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Muhammad comme Homme parfait dans le soufisme de Hallâj Pierre Lory La représentation que se firent les musulmans majoritaires de la figure de Muhammad a beaucoup évoluée au fil des siècles. Le prophète de l’Islam fut au départ vénéré au titre de simple humain élu par Dieu, envoyé en son nom ; la piété populaire lui attribua bientôt de multiples qualités charismatiques, et il fut progressivement conçu comme un être complètement exceptionnel, intermédiaire entre les hommes et le monde divin. Au fil des générations se forgea en effet ce qui allait devenir l’Islam sunnite : à savoir la communauté confessant la garantie divine, l’infaillibilité du prophète Muhammad. Contre le chiisme affirmant la continuation de l’enseignement divin par l’intermédiaire des Imams alides, le sunnisme se retrancha derrière la seule autorité du fondateur de l’Islam : seul le Prophète est infaillible, nul autre ne peut se prévaloir d’un investissement divin. Après lui, l’autorité revient à ceux qui sont capables de connaître et d’évaluer son enseignement oral recueilli dans les hadiths, à savoir les oulémas (‘ulamâ’, les « savants » par excellence). Le sunnisme s’est également défini également contre le rationalisme des mu‘tazilites, qui professaient que la raison humaine est une instance première dans l’exégèse du texte sacré. La réponse sunnite fut nette : la raison humaine est un outil fragile, erratique, impuissant quant à guider les hommes vers leur salut post mortem. Le repère, la référence principale pour l’humanité fragile, c’est de s’en tenir au Coran lu et compris selon l’enseignement du Prophète. D’où l’émergence, au cours des 9 e et 10 e siècles, d’une nouvelle conception de l’être même du prophète Muhammad, devenu ainsi le pivot, la colonne vertébrale de tout l’édifice théologique et juridique de l’Islam majoritaire. Le sunnisme proclama bien haut le principe de l’inerrance du Prophète, sa ‘isma ; Dieu avait garanti toutes ses paroles de l’erreur. Du coup, ses paroles devenaient les fondements le plus sûrs en matière d’autorité religieuse. Les dits du Prophète, les hadiths, furent recherchés avec ferveur par les savants de la nouvelle religion à partir de la fin du 8 e et le début du 9 e siècle. La conséquence d’une telle position est fondamentale pour le droit, qui cherchera à scruter les faits, gestes et comportements de Muhammad pour en dériver des normes applicables à la communauté. Elle eut aussi des répercussions considérables dans le domaine de la spiritualité. Muhammad devint un modèle de piété. Toute une littérature s’élabora pour magnifier la personne de Muhammad fils de ‘Abd Allâh. Des recueils furent rédigés autour des privilèges (khasâ’is) du Prophète ; de ses vertus imminentes (fadâ’il), de ses qualités intérieures (shamâ’il), des preuves de son élection (dalâ’il). Tout un processus de glorification de sa personne eut lieu 1 . On lui attribua une 1 Pour un résumé de ce processus, v. T. Nagel, Mahomet, p.241-299 (Bibliographie infra).

Muhammad comme Homme Parfait dans le Soufisme de Hallâj

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Conférence de Pierre Lory sur la conception de l'homme parfait dans le soufisme

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  • Muhammad comme Homme parfait

    dans le soufisme de Hallj

    Pierre Lory

    La reprsentation que se firent les musulmans majoritaires de la figure de Muhammad a beaucoup volue au fil des sicles. Le prophte de lIslam fut au dpart vnr au titre de simple humain lu par Dieu, envoy en son nom ; la pit populaire lui attribua bientt de multiples qualits charismatiques, et il fut progressivement conu comme un tre compltement exceptionnel, intermdiaire entre les hommes et le monde divin. Au fil des gnrations se forgea en effet ce qui allait devenir lIslam sunnite : savoir la communaut confessant la garantie divine, linfaillibilit du prophte Muhammad. Contre le chiisme affirmant la continuation de lenseignement divin par lintermdiaire des Imams alides, le sunnisme se retrancha derrire la seule autorit du fondateur de lIslam : seul le Prophte est infaillible, nul autre ne peut se prvaloir dun investissement divin. Aprs lui, lautorit revient ceux qui sont capables de connatre et dvaluer son enseignement oral recueilli dans les hadiths, savoir les oulmas (ulam, les savants par excellence). Le sunnisme sest galement dfini galement contre le rationalisme des mutazilites, qui professaient que la raison humaine est une instance premire dans lexgse du texte sacr. La rponse sunnite fut nette : la raison humaine est un outil fragile, erratique, impuissant quant guider les hommes vers leur salut post mortem. Le repre, la rfrence principale pour lhumanit fragile, cest de sen tenir au Coran lu et compris selon lenseignement du Prophte. Do lmergence, au cours des 9e et 10e sicles, dune nouvelle conception de ltre mme du prophte Muhammad, devenu ainsi le pivot, la colonne vertbrale de tout ldifice thologique et juridique de lIslam majoritaire.

    Le sunnisme proclama bien haut le principe de linerrance du Prophte, sa isma ; Dieu avait garanti toutes ses paroles de lerreur. Du coup, ses paroles devenaient les fondements le plus srs en matire dautorit religieuse. Les dits du Prophte, les hadiths, furent recherchs avec ferveur par les savants de la nouvelle religion partir de la fin du 8e et le dbut du 9e sicle. La consquence dune telle position est fondamentale pour le droit, qui cherchera scruter les faits, gestes et comportements de Muhammad pour en driver des normes applicables la communaut. Elle eut aussi des rpercussions considrables dans le domaine de la spiritualit. Muhammad devint un modle de pit. Toute une littrature slabora pour magnifier la personne de Muhammad fils de Abd Allh. Des recueils furent rdigs autour des privilges (khasis) du Prophte ; de ses vertus imminentes (fadil), de ses qualits intrieures (shamil), des preuves de son lection (dalil). Tout un processus de glorification de sa personne eut lieu1. On lui attribua une

    1 Pour un rsum de ce processus, v. T. Nagel, Mahomet, p.241-299 (Bibliographie infra).

  • science universelle, laccomplissement dun grand nombre de miracles spectaculaires. Bref, le sunnisme se chiitisa , dune certaine manire, au bnfice de la seule personne de son fondateur. Vers la fin du 9e sicle, on peut considrer le processus comme achev.

    Quen fut-il de limpact dune telle attitude sur les courants mystiques en Islam ? Pour autant quon puisse le savoir travers les textes sources, la mystique ancienne, le soufisme primitif ne sest pas investi dans la vnration du Prophte. Le premier soufisme se traduisait par une adoration empreinte de crainte rvrencielle devant Dieu, et Dieu seul. La clbre recluse de Basra, Rbia al-Adawiyya (m.801) fut une des premires dcliner le thme de lamour pour Dieu. Interroge sur son amour envers le prophte Muhammad, elle rpondit : Je laime, mais mon amour du Crateur ma dtourne de lamour de ses cratures . Elle eut une vision du Prophte en rve, qui lui demanda : Rbia, maimes-tu ? Elle lui rpondit : envoy de Dieu, peut-il se trouver quelquun qui ne taime pas ? Et cependant lamour du Seigneur Trs-Haut remplit tellement mon cur quil ny reste de place ni pour lamiti, ni pour linimiti envers nimporte quel autre 2. Il sest donc produit une volution historique au sein des courants mystiques. Au dpart, les premiers soufis se consacraient Dieu, tout en vnrant le Prophte, mais sans plus. Puis, au fil des gnrations, la vnration des mystiques envers le Prophte va saccentuer. Elle va mme susciter lclosion dune nouvelle cosmologie dans laquelle Muhammad et les autres prophtes jouent un rle prpondrant.

    Le premier grand auteur connu ayant abord cette question est lascte et thologien Sahl Tustar (m.896). A travers les fragments malheureusement peu nombreux et lapidaires quil nous reste de son uvre, on comprend quil avait conu le premier tre cr par Dieu comme tant une colonne de lumire qui tait la Lumire Muhammadienne (nr muhammad). Les autres tres les anges, mais aussi Adam, puis les autres prophtes - sont issus de cette lumire. Lhumanit entire procde donc de la lumire de Muhammad. Les consquences dune telle vision sont bien sr considrables. Le sens de la vie spirituelle, cest daccomplir en soi la perfection de ce germe muhammadien. Lintermdiaire entre les croyants fervents et Dieu, cest chez Tustar le cur de Muhammad 3.

    Cependant, nous prfrons ici centrer notre propos sur un auteur mystique dont limpact sur son poque et sur le mouvement soufi ultrieur fut dcisif, savoir Husayn al-Hallj. Hallj est connu pour avoir t lobjet dun procs fort long, qui conduisit son excution spectaculaire Baghdad en 922. Le professeur Louis Massignon (m. 1962) a rdig sur Hallj une thse monumentale, qui continue

    2 F. D. Attar, Le mmorial des saints, p.92. L inimiti fait rfrence la mention de Satan, intervenant dans le mme passage. 3 G. Bwering, The Mystical Vision, p.147-165.

  • reprsenter la rfrence principale sur la question4 ; il a consacr galement une srie darticles et dtudes sur Hallj, aprs la publication de cette thse5. Luvre crite de Hallj a t censure rigoureusement. Il ne nous en reste que quelques fragments pars. Certains dentre eux concernent le statut spirituel du prophte de lIslam notamment dans louvrage intitul Livre des Tawsn. L. Massignon, qui a traduit cet ouvrage, a bien entendu relev et analys ces passages, de mme que Paul Nwyia et Stphane Ruspoli qui ont travaill leur tour sur ce mme trait6. Massignon y a trouv lvocation de Muhammad comme premier cr, et nota quelle contenait une sorte de prfiguration du concept de lInsn Kmil chez Ibn Arab7. Il me semble toutefois fcond de visiter nouveau ces fragments. A ma connaissance, Massignon na pas li cette conception sur Muhammad avec lexprience dunion mystique, qui est le cur mme des crits halljiens. La clbre proclamation de Hallj je suis le Dieu-Rel - an al-Haqq trouve en effet son sens travers lidentification Muhammad. Do les modestes considrations que jaimerais vous proposer ici.

    Lexprience du Rel (Haqq)

    Le Livre des Twasn, fut probablement crit peu avant lexcution de Hallj, un moment o il se savait condamn. Il y exprime sa pense de faon libre, nayant plus rien perdre, et tout transmettre. Comment lire les Tawsn ? Il sagit ici dun texte de porte sotrique. Hallj avait auparavant pu sexprimer loccasion comme thologien, ou comme pote, mais de toute manire, il soulignait souvent avec vhmence une vrit centrale : ds que lon parle de Dieu en tant quIl est Lui - le Rel (al-Haqq) indpendamment mme de tout ce qui est cr - plus aucun discours ne tient. Al-Haqq est lEssence indfinissable, chappant toute expression, reprsentation, limite ; cest un trou noir de lesprit, de la parole, de la perception, une zone o le langage se perd en paradoxes. Ainsi Hallj dclare : Mais Lui quIl soit exalt nul au-dessus ne le couvre, nul au-dessous ne Le soulve, nulle limite ne laffronte, nul auprs ne Laccule, nul en arrire ne Le tire, nul en avant ne Larrte, nul auparavant ne Le rend prsent, nul aprs nen constitue le pass. Nul tout ne

    4 Cette thse soutenue en 1922, fut publie la mme anne aux ditions Geuthner. Une nouvelle dition, augmente de nombreuses notes ajoutes par Massignon au cours de sa vie parut aux ditions Gallimard en 1975. 5 Ces textes ont t runis dans Ecrits mmorables, prsents et annots sous la direction de Ch. Jambet, Paris, Robert Laffont, 2009, vol. I p.381-529. 6 Le texte des Tawsn a t dit par L. Massignon aux ditions Geuthner en 1913. Il en a donn galement une traduction que lon trouve dans le vol. 3 de La Passion dal-Hallj, p.297-339. Paul Nwyia, laide de deux manuscrits que Massignon navait pas eu sa disposition, donna une nouvelle dition des Tawsn accompagne dune nouvelle traduction partielle et de notes dans les Mlanges de lUniversit Saint-Joseph (n XLVII, 1972, p.185-227). Stphane Ruspoli a repris ces texte et en a renouvel ldition, la traduction et les notes, notamment avec un recours complet aux commentaires des Tawsn par Rzbehn Baql, texte essentiel inclus dans ses Sharh-e shathiyyt, lesquels furent dits par H. Corbin en 1981. 7 Kitb al Tawsn, d. L. Massignon, p.141 : on pourrait dire que le Tsn al Sirj publi ici a pour sujet Mohammad, en tant quinsn kmil .

  • lassemble, nul il fut ne Lui donne lexistence, nul il nest plus ne Le prive de lexistence. Le dcrire ne Lui suppose point dattribut, aucune cause ne dtermine ses actes. Son tre est en-dehors de la dure () Tout ce que figure limagination est diffrent de ce quIl est () Les yeux sont incapables de Le fixer et les penses de Laffronter. Dire quIl est proche atteste ses grces, dire quIl est loin atteste ses disgrces. Son lvation natteste point une ascension, ni sa venue un dplacement () 8. Ltre divin est donc proprement in-exprimable , ce qui ne signifie cependant pas incomprhensible. Mais le rle du langage dans la gnose (marifa) est par contre vigoureusement interrog.

    Hallj affirme clairement quil a fait lexprience de ce trou noir . Dans le chapitre II des Tawsn9, il souligne la gradation expriencielle quil a traverse entre science de la ralit (ilm al-haqqa), ralit mtaphysique (haqqa) et Rel absolu (Haqq). Il expose cette gradation selon la clbre parabole du papillon. Certains papillons nocturnes sont attirs par la lumire de la lampe et sen rapprochent, mais craignent la forte chaleur. Dautres papillons pntrent dans la zone de cette chaleur, mais ne savancent pas plus de crainte dtre brls par la flamme. Dautres encore, fascins et audacieux, pntrent dans la flamme pour y tre consums. On y retrouve la distinction tripartite dj classique dans le soufisme cette poque entre les soufis novices, attirs par lide de se rapprocher de Dieu (murdn) ; les soufis que la prsence du divin commence envahir (arbb al-ahwl) ; et les mystiques accomplis, qui sont passs par lanantissement en Dieu (fan) et ont connu lexprience de lunion. Hallj, bien videmment, se prsente comme un homme qui a t consum et qui entend transmettre son savoir ses disciples, et tous ceux qui seraient concerns par son tmoignage.

    Cette exprience lautorise parler dautorit, et guider les autres soufis. Mais quel est son statut, sa position par rapport dautres matres ? A priori, tout mystique qui a t consum possde une science unique, complte en quelque sorte. Il ny a pas de moiti-noy , de moiti-consum . Lindicible est indicible pour tous ; en principe, tous les hommes se trouvent ici galit.

    Tous galit mais alors, quel est le rle de guides des prophtes ? Comment situer cette exprience mystique halljienne dans le cadre dune prophtologie musulmane ? Cest ici quintervient le discours sur Muhammad. Hallj va mditer sur la figure de Muhammad pour penser limpensable, exprimer linexprimable. Quel est le degr de la science divine acquise par le mystique, par rapport celle du prophte ? Il ne sagit pas dintroduire une nouvelle complication, une intrusion de la thologie dans un domaine qui lui chappe. Hallj tente dutiliser cette question au contraire comme une cl : cest le modle du prophte Muhammad qui pourrait permettre dexprimer cet inexprimable.

    8 Cit par Massignon, Akhbr al-Hallaj, p.115 ; et Passion, III 138-140. 9 Nous suivons ici ldition de P. Nwyia de 1972, en notant simplement les numros de chapitre et de paragraphes quil avait choisis.

  • Muhammad, lumire primordiale

    Ds la premire phrase du premier chapitre des Tawsn, Hallj mentionne Muhammad pour le qualifier de flambeau de lumire surnaturelle (sirj min nr al-ghayb) apparu parmi les lumires ; puis de lune et d astre . Il est la lumire la plus brillante, la plus ancienne dans lunivers. La prexistence de cette lumire est affirme avec nettet10. Nous retrouvons donc ici une conception que Sahl Tustar avait dj esquisse. Rappelons que Hallj avait t, encore jeune homme, serviteur-disciple de Sahl Tustar, de 874 876. Hallj insiste lui aussi sur cette ide de prexistence ; il la prcise. Il explicite le fait que Muhammad tait inspir, instruit par le Dieu-Rel (al-Haqq). Cest le Dieu-Rel qui le fait parler, et non une inspiration drive, mdiatise par celle des anges, comme le professaient les mutazilites. Muhammad est de quelque manire en lien direct avec le Dieu absolu. Muhammad est une manifestation cosmique, un on (dahr) : sa science contient toutes les sciences, son sicle contient chaque moment de lhistoire11. Il est li Dieu (al-Haqq) et exprime la ralit mtaphysique (al-haqqa) des choses. Sa dimension mtaphysique chappe au domaine de la cration. En fait, le Prophte possde deux dimensions distinctes et insparables. A parte ante, le Prophte existait depuis la prternit, et sa Parole est parole divine. Il est incomparable aux autres prophtes. Par exemple, la familiarit avec Dieu (uns) a prcd chez lui le reproche divin qui peut parfois apparatre parfois adress au Muhammad historique dans le Coran, tellement il tait uni Dieu ds lorigine. Ceci linverse de ce qui sest produit pour dautres prophtes, comme No12.

    En tant que premier cr, Muhammad est la fois le modle et la finalit de la cration. Ainsi crit Hallj : Il est le guide, et il est le terme du chemin 13. Rzbehn commente cette affirmation dune faon adoucie : Muhammad manifestait Dieu, car dans la jonction avec Lui accomplie dans lamour, les Actes divins, les Attributs divins et lEssence divine sont perus comme une mme ralit. En ce sens

    10 Tawsn I 6-9. Sur cette question de la prexistence de Muhammad, v. galement Massignon, dans son dition du texte de 1913, p.158-161. Il cite notamment une assertion en ce sens de Jafar al-Sdiq trouve dans un manuscrit du commentaire coranique de Sulam, que nous navons pas retrouv dans ldition imprime du Haqiq al-tafsr (Beyrouth, 2001). 11 Tawsn I 1. 12 Ide dveloppe chez Sulam, Haqiq, II 276 propos du verset IX 43 ; Muhammad est oppos No, chez qui le reproche ( propos de son fils) prcde la proximit. 13 Tawsn I 9 : Huwa al-dall wa-huwa al-madll . On peut comprendre aussi : il est la preuve et la signification profonde . Dans son commentaire des Tawsn, Rzbehn se montre prudent par rapport cette question de la nature prexistentielle de Muhammad (Sharh-e shathiyyt, p.457-462 ; S. Ruspoli, Twasn, p.214-216). Pour lui, la lumire de Muhammad mane de la lumire divine primordiale, non de lessence de la lumire. Il fait allusion au hadith : La premire chose que Dieu ait cr est mal lumire (p.459). Muhammad existait dans la prescience divine, son savoir rside en Dieu, indpendamment du nant et du devenir [NB : mais cela est galement vrai pour toute chose cre]. Plus loin, l ocan des sciences muhammadiennes est simplement rapport son enseignement terrestre.

  • il pouvait se dire Lui , selon le hadith connu : Celui qui ma vu, a vu Dieu 14. Notons toutefois que Rzbehn ajoute ainsi des explications doctrinales qui ne sont nullement incluses dans le texte mme des Tawsn.

    Mais au fond, le but de ces vocations nest pas de camper thologiquement une doctrine prophtologique, laquelle aurait dailleurs bien du mal trouver des fondements scripturaires. Lobjectif des Tawsn est de mettre en relief la condition mme de lexprience de remonte de lme vers Dieu et de consomption en Lui - soit sa propre exprience, lui Hallj. En effet le prophte Muhammad, en tant que personne historique, a vcu selon le modle parfait de ce peuvent atteindre les mystiques. De ce fait, il reprsente une des prfigures, de plus en plus translucides, de la vision 15. Mais dans quels termes, jusqu quelle limite constitue-t-il un modle ? Muhammad reste bien sr le guide, ne serait-ce quen tant que transmetteur du Coran16. Mais dans quelle mesure son vcu spirituel illustr pour Hallj par le rcit du dbut de la sourate LIII - peut-il tre endoss par un soufi ? Lexprience trace par Hallj dans les Tawsn prtend explicitement rejoindre celle de Muhammad : cest parce quil la vcue que Hallj se permet de la dcrire, de la commenter.

    Exprience prophtique et mystique halljienne

    Hallj dcrit cet itinraire singulier lintrieur de soi. Il explique comment Muhammad a rejet le monde sensible (le o , ayn), sest tenu cette frontire indicible entre la dualit (lintervalle, al-bayn) et lEssence (al-ayn)17. Muhammad a rencontr Dieu, il a vcu ce quont vcu les papillons les plus audacieux ; il a eu accs au Dieu-Rel, au Haqq. Il le vit de faon surminente, puisquil rside dans le Haram o personne ne peut pntrer18. Son exprience dpasse celle de Mose : Muhammad qui a vu (lEssence divine) est suprieur Mose qui na fait quentendre la voix19.

    Quen est-il de lhomme non prophte, qui lui est issu du monde contingent ? Hallj sintroduit lui-mme dans ces spculations, et invite son lecteur le suivre : Dieu la prserv (lui, Muhammad) de sa cration, car il est Lui, et moi (Hallj) je suis lui, et Lui est Lui20. Nous sommes ici au centre de notre propos. Lhomme

    14 Man ra-n fa-qad ra al-Haqq , Sharh-e shathiyyt p.464-465, 468 ; S. Ruspoli, Twasn, p.217, 223-224. 15 Selon lexpression de Massignon, Passion III p.213. Sur la diffrence entre linvestiture prternelle de Muhammad, et sa sanctification terrestre, v. Passion III p.302-303. Selon Massignon, Muhammad na toutefois pas atteint lunion transformante . 16 Ainsi dans la Riwya XIV Par la comprhension vidente, par le Coran glorieux, par Muhammad lenvoy de Dieu, par Gabriel, de la part du Dieu-Rel, etc (Ruzbehn, Sharh-e Shathiyyt p.347-348). 17 Twasn, V 26 s. 18 Tawsn IV 8-11. Cf galement les allusions de la sourate LIII en Tawsn II 7-8. 19 Tawsn III 2 s. ; Massignon, Passion III p.214-215. 20 li-anna-hu Huwa, wa-inn huwa, wa-huwa Huwa , Tawsn I 14. Dautres traductions sont possibles : v. Massignon, Passion III p.306 ; Nwyia, Hallj , p.218 ; Ruspoli, Le livre Twasn , p.119.

  • mystique accompli est affranchi des conditions de ltre mme. En commentaire du verset V 20, Il a fait de vous des rois , il commente : Il vous a affranchis de lesclavage du monde engendr 21. Ceci pourrait se comprendre dans un sens simplement asctique, mais ce nest pas ainsi que Hallj lentendait. Car ltre humain est lumineux par nature22. Plus encore, il est en quelque sorte incr, ou du moins pr-cr. A propos du verset LXIV 3 Il vous a donn votre forme, et quelle belle forme Il vous a donne ! , Hallj commente propos de cette notion de forme humaine : Elle (cette forme) a t affranchie de lhumiliation du Sois ! 23. Nous comprenons mieux la dmarche de Hallj : tout homme peut - au moins en puissance - reproduire le modle muhammadien tel quil vient dtre voqu, puis quil est constitu dune faon analogue.

    Mais quelle est alors la nature du lien entre lHomme parfait Muhammad et le reste de lhumanit ? Cest sans doute celui dun modle imiter, mais cette imitation elle-mme ne peut avoir lieu que sur un mode trs particulier. Ds le premier chapitre des Tawsn, Hallj sidentifie Ab Bakr, en tant quil est le parfait Compagnon24. Cest--dire que limitation, laccompagnement est une voie. Cette voie, accomplie dans la plus stricte sincrit et vrit (sidq, qualit dAb Bakr appel ici le siddq) mne au califat , la lieutenance. Ce califat nest pas ici entendre dans un sens politique, mais bien dans le sens cosmique suggr dans le rcit de la cration, o la fonction de khalfa est confre Adam (Coran II 30). Cest peut-tre cette fonction califale que Hallj avait revendique pour lui-mme.

    Cette imitation passe par une conformation, une construction du modle muhammadien lintrieur de soi-mme. Ceci suggre donc lacceptation dune destruction de son soi individuel actuel. Cest une exprience unique, individuelle. Hallj se dfinit dailleurs comme un solitaire25. Il est un papillon qui est entr dans la flamme26. Il a pntr dans le cercle ultime de la Prsence, il sy est consum. Hallj a trouv parce quil sy est perdu . Son exclamation je suis le Dieu-Rel - an al-Haqq y trouve son sens. Tout ce qui est dit sur lexprience de Muhammad semble pouvoir se rapporter Hallj27. Dune certaine manire, lexprience de Hallj est plus significative encore, puisquelle provient dun homme terrestre, non du premier tre humain prexistant. Cest le paradoxe de la saintet terrestre actuelle, walya, dj dsign comme suprieure la prophtie dans un clbre paradoxe de Bastm : Par Dieu ! Mon tendard est plus grand que ltendard de Muhammad .

    21 ahrran min riqq al-kawn wa-m f-hi , Sulam, Haqiq, I p.175 ; dans ce passage coranique, Mose sadresse aux Isralites 22 Cf notamment un dveloppement de Hallj cit par Sulam, Haqiq, II p.32 en commentaire du verset XXIII 12 -14. 23 utiqat min dhull Kun , Sulam, Haqiq, II p.330. 24 Tawsn I 4. 25 Tawsn III 1. 26 Tawsn II 2-5. 27 V. notamment Tawsn V 11-18.

  • Mais Hallj ne dcrit pas seulement son propre parcours vers lanantissement de soi et la rsurrection spirituelle. Il interpelle le lecteur galement, celui pour qui il crit : Abandonne la cration, afin que tu deviennes Lui, et Lui toi, sous le rapport de la ralit mtaphysique 28. Muhammad reste le modle de lunion mais prcisment pour devenir la rfrence de llu mystique, de celui qui est digne (ahl), glorieux (majd), solitaire (fard)29. Cest la communaut de ceux-l quappartient Hallj, ce groupe de solitaires. Les grands saints sont peut-tre la famille de Muhammad mentionne ailleurs par Hallj30. Hallj se situerait, en termes chiites, parmi les Orphelins , les initis qui ont accd au savoir des Imams sans appartenir eux-mmes la gnalogie charnelle du Prophte. Cest lannonce de cette potentialit spirituelle qui est le noyau de la prdication de Hallj.

    Hallj se sait investi dun rle par rapport ses contemporains. Ceux qui cherchent Dieu doivent passer par lui, y compris ceux qui lont critiqu. Hallj est celui qui dcrit (wsif) ce quil a vu. Hallj est un lu, affirme sa posie. Il value et conseille les imptrants dans la voie mystique. Il perptue le tmoignage du Prophte31.

    Quen est-il alors des autres prophtes ? Hallj leur concdait une minente supriorit dans le contrle de leurs tats spirituels32. Notons galement que Hallj sidentifie la figure de Mose dans plusieurs fragments. Ainsi un pome cit dans les Akhbr expose une nigme graphique dont la solution est je suis Mose 33. Dans les Tawsn, il sidentifie mme au Buisson ardent34. Un pome clbre exprime cette exprience mosaque :

    Lalliance de la prophtie est comme un flambeau de lumire (divine), dont le pont dattache est cach dans lenfeu du couvent [du cur]

    Par Dieu ! Lesprit (incr) insuffle, dans mon cur une pense : celle-l quIsrfl soufflera dans la trompette

    Ds quIl se transfigure ainsi devant ma nature pour me parler, japerois Mose, en personne, sur le Sina 35

    28 Da al-khalqa li-takna anta Huwa wa-Huwa anta min haythu al-haqqa . Hallj, nous lavons vu (supra note 23), affirme que la forme humaine est affranchie de lhumiliation du Kun . 29 Tawsn V 33-38. 30 V. la Riwya XVIII Dieu na cr aucune crature quil aime plus que Muhammad et sa famille (etrat-e ) ; ils ont les qualits des gens du Paradis parfait , Rzbehn, Sharh-e shathiyyt p.352. 31 Tawsn III 8-10 ; V 21. 32 Sulam, Tabaqt, p.310. 33 (A)n Ms , Massignon, Akhbr p.128-129. 34 Tawsn III 7. 35 Massignon, Akhbr p.113.

  • Ce court pome montre laspect prophtique et eschatologique de lexprience halljienne. Hallj se pose lui-mme comme mdiateur entre Dieu et ceux de ses contemporains qui lcoutent ou le lisent. Le saint muhammadien possde de toute vidence une science suprme du divin.

    En conclusion, on peut rsumer cette position de Hallj en affirmations complmentaires :

    Le Prophte est lorigine du monde, il est la face humaine de Dieu. Il sagit l dun point dont on ne soulignera jamais assez limportance nodale. Lexistence mme de Muhammad permet lunion Dieu, en ce que Dieu est prcisment manifest par une forme humaine. Suivre le Prophte, cest donc rejoindre cet tat de ltre, cest accomplir en soi-mme ce qui peut tre reproduit de cette thophanie divine en lhomme ; cest assimiler en soi cette interface entre lEssence divine et sa manifestation.

    Simultanment, Muhammad est un homme survenu dans lhistoire. En ce sens, il est imitable dune autre faon : il propose des actes, il exprime des tats intrieurs. Et celui qui suivra sa dmarche, rejoindra dune autre faon un tre avec Dieu . En dautres termes : prsent que le Prophte ne vit plus matriellement parmi sa communaut, il est renvoy une dimension supra-temporelle. La parole est maintenant ses successeurs, savoir les saints awliy qui, linstar de Hallj, indiquent le chemin dune thomorphose selon le type muhammadien.

    Reste au final le paradoxe de linfini dans le fini. Il ne faut pas oublier que Dieu reste Dieu, et lhomme reste un homme. Un commentaire de Hallj au verset III 18 du Coran est mentionn par Sulam dans ses Haqiq al-tafsr : Ibn Mansr (al-Hallj) demanda un homme : Tu prononces la profession de foi (shahda) lors de lappel la prire ? Il rpondit que oui. Hallj reprit : Tu es mcrant dans ta profession de foi en unissant Dieu et son Envoy sans les sparer moins que tu ne tmoignes de Dieu pour Le magnifier, et du Prophte pour la charge et la diffusion de son message. Ici, le secret des curs se mettent errer au-del de ce qui nest pas Dieu or il ny a rien hormis Dieu ! 36.

    Alors, quelle est la cl du paradoxe ? Sans nul doute, lexistence des hommes divins, parfaits et accomplis parce quils se sont perdus en Dieu37. Ces hommes sont la cl de toute vie religieuse : quil sagisse de Muhammad, ou bien de ses lieu-tenants

    36 Cit dans Sulam, Haqiq I 91. 37 Voir le pome dbattu : Louange Celui qui, dans son humanit, a manifest * Le mystre de la gloire de sa divinit radieuse ! Et qui, depuis, Sest montr sa crature, ouvertement * Sous la forme de quelquun qui mange et qui boit Si bien que sa crature a pu le voir face face * Comme le clin dil va de la paupire la paupire (Massignon, Passion III p.113).

  • aprs lui, comme Husayn ibn Mansr al-Hallj. En cela, lenseignement de Hallj nest pas foncirement diffrent de ce que dirent dautres soufis. Il fut simplement plus voyant, plus ostensible, plus offert.

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