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139 Réfractions 24 C est en parcourant les rues de La Paz, la capitale de la Bolivie, que l’on comprend le mieux l’histoire de Mujeres Creando [Femmes en train de créer], ce mouvement féministe anarchiste qui utilise la créativité et les graffitis comme instruments de lutte et a fait de la rue la scène principale de son action. «La femme qui s’organise ne repasse plus de chemises», « Parce qu’Evo ne sait pas agir comme un père, il ne comprend pas ce que c’est que d’être une mère »… sont quelques-uns de leurs graffitis 1 . Elles ne se considèrent pas comme des artistes, mais comme des « agitatrices de rue ». Depuis plus de quinze ans, le groupe est un référent social en Bolivie, un modèle de rébellion et de dénonciation du système patriarcal et de la violence sous toutes ses formes. Ses membres ont accusé les gouvernements néolibéraux d’avoir plongé la population dans la pauvreté et le chômage, et d’avoir, par là-même, encouragé l’émigration massive vers l’Argentine et l’Espagne – en particulier celle des femmes, les « exilées du néolibéralisme », comme les appelle María Galindo, une des fondatrices du mouvement. Elles dénoncent et mettent en question aujourd’hui les femmes qui se disaient féministes mais qui ont été absorbées par le nouvel appareil de l’État pour se transformer en technocrates des questions de genre et en « eugénistes » qui ont profité de la pauvreté et ont coopté des femmes de Mujeres Creando, un féminisme de luttes concrètes Helen Álvarez Virreira Dossier: des pratiques 1. Parmi les autres graffitis: «Pachamama: toi et moi savons que la seule autochtone est la pomme de terre », « Je ne veux pas être la femme de ta vie, je veux être la femme de ma vie », « Ni dieu, ni maître, ni mari », « Notre féminisme ne recycle ni ne colmate, il supprime, il déplace, il émeut » (« Nuestro feminismo ni recicla ni rellena, remueve, mueve y conmueve»), « Si Evo avait un utérus, l’avortement serait dépénalisé et nationalisé ». Cet article écrit pour le blog Lamalapalabra (le Gros Mot) a été partiellement traduit par Courrier International et publié dans son n° 981 du 20 au 26 août 2009. Nous vous en présentons ici la version complète.

Mujeres Creando, un féminisme de luttes concrètes · Le mouvement est né en 1992, dans un quartier de la banlieue de La Paz, sous le nom de Comunidad Creando [La com-munauté qui

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C’est en parcourant les rues de La Paz, la capitale de la Bolivie,que l’on comprend le mieux l’histoire de Mujeres Creando[Femmes en train de créer], ce mouvement féministe anarchiste

qui utilise la créativité et les graffitis comme instruments de lutte et a faitde la rue la scène principale de son action.

«La femme qui s’organise ne repasse plus de chemises», «Parce qu’Evone sait pas agir comme un père, il ne comprend pas ce que c’est que d’êtreune mère»… sont quelques-uns de leurs graffitis1.

Elles ne se considèrent pas comme des artistes, mais comme des«agitatrices de rue». Depuis plus de quinze ans, le groupe est un référentsocial en Bolivie, un modèle de rébellion et de dénonciation du systèmepatriarcal et de la violence sous toutes ses formes.

Ses membres ont accusé les gouvernements néolibéraux d’avoir plongéla population dans la pauvreté et le chômage, et d’avoir, par là-même,encouragé l’émigration massive vers l’Argentine et l’Espagne – enparticulier celle des femmes, les «exilées du néolibéralisme», comme lesappelle María Galindo, une des fondatrices du mouvement.

Elles dénoncent et mettent en question aujourd’hui les femmes qui sedisaient féministes mais qui ont été absorbées par le nouvel appareil del’État pour se transformer en technocrates des questions de genre et en«eugénistes» qui ont profité de la pauvreté et ont coopté des femmes de

Mujeres Creando,un féminisme de luttes concrètesHelen Álvarez Virreira

Dossier: des pratiques

1. Parmi les autres graffitis : «Pachamama: toi et moi savons que la seule autochtoneest la pomme de terre», «Je ne veux pas être la femme de ta vie, je veux être lafemme de ma vie», «Ni dieu, ni maître, ni mari», «Notre féminisme ne recycle nine colmate, il supprime, il déplace, il émeut» («Nuestro feminismo ni recicla nirellena, remueve, mueve y conmueve»), «Si Evo avait un utérus, l’avortement seraitdépénalisé et nationalisé».Cet article écrit pour le blog Lamalapalabra (le Gros Mot) a été partiellement traduitpar Courrier International et publié dans son n° 981 du 20 au 26 août 2009. Nousvous en présentons ici la version complète.

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différents secteurs afin d’en faire de docilesbénéficiaires. « Le néolibéralisme sedéguise maintenant en femmes avides depouvoir», écrivent-elles sur les murs.

Elles accusent aussi le gouvernementd’Evo Morales d’avoir laissé passer toutesles chances d’un véritable changementsocial en Bolivie. L’assemblée constituantea été une conquête de la révolte populaired’octobre 2003. Cependant la nouvelleconstitution politique de l’État, dictéedepuis le Palais du gouvernement, aannihilé les espoirs.

Le patriarcat, représenté par des insti-tutions comme l’Église ou l’armée, resteintact. Car, en dépit des propositions faitespar Mujeres Creando à l’Assemblée consti-tuante, les femmes n’ont toujours pasobtenu le droit de disposer de leur corps nin’ont récupéré le contrôle de leur mater-nité. Elles ont donc écrit sur les murs: «Evene sortira pas de la côte d’Evo»2.

« Indigènes, putes, lesbiennes,ensemble, mélangées, sœurs»

Le projet politique de Mujeres Creando,affiché sur les murs, a transgressé toutes lesconventions et les contraintes du système:l’organisation est basée sur l’hétérogénéité,sur l’autonomie vis-à-vis de tout typed’expression du pouvoir, sur l’intégrationde la sphère publique avec la sphère privée,le travail intellectuel placé sur un piedd’égalité avec le travail manuel et la créa-tivité. Tout cela prend une forme tangibledans des luttes concrètes qui jours aprèsjours se voient dans leur maison autogéréeLa Virgen de los Deseos (La Vierge desDésirs).

Le mouvement se caractérise aussi pouravoir réussi à bâtir des relations insolites etinsoupçonnées entre personnes diffé-rentes, et qui sont ainsi parvenues à créer

2. Evo Morales, l’actuel président de laRépublique.

un vaste tissu de solidarités, d’identités etd’engagement. Cela, en soi, a remis enquestion les organisations traditionnelles.Ses membres sont lesbiennes, hétéro-sexuelles, mariées, divorcées, célibataires,étudiantes, employées de maison, prosti-tuées, cadres, indiennes, métisses, jeunes,vieilles. Il fait le pari de construire un sujetsocial de femmes qui interpelle le pouvoirdans et à partir de tous les domaines.

Le mouvement est né en 1992, dans unquartier de la banlieue de La Paz, sous lenom de Comunidad Creando [La com-munauté qui crée]. Il s’est transformé, lamême année, en Mujeres Creando. Ilpropose un féminisme non raciste dénon-çant une élite de femmes privilégiées quidistinguent la sphère publique de la sphèreprivée et le travail intellectuel du travailmanuel. Ses membres ont égalementaccusé la gauche – d’où sont issues les troisfondatrices du groupe – de considérer lafemme comme un objet. Elles ont choisi derécupérer l’anarchisme tel que le prati-quaient des hommes et des femmes audébut du XXe siècle en Bolivie.

Depuis sa création, le groupe a participéà des rencontres féministes internationalesoù il s’est nourri des différents aspects duféminisme et a été ainsi en mesure deconstruire son identité idéologique, avec lesapports de toutes.

«Désobéissance, à cause de toi, je vais être heureuse»

La force sociale de Mujeres Creando peutse voir à travers trois moments de sonhistoire.

En 1997, le mouvement féministe ainitié une grève de la faim décisive pour lalibération de Raquel Gutiérrez, Mexicaineemprisonnée sans procès pendant cinq anspour avoir prétendument participé à unsoulèvement armé. Ce qui a permis la libé-ration, quinze jours plus tard, de tou-tes lesdétenu-es accusé-es de subversion et

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3. Álvaro García Linera, avant de s’engager avecEvo Morales, a milité dans les mouvementsindigénistes et notamment l’Organisationarmée guérillera Túpac Katari [EGTK].

Mujreres Creando

victimes de retards de la justice, parmilesquels le vice-président actuel, ÁlvaroGarcía Linera3.

En 2001, Mujeres Creando a orchestréune mobilisation de plus de cent jours,réunissant plus de 15000 «petits endettés»victimes d’usure bancaire et d’organi-sations non gouvernementales (ONG)accordant des microcrédits – à des tauxd’intérêt supérieurs à 70 % – grâce àl’argent des dons. Le mouvement deprotestation a révélé les pratiques abusivescontre les populations, spécialement lesfemmes, à faibles revenus.

En octobre 2003, le mouvement a initiéune grève de la faim pour exiger ladémission du président de l’époque,Gonzálo Sánchez de Lozada; plus de 400personnes de la classe moyenne etsupérieure de tout le pays ont suivi lemouvement, déterminant dans la chute duchef de l’État à la suite de la révolte dessecteurs les plus pauvres de la société.

«Nous voulons tout le paradis, pas 30% de l’enfer néolibéral»

Après sa création, Mujeres Creando avaitbesoin d’un endroit qui lui soit propre pourcréer un espace social. C’est en 1993 queCarcajada [Éclat de rire], premier centreculturel féministe et autogéré de la ville deLa Paz, est né. Il s’adresse à toute lapopulation en général. A ce moment-là, lasociété de La Paz n’a pas compris le

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concept d’espace pour les femmes — il y aeu même des gens qui tentèrent del’identifier à un bordel — de sorte que lemouvement a connu une vague d’hostilitépendant plus d’une année.

Malgré tout, Carcajada est parvenue àse consolider comme un lieu pourapprendre, entre femmes, à construire unepratique sociale d’articulation du travailmanuel, du travail intellectuel et du travailcréatif culturel. C’est à ce moment que sontnés les premiers graffitis, qui, depuis, ontété repris dans deux ouvrages – Grafiteadaset Mujeres Grafiteando – et la revue fémi-niste Mujer Pública [Femme publique], quia publié plus de cent numéros. Par ailleurs,Mujeres Creando a publié plus de dixouvrages, notamment Machos, varones ymaricones [Machos, hommes et pédés] etNinguna mujer nace para puta [Aucunefemme ne naît pour être pute].

La production littéraire de MujeresCreando est distribuée directement à leursiège mais aussi dans les espacesd’«intellectuels» qu’elles mettent en cause.C’est le cas, depuis dix ans, de la Foireinternationale du livre de La Paz. Cetteannée, pour la première fois, le groupe aparticipé à la Foire internationale du livrede la ville de Santa-Cruz. Avec le graffiti

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«Civisme rime avec fascisme»4 à l’entréedu stand, Mujeres Creando a interpellél’élite politique locale et a ouvert un espacede discussion pour les femmes qui viventsous la forte pression de l’industrie de labeauté qui s’est installée dans cette régionorientale du pays.

Mujeres Creando a également fait desincursions dans le domaine de la pro-duction audiovisuelle avec deux séries :Creando Mujeres [En créant des femmes] etMamá no me lo dijo [Maman ne me l’a pasdit], dirigées par María Galindo, qui ont pucompter avec le soutien de la chaîne privéePeriodistas Asociados en Televisión (PAT)et, ensuite, de la télévision publique. Cesdeux séries ont été diffusées inter-nationalement à l’occasion de certaines desnombreuses activités où Mujeres Creandoa été partie prenante, dans différents paysd’Amérique et d’Europe.

«En arabe, aymara et castillan,femme veut dire dignité»

En 2005, Mujeres Creando a ouvert LaVirgen de los Deseos, une maison auto-gérée qui devient un centre de formationde la pensée féministe, de créationd’activités économiques et de constructionde relations de solidarité avec les femmeset les hommes.

«La Virgen» est une maison où les luttesconcrètes se voient au quotidien et danslesquelles un groupe de femmes mènediverses activités qui contribuent à lessoutenir, de la vente de livres et d’artisanatjusqu’à servir le déjeuner et s’occuperd’hébergement, où des chambres sont

4. Le Comité civique de Santa Cruz de la Sierra aété la puissante organisation politiqueregroupant l’oligarchie et la droite qui a menél’offensive contre l’arrivée de l’« indien »Morales au pouvoir et qui s’est lancé dans uneviolente campagne «autonomiste» des régionsles plus riches contre le pouvoir central jugépas assez conforme à ses intérêts, trop coûteuxet trop basané.

louées à des personnes étrangères quiveulent connaître le pays ou en savoir plussur Mujeres Creando. Dans cet espace,également, les mouvements sociaux sontaccueillis, tels que les femmes en situationde prostitution qui y réalisent leursrencontres nationales, et il y a une chambresolidaire pour les femmes victimes deviolence.

Ce foyer offre des soins médicauxgratuits, une bibliothèque scolaire, l’accèsà internet, une salle vidéo pour visionnerdes films féministes, des salles de classepour les ateliers et une grande salle àmanger où se tiennent des réunionspolitiques et culturelles. La « maison deMujeres Creando » accueille égalementMujeres en Busca de Justicia [Femmes enquête de justice], un service juridiquedirect, sans bureaucratie, pour les femmesqui ont décidé de se sortir du cercle vicieuxde la violence. En un an seulement, plus de800 cas ont été traités. On y trouve aussi lagarderie Mi Mamá Trabaja [Ma mamantravaille], ouverte jour et nuit. C’est unprojet pédagogique féministe pensé pourles femmes avec projets de vie, en parti-culier pour les femmes travailleuses aufoyer et les femmes en situation deprostitution. C’est le seul espace de ce type,avec trois tours, matin, après-midi, nuit. Iciégalement, les petits garçons et les petitesfilles reçoivent un soutien scolaire.

L’autre grand rêve devenu réalité à la« Vierge des Désirs » est Radio Désir, lepremier «média social de communication»qui apporte une touche d’originalité à lamanière traditionnelle de faire de laradiodiffusion en Bolivie et peut êtreentendu sur la toile.

Helen Álvarez Virreira

Mujeres Creando:http://www.mujerescreando.org/Radio Deseo : www.radiodeseo.com

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