un de ces potentats qui gouvernent encore l'Afrique. Tout cela en échange de l'exploitation d'arbres et de minerais précieux. J'ai adoré sa lente révolte et son incroyable énergie à canaliser et diriger la colère d'un peuple étranglé par le despotisme et la faim. Pour finir reine d'Afrique et de cœur assassinée le soir de son sacre. J'en connais à Paris qui auraient du mal à dormir à lire ces lignes sulfureuses !

Comment faites-vous pour décrire ces paysages ocre, ces arbres

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ondulants, ces rivières sauvages et tumultueuses, ces hommes dé- chirés, à bout de forces et de foi ? Qui vous inspire, qui vous donne cette inspiration, ces mots simples qui page après page forgent votre histoire ? À chaque fois, comme pour chaque auteur, je jalouse cette apparente facilité et cette extravagante fertilité. Moi qui ai tant de mal à préparer la moindre allocution.

Votre livre est une merveille, je l'ai déjà dit mais j'insiste : pour- quoi laisser cette œuvre à l'ombre du regard des hommes ? Com- ment pouvez-vous vivre sans donner aux autres la chance de lire cette histoire ? Vous savez parfaitement que votre livre est bon. Vous avez cet orgueil des écrivains de reconnaître un bon cru d'une mauvaise piquette de gare. Et le vôtre est exceptionnel. Ne me dites pas encore une fois que vous n 'écrivez que pour vous ; sinon pour- quoi m'adressez-vous votre texte ?

Je sais bien que mon combat est vain, la postérité n 'est pas votre fort. Quand je lis ce que vous racontez, ces passions, ces morts cruelles, ces destins inimaginables, je regrette seulement que mes en- fants ne puissent un jour à leur tour s'envoler dans le rêve par la magie de vos mots.

Vous vouliez mon avis, moi votre unique lecteur, votre unique public, et vous l'avez. Mais peut-être avez-vous raison, un seul lec- teur suffit à votre félicité. Mais frustre celui-ci de pouvoir échanger avec d'autres lecteurs. Ne croyez-vous pas qu 'un livre n 'existe que parce qu 'il est partagé ?

Encore merci de me faire confiance, de m'offrir la puissance de votre écriture. J'attends avec impatience le prochain ! Dans un an ou deux, achevé en mer ou dans votre retraite bretonne, si tout va bien.

D 'ici là, nous espérons bientôt de vos nouvelles ou votre présence.

Portez-vous bien, Amiral !

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Paris, 15 juin 1998

Je suis tétanisé. Mon cœur a dû s'arrêter ! Puis il redé- marre, durement. Il cogne, me détruit la poitrine !

Cela n'est pas possible ! Je froisse avec rage la lettre que je viens de parcourir.

Heureusement Elya n'est pas là, déjà partie rejoindre son journal. Une rédactrice en chef se doit d'être matinale.

Que faire ? Qui m'a envoyé cette lettre vieille de 45 ans et dont je n'étais pas le destinataire ?

Je marche dans le salon, heurtant les fauteuils, la table basse et d'énervement fait tomber une pile de vieux maga- zines oubliés depuis quelques semaines.

Quelqu'un sait ! Tout ! Mais qui ? Et pourquoi ? Dans cette lettre, un homme que je ne connais pas, que

je n'ai jamais vu, vient de détruire ma vie. Il parle de Dou- ceurs africaines, mon premier livre, mon premier chef- d'œuvre. J'ai publié ce manuscrit en 1975, j'avais 27 ans, je savais que je devenais écrivain.

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Seulement, ce livre avait été écrit en 1953 et je n'avais que 5 ans ! Mozart n'existe pas en littérature et je suis étranger à la rédaction de ce miracle !

Jusqu'à cet instant maudit, je croyais être le seul à le sa- voir.

Je ne suis pas un plagiaire, un vulgaire copieur, un cou- turier des mots et du langage, non, juste un voleur.

Mais pourquoi m'envoyer cette lettre ? L'auteur de Dou- ceurs africaines a quitté ce monde il y a bien longtemps. Cela ne peut être lui. De toute façon, il m'adorait. Et cette lettre lui était manifestement destinée. Je ne connais qu'un seul Erwan le Marin !

Alors qui ?

À 20 ans, on est à la fois fragile et plein d'envie d'aven- tures. Seule la certitude d'être encore en vie dans dix, trente ou cinquante ans vous fait voir la vie avec optimisme et confiance.

J'ai eu cet âge à la fin 68 et je garde de cette année-là des souvenirs de fêtes sans fin, d'études relâchées et de filles of- fertes. Tout était possible par la foi de notre innocence à croire que le monde ne nous rattraperait pas et que le temps ne nous était pas compté.

Étudiant à Paris depuis quelques mois en lettres mo- dernes après un bac laborieux, je ne savais pas bien vers quelle voie m'engager. Passif et hagard devant les mouve- ments de mes coreligionnaires en mai, je n'avais pas hésité

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bien longtemps entre rentrer dans le rang ou devenir éle- veur de chèvres dans le Larzac. J'avais choisi de ne rien faire.

Ce qui n'était pas très facile, mes parents surveillant avec la rigueur des paysans qu'ils étaient, les résultats poussifs de mes études supérieures. Image classique et bientôt rin- garde de parents qui sacrifient leur vie pour donner à leurs enfants ce qu'il y a de mieux. Encore plus dans mon cas, évidemment. Mon père avait hérité de la ferme familiale à Poulmenec, petit village perdu au bout de la Bretagne, la- miné par les vents aux limites de l'océan Atlantique et de la Manche. Quelques vaches, mais surtout du porc, détail que je cachais à mes amis non par honte mal placée mais pour m'éviter tous sarcasmes liés à cette pauvre bête, au demeu- rant fort consommable. Mon père était un homme petit, râblé mais tellement solide par le cœur et le rire que vingt- cinq ans plus tôt ma mère s'était laissé aimer par ce jeune homme toujours gai et droit. Un amour passionné comme j'en ai rarement vu, mais si discret qu'il fallait voir à travers chaque geste, chaque sourire, chaque regard qu'ils s'en- voyaient comme une invitation au partage, au don de soi et à l'abandon.

J'étais leur enfant unique. De fait, mon père ne voulait qu'un enfant à qui offrir cette terre. Ma mère céda à cette exigence, elle qui rêvait de nourrissons et de babillages. Je ne fus ni enfant gâté, ni livré à lui-même, mon père disait « élevé » avec des valeurs républicaines et chrétiennes. J'ai eu finalement une enfance et adolescence des plus ba- nales. Mon père m'initia aux travaux requis pour bien gérer un domaine agricole. Il s'aperçut bien vite de mon

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peu d'entrain à traire, creuser, nourrir, me lever tôt sur- tout. Son rêve de me voir lui succéder s'évanouissait

chaque jour un peu plus. La peur de voir sa terre vendue à un voisin, ami ou pas, s'imposa.

Ma mère, Agathe, pour ceux ou celles qui la connurent, tenta par mille tendresses et attentions d'apaiser chez mon père cette tristesse infinie de voir s'éteindre une famille de paysans. Jamais il ne fut en colère contre moi parce que j'avais choisi une autre direction. Juste triste. Tout le monde savait dans le village que le fils d'Éric ne succéde- rait pas à son père. Beaucoup au village y voyaient avec amertume la fin de l 'époque glorieuse de ces paysans fa- çonnant le pays et son histoire. Parfois dans la rue, tel ou tel m'apostrophait :

— Alors, Yann, tu nous laisses tomber ?

— Je ne suis pas fait pour la terre, répondais-je invariable- ment sans savoir la raison profonde de ma vie sur cette si belle planète.

- As-tu seulement essayé ? —J'ai d'autres projets pour l'avenir ! - Des projets, mais on ne vit pas uniquement de projets !

On existe parce que l'on crée ! Cette remarque, faite un jour, par un ami de mon père,

lui aussi éleveur, me frappa. Comme cet homme avait rai- son ! De ne rien faire ou de ne rien entreprendre ne me menait nulle part. Je compris à cette phrase que l 'homme n'existe au regard de l'autre que s'il bâtit, cultive, dresse, érige, sculpte, peint, dirige, réalise ou écrit.

Mais je n'étais pas écrivain. J'avais bien barbouillé quelques poèmes succincts et sans intérêt lors de ma douce

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adolescence, espérant par ces mots maladroits et heurtés conquérir une fille émerveillée par mes vers sans rythme et dépourvus de sens où, comme tous ceux qui s'y sont es- sayés, le mot « amour » rime avec « très court ». Bien orienté avec patience et obstination par ma mère et l'insti- tuteur du village, je lisais un bon nombre de livres. C'est d'ailleurs la seule chose réellement importante que j'arri- vais à faire. Passionné de Jules Verne, de Victor Hugo et de Dumas, je me mis à croire que le destin m'avait choisi pour entrer au Panthéon de la littérature française. Plein d'or-

gueil à l'aube de mes 16 ans, je mis en chantier nombre de romans exaltants. Les héros me ressemblaient beaucoup avec plus de courage et de fougue. Je dépassais rarement trois pages, enlisé dans la complexité des intrigues et des passions qui emportaient mes personnages dans un tour- billon d'ambitions, de rêves et de joutes d 'amour ou de mort. Le plus souvent, leurs vies trépidantes s'achevaient sans cris, froissées dans la corbeille à papier !

J'étais frustré, mais pas abattu car je sentais bien que les mots étaient mon avenir et mon espérance, en un mot ma création qui me ferait enfin homme reconnu. C'est ainsi que je me retrouvai à Paris, imbu de moi-même, persuadé qu'un jour l 'amour des lettres me permettrait de faire jaillir la verve et le talent dont j'étais encore dépourvu. Je mettais ma difficulté à écrire sur mon jeune âge, oubliant que Rimbaud, au même âge, avait déjà tout écrit ou presque. Comme tous ceux qui se persuadent de leur don, je suivais les cours de littérature française avec plaisir, re- connaissant à travers tous ces auteurs vivants ou morts, des

amis, des frères, ou confrères. Je savais que je serais un jour

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le plus grand des écrivains et je pourrais bientôt m'asseoir aux côtés de Chateaubriand, Ronsard, Malraux, Flaubert,

Balzac et autre Supervielle. Je voulais exposer mon talent et pour commencer, je

m'appliquais à réussir. Par miracle j 'obtins après quatre ans d'efforts et de quelques tricheries une licence qui fit bien sûr la fierté de mes parents. J'étais peu désireux de continuer à m'asseoir sur les bancs de la Sorbonne. Encore

moins enclin à suivre mes coreligionnaires soixante-hui- tards se perdre dans de multiples projets de vie commu- nautaire ou d'actions humanitaires. Pas tout à fait prêt pour changer le monde, je décidai de bouleverser la litté- rature française. Et le meilleur moyen que je trouvai fut de devenir journaliste.

En 70 il était plus aisé, comme chacun le sait, de trouver du travail et le journalisme, pour peu que l'on soit persé- vérant, offrait quelques perspectives intéressantes. J'y voyais l'occasion de côtoyer des spécialistes des mots, d'ap- prendre et de m'inspirer. Mes amis de l'époque se mo- quaient encore de mes rêves. Je ne pouvais pas leur donner tort, tant ma prose et mes vers maladroits démentaient ces aspirations. Ils furent donc surpris de ma décision, eux, qui pour la plupart se destinaient à l'enseignement. Ils com- prirent néanmoins mon désir de me perfectionner auprès de spécialistes.

- Vous verrez, leur disais-je, mes articles me feront re- marquer, j 'aurai un public, une histoire !

— Parce que tu crois que tu feras l'édito du Figaro ou du Monde ?

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- Tu vas te retrouver aux chiens écrasés ou aux petites annonces !

- Moquez-vous, bandes de béotiens sans envergure. Un jour mon talent vous éclatera au nez et vous commenterez mes romans et articles dans vos classes de lycéens bouton- neux !

- Nous espérons vivre suffisamment vieux pour voir cela et nous nous inclinerons le jour où tu entreras à l'Acadé- mie, tu peux nous faire confiance !

Après différentes tentatives pour travailler dans un grand journal parisien, j 'échouai, un peu déprimé, dans un journal de province aux ambitions limitées. Peu im- porte, j'étais devenu journaliste.

Enfin presque ! Je devins journaliste sportif. Chargé du football.

Je ne couvrais pas les grands matchs des bons clubs bre- tons. Je n'étais pas dans les vestiaires des stars de l'époque, ni dans les tribunes de presse à deviser avec mes confrères sur l'avenir bien sombre du football français et sur les

forces de celui du Brésil pour la troisième fois champion du monde. Ni petits fours ni champagne à la mi-temps, abrité de la pluie et des supporters enivrés et populaires !

Je couvrais, le dimanche, les matchs de district et au mieux les matchs de troisième division. Ces dimanches

gris, où la bruine et le vent transpercent votre imper- méable. Où les insultes pleuvent aussi bien sur le terrain que parmi les rares spectateurs. Où tout le monde se ré- concilie devant la buvette poisseuse.

Je débutais ! Enfin.

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En mer, le 24 novembre 1958

Cher Simon,

Je vis mes derniers moments de marin. C'est curieux, je n'en ai nul regret ni amertume. Une partie de ma vie s 'est passée sur ce li- quide aux entrailles incertaines et profondes. La mer m'a fait peur parfois par sa violence, ses rugissements de fauves et frissonner par son silence pesant et menaçant. Je vais la quitter comme on quitte une maîtresse qui ne donne plus de mystère et de plaisir.

Peut-être que mon corps usé par les vagues, le roulis, l'inconfort des bateaux et les veilles de nuit, ne veut plus supporter la fatigue et les tempêtes. Mais je garde de tels souvenirs, de tels moments où seul sur le pont, dressé, les cheveux au vent, je la scrutais, impa- tient de la voir se révolter. Je garde à l'esprit ces nuits à la passe- relle, assis sur un fauteuil fixe de métal froid, dans le noir, juste éclairé de minuscules témoins lumineux et des écrans radars. Le si-

lence, là aussi, était magique, troublé parfois par la voix d'un ordre de virement ou par la toux de l'homme de barre. Avec juste en dessous les vibrations ronronnantes des machines.

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J'ai l'impression, à relire ce dernier paragraphe, de devenir nos- talgique ou même mélancolique. Je m émporte, je m 'émeus de ces souvenirs, de ces bruits, des alertes, des exercices, de ma vie de marin.

Je ne peux oublier les hommes avec qui j' ai partagé ces aven- tures, ces épreuves parfois et ces sourires rassurés de jeunes matelots au lendemain d 'un coup de tabac bien senti. Dieu que la mer est belle où qu 'elle soit, quel dommage que la terre ne cesse de la refou- ler, même si elle est bretonne !

Nous sommes à quelques nautiques de Djibouti. Finalement cet océan m'aura beaucoup supporté depuis quarante ans ! Demain, je débarque et je quitte mon dernier commandement. Je suis fier de ce que j'ai fait. Pas prétentieux. Je quitte la Marine, heureux de l'avoir servie. Je suis un vieux marin de l'ancienne génération et je laisse aux suivants le soin de continuer à bâtir l'espace marin de demain.

J'aurai plus de temps pour voir ceux que j'aime à présent ! Voilà que vous déménagez encore. Vous êtes pires que les militaires au quai d'Orsay ! C'est promis, je viendrai à Prague au printemps, je pense.

En attendant, je rentre chez moi, voir les miens. J'ai négligé ma famille depuis deux ans maintenant et j'ai hâte de voir cette fa- mille qui me fait face sur une photo usée sur mon bureau. Agathe, ma nièce, m'invite à passer Noël auprès d'eux. Vous savez quels ont été mes déboires amoureux, un marin contrairement à ce que l'on croit a du mal à retenir une femme et entretenir la passion par ses absences. Passer Noël en famille me fera du bien.

Je suis heureux, je vais retrouver Yann, le fils d'Agathe, dont je vous ai si souvent parlé et dont je me suis servi comme modèle pour l'un de mes jeunes héros. Dans une de ses lettres ma sœur évoque

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un goût très modéré pour le travail scolaire. Mais en revanche, il semble plus motivé par les livres. Rien n 'est perdu ! Nous verrons bien.

Merci pour vos encouragements et votre amitié. Le manuscrit de Une vie étrange est revenu intact. Avec, comme d'habitude, vos incessants reproches. Et vos incessants compliments débordants et émouvants. J'ai déjà dans la tête l'histoire du prochain roman que j 'ai envie d'écrire. Je mettrai cela à plat dès mon retour à Brest et je pense m'acheter une nouvelle machine à écrire. Vous voyez que par- fois je suis vos conseils précieux d'ami fidèle !

Une vie étrange est mon septième roman, je n 'en reviens pas ! J'avais commencé le premier comme un pari, un défi, histoire de me prouver que j'en étais capable. Moi, le marin, parti de rien ou presque. Je me suis pris au jeu des mots et aux vies de mes person- nages qui me sont devenus une famille. Si proche, si vivante.

Peu m'importe le regard des autres, ma vie est sur la mer et dans ces pages. Les deux m'appartiennent et à personne d'autre. Elles mourront ensemble.

Je parle de moi sans cesse et oublie de vous demander des nou- velles des vôtres.

Je suis un vieil égoïste mais vous porte néanmoins une amitié indéfectible.

Erwan Le Marin vous salue bien !

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Le Monde littéraire

2 septembre 1999

... Il y a si longtemps que j'attendais un livre comme celui-là. Je fais ce métier depuis tant d'années que je n'espérais plus ressentir une dernière fois la joie profonde de découvrir une pépite pareille. C'est si bon de se plonger dans ce roman étonnant, de ne plus sa- voir si l'on déteste le voleur, le volé ou le maître chanteur !

À travers ce texte magnifique, Elya Melly-Vallec nous subjugue et rejoint son mari si récemment disparu au sommet du monde lit- téraire promis aux grands écrivains.

Madame Melly, ce livre est votre honneur. Sachez que dans ce monde littéraire, vous êtes la bienvenue.

Les Grands écrivains meurent toujours à l'aube, Elya Melly-Vallec, Éditions du Vaudrant. 310 pages.

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